Atelier 2

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Atelier 2
Les ateliers ANRT de l’innovation
9 mars 2006 - Maison de la Chimie - Paris
5e édition
Compte-rendu des séances
Avec l’aide de chercheurs de
l’École Centrale de Paris,
l’École des Mines de Paris,
l’École Polytechnique,
l’École de Paris du Management,
l’École Supérieure de Commerce de Paris-EAP,
l’Université Paris Dauphine.
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Introduction
La gestion de l’innovation résulte d’un mélange complexe de connaissances et d’organisation sans oublier la valeur ajoutée de « savoir-faire ».
Pour la cinquième année consécutive l’ANRT a organisé des ateliers de l’innovation pour que
chercheurs et acteurs de terrain comparent leurs approches des meilleures pratiques de l’innovation.
Cette journée-débat sur l’économie et le management de l’innovation a réuni une centaine
de responsables de recherche industrielle et de recherche publique au cours de quatre ateliers thématiques. Elle a également donné l’occasion à Robert Havas, président du Directoire
de l’Agence de l’Innovation Industrielle (AII), invité d’honneur au déjeuner, de présenter la
mission et les objectifs de cette nouvelle agence.
Atelier 1 : Quel est le point de départ de l’innovation ? Comment créer de la valeur et la
capter ? L’exemple de l’industrie automobile.
Animé par : François Fourcade, Professeur à l’ESCP-EAP, Chercheur à l’École Polytechnique
Atelier 2 : Le modèle des “communautés de pratique” se diffuse dans le secteur privé
comme dans le secteur public. En quoi peuvent-elles contribuer au développement et à la
valorisation des expertises ? Comment s’y organisent les relations entre novices et experts ?
En quoi sont-elles porteuses d’une capacité d’innovation pour l’organisation ?
Animé par : Eléonore Mounoud, Maître de conférences Laboratoire S-T, École Centrale
Atelier 3 : Comment combiner la gestion de carrière à long terme des chercheurs et leur
affectation dans les projets de R-D ? Un chercheur a-t-il intérêt à se penser dans sa communauté scientifique et à jouer la carte du nomadisme ou à faire carrière dans sa structure en
s’adaptant aux exigences des projets ?
Animé par : François Fort, Professeur associé Paris Dauphine, Montpellier 1, Chercheur associé CGS, École des Mines
Atelier 4 : L’innovation radicale bouscule les grands groupes qui, malgré leurs moyens, se
font souvent doubler par des “start-up”. Pourquoi cette difficulté ? Comment maîtriser l’innovation radicale ? Quel est le rôle de la R - D ? Quelles stratégies permettraient d’anticiper
les marchés de demain dans le nouvel environnement de l’innovation ?
Animé par : Philippe Silberzahn, Co-fondateur Digital Airways, Doctorant à l’École Polytechnique, Chargé de recherche à l’INSEAD
Catherine Raffour
Chargée d’étude, ANRT
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Sommaire
Compte-rendu des séances ……………………..…………………..……………1
Introduction…………………...………………………………………………………..2
Atelier 1 : Quel est le point de départ de l’innovation ? Comment créer la valeur
et la capter ? L’exemple de l’industrie automobile
Introduction : François FOURCADE…………………………………………………. 4
Présentation de Plastic Omnium
Patrick JAMES……………..……………………………………………………………. 7
Le développement de la Logane en Europe de l’Est
Patricio NEFFA………………………………………………………………………….. 12
VALEO : Le module de face avant
Jean-Louis LANARD……………………………………………………………….……17
Atelier 2 : Modèle des communautés de pratique secteur privé, secteur public
Introduction : Éléonore MOUNOUD …………………………………………………23
L’émergence d’une communauté de pratique ou les étapes de structuration d’un
réseau de professionnels de santé indépendants
Stéphanie DAMERON……………………………….…………………………………24
BRIDGES : Le Knowledge Management au service de l’innovation dans
le groupe SAINT-GOBAIN
Xue-Yun LIN...……………..……………………………………………………………..28
Communauté de pratique et innovation
John GAYNARD…………………………………………………………………………32
Atelier 3 : Combiner la gestion de carrière des chercheurs, et R-D leur affectation
dans des projets
Introduction : Emilie-Pauline GALLIE ……………………………………………….. 34
Gestion de carrière, affectation des hommes dans les projets et gestion
à long terme des structures de compétences - Un point nodal en GRH des chercheurs
François FORT ………..……………………………….…………………………………35
Les chercheurs à la SNCF
Philippe RENARD……………..…………………………………………………………38
La recherche chez THALES
Michel LESAGE .…………………………………………………………………………39
Atelier 4 : Innovation radicale, anticiper et gagner les marchés de demain
Introduction : Philippe SILBERZAHN…………………………………………………..43
GENERICS, fabrique de START-UPS
Georges HAOUR ………..……………………………….……………………………..47
L’aspirateur DYSON
Philippe RENARD……………..…………………………………………………………51
Innovation radicale et gestion des ruptures
Bernard BUISSON.……………………………………………………………………….56
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Atelier 1 : Quel est le point de départ de l’innovation ? Comment créer la valeur et la capter ?
L’exemple de l’industrie automobile
Animé par : François FOURCADE, Professeur à l’ESCP-EAP, Chercheur à l’Ecole Polytechnique
Avec la participation de :
Patrick JAMES, Directeur de l’innovation, Plastic Omnium
Patricio NEFFA, Responsable des développements en Russie, Renault
Jean-Louis LANARD, Directeur R&D Front End Module, Valeo
Introduction, François FOURCADE :
La façon dont se pose le problème de l’innovation pour les équipementiers m’intéresse particulièrement car j’ai passé douze ans chez Valeo et la thèse que j’ai soutenue en 2004 portait sur l’opportunité stratégique des modules.
La migration de la valeur vers les équipementiers
En 1957, le paysage de la construction automobile aux Etats-Unis était massivement dominé
par General Motors ; Ford et Chrysler en occupaient des parts nettement plus restreintes, et
une série de petits équipementiers tentaient d’exister à la marge. En 2003, le « gâteau » du
chiffre d’affaires global a été multiplié par 20, mais General Motors n’occupe plus qu’une
part relativement modeste. De nouveaux acteurs comme Toyota et Nissan ont pris la tête
du peloton, et les équipementiers ont vu leur part progresser considérablement.
De nouvelles problématiques
Les constructeurs sont désormais confrontés à de nouvelles problématiques. La première est
celle de l’évolution très rapide de la société. Aujourd’hui, les taxis parisiens n’achètent plus
de 407, car l’entrée en place arrière n’est pas suffisamment confortable pour les personnes
âgées. Des constructeurs japonais proposent des modèles avec des portes coulissantes et
des sièges qui sortent du véhicule : vous vous asseyez, et c’est le siège qui vous conduit à
l’intérieur de la voiture. L’accessibilité est désormais considérée comme une valeur d’usage
client indispensable.
Autre problématique, l’évolution des technologies et des matériaux. Il y a quelques années
encore, Saint-Gobain fabriquait des vitres ; aujourd’hui, il s’agit de membranes isolantes et
communicantes. Le pare-brise permet de diffuser des ondes hyper-fréquentes qui ne sont
pas arrêtées par l’acier, et tous les systèmes de télécommunication passent à travers les vitres.
Les changements de normes peuvent être considérés comme des freins à l’innovation, mais
si l’on pratique le jiu-jitsu stratégique, on peut s’en servir comme des stimulants pour la créativité des bureaux d’étude. C’est ainsi qu’on voit apparaître des moteurs qui démarrent sans
les bougies et même sans démarreur.
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L’environnement de la construction automobile évolue lui aussi très rapidement. Le temps
de développement des véhicules devient de plus en plus court. Les masses d’achat de l’acier, qui sont restées longtemps prédominantes, ont cédé le pas devant les masses d’achat
de plastique, et aujourd’hui ce sont les achats d’électronique qui occupent la première
place, ce qui pose d’ailleurs des problèmes d’obsolescence. Le taux de fréquence de renouvellement d’un véhicule est de trois ou quatre ans ; celui de l’électronique embarquée
de six mois. Les GPS embarqués sont déjà obsolètes le jour de la mise en vente du véhicule,
si on les compare aux systèmes distribués par ailleurs.
La question du confort du passager est également de plus en plus importante. On se souvient du bouton de la série 7 de BMW, qui semblait extrêmement ergonomique, mais était
accompagné d’un manuel imposant : mettre en route l’essuie-glace constituait un exploit.
Autre problématique, l’intégration électrique-électronique. Lorsque j’étais opérationnel
chez Valeo et que je travaillais sur cette série 7, je n’ai pas vu une seule voiture : on nous
présentait exclusivement des schémas électriques, et toute la question était de savoir où il
était possible de mettre des interrupteurs et de prévoir des diversifications. Un chercheur qui
avait travaillé pendant des années sur des phares et des ampoules se sentait un peu perdu.
Garder pied par rapport à tous ces bouleversements est d’autant plus difficile, à la fois pour
les constructeurs et les équipementiers, que les diversités sur un même véhicule augmentent
considérablement. Sur la première Scenic, on trouvait 6 diversités pour un même châssis ;
aujourd’hui, leur nombre est de 16, et la charge en incombe principalement aux équipementiers. Comment en faire des mines d’or et non des faillites potentielles, avec un chiffre
d’affaires élevé mais pas de résultat net ?
Les pièges de l’externalisation
Certains considèrent aujourd’hui que la plus grosse erreur des constructeurs automobiles est
d’avoir externalisé la fabrication des auto-radios. A l’origine, ce choix paraissait évident, car
cet élément était très éloigné du cœur de métier. Mais aujourd’hui, les auto-radios constituent la plate-forme par laquelle passent presque tous les systèmes électroniques. C’est
pourquoi Ford, qui en 1998 déclarait « Je serai le premier constructeur sans usine », renforce
énormément ses équipes d’électronique afin de rattraper son retard. La question se pose
particulièrement sur des sujets sensibles comme la sécurité passive : faut-il externaliser un
élément qui compte autant dans l’image de marque ? Tout le monde a également en tête
les parcours d’IBM, d’Intel ou de Microsoft : comment identifier les maillons de la chaîne de
valeur qui vont vraiment être profitables, et ne sont pas toujours les plus proches du client,
contrairement à ce que l’on pourrait penser ?
Pour prendre une image, toute la difficulté est d’être sur des escalators ascendants et non
descendants. Mes anciens collègues de Valeo thermique moteurs fabriquent des radiateurs, élément dont le prix diminue régulièrement : ils doivent faire des prouesses en R&D
pour rester dans la compétition. Quand vous vous occupez d’airbags, de systèmes de télécommunication ou encore sur les turbos, vous avez beaucoup moins d’efforts à faire. Par
exemple, aujourd’hui, tous les véhicules diesel sont équipés de turbos ; dans quatre ans, on
passera vraisemblablement au bi-turbo ; dans huit ans, au turbo sur essence, puis au biturbo : les deux équipementiers positionnés sur ce produit vont voir sans effort leur marché
multiplié par quatre.
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Le taux de croissance des équipementiers
Le taux de croissance des équipementiers repose essentiellement sur les rachats et fusions
acquisitions. Le management de la supply chain à la japonaise est très différent. Les constructeurs japonais choisissent le meilleur équipementier pour les modules de face avant, le
meilleur pour les pièces plastiques structurelles, le meilleur pour les composants et les éclairages, ils détachent une soixantaine d’ingénieurs de leur bureau d’étude pour créer une société et assurer la synthèse véhicule, et mettent à sa tête un ancien des bureaux d’étude
de Nissan. Ne devrait on pas apprendre à travailler de cette façon en Occident ?
Quand on regarde les résultats financiers des différents équipementiers, on s’aperçoit en
effet que la formule « big is beautiful » n’est pas toujours pertinente : les deux équipementiers qui se détachent en tête sur le plan des bénéfices sont Calsonic Kansei et Denso, c’està-dire de petits équipementiers japonais. La boulimie de croissance ne s’accompagne pas
toujours d’une capacité à créer véritablement de la valeur par rapport au potentiel réuni.
Transfert de technologies, transferts d’innovation ?
En 2002, la structure du véhicule (BIW, body-in-white) était à 96 % la propriété du constructeur ; en 2015, ce taux sera passé à 59 %. La tendance est à l’outsourcing dans tous les domaines, selon le principe de la patate chaude, avec pour conséquence une augmentation
massive des investissements des équipementiers. Mais sauront-ils les transformer en résultats ? Quand je travaillais chez Valeo, les commerciaux étaient fiers de rapporter des chiffres d’affaires énormes grâce aux modules, mais il n’était pas toujours facile d’en tirer de la
valeur.
Ces transferts de responsabilité, de périmètre, d’investissement, entraînent-ils le transfert de
l’innovation ? C’est la question à laquelle nous allons maintenant tenter de répondre avec
les trois intervenants.
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LE CAS DE PLASTIC OMNIUM
Patrick JAMES :
Après une formation d’ingénieur et de docteur, j’ai travaillé tantôt pour des constructeurs
automobiles, tantôt pour des équipementiers, et aussi dans la chimie, chez Rhodia. Je
connais donc la situation « des trois côtés de la barrière ».
Présentation de Plastic Omnium
La compagnie Plastic Omnium dépend d’une holding, Burelle SA, qui comprend également
Compagnie signature, une société qui réalise des signalisations horizontales et verticales,
c’est-à-dire de la peinture au sol ou des panneaux de signalisation ; ses produits phares sont
les panneaux à message variable que vous voyez sur le périphérique.
Plastic Omnium, qui compte 11 400 employés répartis dans 25 pays, réunit trois sociétés : Automotive, Environment et 3P. Automotive comprend PO Auto Exterior, qui fabrique les pièces extérieures de robe (pare-chocs, ailes…) et participe à plusieurs joint-ventures : Inoplast,
pour la réalisation de hayons et de planchers arrière ; VPO, pour la façade avant de la Megane ; HBPO, pour les modules bloc avant.
Automotive a créé une quatrième joint-venture avec Solvay, Inergy, pour fabriquer des systèmes de carburant, qui sont des ensembles complexes comprenant le réservoir en plastique avec jauges et parois intérieures pour limiter le bruit, réservoirs et pompes à additifs pour
la dépollution, etc. Nous avions constaté que Solvay avait une activité de soufflage et de
réservoir d’essence importante, avec une technicité remarquable mais quelques faiblesses
du point de vue de la commercialisation. De notre côté, notre performance commerciale
était fabuleuse, et notre technicité un peu insuffisante. Nous avons marié nos talents en
créant Inergy, qui est aujourd’hui leader mondial de ce type de réservoir en plastique.
Environment fabrique les containers verts à déchets destinés aux communautés urbaines et
prend également en charge la location, l’entretien et le nettoyage des bacs, mais aussi,
depuis peu, la gestion des déchets des municipalités.
Enfin, 3P produit de petites pièces très techniques en polymères fluorés, comme le fameux
ruban qui a été utilisé dans l’Airbus pour les enrobages de câbles électriques.
Les activités se répartissent de la façon suivante : la moitié dans l’automobile, un tiers dans
les réservoirs ; un petit quart dans l’environnement ; une toute petite portion dans les produits techniques. Les ventes se font pour un tiers en France, pour un tiers dans le reste de
l’Europe, et pour un gros quart aux Etats-Unis.
Le CA est d’un milliard d’euros en 2005 ; il a été multiplié par trois en dix ans, et ce essentiellement par croissance interne de volume. Le seul gros rachat, réalisé en 1980, était destiné à
compléter nos activités, notamment pour le soufflage.
Toutes les autres extensions d’activité se sont faites par alliance à travers les joint-ventures
que j’ai évoquées.
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Retour historique
Plastic Omnium a été fondé dans les années cinquante. Il s’agissait, au départ, d’un mouleur qui réalisait aussi bien des capuchons de stylos Bic que des éléments pour protéger les
moteurs des vélos Solex. Progressivement, l’entreprise s’est spécialisée dans les technologies
de l’injection thermoplastique.
A la demande des constructeurs, nous avons commencé à développer certaines fonctions.
Au lieu de mouler séparément les deux éléments du changement de vitesse, nous réalisions
l’ensemble du commodo et l’assemblions, ce qui ne représentait qu’un volume de 100 cm3
autour du volant. Peu à peu, les constructeurs nous ont incités à faire de la R&D, à prendre
en charge une partie de la logistique, ou encore à améliorer nos achats de matières et de
machines.
L’étape la plus récente est celle des modules, c’est-à-dire de l’intégration de parties complètes de la voiture, comme la façade avant technique, qui comprend la poutre d’absorption, les ventilateurs et les systèmes de refroidissement, les projecteurs, les essuie-glaces de
phares, les radars… le tout étant livré assemblé au constructeur. Par rapport à l’époque où
nous fabriquions seulement des peaux de pare-choc, il est clair que nous avons intégré une
partie non négligeable du travail des constructeurs.
Une longue habitude de l’innovation
Chez Plastic Omnium, l’innovation n’est pas la dernière trouvaille à la mode ; c’est une pratique de cinquante ans, une manière de penser et d’agir.
Mon rôle consiste à repérer les bonnes pratiques dans l’ensemble de notre environnement,
et pour cela à suivre ce qui se passe aussi bien dans les universités, dans les pôles de compétitivité, qu’à l’international, sans oublier les évolutions de la réglementation notamment
en ce qui concerne l’environnement. Une fois identifiées les bonnes pratiques, je dois m’assurer qu’elles sont utilisées mais aussi vérifier qu’elles sont toujours valides. Une dimension très
importante de l’esprit d’innovation consiste en effet à ne pas forcément appliquer toujours
les mêmes solutions et à savoir s’adapter à la situation. Devant un nouveau problème, trois
réactions sont possibles : « Je fais comme avant », « Je réfléchis et je fais comme avant »,
« Je réfléchis et je fais différemment ». Les deux dernières sont aussi bonnes l’une que l’autre ; l’important, c’est de réfléchir, ce qui n’est pas facile dans le feu de l’action.
J’aime utiliser l’image d’un circuit automobile. Vous roulez à 300 km/h, quand vient le moment où vous devez prendre un virage : le marché et le contexte ont changé. Si vous tournez trop vite, vous sortez du circuit, et c’est ce qui est arrivé à plusieurs reprises à nos collègues de chez Citroën. Si vous ne freinez pas, vous allez dans le mur, et si vous voulez aborder
le virage trop doucement, vous prenez beaucoup de retard par rapport aux concurrents. Il
faut donc à la fois freiner, tout en prenant des risques : essayer de nouvelles technologies,
donner plus de pouvoir aux équipes, accepter l’erreur, etc. Une fois cette étape franchie,
on repart encore plus vite qu’auparavant.
Une autre préoccupation permanente est d’éviter la bunkérisation qui menace toute organisation. Peu à peu se créent des silos, comme on dit chez Rhodia, entre vendeurs et techniciens, entre les différents pays où l’entreprise est implantée, entre équipes, et pour finir entre
individus. Il faut en permanence casser ces bunkers et faire de la transversalisation.
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Les difficultés rencontrées par les équipementiers
Le paysage actuel des équipementiers n’est pas très réjouissant : des entreprises comme
Delphi, Dana, Peguform, ont connu de graves difficultés. Certaines ont connu une forte
croissance, souvent par acquisition, mais la rentabilité n’a pas suivi. Les difficultés viennent à
la fois du contexte général et des contraintes propres aux équipementiers.
La pression sur les prix est devenue énorme, et on assiste à une bi-segmentation du marché : le haut de gamme aussi bien que le low-cost progressent fortement, et les produits
mixtes ou intermédiaires disparaissent. Ceci est vrai dans tous les domaines, qu’il s’agisse
d’ordinateurs de médicaments ou d’automobile. Les généralistes perdent des marchés à la
fois par le bas et par le haut. Or la progression du haut de gamme ne suffira pas à compenser la disparition de la moyenne gamme au profit du low-cost, avec lequel il n’est pas facile
de gagner l’argent.
Deuxième élément de contexte : les règles du jeu en termes de relations humaines et d’environnement se sont durcies, mais pas partout. En Europe, vous devez installer un incinérateur au bout des chaînes de peinture, ce qui représente un investissement de 2,5 millions
d’euros avant de commencer à peindre. En Chine, les règles ne sont pas les mêmes.
Autre difficulté : l’augmentation des coûts de l’énergie, non seulement pour les carburants
mais plus largement pour l’électricité et le gaz nécessaires à la fabrication. Ces coûts ne
peuvent être amortis, et généralement ils ne sont pas répercutés sur les prix.
