SOMMAIRE - Help Geraldine

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SOMMAIRE - Help Geraldine
SOMMAIRE
SOMMAIRE
1
INTRODUCTION
3
CHAPITRE 1 : MUSIQUE ET INTERNET
11
I. L’INDUSTRIE DE LA MUSIQUE EN CRISE ?
A. LES DIFFERENTS MARCHES
11
11
1.
2.
3.
4.
11
15
16
17
B.
1.
2.
3.
4.
C.
1.
2.
3.
Le marché des phonogrammes
Le marché des droits
Le marché des concerts
Les marchés annexes
LES INTERVENANTS
Auteurs compositeurs et artistes interprètes
Les sociétés de perception et de répartition des droits (SPRD)
Producteurs et éditeurs
Les distributeurs de disques
LA CRISE DE L’INDUSTRIE DU DISQUE
Le P2P, cause de la crise ?
Des études contradictoires
Une crise circonscrite à l’industrie du disque ?
18
18
20
22
23
24
25
26
29
II. INTERNET ET LES NOUVELLES TECHNOLOGIES NUMERIQUES
A. GENESE D’INTERNET ET LOGIQUE COOPERATIVE
30
30
1.
2.
30
34
B.
1.
2.
3.
4.
Histoire d’Internet
Culture de la gratuité et gratuité de la culture à l’épreuve du commerce électronique
LE PEER-TO-PEER A L’ASSAUT DE L’INDUSTRIE DU DISQUE
Définitions
Histoire du P2P
L’utilisateur-type des réseaux P2P
P2P : les raisons du succès
36
36
37
41
42
CHAPITRE 2 : L’OBSTACLE DE LA PROPRIETE INTELLECTUELLE
44
I. LA PROPRIETE INTELLECTUELLE A L’EPREUVE DES RESEAUX
A. LA PROPRIETE INTELLECTUELLE
44
44
1.
2.
44
45
B.
1.
2.
3.
4.
Droit d’auteur, droits voisins et droit des utilisateurs
Histoire de la propriété intellectuelle
LA PROPRIETE LITTERAIRE ET ARTISTIQUE DANS L’ENVIRONNEMENT NUMERIQUE
Principes généraux
La loi applicable et les tribunaux compétents
Le téléchargement de fichiers musicaux
L’écoute en ligne et l’écoute à la demande
48
48
51
52
53
II. PROPRIETE INTELLECTUELLE ET IDEOLOGIE DES RESEAUX
A. VERS UNE UTOPIE DES RESEAUX ?
54
55
1.
2.
55
57
La propriété intellectuelle comme obstacle à la fluidité des réseaux
Le cyberespace et la cyberculture
1
3.
B.
1.
2.
3.
« Cyberculture et info-éthique »
« DE LA GRATUITE DE L’ŒUVRE A L’ABOLITION DE SA PROPRIETE
L’économie numérique selon John Perry Barlow
Feu le droit d’auteur ?
Libre circulation et déni du droit
59
»
61
62
66
69
CHAPITRE 3 : STRATEGIES DE REPONSE DES DIFFERENTS ACTEURS
73
I. L’INDUSTRIE DU DISQUE A L’ASSAUT DU P2P
A. STRATEGIE DE LA REPRESSION
73
74
1.
2.
74
77
B.
1.
2.
3.
4.
Le SNEP à l’assaut des pirates
Des jugements contradictoires
LA RIPOSTE COMMERCIALE
La riposte commerciale des majors
« Téléchargez-moi légalement » ?
La distribution à la demande : l’exemple d’e-compil
Perspectives d’avenir du téléchargement légal
79
79
80
83
85
II. LE GOUVERNEMENT PRIS ENTRE DEUX FEUX
A. MEDIATION ET SENSIBILISATION
87
87
1.
2.
87
88
B.
1.
2.
Charte Musique et Internet
« Adopte la Net Attitude »
JUSTIFIER LES DROITS D’AUTEUR DANS L’ENVIRONNEMENT NUMERIQUE
Le droit d’auteur comme facteur incitatif à la création
Le droit d’auteur comme facteur de diffusion de la culture
89
90
91
III. « LIBEREZ LA MUSIQUE » OU LES ALTERNATIVES A LA REPRESSION
A. « LIBEREZ LA MUSIQUE ! » : CONTRE LA REPRESSION DES PIRATES DU NET
B. LA LICENCE GLOBALE
92
92
93
1.
2.
94
95
Le Livre Blanc de la Spedidam
A quand la licence globale ?
CONCLUSION
98
BIBLIOGRAPHIE
100
ANNEXES
106
2
INTRODUCTION
« Napster affecte les ventes de disques », disait Hilary Rosen, présidente de la
Recording Industry Association of America (RIAA) en 20011, tandis qu’un communiqué de
presse de la Fédération Internationale de l’Industrie Phonographique (IFPI) soutenait deux ans
plus tard que « le téléchargement de masse depuis le partage non autorisé de fichiers sur
Internet et la prolifération massive de CD gravés [continuaient] d’être une cause majeure de la
chute globale de ventes de CD »2. A cette date, Napster n’existait plus, les majors du disque
ayant eu raison du site d’échange gratuit. Plus que tout autre, Napster symbolisait le rêve,
grâce à Internet, d’une autre forme d’accès au savoir, à la culture, à l’information, rêve des
internautes devenu un cauchemar pour les producteurs d’œuvres protégées par la propriété
intellectuelle. « Ce que la technologie nous promet d’une main, le droit d’auteur ou le
copyright nous le reprennent de l’autre »3. Car en effet, la rencontre de l’univers de l’Internet
et de celui de la culture a suscité bien des problèmes, tout particulièrement dans le domaine
des industries du divertissement – musique, cinéma et jeux vidéo notamment. Et cette
inquiétude ne date pas d’hier. En réalité l’impact du numérique sur les industries culturelles a
suscité
des
craintes
bien
avant
Internet.
En
1987,
Stewart
Brand
écrivait
déjà : « L’information veut être gratuite. L’information veut aussi être chère. Elle veut être
gratuite parce qu’elle est devenue si économique à distribuer, copier, rembobiner – trop bon
marché pour qu’on la compte ! Elle veut être chère parce que sa valeur peut être considérable
pour son destinataire. Cette tension ne se relâchera pas. Elle engendre des débats pénibles et
sans fin sur sa valeur, le copyright, la propriété intellectuelle, la moralité de la redistribution
spontanée, parce que chaque nouvelle génération technologique rend la tension encore plus
grande »4. Et l’arrivée d’Internet n’a fait qu’accroître l’appréhension des industries culturelles.
1
The Associated Press, « Napster Said to Hurt CD Sales », The New York Times, 25 février 2001,
cité par Eric S. BOORSTIN, Music Sales in the Age of File Sharing, Departement of Economics, Princeton
University, 2004, http://www.cs.princeton.edu/~felten/boorstin-thesis.pdf, p. 3.
2
IFPI,
« Global
Sales
of
Recorded
Music
Down
7%
in
2002
»,
http://www.ifpi.org/site-
content/press/20030409.html, 9 avril 2003, cité par BOORSTIN Eric S., Ibid.
3
Joëlle FARCHY, Internet et le droit d’auteur. La culture Napster, CNRS Editions, Paris, 2003, p. 11.
4
Stewart BRAND, The Media Lab : Inventing the Future at MIT, Penguin, New York, 1987, cité par Daniel
KAPLAN, « Comprendre la crise », Les nouveaux dossiers de l’audiovisuel. Piratage, arme de destruction
massive de la culture, n° 1, septembre-octobre 2004, p. 16.
3
La convergence des réseaux et la diffusion rapide de l’accès au haut-débit (qui a explosé en
2004) ont attiré l’attention vers les contenus et les nouvelles opportunités économiques, de
croissance et d’emploi. Pour certains, cela n’est que la réalisation de ce qu’ils prévoyaient il y
a déjà quelques années. Simple effet de mode ou fer de lance d’une mutation économique et
sociale profonde, les premières réflexions sur le statut d’Internet manquaient cependant
parfois de subtilité. Le thème de la nouvelle économie a commencé à apparaître dans les
années 1996-1997, popularisé aux Etats-Unis par Kevin Kelly, rédacteur en chef de la revue
Wired, qui publie en 1997 un article intitulé « New Rules for the New Economy » dans lequel
il s’agit de montrer en quoi les principes mêmes de l’économie sont modifiés5. Les
fondements de cette nouvelle économie sont la globalisation, l’interconnexion par un système
de réseaux, et, ce qui nous intéresse particulièrement, la nouvelle importance accordée aux
productions immatérielles et intellectuelles. Le concept aura un grand succès médiatique avec
l’essor d’Internet avant d’acquérir ses lettres de noblesse sur le plan académique grâce à Carl
Shapiro et Hal R. Varian, deux universitaires de Berkeley, qui publient en 1998 un guide
stratégique sur l’économie des réseaux, dans lequel ils montrent la pertinence des modèles
économiques traditionnels pour comprendre les mutations en cours6. Parallèlement, l’activité
économique autour d’Internet devient celle qui engendre les profits boursiers les plus
importants. C’est la période de la « bulle » Internet, qui ne devait pas durer, puisque après une
période d’euphorie, des sociétés comme Amazon ou Yahoo, phares de la nouvelle économie,
ont connu de grandes difficultés. En 2001, le secteur Internet figurait parmi ceux qui avaient
le plus chuté sur des marchés financiers oublieux des logiques industrielles et économiques.
On pourrait, comme le suggère Patrice Flichy, considérer Internet comme une prophétie autoréalisatrice : « A force de se persuader et de persuader les autres qu’Internet va être l’outil
majeur d’une nouvelle société, les choses finissent par arriver »7. Selon une étude réalisée par
la banque Morgan Stanley, la diffusion d’Internet a été particulièrement rapide : alors qu’il a
fallu trente-huit ans pour que la radio touche 50 millions d’auditeurs aux Etats-Unis, la
télévision n’eu besoin que de treize ans, les chaînes thématiques câblées de dix ans, et Internet
a atteint ce chiffre en cinq ans8. Mais il reste largement exagéré de parler de « révolution »
technique, sociale ou culturelle, et il en est d’ailleurs de moins en moins question. Internet
pourrait retrouver la place qu’il n’aurait jamais du quitter, celle d’un système technique
5
Joëlle FARCHY, op. cit., p. 12.
6
Carl SHAPIRO et Hal R. VARIAN, Economie de l’information, De Boeck Université, 1999.
7
Patrice FLICHY, « Internet ou la communauté scientifique idéale », Réseaux, n° 97, vol. 17, 1999, p. 79.
8
Joëlle FARCHY, op. cit., p. 18.
4
d’échange de contenus qui se diffuse dans l’ensemble des activités économiques. Il n’est plus
question aujourd’hui de se demander s’il faut faire avec ou sans Internet, mais de savoir quoi
faire avec.
Comme le note très justement Lucien Sfez, les techniques sont le produit d’une société
et d’une culture, réinterprétées par l’usage des hommes9. Un système de communication n’est
pas d’abord déterminé par la technique mais par le contexte social et culturel dans lequel ces
techniques apparaissent. Les techniques de communication existent depuis longtemps, mais la
place de la communication dans la société n’a cessé d’évoluer. « L’une des différences entre
le passé et le présent est sans doute, depuis l’impulsion donnée par l’invention de l’écriture,
puis de la rhétorique, le fort mouvement d’innovation dans ce domaine. L’autre différence est,
bien sûr, la valeur sociale qu’on accorde aujourd’hui à ces techniques »10. En effet, le discours
qui fait de la communication une des valeurs centrales de la société est d’apparition récente.
Ainsi, dans les années 1940, Norbert Wiener érige la communication en valeur centrale de son
programme politique pour faire face au naufrage guettant la société11. Et comme l’utopie
communicationnelle12 des années 1940 ou celle de la révolution informatique des années
1960-1970, le « culte de l’Internet »13 – pour reprendre l’expression de Philippe Breton –
porte l’espoir d’un monde meilleur dans lequel il y aura plus de richesses, plus de démocratie,
plus de savoir, etc. Une société transparente, consensuelle et harmonieuse serait sur le point
de se créer. Internet a fait resurgir le rêve d’une société idéale libérée des tensions du monde
réel. Les machines à communiquer doivent régler les déséquilibres de la société : suppression
de l’absence, de l’ignorance, de la solitude, domination de l’espace et du temps. L’histoire
nous montre cependant que de tels espoirs ont pu être portés par la plupart des machines à
communiquer, avant même la naissance de l’idéologie de la communication. Pourtant, alors
même que les médias de masse font l’objet d’une véritable méfiance de la part des élites
intellectuelles, Internet semble susciter, aujourd’hui encore, une adhésion beaucoup plus
9
Lucien SFEZ, Technique et idéologie. Un enjeu de pouvoir, Seuil, Paris, 2002, p. 80 sq. Voir aussi Dominique
WOLTON, Internet et après ? Une théorie critique des nouveaux médias, Flammarion, 2000.
10
BRETON Philippe, L’utopie de la communication. Le mythe du « village planétaire », La Découverte, Paris,
1997, p. 124
11
A mettre en relation avec le contexte historique bien particulier : camps de concentration et utilisation de la
bombe atomique.
12
Philippe BRETON, op.cit. Voir aussi Lucien SFEZ, Critique de la communication, Seuil, Paris, 1988.
13
BRETON Philippe, Le culte de l’Internet. Une menace pour le lien social ?, La Découverte, Paris, 2000.
5
massive et les discours sur les lendemains numériques qui chantent se multiplient14. Ainsi des
auteurs comme Philippe Quéau, Pierre Lévy ou Nicholas Negroponte ont eu des discours très
enthousiastes sur la « révolution numérique » en cours. Joëlle Farchy, quant à elle, rappelle
comment l’histoire des techniques nous invite à une plus grande humilité quant aux usages
qui peuvent être faits des technologies de communication. Ainsi le téléphone devait servir à
appeler les domestiques ou à transmettre à domicile des airs d’opéra. Dès lors, ce sont plus les
usages d’Internet qui déterminent et détermineront sa place dans la société.
Dans une écrasante majorité, les usages actuels d’Internet sont utilitaires, et
étroitement liés au travail, à la famille et à la vie quotidienne. Selon les données officielles
publiées par le gouvernement dans le cadre du programme pour la société de l’information,
Internet sert d’abord à accéder à des informations et à communiquer à titre professionnel ou
privé. Selon les données récoltées par Forrester Research en 2000, le divertissement – en
dehors d’un faible pourcentage de jeux en ligne – n’occupe qu’une faible place aux EtatsUnis. Les médias traditionnels continuent à meubler le temps consacré à la détente et aux
loisirs. Ainsi l’orientation ludique d’Internet peut apparaître relativement marginale par
rapport à l’ensemble des services offerts. Cependant, l’usage culturel est un de ceux que le
public paraît le plus spontanément prêt à adopter, et des millions d’internautes amateurs d’art
visitent déjà en ligne les grands musées – le nombre de personnes ayant virtuellement visité le
National Gallery of Art de Washington est égal à celui des visiteurs réels15. Si la numérisation
et la compression des données ont permis la constitution de musées ou de sites patrimoniaux
en ligne, elles ont des conséquences d’une toute autre importance sur les filières
traditionnelles de la culture (cinéma, disque, livre, vidéo, etc.). et créent parallèlement une
nouvelle filière, celle du multimédia, combinant textes, sons, images fixes et animées. Il est
clair en tout cas que la culture n’a pas échappé aux espoirs suscités par l’essor d’Internet. Et
parmi l’ensemble des rêves véhiculés en matière culturelle, deux sont particulièrement
important pour notre réflexion : celui de la gratuité dans une logique de coopération et celui
du libre accès aux données, sans barrières, sans intermédiaires entre le créateur et son public.
La culture de la gratuité caractérise encore largement Internet où l’on trouve nombre
d’informations, d’images, de sons ou de logiciels immédiatement accessibles, fournis par des
passionnés qui n’attendent aucune rémunération. De même l’accessibilité de tous à de
multiples œuvres a fait naître de grandes attentes. Les industries culturelles occupent une
14
Dominique WOLTON, op. cit.
15
Joëlle FARCHY, op. cit., p. 19.
6
place privilégiée sur les réseaux car elles jouent un rôle symbolique de produit d’appel auprès
du grand public. Elles participent à l’émergence de ce qu’on appelle une « industrie de
contenus », pour dédaigneux que le terme puisse paraître aux yeux des créateurs de ces
fameux « contenus ». Les enjeux économiques en sont considérables, et pour nombre
d’analystes, la production et la diffusion de biens culturels et intellectuels seraient le nouvel
« Eldorado »16 du XXIe siècle. Ainsi Olivier Blondeau commence-t-il son article « Genèse et
subversion du capitalisme informationnel » par ces mots : « Nous ne pouvons actuellement
que constater le développement d’une économie fondée sur la production, la distribution, et
l’utilisation de biens immatériels et de services »17. Il note que dès le XIXe siècle, alors même
que « tous les phénomènes de la production capitaliste dans ce domaine dont si insignifiants
comparés à l’ensemble de la production, qu’on peut les laisser totalement de côté »18, Marx
reconnaît, dans les Fragments sur la machine19, le rôle indirect joué par le savoir abstrait dans
la productivité. Il s’agit du savoir social abstrait transféré dans les machines et objectivé dans
le capital fixe, qu’il qualifie de « general intellect ». Et aujourd’hui, l’immatériel tant négligé
auparavant tendrait à réinterroger l’ensemble des catégories de l’économie capitaliste, à
commencer par les notions de productivité et de propriété20. Manuel Castells, de son côté,
affirme que « la création, le traitement et la transmission d'information deviennent les sources
premières de productivité et du pouvoir, en raison des nouvelles conditions technologiques
apparaissant dans cette période historique »21. Nouvel Eldorado donc, mais Eldorado sur
lequel veille depuis près de cinq siècles la propriété intellectuelle, qui, par conséquent, devient
7
Internet. Bien plus, pour Blondeau, la question est encore ailleurs. Cette marchandise
immatérielle est en effet d'une nature particulière22. Elle n'est pas fondée sur la rareté, sur la
difficulté à se procurer les matières premières et les moyens utiles pour la produire. « Sa
consommation, loin d'être une pure destruction, s'inscrit dans une problématique de sa
pérennisation, de sa circulation, de son actualité et sa critique et de son expansion »23. Pour
Pierre Lévy, « l'économie [classique] repose largement sur le postulat de la rareté des biens.
La rareté elle-même se fonde sur le caractère destructeur de la consommation ainsi que sur la
nature exclusive ou privative de la cession et de l'acquisition. Or si je vous transmets une
information je ne la perds pas et si je l'utilise, je ne la détruis pas. Puisque l'information et la
connaissance sont à la source des autres formes de richesse et qu'elles comptent parmi les
biens économiques majeurs de notre époque, nous pouvons envisager l'émergence d'une
économie de l'abondance, dont les concepts, et surtout les pratiques, seraient en rupture
profonde avec le fonctionnement de l'économie classique. En fait, nous vivons déjà plus ou
moins sous ce régime, mais nous continuons de nous servir des instruments désormais
inadéquats de l'économie de rareté »24.
Aussi les lois sur la propriété intellectuelle paraissent-elles obsolètes pour certains.
Pour Philippe Quéau, « la plus récente bataille [sur le renforcement de la propriété
intellectuelle] s'est tenue à Genève, en décembre 1996, lors de la Conférence diplomatique sur
certaines questions de droits d'auteurs et de droits voisins, mise sur pied par l'Organisation
mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI). Elle portait sur une révision de la convention
de Berne de 1886 sur le droit d'auteur, dont la dernière modification remonte à 1979. Cette
conférence visait, sous l'impulsion de lobbies déterminés, à réduire le domaine public, à
renforcer son appropriation par le privé et à briser l'équilibre entre les détenteurs de droits de
propriété intellectuelle et les usagers »25. Dans cet article paru dans Le Monde Diplomatique
en 1997, Philippe Quéau rappelle que la propriété intellectuelle a été inventée pour préserver
l'intérêt de l'humanité, pour que l’œuvre survive à son créateur. Jusque là, la Convention de
22
Voir aussi John Perry BARLOW, « Vendre du vin sans bouteilles : l’économie de l’esprit sur le réseau
global »,1992-1993, in Libres enfants du savoir numérique, http://www.freescape.eu.org/eclat/index.html
23
Olivier BLONDEAU, op. cit.
24
Pierre LEVY, Qu'est-ce que le virtuel ?, Editions de la Découverte, Paris, 1995, p. 26.
25
Philippe QUEAU, « Offensive insidieuse contre le droit du public à l'information », Le Monde Diplomatique,
Février 1997, www.monde-diplomatique.fr/md/1997/02/queau/7750.html.
Il reprend les mêmes idées dans « Intérêt général et propriété intellectuelle », 1999, in Libres enfants du savoir
numérique, http://www.freescape.eu.org/eclat/index.html
8
partage illégal de fichiers. Autant de slogans qui illustrent la bataille du P2P, et la récente
problématique de la musique sur Internet : musique libre contre poursuites pénales ou
téléchargement légal. Mais ce n’est pas tout. Devenu problème de société, défi économique et
sujet très médiatique, l’échange de fichiers a fait une entrée fracassante dans la sphère
gouvernementale et politique. Alors que les ministères concernés (ministère de la Culture et
de la Communication, ministère de l’Industrie, ministère de l’Education) travaillaient depuis
quelques temps déjà sur les issues posées par le développement d’Internet, y compris face à la
défense de la propriété intellectuelle, ils ont, en collaboration avec des acteurs du secteur,
édité un guide à l’usage des jeunes, intitulé « Adopte la Net Attitude »31. Car développer
l’Internet et permettre à tous d’y accéder reste une ligne de conduite pour le gouvernement.
L’impact de la numérisation est donc particulièrement important dans le secteur de la
musique, que ce soit du côté de l’offre (artistes et industrie de la musique) comme de la
demande (nouvelles façons de consommer la musique, utilisateurs qui deviennent créateurs).
Nous ne cherchons pas ici de solutions miracles, mais nous essaierons de comprendre les
enjeux posés par la rencontre de la musique avec l’Internet. Notre analyse se limitera aux pays
de l’OCDE et, plus particulièrement aux Etats-Unis (pays pour lequel les données et études
sont les plus nombreuses) et à la France.
Dans un premier temps, nous nous pencherons sur les secteurs impliqués, l’industrie
de la musique d’une part et le domaine de l’Internet et des nouvelles technologies d’autre part,
ce dernier véhiculant une culture et des pratiques bien particulières, bien que participant
souvent de l’ « idéologie de la communication », toile de fond indispensable à une bonne
compréhension du problème et des enjeux. Nous tenterons de définir les usages et pratiques
du partage de fichiers sur les réseaux P2P, et verrons dans quelle mesure ces pratiques
participent de la crise traversée par l’industrie de la musique (I). Puis nous analyserons les
problèmes posés par ces échanges de contenus protégés en regard des lois sur la propriété
intellectuelle. Nous nous pencherons plus avant sur celles-ci, et verrons pourquoi elles
représentent un obstacle à la réalisation des idéaux de la « cyberculture », qui véhicule des
concepts de gratuité et de libre circulation (II). Enfin, nous nous pencherons sur les stratégies
de réponse des différents acteurs et sur la nécessaire coopération de sphères qui poursuivent
des enjeux pourtant bien différents et essaierons d’envisager les perspectives d’avenir de la
musique dans un monde envahi par le « cyberespace » (III).
31
Voir Annexes, p. VIII.
10
Chapitre 1 : MUSIQUE ET INTERNET
Avant de nous pencher sur les problèmes causés par la rencontre du secteur de la musique
avec les nouvelles technologies numériques, et notamment Internet, il est utile de dresser un
tableau de ces deux domaines. Nous commencerons par étudier plus avant le marché de la
musique.
I.
L’INDUSTRIE DE LA MUSIQUE EN CRISE ?
Le monde de la musique fait intervenir des acteurs d’horizons divers : auteurs,
compositeurs, interprètes, éditeurs, sociétés de perception et de répartition des droits,
producteurs, agents, etc. Même sur le plan strictement économique, le marché de la musique
est loin d’être homogène, car il est constitué de plusieurs marchés parallèles, parmi lesquels il
convient de distinguer celui des phonogrammes – des enregistrements, et ce sur divers
supports : CD, DVD, K7, vinyles, etc. –, celui des droits, celui des concerts, ainsi que divers
marchés annexes, comme la composition des musiques destinées à la publicité ou à
l’illustration sonore d’œuvres audiovisuelles.
A. Les différents marchés
1. Le marché des phonogrammes
En 1999, le marché mondial de la musique était, selon l’IFPI, de 38, 5 milliards de
dollars (42 milliards d’Euros). Un an plus tard, il représentait 36,9 milliards de dollars32. On
l’a vu, les acteurs de l’industrie du disque ont attribué cette baisse à Napster et consorts. Selon
le SNEP, au cours du premier trimestre 2005, le marché du disque a enregistré un chiffre
d'affaires de 236,6 millions d'euros, en progression de 5,8 % par rapport à 2004 sur la même
période. Après deux années consécutives de très forte baisse, le marché renoue avec une
légère croissance. Néanmoins, le chiffre d'affaires du premier trimestre 2005 reste très
inférieur à ce qu'il était en 2002 (- 22 %) et en 2003 (-17 %). Après les deux très noires
32
André BERTRAND, La musique et le droit de Bach à Internet, Litec, Paris, 2002.
11
années 2003 et 2004, au cours desquelles le marché du disque aura perdu près de 30 % de sa
valeur, le premier trimestre 2005 annonce peut-être une rupture avec le cycle de récession. La
situation de la France se rapprocherait ainsi de la situation internationale, les chiffres publiés
par l'IFPI pour l'année 2004 montrant que les principaux marchés se redressent mais restent
très fragiles. Ainsi, les Etats-Unis affichent une croissance de 2,6 % (contre -6 % en 2003).
Les autres marchés sont toujours dans le rouge mais avec des rythmes de régression beaucoup
moins soutenus. L'année 2005 s'ouvre donc sur un marché en meilleure forme que les offres
légales de téléchargement en ligne devraient logiquement dynamiser. Néanmoins, il faut
souligner que l'embellie du marché de gros ne marque en France qu'un rattrapage de la
politique de réduction drastique des mises en place menées en 2004. En effet, au cours du
premier trimestre 2004, les livraisons aux magasins avaient chuté de 21 % alors que la
consommation dans les points de vente n'avait diminué que de 13 %. Cette année, au cours de
ces trois derniers mois, si les mises en place en volume ont progressé de 16 %, il faut
souligner que la progression des ventes en volume en magasin n'a progressé que de 10 %, et
que le marché de détail en valeur reste négatif (-8,4 %) en raison d'une forte baisse des prix (17 % pour le prix des albums et -23 % pour le prix des singles (détail TTC)). La
consommation de disques dans les magasins reste donc très fragile et la récente hausse en
volume ne se traduit pas par une progression du chiffre d'affaires compte tenu des baisses
significatives des prix33.
Les ventes de disques en France (ventes gros H.T. nettes de remises) Année 200434
ANNEE 2003 ANNEE 2004
EVOLUTION
EN %
CHIFFRE D'AFFAIRES (en millions d'euros)
1 112
953,4
-14,3%
dont :
SINGLES
100,8
69
-31,6%
ALBUMS
903,1
784,3
-13,2%
VIDEO
91
89,2
-2%
UNITES VENDUES (en millions)
151
136,1
-10,2%
dont :
SINGLES
30
23,6
-21,4%
ALBUMS
111,2
102,5
-7,8%
VIDEO
7,3
8,5
+17,1%
Source : SNEP
33
Chiffres cités par le Bureau Export de la Musique Française, Cahier Export France, 2005, http://www.french-
music.org/exportguidebooks.php
34
Bureau Export de la Musique Française, op. cit., p. 8.
12
Selon le SNEP, la France est le 5ème marché mondial en valeur en 2004 (après les
Etats-Unis, le Japon, la Grande-Bretagne et l’Allemagne) avec 1,979 millions de dollars de
chiffre d’affaire détail représentant 5,9% des ventes mondiales. 74 % des ventes officielles de
l’année 2000 (ne tenant pas compte des ventes de bootlegs35 et de copies piratées sur des
marchés parallèles), soit 3,8 milliards de supports, sont réparties entre 5 pays, dont plus d’un
tiers pour les Etats-Unis.
USA
37 %
Japon
16,7 %
UK
7,6 %
Allemagne
7,4 %
France
5,6 %
Source : BERTRAND André, selon riaa.org et ifpi.org
En 2004, la régression de 14.3 % du marché français est quasiment identique à celle de
2003 (-14,6 %). Le chiffre d'affaires des producteurs phonographiques atteint cette année 953
millions d'euros contre 1 112 en 2003 et 1 302 millions d'euros en 2002. En deux ans, le
marché aura donc perdu 27 % de sa valeur soit 350 millions d'euros. 2004 est caractérisée par
une très forte dégradation du chiffre d'affaires en début d'année (-22 % pour le premier
semestre). Puis, à partir du deuxième semestre, la tendance baissière s'est ralentie (-7.3 %
pour le second semestre). Le rythme de régression du marché a donc été 4 fois plus fort en
début d'année (-21% pour le 1er trimestre) qu'en fin d'année (-5% pour le 4ème trimestre). De
plus, en toute fin d'année, le marché du disque est sorti du rouge : les chiffres d'affaires des
mois de novembre et décembre ont progressé : + 6% en novembre et +9% en décembre. Il est
beaucoup trop tôt pour parler de fin de crise. Le marché semble seulement se stabiliser à un
niveau inférieur de 30 % à ce qu'il était il y a deux ans. Cette stabilisation devra être
confirmée en 2005 et plusieurs années seront nécessaires pour regagner les 350 millions
d'euros perdus par le marché en 2002 et 2004.