Les contraintes propres aux équipementiers
L’une des difficultés majeures auxquelles sont confrontés les équipementiers est le délai très
long de leur retour sur investissement. Le jour où un équipementier commence à fabriquer
les pièces coïncide à peu près avec celui où le constructeur commence à vendre. Mais auparavant, l’équipementier a dû passer par une phase de recherche d’environ deux ans,
une phase d’innovation d’environ trois ans, l’étape de l’appel d’offre et de la sélection qui
dure six mois, et enfin une phase de développement d’environ deux ans et demi. Pendant
ces sept ans où l’équipementier dépense de l’argent, les coûts ne sont pas linéaires. Il augmentent considérablement au moment du développement, c’est-à-dire deux ans avant le
démarrage : études, achats de moules, etc. Lorsque le véhicule se vend bien, l’équipementier parvient à rembourser ses frais en un an ou un an et demi, puis commence à gagner de
l’argent. Si le véhicule se vend mal, il peut négocier avec les acheteurs, mais ne gagne pas
toujours.
Pour dire les choses simplement, les équipementiers servent de banquiers à l’industrie automobile. Ceux qui ne pratiquent pas une gestion suffisamment rigoureuse, ou qui ont des volontés de croissance ou d’hégémonie injustifiées, courent à leur perte.
Autre difficulté, les constructeurs sont organisés en divisions et lorsque nous fabriquons des
modules, nous avons parfois du mal à identifier le bon interlocuteur.
Il arrive également que le gel des spécifications techniques n’intervienne pas suffisamment
tôt dans le développement. Les modifications entraînent non seulement des délais supplémentaires mais des surcoûts que nous devons facturer au constructeur. Toyota avait réussi à
imposer l’arrêt de toute innovation pendant le développement, mais c’est un principe qui
ne convient pas vraiment aux ingénieurs français…
Nous nous heurtons parfois à des problèmes de concurrence technologique : le recours au
plastique et aux composites risque d’entraîner l’inactivité des chaînes d’emboutissage, qui
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représentent un investissement considérable. De même, certaines de nos solutions permettent de réduire le nombre de personnes nécessaires pour tel ou tel assemblage, ce qui peut
créer des problèmes sociaux.
Vers une hypersegmentation ?
Pierre MICHEL :
Ne croyez-vous pas que la construction automobile va devoir évoluer vers une hypersegmentation et que les clients souhaiteront avoir des véhicules de plus en plus différenciés,
avec la possibilité de choisir eux-mêmes tel pare-choc, tel type de moteur et tel équipement ?
Patrick JAMES :
Il est probable que nous allons dans cette direction, mais à quelle vitesse, personne ne le
sait. Dans les débuts, la Smart avait été conçue avec des panneaux de carrosserie qui pouvaient être échangés en 25 minutes pour modifier la couleur, mais cela n’a pas marché du
tout !
La propriété industrielle
François HOTMANN :
Comment se répartit la propriété industrielle entre constructeurs et équipementiers ?
Patrick JAMES :
Nous avons beaucoup de mal à faire reconnaître notre propriété industrielle : généralement, le constructeur nous achète l’invention en achetant la pièce. Toute la difficulté vient
de ce que nous n’avons pas de produit propre : nous concevons des pièces sur la base des
marques, modèles et styles de nos clients. La propriété industrielle nous sert seulement à
nous défendre contre des concurrents qui reprendraient les mêmes technologies, mais nous
ne parvenons pas à la valoriser auprès de nos clients.
La part de la R&D
Michel DUPRE :
Quelle est la part de la R&D dans votre budget et quelle est sa progression pendant les
vingt dernières années ?
Patrick JAMES :
La R&D représente 5 à 6 % de notre CA, dont une part très importante de R&I. Au total, la
R&D représente 600 à 700 personnes, sur un ensemble de 8 000, ce qui est beaucoup. La
R&D n’existait pas dans notre entreprise il y a vingt ans : elle s’est développée à partir de
zéro, a beaucoup cru jusqu’en 2001, et s’est stabilisée depuis. C’est un des secteurs les plus
créateurs d’emplois, avec un turn-over assez important : les gens commencent par là, puis
vont en usine, et reviennent parfois à la R&D.
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Relations avec les fournisseurs
Jean BRETON :
Quelles sont vos relations avec vos fournisseurs ? J’imagine que, compte tenu du contexte,
elles se sont durcies ?
Patrick JAMES :
Les producteurs de matières ont connu des difficultés pendant les dix dernières années et
n’ont pas représenté de vraies forces de proposition. Ils recommencent maintenant à gagner de l’argent. Les producteurs de machines étaient déjà à un bon niveau de contribution. Quant aux fournisseurs de petites pièces, nous entretenons avec eux des relations de
négociation pure et dure : pour acheter un radar de pare-choc, nous n’hésitons pas à chercher un fournisseur en Chine s’il le faut. Nos partenariats les plus intéressants concernent les
PME innovantes, avec lesquelles nous signons des contrats préliminaires de partage de la
valeur ; mais je ne peux pas en dire beaucoup plus.
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LE DEVELOPPEMMENT DE LA LOGANE EN EUROPE DE L’EST
Patricio NEFFA :
Je travaille chez Renault depuis huit ans et je suis en train de finir ma thèse de doctorat au
Centre de recherche en gestion de l’École Polytechnique. Je suis par ailleurs responsable
du développement de la Logane en Russie, ce qui va me permettre d’aborder la question
de l’internationalisation des constructeurs automobiles.
L’internationalisation des constructeurs
Jusqu’à présent, Renault est resté ancré en France, où il représente 30 % des ventes du MTM
[qu’est-ce ?]. A l’international, un tiers des ventes se fait dans le reste de l’Europe, un tiers
dans les Amériques nord et sud, un peu plus de 10 % au Japon et le reste dans l’Asie Pacifique. La distribution des ventes de Toyota, par exemple, est beaucoup plus équilibrée entre
ces différents pôles ; il en va de même de Nissan, avec des volumes moindres. Les autres
champions nationaux sont également encore très dépendants du marché européen, alors
que celui-ci est en train de décroître ou du moins de stagner.
En prenant en compte les trois marques Renault, Dacia et Samsung Motors, on constate
que la croissance de 1,7 % des ventes ne se fait pas sur les marchés mûrs mais sur les marchés extérieurs à l’Europe de l’ouest, comme l’Europe orientale, la Turquie, ou encore l’Amérique latine. L’internationalisation est donc une nécessité.
Le projet Logane
C’est dans ce contexte qu’est née l’idée, portée par Louis Schweitzer en 1999, de développer une voiture compétitive à l’international en prenant pour référence le prix d’une Lada,
vendue à l’époque 4 000 dollars. Il semblait en effet irréaliste d’imaginer partir d’une Megane à 16 000 euros, de la dépouiller de quelques enjoliveurs et équipements et de la vendre en Roumanie : tous ceux qui ont suivi cette voie ont échoué. Pour réussir sur les nouveaux marchés, nous devions concevoir un produit spécifique.
Le projet Logane ne comprenait pas seulement un produit, mais aussi un processus entrepreneurial. Il s’agissait d’acquérir un constructeur au bord de la faillite avec des actifs vieillissants et une structure de masse salariale surdimensionnée par rapport à son plan produit.
L’acquisition s’est faite en 1999, la modernisation a pris cinq ans et nous a coûté cinq cents
millions d’euros par an, avec un processus d’apprentissage qui a nécessité la développement de trois produits intermédiaires permettant la mise à niveau de l’outil industriel avant
d’entreprendre la production de la Logane.
Aujourd’hui, alors que notre démarrage en Roumanie date de 2004, nous avons déjà vendu
55 000 Logane dans ce pays et fait le constat suivant : avec cet unique modèle de la
gamme Renault, qui en compte une dizaine, nous commençons à être présent eu Europe
centrale, en Europe orientale, en Turquie, en Afrique, en Amérique latine.
Les clefs du succès
Comment réussir à fabriquer une voiture qui puisse se vendre à moins de 6 000 euros ? Je
vois quatre facteurs clefs du succès.
Le premier est bien sûr la maîtrise des investissements, ce qui suppose de limiter au maximum l’automatisation des usines, à contre-pied du mouvement que nous avons connu
dans les années 90. Pour la Logane, l’automatisation est réduite à zéro pour l’emboutissage,
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par exemple, où nous avons utilisé des presses relativement anciennes. Le volume de production
de notre usine roumaine est nettement plus modeste que celui d’une usine comme Douai, qui fabrique la Megane, et par ailleurs si un ingénieur roumain est payé le tiers d’un ingénieur français, un
opérateur est payé huit fois moins en Roumanie qu’en France : le calcul est simple.
Le second facteur de réussite est la contraction des délais de conception, ramenés à 32 mois. Pour
cela, nous avons emprunté les méthodes de Nissan qui nous ont permis de nous affranchir des prototypes, de gagner du temps, mais aussi d’économiser beaucoup d’argent en limitant le nombre
d’heures d’études consacrées au projet par nos ingénieurs. Selon notre méthode habituelle, il fallait dépenser environ 500 000 euros pour le développement d’un véhicule vendu à un million d’unités. Pour la Logane, vendue à 1,5 millions d’unités, le développement n’a coûté que 300 000 euros.
Le troisième facteur est l’effort de design to cost, qui repose sur une simplification drastique de la
conception du véhicule en proscrivant les prestations que le client n’attend pas ou n’est pas prêt à
acheter, en limitant le nombre de pièces et en standardisant les composants. Le client se moque
de savoir si la vis de quatre provient d’une Clio ou si elle a été conçue spécialement pour la Logane. Or pour nous, c’est un gain énorme que de réutiliser un organe qui a déjà été amorti sur
d’autres véhicules. C’est le cas d’environ 30 à 40 % des pièces de la Logane.
Nous avons ainsi conçu des boucliers similaires pour les pièces peintes ou non peintes, des garnitures de portes identiques, des feux de stops intégrés, et prévu dans les feux arrière des positionneurs
qui évitent à l’opérateur d’ajuster d’abord le phare puis le feu ; nous avons également fortement
simplifié la conception des vitres, sans parler de la plate-forme elle-même, qui est semblable à 98 %
à celle d’une Modus, d’une Clio ou d’une Micra. Nous avons également renoncé à la règle selon
laquelle chaque pièce devait correspondre à un seul emploi : sur la Logane, 27 % des pièces sont
employées pour 82 utilisations différentes. Nous avons ainsi réalisé des gains significatifs par rapport
à la Clio, qui était notre meilleur benchmark.
Toujours dans le but de réduire les coûts, nous nous sommes approvisionnés chez des fournisseurs
low cost, situés de préférence dans l’environnement géographique immédiat de l’usine, c’est-àdire à moins de 100 kilomètres de cette dernière. Ceci a impliqué un effort considérable de nos
acheteurs pour convaincre nos fournisseurs soit d’investir pour s’installer là-bas, soit de créer des
joint-ventures avec des fournisseurs locaux ; ils se sont également adressés à de nouveaux fournisseurs qu’ils ont trouvés en Roumanie, en Turquie, ou encore en République Tchèque.
Tous ces efforts ont été menés en veillant à préserver la qualité. La courbe du nombre de défauts
par millier de pièces a été ramenée au dessous de 100 défauts au fil de la production des véhicules intermédiaires, et aujourd’hui nous avons atteint des niveaux comparables à ceux de nos usines
et de nos fournisseurs occidentaux
Répliquer la formule dans le monde entier
Le succès de la Logane nous a obligés à revoir notre stratégie : nous avons compris qu’il était possible de réutiliser le même concept ailleurs, et avons décidé de lancer une série de projets ambitieux. La capacité de l’usine roumaine est de 200 000 véhicules par an ; l’usine créée l’an dernier
en Russie aura une capacité de 60 000 véhicules ; nous avons prévu une très grosse usine en Iran,
d’une capacité de 300 000 unités, une plus modeste en Inde, avec 50 000 unités, mais aussi d’autres projets au Maroc, au Brésil, en Colombie, etc.
Tous ces projets, sauf au Brésil, sont menés avec des partenaires locaux, ce qui implique une
grande complexité en termes de gestion de références, de gestion de la qualité, de développement des pièces, etc. En contrepartie, nos prévisions de ventes sont d’un million de véhicules dès
2008, avec une profitabilité qui classe la Logane en tête des modèles de la gamme Renault, au
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Tous ces projets, sauf au Brésil, sont menés avec des partenaires locaux, ce qui implique une
grande complexité en termes de gestion de références, de gestion de la qualité, de développement des pièces, etc. En contrepartie, nos prévisions de ventes sont d’un million de véhicules dès 2008, avec une profitabilité qui classe la Logane en tête des modèles de la gamme
Renault, au même niveau que la Megane.
Dès cette année, nous allons développer une version familiale et un dérivé utilitaire, puis d’une
version plus compacte destinée au Brésil.
Le CKD
Dans la structure de coût d’un véhicule, le transport des composants n’est pas négligeable.
Pour ces nouvelles usines, nous recourons à trois types de fournisseurs : des fournisseurs locaux ;
des fournisseurs mondiaux qui, depuis leur usine, alimentent l’ensemble de la galaxie Logane ;
et enfin des fournisseurs de CKD (Completely Knocked Down), c’est-à-dire de kits comprenant
les pièces les plus coûteuses du véhicules. Ces kits sont actuellement fabriqués par une usine
implantée en Roumanie et réexportés partout dans le monde avec une logistique très efficace.
Ceci nous permet par exemple de commencer à produire immédiatement en Colombie, sans
attendre la construction de l’ensemble de l’outil industriel. Au fur et à mesure que nous aurons
noué des partenariats et que nous monterons en production, le CKD sera remplacé par la production locale, ce qui augmentera d’autant la rentabilité.
Le développement de la Logane en Russie
Avec 145 millions d’habitants, un taux de motorisation très faible et une croissance qui fait rougir toutes les économies d’Europe occidentale, la Russie représente un marché très intéressant. Nous sommes cependant parmi les premiers à installer une activité industrielle là-bas.
Nous nous sommes implantés dans une ancienne usine qui était censée fabriquer 300 000 véhicules par an et n’en a jamais produit plus de 3 000. Il s’agit d’un site gigantesque, à quelques kilomètres de Moscou.
Les fournisseurs locaux sont très nombreux, mais peu d’entre eux travaillent sous licence, et les
fournisseurs internationaux sont très minoritaires. Faute de mieux, nous devons travailler avec
des partenaires chez qui, en Europe occidentale, nous n’enverrions même pas un acheteur
pour analyseur leurs processus. La plupart des outils de production sont surdimensionnés et obsolètes. Nous devons les mettre à niveau et développer une culture de la qualité, ce qui dans
un contexte d’économie planifiée et de méconnaissance de tous les aspects de coût de production constitue un choc culturel considérable.
La problématique à laquelle nous sommes soumis est simple : à côté des pièces que nous
achetons en roubles à des producteurs locaux, nous importons des pièces en CKD que nous
payons en euros, et nous vendons nos véhicules en dollars. L’évolution de la parité entre euros
et dollars peut suffire à décider de la rentabilité positive ou négative d’un projet de ce type,
d’où l’extrême importance de recourir autant que possible à la production locale, à la fois
pour les pièces manufacturées et pour les matériaux à partir desquels nos fournisseurs les produisent.
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Le taux d’intégration locale était de 9 % au démarrage de l’usine russe, et il devrait atteindre
50 % en 2009, ce qui suppose un énorme effort de conviction auprès de nos ingénieurs pour
qu’ils aillent développer de nouvelles pièces avec des partenaires qui, en France, ne feraient
même pas partie du panel de Renault.
Une innovation globale
La Logane n’est pas qu’un concept low cost : c’est une offre complète qui a été développée pour offrir un produit compétitif en termes de coût, de taille et de consommation. Les
premiers bilans des ventes sont encourageants : alors que le lancement a eu lieu en 2004, dès
le début 2007 nous aurons amorti notre investissement et commencerons à gagner de l’argent. Le défi que nous devrons relever est cependant énorme : gérer toute une galaxie de
sites industriels répartis dans le monde avec de nombreux partenaires qui ne sont pas membres du groupe Renault, pour développer une famille de produits qui est appelée à croître
également. Par ailleurs, nous sommes quelque peu victimes de notre succès : voir des Dacia
et des Logane circuler dans Paris n’était pas du tout prévu au départ…
Une révolution managériale
Michel DUPRE :
Je n’ai pas vraiment vu la place de l’innovation dans ce projet : pour moi, l’innovation
consiste à concevoir de nouveaux produits ; acheter des pièces à des sous-traitants n’est pas
innovant…
Patricio NEFFA :
Je n’ai pas évoqué la série d’environ 1 200 brevets que nous avons déposés, notamment
dans le domaine du design to cost, mais l’innovation fondamentale de la Logane est une
révolution managériale, qui nous a permis de développer un véhicule à des coûts de production jamais atteints auparavant. Nous avons, en particulier, engagé des partenariats avec
des fournisseurs pour qu’ils nous aident à développer plus vite et moins cher des pièces centrées sur ce que le client souhaite et non sur ce que le vendeur lui propose.
Véhicules mondiaux et plateformes communes
François ROMON :
Vous avez laissé entendre que Renault refusait l’approche consistant à adapter la même
plate-forme au monde entier, mais vous avez expliqué que vous réutilisiez une part non négligeable d’éléments ayant servi sur d’autres véhicules. Qu’entendez-vous par la notion de plateforme ?
Patricio NEFFA :
Des véhicules comme Ford Focus ou Ford Mondeo sont des véhicules mondiaux, mais ce ne
sont pas des plateformes mondiales. C’est une erreur de penser qu’un véhicule pourrait s’adapter à tous les marchés, à quelques détails de couleur près. Notre approche est différente :
nous considérons qu’il existe plusieurs marchés à travers le monde, avec des attentes spécifiques, et qu’on ne peut pas exporter n’importe quel véhicule partout. Cela dit, l’analyse du
coût d’une automobile montre que le groupe motopropulseur et soubassement représente
40 à 50 % des coûts ; si cette partie est optimisée et partagée entre plusieurs véhicules, cela
entraîne des économies d’échelle importantes. C’est cette stratégie que nous avons adoptée.
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Des low costs cannibales ?
Sylvain DORSCHNER :
Le low cost est un concept nouveau qui est en train de s’appliquer à tous les marchés. Les
véhicules conçus selon ce modèle ne risquent-ils pas de cannibaliser le reste de votre
gamme ?
Patricio NEFFA :
Le fait que la Logane soit vendue sur les marchés occidentaux n’était pas du tout prévu à
l’origine, et il est clair que cela risque de faire concurrence à une partie de notre gamme.
Nous sommes en train de réfléchir à la question : avons-nous, ou non, intérêt à avoir deux
types de véhicules s’affrontant sur le même segment de marché ?
La conception par les équipementiers peut-elle être délocalisée ?
Sylvain DORSCHNER :
Vous avez bien décrit l’intégration des ensembliers et des équipementiers sur un même site
de production qui s’adresse à un marché donné. La partie conception fait-elle l’objet du
même effort de décentralisation et de globalisation, ou reste-t-elle commandée depuis le
vaisseau amiral qu’est la France ?
Patricio NEFFA :
Nous avons affaire à trois types de fournisseurs locaux. Certains ont relevé le défi de se développer grâce à une coopération avec un équipementier qui a passé avec eux un
contrat d’assistance technique ; ils ont réussi à se mettre à niveau et peuvent désormais
produire des pièces de qualité à des coûts hors compétition. A l’avenir, ils pourront même
envisager de répondre à des appels d’offres sur des marchés occidentaux, par exemple
pour un nouveau modèle de la Megane d’ici deux ans. D’autres ont noué un partenariat
sous la forme d’une joint-venture technique avec un occidental. Nous travaillons également
avec des fournisseurs occidentaux qui se sont installés sur place par leurs propres moyens :
aussi bien Valeo que Plastic Omnium sont présents en Russie, et pourraient parfaitement, si
leur capacité de production le leur permet devenir une plate-forme de réexportation vers
d’autres marchés.
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VALEO : LE MODULE DE FACE AVANT
Jean-Louis LANARD :
Le module de face avant est un ensemble de composants pré-assemblés qui se fixe d’un seul bloc
à l’avant du véhicule. Il est modulaire, c’est-à-dire qu’il peut comprendre de 150 à 200 références
différentes pour un même véhicule. Cette diversité est liée par exemple aux échangeurs thermiques
qui sont adaptés à la motorisation du véhicule, au type de projecteurs, à certains équipements
fonctionnels comme des radars ou de petits capteurs proposés en option selon le niveau de
gamme du véhicule.
Les contraintes du produit
Par ses composants, le module de face avant participe à de nombreuses fonctions du véhicule :
l’éclairage, avec les projecteurs ; le refroidissement, avec le radiateur ; la climatisation avec le
compresseur ; la structure avec la façade avant ; la résistance au crash avec la poutre et les absorbeurs ; l’essuyage avec le réservoir.