L’industrie du disque est dominée par les « Big Five » major companies : Universal,
EMI, Warner Brothers, Sony Music et Berteldmann Music Group (BMG). Il existe un
phénomène de concentration des industries de l’entertainment. Ainsi, dès 1998, Phillips a
cédé Polygram au géant canadien Seagram, lui-même passé plus tard sous la coupe de
Vivendi Universal. Enfin, en 2004, les deux géants Sony Music et BMG ont fusionné pour
former Sony-BMG. Aux Etats-Unis, les revenus des Big Five sont de plus de 14 milliards de
35
Les bootlegs sont des enregistrements pirates de concerts et autres performances live.
13
dollars par an36, et elles représentent environ 75 % des ventes globales de disques37. Les
majors contrôlent le réseau de la distribution physique, et occupent la majorité du temps
d’antenne en radio ainsi que de l’espace dans les rayonnages des magasins. Elles disposent de
l’argent nécessaire pour investir massivement dans la promotion, les clips vidéo, les livrets
d’albums, les concerts promotionnels, etc. Pour qu’un disque soit considéré comme
performant chez une major, il doit être vendu au moins à 200 000 exemplaires (aux EtatsUnis)38.
A côté de ces « cinq grandes », il y a les labels indépendants (« indés »), qui sont d’ailleurs
plus ou moins indépendants. En effet, parmi eux, nombreux sont ceux qui ont des accords de
distribution avec une major, voire qui appartiennent à une major. Les labels indépendants
peuvent rarement se permettrent de promouvoir largement leurs artistes, particulièrement ceux
qui sont spécialisés dans un genre de musique. Mais parce qu’ils évoluent à un degré moindre
que les majors, ils peuvent plus facilement prendre des risques sur un artiste qui pourrait ne
jamais vendre assez pour devenir un succès chez une major.
Part de marché des majors dans l’industrie française du disque en 2003 (en valeur)
GROUPE
Universal Music
Sony Music
EMI
Warner Music
BMG
Autres
% DU CHIFFRE
D’AFFAIRE FRANCE
33,6
20,5
18,1
14,2
9,4
4,2
Source : SNEP
14
Près de 80 % des ventes sont réalisées avec tout au plus 20 % des références, donc une
poignée de titres, le succès étant de plus en plus dépendant de l’investissement promotionnel.
Ainsi, en France, un tiers des disques vendus est constitué de compilations, qui représentent
2/3 des investissements publicitaires.
Le segment des vidéos musicales s’est consolidé ave l’apparition du DVD, et atteint près de
280 millions de dollars aux EU en 2000. En 2001, la vente de DVD musicaux a été multipliée
par 3, notamment grâce aux productions d’artistes comme Madonna, U2, AC/DC, etc39.
2. Le marché des droits
Le marché des droits d’auteurs, qui englobe notamment le droit de représentation
publique (46 % en 1998), et le droit de reproduction mécanique (40 %). Sur les quelques 6,57
milliards de dollars collectés en 1998, 28 % l’ont été aux EU, et 9 % en France. La disparité
semble conséquente mais ramenée au nombre d’habitants, elle s’inverse en faveur des
américains puisque cela fait en moyenne 5,9 dollars de droits d’auteur par américain, et 10,9
par français.
En France en 1999, la Sacem a collecté 3,68 milliards de Francs de redevances au titre du
droit de représentation publique. Une fois déduites les diverses charges, c’est en réalité 3,02
milliards qui ont été théoriquement redistribuées aux auteurs compositeurs, dont près de 2,4
milliards aux auteurs compositeurs français, et 0,4 aux étrangers. Curieusement, la part
dévolue aux auteurs compositeurs étrangers ne représente que 13 % des sommes réparties par
la Sacem alors qu’ils représentent au moins 58 % des titres radiodiffusés40. En 2002, ce sont
530,8 millions d’euros qui ont été répartis en France au titre des droits d’auteur et de l’action
sociale et culturelle. Ce chiffre est en progression de 2,7 % par rapport à 200141. 603 623
œuvres différentes (+ 13 % par rapport à 2001) ont fait l’objet d’un paiement de droits pour
leur diffusion publique et 461 484 (+ 6,5 %) pour leur reproduction sur disques compacts,
cassettes, vidéo, DVD et supports multimédia. Parmi les créateurs et éditeurs dont les comptes
ont été crédités, 43 686 sociétaires de la SACEM ont reçu des droits, dont 34 405 auteurs et
compositeurs vivants et 4 072 sociétés d’édition. Ces chiffres n’incluent pas les 53 500
auteurs et compositeurs étrangers qui reçoivent, par le biais de leurs sociétés nationales, les
39
www.nmpa.org
40
André BERTRAND, op. cit., 9.
41
Bureau Export de la Musique Française, op. cit., p. 39
15
droits perçus par la SACEM. C’est ainsi qu’en 2002, la SACEM a versé à une centaine de
sociétés d’auteurs étrangères les droits correspondant à l’exploitation des œuvres de leurs
membres en France. Parmi les 100 créateurs qui ont reçu le plus de droits, 69 travaillent dans
le domaine de la chanson et des variétés (dont 21 sont également interprètes), 8 sont
compositeurs symphonistes, 12 sont compositeurs de musique pour le cinéma, la télévision et
le multimédia et 11 sont auteurs de sketches. Le répertoire national, dans le domaine de la
production de disques, progresse de 2 points par rapport au résultat de l’année 2001, pour
atteindre 48 %42.
Redevances perçues de l’étranger par l’ASCAP43 en 1999
SOCIETES
PRS
GEMA
SACEM
SIAE
JASRAC
PAYS
GB
Allemagne
France
Italie
Japon
MONTANTS en millions de $
25,0
18
12,6
11,5
10,3
Le marché des droits voisins (droits versés aux interprètes et aux producteurs de
phonogrammes) est plus difficile à évaluer. Néanmoins, plus de 300 millions d’Euros de
redevances ont été perçues à ce titre par diverses sociétés gérant les droits voisins dans
l’ensemble de l’Europe en 1999, montant augmentant avec l’apparition de nouvelles
redevances pour copie privée (ordinateurs en Allemagne, supports vierges d’enregistrement
en France).
3. Le marché des concerts
Les concerts génèrent également un important chiffre d’affaires, réparti sous forme de
cachets payés par les organisateurs aux artistes, et d’une redevance au titre des droits de
représentation publique collectée et répartie en France par la Sacem. On peut évaluer à 200
millions d’Euros le marché des concerts en France44.
Nous reviendrons sur le sujet de la crise de l’industrie de la musique par la suite, mais nous
pouvons d’ores et déjà noter que l’antienne du moment est « Ce n’est pas la musique qui va
mal, c’est le disque ». Mais il faut reconnaître, malgré les revenus générés par le marché des
42
Ibid.
43
L’ASCAP est une des trois sociétés américaines qui gèrent les droits de représentation publique
44
André BERTRAND, op. cit., p. 9.
16
concerts, que le spectacle vivant ne dispose pas encore d’outils permettant de rendre compte
précisément de ses activités. Deux flux économiques générés directement par le concert nous
permettent d’en brosser les contours à grands traits : les droits Sacem et la taxe parafiscale
(aujourd’hui taxe sur les spectacles de variétés, perçue directement par le Centre Nationale de
la chanson, des variétés et du jazz – CNV). Les deux sources concordent pour montrer une
progression globale de 2000 (année d’élargissement de l’assiette de la taxe parafiscale) à
2003. Pour la taxe parafiscale, la hausse est de près de 44 %, passant de 9187 M€ en 2000 à
13362 M€ en 2003. L’examen du compte « Tournées professionnelles de variétés » de la
Sacem montre quant à lui une hausse des droits de plus de 71 % (et même de 154 % si l’on
prend l’année 1999 comme référence), avec 19775 M€ perçus en 2003. La croissance
constatée par ces organismes montre cependant une progression très irrégulière (avec des taux
passant de moins de 1 % à plus de 40 % d’une année sur l’autre) trahissant la grande fragilité
du secteur, encore très dépendant des très grosses tournées pour faire son chiffre. De plus, le
spectacle vivant reste très concentré. En 2003, alors que plus de 3600 structures étaient
redevables de la taxe parafiscale, plus de la moitié des paiements étaient assurés par 20
entreprises, les trois plus gros contributeurs représentant à eux seuls 20,34 % des perceptions
de l’année45.
4. Les marchés annexes
Parmi les marchés annexes, on peut citer la musique créée pour la publicité ou
l’illustration sonore d’œuvres audiovisuelles46. La création d’un jingle publicitaire ou d’une
musique de film peut générer d’importants honoraires, auxquels on doit également rajouter
45
Aymeric PICHEVIN, « La scène monte en grade », Music Reporter, n°1, Eté 2005, pp. 59-61.
46
Selon l’article L. 113-7 du CPI, est coauteur d’une œuvre audiovisuelle « l’auteur des compositions musicales
avec ou sans paroles spécialement réalisées pour l’œuvre ». Cette définition exclut donc en principe le
compositeur dont une œuvre existante est simplement incorporée dans le film. Cependant, contrairement aux
autres coauteurs de l’œuvre audiovisuelle, les droits du compositeur ne sont pas cédés au producteur du film
mais continuent d’être gérés, comme pour tout autre compositeur, par la SDRM pour les droits de reproduction
mécanique, par la SACEM pour les droits de représentation publique, et par l’éditeur graphique pour l’édition de
partitions. Ainsi, lorsque le film est exploité en salle, la SACEM collecte directement les droits de représentation
publique dus pour la musique sur la recette générée par les entrées. Le compositeur reçoit de la SACEM les 2/3
des 2 % des recettes de billets d’entrée (ou 1,5 % de ces recettes si le compositeur est adhérent à la Fédération
nationale des cinémas français), le dernier 1/3 revenant à l’éditeur.
17
des droits de représentation publique à chaque diffusion du spot ou à chaque télédiffusion du
film. Enfin, certaines bandes originales de films connaissent un succès conséquent à la vente.
Ainsi 30 millions de copies de la bande originale de Saturday Night Fever et 17 millions de
celle de Bodyguard ont été vendues. Plus récemment, on peut citer Shrek aux Etats-Unis ou
Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain en France, qui a été vendue à plus de 700 000
exemplaires, rapportant près de 2,24 millions d’Euros de droits au compositeur Yann
Tiersen47.
B. Les intervenants
1. Auteurs compositeurs et artistes interprètes
Par compositeur, on entend le créateur de la composition musicale, avec ou sans
paroles. Le parolier est qualifié d’auteur. S’ils sont près de 60 000 à être affiliés à la
Sacem/SDRM (Société de Droit de Reproduction Mécanique48), seuls 2000 à 2500 d’entre
eux vivent plus ou moins correctement de leurs créations. En d’autres termes, si quelques
dizaines d’auteurs compositeurs vivent dans l’opulence, des milliers d’autres touchent à peine
quelques centaines d’Euros par an.
Selon une estimation réalisée par la société IPSOS en 1999, un titre de variété française d’un
artiste confirmé génère environ 3 230 € de droits de représentation publique par an. A cela, on
peut ajouter les redevances générées au titre du droit de reproduction publique, de l’édition
graphique et d’éventuels droits d’adaptation ou de synchronisation. Les auteurs compositeurs
qui sont également interprètes, si ce n’est même éditeurs ou producteurs cumulent diverses
sources de revenus. C’est ainsi que Mylène Farmer a pu percevoir près de 10,4 millions
d’Euros en 200149.
Actuellement, près de 80 % des redevances collectées par les sociétés de perception et de
répartition de droits le sont dans le domaine musical contre à peine 5 % en 1990. De plus, la
durée du droit d’auteur, sur lequel nous reviendrons plus longuement par la suite, a été portée
47
M. AÏSSAOUI et V. COLLET, « Combien gagnent les stars de la musique », Le Figaro Entreprises, 14
janvier 2002, p. 12, cité par BERTRAND, op. cit., p. 10.
48
La SDRM regroupe les sociétés SACD, SACEM, SAGEM, SCAM, SGDL et AEEDRM.
49
M. AÏSSAOUI et V. COLLET, op. cit., cité par BERTRAND, op. cit., p. 10.
18
de 50 à 70 ans après la mort de l’auteur. Ainsi, les ayants droits du compositeur Ravel, décédé
en 1937, sont encore assurés de plus de 1,5 millions d’Euros de redevances par an au titre du
droit de représentation publique – le Boléro restant l’une des œuvres les plus jouées dans le
monde. De même, les héritiers de Claude François bénéficient de l’engouement que connaît le
tube Comme d’habitude, spécialement dans son adaptation anglaise, réalisée par Paul Anka
sous le titre My Way, et enregistrée par plusieurs centaines d’artistes de Frank Sinatra à Tom
Jones en passant par Nina Simone50.
Dans l’univers des artistes interprètes se côtoient stars et simples « intermittents du
spectacle ». Dans de nombreuses situations, ce sont des salariés, soumis au droit du travail et à
diverses conventions collectives, alors que dans d’autres, ils bénéficient en tant qu’artistes
d’un droit voisin du droit d’auteur qui comporte comme celui-ci des attributs moraux et des
attributs patrimoniaux.
Les revenus des artistes interprètes comprennent en général des royalties (de l’ordre de 7 à 20
% selon leur notoriété) qui leur sont payées directement par les producteurs au prorata des
ventes de leurs enregistrements ; des « cachets » pour les rémunérer de leurs prestations,
notamment dans le cadre de concerts, qui leurs sont payés directement par les entrepreneurs
de spectacles ; et des rémunérations dues au titre de la rémunération équitable et de la copie
privée qui leur sont réparties en France par l’ADAMI (Société civile pour l’Administration
des droits des Artistes et des Interprètes) ou la SPEDIDAM (Société de Perception et de
Distribution des Droits des Artistes-Interprètes de la Musique et de la Danse).
Les artistes enregistrant des albums reçoivent rarement des royalties sur leurs ventes
avec les majors. Dans un contrat standard, le coût d’enregistrement de l’album, de la
promotion, du clip vidéo et de la tournée sont généralement des « frais de compensation »51.
C’est-à-dire que ces dépenses sont déduites des royalties de l’artiste avant qu’il ne soit payé.
Les coûts d’enregistrement pouvant facilement atteindre plusieurs centaines de milliers de
dollars, l’artiste ne peut espérer gagner de l’argent que s’il vend plus de 500 000 copies (et
50
Les droits de Comme d’habitude, appartiennent à Claude François, J. Revaux et G. Thibaut. Ce titre a été le
« plus exporté par la SACEM » (rapportant le plus de droits à l’étranger), notamment entre 1995 et 1998. Il
partage régulièrement cette place avec le Boléro de Ravel. Parmi les autres titres générant d’importants droits à
l’étranger, on peut citer Les feuilles mortes de Vladimir Kosma et Jacques Prévert, La vie en rose, de Louiguy et
Edith Piaf ainsi que de nombreux autres titres de Ravel.
51
« recoupable
expenses »,
Marshall
BRAIN,
«
How
Recording
Contracts
Work
»,
http://entertainment.howstuffworks.com/recording-contract.htm , p. 3.
19
seulement 5 % des artistes atteignent ce niveau). La maison de disque peut donner une avance
contre royalties à l’artiste, pour qu’il puisse vivre durant l’enregistrement de l’album, mais il
doit la rembourser avant même qu’il commence à gagner des royalties supplémentaires. Cette
avance est souvent le seul argent que l’artiste verra pour un enregistrement. Ainsi la chanteuse
américaine Janis Ian note que « durant [ses] 37 années en tant qu’artiste enregistrant des
disques, [elle a] créé plus de 25 albums pour une major, et pas une fois [elle n’a] perçu un
chèque de royalties qui ne montrait pas [qu’elle] leur devait de l’argent. Maintenant, [elle] vit
de [ses] concerts, [elle] joue devant 80 à 1500 personnes, [elle] fais ce [qu’elle] veut »52. Un
premier contrat stipule souvent un certain nombre d’ « options » (autour de cinq) pour la
maison de disques. Une option est la possibilité de requérir un album de l’artiste au taux de
royalties spécifié au début du contrat. L’artiste est obligé de fournir un album accepté par la
maison de disque. Si l’album est rejeté sous prétexte qu’il n’est pas assez créatif, ou (plus
souvent) pas assez commercial, il n’est pas pris en compte au nombre des albums dus à la
compagnie. Si l’artiste ne rentre pas dans « ses » frais après le premier album, ce qu’il doit à
la major est récupéré sur les suivants. Et si l’artiste ne vend pas assez pour la major et que
celle-ci choisisse de s’en débarrasser, c’est la maison de disque qui possède à perpétuité les
albums, et l’artiste ne peut pas ré-enregistrer les chansons pour une période allant de 5 à 10
ans. Ainsi le duo new-yorkais Elysian Fields a vu son contrat avec la maison Universal rompu
après qu’ils ont refusé de remixer un album jugé trop sombre et surtout trop peu commercial.
Cet album n’est jamais sorti, et ne sortira probablement jamais, les deux artistes n’ayant
aucun droit sur l’enregistrement. Les paroliers et compositeurs de chansons gagnent des
royalties pour les performances publiques (radio, télévision, bars, etc.), mais la plupart du
temps, ce n’est pas le cas des interprètes.
2. Les sociétés de perception et de répartition des droits (SPRD)
a) Les SRPD d’auteurs compositeurs
Même lorsqu’ils sont également interprètes, les auteurs compositeurs qui entendent
exploiter commercialement leurs œuvres sont obligées de passer par des SPRD qui sont les
seules en mesure de collecter les rémunérations qui leurs sont dues par une large variété
52
Janis IAN, op. cite, cité par BOORSTIN Eric S., op.cite, p.11.
20
d’utilisateurs (stations de radio, chaînes de télévision, discothèques, fabricants de disques,
etc.). En France, les auteurs compositeurs assignent à la Sacem leurs droits de représentation
publique et à la SDRM leurs droits de reproduction mécanique. Contrairement à ce qui se
passe dans d’autres pays, la Sacem et la SDRM ont un véritable monopole de fait car il
n’existe pas véritablement de sociétés concurrentes. Mais ce monopole n’existe pas dans la
loi. En 1996, le GRACE, une SRPD ayant également pour vocation de gérer les droits de
représentation publique, de reproduction mécanique et d’exploitation multimédia des auteurs
a également été agréée par le ministère de la Culture. Mais ses activités sont largement
limitées.
Tout artiste désirant interpréter et/ou enregistrer une œuvre figurant au répertoire de la
Sacem/SDRM sans la modifier est libre de le faire sous réserve de déclarer cette utilisation et
de payer les redevances afférentes aux SRPD. Il n’est pas nécessaire de demander une
autorisation préalable.
Pour les spectacles vivants, la rémunération due au titre de la représentation publique
représente 8,80 % du prix des tickets d’entrée hors taxes. Pour les enregistrements, il faut
distinguer entre ceux diffusés à la radio ou à la télévision et ceux diffusés dans des lieux
publics. Pour les radios, s’il s’agit d’un service commercial, la rémunération (qui est
théoriquement de 6 %) est assise sur les recettes publicitaires53, alors que s’il s’agit d’un
service non commercial de radio-diffusion, la rémunération (qui est alors de 5 %) est perçue
sur les charges. La rémunération totale perçue par la Sacem est ensuite répartie aux titulaires
des droits au prorata des exploitations. En ce qui concerne les vidéo-clips diffusés à la
télévision, le système est plus complexe car le montant de la redevance tient compte des
ressources publicitaires des chaînes, pondérées par d’autres critères. Ainsi la rémunération
peut varier de près de 600 € environ pour un passage sur TF1 en prime time, à environ 60 €
pour un passage sur M6 après 22 heures.
Pour les discothèques, la redevance est calculée sur le chiffre d’affaires hors taxes. Il se situe
aujourd’hui à 4,39 % de ce chiffre d’affaires pour un exploitant adhérent à un regroupement
professionnel et remettant sa liasse fiscale. Les magasins et les boutiques doivent également
payer une redevance annuelle à la Sacem dès lors qu’on y diffuse de la musique. Le montant
53
Dans la mesure où il existe une grande disparité dans les revenus publicitaires des radios commerciales, il en
résulte que France Inter paie 63,57 € pour 1 minute de musique (1,25 € pour 100 000 auditeurs), Europe 1 29,64
€ pour 1 minute (0,59 € pour 100 000 auditeurs), alors que RMC ne paie que 1,83 € pour 1 minute (0,20 € pour
100 000 auditeurs). A. GUILLEMINOT, « Les scandales de la machine SACEM », Newbiz, janvier 2002, n° 17,
p. 14, cité par BERTRAND, op. cit., p. 13.
21
notoriété. En France, les producteurs bénéficient également de la rémunération pour copie
privée et de la rémunération équitable qui leur sont réparties par la SCPP et la SPPF.
Les Big Five se partagent, on l’a vu, 80 % de la production de disques en France et
dans le monde. A côtés d’eux, on trouve les « indépendants ». Dans certains cas, la fabrication
des phonogrammes est dissociée de leur distribution. Il est fréquent qu’un producteur, surtout
s’il est petit, confie la fabrication et/ou la distribution de ses enregistrements à une autre
société, qui jouera le rôle d’éditeur phonographique. C’est ainsi qu’une maison de disques
indépendante comme Recall confie l’édition et la distribution des artistes qu’elle produit à la
major Sony-BMG.
b) Les éditeurs « musicaux » ou « graphiques »
Par « éditeurs musicaux » ou « éditeurs graphiques » sont désignés des personnes
physiques ou morales qui éditent les compositions musicales avec ou sans paroles sous forme
de partitions et qui ont également pour objet de promouvoir leurs exploitations auprès des
producteurs ou des artistes interprètes. En principe, en contrepartie de leur travail, les éditeurs
musicaux perçoivent également entre un tiers et la moitié des redevances réparties aux auteurs
compositeurs par la Sacem/SDRM55. Mais les revenus générés par la commercialisation des
partitions sont devenus marginaux, voire insignifiants, depuis quelques années.
4. Les distributeurs de disques
La distribution en France est assurée comme dans la plupart des pays occidentaux par
les majors companies (Universal, Sony/BMG, EMI, Warner) d’une part et par un certain
nombre de distributeurs indépendants tantôt généralistes, tantôt spécialisés d’autre part. Le
pourcentage des majors dans la distribution en France (84%) est très important si on la
compare au Royaume-Uni par exemple (75%). Les distributeurs indépendants, qui
représentent donc environ 16% du marché, se répartissent entre les distributeurs généralistes
(Wagram, Naïve, Night & Day, Nocturne, PIAS, Harmonia Mundi, Nocturne…) et des
distributeurs plus spécialisés (Discograph, l’Autre distribution, Chronowax, La Baleine, Coop
Breizh, Abeille Musique, DAM, DG diffusion, Orkhestra, Productions Spéciales…).
55
André BERTRAND, op. cit., p. 12.
23
Viennent ensuite les détaillants, marché qui a beaucoup évolué au cours des dernières
années, dans la mesure où les disquaires ont cédé la place aux hypermarchés et aux grandes
surfaces spécialisées. En France, en 1999, ce marché était occupé pour les albums à 40,2 %
par les hypermarchés (dont 12 % pour Carrefour et 11 % pour Auchan) et à près de 30 % pour
les grandes surfaces spécialisées (dont environ 24 % pour la Fnac et 4,2 % pour Virgin)56.
Grands magasins
VPC
Disquaires indépendants
Grossistes
Grandes surfaces spécialisées
Hypermarchés
1993
4,1 %
3,3 %
9,8 %
18,9 %
29,4 %
34,4 %
1999
2%
3,6 %
6,2 %
16,2 %
31,6 %
40,2 %
Source : www.disquenfrance.com
Depuis quelques années, la distribution de phonogrammes est perturbée par Internet, puisque
plusieurs sites français (fnac.com, etc.) et étrangers (amazon.com notamment) proposent des
disques à la vente à l’instar de catalogues de ventes de correspondance, ainsi d’ailleurs que le
téléchargement gratuit et/ou payant de certains titres. Mais nous reviendrons sur ce dernier
point dans notre troisième chapitre.
C. La crise de l’industrie du disque
Sans revenir sur les chiffres du marché du disque, on peut rappeler qu’en 2003, pour la
quatrième année consécutive, le marché mondial de la musique enregistrée a baissé de 7,6 %.
La France a été épargnée un temps, mais a rejoint le mouvement avec force en 2003 avec une
baisse de 14,4 %. Malgré un doublement depuis 1999, le piratage industriel (4,6 milliards de
dollars estimés en 2002, pour un marché mondial de 32 milliards) ne peut expliquer qu’un
quart de la chute57. D’un autre côté, selon l’Idate58, 150 milliards de fichiers musicaux
auraient été téléchargés sur les réseaux P2P en 2003, chiffre à mettre en parallèle avec les 2,7
millions d’albums vendus en magasins, et aux 150 millions de titres vendus en ligne la même
année. Intuitivement, on suppose bien que les téléchargements sont des ventes perdues. Mais
l’équation n’est pas aussi simple. En effet, on peut aussi voir ça sous un autre éclairage :
56
Ibid, p. 17.
57
Daniel KAPLAN, op. cit., p. 16.
58
www.idate.fr
24
toujours en 2003, la totalité des titres audio vendus dans le monde ne représentaient que 25 %
des titres téléchargés. Cela fait 75 % de titres qui n’étaient de toute façon pas disponibles dans
le commerce. Notre intention ici n’est pas d’établir la responsabilité du P2P dans cette crise
de l’industrie du disque, mais il paraît néanmoins nécessaire de faire le tour des points de vue
et des arguments invoqués.
Source : Les nouveaux dossiers de l’audiovisuel, n°1, sept-oct 2004, p. 18
1. Le P2P, cause de la crise ?
« C’est sur l’Internet que s’échange la majorité des titres copiés. Les réseaux P2P
génèrent aujourd’hui la moitié du trafic des réseaux haut débit résidentiels. Conclusion : ceuxci se développent sur le dos des industries culturelles »59. Le constat est quelque peu trop
simple. D’une part, moins d’un cinquième des internautes utilise les réseaux P2P60. D’autre
part, le moteur du développement d’Internet n’est pas le contenu, la musique ou le commerce,
mais la communication et l’échange : courrier, communautés, expression personnelle via les
blogs, jeux en réseau – et P2P, qui est aussi une forme d’échange. Enfin, la prédominance des
échanges de fichiers est transitoire61 : ils seront bientôt noyés sous les milliards de photos et
vidéos personnelles et d’appels téléphoniques qui circuleront sur Internet.
59
60
Daniel KAPLAN, op. cit., p. 17.
The
Impact
of
Recording
Industry
Suits
against
Music
File
Swappers,
janvier
2004,
http://www.pewinternet.org/pdfs/PIP_File_Swapping_Memo_0104.pdf
61
Hal VARIAN et Peter LYMAN, http://www.sims.berkeley.edu/research/projects/how-much-info-2003, cité
par Daniel KAPLAN, op. cit., p. 17.
25
La crise de l’industrie musicale n’est pas un phénomène isolé dont les causes seraient
purement techniques. Elle correspond au passage généralisé d’une économie sur les produits à
une économie de services. Elle prend une part de sa source dans l’évolution des pratiques
sociales et culturelles, voire des modes de création. Pour autant, les transformations en cours
déstabilisent de manière profonde l’économie de la création. Et de nombreuses études
viennent conforter l’industrie du disque dans ses croyances : le P2P reste, pour elle, la cause
majeure de la dépression qu’elle traverse.
2. Des études contradictoires
De fait, de nombreuses études sont venues conforter les majors en étalant les chiffres
monstrueusement élevés du téléchargement. Le timing correspond également : l’explosion du
haut-débit concorde avec le début de la crise de l’industrie musicale. En général, les études
attribuent effectivement une part de responsabilité de l’ordre de un quart au téléchargement en
P2P.
Mais une nouvelle étude est venue bouleverser tout cela. En mars 2004, deux
universitaires américains, Felix Oberholzer et Koleman Strumpf, ont publié une étude62 qui
attribue au piratage un impact statistiquement proche de zéro sur les ventes de CD. Ils ont
comparé un échantillon de 1,75 millions de téléchargement avec les ventes hebdomadaires des
600 albums correspondants. L’étude d’Oberholzer et Strumpf part de l’observation des
comportements de partages de fichiers, mis en parallèle avec les ventes d’albums
correspondants. Selon eux, l’impact du partage de fichiers sur les ventes de disques est très
faible. Même dans l’estimation la plus pessimiste, il faut d’après eux 5000 téléchargements
pour perdre une vente d’album dans le physique. De plus, il semblerait que les albums les plus
vendus bénéficient du téléchargement. En conséquence, les auteurs affirment que les baisses
dans les ventes ne sont pas prioritairement dues au phénomène du téléchargement en P2P.
Dans la majorité des cas, les utilisateurs n’auraient de toute façon jamais acheté les albums
téléchargés.
Les résultats obtenus par les deux chercheurs trouvent des applications au-delà du cas
spécifique du partage de fichiers. En effet, reste la question de savoir si une forte protection
62
Felix OBERHOLZER et Koleman STRUMPF, The Effect of File Sharing on Record Sales, Harvard Business
School, http://www.unc.edu/~cigar/papers/FileSharing_March2004.pdf, mars 2004.
26
de la propriété intellectuelle est nécessaire pour assurer l’innovation. Selon Oberholzer et
Strumpf, le partage de fichiers abaisse significativement la protection dont jouit la musique
sous copyright, aussi l’impact sur les ventes est-il un moyen efficace de tester la nécessité de
la propriété intellectuelle.