Il est soumis à de nombreuses contraintes, dont certaines contradictoires. La première est celle du
refroidissement du moteur, d’autant plus exigeante que la puissance des moteurs augmente. Vient
ensuite la réparabilité : nous devons faire en sorte de diminuer constamment les coûts de réparation. La protection du piéton est une nouvelle norme, applicable depuis l’an dernier pour les chocs
jambe, et qui se renforcera en 2010 avec des critères concernant la protection de la hanche. Elle
demande des efforts de conception très pointus puisqu’il faut à la fois renforcer la rigidité des modules avant pour absorber l’énergie des chocs à grande vitesse, et préserver de la souplesse pour
protéger les piétons.
Autre contrainte, la qualité perçue, et notamment tout ce qu’on appelle jeux et affleurements : les
stylistes demandent actuellement un « jeu zéro » entre les pièces ; une fois assemblées, on ne doit
voir aucun écart ou coupure entre elles. Le bloc avant doit également être aérodynamique afin de
permettre des économies de consommation, tout en laissant entrer de l’air à l’intérieur du moteur
pour le refroidissement. Enfin par son intégration à la structure du véhicule, il doit contribuer à la tenue de route et au confort de la conduite.
Création de valeur
Historiquement, la production par les équipementiers de modules de face avant a répondu à une
demande de réduction des stocks : le constructeur, qui n’a plus à gérer la diversité des références
du bloc avant, libère dans ses usines un espace indispensable pour l’assemblage des composants
du reste du véhicule, dont la variété va elle aussi croissant.
Le recours aux modules de face avant permet également de gagner de la place sur la ligne d’assemblage du véhicule, qui n’est pas extensible : prolonger une ligne représente un investissement
beaucoup plus important que travailler à partir de sous-assemblages.
Autre avantage, les fournisseurs de modules de face avant assurent le contrôle de la qualité des
fournisseurs de rang deux : les pièces telles que les projecteurs peuvent présenter des défauts, et les
équipementiers filtrent le rebut, diminuant d’autant les problèmes de qualité sur la ligne d’assemblage du constructeur.
Pour créer davantage de valeur, nous devons concevoir des produits encore plus performants sur
les différentes contraintes que j’ai énumérées. S’approcher du « jeu zéro » pour le style, alléger les
pièces et les rendre moins encombrantes, prévoir des radiateurs plus volumineux pour évacuer la
chaleur du moteur tout en répondant aux demandes des stylistes qui veulent généralement des
véhicules sportifs avec des capots relativement bas…
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Une des difficultés est de valoriser ces innovations auprès de nos clients. En termes de style, ce
n’est pas très évident, car la performance est relativement subjective : combien vaut, en euros, le fait de gagner un millimètre de jeu sur un véhicule ? L’allègement des pièces est plus facile à valoriser, en revanche la valeur de la réduction de l’encombrement n’est pas facile à
apprécier : que vaut un décimètre cube d’encombrement de moins ?
Exemples d’innovations
Un premier type d’innovation porte sur l’optimisation des interfaces. C’est le cas par exemple
avec une traverse supérieure qui relie les ailes du véhicule et maintient la serrure du capot au
centre. Cette pièce a été réalisée en technologie hybride, en l’occurrence en acier surmoulé
avec du plastique ; elle équipe actuellement les Megane. En utilisant du plastique nervuré pour
rigidifier la structure, nous avons économisé 30 % de poids par rapport à l’équivalent en acier.
De plus, nous avons intégré à la partie en plastique un certain nombre de fixations, notamment
sous forme de clips, ce qui représente un gain sur le plan industriel mais aussi pour la réparabilité du véhicule.
Un deuxième type d’innovation porte sur l’optimisation de l’architecture par une meilleure intégration fonctionnelle. Compte tenu des nouvelles législations sur la sécurité piéton, il est impératif de gagner de la place sous le compartiment moteur pour absorber de l’énergie. Si on ne
veut pas élever la hauteur du capot ni augmenter la longueur du véhicule et du porte à faux, il
faut soit miniaturiser les composants du moteur, ce qui coûte très cher, soit gagner de l’espace
en intégrant certaines fonctions. Nous avons imaginé un projecteur avec une extension en
plastique noir qui vient se fixer directement sur les longerons, contribuant ainsi à la structure du
véhicule. L’espace libéré se traduit par un gain de poids mais permet aussi d’absorber de l’énergie ou encore d’accroître la taille du radiateur.
Un problème cependant : cette innovation correspond à deux métiers différents, celui de l’éclairage et celui de la structure, et nous avons du mal à trouver le bon interlocuteur chez le
constructeur, au point que nous n’avons toujours pas réussi à vendre cette innovation, qui date
de 1998 et pour laquelle des prototypes ont été réalisés et validés… Il manque manifestement
quelqu’un qui soit chargé d’effectuer la synthèse au niveau des métiers sur ce genre de proposition, comme cela existe par exemple pour des fonctions comme la résistance au crash.
Troisième opportunité de création de valeur : l’évolution de la législation, que ce soit sur les
émissions nocives, sur la limitation de la consommation, ou sur la sécurité. C’est probablement
dans ce domaine que nous pourrons introduire le plus d’innovation. Nous avons par exemple
redessiné un module avec un radiateur beaucoup plus bas et une partie en hauteur destinée
à absorber l’énergie. Mais là encore, se pose le problème de l’identification de notre interlocuteur : nous allons probablement devoir échanger avec un grand nombre de responsables métiers avant de faire accepter cette innovation. Nous avons toutefois bon espoir d’y parvenir,
dans la mesure où la contrainte est d’ordre réglementaire et où les normes en la matière s’appliqueront dès 2010.
En conclusion, l’innovation peut clairement être créatrice de valeur : un module beaucoup
plus performant ne coûte pas nécessairement plus cher. En revanche, il est indispensable que
nos clients adaptent leur organisation pour pouvoir valoriser les nouveaux concepts que nous
proposons.
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Innovation et soucis quotidiens
Sylvain DORSCHNER :
Vu de l’extérieur, cela paraît étonnant que les constructeurs et les équipementiers n’arrivent pas à
s’entendre et à se coordonner sur des innovations qui sont manifestement créatrices de valeur
pour tout le monde. Comment l’expliquez-vous ?
Jean-Louis LANARD :
Ce genre d’innovation ne peut aboutir que si elle est portée par un acteur capable de regarder
plus loin que son périmètre de responsabilité. Or que ce soit chez les constructeurs ou chez les équipementiers, il y a peu de gens prêts à sortir des sentiers battus et à envisager des solutions nouvelles. De plus, les responsables métiers, chez Renault par exemple, doivent mener plusieurs projets de
front, dont certains sont en phase de mise en production, d’autres ne font que démarrer, etc.
Quand vous êtes préoccupé par des soucis quotidiens, vous n’avez pas l’esprit suffisamment libre
pour innover. Je le constate moi-même : quand je prends l’avion pendant huit heures pour aller à
Detroit, par exemple, je noircis mon calepin de croquis. Mais à mon retour, je suis repris par le téléphone, les e-mails, et je n’ai plus le temps d’imaginer des innovations…
Patricio NEFFA :
Pour moi, l’innovation repose sur une alchimie de trois composantes. Des projets comme la Twingo
ou la Logane n’ont abouti que parce que le président du groupe lui-même a défendu ces projets
qui étaient considérés comme farfelus. Deuxièmement, il faut une organisation réceptive : peutêtre devrions-nous créer une direction de l’innovation, qui n’existe pas à l’heure actuelle chez Renault ? Enfin, certains acteurs jouent un rôle clef ; je pense par exemple aux architectes, qui ont
une vue transversale du projet. Les maquettes de design, qui d’une certaine façon pilotent la
conception, peuvent constituer l’opportunité de proposer des innovations.
Un investissement pas toujours récompensé
Patrick JAMES :
Quand on peut travailler avec un architecte à un stade suffisamment amont du projet, c’est l’idéal, car il y a effectivement des marges pour l’innovation. Mais toute la difficulté est précisément
de pouvoir intervenir dans ces étapes « avant-avant-projet », car elles sont très structurées. De plus,
une fois obtenue la validation d’un projet d’innovation, on entre en concurrence avec les autres
équipementiers : comme il n’existe pas de propriété industrielle, certains constructeurs nous font
travailler sur des innovations, puis confient le marché à un confrère. Dans ce cas, le retour sur investissement est un peu léger… Il est clair que si nous pouvions participer à un projet dès le départ en
étant certains d’aller jusqu’au bout, ce serait beaucoup plus intéressant.
Pour une mesure de la performance
François FOURCADE :
Il serait souhaitable de recourir à des systèmes de mesure de la performance permettant d’évaluer
le résultat final d’une innovation. Dans le cadre du projet de la Megane série 2, l’équipe avec laquelle je travaillais chez Valeo s’est fait imposer en carry over la serrure plate qui avait été conçue
pour la Clio, d’une valeur de 9 euros. Pour adapter cette serrure, nous avons dû prévoir une poutre
en technologie hybride qui coûtait 70 euros. Au total, le gain attendu sur l’ensemble de la production était de 1 000 euros [merci de préciser, je crains de ne pas avoir bien compris !]. Je suis allé
présenter ce calcul à la division des prix de revient, qui n’a pu que constater les dégâts. Le problème vient de ce qu’une part du salaire des acheteurs est indexée sur ses résultats : si 20 % de
mon salaire dépend de l’achat de la vis de gauche, je me concentre sur la vis de gauche en oubliant le reste.
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Chez Toyota, l’indice achat est géré par le bureau d’étude : si la R&D a développé un
concept intelligent, l’acheteur fera un achat intelligent. Sans cela, on aboutit à des absurdités. Je connais un équipementier qui a une division éclairage et une division thermique moteur. La première a conçu une lampe à décharge dont la température doit se maintenir à
130 ou 140°, et la seconde a prévu de projeter juste à côté de l’eau à 40°. Il n’y a que vingt
centimètres d’écart sur le capot, mais des années lumières avant d’envisager une collaboration, ce qui est assez navrant.
Le bon moment pour l’innovation : projet ou avant-projet
Un intervenant :
Pour la Logane, les équipementiers ont-ils été associés en amont du processus ?
Patricio NEFFA :
En 1999, personne ne croyait à ce projet, à part notre Président. Le responsable de l’ingénierie a expliqué qu’il n’avait personne à qui confier la conception de ce projet, qui a donc
été entièrement externalisée à un GIE… Certes, pour les métiers, le design, la validation, les
acteurs internes ont été sollicités, mais toute l’animation de la conception a été effectuée
par le GIE pour le compte de Renault. Au terme de l’enquête réalisée par le GIE auprès des
fournisseurs des contrats très précis ont pu être conclus avec eux, allant jusqu’à définir l’objectif économique de la vis de quatre montée sur le pare-brise droite.
Rémi MANIAK :
J’effectue dans le cadre du Centre de gestion scientifique de l’Ecole des Mines une recherche sur les nouveaux interphasages qui se créent entre constructeurs et équipementiers sur
cette question de l’innovation. On s’aperçoit en effet que, pendant la période de chevauchement, le taux de mortalité des modifications fonctionnelles proposées par les uns ou les
autres est énorme. Il semble que les propositions de valeur n’ont que deux destins possibles :
soit être prises en compte dans le cadre d’un projet, et dans ce cas elles ont fort peu de
chance de survivre aux contraintes extrêmement lourdes qui s’exercent, même au niveau
des architectes ; soit être traitées hors cycle, et dans ce cas elles risquent de ne jamais trouver preneur. Ne faudrait-il pas créer une instance qui dispose d’une marge de liberté suffisante pour pouvoir tester des propositions vraiment innovantes, et qui entretienne en même
temps suffisamment de contacts avec les projets pour que la proposition ne se perde pas
dans le désert ?
Un intervenant :
Je voudrais apporter l’éclairage de l’aéronautique, qui présente beaucoup de similitudes
avec l’automobile. Dans cette industrie, les phases d’avant-projet sont particulièrement longues, et c’est à ce stade que se prennent les décisions concernant les innovations :
on ne prend pas le risque d’intégrer une innovation au moment du projet lui-même. L’innovation résulte en effet de la combinaison entre une nouvelle architecture et une technologie proposée par un fournisseur : la technologie elle-même n’est pas source d’innovation ;
on doit toujours évaluer son impact de façon globale. Cela dit, nous nous heurtons au
même problème que dans l’automobile : les fournisseurs qui sont amenés à travailler avec
nous au stade de l’avant-projet pourront être remis en compétition au moment du projet.
Nous n’avons pas réussi à imaginer de schéma gagnant-gagnant qui nous permette d’être
plus efficaces.
François FOURCADE :
Une recherche avait été menée par Christophe Midler et Gilles Garel sur l’emboutissage automobile, en comparant les processus de conception pour l’aile droite et l’aile gauche,
confiés à deux fournisseurs différents. Avec le premier, aucune règle du jeu particulière
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n’avait été fixée ; avec le second, en revanche, il était prévu que le coût des modifications
serait pris en charge par celui qui les proposerait, soit le constructeur, soit le fournisseur, et
que lorsqu’elles seraient « entre les deux » [préciser ?], les coûts seraient pris en charge à
parité. Dans le premier cas, la dérive par rapport aux objectifs de coûts a été de 17 % ; dans
le second, de 8 %. Il est difficile de savoir si cette expérience serait généralisable, mais il est
certain qu’établir une règle du jeu serait déjà un progrès.
Conclusion, François FOURCADE :
A l’heure actuelle, le développement des partenariats a entraîné une montée en puissance
des équipementiers qui, pour les fournisseurs de premier rang au moins, les rend capables
de traiter des problématiques extrêmement larges. De ce fait, le barycentre de l’innovation
ne s’est-il pas déplacé des constructeurs vers les équipementiers ? Quelqu’un avait inventé
la formule de « fournisseur de rang 0,5 » (MAGNA), afin d’éviter d’apparaître en concurrence avec les clients : ce n’est pas bon pour le chiffre d’affaires…
Se pose alors la question du glissement de la valeur : dans la chaîne de l’innovation, quel est
le maillon le plus profitable ? Certains équipementiers de rang deux ou trois tirent finalement
très bien leur épingle du jeu. Leurs coûts de R&D sont bien plus faibles que pour les premiers
et la prise de risque plus limitée. Il existe une sorte d’ « ego sociétal » qui pousse à considérer
qu’on est « fournisseur de rang un ou rien », mais certains en sont morts, d’autres en sont revenus.
L’exemple du module est instructif. Dans un premier temps, ce sont les constructeurs qui ont
souhaité gagner de la place dans leurs usines. Puis les équipementiers ont cherché à faire
de cette partie du véhicule un réceptacle d’innovation afin d’en accroître la valeur. Ils se
sont donc attelés à des problématiques complexes telles que les demandes contradictoires
concernant le bloc avant de la voiture : « Le museau doit être long et court, dur et mou… ».
Mais soit cette implication très en amont de l’équipementier inquiète le constructeur, soit il
essaie d’en récupérer le fruit en inventant des procédures telles que le request for information, qu’on peut traduire par « Prête-moi ta montre, je t’indiquerai l’heure ».
Il ne faut pas sous-estimer non plus les difficultés du constructeur. Jean-Louis Lanard m’a raconté qu’il avait demandé à un constructeur de quelle façon il pourrait, en tant qu’équipementier, contribuer à empêcher que les modifications successives n’aboutissent à remettre
en cause la ligne de style définie par le design pour le véhicule. Son interlocuteur a fini par
lui répondre : « Vous avez d’excellentes idées, Monsieur Valeo : allez voir notre ingénierie,
mais je ne vous accompagne surtout pas ».
Malgré ces difficultés, le potentiel d’innovation des équipementiers paraît toujours aussi fort,
voire plus qu’avant. Il est probable que dans quelques années, peut-être d’après une innovation de Plastic Omnium, les véhicules seront capables de dialoguer avec les panneaux
de signalisation, et réduiront automatiquement leur vitesse à 50 km/h à l’entrée des villes.
D’autres innovations sont imposées par les nouvelles normes, et sont manifestement sources
de créativité : quand vous demandez à un ingénieur de fabriquer un museau long et court
en même temps, il est amené à proposer des solutions inédites
Certains constructeurs ou équipementiers découvrent des niches, qu’il s’agisse de niches à
plusieurs millions d’unités comme la Logan, ou d’opportunités plus restreintes comme celle
qu’avait identifié Toyota il y a quelques années. Une enquête réalisée auprès d’adolescents
américains sur « la voiture de leurs rêves » avait montré que le critère déterminant tenait aux
possibilités de tuning. L’objectif étant de fidéliser cette clientèle dès son premier achat, la
réponse a consisté à fabriquer une voiture « qui ne ressemble surtout pas à celle de papa »
– crise d’adolescence oblige – et qui est à peu près aussi esthétique qu’une boîte à chaussures, mais qui comprend une sound machine de 2 000 watts, avec un système plug and
play.
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La croissance externe permet dans certains cas des ruptures technologiques. On a vu ainsi
un équipementier racheter un fournisseur de rétroviseurs intérieurs, non pour l’intérêt de l’objet en question, mais comme une concession de future mine d’or : le rétroviseur intérieur est,
à l’intérieur de la voiture, le point d’observation le plus adapté pour détecter la fatigue
dans les yeux du conducteur et dans sa morphopsychologie, et pouvoir adresser les signaux
appropriés au système de contrôle du véhicule.
Parfois, ces ruptures technologiques naissent d’un partenariat entre deux équipementiers.
Les innovations peuvent aussi se faire concurrence entre elles. On sait que les turbos
connaissent des problèmes d’enclenchement à bas régime, avec des conséquences en
termes de coût et de confort, et qu’un alternateur peut permettre de façon plus efficace
de faire « décoller » le véhicule ; les alternateurs deviennent ainsi les concurrents des turbos.
Pour éviter de se faire balayer par une nouvelle technologie, les équipementiers doivent
rester vigilants sur un périmètre beaucoup plus large que celui de la fonction dont ils s’occupent.
Un autre risque est de passer à côté d’une nouvelle valeur d’usage. L’invention du Pax system de Michelin a permis de libérer un espace considérable en supprimant la roue de secours, et ainsi d’ajouter des sièges rétractables : l’intérêt de cette innovation a-t-il été valorisé à son juste prix ?
Enfin, le dernier risque, et le plus important, est d’entrer en concurrence avec son client en
développant une compétence d’architecte. C’est sans doute la raison pour laquelle les
équipementiers se heurtent, par exemple, à des problèmes de propriété industrielle.
Rédacteur de séance : Elisabeth BOURGUINAT
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Atelier 2 : Modèle des communautés de pratique
secteur privé, secteur public
Animé par : Éléonore MOUNOUD , Maître de conférences Laboratoire, S-T École
Centrale
Avec la participation de :
Stéphanie DAMERON, CREPA, Université Paris Dauphine
Xue-Yun LIN, BRIDGES KM-Innovation Manager, SAINT-GOBAIN
John GAYNARD, Syre Consultant
Introduction, Éléonore MOUNOUD :
Le label de « communauté de pratique" se diffuse dans le secteur privé comme dans le secteur public. Mais de quoi parle-t-on en réalité ? Cette appellation est née aux États-Unis et
désigne un processus d’apprentissage social par compagnonnage (apprenticeship), qui privilégie le transfert de savoirs par la pratique conjointe au sein d’un collectif. Ce collectif,
auto-déterminé et auto-organisé, est fondé sur l’engagement mutuel des individus concernés et porteur d’un savoir commun.
Quelles sont les raisons du succès de ce label auprès des entreprises ?
Il me semble que la communauté de pratique constitue une réponse tentante aux multiples
difficultés de la gestion des connaissances, compte tenu des limites des techniques de codification, du faible usage des outils de capitalisation, de la transformation du travail (équipe,
projet), des nouvelles formes d’organisation et de la modification des modèles d’identification dans le rapport de l’organisation et de ses membres. Si la réponse apportée par les communautés de pratique est tentante, elle est aussi paradoxale. Face aux failles de la prescription dans l’organisation, cette pratique à la marge paraît de nature à apporter des réponses
nouvelles, mais la proposition de gérer l’informel est complexe : cultiver les communautés, si
ce n’est pas formuler des règles, qu’est-ce que cela peut être ?
En quoi les communautés peuvent-elles contribuer au développement et à la valorisation
des expertises ? Comment s’y organisent les relations entre novices et experts ? En quoi sontelles porteuses d’une capacité d’innovation pour l’organisation ? Trois témoignages, ceux
d’un chercheur, d’un manager et d’un consultant, nous permettront, je l’espère, de réfléchir
à ces questions.