Selon les auteurs, les recherches empiriques sur le partage de fichiers et les ventes de disques
n’ont pas été concluantes en raison de la limitation des données. L’étude de Liebowitz63,
datant de 2003, tente par exemple d’expliquer les tendances annuelles des ventes américaines
en utilisant une large variété de facteurs, comprenant la macro-économie, la démographie, les
changements dans les formats d’enregistrement et de l’équipement de lecture, les prix des
albums et des autres produits de divertissement, et les mutations dans la distribution de la
musique. D’après lui, aucun de ces facteurs ne peut complètement expliquer le déclin des
ventes entre 1999 et 2002, et conclue alors à la responsabilité du P2P. A l’inverse, l’étude
d’Oberholzer et Strumpf, qui utilise le niveau micro, des données sur les ventes et les
téléchargements d’albums particuliers, donne des estimations relativement précises de
l’impact du partage de fichiers sur les ventes de disques. D’autres encore ont mené des
enquêtes par téléphone ou Internet pour déterminer si les individus utilisant les plates-formes
P2P achetaient moins de musique64. Mais ces études partent du principe que les personnes
interrogées parlent avec sincérité de leur comportement face au téléchargement, celui-ci étant
pourtant illégal. L’approche d’Oberholzer et Strumpf diffère de celle des précédentes études
réalisées en ce sens qu’ils ont observé directement les activités de partage de fichiers. Selon
eux, leurs résultats sont basés sur un échantillon de téléchargement large et représentatif, alors
que les individus ne savent pas qu’ils sont observés.
Oberholzer et Strumpf concluent à un effet statistiquement insignifiant sur l’album moyen de
leur panel. Les estimations sont par ailleurs de taille assez modeste comparées aux réductions
drastiques des ventes de l’industrie de la musique. Au plus, le partage de fichiers peut
expliquer une minuscule fraction de cette chute. Le résultat obtenu est possible étant donné
que les films, les logiciels et les jeux vidéo sont activement téléchargés et que malgré tout ces
industries sont en expansion.
63
Stan LIEBOWITZ, Will MP3 Downloads Annihilate the Record Industry ? The Evidence so Far, School of
Management, University of Texas, Dallas, Juin 2003, http://wwwpub.utdallas.edu/~liebowit/intprop/records.pdf
64
Parmi ces enquêtes, on peut entre autres citer :
Pew Internet Project (2000), Forrester (2002), IFPI (2002), Ipsos-Reid (2002), Edison Media Research (2003)
Les conclusions de ces différentes enquêtes sont souvent contradictoires.
27
Le but de l’analyse d’Oberholzer et Strumpf n’était pas d’expliquer la crise de l’industrie du
disque, mais ils avancent malgré tout quelques possibilités : conditions macro-économiques,
réduction du nombre de sorties d’albums, compétition croissante des autres formes de
divertissement comme les jeux vidéo et les DVD (le graphisme des jeux vidéo sont de plus en
plus réussis, et le prix des lecteurs de DVD et des DVD eux-mêmes a baissé), baisse de la
variété de la musique, et pourquoi pas fatigue des consommateurs envers les stratégies
marketing de l’industrie du disque65. Une autre possibilité est avancée par Leibowitz : une
telle chute dans les ventes de disques avait eu lieu à la fin des années 1970 et au début des
années 1980, et on peut envisager que les ventes des années 1990 aient tout simplement été
anormalement élevées, les gens remplaçant leurs vinyles par des CD66.
La question clé est l’impact du partage de fichiers (et des droits de propriété pour les biens
informationnels plus faibles) sur la vitalité du secteur67. Il s’agirait alors de connaître l’impact
du P2P sur la production de musique. En se rapportant aux résultats qu’ils ont obtenus, les
deux chercheurs ne pensent pas que le partage non autorisé de fichiers ait (et aura) un effet
significatif sur la distribution de musique enregistrée. Le modèle économique des majors
repose en effet largement sur quelques superstars. Il ressort de l’étude que pour les albums de
celles-ci, l’impact du P2P a de grandes chances d’être positif, offrant alors aux maisons de
disques l’opportunité d’investir dans la promotion et de développement de nouveaux talents.
Les estimations d’Oberholzer et Strumpf indiquent que les artistes les moins populaires sont
certainement ceux qui souffrent le plus du partage de fichiers (et même là, l’impact reste très
léger). Le P2P ne devrait donc pas affecter la production de musique. Parmi les artistes qui
créent l’un des quelques 300 000 albums qui sortent chaque année aux Etats-Unis, peu vivront
de leurs ventes car quoiqu’il arrive, il n’y a que quelques albums qui sont commercialement
lucratifs68. En fait, la très grande majorité des artistes vivent non pas des royalties sur leurs
ventes mais des concerts, voire d’un travail d’appoint. Si Felix Oberholzer et Koleman
Strumpf ont raison quand ils arguent que le téléchargement en P2P n’a que peu d’effet dans la
65
Oberholzer et Strumpf rappellent qu’il existe un mouvement qui promeut le boycott des albums distribués par
des majors. Voir http://www.boycott-riaa.com/ and http://www.dontbuycds.org/.
66
Stan LIEBOWITZ, op. cit.
67
Felix OBERHOLZER et Koleman STRUMPF, op. cit., p. 25.
68
Les sorties des majors ne rapportent de l’argent que si le nombre de ventes dépassent 500 000, niveau qui n’est
atteint que par 113 de 6 455 nouveaux albums. 52 disques comptent pour 37 % du total des ventes et 25 000
nouvelles sorties ont vendu moins de 1000 copies en 2002. Felix OBERHOLZER et Koleman STRUMPF, op.
cit., p. 25.
28
production de musique, alors le partage de fichiers augmentera probablement le bien-être
agrégé (agregate welfare). D’autant que, d’après eux, le téléchargement a permis
l’augmentation de la consommation de musique enregistrée69 en faisant baisser les prix et en
permettant sans doute à de très nombreux individus d’apprécier la musique. L’augmentation
brutale de cette activité et les milliards de titres téléchargés chaque année suggèrent que les
bénéfices pour le « bien-être social » (social welfare) soient élevés.
3. Une crise circonscrite à l’industrie du disque ?
Daniel Kaplan, délégué général de la Fondation Internet Nouvelle Génération (FING),
note que la numérisation transforme la fonction de production des biens culturels et la chaîne
de valeur de leurs industries70. Les coûts techniques d’accès aux moyens de production et aux
circuits de diffusion baissent. Mais surtout, les coûts de duplication et de transmission des
œuvres deviennent quasiment nuls. « Quand un secteur bénéficie de gains de productivité
aussi massifs, il n’est pas étonnant que leur répartition entre les consommateurs (baisse des
prix ou services supplémentaires), les producteurs (rémunération des artistes) et les
intermédiaires suscitent de violentes tensions »71. Il faut aussi remarquer que de toute
manière, dans la pratique, les internautes téléchargent beaucoup plus de titres qu’ils ne
pourraient en acheter. Tous les téléchargements ne sont donc pas pour autant des ventes
perdues, une grande majorité sont des ventes qui n’auraient jamais eu lieu.
Pour beaucoup, la crise de l’industrie musicale est donc avant tout une crise de l’industrie du
disque, et tout particulièrement du support CD, qui serait devenu obsolète, dépassé par le
numérique qui permet la constitution de discothèques ne prenant matériellement aucune place,
la possibilité de faire des playlists, etc. En faveur de cet argument, on peut voir que le budget
consacré à la culture n’a pas baissé, mais les consommateurs se tournent vers d’autres
produits : le CD est largement concurrencé par le DVD et le jeu vidéo.
D’autre part, on peut noter que la musique en elle-même ne souffre d’aucune crise : les
concerts se remplissent toujours, et la musique continue de se vendre sous d’autres formes. En
fait, l’industrie de la musique, préoccupée qu’elle était par la baisse des ventes des CD, n’a
pas vu les nouvelles attentes des consommateurs, et a raté le train de la musique en ligne.
69
Ibid.
70
Daniel KAPLAN, op. cit., p. 17.
71
Ibid.
29
Ainsi en 2004, les ventes de musique se sont stabilisées, alors que la musique sur support
physique a, elle, décliné en valeur (- 1,3%). Cette baisse est compensée par le succès des
DVD musicaux (succès révélateur des nouvelles attentes des consommateurs), la vente en
ligne et les sonneries de téléphones portables. Il s’agirait donc plus d’une crise du support CD,
dont le prix n’est plus justifié en regard des attentes des consommateurs, que d’une crise de
l’industrie musicale. Et le P2P, s’il a contribué à cette crise, n’en est pas la cause directe, et a
surtout révélé de nouvelles pratiques et de nouveaux usages de la musique. Et cela même si
les majors ont été promptes à expliquer le succès grandissant des plates-formes légales de
téléchargement par la politique de répression menée contre les pirates.
II.
INTERNET ET LES NOUVELLES TECHNOLOGIES NUMERIQUES
L’explosion d’Internet a, on l’a vu, bouleversé l’industrie de la musique puisqu’elle a
révolutionné non seulement les canaux de distribution, mais également les façons d’écouter et
de consommer la musique. Et la principale cause des changements occasionnés est la création
des réseaux peer-to-peer.
A. Genèse d’Internet et logique coopérative
1. Histoire d’Internet
L’histoire d’Internet explique dans une large mesure la persistance d’une logique de
gratuité. Et si celle-ci a quelque peu cédé la place à la délicate recherche de financements plus
traditionnels du côté des offreurs, elle reste une aspiration forte chez les internautes.
Sans reprendre à zéro l’histoire d’Internet, quelques grandes lignes nous permettront de mieux
comprendre la situation actuelle72. La généalogie d’Internet remonte à 1958, quand le
Pentagone crée une agence de coordination des contrats de recherche fédéraux. Dix ans plus
72
Patrice FLICHY, L’imaginaire d’Internet, La découverte, Paris, 2001 ; Armand MATTELART, Histoire de la
société de l’information, La découverte, Repères, Paris, 2001.
.
30
tard, il devenait primordial de faciliter les échanges entre les différentes équipes, aussi un
premier réseau est-il créé, ancêtre de ce qui allait devenir Internet. Le premier maillon,
Arpanet, est né en octobre 1969, lorsqu’un chercheur en informatique et un étudiant
parviennent à transmettre des données rudimentaires entre leurs ordinateurs distants de 600
km. Quelques mois plus tard, deux autres ordinateurs sont raccordés aux premiers. La légende
veut que ce réseau, financé par l’ARPA (Advanced Research Projects Agency), agence de
recherche du département américain de la Défense, dans un contexte de guerre froide, ait eu
pour objectif de créer un système de communication capable de résister à une attaque
nucléaire des Soviétiques. En tout état de cause, une fois construit, le réseau sera
effectivement également utilisé par les militaires.
La première mission d’Arpanet était le transfert de fichiers entre les départements raccordés
(un huitième seulement en 1979), afin d’utiliser les ressources informatiques d’autres centres
de recherche. Mais cette fonction sera vite supplantée par l’attrait de la communication via le
courrier électronique. Il est rapidement envisagé de construire des réseaux pour l’ensemble
des universités. L’essentiel du financement devient l’affaire d’une autre institution publique,
la NSF (National Science Foundation). Le réseau NSFnet est lancé en 1985. Il est organisé
selon une structure hiérarchique en trois niveaux : une épine dorsale (backbone) nationale
financée par la NSF relie cinq supercalculateurs et une douzaine de points d’interconnexion.
Ceux-ci assurent l’interface avec des réseaux régionaux qui s’autofinancent. Enfin, chaque
centre de recherche ou université construit son réseau local sur son propre site grâce aux
subventions de la NSF. Celle-ci impose que les connexions soient disponibles pour tous les
utilisateurs qualifiés présents sur un campus. Tout réseau local remplissant des missions de
recherche et d’enseignement peut prétendre au raccordement avec d’autres réseaux. Le
principe du peering trouve donc ses origines dans ces réseaux publics de recherche qui se
mettent en place au milieu des années 1980 en dehors de tout logique commerciale.
L’Internet – qui à l’époque ne portait pas encore ce nom – a d’abord connu un
développement confiné aux instituts de recherches en informatique. Durant cette période, les
bases de l’interconnexion de systèmes ont été développées. Le développement de réseaux
avait nécessité la mise au point de « protocoles » plus universels que ceux définis au
démarrage. On imagina un « méta-protocole » qui relierait des réseaux conçus selon des
principes différents. La connexion devint possible avec l’adoption de normes communes
laborieusement élaborées au cours des années 1970. Le système retenu en 1972 comportait
deux parties : le TCP (Transmission Control Protocol), chargé de morceler les messages en
paquets au départ, de les reconstituer à l’arrivée, de détecter les erreurs de transmission et de
31
renvoyer les éléments manquants ; et l’IP (Internet Working Protocol), chargé d’organiser la
circulation des paquets. Internet va alors se définir comme une interconnexion de réseaux
utilisant les protocoles TCP/IP, et correspond à la volonté de pouvoir interconnecter tous les
réseaux – Arpanet et ceux de la NSF, mais aussi ceux non encore inventés.
Dès son démarrage, NSFnet choisit d’utiliser le protocole TCP/IP. Arpanet (qui est alors
formé de 562 nœuds interconnectés) ne l’adoptera qu’en 1983, lorsque la partie militaire du
réseau (Milnet) sera séparée de sa partie civile, destinée à la communication des
établissements scientifiques. En se séparant du réseau militaire, Arpanet devint l’épine dorsale
du réseau Internet aux Etats-Unis. En 1990, Arpanet est intégré au réseau de la NSF qui en
finance le développement jusqu’en 1995. Au début des années 1990, Internet est donc un
réseau essentiellement destiné à l’usage des universitaires américains et internationaux,
financé sur des fonds publics. Sur cette base, le réseau continue son développement pour
dépasser le million de nœuds connectés en 1992. Cette croissance s’appuie déjà sur le concept
de fédération de réseaux utilisant un langage commun. Jusqu’à cette période l’Internet reste
inconnu du grand public, bien que certaines de ses applications dont l’émulation de terminal,
la messagerie électronique ainsi que des systèmes de discussions (newsgroups) se
démocratisent dans une communauté informatique élargie.
Mais deux événements vont accélérer le changement de nature d’Internet et lui attirer
les faveurs du public. En premier lieu, en 1989, un ingénieur du Centre Européen de
Recherche Nucléaire (CERN), Tim Berners-Lee, se penche sur les problèmes d’archivage et
développe un système de documentation hypertextuel adapté aux besoins d’un centre où
l’information est décentralisée et où le personnel subit un turn over important. Les textes sont
reliés entre eux de façon à pouvoir passer d’une information à l’autre, le réseau des liens étant
appelé « toile » (Web). Le cheminement d’un texte à l’autre (chaque texte est considéré
comme un nœud) est appelé « navigation ». Et le logiciel permettant de sélectionner
l’information est dénommé World Wide Web. Il commence à circuler sur Internet dès 1991,
rendant possible l’utilisation d’Internet par le grand public. Le www s’appuie sur la norme de
présentation hypertexte HTLM, qui constitue avec les normes TCP et IP l’un des trois piliers
ayant permis à Internet de devenir une référence. En 1991, Gopher, une nouvelle application
permettant la publication de documents sur Internet voit le jour. En quelques mois, des
centaines de serveurs Gopher sont mis en place, notamment dans les universités et les
bibliothèques du monde entier. Bien que Gopher ait aujourd’hui disparu, cet outil a
grandement facilité l’accès à l’information et aux applications Internet. Il a également ouvert
la vois aux notions de navigation et de liens entre des documents répartis sur un ensemble de
32
serveurs. En 1993, le premier logiciel de navigation web, Mosaic, marque le vrai tournant de
l’évolution de l’Internet. Très vite, sa convivialité et ses facultés en font un outil
incontournable. A travers le Web, c’est aussi une nouvelle approche de l’accès et de la
diffusion de l’information qui émerge.
Parallèlement, au début des années 1990, certains réseaux de recherche américains ou
internationaux vont accepter de manière temporaire de connecter des utilisateurs non
universitaires qui, pour certains, deviendront plus tard les premiers fournisseurs d’accès à
Internet en Europe. La montée en puissance de ces connexions pousse la NSF à prendre deux
mesures : la création de quatre points publics d’interconnexion, les NAP (Network Access
Point), attribués à des opérateurs privés, et la construction d’une épine dorsale de débit
important, que la NSF confie à MCI. La véritable « privatisation » d’Internet a lieu en 1995,
lorsque l’épine dorsale NSFnet est démantelée, tandis que celui de MCI est mis en service.
D’autres grands réseaux privés interconnectés prennent aussi le relais du réseau de la NSF.
C’est la fin du financement public des usages privés d’Internet.
Les réseaux privés qui se développent appartiennent pour certains aux nouveaux
opérateurs de télécommunication américains nés de la réglementation et spécialisés dans le
transport des données (MCInet ou Sprintent) ; d’autres réseaux se créent spontanément sur
l’initiative des utilisateurs, tandis que se développent des réseaux de service en ligne
« propriétaires » (Compuserve, AOL, MSN-Microsoft) qui offrent, moyennant un
abonnement, des services spécifiques (messagerie, services commerciaux, accès au réseau luimême). Le caractère commercial d’Internet sera ainsi largement exploité à partir de 1995.
En 1994, la société Netscape édite ses premières versions de navigateurs capables de
fonctionner sur des ordinateurs personnels, élargissant au grand public l’accès au Web.
Durant cette période, l’Internet amorce une croissance vertigineuse. Avec l’introduction en
Bourse (IPO – Initial Public Offering) de la société Netscape à l’été 1995, les mondes de la
finances et les médias ont pris conscience de l’émergence du phénomène Internet. A cette
époque, souvent mal compris, le réseau des réseaux n’en suscite pas moins d’innombrables
craintes et convoitises. Toute la deuxième moitié des années 1990 sera marquée par une
agitation médiatique sans précédent autour de l’Internet, puis de ses dérivés notamment en
matière de commerce électronique. Tour à tour crédité du meilleur et du pire, l’Internet
fascine et inquiète. Après l’introduction en Bourse fracassante de Netscape, les milieux
financiers ont investi massivement dans les sociétés liées à l’Internet, en espérant réaliser des
gains importants liés à la conquête d’un leadership sur ce marché prometteur. Une génération
entière d’entreprises a émergé entre 1996 et 2000 pour offrir des services sur l’Internet. Par
33
transition des noms de leurs sites, en .com, l’expression « dot.com » est apparue pour les
désigner.
Parmi ces entreprises, on pouvait trouver différents acteurs spécialisés dans la
fourniture de logiciels et de services Internet, des moteurs de recherches et des portails, des
sites d’information (magazines électroniques) ou des sites de commerce électroniques.
Chacune de ces sociétés pariait sur une croissance rapide de l’Internet et donc de son marché.
Leur financement s’est donc appuyé sur ces prévisions de croissance, lesquelles se sont
ensuite avérées surévaluées. Les premiers succès de financement et d’introduction en Bourse
ont survalorisé certaines dot.com et ont suscité un mouvement souvent comparé à la ruée vers
l’or. Associé à un indéniable effet de mode, ces perspectives d’enrichissement rapide ont
encouragé entrepreneurs et investisseurs à lancer un nombre incalculable de projets de
création d’entreprise, souvent désignée par l’appellation « start-up ».
La surenchère financière s’est avérée totale, notamment quand un grand nombre de sociétés
était financé dans un même secteur d’activité. Dès la fin 1999, certains analystes des
domaines technologiques et financiers ont commencé à prendre leurs distances par rapport
aux excès spéculatifs observés dans le domaine de la nouvelle économie. En janvier 2000,
Time Warner et AOL lancent leur projet de fusion devant déboucher sur la création d’un
groupe d’une valeur totale de plus de 350 milliards de dollars. Deux ans plus tard, la valeur du
groupe a été divisée par quatre. Dès fin mars 2000, l’indicateur du NASDAQ, marché vedette
des valeurs technologiques aux Etats-Unis, s’est effondré, perdant près de la moitié de sa
valeur en quelques mois. En France, l’indice du nouveau marché s’est lui aussi écroulé de
façon similaire avec à peine quelques mois de décalage. Cette rupture de la croissance des
marchés a immédiatement affecté les dot.coms, en différant et en réduisant leurs possibilités
d’accès aux marchés financiers.
2. Culture de la gratuité et gratuité de la culture à l’épreuve du
commerce électronique
L’émergence d’Internet n’a donc pas eu lieu dans le cadre du marché, mais grâce à une
longue période de financement public qui a permis de stimuler la phase de démarrage.
Pendant plus de vingt ans, un processus d’innovation très particulier s’est mis en place. Les
universitaires ont modelé Internet en fonction de leurs propres pratiques scientifiques dans
laquelle la coopération joue un rôle central. Ce principe de la gratuité va progressivement
34
s’estomper mais laissera des traces dans la manière dont les usagers envisagent l’accès aux
divers services fournis par Internet. L’expérience montre, particulièrement dans le domaine
culturel, que le rapport des usagers aux prix des biens et des services n’obéit pas à une logique
simple, mais dépend des perceptions forgées au cours de l’histoire qui feront accepter des
coûts d’accès très différenciés pour des biens comme l’opéra et la télévision73. De même, dans
le domaine du patrimoine : ainsi, par tradition au Royaume-Uni, l’entrée de sites est gratuite ;
en France, où la notion de gratuité est moins présente, on considère plutôt qu’une contribution
du visiteur aidera à la conservation des objets et réduira les fréquentations excessives.
Le discours économique et commercial qui se greffe que Internet au milieu des années 1990
s’oppose donc frontalement à la vision de nombreux internautes imprégnés de la culture nonmarchande des origines. Pour eux, le principe de circulation libre et gratuite de l’information,
issu du monde universitaire mais aussi de la contre-culture américaine, doit perdurer avec la
diffusion d’Internet dans le grand public. Ces débats seront largement relayés par la revue
Wired, lancés en 1993, et qui deviendra très vite une référence en matière de réflexion sur
l’univers numérique74.
Malgré la diffusion d’Internet auprès du grand public, son modèle économique est loin
d’être stabilisé. Et à défaut d’un modèle général, plusieurs micro-recettes sont aujourd’hui
utilisées par les agents pour tenter de gagner de l’argent sur Internet. Et gagner de l’argent en
restant gratuit est un pari difficile. Le principe de la gratuité d’accès à Internet ou aux services
proposés peut s’interpréter comme un moyen de constituer une audience à valoriser grâce à
des modes de financement indirects, la valeur d’un site étant alors fonction de sa capacité à
orienter les internautes vers des sites commerciaux générateurs de revenus publicitaires ou de
commissions d’intermédiation. La publicité constitue également la principale source de
revenus des sites de contenus qui fournissent gratuitement leurs services aux internautes en
contrepartie d’espaces publicitaires vendus aux annonceurs. Le marché de la publicité
apparaît cependant beaucoup plus restreint que pour les médias traditionnels et surtout
concentré sur un nombre très limité de sites. Le schéma classique des médias (de
l’information gratuite financée par la publicité) s’adapte en effet difficilement à Internet, ce
qui intéresse l’annonceur n’étant pas la fréquentation du site mais le nombre d’utilisateurs qui
cliquent sur le bandeau.
73
Joëlle FARCHY, op. cit., p. 47.
74
Patrice FLICHY, op. cit.
35
Largement opposé à la culture originelle d’Internet, la commerce électronique représente un
moyen de financement en phase d’amorçage. Il offre aux entreprises l’opportunité de
bénéficier de coûts fixes de distribution réduits et d’un large potentiel géographique75.
L’approche de l’OCDE définit le commerce électronique comme « toute activité d’échange
générant de la valeur pour l’entreprise, ses fournisseurs ou ses clients, effectuée sur des
réseaux » ; à la vente en ligne proprement dite (livraison de produits immatériels, commande
et facturation en ligne, paiement en ligne de biens matériels ou immatériels) s’ajoutant le
marketing et le service après-vente assurés en ligne. Ce mode d’échange va croissant,
notamment dans le secteur de la culture comme nous le verrons, en raison d’une sécurisation
de plus en plus fiable des transactions.
B. Le peer-to-peer à l’assaut de l’industrie du disque
1. Définitions
Le partage de fichiers repose sur les ordinateurs individuels formant un réseau qui
permet le transfert de données. Chaque ordinateur doit accepter de partager certains fichiers et
a la possibilité de chercher et de télécharger des fichiers présents sur d’autres ordinateurs
connectés au réseau peer-to-peer (P2P).
Les réseaux P2P centralisés (type Napster première génération) ont des clients individuels qui
se connectent à un serveur central, qui fonctionne comme un moteur de recherche qui indexe
en temps réel les fichiers qui disponibles en partage. Le serveur ne stocke pas les fichiers,
mais seulement leurs caractéristiques et les clients. Quand une requête est effectuée, le serveur
répond par une sélection de résultats correspondant à la recherche, dans laquelle le client peut
choisir et initier le transfert directement sur l’ordinateur où le fichier est stocké. Le serveur ne
joue aucun rôle dans le transfert.
Les réseaux P2P décentralisés (Gnutella, Freenet, etc.) n’ont pas de serveur central. Chaque
nœud du réseau agit comme un pair, connecté à un petit nombre d’autres pairs eux-mêmes
connectés à d’autres pairs. La requête d’un utilisateur est envoyée aux autres avec lesquels il
est connecté, et se propage de groupe en groupe. Les fichiers correspondants sont envoyés via
les pairs intermédiaires et, comme dans les réseaux centralisés, le transfert s’effectue
directement entre nœuds.
75
Joëlle FARCHY, op. cit., p. 52.
36
Les réseaux P2P hybrides (eDonkey, FastTrack (Kazaa, Grokster notamment), WinMX , etc.)
se situent entre les deux autres. Quelques nœuds du réseau sont désignés comme « supersnœuds », et le reste de pairs se connectent à un seul de ces nœuds, qui agissent comme des
serveurs centraux, indexant les fichiers partagés et contrôlant les recherches. Chaque supernœud est connecté à un certain nombre d’autres super-nœuds, vers qui il transfère les
requêtes. Les transferts s’effectuent encore une fois directement entre les pairs.
Depuis au moins 2002, plusieurs réseaux P2P incluant des exemples de chacune de ces
architectures existent simultanément. Ils opèrent largement en autonomie, et indépendants les
uns des autres. Plusieurs raisons expliquent la prolifération des plates-formes P2P, bien que
les issues légales se rapportant à la transgression du copyright soient en tête de liste.
Source : OCED Information Technology Outlook 2004, Peer to peer networks in OECD countries
2. Histoire du P2P
L’âge de la musique numérique gratuite a commencé avec Napster. En effet, avant que
Shawn Fanning mette en route son « service » en 1999, télécharger de la musique via Internet
n’était pas chose aisée. Ainsi l’internaute devait entreprendre des recherches sur de nombreux
sites web et serveurs avant d’éventuellement trouver un endroit prétendant donner un libre
37
accès à une chanson. Et là, il était fréquent que les liens hypertextes soient invalides, ou qu’un
enregistrement préalable soit nécessaire. Napster était une véritable révolution car cela rendait
le téléchargement de musique facile (que ce soit en entrée – downloading – ou en sortie –
uploading), et surtout canalisa l’entière communauté de la musique en ligne : près de 70
millions d’utilisateurs étaient enregistrés76 à la fin de Napster.
Il est important de préciser ici que Napster n’aurait pas pu se faire sans les avancées
technologiques préalables. Le compact disc (CD) fut le premier produit de musique digitale à
être adopté largement par les consommateurs. La musique stockée sur les CD étant
numérique, il aurait du être évident dès le début que les copies réalisées à partir de là seraient
quasi parfaites. Aussi, dès le milieu des années 1990, les consommateurs avaient-ils la
possibilité de transférer de la musique sur leur ordinateur en utilisant un lecteur de CD-Rom
classique, ou de la copier sur un autre CD grâce aux graveurs de CD.
Pour qu’Internet prenne un rôle majeur dans la distribution de la musique, il a fallu attendre le
format MP3 et sa propagation. Mis au point par Karlheinz Brandenburg, et adopté dès 1992
par les experts de l’encodage, le MPEG 1 Layer 3 à l’origine du MP3 est un algorithme de
compression capable de diviser par 12 un extrait sonore enregistré sur un support classique.
Le format MP3 permet de coder les informations audio en un minimum d’espace tout en leur
conservant une qualité comparable à celle d’un CD. Le MP3 a rencontré un succès tel qu’il est
pratiquement devenu synonyme de musique numérique. C’est un format détenu par le
Fraunhofer Institut, mais comme celui-ci permettait à tout développeur d’obtenir la licence
contre un simple cachet, le format fut privilégié par rapport à d’autres dont les propriétaires
étaient plus à cheval sur leurs droits. De plus, le MP3 n’était absolument pas protégé, ce qui le
rendait facile à développer. Enfin, la compression était intéressante, puisqu’elle permettait de
passer d’une chanson de trois minutes en 32 Megabytes au format CD audio à seulement 3
Megabytes en MP3, avec une perte de qualité vraiment minime. Deux à trois heures étaient
nécessaire pour télécharger une chanson format CD audio (avec un modem de 56k), alors que
12 à 18 minutes sont suffisantes avec du MP377. Dès 1997, le logiciel Winamp faisait son
apparition, gratuit et facile d’utilisation pour lire les fichiers MP3. En janvier 1999, Diamond
lançait le Rio, premier lecteur MP3 portable vendu dans le commerce. Il permettait également
de transformer les fichiers MP3 en fichiers audio et de les graver sur CD. Le MP3 était
76
Joseph MENN, All the Rave: The Rise and Fall of Shawn Fanning’s Napster, Crown Business, New-York,
2003, p.1.