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L’émergence d’une communauté de pratique ou les étapes de structuration d’un
réseau de professionnels de santé indépendants
Stéphanie DAMERON :
Les leçons à retenir des différentes étapes de structuration de ce réseau de chirurgiensdentistes sont nombreuses. Il s’agit d’un cas modèle, qui s’est constitué hors institution. Comment cette communauté de professionnels est-elle parvenue à se constituer et à perdurer ?
Tout commence par la constitution d’un groupe auto-organisé de huit individus désireux de
travailler ensemble. Ils partagent le même centre d’intérêt et sont soucieux en particulier de
la qualité des soins qu’ils proposent. Ils souhaitent par ailleurs améliorer leurs pratiques en
matière de prévention. Ils interagissent régulièrement, au moins une fois par mois. Ils développent des pratiques partagées à travers des référentiels et des modes de gestion communs. Ils génèrent enfin une identité commune, en qualifiant leur communauté : le Réseau
de soin DENCOM dispose de plaquettes et d’un logo.
Comment expliquer que ces professionnels habitués à travailler seuls se soient rassemblés ?
La peur générée par la loi Juppé de 1996, qui accroît la pression des assureurs privés, et l’inquiétude devant l’évolution des modes de remboursement de leurs actes sont à l’origine de
cette communauté. L’obligation de s’équiper de manière lourde grève par ailleurs de façon croissante la rentabilité de leur pratique. Le besoin de prévention de la population, auquel ils ont le sentiment de mal répondre, suscite enfin un certain malaise chez ces professionnels.
Un chirurgien-dentiste du 15ème arrondissement parisien a initié le processus en février 1998.
A la suite de nombreuses rencontres, dix dentistes ont décidé de se regrouper, au sein d’un
groupement d’intérêt économique, pour optimiser la gestion de leurs cabinets. Ils ont mutualisé un audit et des études marketing, et développé des pratiques communes. Pour faire
face aux assureurs privés, ils ont pour vision de e mutualiser également leurs risques, par une
pratique de forfaits. Décidés à aller plus loin, ces professionnels ont bénéficié de l’aide de
l’assurance maladie, qui souhaitait elle-même développer et financer des réseaux de soins
et qui leur a accordé son appui, à la condition qu’ils élargissent leur groupement.
Après cette phase que je qualifie d’entrepreneuriale, qui s’est conclue par une crise de leadership et un changement de gouvernance, la seconde phase dite de la « collectivité » a
donc été marquée par un financement de l’assurance maladie et par un élargissement à
trente adhérents, qui s’engagent financièrement. La communauté est rentrée dans une période de recrutement et de structuration. Quatre groupes de travail ont été créés pour traiter de thématiques plus techniques liées à la prévention des maladies parodontales. Les
groupes chargés de réfléchir à la gestion des cabinets ont travaillé beaucoup plus sereinement que ceux qui réfléchissaient aux pratiques et aux techniques elles-mêmes. Des conflits
ont éclaté entre ceux qui se positionnaient en tant qu’experts et ceux qui ne voulaient pas
être considérés comme des profanes.
Dans la troisième phase, celle de la « délégation », le lancement de l’expérimentation s’est
traduit par des difficultés à partager l’expertise professionnelle et par un certain délitement,
avec des démissions et pas de réelle mise en œuvre dans les cabinets des protocoles développés dans les groupes de travail. Cette période de flottement a duré un an environ et
provoqué l’intervention de l’organisme financeur, qui a exigé un remaniement de la gouvernance du réseau en échange du financement d’un forfait par patient qui participe à
l’expérimentation. Les praticiens sont ainsi désormais financés pour leur contribution au réseau et non plus l’inverse. Dans cette phase de formalisation et de mise en pratique réelle
dans les cabinets, le groupe obtient des résultats concrets et s’élargit à nouveau.
24
Qu’est-ce qui a permis à ce groupement de fonctionner et de perdurer malgré les crises ?
Quels ont été les catalyseurs de cette aventure ? C’est tout d’abord la personnalité même
de ces professionnels, extrêmement curieux de leur environnement, reconnus par leurs
confrères et motivés par leur métier. L’existence d’un noyau dur de quelques membres qui
n’ont jamais abandonné a également permis à la communauté de survivre et de se développer. La valorisation des résultats rapides et concrets qu’elle a obtenus a, par ailleurs,
constitué un encouragement important pour le groupe. Enfin, la reconnaissance externe
par l’assurance maladie a conduit à préserver l’impulsion initiale et permis de dépasser les
moments difficiles. Par contre, les relations entre les experts et les profanes étaient mal stabilisées. Il a fallu trouver des relais de communication, comme un intranet et l’organisation de
réunions. Enfin, au moins pendant les deux premières années, la dimension du plaisir, celui
d’être ensemble, a beaucoup compté.
Trois arbitrages clés ont été identifiés comme problématiques pour la communauté. Le premier concerne le projet. Jusqu’à quel point doit-il être précis et déterminé ? Sur quel sujet la
communauté doit-elle travailler ? Contrainte par l’assurance maladie, les professionnels ont
finalement choisi l’option d’un projet commun et clairement défini.
Le second arbitrage renvoie à la question des frontières. Faut-il augmenter le nombre d’adhérents de manière importante ou maîtriser l’élargissement en se reposant essentiellement
sur le noyau dur des créateurs ?
Le troisième arbitrage concerne le rôle assigné à la communauté de pratique : doit-elle
exister en tant qu’impulseur, incitateur, ou en tant que régulateur, avec des modes de
contrôle et de gouvernance clairs ? En fonction des étapes de son développement, la
communauté a été plus ou moins dans l’un de ces deux rôles : plus incitateur au démarrage, plus régulateur ensuite.
DÉBAT
Un intervenant :
Peut-on imaginer d’autres arbitrages problématiques pour une communauté de pratique ?
Stéphanie DAMERON :
Les trois arbitrages sont liés et dépendant, selon moi, du stade de développement de la
communauté. A un moment ou à un autre, il y a toujours des formes de régulation qui se
mettent en place, pour éviter notamment que certains ne viennent aux réunions que pour
écouter et non pour partager.
C’est en quelque sorte la démarcation entre le réseau, constitué de professionnels qui se
connaissent et se rencontrent régulièrement mais dont la relation n’est pas fortement régulée, et la communauté de pratique, pour laquelle la régulation et le contrôle par le groupe
arrivent à faire loi.
Dans le cas que je vous ai présenté, certains professionnels percevaient le groupement
comme un moyen de se rencontrer mais pas comme un vecteur de régulation de leurs pratiques. Ce malentendu a causé des difficultés. Pour exister, la communauté devait générer
de l’interdépendance et de l’engagement.
Michel LESAGE, THALES :
Le terme « profane », que vous avez utilisé, me semble inadapté. Il vaudrait mieux parler de
professionnels « moins reconnus » ou « moins expérimentés »… Cette communauté de chirurgiens-dentistes me paraît de ce point de vue particulière : elle ne vise pas à diffuser le savoir
à ceux qui savent moins, mais à le conserver entre ceux qui savent le plus…
Stéphanie DAMERON :
Lorsque les groupes de travail ont été mis en place, les chirurgiens-dentistes ont fait venir des
experts et des universitaires pour les animer. Cela s’est très mal passé ! Les professionnels ont
très mal supporté qu’on veuille leur apprendre leur métier ! Les problèmes de domination et
de gouvernance étaient de toute manière très fort au sein de la communauté. Il a fallu une
intervention extérieure pour permettre un meilleur partage du pouvoir au sein du groupement.
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Jean-Pierre GILSON, TOTAL :
Peut-on rapprocher le modèle que vous avez présenté du modèle américain ?
Stéphanie DAMERON :
Les réseaux de soins français s’en sont en effet inspirés mais celui-ci, ce qui est peu fréquent,
ne rassemble qu’une seule profession médicale. L’assurance maladie a accepté de financer ce groupement de chirurgiens-dentistes à condition de faire évaluer son organisation
par un organisme extérieur. C’est ainsi que nous avons obtenu notre contrat de recherche,
puisque nous sommes intervenus comme organisme évaluateur.
Une intervenante :
Peut-on optimiser une communauté de pratique au sein d’un groupe et de ses filiales, dans
lesquels la contrainte hiérarchique est très forte ?
Stéphanie DAMERON :
L’existence d’une hiérarchie n’empêche pas une communauté de pratique d’exister, peutêtre même facilite-t-elle son développement. Finalement, dans le cas que je vous ai présenté, l’assurance maladie a joué le rôle d’une direction.
Patrice PREZ, INRIA :
Les communautés open source, virtuelles, distantes, sont des modèles d’organisation intéressants. Les travaux du chercheur Jean-Pierre Dupuis ont montré que des valeurs symboliques
sont nécessaires pour cimenter les communautés de pratique.
Stéphanie DAMERON :
S’agissant des questions identitaires, il faut noter que le groupe de travail chargé d’identifier
les valeurs autour desquelles la communauté souhaitait se réunir a parfaitement bien fonctionné, au point même d’occulter les difficultés opérationnelles internes et les dissensions
liées à des questions de pouvoir. Le symbolique a occulté la pratique en une sorte de piège
identitaire. A l’origine, paradoxalement, l’assurance maladie était même considérée
comme l’ennemie tyrannique dont il fallait à tout prix se délivrer.
La question symbolique constitue donc une dimension importante et génératrice des communautés de pratique. Mais il faut toujours un certain équilibre.
Éléonore MOUNOUD :
Les communautés open source ont un intérêt car elles travaillent à longue distance. Or c’est
ce vers quoi se dirigent les grands groupes à l’heure actuelle. Mais il reste encore très difficile aujourd’hui de faire coopérer des experts de pays différents. Quelles sont les valeurs qui
transcendent la communauté ? Au-delà du groupe, la profession compte. Une éthique, un
engagement particulier dans le métier, des pratiques propres, tout cela contribue certainement à nouer des liens forts et durables. Un club de commerciaux ne fonctionne pas
comme un réseau de chercheurs. Les modèles professionnels sont différents et forgent probablement des types différents de communautés de pratique.
Un intervenant :
Le plaisir de se retrouver ensemble paraît essentiel. Mais comment faire travailler ensemble
« des divas »?
Stéphanie DAMERON :
La dimension de plaisir a été très importante pour le démarrage de la communauté de pratique. Ensuite, elle est passée au second plan.
Quant à la coopération entre divas, il est vrai que la stabilisation des relations entre les experts et les moins experts a été délicate. Il fallait que chacun, à un moment ou à un autre,
ait le sentiment d’apporter au groupe, d’où la nécessité que certains ne prennent pas le
pas sur les autres. Les conflits ont été nombreux et les relations de domination ont entraîné
parfois le départ de certains membres.
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Éléonore MOUNOUD :
Dans le noyau fondateur, on observe des relations entre pairs fondées sur la reconnaissance
mutuelle. Mais il faut aussi que le groupe soit ouvert aux novices et des mécanismes d’échange doivent se mettre en place. Une chose est sûre, la présence de divas est indispensable pour que le groupement se crée et pour que la seconde étape, celle de l’agrandissement, puisse intervenir.
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BRIDGES :
Le Knowledge Management au service de l’innovation dans le groupe SAINT-GOBAIN
Xue-Yun LIN :
Comment le groupe SAINT-GOBAIN entreprend-il de tirer avantage de ses communautés de
pratique, dispersées dans le monde entier, en tentant de les orienter en fonction de la stratégie du groupe ?
Le groupe SAINT-GOBAIN a derrière lui trois siècles de créations prestigieuses. Ses missions
principales sont de concevoir, de produire et de distribuer des matériaux fonctionnels pour
des clients industriels. Il compte plus de 1 200 sociétés consolidées, 200 000 salariés répartis
dans cinquante pays différents et dont les deux tiers travaillent hors de France. Les cinq pôles d’activité de SAINT-GOBAIN sont le vitrage, le conditionnement, les produits pour la construction, les matériaux haute performance et la distribution pour le bâtiment. La R&D regroupe plus de 3 000 personnes, de 32 nationalités différentes, et soutient les activités industrielles du groupe par des actions affirmées en faveur de l’innovation dans ses 15 centres de
recherche et ses 101 unités de développement.
Qu’est-ce que BRIDGES ? C’est un projet de Knowledge Management lancé au sein du
groupe en décembre 2001 conjointement par la direction de la Recherche et la direction
du Plan pour favoriser l’innovation, par fertilisation croisée, en amplifiant les échanges entre
la R&D, le marketing, les ventes et la production au sein des différents secteurs d’activité,
avec une prise en compte de l’environnement extérieur et en adoptant une approche d’animation de communauté de pratique.
Les objectifs de ce projet sont d’améliorer les échange transversaux (entre les pôles d’activité mais aussi entre les fonctions), d’accélérer le repérage et le partage des connaissances,
de prospecter ensemble les nouveaux marchés et les nouvelles technologies. Il s’agit de
créer des synergies et de tirer avantage des technologies communes et des marchés communs, mais aussi de faire jouer la complémentarité et d’aider à l’émergence de projets
transversaux. Enfin, ce projet a pour but de mettre en œuvre et de faire vivre un dispositif
collaboratif, au-delà de la distance géographique, entre les différentes implantations du
groupe.
Deux communautés transversales à l’organisation existent depuis longtemps chez SAINTGOBAIN sur des sujets techniques. Elles sont orientées R&D et composées des experts de leur
domaine. Toutes les deux ont émergé spontanément, et fonctionnent de manière informelle. Des contacts ponctuels et limités sont organisés, mais une réunion annuelle ne suffise
pas à créer des liens forts entre les différents acteurs, essentiellement français et américains.
Les membres de ces réseaux ont exprimé le besoin d’un outil de repérage pour savoir qui
fait quoi et qui sait quoi dans le groupe. Ils ont par ailleurs souhaité élargir leurs communautés à des personnes ayant un autre regard sur leur domaine, de manière à enrichir leurs travaux. Enfin, ils ont demandé la possibilité de bénéficier d’une plate-forme pour faire vivre les
communautés entre deux rencontres.
BRIDGES est venu répondre à ces attentes et vise à identifier et à animer les communautés
transversales. Il fournit des méthodes et des outils d’animation et de repérage ; il facilite et
accélère la mobilisation de savoir-faire et l’innovation au sein du groupe.
Le projet a été lancé en décembre 2001. Les étapes clés du projet ont été : l’écoute de terrain, l’analyse des besoins et la mise en place du portail de communautés ; la communication au sein des communautés pilote, la formation et l’adhésion des membres ; le déploiement de BRIDGES à d’autres communautés.
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On ne peut pas concevoir une communauté virtuelle. Si les gens ne se connaissent pas, ils
n’échangent pas. Des réunions annuelles sont donc organisées, à un rythme plus ou moins
important selon la maturité des communautés. Ces rencontres leur permettent de se structurer en favorisant les échanges d’informations, les brainstormings, les présentations, les chartes de communauté, la communication et la promotion de la communauté, et l’émergence de groupes d’intérêt spécifiques.
Un portail a été créé et dédié au service de chaque communauté en fonction de quatre
situations auxquelles peut être confronté un salarié du groupe : « J’ai un problème à résoudre », « Je commence un nouveau projet », « J’ai une nouvelle idée », « Je suis nouveau à
SAINT-GOBAIN ». Ce portail lui permet notamment de trouver la personne susceptible de
l’aider (« mapping des connaissances »), de rechercher des documents (« recherche globale »), se tenir au courant avec « alertes personnalisées » ou de poser une question à la
communauté concernée (« forum questions & answers »).
BRIDGES compte aujourd’hui neuf communautés, cinq orientées technologie et matériaux,
deux orientées marchés et applications, et deux orientées business process. Il compte
550 membres, dont 30 % hors de la fonction R&D : 70 % ont créé spontanément, de manière
auto-déclarative, leur profil de connaissances ; 20 % utilisent régulièrement le portail de sa
communauté chaque mois, sur la base d’une visite par semaine. Les membres considèrent
BRIDGES comme un réseau technique facilitant le repérage des expertises et des experts,
mais aussi comme un dispositif permettant d’accélérer le démarrage des nouveaux projets,
des projets en cours et l’intégration des nouveaux arrivants. Ils estiment par ailleurs que BRIDGES contribue à cultiver l’appartenance au groupe : plus de 50 % des membres se sentent
moins isolés.
Comment motiver les leaders à consacrer du temps à l’animation des communautés ?
Comment inciter les membres à participer activement à la vie de communauté via leur
contribution dans le portail et leur participation aux réunions ? Très pris par leur quotidien,
c’est un véritable défi que de leur permettre de concilier leur participation à BRIDGES avec
leurs tâches opérationnelles. Nous devons convaincre la hiérarchie qu’il s’agit d’une stratégie véritablement gagnant-gagnant. Le travail des leaders de communauté et la contribution des membres doivent donc être reconnus par l’organisation et pris en compte dans leur
évolution de carrière. De ce fait, l’importance des communautés doit être acceptée par les
directions des ressources humaines du groupe. Ce n’est pas toujours le cas, malheureusement…
Comment faire un meilleur usage de la technologie IT ? Bien sûr, on ne peut pas exiger des
membres des communautés de consulter BRIDGES tous les jours, mais nous voudrions qu’ils
aient le réflexe de le faire en cas de besoin. C’est un véritable état d’esprit que nous nous
efforçons de cultiver au sein du personnel !
Comment obtenir l’engagement et le soutien de la direction générale ? BRIDGES doit permettre d’aider les membres pour leurs activités quotidiennes, sous peine de faire de l’innovation coupée du quotidien, de manière artificielle. Quant aux indicateurs et aux métriques,
ils doivent évoluer en fonction des observations qui sont faites du fonctionnement des communautés mais aussi du contexte opérationnel de SAINT-GOBAIN. Comment gérer la disparition d’une communauté ? Une communauté constitue parfois un tel succès qu’elle devient
une organisation à part entière. D’autres, au contraire, restent en sommeil. En tout état de
cause, il faut adapter les indicateurs au niveau de maturité des communautés.
Une intervenante :
Comment avez-vous obtenu l’engagement de la direction générale ?
échanges spontanés et presque quotidiens malgré la dispersion géographiques fluidifie la
circulation d’information et connaissances et favorise le foisonnement des idées.
Une intervenante :
Quels indicateurs avez-vous utilisés et comment les avez-vous construits ?
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Xue-Yun LIN :
Le projet a été initié par elle et a continué malgré plusieurs changements au sein de l’équipe des
dirigeants ! Les choses se sont faites petit à petit et on a beaucoup travaillé auprès des top et
middle managers pour que BRIDGES poursuive sa tâche. Il me semble que les dirigeants croient
au projet. Ils savent que la possibilité offerte par BRIDGES pour avoir des échanges spontanés et
presque quotidiens malgré la dispersion géographiques fluidifie la circulation d’information et
connaissances et favorise le foisonnement des idées.
Un intervenant :
Quels indicateurs avez-vous utilisés et comment les avez-vous construits ?
Xue-Yun LIN :
Ce sont : la diversité des membres, le taux de participation à des réunions de communauté, le
taux de remplissage des profils de connaissances et de mise à jour, le taux de contribution des
membres dans le portail, la fréquence de visite du portail, le forum questions-réponses, le nombre de communautés nouvelles émergées et la diversité des communautés, le nombre de projets proposés et enfin l’évolution du nombre de managers inscrits dans le programme BRIDGES.
Thierry WEIL, École des Mines :
Toutes les communautés de BRIDGES sont-elles en anglais ou existe-t-il des sous-communautés
linguistiques au sein du réseau ?
Xue-Yun LIN :
Ce sujet a fait l’objet de nombreux débats et nous avons pris la décision d’utiliser l’anglais, ce qui
ne pose pas de problème aux Américains mais qui est moins naturel pour les Français. Aujourd’hui, les centres de recherche français continuent à écrire leurs articles en français mais avec un
résumé en anglais. Il y a de plus en plus de rapports de synthèse écrits en Anglais. Le programme
BRIDGES ne constitue pas une bibliothèque ! Les personnes qui s’y connectent ne viennent pas
chercher un article ou un rapport intégral, mais la description d’un programme en cours, d’un
projet développé et un contact. Nous favorisons les réseaux et les repérages.
Un participant :
Les problèmes juridiques posés par la communication de conseils qui pourraient se révéler erronés ou néfastes n’alimentent-ils pas une certaine crainte d’utiliser BRIDGES ?
Xue-Yun LIN :
Nous n’avons jamais rencontré de tels problèmes. De toute manière, tout n’est pas traçable au
sein de BRIDGES. Certaines personnes identifient sur le portail l’interlocuteur qui pourra répondre
à leur question mais décident de le contacter par téléphone. Certaines relations échappent au
dispositif et on doit l’accepter.
Un participant :
Comment gérez-vous les problèmes de propriété intellectuelle ?