77
Marshall BRAIN, « How MP3 Files Work », http://computer.howstuffworks.com/mp3.htm
38
devenu universel, Napster pouvait faire son apparition et devenir un distributeur de musique
au succès triomphant. Depuis, le MP3 a « fait des petits »78, qui jouent sur de meilleures
compressions. Ainsi, avec le format WMA (Windows Media Audio), « à qualité égale, le
dernier tube de Manu Chao « pèse » autour de 1 megaoctet sous cette forme contre 3 au
format MP3. Et se télécharge donc en trois fois moins de temps, environ 5 minutes pour un
modem standard au lieu d’un quart d’heure… Avec le MP3 Pro, la taille des morceaux est
deux fois inférieure à celle de MP3… Vorbis, fruit du travail de développeurs indépendants,
s’il ne brille pas sur ce front, est en revanche totalement libre, au contraire de la famille MP3.
les cinq majors de la musique n’ont donc pas fini de s’arracher les platines à trouver un vaccin
antiprédateurs »79. Reste que le MP3 constitue encore aujourd’hui le format le plus présent sur
les plates-formes peer-to-peer (P2P), et qu’il a véritablement permis le succès de Napster.
Napster utilisait le système P2P, c’est-à-dire que les fichiers étaient disponibles à
partir des ordinateurs des utilisateurs et non d’un ordinateur central.
1) Napster connectait l’utilisateur à un serveur central, qui conservait un index des
utilisateurs connectés à ce moment, mais aucun fichiers de musique.
2) L’utilisateur tapait le nom de l’artiste ou de la chanson recherchée.
3) Napster fournissait une liste d’utilisateurs qui partageaient la chanson.
4) L’utilisateur choisissait parmi les fichiers proposés.
5) Napster essayait d’établir une connexion avec l’ordinateur hébergeant le fichier.
6) Si la connexion fonctionnait, le fichier était directement téléchargé sur l’ordinateur de
l’utilisateur.
7) Une fois le fichier téléchargé, l’ordinateur hôte stoppait la connection avec
l’ordinateur de l’utilisateur80.
Le fichier téléchargé pouvait s’écouter sur n’importe quel média player. L’architecture en P2P
de Napster résolvait de nombreux problèmes préalablement posés par le téléchargement de
musique sur Internet. Ainsi, les serveurs n’avaient pas à conserver ou à envoyer plus que la
liste des utilisateurs et de leurs fichiers. Comme Napster n’avait pas à stocker énormément
d’informations, la bande passante nécessitée n’était pas trop conséquente, et le service pouvait
demeurer gratuit. Pour éviter les « passagers clandestins » ne partageant pas leurs fichiers,
78
François LATRIVE, « Le MP3 fait des petits », Libération, 24 juin 2001, p. 21.
79
Ibid.
80
Jeff TYSON, “How the Old Napster Worked”, », http://computer.howstuffworks.com/napster.htm
39
l’installation par défaut autorisait automatiquement le partage. Il fallait à l’utilisateur faire une
manipulation spéciale pour empêcher le partage. Napster attaqua aussi le problème des
« passagers clandestins » dans le cadre des forums de discussion. Ainsi, dans les chat rooms,
le nombre de fichiers partagés par un utilisateur donné s’affichait, créant une sorte de pression
sociale. Actuellement, les plates-formes de téléchargement en P2P utilisent d’autres sortes de
moyens pour lutter contre ce problème, notamment en privilégiant les clients partageant le
plus de fichiers, ou en autorisant le download uniquement simultanément avec le upload.
Mais cela n’empêche pas l’utilisateur de se déconnecter aussitôt son téléchargement terminé.
Les forums de discussions de Napster fournissaient une raison pour rester connecté même
après le téléchargement. Cependant, même si Napster a été particulièrement victorieux pour
régler les problèmes techniques et culturels du partage de fichiers, il lui était difficile de
surmonter les problèmes légaux. Napster prétendait ne pas enfreindre la loi du copyright parce
que le serveur n’hébergeait en fait aucun des fichiers qui transitait pas lui. Le service a été
ouvert le 1er juin 1999, et dès le 7 décembre, la RIAA poursuivait Napster, demandant 100
000$ de dommages et intérêts pour chaque chanson copiée. Le 11 juillet 2001, une
ordonnance judiciaire fermait Napster81. Mais en seulement deux ans d’existence, Napster a
révolutionné l’industrie de la musique et sa relation avec les consommateurs. Il y a
aujourd’hui bien plus de services P2P qu’il y en avait à l’époque de Napster. Certains sont
spécialisés dans la musique, mais d’autres permettent le partage de tout type de fichiers. Le
problème rencontré par la RIAA avec Napster se présente à nouveau aujourd’hui avec la
Motion Picture Association of America (MPAA). Mais ces nouveaux serveurs ne peuvent pas
être fermés comme Napster car ils fonctionnent en intégralité sur le système du P2P, et ne se
repose pas sur un serveur central, au contraire de Napster. Une fois un logiciel nouvelle
génération téléchargé, le réseau fonctionnerait même si le fournisseur du logiciel cessait
d’exister. Alors que la connexion moyenne à Internet est de plus en plus rapide, le partage de
fichiers par P2P va sembler de plus en plus attractif à l’utilisateur type. Quoique puisse faire
les compagnies de divertissements, le P2P risque de rester.
81
Sandra
MARCUS,
« The
History
of
Napster »,
6
décembre
2001
http://web.archive.org/web/20030608065838/http://web.utk.edu/~smarcus/History.html
40
3. L’utilisateur-type des réseaux P2P
Damien Bancal (créateur du site zataz.com consacré aux pirates du net) classe les pirates
en 6 « catégories »82 :
-
le leecher = sangsue, qui copie tout et n’importe quoi
-
le collectionneur, plus regardant, à la recherche de raretés, introuvables dans le
commerce, comme les bootleg (concerts piratés)
-
le in, qui recherche l’inédit, la nouveauté disponible sur les réseaux P2P avant de l’être
dans le commerce
-
le business, qui copie pour revendre
-
le concurrent déloyal qui cherche avant tout à nuire à la sortie d’un produit en le
diffusant le plus rapidement possible
-
le warez, qui surplombe le tout. Il s’agit de petits groupes très organisés, qui se
retrouvent sur des espaces hyper sécurisés contre la police, les associations de lutte
contre la contrefaçon, mais aussi et surtout contre les autres contrefacteurs. Ils
déposent leurs contrefaçons sur des serveurs piratés d’écoles, d’entreprises, de
particuliers. Ainsi Lisa YAMAMOTO, employée américaine de la Fox, a été arrêtée
en mars 2004 pour avoir ainsi déposé près de 11 GigaBytes de films et près de 6000 $
de logiciels sur un espace piraté du serveur de sa propre firme. Il y aurait aujourd’hui
près de 370 groupes de warez en France.
Mais la grande majorité des « pirates » dénoncés par les majors appartiennent aux trois
premières catégories et ne font pas commerce de leurs téléchargements. Les différentes études
dressent un portrait moyen de l’utilisateur-type des réseaux P2P. Il s’agit d’un homme de 25
ans, disposant d’une connexion haut débit à son domicile, plutôt technophile et très familier
d’Internet. Selon une étude du Pew Internet project américain, les femmes seraient de plus en
plus nombreuses (2003 : 26 % des femmes internautes auraient téléchargé sur les réseaux
P2P, contre 32 % des hommes). En 2003, 60 milliards de fichiers échangés par mois, dont
12,5 milliards de fichiers musicaux. Si l’on rapporte ces chiffres au nombre d’abonnés à
Internet en haut débit (sachant que les peers sont généralement abonnés haut débit, mais que
tous les abonnés haut débit ne téléchargent pas), cela nous donne, en 2003 et par personne : 16
films et 2300 titres audio, sans parler des fichiers photos ou texte… D’après un sondage
82
Damien BANCAL, « A l’abordage des films via Internet », Les nouveaux dossiers de l’audiovisuel. Piratage,
arme de destruction massive de la culture ?, sept-oct. 2004, pp. 22-23.
41
Médiamétrie pour le CNC auprès de 3086 internautes en avril 2004, 3 millions de Français
auraient déjà téléchargé des films sur les réseaux P2P ; les trois quarts seraient des hommes
entre 15 et 25 ans ; 40 % seraient étudiants, et 30 % appartiendrait aux CSP+.
4. P2P : les raisons du succès
On peut difficilement nier l’attrait que représente la gratuité chez les peers. Mais le
succès que connaît le partage de fichiers sur les réseaux P2P ne s’explique pas seulement par
ces considérations matérielles. Car pourquoi huit millions de français83 qui n’iraient jamais
voler un CD dans un magasin s’adonneraient-ils à une pratique qu’ils savent pourtant
illégale ? Pour les uns, il s’agirait du seul et banal effet d’aubaine, renforcé par la culture de la
gratuité qui sévirait sur Internet. « Les industries musicales feraient face à un choc exogène,
né d’une utilisation novice de la technologie. La réponse consisterait donc à colmater les
brèches par la technique, la loi, la répression des utilisateurs et la pression sur les acteurs de
l’Internet »84. Pour d’autres analystes, c’est au cœur du fonctionnement des marchés culturels
qu’il faut chercher les causes – et les issues – de la crise. « La transformation serait endogène,
profonde et définitive, et toucherait à la fois l’offre et la demande »85.
Toujours est-il qu’on peut trouver d’autres raisons que la gratuité à la popularité des réseaux
P2P. D’une part, tout contenu est susceptible d’être numérisé et, à partir de là, disponible sur
les réseaux P2P. Le répertoire est immense, et il n’est pas rare de trouver sur ces réseaux des
contenus par ailleurs indisponibles sur les plates-formes de téléchargement légales, voire dans
le commerce physique. Un autre facteur important du succès du P2P est la rapidité du
téléchargement, puisque télécharger à partir de plusieurs sources multiplie la vitesse de
transfert – et bien évidemment, on l’a vu, l’explosion du haut débit a facilité la généralisation
du P2P, d’autant qu’il ressort de plusieurs études que c’est dans le but de télécharger de la
musique et des films que les internautes choisissaient le haut débit. De plus, l’utilisation de
logiciels type Kazaa ou eMule est très simple, et ne nécessite aucune compétence particulière
en informatique. Enfin, une caractéristique importante des réseaux P2P, et qui explique
également largement leur succès est les capacités d’échanges et de communication intégrées
83
CREDOC, Régis BIGOT, La diffusion des technologies de l’information dans la société française, Paris,
2003. Disponible sur http://www.art-telecom.fr
84
Daniel KAPLAN, op. cit., p. 17.
85
Ibid.
42
aux logiciels. En effet, une messagerie instantanée est intégrée au système de partage. Cela
crée un usage supplémentaire, une sorte d’ « effet club ». Il semblerait que les réseaux P2P
répondent à une quête d’échanges interpersonnels en matière de culture musicale et
cinématographique des internautes. Le P2P leur permet de communiquer entre eux, de se
conseiller mutuellement et de découvrir des artistes par l’intermédiaire de leurs pairs. Comme
le note Daniel Kaplan, « les usages du P2P dépassent de très loin l’échange de fichiers,
protégés ou non. Il s’agit au fond d’une architecture d’échange et de partage naturelle,
efficiente, proche de la réalité des échanges humains, qui est dans le monde des applications
informatiques (au même titre que l’Internet dans le monde des réseaux, dont l’architecture est
du type « pair à pair ») appelée à devenir l’un des modèles dominant de l’avenir, avec des
milliers d’usages différents »86.
Enfin, la place de la musique dans notre quotidien (et notamment dans celui des plus jeunes) a
profondément changé depuis une vingtaine d’années. A domicile, dans la voiture, dans les
lieux publics, dans toutes sortes d’événements, la musique est devenue véritablement
omniprésente. Et « on la vit plus qu’on ne l’écoute. Elle devient un espace que l’on partage,
un signe que l’on transmet : la compile créée pour une soirée, la sonnerie de son mobile, la
musique de fond de son répondeur… Le numérique est l’outil, mais pas la cause, de cette
évolution, dont l’échange de morceaux musicaux est une conséquence logique »87.
Que le P2P la cause de la crise de l’industrie du disque ou un simple facteur, il
demeure que l’échange de fichiers protégés par la propriété intellectuelle est une atteinte aux
droits d’auteurs. Nous allons à présent nous pencher sur ceux-ci, et voir pourquoi certains les
envisagent comme une réminiscence du passé et un frein à la réalisation d’une société idéale
de l’information.
86
Daniel KAPLAN, « Les utilisations du P2P », Actes du Colloque du Forum des droits sur l’Internet, Réponses
aux défis du P2P, 28 septembre 2004, Sénat, http://www.defis-p2p.org/
87
Daniel KAPLAN, « Comprendre la crise », op. cit., p. 17.
43
Chapitre 2 : L’OBSTACLE DE LA PROPRIETE
INTELLECTUELLE
On l’a vu, l’explosion du haut-débit et celle de l’échange de fichiers en P2P sont pour
une large part liées. « En France depuis que les fournisseurs d’accès à l’Internet ont centré
leur publicité sur le téléchargement d’œuvres (musicales ou audiovisuelles), le nombre
d’abonnements a explosé ! »88 Une étude du CNC89 démontre que plus de la moitié des
internautes ont rejoint la communauté virtuelle depuis seulement six mois. C’est à dire, depuis
la multiplication des offres à haut débit qui permettent les téléchargements d’œuvres, même
« lourdes », comme les films. « Mais on conviendra, qu’il s’agit là d’un désir d’œuvres. Pas
nécessairement d’une envie ou d’un besoin de droit d’auteur. Le phénomène le plus
intéressant de la Révolution numérique est justement dans ce constat. L’adéquation entre la
présence de créations et l’existence de droits de propriété intellectuelle ne paraît plus
naturelle. Les raisons en sont délicates à trouver. La rapidité des communications fait
qu’aujourd’hui le désir d’accès quasi immédiat et de gratuité l’emporte sur le respect du droit
d’auteur, regardé comme un frein »90.
I.
LA PROPRIETE INTELLECTUELLE A L’EPREUVE DES RESEAUX
Avant de tenter de comprendre pourquoi la propriété intellectuelle est perçue comme
un obstacle à la réalisation de la dite « société de l’information », nous reviendrons sur les
spécificité de la propriété intellectuelle.
A. La propriété intellectuelle
1. Droit d’auteur, droits voisins et droit des utilisateurs
88
Pierre SIRINELLI, « Le droit d’auteur, un facteur clé pour le développement de la Société de
l’Information ? », Actes du Colloque Droits d’auteur et créativité dans l’Union Européenne élargie, Dublin, 2022 juin 2004, http://europa.eu.int/comm/internal_market/copyright/conferences/2004_fr.htm
89
CNC et QualiQuanti, La piraterie de films : motivations et pratiques des internautes. Analyse qualitative,
http://www.cnc.fr/a_presen/r4/pirateriemotivprat.pdf, 2004.
90
Pierre SIRINELLI, op. cit.
44
En France, le Code de la Propriété Intellectuelle (CPI) – dont la partie législative a été
adoptée le 1er juillet 1992 et qui regroupe notamment les lois du 11 mars 1957 et du 3 juillet
1985 – stipule que la propriété littéraire et artistique comprend le droit d’auteur et les droits
voisins du droit d’auteur. Le droit d’auteur comprend les prérogatives d’ordre moral et
patrimonial reconnues aux auteurs d’œuvres de l’esprit. Les droits voisins sont les
prérogatives reconnues aux auxiliaires de la création littéraire et artistique tels que les artistesinterprètes, les producteurs de phonogrammes et de vidéogrammes ou les entreprises de
communication audiovisuelle. Le droit d’auteur tend à protéger en priorité l’auteur, mais
correspond finalement à une logique économique comparable à celle du copyright (qui
prévaut dans les pays anglo-saxons), qui est, comme son nom l’indique, une protection contre
la copie (les coûts des copies additionnelles étant moins élevés que les coûts de création), et
qui protègent donc surtout les investisseurs, les producteurs. Les droits d’auteur et les droits
voisins sont limités en durée : 70 ans après la mort des auteurs et 50 ans après la 1ère
publication pour les droits voisins des artistes-interprètes.
Il y a aussi des exceptions au droit d’auteur : ainsi dans les pays anglo-saxons, la logique du
fair use autorise certains utilisateurs (surtout en matière de recherche et d’éducation) à ne pas
payer les droits d’auteur. En France, il existe l’exception de la copie privée, dans le cadre
familial notamment, qui tenait surtout à une logique d’ordre pratique : il était matériellement
impossible d’empêcher la copie. Mais la taxation des supports (K7 audio, K7 vidéo, puis CDRom, DVD-Rom mais aussi graveurs) permet de dédommager les ayants-droit.
2. Histoire de la propriété intellectuelle
La propriété littéraire et artistique est récente. Aucune trace de droit d’auteur dans la
Rome antique, même si les auteurs ont monnayé des manuscrits à un prix supérieur à celui du
parchemin nu, et même si le plagiat y est dénoncé comme un vol (la réprobation restant
toutefois d’ordre déontologique)91, ni au Moyen Âge.
Des formes embryonnaires du droit d’auteur apparaissent en Italie durant la deuxième moitié
du XVIe siècle, c’est-à-dire quelques temps après l’apparition de l’imprimerie. Dans un
premier temps, les ouvrages imprimés sont majoritairement anciens, profanes ou religieux, et
si les auteurs sont identifiés – ce qui est rarement le cas – ils sont morts depuis longtemps. La
91
André LUCAS, Propriété littéraire et artistique, Connaissance du droit, Dalloz, Paris, 2004, p. 2.
45
mise en place du droit d’auteur va d’abord concerner les œuvres littéraires car c’est là que la
reproduction et la contrefaçon sont possibles. Cependant, il est intéressant de noter qu’à
l’origine, les privilèges accordés aux libraires-imprimeurs sont destinés à les protéger de la
concurrence d’autres professionnels, et non à récompenser le travail de création. La protection
concerne ainsi plus l’économie de la publication que celle de la création. En France, le
premier privilège semble avoir été accordé en 1507 par Louis XII pour les épîtres de Paul. Il
s’agit avant tout de stimuler l’activité économique, et l’auteur n’est pas au centre du
dispositif. Ainsi le libraire Guillaume de Luynes obtiendra-t-il en 1660 le privilège de faire
imprimer, vendre et débiter Les Précieuses Ridicules pendant cinq ans contre l’avis de
Molière. Mais le privilège a aussi pour but « d’encourager la création elle-même, finalité qui
n’est pas étrangère au droit d’auteur moderne »92.
Sous l’influence des idées de Locke, des physiocrates ou de Rousseau, la jurisprudence du
Conseil du roi va progressivement recentrer sur la personne de l’auteur le privilège conçu
dans l’intérêt des imprimeurs, en saisissant l’occasion de la querelle entre libraires parisiens et
libraires provinciaux qui s’abritent les uns et les autres derrière les auteurs pour défendre leurs
propres intérêts. Le tournant décisif a lieu avec un arrêt réglementaire du 30 août 1777 qui
consacre tout à la fois les droits des libraires et ceux des auteurs, mais en prenant bien soin de
les distinguer. « L’exclusivité accordée au libraire a une finalité purement économique et elle
est temporaire. Au contraire, celle qui est reconnue à l’auteur, même si elle trouve sa source
dans une « grâce » royale, s’analyse comme une « propriété de droit » »93.
Après l’abolition des privilèges, le relais est pris par les lois des 13-19 janvier 1791 et 19-24
juillet 1793 consacrant respectivement le droit de représentation des auteurs d’œuvres
dramatiques et le droit de reproduction des auteurs « d’écrits en tout genre », des
compositeurs de musique, peintres et dessinateurs. La référence insistante du législateur au
droit de propriété, et des rapporteurs au droit naturel, atteste d’une rupture par rapport au droit
antérieur. Mais l’avantage reste modeste. La loi de 1791 est avant tout, comme l’indique son
titre, un texte sur « les spectacles ». Celle de 1793 relative au droit de reproduction
subordonne la poursuite en justice des contrefacteurs au dépôt à la Bibliothèque Nationale ou
au cabinet des estampes de la République, ce qui cadre mal avec la justification en termes de
droit naturel94. Il y a même un recul puisque les lois abandonnent le principe de la perpétuité
92
Ibid.
93
Ibid.
94
Ibid., p. 3.
46
du droit exclusif pour s’en tenir à une durée post mortem de cinq ans pour la loi de 1791, et de
dix pour celle de 1793.
Néanmoins, le droit d’auteur est né. Il lui manque encore sa composante essentielle, le
droit moral, qui marque la spécificité de la propriété littéraire et artistique par rapport à la
propriété intellectuelle en général (qui inclut notamment les brevets et les marques), et par
rapport à la nébuleuse « propriété incorporelle » (qui inclut les fonds de commerce et les
clientèles). Ce sera réalisé par une jurisprudence féconde, dont les apports, sur ce point et sur
bien d’autres, seront codifiés par la loi du 11 mars 1957. Enfin, sans rompre avec la
conception personnaliste du droit français, la loi du 3 juillet 1985 marque une nette inflexion
en affirmant clairement la dimension économique du droit d’auteur et des droits voisins
(qu’elle consacre tardivement). La loi du 1er juillet 1992 vient réaliser une codification, qui
n’affecte cependant pas le fond du droit.
La dimension internationale de la propriété littéraire et artistique a très vite été perçue
comme essentielle. D’où la convention de Berne du 9 septembre 1886, plusieurs fois révisée,
et qui reste un texte fondamental. Elle est gérée par l’Organisation Mondiale de la Propriété
Intellectuelle, sous l’égide de laquelle ont été signés, lors d’une conférence diplomatique en
décembre 1996, deux traités ayant pour finalité première l’adaptation du droit international de
la propriété littéraire et artistique à l’environnement numérique : la traité de l’OMPI sur le
droit d’auteur (WCT) et la traité de l’OMPI sur les interprétations et exécutions et les
phonogrammes (WPPT).
Voilà d’où vient la propriété littéraire et artistique. Dans le contexte de
l’environnement numérique, il est certes plus difficile de savoir où elle va, et le temps est aux
nouveaux défis. « Le personnalisme du droit français est déjà miné par la logique de marché,
qui tend à remplacer le public par une cible de « consommateurs » de « produits culturels » et
à ramener le monopole à une technique de rémunération d’un investissement. L’influence du
copyright (américain surtout), dont la dimension économique a toujours été prééminente, joue
dans le même sens »95. Sans oublier l’incidence du droit communautaire : le rapprochement
des législations des Etats membres fait peser sur les Etats dont le niveau de protection est très
élevé – et c’est le cas de la France – le risque d’une régression, même si, à ce jour, le bilan de
l’harmonisation reste plutôt positif. Le plus grand défi reste donc celui posé par les nouvelles
technologies.
95
Ibid.
47
Car, on l’a vu, il y a dans le monde d’Internet une culture de la gratuité et du libre accès qui
ne fait pas bon ménage avec la propriété intellectuelle. Cela s’explique en partie par la genèse
d’Internet : le principe de la circulation libre et gratuite de l’information est issue du monde
universitaire, mais aussi de la contre-culture américaine, et a perduré avec la diffusion
d’Internet dans le grand public. Mais ce rejet de la propriété intellectuelle n’est pas nouveau :
déjà la fin du XVIIIe siècle avait été le théâtre d’un conflit comparable entre l’idéal
révolutionnaire qui postulait la liberté d’imprimer et la suppression des privilèges, et l’idée
selon laquelle le monopole était le moyen le plus apte à défendre les intérêts des auteurs.
Aujourd’hui, cela se traduit par les partisans du « no copyright » et du « copyleft », shareware
ou licence partagée, qui théorisent le rejet de la propriété intellectuelle. On peut également
parler de la licence Creative Commons (C.C.) : chacun peut utiliser gratuitement le travail de
l’auteur original, du moment qu’il le cite et qu’il ne l’utilise pas à des fins commerciales ;
chacun peut également modifier, transformer ou adapter la création originale du moment qu’il
la distribue ensuite sous la même licence CC.
B. La propriété littéraire et artistique dans l’environnement
numérique
En se connectant à Internet en France, on peut accéder au cyberespace pour y écouter
de la musique en ligne ou télécharger des milliers de fichiers musicaux. Plus précisément, à ce
jour, on distingue trois situations techniques, ayant chacune leur propre statut juridique : le
téléchargement de fichiers musicaux en ligne (downloading), l’écoute en ligne (streaming),
l’écoute à la demande (streams on demand).
1. Principes généraux
Malgré la diversité des situations, dans tous les cas de figure, le fait de mettre à
disposition de tiers via Internet des créations musicales – c’est-à-dire aussi bien des musiques,
des mélodies que de simples paroles de chansons – nécessite l’autorisation de l’ensemble des
titulaires des droits d’auteur ou des droits voisins.
Le « droit d’exploitation qui appartient à l’auteur comprend le droit de représentation et le
droit de reproduction »96. Pour André Bertrand, comme « la reproduction consiste dans la
96
CPI, art. L. 122-1.
48
fixation matérielle de l’œuvre par tous procédés qui permettent de la communiquer au public
[…] et qu’elle peut s’effectuer notamment par enregistrement magnétique »97, la mise en
mémoire sur un ordinateur ou un serveur constitue une reproduction au sens du droit
d’auteur98. C’est également le sens d’un jugement de la Cour d’Appel de Paris : « le stockage
d’un phonogramme sous une forme numérique sur un support électronique constitue une
reproduction »99. Lorsque cette mise en mémoire est faite pour un usage strictement
personnel, il s’agit « d’une reproduction à usage privé », qui de ce fait ne nécessite pas
d’autorisation de l’auteur100. Mais il en va autrement lorsque cette mise en mémoire a lieu sur
un serveur accessible au public via Internet. Elle constitue alors indiscutablement une mise à
disposition du public et donc une reproduction au sens de l’article L. 122-3 du CPI.
D’une manière générale, « toute reproduction par numérisation d’œuvres protégées par le
droit d’auteur et susceptibles d’être mises à disposition de personnes connectées au réseau
Internet doit être expressément autorisée par le titulaire ou le cessionnaire des droits »101. Pour
éviter toutes controverses juridiques sur cette question, l’article 6 du Traité de l’OMPI
(Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle, Genève) sur le droit d’auteur, adopté
lors de la conférence diplomatique qui s’est tenue en décembre 1996, réserve aux auteurs ou à
leurs ayants droit « le droit exclusif d’autoriser la mise à disposition du public de leurs
œuvres », ce qui vise la communication de l’œuvre par des serveurs informatiques102. Il est à
noter que ce principe a été intégré dans la Directive sur le droit d’auteur dans la société de
l’information.
Le téléchargement implique en principe une reproduction, alors que l’écoute en ligne
implique un acte de représentation publique. Or, en principe, les auteurs compositeurs
assignent à la Sacem leurs droits de représentation publique et à la SDRM leur droit de
représentation mécanique. Ces deux SPRD sont donc en principe les seules compétentes pour
autoriser ces deux types d’exploitations sur Internet, sous réserve que celle-ci ait lieu dans
97
CPI, art. L. 122-3.
98
André BERTRAND, op. cit., pp. 188-189.
99
Cour d’Appel de Paris 4e ch., 29 septembre 1999 : D. 1999, AJ 37.
100
CPI, art. L. 122-5-2°.
101
Tribunal de Grande Instance de Paris, ord. Réf., 14 août 1996, Warner, Chappell, Brel et autres c/ ECP et Ph.
Rey : D. 1996, jurisp. p. 490, note P.-Y. GAUTIER ; RIDA 1997, n° 171, p. 361, note Ch. CARON (à propos de
chansons de Jacques Brel) mise sur Internet. Cité par André BERTRAND, op. cit., p. 188.
102
OMPI, Proposition de base concernant les dispositions de fond du traité sur certaines questions relatives à la
propriété littéraire et artistique soumises à l’examen de la conférence diplomatique, Genève, 2-20 décembre
1996.
49
altérer l’œuvre, ce qui, soulignons-le, ne semble pas être le cas des sonneries téléchargeables,
à moins que l’on ne considère que les contrats conclus il y a quelques années, avant
l’explosion de l’Internet grand public, que les cessions consenties par les auteurs ne pouvaient
s’étendre à cette exploitation inconnue à la date de signature du contrat. Par ailleurs, on peut
ajouter que même si les auteurs compositeurs ont cédé leurs droits à la Sacem/SDRM, ils
conservent le droit d’agir afin de défendre leurs œuvres s’ils ne sont pas défendus par l’une ou
l’autre des ces SPRD103.
Théoriquement, est contrefacteur aussi bien la personne qui a enregistré l’œuvre sur le
serveur que le propriétaire du serveur qui est au courant de cette mise à disposition. Mais,
depuis la loi du 1er août 2000, les hébergeurs ne peuvent voir leur responsabilité engagée que
s’ils refusent d’agir promptement pour empêcher l’accès au contenu d’un site lorsqu’il en a
été requis par une autorité judiciaire. De leur côté, les intermédiaires passifs ne peuvent ne
peuvent se voir reprocher uniquement une faute d’imprudence, ce qui est le cas « lorsqu’une
fois avertis de l’existence d’un site délictueux, ils ne bloquent pas l’accès à ce dernier »104.
Par ailleurs, comme le note André Bertrand, plusieurs décisions françaises ont également, ce
qui est pour lui plus discutable, qualifié de contrefacteurs des personnes qui créaient sur leur
site Internet des liens hypertextes permettant d’accéder à des sites étrangers afin de
télécharger des fichiers musicaux au format MP3105.
André Bertrand note également le cas dans lequel des créations musicales transférées sous
forme de pièce jointe par e-mail106. Normalement, le « copiste » doit être la personne à qui est
destinée la copie à usage privée107. Si l’on effectue des copies à l’intention d’un tiers, on se
trouve en principe en dehors de l’exception prévue par la loi. Mais, dans ce contexte, la
103
Réfutant ce principe, on peut citer l’affaire Daft Punk, dans laquelle il a été estimé que la SACEM/SDRM
était la seule abilitée à défendre l’exploitation des droits sur Internet dans la mesure où elle est cessionnaire de
ceux-ci.
104
André BERTRAND, op. cit., p. 189.
105
TGI St-Etienne, 6 décembre 1999, SACEM c/ Roche et Battie : Com. comm. électr., 2000, n° 7, p. 26, note ch.
CARON ; RIDA 2000, n° 184, p. 389, obs. KEREVER ; dans le même sens TGI Epinal, ch. corr., 24 octobre
2000, SCPP c/ CONRAUD : Com. comm. électr. 2000, n° 12, note Ch. CARON. Cité par André BERTRAND,
op. cit., p. 189.
106
André BERTRAND, Ibid.
107
L’article L. 122-5 du CPI ne dit pas clairement que la copie doit être réalisée par son utilisateur, mais de
nombreux auteurs estiment que c’est le cas.
50
difficulté sera « essentiellement d’ordre probatoire dès lors qu’un tel transfert relèvera du
statut de la correspondance privée »108.
2. La loi applicable et les tribunaux compétents
Internet soulève également le problème de la loi applicable et des tribunaux
compétents. Par contamination avec les principes qui avaient été dégagés en matière de
télématique, les tribunaux français considèrent, par application des dispositions de l’article 46
alinéa 3 du Nouveau Code de Procédure Civile (NCPC) et de l’article 5.3 de la Convention de
Bruxelles qu’ils sont compétents pour connaître les litiges dès lors que l’atteinte peut être
constatée sur un écran informatique situé sur le territoire français. Même si la quasi-totalité
des pays du monde respectent les principes fondamentaux posés depuis plus d’un siècle par la
Convention de Berne en matière de droits d’auteurs, les notables différences qui existent
encore entre les législations nationales sont à l’origine de pratiques commerciales qui peuvent
être licites dans un pays et condamnables dans un autre.
Le fait que les tribunaux français ou même les tribunaux d’autres pays puissent de déclarer
compétents pour juger de toute atteinte portée à des droits d’auteurs ou des droits voisins sous
prétexte qu’elle a été commise dans le cyberespace est de nature à créer une insécurité
juridique préjudiciable aussi bien aux opérateurs qu’aux consommateurs. André Bertrand
s’interroge quant à lui sur la pertinence du droit américain. Ainsi, selon le droit américain,
« lorsqu’un message est simplement rendu accessible au public – cas des pages web – c’est
l’internaute qui se déplace virtuellement vers le serveur. La jurisprudence américaine
distingue donc plusieurs hypothèses techniques mais en tout état de cause, le simple fait qu’un
site web « passif » soit néanmoins accessible aux internautes américains à partir des EtatsUnis n’est pas suffisant pour le soumettre aux juridictions et au droit de ce pays »109. Bien
entendu, la solution est différente lorsque le site est « actif » et qu’il sollicite activement les
prospects.
A l’évidence, en matière de téléchargement, la loi applicable est celle du serveur sur lequel on
télécharge l’œuvre. Un internaute français qui télécharge des musiques sur un serveur
américain se déplace en principe virtuellement aux Etats-Unis pour y décharger des créations
musicales conformément au droit américain et au tarif en vigueur aux Etats-Unis. En matière
108
André BERTRAND, op. cit., p. 190.
109
Ibid, p. 191.
51
de streaming, la loi applicable est celle du pays où est réalisée l’opération de mise à
disposition des créations musicales en ligne. « Si cette opération a lieu aux Etats-Unis, elle
sera soumise au DCMA américain, si elle a lieu en France, elle tombe en principe sous le
coup de l’article L. 214-1 du CPI et implique l’adhésion au contrat général de représentation
de la Sacem »110.
3. Le téléchargement de fichiers musicaux
Comme le téléchargement à la demande implique un acte de reproduction, il nécessite
impérativement l’autorisation des titulaires de droits ou de leurs ayants droits. En France, le
droit de reproduction est en principe cédé par les auteurs compositeurs à la SDRM. Elle est
donc considérée comme acquise dès lors que l’exploitant su service de téléchargement a signé
un contrat général avec la SDRM. En 2001, la Sacem/SDRM exigeait au titre du droit de
reproduction et de représentation couvrant les téléchargements une rémunération égale à 12 %
du prix hors taxes acquitté par l’utilisateur qui téléchargeait, sous réserve d’un minimum de
0,2 €. Ce montant, fixé unilatéralement par la Sacem/SDRM était supérieur à celui pratiqué
dans d’autres pays, et plus particulièrement aux Etats-Unis où les droits d’auteurs ont été fixés
à 0,067 $ par la société Harry Fox.
Cependant, dans le contexte d’Internet, la notion d’exploitation territoriale n’a plus de sens.
Dès lors qu’une œuvre est accessible sur plusieurs sites, l’internaute peut choisir celui où elle
lui est proposée au tarif le plus avantageux. De ce fait, la société qui entend exploiter des
œuvres sur Internet a tout intérêt à localiser son site dans le pays où les tarifs des sociétés de
gestion collective sont les moins élevés afin d’être plus compétitive que ses concurrents.
Ainsi, en Europe, il serait plus avantageux de créer un site musical en Suisse plutôt qu’en
France, puisque les tarifs pratiqués en Suisse sont environ 20 % moins élevés que ceux de la
Sacem111. Mais, pour Bertrand, comme les tarifs pratiqués par les SPRD nord-américaines
sont généralement très inférieurs à ceux pratiqués par leurs homologues européennes, « on
risque d’assister à une harmonisation des tarifs de diverses sociétés au niveau mondial, pour
ne pas dire l’émergence d’une seule société destinée à gérer l’ensemble de l’exploitation des
110
Ibid, p. 193.
111
Ibid., p. 193.
52
œuvres au niveau mondial via Internet, ce qui ne sera pas sans poser d’épineux problèmes de
concurrence »112.
Une fois réglé le problème des droits d’auteurs, il se pose encore la question des droits
voisins, et particulièrement ceux des producteurs. En effet, comme les artistes cèdent
généralement contre une redevance les droits de reproduction de leurs enregistrements à leurs
producteurs, ce sont ces derniers qui possèdent le droit d’autoriser le téléchargement en ligne
des enregistrements dont ils sont propriétaires. Ce droit est susceptible actuellement
d’entraîner un monopole mondial sur la musique en ligne au profit des majors du disque, dans
la mesure où le « refus d’un producteur de phonogrammes d’autoriser la reproduction
d’extraits musicaux ne constitue pas en soi une pratique anticoncurrentielle »113.
4. L’écoute en ligne et l’écoute à la demande
En France, l’article L. 214-1 de CPI dispose que lorsqu’un phonogramme a été publié
à des fins de commerce, l’artiste interprète et le producteur ne peuvent s’opposer à sa
radiodiffusion ainsi qu’à la distribution par câble simultanée de cette radiodiffusion. Les
radios peuvent par conséquent diffuser les phonogrammes du commerce de leur choix à
condition de déclarer leur programme à la Sacem et de payer à cette SRPD une rémunération
au titre des droits d’auteur calculée sur leur chiffre d’affaire, ainsi qu’une redevance équitable
au titre des droits voisins. Se pose donc la question de savoir si les webradios et le streaming
tombent dans le champ de la licence légale applicable aux radios hertziennes114.
112
Ibid.
113
C.A. Paris, 4e ch., 13 octobre 2000 : Com. comm. électr. 2000, n° 12, note Ch. CARON, cité par André
BERTRAND, op. cit., p. 194.
114
En septembre 2001, 24 pays avaient adopté un système de licence pour le simulcasting (diffusion simultanée
sur les ondes et Internet) proposée par l’IFPI, dont 13 pays européens sauf la France, Ch. GUILLEMIN,
« Radios Internet et droits d’auteurs ; la France fait bande à part », znet, http://www.news.znet.fr.
En 1999/2000, la SACEM distinguait entre webradios commerciales et webradios associatives et entendait
percevoir 6 % des revenus des premières et 5 % des revenus des secondes. Une redevance minimum de garantie
avait été élaborée de l’ordre de 6500 FF HT par mois pour les wabradios commerciales dont l’audience ne
dépassait pas les 1,5 millions de pages vues par mois. Côté associatif, la SACEM entendait percevoir 1500 FF
HT par mois pour une audience située en dessous de 500 000 pages et 2200 FF HT au dessus de ce seuil. Voir
http://www.wikzik.com/actus, cité par André BERTRAND, op. cit., p. 195.
53
Aux Etats-Unis, le Digital Millenium Act met en œuvre un mécanisme de licence légale
similaire à celui instauré en France par l’article L. 214-1 du CPI pour la musique diffusée en
streaming via Internet. Ce type d’exploitation est néanmoins soumis à des conditions très
strictes (paiement d’une redevance, interdiction de passer plus de trois chansons d’un même
album sur une période de trois heures, interdiction de publier le programme en avance, etc.).
En France, la situation reste encore confuse en matière d’écoute en ligne. En ce qui
concerne les droits d’auteurs, la Sacem propose des contrats de représentation dont les tarifs
ont néanmoins été critiqués car perçus comme peu compatibles avec le modèle économique
de l’Internet. Que ce soit en matière de téléchargement ou d’écoute en ligne, les opérateurs
français n’ont pu qu’accepter les tarifs fixés unilatéralement par la Sacem et les autres SRPD
alors que dans de nombreux autres pays ces tarifs sont le résultat d’une large concertation, qui
tient compte des intérêts divergents des diverses parties, et sont de ce fait moins élevés qu’en
France. Par ailleurs, les producteurs, et plus particulièrement la SCPP, semblaient s’opposer à
l’extension de la licence légale prévue par l’article L. 214-1 au streaming.
La représentation publique d’œuvres téléchargées de serveurs Internet, notamment
pour la sonorisation d’un concert ou l’illustration d’œuvres audiovisuelles présentées au
public, est une utilisation distincte de la reproduction mécanique, qui doit en matière musicale
être déclarée à la Sacem.
II.
PROPRIETE INTELLECTUELLE ET IDEOLOGIE DES RESEAUX
La propriété intellectuelle représente un obstacle à la réalisation de l’utopie d’Internet,
pour les libertaires et nombre d’idéologues de l’Internet. On retrouve déjà cette vision chez
Marshall Mac Luhan. En effet, le saint-patron des prophètes de la communication y pose les
jalons d’une thématique qui se trouve réactivée aujourd’hui avec une vigueur remarquable.
Ainsi, dans l’article « Xérox simulacre et mort du livre »115, Mac Luhan estime qu’avec la
généralisation des procédés de reproduction, chacun pourra publier un livre. Et dans cette
optique, « si elle est un jour considérée en quelque sorte comme un des droits de l’Homme, ou
115
Marshall MAC LUHAN, « Xérox simulacre et mort du livre », Cause commune, vol. 1., Les imaginaires,
UGE, Paris, 1976.
54
comme une espèce de prérogative publique, il faudra modifier notre conception de la
propriété littéraire ». Et selon Pierre Lévy, « chaque être humain pourrait, devrait être respecté
comme un artiste ou un chercheur dans une république des esprits »116.
A. Vers une utopie des réseaux ?
Peut-on déceler dans ces espoirs les traces d’une utopie en formation, s’interroge alors
David Forest ? Elle serait alors à mettre en parallèle avec l’idéologie contemporaine du
réseau, ou « rétiologie », qui fusionne la techno-utopie et la technologie de l’esprit réticulaire.
Ainsi Pierre Musso rappelle-t-il que la fiction corporelle qui enveloppe le réseau pour en faire
un « organisme-réseau », et l’exporter dans le champ social, est reformulée de façon cyclique
pour les réseaux électriques et de télégraphie avec Spencer, pour l’ordinateur, avec la neurocybernétique de Neumann et Wiener ; pour les télécommunications, pour Internet avec
Licklider, puis avec les idéologues du Net, rassemblés autour de revues cultes comme Wired.
A tel point qu’a posteriori, les thuriféraires contemporains de la techno-utopie réticulaire
peuvent constater cette continuité, « comme s’il s’agissait d’étapes dans un seul
développement technologique »117.
1. La propriété intellectuelle comme obstacle à la fluidité des réseaux
David Forest note avec pertinence que les discours sur le futur de la propriété
intellectuelle se placent sous le signe de la métaphore prophétique des contenus118. Mobilisant
la métaphore de l’organisme, ceux-ci déploient un imaginaire où le droit ne peut plus être
pensé sans le corps du réseau renvoyant de façon métaphorique à celui de l’Homme. Alors,
toute loi sur les propriétés dites incorporelles semblent passer par le corps du réseau dont la
régulation est calquée sur celle d’un organisme autorégulé. Paradigme circulatoire et fluidité
accompagnent la référence à l’auto-organisation comme mode de régulation optimum
permettant l’émergence d’un « bon » droit régulateur, celui des codes et de l’auto-ajustement
116
Pierre LEVY, Qu’est-ce que le virtuel, La Découverte, Paris, 1995, p. 9.
117
Pierre MUSSO, Critique des réseaux, PUF, Paris, 2003, p. 252.
118
David FOREST, Le prophétisme communicationnel, La société de l’information et ses futurs, Syllepse, Paris,
2004, p. 126.
55
contractuel permanent. « Les réseaux du futur sont des contenants qui réclament des
contenus »119. La propriété intellectuelle attachée à ces contenus, lorsque ceux-ci peuvent
revendiquer une protection à ce titre, occupe une place centrale dans les discours sur les futurs
de la société de l’information et en constitue un des enjeux majeurs. De la gratuité invoquée
par certains libertaires autant que par certains libéraux à la mise en cause de la propriété des
contenus, se dessine un espace de discours qui se donnent pour horizon l’accomplissement
d’une « utopie concrète ».
Le débat sur la copie s’articule non plus autour de l’œuvre elle-même mais sur la
technique de communication avec celle-ci. La spécificité de la technologie numérique rendant
possible la transmission et la copie d’un grand nombre de données avec une facilité bien plus
grande que dans l’environnement analogique traditionnel, elle introduit également de
nouveaux enjeux pour le législateur. La technique numérique conduit à deux conséquences :
l’identité parfaite entre copie et original, et la « dématérialisation » du support. Sur fond de
grandes manœuvres capitalistiques et de célébration de la « nouvelle économie », les géants
de l’industrie du loisir et de l’information se sont regroupés pour alimenter portails et sites en
adoptant une stratégie de contenus. Cette concentration a entraîné la constitution de grands
groupes de communication parfaitement intégrés et intégralement mondialisés (il suffit de
voir les géants du multimédia, de Time Warner à Bertelsmann/Sony en passant par Viacom,
Disney ABC, Newscorp, Pearson, et bien évidemment Vivendi Universal, pour s’en
convaincre) tandis que dans le même temps les visionnaires de la société de l’information se
font les chantres d’un marché atomisé. Le développement technique et ses prolongements
capitalistiques doivent-ils conduire dans le même temps à reconsidérer la protection conférée
par le droit d’auteur ?
Un trait commun faisant figure de paradigme est la liquidité des métaphores de la
communication et du discours visionnaire en particulier – qui participent d’une véritable
rhétorique des figures. L’enjeu principal semble en conséquence résider non seulement dans
la « conversion » du monde de la matière à celui du code binaire, mais appelle également la
nécessité de repenser notre univers en termes de flux d’informations. Pierre Musso nous invite
alors à chercher dans la nature une poétique de la transition et du passage car, comme il a pu
le montrer dans Critique des réseaux120, la figure du réseau renvoie au flux et à l’eau, et
derrière la technique demeure un désir d’eau et de mouvement. Musso rappelle également
119
Ibid.
120
Pierre MUSSO, Critique des réseaux, PUF, Paris, 2003.
56
combien la figure du cristal est représentative du réseau, tant matériellement que
métaphoriquement. Empruntant au solide comme au liquide, il est un lieu privilégié du
passage d’un état à un autre. Pour Forest, « l’état cristallin introduit avec lui la
transversalité »121. Il rappelle que la transversalité rallie des thèmes qui hantent en
permanence l’imaginaire du prophétisme visionnaire, que l’état cristallin se trouve apte à
incarner : transparence communicationnelle, pureté numérique, immatérialité de l’information
et de la création. Et un des principaux effets de la numérisation est ainsi de rendre « liquide »
tout ce qui est « solide ». Pierre Lévy en vient à établir une règle d’équivalence entre
l’information, la connaissance, les biens et l’argent envisagée comme « flux monétaire ».
L’équivalence progressive puis généralisée de l’argent et de l’information dans une
« intelligence collective distribuée » résultant selon lui du « développement en symbiose de la
finance internationale et des réseaux »122 tend alors à s’incarner en profondeur dans le futur de
la société de l’information, caractérisée par le fait que toute marchandise devient information
et vice-versa. Le « commerce fluide » décrit par John Perry Barlow123 emprunte à la même
métaphore. La menace vient alors plus du barrage qui consiste à « renforcer le droit d’auteur,
le droit de la propriété intellectuelle, parfois au-delà du ridicule »124.
2. Le cyberespace et la cyberculture
Chez Lévy, le cyberespace accroît la vitesse de circulation de l’argent et des « autres
médiateurs immanents »125. La circulation généralisée, accélérée et encouragée tend, comme
le note David Forest, à être encouragée comme un présupposé organique126. L’espace des flux
en vient à se refléter dans celui du corps de l’organisme-réseau au terme du processus de
renversement métaphorique permis par l’ « état cristallin ». Pour Lévy, « le cyberespace,
dispositif communicationnel interactif et communautaire, se présente […] comme un des
instruments privilégiés de l’intelligence collective »127. Musso rappelle que la construction du
121
David FOREST, op. cit., p. 128.
122
Pierre LEVY, op. cit., p. 58.
123
John Perry BARLOW, « Vendre du vin sans les bouteilles », in Olivier BLONDEAU et François LATRIVE,
Libres enfants du savoir numérique, Anthologie du libre, http://www.freescape.eu.org/eclat/index.html
124
Philippe QUEAU, La planète des esprits. Pour une politique du cyberespace, Odile Jacob, Paris, 2000, p. 78.
125
Pierre LEVY, Cyberculture, Editions Odile Jacob / Editions du Conseil de l’Europe, Paris, 1997, p. 127.
126
David FOREST, op. cit., p. 129.
127
Pierre LEVY, op. cit., p. 31.
57
cyberespace sur trois présupposés : le réseau entendu comme interconnexion généralisée,
l’existence d’éléments isolables, différents et se ressemblant, c’est-à-dire les cerveaux et les
ordinateurs, en attente de leur mise en réseau, et l’hybridation entre homme et machine du fait
de l’assimilation cerveau-réseau-ordinateur. Une fois fixés ces préalables, fondés
implicitement sur les marqueurs de la techno-utopie réticulaire, le cyberespace produit tous
les effets bienfaisants que les rétiologues ne cessent de promettre. Car la principale vertu du
cyberespace est de dissoudre tout ce qui gêne : territoires, institutions, corps physique, au
profit d’une ascèse quasi religieuse. Ainsi Kevin Kelly, rédacteur en chef de la revue Wired, a
pu décrire sa 1ère visite à Internet comme une « expérience religieuse »128. Le cyberespace
réescompte l’ordre du religieux et l’insère dans les technologies. Il est la limite de la pensée
du réticulaire, dans sa version spiritualiste. L’instauration du cyberespace comme espace
illimité des réseaux informationnels permet de circuler hors contraintes, dans un espace pur,
sans friction et virtuel. Dans la fiction de William Gibson, qui crée en 1983 le terme de
« cyberspace » dans son roman Neuromancien, tout est affaire de « neuroconnexions ». Sa
définition du cyberespace est construite à partir de l’imagerie réticulaire et des architectures
de réseaux connexionnistes129. Le cyberspace est un puissant dissolvant symbolique car il
élimine tout ce qui résiste : le territoire, le corps, mais aussi le politique et l’Etat. « Grâce au
réseau, la démocratie sera électronique et « le politique disparaîtra », peut annoncer
Attali »130. La fluidification généralisée opérée par le cyberespace permet d’évacuer le
politique. Pour Manuel Castells, c’est carrément la fin de l’Etat souverain. Cette vision antiétatique libéralo-libertaire, constitutive de l’idéologie des internautes, est, rappelle Pierre
Musso, une simple mise à jour du marqueur proudhonien du réseau. Le réseau devient
synonyme d’auto-organisation et d’égalité. Au-delà de « l’homme numérique », c’est la
« digitalisation des corps » qui s’opère. La cyber-liquéfaction conduit à la liquidation
corporelle pure et simple. Daniel Kaplan déclare : « Le corps humain devient, de manière
symbolique ou très concrète, un réseau »131. Il s’agit moins, chez Castells, de fluidifier la
société et le territoire comme dans la cyberculture, qui demeure toutefois une référence dans
sa démonstration, que de penser le changement social et d’annoncer une nouvelle société, le
« capitalisme informationnel » en réseaux.
128
Mark DERY, Vitesse virtuelle. La cyberculture aujourd’hui, Editions Abbeville, Paris, 1997, p. 57, cité par
Pierre MUSSO, op. cit., p. 332.
129
Ibid., p. 331 sq.
130
Ibid., p. 335.
131
In La Tribune, 27 juin 2002, p. 29, cité par Pierre MUSSO, ibid., p. 338.
58
Au contraire de Barlow, Pierre Lévy ne se dit pas favorable à une suppression totale de
protection de la propriété intellectuelle, qui serait une spoliation éhontée. Car justement, selon
lui, la défense de la propriété intellectuelle représente un facteur favorable pour établir et
consolider la confiance des acteurs du cyberespace. La « liquéfaction » des œuvres ne doit pas
conduire à celle de la propriété intellectuelle132. Pour Lévy, « tout acte enregistrable crée en
effet effectivement ou virtuellement de l’information, c’est-à-dire, dans une société de
l’information, de la richesse »133. La conséquence de cette loi, que partagent nombre
d’évangélistes de la liberté de circulation des œuvres sur les réseaux, est de prendre à contrepied les raisonnements économiques classiques. Car « la consommation ne détruit pas les
biens et les céder ne les fait pas perdre »134. La question de la propriété intellectuelle prend en
effet son sens dans le passage du postulat économique de la rareté, fondée elle-même sur la
destruction et devenue inadéquat. Un des critères du « bien public mondial », qui appartient et
profite à tous car possédé « en indivision », réside dans son caractère « inépuisable »135.
L’ « organisme-réseau » est considéré par Lévy comme le lieu privilégié de cette
transformation.
3. « Cyberculture et info-éthique »136
Pour Philippe Quéau, « la « société mondiale de l'information » est […] à l'origine
d'une quadruple révolution: culturelle, sociale, économique, politique ». Dans ces conditions,
« l'enjeu véritable de la cyber-culture est de civiliser la mondialisation et la globalisation.
C'est de construire pratiquement aujourd'hui les utopies de demain »137. Selon lui, la
cyberculture, culture « glocale », est la seule à même de répondre aux différentes
contradictions posées par la « société de l’information » : contradiction entre le local et le
global, entre les divers droits nationaux – et notamment, on l’a vu, entre le droit des
132
Pierre LEVY, « La cyberculture,c'est l'universel sans totalité », Entretien avec Pierre Lévy, philosophe du
cyberespace, http://www.archipress.org/levy/entretien.htm
133
Pierre LEVY, Qu’est-ce que le virtuel ?, op. cit., p. 60.
134
Pierre LEVY, op. cit., p. 26.
135
Philippe QUEAU, « Intérêt général et propriété intellectuelle », 1999, in Olivier BLONDEAU et François
LATRIVE, op. cit.
136
Philippe QUEAU, Cyberculture et info-éthique,
http://www.unesco.org/webworld/telematics/cyber_culture.htm
137
Ibid.
59
producteurs s'élevant contre le « piratage » et le droit des utilisateurs garantissant la « copie
privée », l'usage loyal des oeuvres (« fair use »), contradiction entre la défense du
« copyright » et la promotion de l'accès de tous à l'information à des fins d'éducation et de
recherche –, contradiction entre l’intérêt général et les intérêts particuliers. « A quoi doit
servir la loi ? A l'intérêt général et aux intérêts catégoriels ? Au marché ou à la société ? Quel
est le rôle de l'économie ? Servir l'homme ou l'asservir ? Par exemple, quelle est la finalité
essentielle de la notion même de « propriété intellectuelle » ? Promouvoir les sciences et les
arts, oeuvrer dans le sens de l'intérêt supérieur de l'humanité, ou simplement assurer la
rétribution de la propriété intellectuelle de quelques ayants droit ? »138. La cyberculture doit,
pour l’auteur, devenir le lieu d'épanouissement d'une éthique adéquate à la société mondiale
de l'information, qu’il nomme « info-éthique ». Celle-ci s'appuie sur des valeurs éthiques
fondamentales, éprouvées, comme l'égalité, la liberté et la dignité humaine, mais cherche à les
mettre en pratique dans le contexte nouveau de la société mondiale de l'information. C’est
également le point de vue de John Perry Barlow, auteur d’une Déclaration d’Indépendance du
Cyberespace : « Nos identités n'ont pas de corps ; ainsi, contrairement à vous, nous ne
pouvons obtenir l'ordre par la contrainte physique. Nous croyons que l'autorité naîtra parmi
nous de l'éthique, de l'intérêt individuel éclairé et du bien public. Nos identités peuvent être
réparties sur un grand nombre de vos juridictions. La seule loi que toutes les cultures qui nous
constituent s'accordent à reconnaître de façon générale est la Règle d'Or139. Nous espérons que
nous serons capables d'élaborer nos solutions particulières sur cette base. Mais nous ne
pouvons pas accepter les solutions que vous tentez de nous imposer »140.
David Forest rappelle que la diffusion des normes et logiciels dont le code a été rendu
public s’inscrit dans une « métaphore germinative qui renvoie tant à l’image bénite de la
récolte miraculeuse qu’à celle de la corne d’abondance »141. Partant du constat de
l’inadaptation de l’exploitation économique des contenus face « au caractère fluide et virtuel
des messages », Pierre Lévy propose de « sophistiquer » le droit d’auteur en le calquant sur la
« déterritorialisation » vers le cyberespace pensé comme espace océanique. Tout utilisateur
branché au réseau devenant co-producteur de l’information (coproduction plutôt que
consommation), les producteurs de contenu seraient conduits à perdre de leur importance et
138
Ibid.
139
Barlow fait référence à la Netiquette.
140
John Perry BARLOW, « Déclaration d’indépendance du Cybermonde », 1996, in Libres enfants du savoir
numérique, http://www.freescape.eu.org/eclat/index.html
141
David FOREST, op. cit., p. 131.
60
centralité. John Perry Barlow partage et défend avec ardeur ce point de vue et peut ainsi
affirmer que « nous pouvons nous attendre à ce que l’importance de l’auteur diminue »142.
Dans la vision de Lévy, chaque utilisateur est à la fois producteur et consommateur, les
limites de la propriété se dissolvant de fait dans ce passage de la consommation à la
coproduction143. « Tout sera publié et tout appartiendra à tout le monde – le pouvoir au
peuple »144 s’enthousiasmait déjà Mac Luhan, repris avec ferveur par les médias acquis aux
visionnaires. Mais, comme le note avec justesse Forest, c’est oublier que la notion de
propriété intellectuelle est intimement liée à la naissance de l’auteur, à l’idée d’un auteur-roi
sacralisé. « L’auteur une fois détrôné, la propriété intellectuelle qui l’accompagne peut être
mise sur la sellette »145. Pierre Lévy en déduit une solution pratique consistant à instaurer un
système de rémunération au débit, à l’instar du système de l’électricité, et surtout de l’eau.
Cependant, « ces formulations relèvent plus de la métaphore que d’une caractérisation
conceptuelle rigoureuse »146.
B. « De la gratuité de l’œuvre à l’abolition de sa propriété »
La cyber-société de dessine, on le voit, comme une société généreuse et partageuse.
Bien que les standards (tel que le système d’exploitation Windows de Microsoft) ne
rencontrent plus d’opposant hormis les libertaires de l’Electronic Frontier Foundation147
(EFF), Nicholas Negroponte pense qu’il est utile et nécessaire de mettre en garde contre
l’imposition par la contrainte de supports de stockage numérique enfermant l’information
dans des protocoles verrouillés et non accessibles au plus grand nombre. A ses yeux, seul un
accord des industriels et fabricants sur des « méta-standards » serait susceptible de trouver
une légitimité148. Esther Dyson, vice-présidente de l’EFF, écrivait dès 1994, que « la seule
valeur non réplicable, non fongible, sera la présence, le temps, et l’attention des individus.
[…] Les actifs et la propriété intellectuelle se déprécient tandis que le processus intellectuel et
142
John Perry BARLOW, op. cit.
143
Pierre LEVY, op. cit., p. 61.
144
MAC LUHAN, cité par David FOREST, op. cit., p. 132.
145
David FOREST, ibid.
146
Pierre LEVY, op. cit., p. 64.
147
On peut rappeler que la raison d’être de l’EFF est la défense de l’idéologie libertaire originelle des créateurs
d’Internet contre les systèmes fermés ou propriétaires dont Windows représente l’archétype.
148
Cité par David FOREST, op. cit., p. 133.
61
les services s’apprécient »149. prévoie, dans le sillage de Barlow, que de nouvelles règles sont
conduites à gouverner la propriété intellectuelle. Or, comme le rappelle David Forest, celles-ci
sont à l’opposé de l’idée selon laquelle les auteurs ayant supprimé tout intermédiaire avec les
consommateurs de contenus grâce au réseau seraient rémunérés directement par ces
consommateurs.
1. L’économie numérique selon John Perry Barlow
« Si ce qui nous appartient peut être reproduit à l’infini et instantanément diffusé sur
toute la planète sans le moindre coût, sans que nous en soyons informés, et […] sans que cela
cesse d’être en notre possession, comment pouvons-nous les protéger ? »150. C’est bien la
question que se posent les ayants-droits et les juristes de la propriété intellectuelle. Car le
corpus juridique sur le droit de reproduction et les brevets a été édifié pour convoyer des
formes et des méthodes d’expression qui sont bien différentes de celles auxquelles nous
sommes aujourd’hui confrontés, puisque « la technologie numérique détache l'information de
son support physique, où toutes les lois sur la propriété ont jusqu'à présent trouvé leur
définition »151. En effet, tout au long de l'histoire des droits de reproduction et des brevets, les
conceptions de la propriété n'ont pas été centrées sur les idées, mais sur l'expression de ces
idées. Les idées elles-mêmes étaient considérées comme la propriété collective de l'humanité.