Xue-Yun LIN :
Il s’agit d’une attente très forte des membres du réseau à laquelle nous n’avons pas pu répondre
encore. La base de données des brevets n’est pas connectée à BRIDGES. Cette question reste
épineuse.
Thierry WEIL, École des Mines :
Tout nouvel embauché a-t-il directement accès à BRIDGES ?
Xue-Yun LIN :
Toutes les communautés sont visibles au sein de SAINT-GOBAIN (dans l’intranet du Groupe) et les
nouveaux embauchés peuvent formuler une demande d’adhésion auprès de BRIDGES et les
leaders de communauté. Cette question pose moins de problème en France, où le turn-over
n’est pas très important, qu’aux Etats-Unis. Dès que la personne quitte le groupe, son accès au
portail est interrompu.
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Un intervenant :
Les indicateurs que vous nous avez présentés ne sont pas des indicateurs de résultats. Comment arrivez-vous à convaincre chaque année la direction générale de soutenir le projet ? Comment vous assurez-vous que les experts contribuent réellement à la communauté ? Dans certaines communautés, ils
estiment qu’ils n’ont rien à apprendre et se retirent progressivement.
Xue-Yun LIN :
BRIDGES ne peut fonctionner que si l’état d’esprit du groupe change, c’est certain. Nous avons un gros
travail à faire auprès des opérationnels. Mais aujourd’hui, on met davantage en avant l’innovation.
Nous consacrons beaucoup d’efforts à former les experts à l’utilisation de BRIDGES. Certains sont évidemment réticents, mais nous réussissons la plupart du temps à les convaincre.
Le temps passé par le leader d’une communauté dépend de la taille de celle-ci et des périodes d’activité : il oscille entre 10 % et 15% de son temps de travail. Ce chiffre a parfois tendance à chuter, même
si les managers se sont engagés auprès de BRIDGES à préserver la disponibilité des experts qui animent
les communautés.
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Communautés de pratique et innovation
John GAYNARD :
Comment favoriser l’émergence des communautés de pratique ? J’ai travaillé à la Banque
mondiale dans les années 1990 et suivi de près, de ce fait, le développement du management de la connaissance aux États-Unis. On a compris très vite, à l’époque, les limites des
méthodes de codification. A la fin des années 1980, de nombreuses restructurations
avaient eu lieu et les licenciements se sont traduits par une perte importante de compétences. Les entreprises ont décidé, pour réussir désormais à les préserver, de se lancer dans la
codification en captant les connaissances des individus dans les bases de connaissance.
Ce système n’a évidemment pas marché ! Mais les centres de connaissance qui ont été
implantés partout dans le monde par les entreprises américaines, comme General Electric
en Inde, ont permis l’émergence de communautés de pratique.
Les communautés de pratique se trouvent en réalité à tous les niveaux. Je dis souvent
qu’on en trouve partout et je les appelle des « communautés de bidouillage » ! Quelques
individus « bidouillent » entre eux et l’entreprise finit par l’apprendre tant leurs idées sont intéressantes. Si elle ne donne pas suite, ce sont eux qui quittent l’entreprise. Les communautés sont mises en place pour échapper aux rigidités des procédures et aux rituels. La frustration est si forte que les individus décident d’améliorer leurs conditions de travail en inventant des pratiques nouvelles. Les communautés de pratique peuvent naître également de
la mobilisation de certains salariés d’une entreprise sur le point d’être mise en faillite. En
somme, elles peuvent exister à l’intérieur d’une équipe, de manière transversale entre plusieurs équipes d’une entreprise, mais aussi entre plusieurs entreprises, à un niveau global.
En 1998, la Banque Mondiale a mis en place des groupes thématiques pour faciliter les
transferts de bonnes pratiques des États-Unis aux continents africain et asiatique. Les sujets
de réflexion de ces groupes étaient notamment l’éducation, les infrastructures, les ressources humaines, les télécommunications externes et internes. Nous avons réuni les spécialistes
de ces sujets deux fois par an. Des logiciels collaboratifs étaient mis à leur disposition et des
modérateurs étaient nommés pour les forums. La langue anglaise ne s’est pas toujours révélée propice aux échanges et pour que chacun puisse s’exprimer dans sa langue, des traducteurs ont été parfois nécessaires. Des conférences et des séminaires ont été organisés
pour permettre aux praticiens de se rencontrer en face-à-face. Les modérateurs de forums
peuvent facilement devenir les boucs émissaires de certains participants mécontents de
n’avoir pas vu leurs idées apparaître dans les forums. Comment faire partager les connaissances dans un climat d’égalité ? C’est une question importante à laquelle je me suis
beaucoup intéressé.
A l’origine, le système de management des connaissances de la Banque mondiale a été
initié par un noyau dur de quatre personnes. Les résistances étaient grandes, mais le Président a pris conscience de l’intérêt de ce système, au point qu’il est presque devenu un
phénomène de mode. Il y a un danger à institutionnaliser une communauté de pratique.
Ses membres peuvent avoir le sentiment de se faire voler leur innovation et décider d’abandonner. Mais le manque de reconnaissance et de soutien budgétaire est également
périlleux. En fait, les communautés sont difficiles à manier.
En tout état de cause, je n’ai jamais vu un système Qualité créer de l’innovation dans une
entreprise ! L’innovation doit d’abord exister pour que la mise en place de procédures soit
possible. Lorsqu’EADS a lancé Ariane V, l’Agence spatiale européenne a décidé de changer de technologie pour des raisons de coût. Les ingénieurs des communautés de pratique
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d’EADS, qui connaissaient leurs sujets, se sont emparés de ce défi et sont parvenus à mettre
au point des lanceurs performants 30 % moins chers que les précédents. L’innovation a
émergé parce que l’entreprise avait le dos au mur. Les communautés de pratique ont été
obligées de se confronter aux problèmes de l’organisation traditionnelle et ont amélioré l’efficacité des processus et des procédures mis en place par l’entreprise.
L’innovation, sans aucun doute, est issue des communautés de pratique. Ce ne sont pas les
programmes stratégiques qui la stimulent mais ces quelques individus qui « bidouillent » dans
leur coin à partir d’idées originales. Les exemples de Linux, Helwett-Packard (la calculatrice
programmable), Motorola (le téléphone portable Razr), « All-in-one » de Digital Equipment
ou même internet, en témoignent. Souvent, un leader charismatique fédère autour de lui les
énergies et finit par convaincre la hiérarchie.
En ce qui me concerne, je suis à la fois consultant et enseignant, et je travaille depuis cinq
ans pour un programme d’innovation franco-italo-britannique lancé par l’industrie de la défense. Il s’agit de réunir des industriels autour des communautés de pratique pour valider
leurs projets et leur allouer des ressources, mais aussi favoriser leur accès à d’autres communautés de pratique. L’objectif est de renforcer les coopérations entre les pays et d’uniformiser les pratiques, de manière à consolider le potentiel européen face au concurrent américain. Le Rafale est un très bon avion mais qui n’a pas d’autre client que la France ! Il a été
conçu uniquement en fonction des besoins français… Le développement des communautés de pratique permettrait au contraire l’existence d’une véritable industrie de la défense
européenne. Les différences de culture ne sont pas une difficulté dès lors que les ingénieurs
ont un sujet concret à discuter.
Identifier les communautés de pratique au sein de l’entreprise, repérer les « graines », est
une absolue nécessité. Pour cela, il faut analyser les réseaux sociaux internes, transverses et
externes, grâce aux logiciels de cartographie, mais aussi grâce à la machine à café et au
restaurant d’entreprise ! On peut interroger les experts, à l’intérieur ou à l’extérieur de l’entreprise : qui sait faire quoi ? Avec qui avez-vous parlé depuis deux semaines ? Ces questions
permettent d’identifier les chefs de projet les plus dynamiques et les plus inventifs, ceux qui
savent entraîner les équipes avec eux.
Les mots clés pour identifier les communautés de pratiques sont : valeurs partagées, émergence, entraînement, mimétisme, prototypage rapide. Pour créer des liens entre les communautés de pratique, il faut analyser le périmètre des communautés, ainsi que leurs intérêts, leurs objets et leurs ressources symboliques. Leur proposer un sujet de collaboration est
toujours fructueux. L’innovation peut provenir du rapprochement de communautés de pratique qui n’ont pas l’habitude de se parler.
Afin de renforcer les communautés de pratique, on doit leur donner les moyens modestes
qu’elles demandent, leur fixer des challenges, ne pas les casser, ne pas les officialiser, apprendre comment les reconnaître, ne pas les faire travailler sur une innovation qui n’est pas
la leur, mais aussi ne pas plaquer un management de projet sur leurs idées !
Quatre domaines d’innovation existent : celui du connu, celui du connaissable, celui du
complexe et celui du chaos. Le domaine du connu concerne les bonnes pratiques, les procédures et la Qualité. La meilleure manière de casser les bonnes pratiques est de mettre en
place un système ISO, qui figera des pratiques autrefois utiles et ne prendra pas en compte
toutes les bonnes pratiques émergentes… N’oublions pas qu’il y a quatre cent ans, les innovateurs étaient passibles du bûcher !
Rédacteur de séance : Elisa REVAH
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Atelier 3 : Combiner la gestion de carrière des
chercheurs, et R-D leur affectation dans des projets
Animé par : François FORT, Professeur associé Paris Dauphine, Montpellier 1, Chercheur associé CGS, École des Mines
Avec la participation de :
Emilie-Pauline GALLIE, Chercheuse IMRI, Université Paris Dauphine
Michel LESAGE, Directeur Technique, THALES
Philippe RENARD, Directeur de l’innovation et de la recherche, SNCF
Introduction, Emilie-Pauline GALLIE :
Comment combiner la gestion de la carrière à long terme des chercheurs avec l’affectation de plus en plus fréquente dans des projets de R&D ? Autrement dit, un chercheur a-t-il
intérêt à rester dans sa communauté scientifique, et donc à jouer la carte du nomadisme
en fonction des différents projets auxquels il peut participer, ou plutôt à faire carrière dans
sa structure, ce qui nécessite de s’adapter en fonction des orientations stratégiques de son
entreprise ?
Ce sujet d’actualité concerne la recherche publique comme la recherche privée. Il s’agit
en réalité de savoir comment motiver les chercheurs seniors alors que l’on cherche davantage chez eux les compétences managériales que les compétences scientifiques.
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Gestion de carrière, affectation des hommes dans les projets et gestion à long terme des
structures de compétences - Un point nodal en GRH des chercheurs
François FORT :
Je voudrais vous présenter mon travail de recherche et en particulier quelques stratégies
mises en œuvre par des entreprises. En ce qui me concerne, je suis le produit d’une double
carrière : une carrière opérationnelle dans les ressources humaines, puisque j’ai été DRH
dans un grand groupe industriel américain, et une carrière d’enseignant-chercheur.
Je voudrais vous présenter les résultats d’une étude que j’ai menée en 2003 avec Daniel
Fixari. Elle concerne essentiellement des entreprises privées et s’appuie sur quatre monographies que nous avons réalisées.
Au départ, notre réflexion est issue de la pratique en recherche publique et du constat de
plusieurs phénomènes : l’indifférence des jeunes thésards au projet global des institutions de
recherche qui les accueillent ; l’obsolescence des domaines de recherche de certains
chercheurs à mi-carrière ; l’usure de ces chercheurs à mi-carrière ; et enfin, la difficulté d’impliquer les chercheurs dans des contrats de recherche qui ne correspondent pas à leur stratégie scientifique propre.
Un problème clé est apparu dans la GRH des chercheurs, dans les secteurs privé comme
public, qui concerne l’articulation dans leur carrière de la logique scientifique et de la
« logique business », c'est-à-dire celle de l’activité projet. Les facteurs de contingence personnelle jouent également : tous les chercheurs n’ont pas les mêmes souhaits ni les mêmes
craintes ; leur personnalité joue évidemment sur leur déroulement de carrière.
Première hypothèse, la gestion de carrière des chercheurs s’effectue, au moins pour une
part d’entre eux, selon une logique de long terme visant à constituer des compétences clés
idiosyncrasiques (liées à leur histoire) et à lutter contre les phénomènes de démotivation.
Deuxième hypothèse, les problèmes de gestion de carrière, d’affectation des hommes dans
les projets et de pilotage à long terme de l’ensemble des compétences d’une institution,
sont liés entre eux et demandent des arbitrages parfois difficiles.
Nous avons testé ces deux hypothèses sur quatre grands groupes français : un groupe leader dans les matériaux de construction, un groupe du secteur agro-alimentaire, THALES et la
SNCF. Je vais vous présenter les conclusions de notre étude pour trois de ces groupes et je
compte bien entendu sur Michel Lesage et Philippe Renard, qui vont intervenir après moi,
pour compléter et enrichir mes propos sur le cas particulier de leur entreprise.
S’agissant de l’entreprise leader dans les matériaux de construction - dont je tairai le nom et
que nous appellerons Matex -, elle a contredit immédiatement nos deux hypothèses de départ. Pour cette entreprise, l’innovation n’est pas demandée par le marché. Elle perturbe
même les clients traditionnels de Matex. Le rythme d’évolution des domaines scientifiques et
technologiques est d’ailleurs modéré, d’où la création aisée de réservoirs d’innovation et de
fenêtres à exploiter rapidement en fonction des opportunités du marché. La R&D mène des
projets à large front, selon une structure matricielle assez formalisée mais permettant de dépasser l’opposition push/full. On observe par ailleurs une faible taille relative de la structure
R&D, ainsi qu’une organisation en hub. Nous avons constaté également un turn over rapide
des chercheurs à compétences larges et substituables, ce qui apporte une grande souplesse d’affectation dans les projets et ce qui contribue à motiver les individus. L’ajustement
à long terme de la structure de compétences est lent et s’effectue par incrémentation.
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Les points clés de ce système sont pour la plupart problématiques. Quid des savoirs spécifiques
et de la gestion des réservoirs de savoirs à long terme ? Les techniciens jouent un rôle très important pour les savoir-faire d’ingénierie de recherche et quelques grands experts, qui viennent de
l’extérieur, sont embauchés. Ce système est relativement aléatoire car on ne trouve pas toujours
l’expertise particulière dont on a besoin parmi ces experts, qui ne s’intègrent pas bien dans l’entreprise. La motivation des chercheurs doit théoriquement être préservée. Ce n’est pas toujours
vrai, en particulier si le chercheur ne parvient pas, au bout de six ans, à trouver un poste opérationnel de directeur de site. Il est alors obligé de rester chercheur et vieillit dans son poste avec
un sentiment d’échec.
A la SNCF, la problématique d’innovation est bien différente : l’entreprise a un rôle global de
chef d’orchestre de la R&D du rail en France et en Europe. Les domaines de recherche sont très
hétérogènes et le rythme d’évolution des domaines scientifiques et technologiques modéré,
d’où la création de réservoirs d’innovation et de fenêtres à exploiter rapidement, mais dans un
contexte plus complexe et plus diversifié que celui de Matex. La structure de R&D est de faible
taille par rapport à la taille de l’entreprise, mais la stratégie mise en œuvre consiste à déployer
dans tous les services la notion de R&D, en repérant les expertises technologiques et scientifiques. Les acteurs scientifiques sont donc mis en réseau autour de la Direction de la recherche et
de la technologie. On constate par ailleurs une organisation en hub, ainsi qu’un turn over rapide
des chercheurs, recrutés jeunes et encouragés à évoluer vers l’opérationnel au bout de six ou
sept ans. La souplesse d’affectation dans les projets et la volonté d’entretenir la motivation des
chercheurs sont également caractéristiques de la SNCF.
Au sein des équipes centrales, chaque chercheur développe sur le long terme une compétence
clé peu substituable. Il s’en suit une programmation des projets de recherche par les ressources
et les ajustements mutuels. Les chercheurs développent leur logique scientifique en fonction de
leur stratégie individuelle à long terme mais les projets subissent aussi une régulation du business.
On observe un ajustement à long terme lent de la structure de compétences du fait des pas de
temps longs des projets.
Dans ce type de fonctionnement, il faut signaler la passion des chercheurs, qui s’adonnent volontiers au « technobutinage » et accroissent ainsi leurs compétences. Dans une telle organisation, le chercheur voit croître sa carrière en fonction de l’avenir de son projet. On constate enfin
une très forte interaction avec la recherche publique, qui permet des dynamisations très importantes.
Dans les structures opérationnelles, qu’on appelle aujourd’hui les divisions, les équipes de recherche développent des compétences clés à long terme peu substituables. On est chercheur pendant vingt ou trente ans chez THALES. Les chercheurs combinent des compétences particulièrement pointues et sont spécialistes de leur domaine. Il découle de cette organisation un ajustement à long terme lent de la structure de compétences du fait des pas de temps longs des projets. Ces équipes plus opérationnelles apprécient également le technobutinage. Les chercheurs
qui réussissent dans leur carrière sont ceux qui surfent sur les projets porteurs. Le rôle du management devient du même coup extrêmement complexe. Le chef de projet a beaucoup de mal à
construire son équipe, à trouver les bonnes ressources et à les assembler. En outre, un chercheur
peut décider de quitter le projet au bout d’un an pour travailler sur un autre plus porteur. Ajoutons que les chercheurs de THALES, passionnés par leur domaine, ont peu de repères sur la manière dont ils peuvent construire leur carrière au sein du groupe. Les changements de stratégie
de THALES rendent par ailleurs difficile la maîtrise de l’évolution des structures de compétences à
long terme.
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Pour résumer, les réponses apportées aux questions posées par la GRH des chercheurs sont très
diversifiées d’une entreprise à l’autre. Elles ont des manières originales de satisfaire à différentes
exigences comme : la souplesse d’affectation des ressources dans les projets, la création de
compétences spécifiques durant les trajectoires de carrières, l’évolution de la structure des
compétences sur le long terme en fonction du business, la motivation des chercheurs, la visibilité institutionnelle externe et l’adaptation aux ruptures organisationnelles soudaines.
Comment motiver les chercheurs sur le long terme ? Faut-il les laisser « nomadiser » ? A-t-on intérêt même à le faire ? Comment piloter à long terme les structures de compétences scientifiques et technologiques ? Cette étude a démontré qu’il existait assez peu de plans globaux
d’ajustement des compétences dans les entreprises concernées.
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Les chercheurs à la SNCF
Philippe RENARD :
On pourrait dire que la gestion de carrière des chercheurs est une question qui ne se pose
pas à la SNCF étant donné le faible nombre de chercheurs dans l’entreprise. Nous ne sommes
pas une entreprise industrielle. Notre action, dans le domaine de la recherche, consiste à
orienter et à piloter les progrès de l’ensemble de la chaîne du secteur ferroviaire, de manière
à pouvoir proposer à nos clients les services dont ils ont besoin. Nous menons toutefois certaines recherches nous-mêmes sur quelques sujets spécifiques. Il reste en effet nécessaire de
préserver en interne certaines compétences stratégiques, mais aussi de fédérer les progrès de
l’ensemble des industriels du secteur, ce qui nous conduit, d’une manière ou d’une autre, à
nous intéresser à la gestion de carrière des chercheurs.
Nous nous appuyons pour cela sur le système existant dans l’entreprise, qui vise à traiter les
compétences d’expertise et les parcours d’experts. Plus spécifiquement, nous avons organisé
un réseau de chercheurs à travers les différents pôles de compétences. Nous essayons depuis
deux ans de faire en sorte que chaque pôle gère de manière autonome les compétences
dont il a besoin dans son domaine. Ces pôles regroupent environ vingt personnes autour
d’une discipline et doivent donc travailler à la cartographie des compétences dont l’entreprise a besoin selon eux. Les modes de fonctionnement traditionnels de l’entreprise ne portent
pas spontanément à l’autogestion. Ce n’est pas facile, d’un point de vue culturel, d’avancer
vers une telle organisation. Les chercheurs eux-mêmes expriment leur appréhension : la mission qui leur est confiée d’anticiper l’évolution des compétences dans leur domaine à deux
ou trois ans leur paraît parfois bien étrangère à leurs préoccupations scientifiques et techniques. Je suis toutefois persuadé que leur confier cette tâche favorisera leur responsabilisation
et leur reconnaissance au sein de l’entreprise.