On ne pouvait prétendre à un droit de propriété - pour ce qui est du droit de reproduction que sur la formulation précise ayant servi à véhiculer une idée particulière ou sur l'ordre de
présentation des faits. Comme le note Barlow, « on n'était pas rémunéré pour des idées, mais
pour avoir su les transformer en réalité. En pratique, la valeur résidait dans le support et non
dans la pensée que ce dernier véhiculait. En d'autres termes, c'était la bouteille qu'on
protégeait et non le vin.»152. Et aujourd’hui, ces « bouteilles » tendent à disparaître, y
compris les « bouteilles physico-numériques […] telles que les disquettes, les CD-Rom et
autres emballages distincts de bits conditionnés sous plastique »153. Selon Barlow, « les
149
http://www.wired.com/wired/archives/3.07/dyson.html, cité par Daniel KAPLAN, « Valorisation des
contenus : vers de nouveaux modèles ? », Les nouveaux dossiers de l’audiovisuel, op. cit., p. 57.
150
John Perry BARLOW, « Vendre du vin sans les bouteilles », op. cit.
151
Ibid.
152
Ibid.
153
Ibid.
62
difficultés croissantes d'application des lois existantes sur la reproduction et les brevets
mettent déjà en péril la source première de la propriété intellectuelle: le libre échange des
idées »154. Pour lui, ce sont les notions de propriété, de valeur, de possession, et la nature de
la richesse elle-même qui sont en train de changer profondément. Il est donc nécessaire de
remédier à la confusion juridique et sociale qui va apparaître à mesure que « les tentatives de
protection des nouvelles formes de propriété avec de vieilles méthodes se révèlent, de façon
toujours plus évidente, inutiles et, par conséquent, inflexibles »155.
Pour démontrer son point de vue, Barlow fait un retour sur l’histoire de la propriété,
qui était avant tout foncière, et donc bien réelle. La révolution industrielle a ensuite donné
autant d’importance aux moyens qu’aux fins, allouant finalement aux instruments une
nouvelle valeur sociale. Il devint vite possible de reproduire et de diffuser en grandes
quantités à ces instruments. Pour en encourager l'invention, des lois sur la reproduction et les
brevets furent élaborées dans la plupart des pays occidentaux. On confiait à ces lois la tâche
délicate de reconnaître l'existence des créations mentales dans le monde, où elles pouvaient
être utilisées - et entrer dans l'esprit d'autrui - tout en assurant à leurs inventeurs une
compensation pour leur valeur d'usage. Et le système juridique et pratique qui s'est développé
pour accomplir cette tâche était fondé sur l'expression physique. Barlow note qu’il existe
aujourd’hui une divergence profonde entre le droit et la pratique sociale, et que dans cette
situation, ce n'est pas à la société de s’adapter. Pour lui, « la propriété intellectuelle, là où
aucune limite n'existe, est très différente de la propriété physique et ne peut plus continuer à
être protégée comme si ces différences n'existaient pas »156. C’est pourquoi il prévoit
l’écroulement du système courant de la propriété intellectuelle. « Si la technologie peut
détruire les lois, la technologie fournit des méthodes pour rétablir les droits de la
création »157. C’est que l’information est, pour Barlow, intangible et difficile à définir de par
sa nature même. Il note que l’information est d’abord une « activité », et rejoint en cela
Gregory Bateson qui, élargissant la théorie de l’information de Shannon, a pu dire que
« l’information [était] une différence qui fait une différence »158. Cette activité ne peut être
possédée, « même quand elle est incarnée sous une forme statique telle qu'un livre ou un
disque dur, l'information reste un événement qui vous arrive lorsque vous la libérez
154
Ibid.
155
Ibid.
156
Ibid.
157
Ibid.
158
Gregory BATESON, Vers une écologie de l’esprit, Seuil, Paris, 1977-80, cité par BARLOW, op. cit.
63
mentalement du code permettant de la stocker »159. Elle est en mouvement et ne se distribue
pas, mais se propage. « Elle ne fait pas que se déplacer; elle laisse des traces partout où elle
est passée »160. Elle est ensuite une forme de vie, qui « se reproduit dans les interstices du
possible. […] Les idées, les images ou les chansons qui ont le plus de résonance universelle
sont celles qui entrent dans le plus grand nombre d'esprits, et qui y restent. Essayer de
stopper la diffusion d'une séquence d'information vraiment résistante revient à peu près à
tenter d'empêcher les abeilles tueuses de franchir la frontière »161. Et, parce qu’elle est une
forme de vie, l’information est périssable. Une autre caractéristique de l’information est
qu’elle est une relation. Dans les biens physiques, il y a une corrélation directe entre la rareté
et la valeur. Pour la plupart des biens informationnels, la valeur augmente avec la
disponibilité. « Les logiciels les plus piratés […] deviennent une norme et bénéficient de la
loi de rentabilité croissante fondée sur la familiarité. Pour ce qui est de mon propre produit
informationnel, les chansons rock, il ne fait aucun doute que le groupe pour lequel j'écris - les
Grateful Dead - a énormément augmenté sa popularité en les diffusant gratuitement »162.
Barlow admet aussi que dans certains cas, la valeur de l’information repose en grande partie
sur sa rareté. « La possession exclusive de certains faits les rend plus utiles »163. Il rappelle la
comparaison, qu’il trouve bien éculée, entre information et argent, qui circule « sur toute la
planète, aussi fluide que de l’eau, à travers le Net »164. Il note ensuite que « ce qui est moins
évident est que l'information acquiert une valeur intrinsèque, non en tant que moyen pour
acquérir autre chose, mais en tant qu'objet même de l'acquisition. […] Nous commençons à
nous apercevoir qu'on peut acheter de l'information avec de l'information et que cet échange
économique simple ne nécessite aucune conversion préalable du produit en devises»165.
Car alors la question de la rémunération se pose : comment se faire payer dans le
cyberespace ? Barlow compare la « frontière électronique » et l’Ouest américain du XIXe
siècle166. Selon lui, le droit, tel que nous l'entendons, a été mis au point pour protéger les
159
BARLOW, op. cit.
160
Ibid.
161
Ibid.
162
Ibid.
163
Ibid.
164
Ibid.
165
Ibid.
166
Analogie critiquée par Richard BARBROOK, « La Liberté de l’hypermédia », in Libres Enfants du Savoir
Numérique, , http://www.freescape.eu.org/eclat/index.html.
64
intérêts qui ont pris naissance au cours des deux « vagues économiques qu'Alvin Toffler a
définies avec précision dans son livre La Troisième vague167. » La première vague était
fondée sur l'agriculture et avait besoin du droit pour organiser la propriété de la principale
source de production: la terre. Avec la deuxième vague, l'industrie est devenue le ressort
principal de l'économie, et le droit moderne s'est structuré autour des institutions centralisées
qui avaient besoin que leurs réserves de capital, de main-d’œuvre et de matériel fussent
protégées. Ces deux systèmes économiques exigeaient la stabilité. Leurs lois étaient conçues
pour résister au changement et pour assurer une certaine constance de la répartition au sein
d'un cadre social relativement stable. Les espaces de liberté devaient être restreints pour que
fût préservée la prévisibilité indispensable à la gestion de la terre et à la formation du capital.
« Avec la troisième vague dans laquelle nous sommes entrés, l'information remplace, dans
bien des cas, la terre, le capital et le matériel ; en outre, […] l'information réclame un
environnement beaucoup plus fluide et adaptable. La troisième vague va vraisemblablement
entraîner une modification profonde des buts et des méthodes du droit, modification qui
s'étendra bien au-delà des textes qui régentent la propriété intellectuelle »168. Alors la
solution se trouve dans l’interaction directe qui, d’après Barlow, garantira efficacement la
protection
la propriété
intellectuelle.
les barrières
ne demandent
de propriété
en de
interdisant
la reproduction
ontCar
contribué
à créeretlesprotections
circonstances
qui rendentqu’à
être brisées
et détournées,
et seule l’éthique
peuttrès
êtreà une
protection
efficace.
Il affirme en
la plupart
des utilisateurs
d'informatique,
par ailleurs
cheval
sur l'éthique,
moralement
outre « que
qui ont
faites dès
le début
indifférents
au les
fait tentatives
de posséder
desété
logiciels
piratés
» pour assurer la protection des droits
169
. La cryptographie ne sert pas
uniquement à dresser des barrières. En effet, elle rend également possible la signature
numérique, ainsi que la « monnaie numérique ». Néanmoins, pour Barlow, la fait « qu'un
système […] exige que l'on paie pour avoir le droit d'accès à une expression singulière pose
un problème de principe. Un tel système est aux antipodes de l'intention initiale de Jefferson,
qui voulait que les idées soient accessibles à chacun, quelle que soit sa situation
économique »170.
65
1) « En l’absence des anciens contenants […] il va falloir désapprendre [ce que nous
croyions savoir sur la propriété intellectuelle].
2) Les protections que nous élaborerons reposeront sur l’éthique et la technologie plutôt
que sur la législation.
3) Le cryptage constituera, dans la plupart des cas, la condition technique de la
protection de la propriété intellectuelle […].
4) L'économie de l'avenir ne sera pas fondée sur la possession mais sur la relation. Elle
ne sera pas séquentielle mais continue.
5) Enfin, dans les prochaines années, les échanges humains seront davantage virtuels
que physiques »171.
La facilité extrême permettant au contenu d’être copié et de se reprendre à une vitesse quasi
virale rendrait ainsi illusoire tout contrôle des copies, et, de ce fait, devrait encourager les
fournisseurs de contenus à les distribuer gratuitement, les services associés et la relation
nouée avec l’utilisateur devant couvrir les coûts de développement des programmes. Cette
modification de taille de l’équilibre instaurée par la propriété intellectuelle se trouve résumée
dans la formule « pay for use ». La gratuité ou quasi-gratuité apparaît également comme une
solution adaptée à l’économie du virtuel pour Pierre Lévy. Car le bien virtuel, libre de circuler
et de se mélanger à d’autres biens, serait néanmoins susceptible d’être tracé et comptabilisé.
Autant de discours rependant l’illusion d’une information libre et pure comme l’air, parfaite et
gratuite. Mais ces visions ont eu le mérite d’apporter un soutien théorique aux nouveaux
modèles économiques qui se sont développés sur Internet172. En effet, un nombre important de
développements ne reposaient pas sur une rémunération directe par le client mais par une
création de valeur indirecte, une rémunération publicitaire ou une valorisation de la notoriété
étroitement liée aux valeurs boursières. Le seul fondement théorique étant le rassemblement
en un même lieu du discours de nouveaux principes de marketing et de management et de
« visions » des gourous de l’Internet.
2. Feu le droit d’auteur ?
Ainsi pour Barlow, la numérisation, en détachant l’information de son support
physique aurait rendu archaïque le copyright. L’entrée dans l’économie de la « troisième
171
Ibid.
172
David FOREST, op. cit., p. 134.
66
vague » définie comme celle de l’économie de l’information, vouerait la loi à sa disparition
car celle-ci a été pensée pour protéger une propriété attachée aux premières (la civilisation
agricole) et deuxièmes vagues (la civilisation industrielle), à savoir la terre, le capital et le
matériel. On a vu que, partageant la vision de Negroponte, il prévoit dans les cinquante
prochaines années la disparition des supports numériques eux-mêmes à mesure que tous les
ordinateurs se connecteront à Internet. Arguant que l’univers numérique a mis fin à la
distinction entre la copie et l’original, Pierre Lévy invite à innover car « les formes
économiques et juridiques héritées de la période précédente empêchent aujourd’hui ce
mouvement de déterritorialisation d’aller jusqu’à son terme »173. La numérisation des œuvres
placerait ainsi de facto les contenus sur Internet hors de la juridiction du monde physique et
matériel, faisant du cyberespace un lieu à l’abri du vieux droit entravé par les limites de la
souveraineté nationale174. C’est également l’avis d’Olivier Blondeau175, pour qui nous
sommes définitivement entrés dans une nouvelle ère, qu’il appèle « nouvel Age du
capitalisme », fondé sur la production, la distribution et l’utilisation de bien immatériels et de
services. Il en découle tout naturellement une toute nouvelle dimension pour la notion de
propriété intellectuelle, l’immatériel devenant une des premières sources de productivité et de
pouvoir. Partisan des licences libres, il voit dans la propriété intellectuelle l’« expression
juridique, quasi universelle, de ces nouveaux rapports sociaux de production », la notion ellemême étant « habilement convoquée par les tenants du statu quo économique et social pour
endiguer la poussée, diffuse mais constante, d'aspirations libertaires et émancipatrices »176.
C’est pourquoi il trouve la réaction des maisons de disques est démesurée. « Comment croire
que le petit trafic artisanal et souterrain auquel se livrent quelques adolescents de familles
souvent aisées pourraient un jour déstabiliser les plus puissants majors ? Ce « marché noir »
ne contribue-t-il pas au contraire à asseoir, auprès d'un public ciblé, le succès des artistes? Qui
173
Pierre LEVY, op. cit., p. 46.
174
John Perry BARLOW, « Déclaration d’indépendance du Cybermonde », 1996, in Libres enfants du savoir
numérique, op. cit.
175
Olivier BLONDEAU et Florent LATRIVE sont les instigateurs de l’ouvrage collectif Libres Enfants du
Savoir
Numérique,
disponible
en
librairie,
et
gratuitement
sur
Internet
sur
http://www.freescape.eu.org/eclat/index.html, dans le cadre de « Freescape, vers une nouvelle économie du
savoir ? », http://www.freescape.eu.org/index.html, site sur lequel on trouve un autre ouvrage de F. Latrive, Du
bon usage de la piraterie, disponible en librairie et sur http://www.freescape.eu.org/piraterie/.
176
Ibid.
67
ne rêverait pas de détenir un tel réseau de commerciaux bénévoles, implantés au cœur même
des franges les plus solvables du marché? »177.
Ce type d’anticipation du marché étaye les hypothèses avancées par Pierre Lévy dans
son ouvrage Qu’est ce que le virtuel ?: « Comme les producteurs primaires et les demandeurs
peuvent entrer directement en contact les uns avec les autres, toute une classe de
professionnels risque désormais d'apparaître comme des intermédiaires parasites de
l'information (journalistes, éditeurs, enseignants...) et de la transaction (commerçants,
banquiers, ...) et voient leurs rôles habituels menacés. On appelle ce phénomène la
désintermédiarisation »178. De force de travail abstraite et interchangeable qu’il était, le
producteur devient copropriétaire de l’ensemble des outils de production et d’échange.
Castells a recours au concept de « recapitalisation du capital »179 pour caractériser le passage
de l’économie industrielle à l’économie informationnelle. Blondeau, lui, parle de
« décapitalisation du capital ». Pour lui, le péril est aujourd’hui celui d’une appropriation
individuelle des moyens de production et d’échanges, nés de la mutation du capitalisme ellemême. Il devient alors possible de mieux appréhender la stratégie visant à renforcer et à
promouvoir l’ensemble des dispositions légales afférentes à la propriété intellectuelle. Il s’agit
au fond, dans l’esprit d’Olivier Blondeau, de transformer l’idée en marchandise. A cette
stratégie juridique s’ajoute une bataille technologique : il s’agit de remplacer le MP3 par un
autre standard, cette fois tatoué, ou impossible à dupliquer.
L’industrie du disque obéit à des contraintes auxquelles toutes considérations
artistiques sont étrangères. Il s’agit de produire de la « marchandise » rentable à court terme.
La réaction du public étant imprévisible, la prise de risque reste présente et occasionne des
frais fixes importants et difficilement compressibles. On l’a vu, la stratégie des maisons de
disques est de créer, à grands renforts de publicité et de marketing, un phénomène de mode
autour d’artistes « marketés », jetables et interchangeables. « Ces androïdes, des boys bands
imberbes aux chanteurs de rap outrancièrement provocateurs, véritables caricatures d'une
humanité aseptisée et grégaire, pénètrent alors d'autant mieux le marché qu'ils ont été
soigneusement élaborés en laboratoire sur la base d'études de marché particulièrement fines;
fabriqués comme autant d'images simplistes et stéréotypées avec lesquelles les producteurs
tentent de séduire les consommateurs »180. Partant du principe qu ‘il est plus rentable de
177
Ibid.
178
Pierre LEVY, Qu’est-ce que le virtuel, p.56.
179
Manuel CASTELLS, op.cit., p. 75.
180
Olivier BLONDEAU, op. cit.
68
réduire l’offre, en ne vendant qu’un seul disque à plusieurs millions d’exemplaires, que de la
diversifier, les majors misent sur un resserrement du marché du disque autour d’un nombre
finalement restreint de produits. Alors évidemment, l’arrivée d’Internet et du format MP3 a
compromis cette rente de monopole. Débarrassés des contraintes de la production et de la
distribution, il est possible pour n’importe quel artiste de contourner la stratégie
monopolistique des majors.
En l’absence d’un « Contrat social » adapté au cyberespace et tirant les conséquences
d’une supposée et prétendue faillite et échec du droit, le remède résiderait pour Barlow dans
le développement de règles non-écrites, coutumes et injonctions éthiques, composants d’une
doctrine de l’auto-régulation largement reprise tant par les tenants du logiciel libre que par les
libéraux. Les réquisitoires contre le droit d’auteur jalonnent constamment les écrits des
visionnaires. Un tel droit est présenté comme un obstacle, un barrage dans l’espace des flux,
dont il faudrait en conséquence se débarrasser. Les attributs du droit d’auteur n’auraient, pour
Barlow, plus d’utilité, et les droits patrimoniaux pourraient dès lors se résoudre en droit
d’accès et droit d’usage. Le respect du droit moral – qui reste d’ailleurs largement ignoré par
la tradition américaine du copyright – qui comprend la paternité et l’intégrité de la création,
pourrait être suffisamment garanti par des systèmes d’authentification. Ces discours oscillant
entre adaptation dénaturante et suppression radicale, et qui en viennent à former une « étrange
mosaïque où se côtoient libéraux et libertaires »181, révèlent un véritable déni du droit.
3. Libre circulation et déni du droit
Philippe Breton note en effet que pour les fondamentalistes d’Internet, l’idéal d’un
monde transparent s’incarne dans un « village global », sans frontière, sans loi. « L’apologie
de la transparence pose la question de la Loi et des normes juridiques et sociales. La Loi est à
la fois l’instance qui régule les conflits et guide les comportements. Elle est un tiers caché.
Elle suppose la contrainte du tiers qui s’impose à toutes les parties. Pour les fondamentalistes,
elle est l’antithèse de la transparence »182. Le refus de la loi va de pair avec le goût pour la
règle, la procédure, l’algorithme, qui décrivent rationnellement un problème et permettent l’
« autorégulation » de sa résolution. Ainsi Norbert Wiener avait déjà le sentiment que la loi et
181
David FOREST, op. cit., p. 136.
182
Philippe BRETON, Le culte de l’Internet. Une menace pour le lien social ?, La Découverte, Paris, 2000, p.
57.
69
la justice étaient arbitraires, livrées au discutable des procédures judiciaires et à la rhétorique
de la parole, là où une bonne description du problème en termes d’information permettrait
d’apporter des solutions « non arbitraires » et incontestables. Dans le nouveau culte de
l’Internet, la règle remplace la loi, et l’autorégulation la norme183. Le cyberespace devrait
donc par nature échapper aux « contraintes » des lois nationales ou même internationales.
Mais Breton note un problème dans ce raisonnement : comment en effet supprimer en même
temps la violence et la loi ? La solution à ce problème est la séparation sociale, censée
supprimer toute sorte de violence tout en limitant le recours à la loi.
Isabelle Falque-Pierrotin, maître des requêtes au Conseil d’Etat et directrice du Forum
des Droits sur l’Internet (FDI), remarque que « deux conceptions semblent s’opposer : les
tenants de l’interventionnisme des Etats et de la réglementation classique, et les apôtres de
l’autorégulation »184. Cette dernière position, dominante, s’appuie sur la « sacralisation aux
Etats-Unis de la liberté d’expression » par rapport au « système latin qui fait appel aux
exigences de l’ordre public ». Il s’agit d’une prise de position forte, dictée par la croyance en
un idéal de « libre circulation systématique » de l’information. Ces militants de la libre
circulation s’appuient fort opportunément sur une particularité américaine qui, au nom de la
liberté de la communication, refuse toute information de la loi en ce domaine. Breton note
alors que même si, « pour protéger la liberté de circulation, de nombreux internautes militants
sont prêts à héberger de tels contenus (thèses négationnistes) si leur diffusion si leur diffusion
était menacée, ce n’est évidemment pas au nom d’une sympathie pour de telles thèses, mais
au nom d’une haine quasi religieuse de la « censure » »185. « Grâce à la fin de la censure et
des monopoles culturels, tout ce que la conscience peut explorer est rendu visible à tous »186.
Quant à Nicholas Negroponte, pour qui « la loi du copyright est complètement dépassée », il
soutient qu’ « il est tout simplement impossible de restreindre la liberté d’émettre, pas plus
que les Romains n’ont pu arrêter la progression du christianisme »187.
La copie pirate et la diffusion la plus large possible de musiques ou de textes par
ailleurs protégés par un droit d’auteur sont donc considérées par certains comme une nécessité
absolue et un véritable devoir moral par ceux qui défendent les vertus de l’ouverture des
183
John Perry BARLOW, op. cit.
184
Isabelle FALQUE-PIERROTIN, « Quelle régulation pour Internet et les réseaux ? », Le Monde, Horizons-
Débats, 27 novembre 1999, cité par Philippe BRETON, op. cit., p. 58.
185
Philippe BRETON, op. cit., p. 59.
186
Pierre LEVY, cité par Philippe BRETON, op. cit., p. 59.
187
Nicholas NEGROPONTE, L’Homme numérique, cité par Philippe BRETON, op. cit., p. 59.
70
réseaux. Même en Europe, les Etats sont divisés sur la nécessaire défense de ces droits, la
France restant finalement très isolée. Pourtant Viviane Reding, commissaire européen chargée
de ce dossier, admet que « si on ne fait rien, on peut aller à la catastrophe. Il faut absolument
éviter de faire la même chose avec le livre ou le film (qu’avec la musique) »188. Pour Breton,
ce refus du droit d’auteur implique un jugement de valeur plus vaste sur la nature de l’œuvre
elle-même. « L’ethos des fondamentalistes implique en effet que la valeur d’une œuvre soit
liée à son potentiel de communication et d’ouverture. La « vraie » création se reconnaîtrait au
fait qu’elle est ouverte. Le contenu compte moins que jamais, au profit de la capacité de la
forme à se déployer »189. Ainsi les textes qui circulent sur Internet sont-ils de plus en plus
fragmentés et de moins en moins référencés. Et ce recadrage des comportements de beaucoup
d’internautes, qui se mettent ainsi dans l’illégalité de fait, en copiant et en diffusant des
disques, des livres, des logiciels, est pour Breton le moyen d’éviter « de les voir comme des
délinquants volontaires et profiteurs, alors qu’ils se situent eux-mêmes dans une situation
hautement morale à leurs yeux »190. Il est vrai qu’avant la campagne de poursuites judiciaires
engagées aux Etats-Unis comme en France, on trouvait partout ce qui pourrait être vu comme
de véritables appels à la délinquance, comme dans la revue de Yahoo !, Internet Life, où l’on
pouvait lire en mars 2000 : « La toile grille les disquaires, des albums à récupérer sur le net
bien avant leur sortie », et signale que le « dernier jeu à la mode pour les mordus du format
MP3 » est de « se procurer des albums bien avant leur arrivée chez les disquaires »191.
Comme le dit Negroponte, « nous allons voir apparaître un nouveau type de fraude qui ne
sera même pas forcément de la fraude ».
Les prémisses de ce déni du droit peuvent être observées dans l’œuvre de Teilhard de
Chardin, dont, comme le note Breton, l’ombre plane avec force sur le « culte de l’Internet ».
Ainsi, le mysticisme entretenu par les visionnaires, dont Pierre Lévy est la figure
emblématique, puise à la source de l’œuvre de Teilhard de Chardin, faisant entrer la prophétie
de la société de l’information dans la sphère de l’illumination. « Agitant la métaphore de
l’organisme comme un hochet, la vision de Pierre Lévy cède à la tentation d’aménager au
sacré un refuge dans le cyberespace consacré comme le « lieu de convergence du langage, de
la technique et de la religion » »192. Et si la philosophie ésotérique et libérale à visée
188
Entretien avec Nicole VURSER, Le Monde, 31 mai 2000, p. 23, cité par Philippe BRETON, op. cit., p. 59.
189
Philippe BRETON, op. cit., p. 59
190
Ibid., p. 60.
191
Cité par Philippe BRETON, op. cit., p. 60.
192
David FOREST, op. cit., p. 137.
71
anthropologique de Lévy marque une prise de distance à l’égard des pratiques libertaires, son
discours a pu être récupéré par ces dernières. Lévy n’est pas le seul à piocher dans l’œuvre de
Chardin. Philippe Quéau ne manque pas non plus de s’y référer en empruntant le concept de
« noosphère »193 : « le « réseau des réseaux » (le « Net ») n'existe pas à la manière d'une
personne. L'expression d' « intelligence collective » est donc ambiguë. Rappelons-nous que
l' « intelligence collective », expression très en vogue dans les années 30, fut comparée à un
« gros animal » par Simone Weil, en 1934, au moment où la montée du fascisme
s'accompagnait précisément d'une fascination pour les entités collectives. A notre sens, il faut
lui préférer la métaphore de la « noosphère », utilisée par Teilhard de Chardin. La
« noosphère » (la sphère des esprits) est une « nappe » d'intelligences personnelles, libres,
communiquant et communiant dans la recherche de la montée de la conscience. La
cyberculture est un bon candidat pour favoriser l'émergence de la « noosphère »
teilhardienne »194. Pierre Lévy puise dans les mêmes néologismes qui lui permettent de
décrire un cyberespace qui se donne à voir comme point culminant de la « noosphère » dont la
montée irrésistible rapproche davantage de l’unification de l’humanité. Le déni du droit
introduit en contrepoint un fétichisme du code compris comme le code source et de façon
extensive comme l’ensemble des règles techniques au moyen desquelles des règles du jeu
pourraient être fixées, pourvu que l’accès au code soit autorisé.
Comme on le voit, face aux phénomènes de free riding, le droit d’auteur devient pour
certains inapplicable dans l’environnement numérique. En même temps, l’absence de droit
d’auteurs représenterait une perte pour les auteurs et les producteurs. Comment dès lors
financer les investissements importants que nécessitent de nombreux contenus culturels ? Des
solutions économiques au droit d’auteur ont été envisagées pour permettre aux producteurs de
couvrir leurs coûts fixes (Shapiro et Varian). Ces solutions sont soit commerciales
(appropriabilité indirecte par la vente de produits complémentaires, subventions croisées,
ventes liées, etc.), soit technologiques. Dans ce dernier cas, le numérique n’est plus un poison
pour le droit d’auteur, mais un remède qui limite les échanges non autorisés de contenus.
Dans les faits, les réactions des différents acteurs à la réalité du P2P s’inscrivent entre
répression pure et dure et tentatives de légalisation.
193
Définie comme « « sphère pensante », réseau vital « cérébralisé » se présentant comme une membrane, dérivé
de la biosphère et lié à elle par le réseau-système nerveux », David FOREST, op. cit., p. 138.
194
Phillipe QUEAU, Cyberculture et info-éthique, op. cit.
72
Chapitre 3 : STRATEGIES DE REPONSE DES DIFFERENTS
ACTEURS
Face au succès du partage de fichiers sur les réseaux P2P, nombre d’acteurs ont tenté
de réagir, et ce de différentes manières. Ces acteurs appartiennent en effet à des sphères
différentes, et poursuivent des enjeux bien distincts. Il y a d’abord, bien évidemment,
l’industrie du disque, première concernée par les effets du P2P. Mais, au sein même de cette
industrie, les acteurs (artistes, maisons de disques, syndicats, société de recouvrement des
droits, etc.) ne poursuivent pas nécessairement les mêmes enjeux, et adoptent des stratégies
différentes. Et, à leurs côtés, on trouve des acteurs issus du monde de l’Internet (notamment la
FDI), mais aussi de la sphère politique (gouvernement avec les ministères de l’Industrie, de la
Communication et de l’Education, ainsi qu’élus à l’Assemblée Nationale ou au Sénat, dont les
enjeux diffèrent également).
I.
L’INDUSTRIE DU DISQUE A L’ASSAUT DU P2P
Des parades techniques ont rapidement commencé à voir le jour afin de freiner les
échanges illicites de fichiers musicaux. Ainsi, des systèmes électroniques ont été mis en place
pour envoyer des e-mails menaçants aux internautes qui téléchargent illicitement des fichiers
musicaux. « Ces e-mails, comme des procès verbaux en bonne et due forme, précisent les
morceaux qui ont été trouvés dans le système du destinataire et indiquent pour chaque
infraction constatée le numéro IP du poste Internet impliqué, le logiciel utilisé et la date
exacte du constat »195. Par ailleurs, pour faire face au piratage massif des œuvres musicales,
les éditeurs et producteurs avaient lancé au début de l’année 1999 la SDMI (Secure Digital
Music Initiative – Initiative pour la protection des disques numériques) qui était destinée à
mettre au point – sous l’égide d’IBM et des cinq majors – un standard d’enregistrement
difficile, si ce n’est impossible à pirater, tout en offrant au public un nouveau service de
diffusion de musique numérique (EMMS) qui devait lui permettre d’acheter et de télécharger
195
J. LASAR, www.netpd.com: pour lutter contre les échanges gratuits de musique sur le net, l’industrie du
disque utilise des robots, Le Monde, 20 décembre 2001, p. 37, cité par André BERTRAND, op. cit., p. 185.
73
les musiques de son choix sur le web. La réalité est toute autre aujourd’hui, et l’industrie du
disque a opté pour une stratégie bien différente : la répression.
A. Stratégie de la répression
L’échange de fichiers protégés par le droit d’auteur via les réseaux P2P étant de fait
illégal (ou pour le moins, étant donné le flou juridique existant sur le downloading, la mise à
disposition de ces fichiers l’étant indiscutablement), il était inévitable que l’industrie du
disque se retourne contre les usagers de ces réseaux et déclenche une véritable chasse aux
sorcières, dont les victimes sont bien souvent de simples internautes que d’authentiques
pirates.
1. Le SNEP à l’assaut des pirates
« L’affiche se veut délibérément provocante : un doigt d’honneur, symbole du mépris
des pirates pour le droit d’auteur, se retrouve derrière les barreaux. Le texte proclame : « La
musique gratuite a un prix ». Le prix en question ? « Jusqu’à 300 000 euros d’amende et 3 ans
d’emprisonnement », peut-on lire en légende. Le Syndicat national de l’édition
phonographique (SNEP) est à l’origine de cette campagne publicitaire lancée au printemps
2004 »196. Voyant dans l’échange de fichiers musicaux sur les réseaux P2P la raison
principale de la crise qu’elle traverse actuellement, l’industrie du disque s’est lancée dans une
chasse aux sorcières, couplant campagne d’affichage choc, et procès exemplaires. La grande
majorité des acteurs concernés s’entendent à condamner les pratiques d’échange de fichiers.
« L’échange fichiers protégés par des droits de propriété intellectuelle est illégal », déclare
ainsi Hervé Rony, directeur général du SNEP. « C’est contraire au droit de reproduction, une
œuvre ne peut être exploitée sans autorisation des ayants droits »197. Du côté de l’Adami, qui
représente les artistes interprètes, c’est la même chose : « La mise à disposition sans
autorisation [de ces fichiers] est une contrefaçon », souligne son secrétaire général JeanFrançois Dutertre198. Cette analyse est également partagée par la Société des Auteurs et
196
Estelle DUMOUT, « Stratégie des différents acteurs », Les nouveaux dossiers de l’audiovisuel, n° 1,
Piratage, arme de destruction massive de la culture ?, sept.-oct. 2004, p. 44.
Voir Annexes p. V.
197
Voir Interview d’Hervé Rony, Annexes pp. XVIII-XXI.
198
Estelle DUMOUT, op. cit.
74
Compositeurs Dramatiques (SACD). « Cela n’a rien à voir avec la copie privée, car cela sort
du cercle familial », rappelle son directeur général Pascal Rogard199. De son côté, la Sacem
dénonce, par la voix du président de son conseil d’administration Laurent Petitgirard,
« l’aspect du P2P qui consiste à dire servez-vous de ce qui se trouve sur mon ordinateur »200.
« Il ne faut pas oublier qu’il y a d’autres raisons à cette crise en dehors de la piraterie,
comme la crise du CD en tant que support ou l’appétit des consommateurs pour acheter de la
musique sous d’autres formes », relativise Jérôme Roger, directeur général de l’UFPI (Union
des Producteurs Français Indépendants, sui représente 60 producteurs indépendants, dont les
principales maisons de disques), tout en relayant sur le fond les doléances de ses confrères201.
La campagne du SNEP n’a pas été sans créer des vagues dans le petit monde de l’industrie du
disque. La stratégie de provocation envers les adeptes de l’échange gratuit de fichiers et de
menaces de procès, choisie par le SNEP, a en effet été largement décriée.
Beaucoup moins médiatisée que lors de cette campagne, la lutte contre le
téléchargement illégal ne s’est pas calmée pour autant et reste une des priorités du syndicat,
d’autant que la musique en ligne commerciale ne connaît pas en France le succès qu’elle
connaît par exemple aux Etats-Unis. Le SNEP a tenu sa conférence de rentrée le 5 septembre
2005, jour où l’on apprenait que la justice australienne condamnait l’éditeur du logiciel de
partage de fichiers Kazaa. Accueillie par le SNEP et la SCPP (Société civile des producteurs
phonographiques) avec une « vive satisfaction », cette décision est jugée comme un
« formidable appui aux efforts constants des professions de la musique pour construire un
marché légal de la musique en ligne ». Car pour un syndicat comme le SNEP, la lutte contre
les réseaux de peer-to-peer non commerciaux demeure plus que jamais une priorité202.
Le Syndicat des éditeurs de phonogrammes espère ainsi se faire entendre dans la future loi de
transposition de la directive européenne sur les droits d’auteur et droits voisins que le
Parlement doit examiner en principe à la fin de l'année. Le SNEP espère que ce sera l'occasion
d'une « reconnaissance pleine et entière des mesures de protection [destinées à limiter ou
interdire la copie des CD et DVD], en intégrant la question des logiciels de peer-to-peer »203.
199
Ibid.
200
Voir Interview de Laurent Petitgirard, Annexes p. XX.
201
Estelle DUMOUT, op. cit.
202
Guillaume DELEURENCE, « Piratage : les maisons de disques ne relâchent pas la pression », O1net, 6
septembre 2005, http://www.01net.com/editorial/287155/musique/piratage-les-maisons-de-disques-ne-relachentpas-la-pression/
203
Ibid.
75
Pour Gilles Bressant, président du SNEP, « la loi devra tenir compte d'un contexte qui a
beaucoup évolué, la directive européenne ayant été rédigée il y a plusieurs années »204. Une
autre attente des producteurs de musique est que la loi ne mette pas en oeuvre le principe de la
« licence légale », aussi appelée « globale », selon lequel le partage d'œuvres sur les réseaux
P2P non commerciaux serait autorisé en contrepartie d'un prélèvement sur le prix d'accès à
Internet – solution notamment proposée par la Spedidam et l’Adami, comme nous le verrons
plus tard. « Nous voulons que le téléchargement légal et illégal demeurent des mondes
cloisonnés de façon étanche »205, indique Hervé Rony, directeur général du SNEP. Sur ce
point, les maisons de disques s'avèrent très éloignées des sociétés d'auteurs-interprètes,
comme la Spedidam et l'Adami très favorables, elles, à ce système. Le SNEP, en relation avec
la SCPP, n'envisage donc pas de relâcher la pression sur les internautes adeptes du P2P.
D'autant que les actions en justice, au pénal et au civil, entamées en 2004, ont déjà abouti à la
condamnation, par le TGI de Toulouse, d'un internaute à des dommages et intérêts et à de la
prison avec sursis (deux mois), ainsi qu'à des déconnexions par les FAI.
Mais le syndicat ne compte pas se limiter aux seules procédures judiciaires. Il envisage
en effet d'expérimenter le filtrage du P2P, sur la base du rapport Kahn-Brugidou, qui
préconise de filtrer le P2P sur le poste de l'utilisateur, et non dans sur les réseaux des FAI206,
et regrette que le rapport n'ait pas encore reçu de suite concrète de la part du gouvernement.
Une autre initiative annoncée est la mise en place d'un forum technologique, avec les acteurs
du monde des télécoms, pour travailler avec eux à la protection des oeuvres. Car selon le
SNEP, la coopération laisse aujourd’hui à désirer. Le syndicat trouve par exemple les FAI
trop peu actifs dans l'application de la « Charte pour lutter contre la piraterie » signée le 28
juillet 2004 qui vise à lutter contre le piratage et à promouvoir la musique en ligne légale. Il
estime « irréel »207 qu'au bout de douze mois les pouvoirs publics n'aient pas encore décidé de
dresser un bilan de cette initiative. Le SNEP cherche donc à maintenir la pression, sur les
internautes, mais aussi sur les pouvoirs publics, à l'heure où le téléchargement de musique
légale sur Internet attend encore de décoller réellement dans l'Hexagone. Bien que ses revenus
204
Ibid.
205
Ibid.
206
Antoine BRUGIDOU, Gilles KAHN, Etude des solutions de filtrage des échanges de musique sur Internet
dans le domaine du P2P, Rapport d’étude, mars 2005.
http://www.recherche.gouv.fr/rapport/piraterienumerique.pdf
207
Guillaume DELEURENCE, op. cit.
76
aient été multipliés par plus de quatre entre le premier semestre 2004 et 2005, il ne pèse à ce
jour que 3,8 millions d'euros, soit moins de 1 % des ventes de disques en France au premier
semestre, qui atteignent 398 millions d'euros208. La musique en ligne, qui inclut la téléphonie
mobile, a cependant permis aux producteurs de compenser, avec 11,3 millions d'euros, le
recul en valeur du marché de 2,7 %, soit 11 millions, dû aux baisses de prix192.
2. Des jugements contradictoires
Cependant, dans les faits, même si la loi prévoit effectivement jusqu’à 300 000 €
d’amende et trois ans de prison, toutes les poursuites contre des internautes coupables d’avoir
utilisé les réseaux P2P ne se sont pas soldées par des sanctions. C’est qu’il existe encore un
flou juridique concernant le téléchargement en P2P. Celui-ci se compose en effet de deux
actes distincts : le download, qui est le téléchargement en réception – c’est-à-dire que
l’internaute télécharge un fichier mis à disposition sur les réseaux par un autre utilisateur – et
l’upload, qui est le téléchargement en émission, ou partage – c’est-à-dire que l’internaute met
à disposition sur les réseaux P2P des fichiers stockés sur son ordinateur. Ce dernier est
indiscutablement de la contrefaçon, puisque partager des fichiers sur lesquels on n’a aucun
droit s’assimile à de la copie destinée au public (même s’il n’y a aucune contrepartie
financière). Mais la situation est plus compliquée pour le download. Les interprétations du
CPI divergent (le CPI ne parlant d’ailleurs pas de téléchargement et de mise à disposition) :
certains assimilent le download à de la copie privée, d’autres partent du principe que le fichier
source étant illégal, le download est également illégal. Dans les faits l’exception de la copie
privée ne concerne que les cas spéciaux, ne portant pas atteinte à l’exploitation normale de
l’œuvre, et ne causant aucun préjudice aux intérêts légitimes du titulaire du droit d'auteur. Il
est donc douteux que cela puisse s’appliquer au téléchargement en P2P, mais la question ne
semble
pas
être
réglée.
La
distinction
semble
s’apparenter
à
une
nuance
contrefacteur/receleur. Ainsi de la photocopie de livre : le contrefacteur est le propriétaire de
la photocopieuse, la personne ayant photocopié le livre étant un simple receleur.
Ce flou juridique a mené à des jugements bien contradictoires. « Le premier jugement
est celui de Vannes, le 29 avril 2004. Puis Rodez le 13 octobre, la décision du Tribunal de
208
Le marché diminue en valeur mais progresse en volume de 5,1 %, notamment grâce aux albums.
77
grande instance d'Arras, le 20 juillet 2004 et qui est passée un peu inaperçue, Châteauroux le
15 décembre 2004, puis Pontoise le 2 février 2005, Meaux le 21 avril et la décision du TGI de
Toulouse , dont je n'ai jamais eu de copie, le 10 mai 2005. Après, il y a la décision de la cour
d'appel de Montpellier , le 10 mars dernier, qui confirme le jugement de Rodez. C'est la seule
décision en appel prise sur le peer-to-peer et qui, en même temps, confirme que l'exception
pour copie privée fonctionne pour le téléchargement »209. La cour d’appel de Montpellier a en
effet confirmé le jugement du tribunal correctionnel de Rodez. En octobre 2004, ce dernier
avait fait grand bruit en relaxant Aurélien D., un jeune Aveyronnais de 22 ans, chez qui les
gendarmes avaient saisi 488 disques contenant des copies de films. Les juges de Rodez
avaient considéré que ces supports étaient, selon l’article L. 122-5 du CPI, les « copies ou
reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste ». La cour d’appel de l’Héraut,
saisie par les parties civiles, dont le Syndicat de l’édition vidéo et la Fédération nationale des
distributeurs de films, a validé ce jugement.
Il convient de noter que le jugement de Rodez n’avait pas tenu compte de l’origine de certains
films, obtenus sur des réseaux d’échange de fichiers, les preuves du téléchargement n’ayant
pas été réunies. Ce jugement de la cour d’appel ne constitue pas un revirement de la
jurisprudence d’Arras et de Vannes. Dans ces deux cas, les internautes avaient été condamnés
pour du téléchargement illégal. De même, début février 2005, un enseignant a été jugé
coupable par le tribunal correctionnel de Pontoise pour des raisons similaires. Il était
poursuivi pour avoir téléchargé illégalement 30 gigaoctets d’œuvres musicales, au cours des
années 2003 et 2004, soit 614 albums, ce qui représente près de 10 000 titres. La justice s’est
montrée clémente puisque le jeune homme n’écope « que » d’une amende de 3 000 € avec
sursis, une somme qu’il ne devra payer que s’il est condamné une nouvelle fois pour des faits
similaires dans une période de cinq ans. Il devra néanmoins verser 16 400 € de dommages et
intérêts aux parties civiles, dont la Sacem, la SCPP et la SPPF. Cette somme inclut les frais de
procédure et de publication du jugement dans l’édition du Parisien du Val d’Oise et dans
Libération. Nous sommes loin des sommes évoquées lors des réquisitions : le procureur de la
République réclamait 1 500 € d’amende exécutoire tandis que les parties civiles demandaient
28 000 € de dommages et intérêts. Le jugement n’a néanmoins pas fait plaisir à la défense, ni
aux diverses associations qui s’étaient alliées à l’enseignant. Celui-ci avait ainsi obtenu le
soutien des associations de consommateurs et, de manière plus inattendue, de certains
représentants des ayants droits. Dans un communiqué commun, les sociétés civiles des artistes
209
Voir interview de Lionel Thoumyre, Annexes pp. XXVI-XXVII.
78
interprètes (Spedidam et Adami), ainsi que la Confédération du logement et du cadre de vie,
l’UNAF et l’UFC-Que Choisir condamnaient ces « actions brutales et disproportionnées.
Mais punir les utilisateurs des réseaux P2P ne suffit pas. Leur existence même a été,
on l’a vu, une démonstration en bonne et due forme des nouvelles attentes des consommateurs
de musique, et un révélateur de nouveaux modes de consommation, à laquelle l’industrie du
disque a répondu en proposant à son tour de la musique en ligne, mais légale, et donc payante.
B. La riposte commerciale
1. La riposte commerciale des majors
Dans son ouvrage La musique et le droit de Bach à Internet, André Bertrand prévoyait
un décollage de la musique en ligne pour 2005, en parallèle avec la généralisation de la
transmission à haut débit210. Le fait est, nous le verrons, que si le haut débit a explosé avant,
les plates-formes de musique légale en ligne ont mis du temps avant de s’imposer.
Néanmoins, dès l’été 2001 les majors ont tenté de se positionner en essayant de profiter de
l’effet Napster. Au début de l’année 2002, elles s’étaient déjà regroupées pour offrir au public
deux plates-formes de musique en ligne. La première, Musicnet, créée par Warner Music,
BMG et EMI alliées à AOL, proposait près de 100 000 titres à ses abonnés, dont les tubes de
Madonna ou Britney Spears. Musicnet était accessible, notamment grâce au service RealOne
de l’éditeur de logiciels RealNetworks, pour un abonnement de 9,95 $ par mois. Pour ce prix,
l’utilisateur pouvait télécharger jusqu’à 100 titres par mois, titres automatiquement effacés au
bout d’un mois. La seconde, Pressplay, formée par Sony et Universal, alliés à Microsoft et
Yahoo, proposait également près de 100 000 titres, dont ceux de Céline Dion ou Michael
Jackson, et ce pour un abonnement variant de 5 à 20 $ par mois. Déjà se posait un problème
majeur : ces services proposant uniquement des titres des maisons de disques affiliées, un fan
de Madonna et de Michael Jackson devait être abonné sur les deux plates-formes afin de
pouvoir télécharger la musique de ses deux idoles. De plus, comme les cinq majors se
partageaient déjà 85 % du marché mondial de la musique, la problématique juridique s’est
déplacée vers le droit de la concurrence. En effet, ne fallait-il pas modifier la législation afin
d’éviter que deux ou trois services en ligne s’approprient le monopole de la musique en ligne
210
André BERTRAND, op. cit., p. 185.
79
pour l’ensemble de la planète, au détriment des producteurs indépendants, des distributeurs et
des consommateurs ? Aux Etats-Unis, la musique en ligne a été placée sous une étroite
surveillance très rapidement. Ainsi, le 3 avril 2001 a eu lieu une audition sur cette question
devant la Commission Judiciaire du Sénat. Il ressort du compte-rendu que le gouvernement
américain n’excluait alors pas la mise en place de licences obligatoires afin de créer un
système de distribution favorable aux artistes et aux consommateurs. Car le problème
principal était que pour pouvoir distribuer en ligne la musique d’artistes sous contrat avec une
maison de disque, major ou indépendante, un distributeur indépendant avait besoin de
l’accord de la maison de disque, qui, bien souvent en ce qui concernait les majors, mettait des
conditions exorbitantes à l’acquisition du répertoire. Eu Europe, le même constat a pu être
fait. Ainsi Mario Monti, le Commissaire chargé de la concurrence à Bruxelles a déclaré en
2001 à Jean-Marie Messier, alors président d’Universal, « qu’on ne [pourrait] jamais
permettre à seulement deux plates-formes de créer des systèmes verticaux, qui [allaient] leur
permettre de contrôler l’industrie musicale en ligne, de la production jusqu’à la vente au
public »211.
De fait, malgré les différents services nés après l’envol et la chute de Napster, c’est le
lancement de l’iTunes d’Apple en avril 2003 qui va véritablement bousculer le paysage et
montrer que le marché s’est ben et bien lancé dans la musique numérique. La stratégie
d’Apple repose sur trois piliers : un logiciel simple d’emploi et gratuit permettant de gérer une
bibliothèque de musique numérique, sur Mac comme sur PC (iTunes) ; une gamme de
baladeurs dotés de vastes capacités de stockage (iPod) et une boutique en ligne (iTunes Music
80
la musique en ligne commence enfin à se structurer. En France, le véritable coup d’envoi est
donné par Virginmega, lancé en mai 2004, suivie par iTunes Europe, copie conforme de la
version américaine, en juin, puis par SonyConnect en juillet. L’Hexagone comptait alors 7,7
millions de foyers disposant d’un accès Internet, 20 % étant une connection haut-débit
(essentiellement via ADSL), ce qui représentait une croissance de près de 70 % du nombre
d’internautes connectés en haut-débit. Après le Royaume-Uni et l’Allemagne, la France est le
troisième marché européen le plus développé concernant la musique en ligne avec plus de 10
sites dédiés213. Début 2005, l’IFPI recensait près de 230 services actifs dans le monde, et les
ventes en téléchargement commencent à décoller. Mais derrière un enthousiasme de façade,
de dures réalités sonnent comme un rappel à l’ordre. En 2004, les revenus en ligne des majors
ont représenté 8,5 millions d’euros. Ce chiffre se répartit entre les ventes de téléchargement
(un quart des revenus en ligne soit 1,9 millions d’euros) et les revenus de la téléphonie mobile
(trois quart des revenus en ligne, soit 6,6 millions d’euros). Sur la même période, le chiffre
d'affaires des ventes physiques des majors a représenté 912,7 millions d'euros, perdant 153
millions d'euros par rapport à 2003. Les 8,5 millions de revenus supplémentaires générés par
les téléchargements en ligne en 2004 sont donc très loin de compenser la perte de 153
millions d'euros constatée sur les ventes physiques. Le cumul des ventes physiques et des
ventes en ligne s'élève donc à 921 millions d'euros, et le téléchargement ne représente que 0,9
% du marché de la musique enregistrée en 2004, et ne compense donc pas la baisse des ventes
dans le physique. L'émergence des ventes en ligne en 2004 ramène l'évolution du chiffre
d'affaires réalisé par les majors de -14.4 % à -13.6 %.
Les chiffres du téléchargement214
Milliers d'euros
ANNEE 2004
Chiffre affaires du téléchargement légal en 2004*
1 915
Chiffre d'affaires de la téléphonie mobile en 2004*
6 603
TOTAL REVENUS EN LIGNE 2004
8 518
Rappel du chiffre d'affaires des ventes physiques 2004*
912 700
CHIFFRE D'AFFAIRES TOTAL EN 2004 (cumul ventes physiques et ventes en ligne)
921 218
PART DES REVENUS EN LIGNE EN 2004
0,9%
Ces chiffres ont été établis sur la base des sociétés suivantes : BMG France, EMI MUSIC France, SONY MUSIC
France, UNIVERSAL Music Group et WARNER MUSIC France.
Source : SNEP
213
Cahier Export France, p. 21.
214
Ibid, p. 22.
81
De plus, il existe de profondes disparités entre les différents pays, et la France ne se
classe qu’en troisième position en Europe, derrière l’Angleterre et l’Allemagne. Selon les
chiffres communiqués par le SNEP au Midem, la musique dématérialisée a généré, en France,
un chiffre d’affaires de 8,5 millions d’euros en 2004, mais, on l’a vu, les trois quarts sont
imputables aux sonneries pour téléphones mobiles. Selon l'institut d'études Jupiter215, les
revenus mondiaux des téléchargements en ligne sont estimés à 430 millions d'euros pour 2004
(330 millions de dollars). La part de marché des ventes en ligne de la France est donc estimée
à 2 % (contre 6 ,6 % pour les ventes physiques) du chiffre d'affaires mondial. Les majors
françaises ont dû vendre un peu plus de 2 millions de titres en téléchargement sur la
période216. Des chiffres bien dérisoires au regard des centaines de millions de fichiers qui
circulent sur les réseaux P2P, malgré la constante progression des ventes.
On voit apparaître deux modèles dans les différents services de musique. L’un des
deux correspond à un achat : l’utilisateur acquiert un morceau de musique et sa licence, dès
lors le morceau de musique qui lui appartient, en dépit des limitations de copie et d’échange
(iTunes, Virginmega, Fnacmusic, etc.). L’autre s’apparente en revanche à une location :
l’utilisateur s’acquitte d’une redevance mensuelle, lui permettant de télécharger autant de
musique qu’il le souhaite. Mais s’il cesse son abonnement, la musique n’est plus écoutable, ni
utilisable de quelque manière que ce soit. Ce modèle est notamment défendu par Microsoft,
qui cherche à imposer son système de gestion des droits (DRMS) Janus, dont le principe
repose sur l’horodatage des fichiers musicaux. Ceux-ci, même copiés sur baladeur,
deviendront inactifs si l’utilisateur résilié son abonnement217.
Bien que présentant des différences notables, tous les services de distribution en ligne
reposent sur une double caractéristique : un format de compression et un dispositif de
protection des droits, destinés à limiter l’échange et la copie. Ce tandem format/DRMS induit
une logique nouvelle pour les utilisateurs, qui vont devoir faire l’apprentissage de spécificités
qui n’existaient pas avec les supports physiques. De plus, outre les format d’encodage (MP3,
WMA/Microsoft, AAC/Apple, Atrac/Sony), les DRM (Janus/Microsoft, FairPlay/Apple,
215
Cité dans Cahier Export France, op. cit., p. 22.
216
Philippe ASTOR, « Le marché de la musique en ligne, radioscopie du marché français », Music Reporter,
n°1, Eté 2005, pp. 14-16.
Voir également l’interview de Gregor Erkel, respondable Sony Connect Europe, Annexes pp. XXXI sq.
217
La formule par abonnement nécessite en effet une synchronisation mensuelle entre l’ordinateur et le baladeur.
Si l’utilisateur a résilié son abonnement, il ne peut alors effectuer cette synchronisation, et les titres téléchargés
deviennent inécoutables.
82
OMG/Sony, etc.) et le modèle (achat ou location), la compétition va porter sur tous les aspects
de la chaîne de consommation. C’est notamment le cas des baladeurs et des alliances entre les
différents acteurs. A ce jour, le seul baladeur avec iTMS est l’iPod d’Apple, tandis que les
baladeurs Sony permettent de lire la musique du service Connect. Pour faire simple, les
modèles sont très verrouillés. C’est grâce à une sécurisation maximale qu’Apple est parvenu à
convaincre les maisons de disques de lui accorder leur catalogue. Le problème est que chaque
plate-forme, ou presque, a choisi un format différent, et que ces technologies ne sont
supportées que par un petit nombre de baladeurs et ne sont pas interopérables. Ce qui peut
représenter un sérieux handicap, le MP3 – format majoritaire sur les réseaux P2P – étant
finalement le seul format supporté par tous les baladeurs. « Il y a un risque de rejet sérieux de
la part du consommateur, moins par rapport au prix que par rapport aux contraintes
[imposées par l’absence d’interopérabilité] des plates-formes légales », explique Jérôme
Roger, de l’UFPI218. D’autant que le SNEP renvoie la faute aux fabricants de baladeurs ou
aux constructeurs informatiques, comme l’implique Hervé Rony : « Nous sommes désormais
pressés de mettre en place des solutions légales et nous n’avons pas les moyens de leur [les
distributeurs] imposer l’interopérabilité de leurs systèmes »219. Il est vrai que ces derniers
n’ont pas forcément intérêt à ouvrir leur format, surtout s’ils cumulent les fonctions de
distributeur et de constructeur, comme Apple. Pour ce dernier, la distribution en ligne n’est en
effet pas encore rentable en soi, toute sa stratégie repose sur la vente indirecte d’iPod, avec
une logique propriétaire qui lui procure une clientèle captive.
3. La distribution à la demande : l’exemple d’e-compil
E-compil a été lancé le 5 novembre 2001, ce qui fait de lui le premier site français de
téléchargement, mais aussi le premier site mondial de vente en ligne par abonnement. Selon
Sophie Bramly, responsable new media d’Universal et directrice d’e-compil, « ce site est né
de la volonté d’Universal Music France d’appendre le marché de la musique en ligne sans
attendre le développement de plates-formes européennes ou internationales par des acteurs
classiques de la distribution musicale ou des fabricants de matériel hi-fi ou informatique »220
218
Estelle DUMOUT, op. cit, p. 46.
219
Ibid.
Sophie BRAMLY, « Distribution « on demand » : l’exemple d’e-compil », Actes du Colloque du Forum des
220
droits sur l’Internet, op. cit.
83
(en effet, historiquement, les maisons de disques ont toujours été portées par les fabricants de
matériel hi-fi : c’est par exemple avec l’arrivée du CD qui permet à l’industrie du disque de
prolonger la durée d’un album de 48 minutes à 74 minutes environ). Le site a démarré avec le
seul catalogue d’Universal Music. Dans l’année qui a suivi le lancement du site, les autres
majors et certaines maisons de disques indépendantes ont rejoint la plate-forme. Lors de la
construction du site, la problématique des DRM (Digital Rights Management) a guidé les
choix technologiques. Sophie Bramly note qu’à l’époque, « il n’existait qu’une seule solution
complète pour gérer le format d’encodage du fichier et de la DRM […] c’est donc la solution
Windows Media de Microsoft qui a été retenue. Nous avons bien conscience de
l’incompatibilité de notre solution avec Linux et Apple, mais elle a été relativisée par la faible
part de marché de l’un et de l’autre »221. E-compil propose différentes offres, définies afin de
palier aux problématiques des solutions de paiement en ligne, qui ne sont pas adaptées aux
micro-paiements. Ainsi, il est possible de s’abonner (10 ou 20 titres par mois pour
respectivement 8 € et 15,50 € – l’abonnement représente à lui seul 52 % du chiffre d’affaire
d’e-compil), d’acheter par lot (20 titres pour 18 € ou 50 titres pour 44 €, ce qui permet au
client de s’affranchir des contraintes de la carte bancaire en pré-payant un lot de titres qu’il
peut télécharger dans une période de trois mois) ou d’acheter à l’unité (ce qui permet au
consommateur de ne pas s’engager, mais ce qui lui fait subir l’impact des solutions de
paiement sur les prix du produit). En septembre 2004, ce site revendiquait plus de 600 000
visites tous les mois, avec un million et demi d’extraits écoutés et environ 60 000 titres
achetés dans une base de 300 000 titres correspondant au nombre de titres mis à disposition
par les maisons de disques sur le territoire français222. C’est la mise en avant de la production
française qui, selon Sophie Bramly, constitue l’un des points forts du site. La clientèle de base
se situe entre 25 et 45 ans, les 15-25 ans – qui constitue la cible principale dans la vente de
CD physiques – étant quasi absente de la vente en ligne.
On peut noter qu’aux dires de Sophie Bramly, « e-compil est en faveur de
l’interopérabilité des systèmes, néanmoins, elle ne [leur] semble pas suffisante : sans
l’interopérabilité des machines, elle n’est pas conviviale pour le consommateur. Il faut en
effet qu’un titre téléchargé depuis un téléphone mobile puisse être transféré vers un baladeur
numérique ou un PC sans contraintes. Il faut également qu’un consommateur puisse faire ses
achats sur l’ensemble des sites de téléchargements de son choix, sans être lié à un seul pour
221
Ibid.
222
Ibid.
84
des raisons techniques »223. Cette dernière pique visant probablement le leader actuel de la
musique en ligne, iTunes Music Store, service lancé par Apple et compatible uniquement avec
les produits de la marque.