Quant à la gestion des ressources humaines et des parcours, nous ne pouvons que proposer
du cas par cas pour la centaine de chercheurs qui travaillent à la SNCF. Nous prenons un certain nombre de précautions lorsque nous embauchons un jeune scientifique, en vérifiant notamment que ses compétences sont pointues et adaptées aux besoins. Mais il doit également franchir le parcours obligatoire de la Direction des cadres de la SNCF. Il m’arrive de
m’interdire de recruter une personne qui correspond précisément à nos besoins parce que je
sais qu’elle sera dans une situation sans issue dans sept ans et que l’entreprise ne pourra pas
lui trouver un poste opérationnel. Il faut donc que les activités de l’entreprise intéressent le
chercheur et qu’il envisage d’y accomplir un parcours classique de cadre. Le départ des
chercheurs vers l’opérationnel, après quelques années, peut bien sûr entraîner quelques difficultés pour les projets de recherche en cours, mais c’est la règle et nous l’acceptons. Quant
à ceux qui choisissent de rester dans les activités d’expertise pointue ou qui reviennent à la
recherche après une incursion dans l’opérationnel, le système de gestion des experts de l’entreprise permet de leur proposer des évolutions de parcours intéressantes et d’entretenir leur
motivation sur le long terme. Le caractère spécifique de leur activité, lié à leur expertise, est
de toute manière reconnu.
C’est dans l’intérêt de l’entreprise de laisser « nomadiser » les chercheurs qui en ont envie. Le
fait que quelques centaines de cadres aient commencé leur parcours professionnel à la
SNCF par des activités de recherche est par ailleurs très positif, pour l’entreprise, mais aussi
pour l’image de la recherche dans l’entreprise.
Les compétences de nos chercheurs dépendent directement des orientations stratégiques
de l’entreprise. Elles touchent par exemple à l’optimisation mathématique, que ce soit pour
aider à l’exploitation du réseau, pour optimiser les ressources de la production ou pour maximiser le chiffre d’affaires. Nous avons décidé de nous doter de compétences internes sur le
sujet dans le cadre d’une véritable réflexion sur la stratégie de l’entreprise. Sans nul doute,
cette décision nous a permis d’améliorer notre position par rapport à nos concurrents européens !
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La recherche chez THALES
Michel LESAGE :
THALES est un groupe qui évolue de manière continue et qui est passé d’un modèle hexagonal à un modèle mondial. Plus de la moitié de notre personnel est de culture étrangère, ce
qui a un impact important sur les chercheurs. Le parcours d’un chercheur chez THALES dépend en réalité de l’endroit où il se trouve.
Qu’appelle-t-on un chercheur chez THALES ? On distingue deux catégories. La première est
celle des chercheurs qui travaillent dans les laboratoires de recherche du groupe, avec des
objectifs de moyen et long termes. C’est la recherche amont. La seconde catégorie regroupe ceux qui travaillent dans les unités opérationnelles, avec des objectifs de court et
moyen termes. C’est alors une recherche appliquée.
La valeur ajoutée du groupe repose autant sur les contributions des managers que sur celles
des chercheurs et, depuis plusieurs années, THALES a mis en place une double échelle d’évaluation des niveaux de responsabilité et des outils associés. La Direction de la recherche et de
la technologie et les directeurs des ressources humaines utilisent conjointement ces outils et
travaillent ensemble pour obtenir une évaluation cohérente du parcours des chercheurs.
Ceci permet de partager au niveau mondial l’évaluation et la cartographie des compétences, tout en déclinant au niveau local les adaptations nécessaires. Les actions de formation
et le développement des compétences, les modes de reconnaissance et les éléments de
motivation, la capitalisation dynamique des savoirs, leur partage et leur diffusion : le groupe
accorde une importance particulière, en lien avec les besoins de ses clients, à ces différents
aspects.
Quels sont les outils utilisés par THALES pour faire évoluer un chercheur dans le groupe ? Nous
disposons de plans stratégiques technologiques et nous essayons d’anticiper les évolutions
des structures de compétences requises par le marché, que ce soit à THALES RESEARCH &
TECHNOLOGY (TRT) ou dans les unités du groupe. En termes de communication avec les chercheurs, trois démarches permettent de répondre à nos objectifs : l’entretien de développement personnel, qui a lieu une fois par an ; la fixation d’objectifs ; et l’itinéraire de carrière.
Quelles sont les tendances qui se dégagent ? On observe des évolutions internes au sein de
TRT, certains chercheurs souhaitant poursuivre leurs activités au sein du réseau des laboratoires centraux du groupe. Mais on constate également des migrations de TRT vers les unités du
groupe, ainsi qu’un essaimage dans des start-up et des détachements chez des partenaires
de grands projets de recherche.
Célestin SEDOGBO, TRT :
J’ai la chance de diriger la recherche amont pour le département des logiciels au sein de TRT
et j’ai pour ambition de mener notre recherche industrielle de manière différente. Je considère qu’elle doit être motivée, au sens où nous devons résoudre un problème industriel. La
recherche académique a pour objectif de créer de la connaissance, alors que la recherche
appliquée a pour objectif de résoudre un problème. C’est pourquoi j’insiste auprès des chercheurs de mon département sur le fait qu’ils travaillent au service d’un groupe industriel, qui a
des motivations industrielles. A l’occasion de la résolution d’un problème, ils peuvent toutefois,
et c’est d’ailleurs un objectif que je leur impose, contribuer à la création de savoirs. Il en découle que la recherche industrielle permet de faire le lien avec la recherche académique,
avec qui elle partage ses résultats. Enfin, le temps du cycle de recherche sur une technologie
ne dépend pas de la technologie mais de la question posée.
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Quand j’embauche un thésard, je lui fais systématiquement changer de sujet de recherche. Il
est important en effet qu’il s’habitue à changer de sujet de recherche régulièrement, en
fonction de la stratégie de l’entreprise. C’est un état d’esprit indispensable. Au vu des nouveaux enjeux mondiaux, nous avons décidé il y a un an de modifier notre programme de recherche. Ce principe nous permet d’obtenir une véritable adéquation de la recherche aux
orientations stratégiques de l’entreprise. Nos chercheurs ont la motivation de produire des travaux scientifiques de haut niveau mais aussi de fournir des résultats sur le plan opérationnel
qui répondent aux besoins de l’entreprise.
Un groupe de chercheurs a contesté l’année passée la nouvelle orientation que j’avais donnée à la stratégie de TRT au motif qu’elle ne correspondait pas à leur champ de compétences spécifiques. Je leur ai expliqué que l’entreprise n’avait pas pour mission de les maintenir
dans leurs domaines de prédilection !
Jean-Paul POCHOLLE, TRT :
Vous venez d’entendre la voix du soft, vous allez à présent entendre la voix du hard. Dans
toutes les entreprises, il existe d’ailleurs une grande distinction entre ces deux domaines de
recherche. Ainsi, il ne serait pas possible, dans le hard, d’imposer à un jeune chercheur la modification de son sujet de recherche ! Pourquoi apprécions-nous de former des docteurs ?
Tout simplement parce que l’entreprise participe à leur formation ! La thèse d’un jeune chercheur a une vocation applicative.
TRT regroupe 300 personnes et une quarantaine de thésards. Il est utile, pour les futurs ingénieurs de nos unités, de commencer par une thèse. En effet, elle se déroule sur trois ans et leur
permet de s’accoutumer à la gestion de projet. Ensuite, la thèse constitue le seul moment,
dans la vie d’un ingénieur, où il a le temps de mener à bien son travail, dans le calme et la
sérénité, en dehors de toute exigence productiviste. Enfin, ces trois années passées au sein de
l’entreprise lui en donnent une meilleure connaissance.
Après la thèse, le jeune chercheur peut rester dans le centre de recherche qui l’a accueilli ou
choisir plutôt de rejoindre une autre unité de l’entreprise. Il s’agit en réalité de choisir entre
deux parcours possibles, celui du scientifique ou celui du manager.
Pourquoi faire de la recherche dans les entreprises industrielles ? Les technologies évoluent
très rapidement. Si la recherche académique peut prendre son temps, la recherche industrielle a pour mission de les adapter aux besoins de l’entreprise sur des intervalles de temps
très courts. Nous essayons de ce fait d’éviter la spécialisation de nos chercheurs et nous les
incitons, à l’inverse de la recherche académique, à être pluridisciplinaires.
Pourquoi un centre de recherche en milieu industriel ? C’est le seul lieu où l’entreprise peut
réunir les spécialistes d’un domaine ou d’une technologie tout en bénéficiant d’une certaine
confidentialité. Nous avons conservé une équipe de chimistes au sein de THALES alors que ce
n’est pas notre activité. Cela nous permet de garder une expertise propre dans cette discipline.
Dans l’industrie, on voit de moins en moins les experts rester dans les unités. On les incite à
changer de fonction. TRT joue souvent un rôle de pompier quand certaines unités manquent
de compétences clés pour développer un produit. TRT constitue un centre de capitalisation
des ressources scientifiques et techniques du groupe. Les chercheurs alimentent ainsi ses différentes directions. Mais TRT a aussi une fonction de juge à l’égard de la recherche académique et lui évite d’aller sur des terrains stériles.
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Quelques personnes restent chercheurs à vie. Elles ne sont plus rattachées à TRT mais au
siège ! Ces chercheurs seniors, experts scientifiques de haut niveau, peuvent jouer un rôle important à l’égard des plus jeunes, en orientant leurs recherches sur des sujets qui n’ont jamais
été explorés.
Témoignage d’un jeune chercheur du secteur public
Marc ISABELLE, CEA :
A entendre les témoignages et les exposés précédents, j’ai l’impression que tout a l’air pour le
mieux dans le meilleur des mondes de la gestion des carrières des chercheurs… La question
que j’aimerais vous poser est la suivante : ça commence à quel âge, la gestion de la carrière
d’un chercheur ? Ce que je voudrais illustrer, à travers mon exemple personnel, est le caractère précaire et aléatoire que peut prendre le début de carrière d’un jeune chercheur. Après
un cursus d’ingénieur, j’ai effectué ma thèse en économie dans une grande entreprise française du pétrole et du gaz. Celle-ci a choisi de ne pas financer ma thèse par le biais d’un CIFRE mais via une fondation pour la recherche, ce qui lui a permis de me faire travailler à bien
d’autres choses que mon projet de thèse. Après les trois années passées dans cette entreprise, je n’avais pas terminé ma thèse, et j’ai pris la décision de quitter l’entreprise dans l’objectif de pouvoir achever ma recherche.
Ma période de service militaire qui a suivi m’a permis de survivre financièrement pendant ma
fin de thèse : à ma solde d’élève officier de réserve s’est ajoutée un salaire de demi-ATER à
l’université. Par ailleurs, j’étais éloigné de plus de 300 km de mon directeur de thèse que je
n’ai vu qu’à quelques occasions. Une fois ma thèse soutenue, j’ai eu la chance de trouver un
post-doc en faisant du porte-à-porte à l’université auprès des personnes susceptibles de m’offrir du travail en recherche.. Aujourd’hui, je suis économiste d’entreprise dans un grand organisme de recherche. On y reconnaît que pour fournir de bonnes études économiques, il est
préférable de faire de la recherche, et je suis donc mis à disposition un cinquième de mon
temps dans un laboratoire universitaire.
J’estime ainsi travailler aujourd’hui dans un environnement favorable : pourvoir faire un peu
de recherche sans avoir à me soucier d’où viendra mon salaire dans six mois. Rétrospectivement, je réalise que pour en arriver là j’ai dû mobiliser deux ressources essentielles à la réussite
de la carrière d’un jeune chercheur : la chance et un peu de réseau. Autant dire que je n’ai
pas l’impression que quiconque se soit soucié de gérer ma carrière de jeune chercheur. Et si
j’espère du fond du cœur que mon témoignage est celui d’un cas isolé, j’en doute en même
temps très fort.
DÉBAT
Antoine LLOR, CEA :
Je voudrais apporter un témoignage personnel et aborder la question de l’articulation avec
la recherche amont dans une entreprise privée. J’ai commencé au sein du CEA par faire de
la recherche fondamentale et bifurqué ensuite vers la recherche appliquée. Créer du savoir,
ce n’est pas si simple… Les difficultés que j’ai observées tiennent principalement selon moi à
l’écart entre le discours du savoir, propre à la recherche fondamentale, et le discours technique, focalisé sur l’efficacité. Si je suis convaincu que ce que j’ai fait en tant que chercheur à
l’époque était très utile, mon management ne l’était pas et m’opposait un discours rationnel :
« Ce que tu trouves, c’est bien, mais ça marche sans cela. » La reconnaissance d’un savoir
scientifique passe par une publication dans un journal reconnu et par la validation par les
pairs. Un chercheur qui veut être reconnu par sa communauté doit publier. Mais que se
passe-t-il si l’entreprise ne le permet pas ? Les chercheurs doivent être en prise avec les préoccupations stratégiques de la société et les systèmes incitatifs jouent un rôle important pour
qu’ils puissent bénéficier d’une reconnaissance internationale tout en restant dans l’entreprise.
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Philippe RENARD :
Pour des raisons que l’on comprend bien, l’information doit parfois rester secrète. Mais la finalité d’un chercheur industriel, c’est de résoudre un problème. Et en résolvant ce problème, il
va faire progresser la connaissance. Pour lever cette contradiction apparente, on peut dire
que la plupart des projets de recherche en entreprise s’inscrivent de l’amont vers l’aval. Et
finalement, le parcours d’un chercheur en entreprise est fait des deux dimensions à la fois, qui
se succèdent, sont simultanées ou s’articulent sur des projets différents. L’équilibre doit probablement se trouver de manière pragmatique. Il y a des thèses qui ne sont pas publiées, et
même des entreprises, comme Michelin, qui ne déposent pas de brevets pour ne pas communiquer leurs innovations à leurs concurrents ! De toute manière, sur le marché, l’un n’a pas
de valeur sans l’autre. La connaissance scientifique et l’expertise métier se mettent mutuellement en valeur.
Denis RANDET :
Il est plutôt rare qu’un travail ne soit pas publié ! Et il peut aussi arriver à un chercheur du secteur public de se faire devancer de quelques semaines par un de ses homologues avant la
publication de son travail. Il ne pourra pas, lui non plus, valoriser son travail… La réalité est probablement moins manichéenne qu’on ne la présente !
Célestin SEDOGBO :
J’ai rencontré il y a quelques années, lors d’une conférence, un chercheur brillant, que je souhaitais embaucher. Il souhaitait poursuivre ses recherches personnelles, or ma mission est de
répondre aux besoins de THALES en matière de nouvelles technologies. Je ne l’ai donc pas
embauché ! Cela ne nous empêche pas de mettre en place des partenariats avec la recherche publique. C’est bien pour cela que TRT est quelque chose d’unique en soi. Son objectif
est double : attirer de brillants chercheurs, mais aussi répondre aux besoins stratégiques de
THALES.
Rédacteur de séance : Elisa REVAH
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Atelier 4 : Innovation radicale, anticiper et gagner
les marchés de demain
Animé par : Philippe SILBERZAHN, Co-fondateur de Digital Airways, doctorant
à l’Ecole Polytechnique, chargé de recherche à l’INSEAD
Avec la participation de :
Georges HAOUR, Professeur à l’IMD
Pierre LOUSTRIC, Président directeur général de Dyson France
Bernard BUISSON, Groupe France Télécom
Introduction, Philippe SILBERZAHN :
J’ai une double casquette d’entrepreneur et d’universitaire, et je suis également co-auteur,
avec Bernard Buisson et Jean-Yves Prax, de l’ouvrage Objectif innovation paru chez Dunod
en 2005. J’ouvrirai cette séance en abordant quelques-unes des questions qui se posent à
propos de la notion d’innovation radicale, et notamment les deux suivantes : pourquoi les
grands groupes, en dépit des moyens dont ils disposent, se font-ils régulièrement « doubler »
par des start-ups en matière d’innovation radicale ? Quelles stratégies permettent d’anticiper les marchés de demain dans le nouvel environnement de l’innovation ?
Qu’est-ce que l’innovation ?
L’innovation ne concerne pas seulement les nouvelles technologies et les nouveaux produits : elle peut également porter sur les méthodes, l’organisation, les business-models. La
Logan est un bon exemple d’une innovation qui porte moins sur la dimension technologique
que sur le modèle d’affaire. En réalité, l’innovation couvre potentiellement l’ensemble de la
chaîne de valeur de l’entreprise : R&D, méthode de fabrication, produit, méthode de
vente, financement, logistique, etc.
On distingue l’innovation radicale de l’innovation incrémentale. Cette dernière, la plus courante, consiste à améliorer un produit ou une catégorie de produit. On invente une lessive
qui lave plus blanc ou une voiture qui consomme moins. L’innovation radicale consiste à
créer un nouveau type de produit. Par exemple, un téléphone mobile n’est pas un téléphone fixe amélioré : l’un et l’autre ont des applications différentes, et n’offrent pas le
même type d’avantages et d’inconvénients. C’est d’ailleurs l’une des difficultés posées par
l’innovation radicale : au départ, il n’existe pas de marché, et on a tendance à traiter l’innovation comme si elle relevait des catégories déjà existantes.
Mais le problème majeur posé par l’innovation radicale est qu’elle met en danger les firmes
établies en déstabilisant leur marché. C’est ainsi que Kodak, qui pendant des décennies a
régné sur l’industrie de la photo argentique, a eu beaucoup de mal à se reconfigurer face
à l’innovation de la photo numérique. Les grandes entreprises parviennent généralement
bien à exploiter leur marché, à améliorer leur produit, à abaisser son coût, mais les start-ups
s’avèrent beaucoup plus aptes à prendre le risque d’une nouvelle technologie.
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L’explication cognitive
Une partie des freins à l’innovation radicale sont d’ordre cognitif. L’entreprise, focalisée sur
son marché, ne voit pas venir une rupture technologique. NCR, une grande société américaine qui dans les années 70 était leader mondial des caisses enregistreuses, n’a pas mesuré
la révolution électronique qui se préparait. Alors que les premières caisses enregistreuses électroniques apparaissaient sur le marché, avec de nombreux avantages en termes de fiabilité,
de légèreté et de coût, NCR a persisté à fabriquer de nouvelles caisses enregistreuses mécaniques, jusqu’au moment où, en quelques mois, le marché des machines électroniques est
passé de 10 % à 80 %, de sorte que l’entreprise a dû supprimer le stock entier de son dernier
modèle et a enregistré un chiffre d’affaires nul pendant un an.
Certaines entreprises, quoique conscientes de ce qui se prépare, refusent de regarder la réalité en face. C’est ainsi que les opérateurs de télécommunications, tout en maîtrisant parfaitement la technologie de la voix sur IP, n’ont pas voulu se lancer dans cette technologie car
ils savaient qu’elle cannibaliserait leurs lignes de produits classiques. Il a fallu attendre le succès de Free, notamment en France, pour que les opérateurs réagissent, dans un certain mouvement de panique.
Un autre frein tient à l’homogénéité culturelle : avec le temps, toute organisation développe
des credo et des orthodoxies qu’elle ne met plus jamais en cause. Pour des opérateurs de
télécommunication, le business-model reposant sur une facturation de la voix à la minute
était intangible, alors même qu’Internet le remettait complètement en cause.
La peur de l’échec peut bloquer l’innovation, alors que l’on connaît de nombreux échecs qui
ont été d’une très grande fécondité, à commencer par le Concorde.
Citons également le threat rigidity, ou raideur dans la réaction à une menace. Devant une
innovation qui est d’abord perçue comme une menace, l’entreprise peut être tentée de protéger son cœur de métier au lieu de chercher à s’adapter au nouveau contexte. Au lieu d’investir dans une nouvelle technologie, elle augmente les budgets destinés à améliorer sa propre technologie.
Enfin, l’un des freins est la faible légitimité de l’innovateur, qui par définition perturbe l’équilibre environnant. On n’apprécie guère les prophètes de mauvais augure, ceux qui annoncent
que l’entreprise risque de perdre des parts de marché, et les innovateurs ont donc beaucoup
de mal à se faire entendre au sein de l’entreprise.
L’explication économique
On peut également trouver des explications d’ordre économique. La première est l’asymétrie
de motivation entre start-ups et grandes entreprises. Pour une grande firme, bien établie sur
son marché, l’innovation ne représente au départ qu’un minuscule chiffre d’affaires, alors
que les fondateurs d’une start-up innovante ont souvent tout investi sur leur projet. L’un des
combattants est beaucoup plus vaillant que l’autre, malgré des ressources disponibles largement inférieures.
Certaines innovations sont jugées présenter un faible intérêt économique parce qu’elles se
font « par le bas ». Les nouveaux concurrents commencent souvent par proposer des produits
de mauvaise qualité, comme les Japonais qui, dans les années 40, vendaient des montres au
kilo. Aujourd’hui, la presse française multiplie les sarcasmes sur les voitures chinoises, dont la
qualité n’est pas encore avérée, mais il y a fort à parier que les industriels chinois vont rapidement progresser comme l’ont fait les Japonais ou les Coréens avant eux. Or la
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rupture technologique par le bas est toujours difficile à affronter pour une grande firme : il est
facile de monter en gamme, mais beaucoup plus difficile de descendre, et le cas de la Logan représente à cet égard une véritable prouesse.
L’explication stratégique
Des études ont montré que la non réponse à l’innovation radicale était une action totalement rationnelle. L’idée selon laquelle il faudrait imputer à une mauvaise gestion le fait que
les grandes entreprises passent à côté d’une innovation radicale est fausse : c’est justement
parce qu’elles sont bien gérées et qu’elles disposent de mécanismes d’attribution de ressources fondés sur l’évaluation de la rentabilité des projets qu’elles ne se lancent pas dans des
projets radicalement innovants. L’innovation radicale apparaît en effet toujours très coûteuse
au départ, avec un marché incertain et dont la taille est difficile à cerner. Elle sera donc souvent écartée au profit d’une innovation incrémentale.
Par ailleurs, les entreprises bien gérées sont tournées vers leurs clients, qui leur demandent en
général « de faire plus pour moins cher », ce qui les pousse également vers l’innovation incrémentale.
L’explication organisationnelle
Toute entreprise, a fortiori si elle est cotée en bourse, a tendance à privilégier le critère de la
prédictibilité : il faut être capable d’annoncer à l’avance le chiffre d’affaires qui sera réalisé,
ce qui tend à favoriser la continuité au détriment des ruptures technologiques.
Pas de fatalité
En dépit de tous ces facteurs qui semblent pousser les grandes sociétés vers l’innovation incrémentale plutôt que radicale, il existe de nombreux contre-exemples, liés à deux raisons principales. Tout d’abord, certaines innovations radicales ne changent pas fondamentalement le
métier de l’entreprise. Par exemple, le système de vente de livres sur Internet mis au point par
Amazon ne remet pas véritablement en cause le métier d’éditeur.
Par ailleurs, beaucoup d’innovations demandent un temps d’incubation trop long pour des
start-ups. Ainsi, dans l’industrie pharmaceutique, les grandes ruptures se font très en amont de
la chaîne de valeur, au niveau de l’invention de nouvelles molécules, mais seuls les grands
laboratoires peuvent conduire l’innovation jusqu’à l’autorisation de mise sur le marché du
nouveau médicament.
Plus généralement, il se passe souvent un temps très long entre l’invention proprement dite et
sa mise sur le marché. Internet a été inventé dans les années cinquante mais n’a commencé
à avoir un véritable impact qu’en 1995, soit 45 ans plus tard. Cette longue durée favorise les
grandes entreprises, qui ont des ressources plus stables.
On peut d’ailleurs citer de nombreuses entreprises qui ont survécu à des vagues successives
d’innovations radicales, comme Nestlé, 3M, Hewlett Packard ou IBM.
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Le dilemme de l’innovateur
Pour finir, voici quelques questions relevant du dilemme de l’innovateur. Faut-il isoler l’innovation radicale dans une entité spécialisée pour qu’elle ne subisse pas les freins de l’entreprise,
ou au contraire la laisser se diffuser au sein de cette dernière ? Une entreprise peut-elle continuer à financer ses marchés existants tout en investissant sur de nouveaux marchés ? Comment faire en sorte que depuis les managers jusqu’aux employés, tous les acteurs de l’entreprise puissent développer des initiatives ?
Vers l’innovation durable
Tout l’enjeu de l’innovation est d’éviter qu’elle soit un phénomène isolé et de parvenir à innover de façon répétée, rupture après rupture, comme 3M le fait. Jim Collins évoque à ce sujet
la notion d’innovation sociale, c’est-à-dire la création d’une structure conçue de telle sorte
qu’elle génère systématiquement de l’innovation. On pourrait également parler d’innovation
de niveau 2 : l’objectif n’est pas de créer de nouveaux produits, mais de créer une entreprise
qui crée de nouveaux produits de façon presque génétique…
Le risque de l’impasse
Denis RANDET :
Vous avez évoqué le risque, pour une entreprise, de se crisper sur son cœur de métier et de
ne pas voir arriver les innovations. Il existe un risque symétrique, qui est de se lancer dans des
innovations sans avoir conscience que celles-ci sont condamnées d’avance par l’existence
de standards qui s’imposent très rapidement : que l’on pense aux vaines tentatives de créer
un microprocesseur européen capable de damer le pion à Microsoft. De même, il est vrai
qu’il faut se méfier du piège de l’innovation par le bas, mais il faut souligner également que
certaines innovations dont la seule ambition est d’offrir des prix plus bas au terme de cinq ans
de processus de fabrication industrielle ne voient jamais le jour, l’entreprise n’ayant pas les
ressources suffisantes pour perdre de l’argent si longtemps en attendant de vendre son produit moins cher que son concurrent.
Philippe SILBERZAHN :
Vous avez raison ; c’est pourquoi l’innovation ne peut être conçue que de façon systémique.
On ne peut pas prétendre être innovant sur un produit indépendamment du processus de
fabrication ou du business-model. La Logan offre un bon exemple de ce type d’innovation,
qui porte aussi bien sur la conception du véhicule que sur l’achat des matériaux, sur le mode
de fabrication ou sur le choix des sites industriels. De même que les directions de la qualité
créées à partir des années 70 ont montré leurs limites lorsqu’on s’est aperçu que la qualité
devait être systématique dans l’entreprise, de même, les processus d’innovation n’aboutissent
que s’ils sont intégrés à l’ensemble des fonctions de l’entreprise.
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GENERICS, FRABRIQUE DE STARTS-UPS
Georges HAOUR :
Je suis professeur à l’Institut de formation executive à l’IMD de Lausanne, en Suisse, et partenaire de la société Generics. Je viens par ailleurs de publier un ouvrage intitulé « Resolving
the Innovation Paradox » (Palgrave, London, 2006, www.innovationparadox.com), qui vient
d’être traduit en japonais.
L’innovation radicale
L’innovation radicale est une innovation « business » qui n’a souvent rien à voir avec la technologie. Elle utilise parfois la technologie comme outil au service du succès commercial,
mais un produit techniquement supérieur ou qui met en œuvre une technologie de pointe
est loin d’être assuré de gagner. Quelques exemples : l’aspirateur Dyson dont nous allons
entendre parler tout à l’heure, le baladeur iPod, la montre Swatch.
L’une des innovations les plus extraordinaires est celle du magasin en self-service. Les plus
anciens se souviennent que le concept était tellement nouveau dans les années cinquante
que, quelle que soit la marchandise vendue par ce type de magasin vendait, les néons au
dessus de l’entrée indiquaient « self-service » et non « boucherie », « bonbons » ou
« chocolat ». Cet exemple souligne aussi la fragilité de l’innovation, lorsqu’il s’agit d’une activité de service : on voit l’innovation, on se demande « Comment n’y ai-je pas pensé plus
tôt ? », et on peut aussitôt la copier. D’ailleurs, comme pour beaucoup d’inventions radicales, on ne connaît pas le nom de l’inventeur du self-service.
Autres exemples, les modèles économiques innovants. La réussite d’EasyJet ne repose sur
aucune technologie particulière, mais sur une nouvelle vision d’un business traditionnel : l’idée d’aligner tous les ingrédients du transport par avion de façon à faire du low-cost. On
demande aux voyageurs d’aller dans des aéroports où ils n’ont aucune envie d’aller, car il
est moins cher d’y atterrir, on a une flotte d’avions facile à entretenir, etc… et naturellement
on utilise Internet.
Les ingrédients
Quels sont les ingrédients de l’innovation radicale ? Tout d’abord, une intuition informée par
une connaissance intime du marché. Le bon innovateur fait peu d’études de marché, et il
en tire de toutes autres informations que les autres : il possède une sorte de prescience du
marché. C’est généralement quelqu’un d’assez ouvert, prêt à apprendre, tout en se montrant têtu sur son projet. Souvent, l’innovation est portée par de petites équipes motivées,
ingrédient qui malheureusement ne se trouve pas forcément dans les grandes firmes. Elle
nécessite aussi de bons chefs de projet, ressource qui en revanche manque parfois aux
créateurs de sociétés technologiques. De plus, beaucoup de directeurs d’entreprises parlent énormément d’innovation mais ne savent pas comment rendre leur processus d’innovation plus efficace dans leur propre société. Ceci constitue l’un des paradoxes des entreprises technologiques, auquel se réfère le titre de mon récent livre..
L’idée que je développe dans ce livre est que la clef de l’innovation n’est pas la technologie, qui n’est qu’une commodité, mais le lien avec le marché et le client. Le plus important
n’est pas le brevet, mais le temps qu’on passe à réfléchir en équipe pour identifier ce qui va
vraiment faire une différence sur le marché, c’est-à-dire une offre à fort impact. Le but est
d’éviter une érosion de prix trop rapide, qui est la règle dans notre monde « hypercompétitif ». Pour mettre au point cette offre, l’entreprise intègre alors de façon massive les
apports technologiques extérieurs, qu’ils viennent des universités, des start-ups, des concurrents, etc. C’est ce que j’appelle l’innovation distribuée. Son but est de procurer à l’entreprise des options supplémentaires en se dégageant des limitations imposées par les compétences internes. La firme devient plus une architecte de l’innovation
47
Un exemple, Generics
Comme je suis associé à une entreprise qui est une innovation radicale dans son modèle
économique, Generics, je vais la prendre comme exemple de l’innovation distribuées. En
effet, Generics , pour elle-même ou pour ses clients, tente d’utiliser au maximum, les sources
d’innovation extérieures à la firme.
Generics se trouve à Cambridge en Grande Bretagne. Cette région est la Silicon Valley européenne. A moins d’une heure de voiture de cette ville, on trouve 600 entreprises technologiques, qui emploient 20 000 personnes. La région ne souffre d’aucune dépression économique et a du mal à pourvoir tous les emplois qu’elle offre. L’endroit est agréable à vivre et
l’université extraordinaire, non seulement par sa concentration de prix Nobel –la plus élevée
au monde-, mais aussi par sa très grande générosité. Par exemple, l’université ne fixe aucune limite aux activités de conseil de ses professeurs : il va de soi qu’ils sont fiers de travailler dans cette université et que s’ils font des travaux privés de conseil, ce ne sera en rien
dommageable à leur vie académique ; on leur fait confiance. De même, tous les brevets
obtenus dans le cours de leurs recherches leur appartiennent.
Generics a été fondée en 1986 par Gordon Edge. C’est un laboratoire de recherche sous
contrat qui rassemble 250 personnes, dont 200 sont des PhD. Cette activité, qui est le cœur
de métier de Generics, conduit cette société à déposer une centaine de brevets par an.
De temps en temps, ces innovations offrent matière à créer une société. Dans ce cas, la
petite équipe qui est porteuse du projet est accompagnée avec fermeté mais beaucoup
d’humour pour l’aider à approfondir son idée. Si le projet semble intéressant, l’équipe est
détachée du laboratoire sous forme d’une spin-out : les personnes en question ne sont plus
salariées de l’entreprise, mais, ce qui est très important, elles restent sur le site, dans l’incubateur de Generics.
L’équipe développe son business et elle est aidée en cela de façon informelle par Generics,
qui est actionnaire principal, en général à hauteur de 100 000 euros d’investissement total.
Un des problèmes de l’entrepreneur est qu’il est généralement très seul. Grâce au modèle
de Generics, il est très entouré, d’autant que l’incubateur est situé dans le même bâtiment
que le restaurant de l’entreprise, ce qui permet aux entrepreneurs de déjeuner avec leurs
anciens collègues tous les jours et de savoir à qui demander de l’aide : comme ils ont travaillé ensemble pendant cinq ou dix ans, l’entrepreneur sait pertinemment à qui poser sa
question et quelle fiabilité accorder à la réponse. De plus, il bénéficie de nombreux
contacts avec les investisseurs et les grandes sociétés, ce qui va permettre d’aboutir assez
vite à une sortie. L’objectif est en effet de vendre l’entreprise dès que possible.
L’exemple d’Absolute Sensors
Il y a quelques années, Generics avait mené une recherche sous contrat pour un fabricant
d’ascenseurs suisse qui avait besoin d’un capteur de position très fiable afin de détecter la
position exacte des ascenseurs. Une de nos équipes a inventé un capteur fondé sur les domaines magnétiques et a déposé un brevet en 1994. Le fabricant d’ascenseurs n’était intéressé que par son application et n’a demandé aucun droit sur le brevet pour les applications hors ascenseurs.
Une société a été créée, Absolute Sensors, et a commencé à se développer dans le cadre
de notre incubateur. Souvent, les innovateurs errent longtemps avant de trouver une application appropriée à leur invention. Après bien des péripéties, Absolute Sensors a trouvé sa
vraie application dans des capteurs pour écrans d’ordinateurs PDA. En 1999, elle a été rachetée par la société Synaptics, de Palo Alto. Pour Generics dans ce cas, l’investissement
avait été de 150 000 livres, le retour de 2,5 millions. Pour les sociétés de capital risque, ce serait déjà pas mal. Pour notre société de 250 personnes, c’est très satisfaisant.
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Le recrutement des chercheurs
Un intervenant :
Comment se fait le recrutement des chercheurs ?
Georges HAOUR :
Je participe au recrutement, qui est difficile car seuls des moutons à six pattes peuvent être
vraiment innovants et entrepreneuriaux. La proximité de Cambridge est un handicap de ce
point de vue, car le dynamisme du marché de l’emploi est tel que nos salariés peuvent à tout
moment nous quitter pour une jeune pousse ou pour la « City » de Londres : ils ont le profil
idéal pour aider un investisseur à dénicher des pépites technologiques.
Le partage de la valeur
Guy CRESPY :
Quel est votre part dans le capital des spin-outs issues de Generics ?
Georges HAOUR :
Elle est très élevée. Les employés de Generics nous sont très reconnaissants d’avoir été formés
à devenir entrepreneurs, et de ce fait ne sont pas très gourmands. En général, nous possédons entre 60 et 70 % des actions de la spin-out.
Thierry WEIL :
Les salariés de Generics travaillent-ils à plein temps ou enseignent-ils aussi à Cambridge ?
Georges HAOUR :
Ils travaillent à plein temps et même davantage, comme des consultants. Leur salaire n’est
pas extraordinaire, mais l’intérêt de rejoindre Generics est de se former dans un endroit où on
accorde une énorme valeur à la qualité scientifique mais aussi à l’orientation business. Nous
leur offrons la possibilité, si un jour ils ont une idée intéressante, de faire le fantastique voyage
qui consiste à créer une start-up.
Un intervenant :
A qui appartient la propriété intellectuelle ?
Georges HAOUR :
Dans la phase de recherche appliquée, elle appartient au client, mais seulement pour l’application qui l’intéresse : tout le reste revient à Generics. En cas de création d’une spin-out,
celle-ci reçoit des droits exclusifs sur la part du brevet qui l’intéresse pour qu’elle ait le champ
le plus libre possible. Ceci est très important pour de futurs investisseurs ou racheteurs.
Un intervenant :
Vous semblez privilégier un modèle dans lequel les entreprises sont revendues rapidement.
Georges HAOUR :
En effet : nous souhaitons que la revente se fasse au bout de quatre ou cinq ans.
Le même intervenant :
Pourquoi privilégier la vente par rapport à la pérennité de l’entreprise et à sa croissance ?
Georges HAOUR :
La vente des « spin outs » contribuent à assurer la pérennité de Generics : le modèle est très
clair dès le départ.
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Vincent CHARLET :
Quelles sont les chances de succès d’une spin-out issue de Generics par rapport à celles
des autres spin-outs ?
Georges HAOUR :
Les chances de succès ne sont pas meilleures qu’ailleurs. En général, 75 % des jeunes pousses ont disparu avant d’avoir atteint cinq ans d’existence. Cela dit, tout dépend du critère
de succès dont on parle : certaines des entreprises que nous avons vendues ont fait faillite
plus tard, mais heureusement, nous n’en étions plus actionnaires…
50
L’ASPIRATEUR DYSON
Pierre LOUSTRIC :
Le cas de Dyson, dont je vais vous parler, me paraît emblématique de l’innovation radicale.
Je m’en servirai aussi pour éclairer la question de la protection de l’innovation et de la pérennité de la capacité à innover.
Répondre à une frustration
James Dyson, aujourd’hui âgé de 57 ans, a une formation d’ingénieur et de designer qu’il a
acquise au Royal College of Art de Londres. Il a tout d’abord été salarié d’une entreprise d’ingénierie électronique. L’une de ses premières inventions est la Ballbarrow, une brouette d’une
forme inédite née d’une frustration de jardinier. James Dyson avait constaté que la roue
d’une brouette traditionnelle, supportant une forte pression, avait tendance à s’enfoncer
dans le sol, de même que les embases des pieds, et que par ailleurs la brouette était difficile
à manier et faisait des sillons dans les jardins, ce qui est insupportable pour un Anglais. Il a inventé une brouette dont la roue est remplacée par une sphère pneumatique qui absorbe les
chocs et qui est très maniable, avec des embases très larges qui ne s’enfoncent pas dans le
sol même quand la brouette est chargée.
Un jour, en 1978, alors qu’il passait l’aspirateur chez lui, il s’est aperçu qu’assez rapidement
l’appareil se bouchait et sa capacité d’aspiration diminuait fortement. Après avoir vidé le
sac, il a constaté que cette capacité était à nouveau optimale. En effet, dans les aspirateurs
traditionnels, l’air est pulsé à travers le sac ; celui-ci emprisonne les poussières et laisse passer
l’air qui s’échappe à l’arrière de l’aspirateur ; plus le sac est plein, moins l’air circule facilement. Ce fonctionnement était manifestement accepté par tous les consommateurs depuis
1901, date du dépôt du brevet par Hoover, aucune innovation n’ayant été réalisée depuis.
En allant travailler, James Dyson a remarqué la tour d’aspiration d’une scierie industrielle : la
sciure étant une matière particulièrement collante, les tuyaux d’aspiration se boucheraient si
la sciure ne passait pas préalablement par un cyclone industriel, qui, en créant une force
centrifuge à l’intérieur d’une tour de quatre à cinq mètres de diamètre, sépare la sciure de
l’air et empêche l’obstruction du tuyau. James Dyson a décidé d’appliquer le même principe
à l’aspirateur domestique.
Une obstination à toute épreuve
Il a commencé à bricoler un vieil aspirateur Hoover et s’est tellement passionné pour son projet qu’il a démissionné de son entreprise. Sa femme, qui était peintre, s’est chargée d’assurer
la subsistance du ménage, et il a passé cinq ans à réaliser des prototypes, 5 127 exactement,
car il travaillait de la même façon qu’Edison : en modifiant un seul élément à chaque fois,
pour savoir exactement d’où venait chaque amélioration. Il est ensuite allé voir tous les principaux fabricants d’aspirateur de la planète, mais aucun n’était intéressé par son projet, car
ces industriels tirent des revenus très généreux de la vente des consommables et ne souhaitaient pas mettre en péril leur modèle économique.
Dyson a fini par trouver au Japon un investisseur qui accepte de produire son aspirateur sous
licence. Devant le succès rencontré dans ce pays, il a décidé de monter sa propre entreprise
et en 1993, a produit ses premiers aspirateurs, assemblés par cinq salariés dans son garage.
51
Le succès
Il s’agissait au départ d’un aspi-brosseur, modèle traditionnellement plus employé en Angleterre et aux Etats-Unis qu’en Europe continentale. Pour pouvoir s’adresser à un marché plus
large, il a adapté son invention à l’aspirateur traîneau en lui donnant un aspect futuriste à travers le choix des formes, des matières et des coloris, sans parler du fonctionnement. Le succès
a été immédiat, malgré un prix d’achat environ trois fois plus élevé que le prix moyen des autres aspirateurs. Au bout de deux ans, il détenait 50 % du marché anglais en volume et 60 %
en valeur.
Les mêmes industriels qui avaient refusé de fabriquer ce produit s’efforcent aujourd’hui de le
copier. Heureusement, Dyson, en véritable visionnaire, avait fait le choix de s’endetter pour
protéger son invention tout autour du monde : il possède 1 500 brevets sur différents aspects
du produit. Il y a trois ans, nous avons gagné un procès retentissant contre Hoover, qui nous a
valu 4 millions de livres de dommages et intérêts.
Comment pérenniser la capacité d’innovation ?
Malgré cette protection, les grandes firmes, se rendant compte que notre produit était en
train de révolutionner le marché à l’image du remplacement de la photographie argentique
par le numérique, se sont mises en ordre de marche et les aspirateurs sans sac qu’elles produisent commencent à être relativement performants. Nous sommes contraints d’innover pour
garder une longueur d’avance, et c’est d’autant plus important que notre entreprise est mono-produit.
C’est pourquoi nous consacrons à la R&D 10 % de notre CA, qui s’élève à 700 millions d’euros,
quand nos concurrents n’en sont en général qu’à 2 ou 3 % ; même nos concurrents coréens,
les plus dynamiques, ne vont pas au-delà de 5 à 6 %. La R&D emploie un tiers de nos effectifs,
ce qui représente 450 ingénieurs, scientifiques et designers, sur 1 400 personnes. L’avantage
de cette entreprise est que le capital appartient entièrement à James Dyson et aux membres
de sa famille. Dans les multinationales, les actionnaires sont souvent tentés, devant des difficultés ou un retour sur investissement trop faible à leurs yeux, de sacrifier la R&D.
Pour nos recherches, nous utilisons des moyens très sophistiqués. Un rayon laser nous permet
d’analyser le comportement des particules à l’intérieur du cyclone. Une chambre semianéchoïque, généralement utilisée dans le domaine musical, nous permet de travailler sur la
fréquence des sons de l’aspirateur : le Dyson, de par sa technologie, reste relativement
bruyant, et nous cherchons à introduire des sons graves ou aigus pour modifier la fréquence
sonore. Nous travaillons aussi sur un moteur digital, qui tourne à 100 000 tours minute au lieu
des 10 000 tours d’un moteur de Formule 1. Ce futur moteur restituera une puissance bien supérieure, tout en consommant beaucoup moins qu’un moteur traditionnel.
Nous prenons également des initiatives visant à solliciter la créativité du consommateur. Dernièrement, nous avons mené en France une campagne destinée à recueillir les frustrations des clients à l’égard de divers objets de leur vie quotidienne : nous avons tous été agacés par la roue d’un caddie de supermarché devenue folle, ou par le battant de poubelle
qui remonte de façon imprévue. C’est souvent à partir de ce genre de frustration que naissent les innovations, comme dans le cas de la Ballbarrow ou de l’aspirateur Dyson.
Le post-it a été inventé de la même façon : un ingénieur de chez 3M, par ailleurs choriste, mélangeait et perdait régulièrement ses partitions, qui avaient tendance à s’envoler. Il s’est souvenu qu’un de ses collègues avait inventé une colle qui avait été rejetée par les services des
méthodes parce qu’elle ne collait pas assez ; il a adapté cette colle sur un papier, et a ainsi
créé un produit qui a révolutionné notre quotidien.
De même, la poussette Mac Laren a été inventée en 1965 par un ingénieur en aéronautique
qui avait la charge de promener ses petits-enfants. Estimant que les landaus étaient volumi52
neux, lourds, et empêchaient les bébés de voir le monde, il a utilisé son expertise en aéronautique, et notamment sa connaissance des usages de l’aluminium tubulaire, matériau
extrêmement résistant et léger, pour inventer la poussette pliable dont toutes les poussettes
actuelles dérivent.
Comment remplacer le leader charismatique ?
Un intervenant :
Vous nous avez raconté l’histoire de James Dyson, mais il reste à raconter celle de Dyson
limited. Cette entreprise semble reposer beaucoup sur son leader charismatique : que deviendra-t-elle lorsqu’il ne sera plus là ?
Pierre LOUSTRIC :
Trois des cinq personnes qui ont commencé à fabriquer les aspirateurs avec James Dyson
en 1993 sont toujours là et il les a donc coachés pendant 13 ans. Toute la question est de
savoir si elles hériteront de son génie inventif. Par ailleurs, il est certain qu’une personne qui
crée et développe sa propre entreprise met plus d’énergie et d’abnégation à faire vivre sa
passion que ne le feront des salariés. Cela dit, nous avons déjà produit d’autres innovations,
sans doute pas aussi radicales que celle de cet aspirateur, mais néanmoins intéressantes.
C’est là le vrai défi : après avoir inventé le stylo Cristal, Bic a su fabriquer des rasoirs ou des
briquets tout aussi révolutionnaires ; Apple, de son côté, a su se réorienter complètement et
passer de l’informatique à la musique.
Thierry WEIL :
Quels autres produits avez-vous inventés ?
Pierre LOUSTRIC :
Quand vous êtes l’auteur d’une innovation radicale, vos clients vous attendent au tournant : ils seraient déçus si vos produits suivants n’offrent pas le même type de rupture. Nous
aurions certainement pu gagner de l’argent en fabriquant par exemple un grille-pain aux
lignes futuristes, estampillé Dyson, mais nous voulons conserver le même business-model et
pour cela ne mettre sur le marché que des innovations radicales. Un certain nombre de produits sont « dans le tube », mais je ne peux pas vous en parler pour le moment.
L’avantage des produits révolutionnaires
Janine COHEN :
Comment l’entreprise a-t-elle réussi à financer son développement sans faire appel à des
actionnaires ?
Pierre LOUSTRIC :
L’avantage, lorsque vous révolutionnez un marché, c’est qu’il n’existe pas de référence
pour le prix de votre produit. Vous pouvez donc le fixer assez librement, et en l’occurrence
nos aspirateurs sont vendus avec une marge confortable. Dans la mesure où la performance que vous promettez est effectivement délivrée, vous n’avez même pas besoin de
faire de marketing : vos clients parlent du produit autour d’eux et celui-ci se vend même s’il
est plus le plus cher de sa catégorie.
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Comment obtenir un référencement
Thierry WEIL :
Je comprends qu’une fois que vous avez vendu votre appareil à dix ménagères, celles-ci
aient pu susciter rapidement mille autres clients ; mais comment avez-vous convaincu les dix
premières, et pour cela comment avez-vous obtenu votre premier référencement ?
Pierre LOUSTRIC :
James Dyson s’est présenté dans un grand magasin anglais, John Lewis, s’est fait passer pour
un client lambda et a demandé à voir le meilleur aspirateur disponible. Le vendeur lui a présenté l’article ; James a tiré de sa poche une canne télescopique et a fracassé l’aspirateur
sous les yeux terrifiés du vendeur. Puis il a sorti son propre aspirateur et a tapé dessus de la
même façon, pour faire la preuve de sa solidité. Le vendeur et le directeur du magasin ont
été tellement touchés par tant de passion et d’abnégation qu’ils ont accepté de prendre le
produit à l’essai pendant quinze jours, et le succès a été immédiat.
L’innovation dans la fabrication
Jean BRETON :
Avez-vous également innové en matière de processus de fabrication ?
Pierre LOUSTRIC :
Nous avons fait le choix d’utiliser des matériaux très nobles, comme par exemple l’ABS (qui
sert à fabriquer des casques de motos, ou des boucliers de CRS, ou encore les hublots du
Concorde), ou le polycarbonate. Très onéreux mais très solides, ces matériaux nous permettent de vendre nos produits à un prix plus élevé, et de réinvestir ces bénéfices dans la R&D.
Cultiver l’originalité
Vincent CHARLET :
Votre exposé est parfaitement orthogonal à ce qu’on enseigne dans tous les cours sur l’innovation. On nous explique que le temps des inventeurs qui bricolaient dans leur garage est révolu, et vous nous racontez exactement ce genre de conte de fée ; que l’innovation n’est
pas seulement une affaire de R&D, et vous y consacrez 10 % de votre chiffre d’affaires ; qu’on
ne peut rien faire sans des alliés et de solides atouts, et votre inventeur a réussi tout seul en
mangeant de la vache enragée pendant cinq ans !
Pierre LOUSTRIC :
Effectivement, nous avons conscience que notre modèle est très original et nous cultivons
cette différence, que ce soit dans la technologie, dans la forme, ou encore dans le packaging, les cartes de visite, le site Internet. Nous avons quarante designers maison et ne confions
rien à l’extérieur, de façon à assurer la plus grande cohérence possible dans ce fonctionnement vraiment différent.
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Jean BRETON :
Quand on rapproche ce récit de ce qu’on nous explique sur le fonctionnement de l’AII
(Agence de l’Innovation industrielle), cela laisse rêveur… Pour obtenir une subvention auprès
de ce nouvel organisme, il faut pratiquement être capable d’anticiper vingt ans à l’avance
les retours sur investissement de son innovation : c’est un peu contradictoire.
Pierre LOUSTRIC :
James Dyson n’a jamais réussi à convaincre un industriel ou un investisseur que son projet pouvait aboutir. On lui répondait toujours : « Ça ne marchera jamais : si cela devait marcher, Hoover l’aurait déjà inventé ». Il n’a trouvé qu’un banquier qui a courageusement accepté de lui
prêter un million d’euros pour tenter l’aventure. Un détail à ce sujet : tout le monde lui disait
que l’idée d’un collecteur de poussière transparent était absurde et que c’était répugnant
de voir la saleté. Or c’est un des ingrédients du succès de ce produit : passer l’aspirateur est
l’une des principales corvées du ménage, et les ménagères trouvent très gratifiant de constater le résultat de leur travail en voyant le collecteur se remplir !
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INNOVATION RADICALE ET GESTION DES RUPTURES
Bernard BUISSON :
Je suis consultant chez Expertel, une filiale de France Télécom, et je suis spécialisé dans la gestion de la R&D et de l’innovation. Je suis également co-auteur, avec Jean-Yves Prax et Philippe Silberzahn, de l’ouvrage Objectif Innovation (Dunod 2005).
Quatre types d’innovations
Nous empruntons à Paul A. Geroski et Constantinos C. Markides la typologie des innovations
qu’ils définissent dans leur ouvrage Fast second (Jossey-Bass, 2005). On a tendance à ranger
les innovations dans deux catégorie, les innovations radicales et les innovations incrémentales ; mais selon eux, il existe une bien plus grande variété d’innovations. Celles-ci peuvent être
classées, d’une part, selon qu’elles renforcent ou détruisent les compétences des acteurs
existants ; d’autre part, selon leur impact plus ou moins important sur les habitudes des
consommateurs.
Par exemple, le passage à l’ADSL n’a eu qu’un impact modéré sur les habitudes des consommateurs et a renforcé les opérateurs traditionnels des télécoms : c’est une innovation incrémentale. La téléphonie mobile était en revanche une innovation majeure : elle a renforcé
également ces opérateurs et elle a eu un impact important sur les habitudes des consommateurs. La technologie de voix sur IP modifie fortement les habitudes des consommateurs dans
la mesure où le téléphone devient totalement gratuit, et elle détruit les compétences des acteurs existants ; c’est une innovation radicale. Enfin, la télévision sur ADSL n’a qu’un impact
mineur sur les habitudes des consommateurs, mais elle détruit également les compétences
des opérateurs traditionnels ; c’est une innovation stratégique.
Autre aspect important de l’innovation, son caractère relatif par rapport à l’acteur qui la
porte. Pour les opérateurs télécoms, la télévision sur ADSL est une innovation incrémentale,
alors que pour les opérateurs par satellite, il s’agit d’une innovation stratégique. Pour un opérateur mobile, la voix sur IP mobile est une invention radicale, alors que pour un opérateur
comme Skype, c’est une innovation incrémentale.
Ruptures et freins
Les ruptures qui caractérisent l’innovation et les freins qui la retardent peuvent être de différentes natures : technologie, économique, d’usage, liés au modèle économique, à la réglementation… L’innovation peut se définir comme la meilleure exploitation possible des ruptures
qui s’opèrent et des freins qui s’exercent à un moment donné. Par exemple, il est possible aujourd’hui de localiser de façon extrêmement précise un téléphone portable ; mais la réglementation limite fortement l’usage qui peut être fait de la géolocalisation. Au Royaume-Uni,
une loi autorise à s’en servir pour localiser son enfant mineur, à condition toutefois que celui-ci
ait donné son consentement. Une innovation, pour réussir sur le marché, doit opérer la synthèse de ce type de situation : on parlera d’innovation pro-active si elle prend l’initiative d’en
tirer parti ; d’innovation réactive si elle se contente de réagir à la nouvelle combinaison de
ruptures et de freins.
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L’enchaînement naturel des ruptures
Les différentes ruptures s’enchaînent selon un schéma immuable : rupture technologique, rupture économique, rupture d’usage.
Le premier véhicule motorisé, dont l’invention a constitué une rupture technologique, est celui
de Fardier de Cugnot, en 1760. Pendant la longue période de maturation qui a suivi, de nombreux inventeurs ont amélioré le principe de base : aux Etats-Unis, autour de 1900, il existait
environ 3 000 constructeurs automobiles. Survient alors la rupture économique : en 1903, Ford
décide d’abaisser le prix de vente de 2 000 à 850 dollars. Le processus se termine avec la rupture d’usage : l’automobile devient un produit de consommation de masse.
Autre exemple plus récent, les premiers prototypes d’écrans plats LCD sont apparus en 1968 à
la RCA (Radio Corporation of America) et en 1969 à la Kent State University. Il a fallu attendre
les années 90 pour que des industriels asiatiques comme Samsung parviennent à les fabriquer
en série à des prix abordables, en construisant des usines dont le prix unitaire se chiffrait en
centaines de millions d’euros. Alors seulement a pu se produire la rupture d’usage. A l’heure
actuelle, chez Darty, 98 % du linéaire des téléviseurs est consacré aux écrans plats.
Confort et incertitude
Des quatre types d’innovation (incrémentale, majeure, radicale et stratégique), seule la première est relativement « confortable » pour les acteurs industriels établis : les trois autres créent
beaucoup d’incertitude.
C’est en fonction de ce critère de confort que les firmes existantes et les start-ups vont se partager le terrain de jeu de l’innovation. Les grands groupes ont un penchant naturel pour l’innovation incrémentale, et les start-ups pour l’innovation radicale ; les uns et les autres se partagent les innovations majeures et stratégiques.
Par exemple, la création et le développement de Compaq dans les années quatre-vingts est
né de la frustration de quelques ingénieurs de Texas Instruments qui déploraient que cette
firme ne veuille pas se lancer dans la fabrication des ordinateurs portables. Actuellement, si la
communication sur la voiture électrique est portée par une entreprise comme Bolloré, c’est
que les constructeurs traditionnels préfèrent continuer dans la voie des innovations incrémentales.
Comment gagner les marchés de demain ?
Pour gagner les marchés de demain, on sait au moins ce qu’il ne faut pas faire. James M. Utterback a montré dans son ouvrage Mastering the dynamics of innovation (Harvard Business
School Press, 1994), que lorsqu’un nouveau produit entre sérieusement en compétition avec
l’ancien, les firmes en place commencent souvent par chercher à améliorer l’ancien produit
pour résister coûte que coûte à cette rupture. A la fin du dix-neuvième siècle, les armateurs
de la marine à voile ont tenté de s’opposer au triomphe de la marine à vapeur en construisant un gigantesque voilier de 117 mètres de long, 7 mâts et 26 voiles ; très difficile à manœuvrer, il s’est échoué sur une île au sud de l’Angleterre…
Autre exemple plus récent, au début des années 2000, Kodak a beaucoup travaillé sur la
photo numérique, au point d’accumuler un millier de brevets. Mais au moment où ce marché
commençait à décoller, la firme a préféré développer et soutenir commercialement la dernière génération de photographie argentique, l’APS (Advanced Photo System), dont le succès a été très limité.
Autre tentation promise à l’échec, le fait de miser sur une inversion dans l’ordre des ruptures :
les promoteurs du téléphone satellitaire ont cru pouvoir provoquer une rupture d’usage avant
la rupture économique. Ils espéraient que l’adoption de ce nouvel outil de communication
par des millions d’usagers permettrait, dans un deuxième temps, d’abaisser les coûts de fabrication. Mais le coût d’un terminal Mais le coût d’un terminal étant de 3 000 euros et le prix de
57
la communication d’environ un euro la minute, seuls quelques-uns de ces opérateurs ont pu
survivre, sur des marchés de niche, tels que les plates-formes pétrolières perdues au milieu
de la forêt vierge.
Pour réussir à lancer une innovation radicale, il faut prendre conscience qu’en réalité, ce
n’est pas le temps qui manque : quel que soit le secteur concerné, il existe entre la rupture
technologique et la mise en œuvre de l’innovation une période de maturation
relativement longue. La voix sur IP, par exemple, existe et fonctionne correctement depuis
1997. Les ressources financières ne sont pas non plus un vrai problème : les exemple de MSDOS, Apple II et Skype montrent que les innovations radicales ne sont pas forcément les plus
coûteuses. Enfin, les entreprises disposent des méthodologies rigoureuses qui permettent à
une innovation d’aboutir : tous les groupes ont mis en place des processus de gestion de
projet de R&D très sophistiqués (jalons, comités d’investissement, évaluation de retour sur
investissement…)
Au total, il n’est pas forcément indispensable de faire partie des pionniers d’une innovation
pour en recueillir les fruits commerciaux. Les pionniers créent la première version du produit
ou du service, mais les gagnants sont ceux qui la transforment en un succès commercial à
grande échelle. Or les exemples de la photocopie, du magnétoscope, des motos, des rasoirs, ou encore des couches-culottes montrent que les pionniers ne réussissent pas toujours
à tirer parti de leur propres inventions.
Des ruptures « naturelles » ?
Janine COHEN :
Vous avez qualifié de « naturel » l’enchaînement des ruptures, mais dans le cas de la diffusion du câble, on observe qu’en France, celle-ci a été très longue, alors même que France
Télécom présentait des offres très intéressantes : manifestement, le public n’était pas mûr
pour cette innovation.
Bernard BUISSON :
L’enchaînement des ruptures est naturel, mais il peut se passer très longtemps entre les différentes ruptures, et en l’occurrence entre la rupture économique et la rupture d’usage.
Le time to market
Thierry VALOT :
Vous dites que les pionniers ne tirent pas toujours le bénéfice de leurs innovations ; or en
principe les brevets servent précisément à protéger ceux qui ont eu les premiers une idée
innovante, comme l’illustre l’exemple de Dyson. A contrario, adopter une politique de suiveur n’est-il pas extrêmement risqué, compte tenu de la politique développée par certaines
firmes de miner le terrain par de très nombreux brevets ?
Bernard BUISSON :
Les premiers inventeurs des moteurs de recherche ont disparu du marché et ont cédé la
place à Google. Est-ce faute de protection de leur propriété industrielle ? Je n’en suis pas
convaincu.
Pierre LOUSTRIC :
Il s’agit plutôt d’un problème de time to market : quand vous êtes trop innovant, vous êtes
parfois en décalage par rapport aux attentes des usagers, qui ne sont pas encore prêts.
Philippe SILBERZAHN :
Souvent, le pionnier s’épuise à éduquer le marché, et lorsque celui-ci commence à décoller, les investisseurs estiment qu’ils ont perdu assez d’argent avec le projet et préfèrent tout
abandonner.
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Choisir sa stratégie
Thierry VALOT :
Faut-il en tirer la conclusion qu’il suffit de disposer d’une veille technologique bien organisée ?
Philippe SILBERZAHN :
L’expérience montre que la veille technologique n’est efficace que si vous êtes vous-même
un acteur de l’innovation, faute de quoi vous ne disposez pas des compétences pour sentir et
évaluer le marché.
Patrice PREZ :
Peut-être est-ce en vain que nous cherchons à identifier des modèles d’innovation ? Il est toujours facile de construire des modèles a posteriori, mais les voies de l’innovation sont imprévisibles.
Philippe SILBERZAHN :
Il est certain qu’on trouve toujours des contre-exemples : Amazon, par exemple, est le pionnier de la vente de livres sur Internet, et c’est encore aujourd’hui le leader de ce secteur.
Thierry WEIL :
De même qu’il y a différents genres musicaux, il y a différents modèles d’innovation : on peut
aimer le rap, le chant grégorien ou la musique baroque, mais chacun de ces genres a ses
propres règles. A force d’étudier des exemples d’innovation, on a quelques idées sur la façon
dont les entreprises qui ont une stratégie de pionniers ou une stratégie de suiveurs peuvent
réussir ; et on sait qu’en revanche, ceux qui veulent tenter leur chance comme pionniers tout
en ayant une stratégie de suiveur, ou l’inverse, vont vers l’échec.
Pourquoi privilégier l’innovation radicale ?
Georges HAOUR :
Je suis étonné de l’intérêt particulier dont ce séminaire témoigne en faveur de l’innovation
radicale : pourquoi vous semble-t-elle si importante ?
Thierry VALOT :
Dans les grands groupes, c’est l’innovation incrémentale qui domine, or il semble clair que les
parts de marché importantes dont certaines firmes jouissent aujourd’hui sont fondées sur quelques innovations radicales réalisées il y a une quinzaine d’années.
Hai Chau TRAN :
Je vois une autre raison de favoriser l’innovation radicale : elle permet aux acteurs qui la mettent en œuvre de vivre une expérience inoubliable et constitue une formation de tout premier ordre. Dans les entreprises, l’innovation radicale crée une génération de managers et de
chercheurs extrêmement heureux et ambitieux.
Rédacteur de séance : Elisabeth BOURGUINAT
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