L’ensemble des mesures prises par le législateur, le syndicat du disque (poursuites
judiciaires des pirates), les mesures gouvernementales (charte de juillet 2004) et l’arrivée d’un
nombre sans cesse croissant de plates-formes légales en France (une quinzaine dont
Virginmega, la Fnac, Carrefour, Auchan, Apple, Sony, Club-internet, etc.) devraient
permettre une forte visibilité de ce mode de consommation. « Il est par ailleurs vraisemblable
que se développe un mode d’hyper-distribution de la musique qui permettra de démultiplier
les possibilités pour un consommateur d’acquérir de la musique de son choix, de stopper la
chute du marché du disque et, enfin d’installer un marché légal de manière significative. Il
nous semble par contre impossible, malgré la publication de nombreuses études, de préciser
une date, certains facteurs comme le filtrage ou non du peer-to-peer ayant un impact très
significatif, mais il semble acquis que ce nouveau mode de consommation est là pour
durer »224.
4. Perspectives d’avenir du téléchargement légal
En l’espace de six mois, le site Virginmega.fr est devenu le 15ème magasin de la chaîne
Virgin Megastore, qui en compte 35. Le service est cité par les maisons de disques comme
leader du marché avec iTunes. « iTunes représente le plus gros de nos ventes, mais nous
avons connu une très belle progression de Virginmega »225, indique Thomas Baudreux,
responsable des nouveaux médias chez Sony/BMG. Mais, en tout état de cause, les
classements peuvent varier d’un mois à l’autre, d’autant que chaque plate-forme tend à créer
des boutiques en marque blanche (myNRJCokemusic pour e-compil, Pepsi ou MCM pour
Virginmega). Tout le monde est conscient des nombreux obstacles qui restent encore à lever
pour que le marché se développe vraiment. Du côté des labels, une bonne partie des efforts se
concentrent aujourd’hui sur la mise à disposition du catalogue. « On ne peut que regretter
l’absence de certains artistes français. Et c’est dommage que dans une offre qui s’est
223
Ibid.
224
Ibid.
225
Cité par Philippe ASTOR, op. cit., p. 15.
85
pourtant nettement améliorée ne figurent pas les plus emblématiques d’entre eux » - c’est
notamment le cas de Charles Aznavour côté français, ou des Beatles côté international.
Les problèmes de catalogues et d’interopérabilité ne sont pas seuls en cause dans les
difficultés que rencontrent les acteurs français de la musique en ligne. Les ventes démarrent à
peine, mais surtout, le modèle économique n’est pas au rendez-vous. « Le modèle économique
n’est pas rentable », reconnaît Laurent Fiscal, directeur général de Virginmega.fr. « Mais si
on investit autant, c’est que nous croyons au potentiel de ce marché et à la possibilité de
parvenir à trouver un juste équilibre et à construire un modèle économique rentable pour des
acteurs dont le cœur de métier est de vendre des produits culturels et non du hardware ».
Ainsi, dans le monde physique, la part des labels est de l’ordre de 26 %, celle des distributeurs
de 27 % et celle du détaillant de 12 %. Le reste couvre la TVA (19,6 %), la fabrication (9 %)
et les droits de reproduction mécanique (6 %)226. Dans le monde numérique, cette part des
labels est d’abord passée à environ 50 % du prix du détail, celle du distributeur à 10 % et celle
du détaillant également. Mais c’était avant l’arrivée d’Apple, qui a imposé un prix unique de
0,99 € le titre. Avec une moyenne pondérée des licences de l’ordre de 69 centimes par titre, la
part des labels a grimpé à 70 % du prix de vente, et la marge cumulée des distributeurs et du
détaillant est tombée à 2,2 %, soit environ 3 centimes, ce qui est évidemment nettement
insuffisant pour être rentable. Pour restaurer le même partage des revenus que dans la
distribution physique, il faudrait soit vendre les titres au prix de 1,89 € l’unité, soit baisser la
marge du label à 49 centimes. Ce à quoi Sophie Bramly répond : « on constate que l’ensemble
des e-détaillants a une marge faible voire inexistante. Mais ce n’est pas envisageable pour les
maisons de disques de baisser leurs prix de gros. Les e-détaillants en profiteraient pour se
lancer dans une guerre des prix et cela ne jouerait qu’en faveur de la marge des
consommateurs »227. Ainsi, même si tout le monde s’entend sur le fait que la musique sur
Internet a un prix, il semble que personne ne sache encore lequel.
226
Bureau Export de la Musique Française, op. cit.
227
Music Reporter, op. cit.
86
II.
LE GOUVERNEMENT PRIS ENTRE DEUX FEUX
Face à l’ampleur du phénomène du P2P et à ses conséquences sur le marché du disque,
les pouvoir publics ont réagi, cherchant d’abord à sensibiliser les internautes. C’est ainsi que
le site www.promusicfrance.com, déclinaison française du site européen www.pro-music.org,
a été lancé. Il est d’abord destiné à promouvoir les services légaux de musique en ligne et à
expliquer au public les dangers de la piraterie qui menace l’industrie de la musique. De fait,
entre l’industrie avide de représailles et une opinion publique scandalisée par cette vendetta,
le gouvernement se pose en médiateur. Ainsi, c’est sous l’égide des trois ministres chargés de
la Culture et de la Communication, de l’Economie et des Finances, et de l’Industrie, les
représentants des auteurs, des éditeurs, des producteurs et des distributeurs de musique et les
professionnels de l’accès à l’Internet ont signé une Charte le 28 juillet 2004. De la même
manière, un guide intitulé « Adopte la Net Attitude », à destination des jeunes, a été réalisé en
coopération avec de nombreux acteurs de l’industrie du disque, de l’Internet, et des pouvoirs
publics.
A. Médiation et sensibilisation
1. Charte Musique et Internet
Cette charte revêt une portée symbolique très forte, puisque pour la première fois ces
professions se mettent d’accord sur des engagements communs, afin de développer l’offre
légale de musique en ligne, de prévenir et de lutter cintre la piraterie. Pour développer l’offre
légale, ces engagements consistent à favoriser l’accès aux catalogues pour les plates-formes
de distribution, faire passer de 300 000 à 600 000 les titres disponibles en ligne, dans le cadre
d’une tarification claire et compétitive, et développer diverses actions de promotion pour les
plates-formes et la musique légale en ligne. Pour prévenir et lutter contre la piraterie, ces
engagements visent à sensibiliser les internautes, mieux articuler la publicité pour l’accès à
l’Internet avec le respect de la propriété intellectuelle, mettre en place un dispositif d’alerte
par des messages de prévention, organiser les recours au juge pour la suspension, la cessation
d’accès et les poursuites pénales et étudier la faisabilité d’une offre de contrôle parental
bloquant l’utilisation du P2P.
87
Face à l’ampleur de la menace, mais aussi aux querelles entre les uns et les autres, les
pouvoirs publics ont en effet décidé de prendre les choses en main. « La piraterie, c’est du
vol, […] c’est du chômage […] [et cela] nuit au public […], bref, [c’est] un cauchemar de
clonage culturel qu’il faut non pas conjurer par des mots, mais dissiper par des actions
concrètes »228, a ainsi déclaré Renaud Donnadieu de Vabres, alors ministre de la culture. Il a
mis en place, en concertation avec Patrick Devedjian, ministre délégué à l’Industrie, un plan
nationale de lutte contre la piraterie. Premier signe tangible de ces efforts de conciliation, la
signature de la charte Musique et Internet, charte d’engagements communs entre l’industrie
du disque et les fournisseurs d’accès, portant sur trois volets : pédagogie, répression et
médiation. Le gouvernement entend en priorité privilégier la pédagogie, en particulier chez
les jeunes, comme le montre l’édition et la distribution d’un guide « Net Attitude »229 à
destination des lycéens, dont nous parlerons plus tard. Deuxièmement, les deux ministères
s’engagent à aider l’industrie dans ses poursuites contre les pirates, grâce à plusieurs textes
législatifs. La loi pour la confiance dans l’économie numérique, la refonte de la loi
informatique et liberté de 1978, ainsi que la transposition des directives européennes sur le
droit d’auteur et les droits voisins à l’ère numérique et sur le respect des droits de la propriété
intellectuelle, sont autant de textes qui devraient permettre à l’industrie de mieux défendre ses
droits.
2. « Adopte la Net Attitude »
A peine édité, ce guide destiné aux lycéens est devenu le nouvel objet de tensions dans
la bataille du P2P. Outre le fond, c’est surtout sa diffusion dans les établissements scolaires
qui cristallise les résistances. Le guide, qui se veut « neutre » prolonge, notamment selon la
ligue Odebi, fédération d'associations d'internautes, le discours des majors en clamant que le
téléchargement nuit aux artistes. En effet, dans le comité de rédaction du guide, réalisé à
l’initiative du FDI et des ministères conjoints de la Culture, de l’Industrie et de l’Education,
on trouve le SNEP, la Sacem et Vivendi Universal, farouches détracteurs du P2P. Mais on
trouve également l’Adami qui, elle, réprouve les poursuites judiciaires. C’est que l’objet de ce
228
Voir Annexes, pp. XVII-XIX.
229
Forum des Droits sur l’Internet, Adopte la Net Attitude, voir annexes p. VIII.
http://www.foruminternet.org/telechargement/documents/guide_musique20050320.pdf
88
guide demeure la sensibilisation des jeunes aux enjeux du P2P, et ce même si des désaccords
subsistent entre les différentes parties ayant participé à la réalisation du guide.
On note néanmoins un ton un brin démagogique (tutoiement, « conseils pour rester
cool ») pour le moins déplacé, et ce que la Ligue Odebi qualifie d’intimidation. De plus, si les
mécanismes de la création artistique sont bien présentés, le guide survole les notions de copie
privée ou la taxe sur les supports vierges. En fait, parce que les rédacteurs ont voulu rendre le
guide attractif visuellement et conserver une certaine simplicité dans les explications, les
justifications du droit d’auteur dans l’environnement numérique restent faiblement présentées.
B. Justifier les droits d’auteur dans l’environnement numérique
Etant donnés les principes de gratuité et de libre circulation régnant au sein de la
cyberculture, la sensibilisation au droit d’auteur doit également passer par la justification de
leur maintien dans l’environnement numérique. Pour le juriste Pierre Sirinelli, « dès lors que
l’on a vu que les oeuvres devaient jouer un rôle primordial dans l’essor de la société de
l’information, l’analyse redevient simple. Il s’agit seulement de rappeler en quoi le droit
d’auteur est indispensable pour la création d’œuvres »230. Pour autant, est-ce aussi simple ?
On a vu les arguments des chantres de l’Internet, et une particularité mérite d’être soulignée :
le droit d’auteur n’est plus seulement le droit des contenus, il est également, aujourd’hui, celui
de certains outils de la « société de l’information ». Logiciels et bases de données sont
nécessaires au bon fonctionnement des moyens de communication. Ils supposent de lourds
investissements que des entreprises sont disposées à accomplir en raison des espoirs
d’amortissement ou de retour que procurent les droits de propriété intellectuelle. L’impact du
droit d’auteur se manifeste non seulement dans les oeuvres véhiculées mais également dans
certains éléments de l’infrastructure. Légitimer la présence du droit d’auteur doit alors peutêtre passer par l’exposition d’un « intérêt général », et éviter de mettre en avant une logique
personnaliste (la récompense légitime, la plus sacrée des propriétés ou le droit naturel).
230
Pierre SIRINELLI, op. cit.
89
1. Le droit d’auteur comme facteur incitatif à la création
Pour Sirinelli, « l’histoire du droit d’auteur montre qu’il est sans doute le mode de
réponse le plus approprié à l’incitation à la création. Plus juste que l’attribution de privilèges,
plus complet que le mécénat ou les subventions, moins aveugle ou contraignant que le seul
droit social »231. Il est certain que le droit d’auteur peut être une incitation pour les créateurs,
comme une récompense ex post, même si cette récompense n’est pas, pour la majorité des
artistes, l’ambition principale. Il est aussi, et c’est là le plus important, une incitation pour les
investisseurs, présents tant au stade de la création qu’à celui de la diffusion. Pour ces derniers,
il permet d’éviter les effets indésirables et dissuasifs dus aux « passagers clandestins », c’est
à dire les personnes qui s’économiseraient les « coûts d’expression ou de création », plus
lourds et hasardeux, pour n’assumer que les coûts de copies ou de distribution. On peut alors
rappeler qu’il est souvent reproché au droit d’auteur de conduire à des sous-utilisations des
biens culturels en raison des coûts élevés de transaction qu’il engendre. Selon Pierre Sirinelli,
« à supposer cet argument fondé – ce qui reste à démontrer – il faut alors chercher des
arguments en dehors des seules analyses économiques. Or il est impossible de reprocher au
droit d’auteur d’accorder des monopoles qui ne viseraient à satisfaire que des seuls intérêts
particuliers, ceux des ayants droit, sans souci pour l’intérêt général. […] Le développement
d’œuvres ne profite pas aux seuls créateurs. La Culture, le Savoir qu’elles apportent
bénéficient à tous. La Société tire un profit général de cet enrichissement du patrimoine
culturel. La constitution américaine de 1787 porte la trace de ce double objectif, elle qui
proclame que « le congrès aura le pouvoir de promouvoir le progrès de la science en
assurant pendant une durée limitée aux auteurs le droit exclusif sur leurs écrits ». La
première loi américaine de droit d’auteur témoigne de cette approche puisqu’elle donne en
exemples comme catégorie d’œuvres protégées […] les livres, les cartes et les différents
documents pouvant fournir des indications utiles »232. Néanmoins, le centre de gravité du
système qui tente de prendre en considération ces différents intérêts semble s’être quelque peu
déplacé depuis. Le romantisme originel de la discipline a dû s’adapter aux politiques
culturelles ou aux logiques économiques. Il faudrait alors rappeler et montrer qu’en dépit de
ces évolutions, le droit d’auteur est une construction incitative fondée sur un compromis
social. On peut cependant noter que nombre de chantres de l’Internet prennent justement cet
231
232
Pierre SIRINELLI, op. cit.
Ibid.
90
argument en considération pour condamner les évolutions de la propriété intellectuelle. Ainsi
Philippe Quéau rappelle-t-il que celle-ci a été inventée pour préserver l’intérêt de l’humanité,
pour que l’œuvre survive à son créateur, et qu’elle visait à protéger les formes d’expression
matérielle des idées, celles-ci restant inappropriables. Dès lors, les récentes évolutions
appartiennent pour lui à une visée purement économique qui va à l’encontre des principes
fondateurs de la propriété intellectuelle233. Ce à quoi Sirinelli répond que « les connaissances
peuvent être librement échangées parce qu’elles ne sont pas couvertes par un droit privatif.
Les idées contenues dans les oeuvres, le savoir, sont de libre parcours. Dès lors, une chose est
de dire – de façon parfaitement légitime – que le public a droit à un accès à l'information et
une autre – incorrecte – est d'affirmer que cet accès doit passer par l'abolition du droit
d'auteur »234. Alors la propriété intellectuelle est-elle ou non un frein à la diffusion de
l’information ?
2. Le droit d’auteur comme facteur de diffusion de la culture
Nous l’avons vu, le droit d’auteur est présenté par certain comme un frein. Dans son
effet le moins décrié, il ralentirait les échanges ; dans ses conséquences les plus vilipendées, il
serait un obstacle au partage de la culture et de la connaissance. Le contraste serait alors
saisissant : alors que l’Internet a pour effet positif de rendre le savoir théoriquement
accessible à l’ensemble de la planète, le droit d’auteur créerait des barrières, érigerait des
barbelés juridiques interdisant l’accès aux peuples les moins riches, les privant de cet effet
bénéfique. Sirinelli rappelle que « les textes relatifs au droit d'auteur n'interdisent pas la
réutilisation gratuite du savoir dès lors que l'emprunt à une œuvre préexistante concerne le
fond et non la forme », tout en admettant que « certaines constructions juridiques récentes
peuvent jeter le doute dans les esprits à ce propos »235. Le droit sui generis qui a été accordé
aux producteurs de bases de données par la directive de 1996 permet, en effet, à un producteur
de s'opposer à l'extraction et la réutilisation non autorisées d'une partie substantielle de sa
base. Mais le texte communautaire, qui au demeurant s’inscrit dans une logique justement
distincte de celle du droit d’auteur, ne crée pas à proprement parler de droit sur l'information.
De plus, Sirinelli rappelle qu’il existe une possibilité de copie privée ou d’usages loyaux.
233
Philippe QUEAU, « Offensive insidieuse contre le droit du public à l’information », op. cit.
234
Pierre SIRINELLI, op. cit.
235
Ibid.
91
« Même lorsque la copie est destinée au public, par exemple, dans l’hypothèse d’une
reproduction sur l’Internet, un certain nombre d’exceptions peuvent être sollicitées pour que
certains actes de reproduction puissent être accomplis sans avoir à rechercher l’accord de
l’ayant droit. La directive du 22 mai 2001, du reste, offre aux états membres un large éventail
d’exceptions en « libre service ». Chaque état y puise en tentant de respecter la « balance des
intérêts » et en veillant à réaliser un équilibre entre droits des auteurs et intérêt du public »236.
III.
« LIBEREZ LA MUSIQUE » OU LES ALTERNATIVES A LA REPRESSION
Même si les différents acteurs s’entendent pour dire que le P2P représente un manque
à gagner, il en est qui s’insurgent contre la politique du tout répressif menée par les majors,
les foudres de celles-ci s’abattant sur de simples internautes indélicats alors que les véritables
pirates et contrefacteurs restent hors d’atteinte. De plus, il reste que malgré l’évolution de la
propriété intellectuelle, il existerait un besoin d’une nécessaire adaptation, au plan
international, du droit exclusif de mise à la disposition du public. « Surgit à nouveau le débat
du choix entre droit exclusif et simple droit à rémunération à propos des réseaux »237. Certains
ayants droit souhaitent que le législateur décide la création d'une licence légale au titre du
téléchargement.
A. « Libérez la musique ! » : l’appel des artistes contre la répression
des pirates du Net
Initié et largement médiatisé par Le Nouvel Observateur en février 2005, la campagne
« Libérez la musique ! » avait pour objet d’engager une réflexion sur les solutions alternatives
à la répression. « Huit millions de Français ont déjà téléchargé de la musique sur Internet. A
défaut de pouvoir l’empêcher, les majors de l’industrie musicale tentent d’intimider les
« pirates » en multipliant les poursuites pour « contrefaçon ». Sans doute l’industrie du disque
se porte mal. Et la révolution numérique ne saurait se faire au détriment des artistes et des
producteurs, dont le travail doit être protégé et rémunéré. Mais d’autres solutions existent. De
236
237
Ibid.
Pierre SIRINELLI, op. cit.
92
nouveaux systèmes de financement sont à inventer. Les professionnels devraient s’y
employer. C’est ce à quoi les invitent tous ceux, artistes, acteurs de l’industrie musicale,
politiques, qui ont signé l’appel du Nouvel Obs »238. Et ils sont nombreux, formant une
coalition hétéroclite allant d’artistes reconnus comme Matthieu Chédid, Yann Tiersen ou
Jean-Louis Aubert à des politiques (on peut notamment citer Dominique Voynet, Noël
Mamère ou le député socialiste Christian Paul), en passant par des universitaires, des
journalistes, l’UFC-Que Choisir ou de simples citoyens. Il ne s’agit pas là de dédramatiser le
piratage et de prétendre que cela ne nuit pas aux secteurs concernés, mais de pointer les
outrances des discours répressifs. « A l’heure où des dizaines d’internautes vont bientôt passer
en jugement pour avoir téléchargé des fichiers musicaux sur des logiciels P2P, nous
dénonçons cette politique répressive et disproportionnée dont sont victimes des boucs
émissaires. Comme 8 millions de Français au moins, nous avons nous aussi téléchargé un jour
de la musique en ligne et sommes donc des délinquants en puissance. Nous demandons l’arrêt
de ces poursuites absurdes. Nous proposons l’ouverture d’un large débat public, impliquant le
gouvernement, tous les acteurs de l’industrie musicale, tous les artistes, afin de parvenir à une
meilleure défense du droit d’auteur, mais aussi les consommateurs afin de trouver des
réponses équitables et surtout adaptées à notre époque »239.
Une solution a ainsi été proposée par l'Alliance Public-Artistes regroupant l'Adami, la
Spedidam, des associations de consommateurs et des sociétés de gestion de droits : la licence
globale (ou licence légale).
B. La licence globale
Cette licence légale pourrait, par exemple, être prélevée auprès des fournisseurs
d'accès à l’Internet afin de rémunérer l'ensemble des ayants droit. L’avantage de cette solution
d’après ses défenseurs serait de sortir de la gratuité en proposant un cadre au peer-to-peer
sauvage. Cela permettrait aux ayants droit de récupérer des sommes qui sont dues et assurerait
aux consommateurs une sortie de l’insécurité juridique.
238
Stéphane ARTETA et Doan BUI, « Libérez la musique ! », Le Nouvel Observateur, op. cit., p. 11.
239
« L’appel du Nouvel Obs », Le Nouvel Observateur, op. cit., p. 13.
93
intérêts financiers des auteurs sont ainsi garantis mais le droit d’auteur, n’est pas simplement
une question d’argent. Le but du droit d’auteur est de permettre au créateur de conserver la
maîtrise de son oeuvre. « Or le droit à rémunération fait perdre ce pouvoir. Le droit d’auteur
ne deviendrait qu’un simple avantage économique »243. Il reste que l’idée à fait son chemin.
2. A quand la licence globale ?
Depuis fin septembre, les internautes anglais abonné au FAI PlayLouder peuvent ainsi
souscrire à un abonnement incluant une fonctionnalité P2P244. Ainsi, en plus d'Internet il
fournit la possibilité de s'échanger des morceaux de musique entre abonnés, en toute légalité.
« Playlouder MSP […] se présente comme le « premier et unique FAI musical au monde » ,
n'est qu'un projet. […] Le fournisseur vise 40 000 abonnés en un an »245. L’idée est simple :
en souscrivant un forfait haut-débit de 1 Mbit/s pour 26,99 £ mensuelles, soit environ 40 €, le
client acquiert par la même occasion le droit de télécharger à volonté et d'échanger des
fichiers musicaux avec d'autres abonnés au service, et ce, sans supplément. « Les morceaux
seront encodés avec une « haute qualité », et garantis sans virus ou spywares. Les fichiers
téléchargés seront accompagnés de DRM (Digital Right Management), pour en garantir
l'utilisation et l'échange dans le seul système Playlouder ». PlayLouder a convaincu des labels
indépendants, comme Warp, Ninja Tune, ou V2, au travers de l'AIM (Association of
Independant Music) de mettre à disposition leur catalogue. Une seule major les a rejoints à ce
jour : Sony BMG (Bruce Springsteen, David Bowie, Jamiroquai...). En échange d'une part
prélevée sur l'abonnement à Internet, ils autorisent le partage de leurs titres entre abonnés. Les
échanges des fichiers provenant d'autres maisons de disques, comme EMI ou Universal, ne
seront pas possibles. « Playlouder bloquera en effet tout ce qui n'entre pas dans « le jardin
clotûré », selon sa propre appellation »246. Cette initiative marque une avancée en direction du
principe dit de licence globale (ou légale, selon les appellations), où le partage d'œuvres sur
les réseaux P2P non commerciaux serait autorisé en contrepartie d'un prélèvement sur le prix
d'accès à Internet. Pour le Français Lionel Thoumyre, cependant, l'initiative de PlayLouder est
intéressante mais trop timorée, puisque n'incluant pas tous les FAI britanniques. La Spedidam
243
Ibid.
244
Guillaume DELEURENCE, op. cit.
245
Ibid.
246
Ibid.
95
et l'Adami peaufinent de leur côté leurs propositions en espérant les voir intégrer le projet de
loi relatif aux droits d’auteurs et aux droits voisins, déposé fin 2003, déjà examiné en
commission des lois de l'Assemblée Nationale, mais qui n'a pas encore été adopté.
Le concept a été néanmoins été repris récemment par un parlementaire : le députémaire UMP Alain Suguenot a déposé une proposition de loi qui légaliserait les échanges de
fichiers sur les réseaux P2P à la mi-juillet 2005247. Ce texte de quatre articles veut en effet
modifier le code de la propriété intellectuelle pour permettre un système de rémunération des
ayants droit sur les échanges non commerciaux de fichiers. Cela concernerait tous les fichiers,
c'est-à-dire même ceux protégés par le droit d'auteur et actuellement disponibles en P2P
illégalement. Une somme forfaitaire serait ajoutée à l'abonnement à Internet, donnant aux
internautes le droit non seulement de télécharger mais aussi de mettre à disposition des
fichiers, ce qui est à l’heure actuelle considéré comme illégal par tous les juristes. Les
sommes seraient collectées par les fournisseurs d'accès à Internet puis reversées aux artistes
par le biais d'une société agréée par le ministère de la Culture. En fait, Alain Suguenot
cherche surtout à ranimer un débat plutôt éteint depuis que la transposition de la directive
Droits d’auteur et droits voisins a quitté l'ordre du jour du Parlement. « C'est une solution qui
a le mérite de fournir un cadre juridique, mais elle est aussi volontairement provocatrice,
reconnaît Alain Suguenot248, qui ne se satisfait pas des poursuites judiciaires contre les
internautes. Il faut bien qu'il y ait un texte de loi, on ne peut pas continuer comme ça. Quinze
ans après, on a l'impression qu'Internet n'existe toujours pas ».249. Le contenu de son texte
96
matière au Parlement. »
250
. Il reste que cette proposition de loi ne règle pas tout. « Elle acte
un principe législatif, mais renvoie aux acteurs la responsabilité de l'organiser, note Lionel
Thoumyre. Elle prévoit ainsi qu'une convention devra être passée entre les représentants des
consommateurs et des ayants droit pour régler la question de la rémunération et celle du
respect de la chronologie des médias en matière audiovisuelle. 251» Sur ce dernier point,
justement, Jean Vincent souhaiterait des travaux sur l'upload, c'est-à-dire la mise à
disposition, mais sur un plan technique et non plus juridique, pour limiter les échanges de
films. Le texte d'Alain Suguenot n'a pas que des supporters, même au sein de la communauté
des internautes hostile aux poursuites. La Ligue Odebi dénonce ainsi une contradiction avec la
directive Droits d'auteur. Celle-ci légitime en effet les systèmes contre la copie placés sur les
CD et les DVD. « L'honnêteté la plus élémentaire pour les rédacteurs de cette proposition de
loi, parfaitement conscients de [son] incompatibilité avec les dispositifs anticopies, aurait été
de demander explicitement l'interdiction de ces dispositifs : on ne peut pas avoir le beurre et
l'argent du beurre.252 »
250
Ibid.
251
Ibid.
252
Ibid.
97
CONCLUSION
L’explosion d’Internet et surtout du haut-débit a bouleversé l’industrie de la musique
puisqu’elle a révolutionné non seulement les canaux de distribution, mais également les
façons d’écouter et de consommer la musique. Le P2P a ainsi fait son apparition, en même
temps que l’industrie du disque entrait dans une crise qui perdure encore aujourd’hui, dans
une moindre mesure. Nous ne cherchions pas à démontrer ni à infirmer la responsabilité de
l’échange de fichiers dans cette crise. Et qu’il soit cause ou simple facteur, nul ne peut nier
qu’il représente une atteinte à la propriété intellectuelle et aux droits d’auteurs. Le problème
est alors déplacé : il existe une véritable remise en cause de l’existence de la propriété
intellectuelle, ou du moins des formes qu’elle prend actuellement. Pour certains, elle est une
entrave à la libre circulation des informations. Entrave principalement économique. Mais pour
d’autres, elle représente un obstacle beaucoup plus idéologique. Car Internet véhicule depuis
sa création des valeurs de partage, de libre circulation et de gratuité de l’information, de la
culture, du savoir, visant à la réalisation d’une communauté idéale, sans intermédiaires aucun.
Et, forcément, la propriété intellectuelle ne peut alors qu’être un obstacle majeur. De fait,
l’adéquation entre la présence de créations et l’existence de droits de propriété intellectuelle
ne paraît plus naturelle. Les raisons en sont délicates à trouver. La rapidité des
communications fait qu’aujourd’hui le désir d’accès quasi immédiat et de gratuité l’emporte
sur le respect du droit d’auteur, regardé comme un frein. La propriété intellectuelle représente
un obstacle à la réalisation de l’utopie d’Internet, pour les libertaires et nombre d’idéologues
de l’Internet. Cette utopie en formation est à mettre en parallèle avec l’idéologie
contemporaine du réseau, ou « rétiologie », qui fusionne la techno-utopie et la technologie de
l’esprit réticulaire. La propriété intellectuelle est, dans cette perspective, le caillot bloquant la
circulation sanguine. En même temps, l’absence de droit d’auteurs représente une perte pour
les auteurs et les producteurs. Comment dès lors financer les investissements importants que
nécessitent de nombreux contenus culturels ? C’est la question que se sont posés, et que
continuent de se poser, l’industrie du disque et les pouvoirs publics. Et dans les faits, les
réactions des différents acteurs à la réalité du P2P s’inscrivent entre répression pure et dure et
tentatives de légalisation. Car ces acteurs appartiennent à des sphères différentes, et
poursuivent des enjeux bien distincts. D’aucuns ont choisi la répression, qui a trouvée dans
l’opinion publique largement relayée par les médias, un adversaire farouche. D’autres ont
98
tenté la sensibilisation, l’éducation des internautes. Mais étant donnés les principes de gratuité
et de libre circulation régnant au sein de la cyberculture, la sensibilisation au droit d’auteur
doit également passer par la justification de leur maintien dans l’environnement numérique.
Ce qui peut s’avérer plus compliqué que ça n’en a l’air. Car l’impact du droit d’auteur se
manifeste non seulement dans les oeuvres véhiculées mais également dans certains éléments
de l’infrastructure. Légitimer la présence du droit d’auteur doit alors peut-être passer par
l’exposition d’un « intérêt général », et éviter de mettre en avant une logique personnaliste (la
récompense légitime, la plus sacrée des propriétés ou le droit naturel). On a pu penser un
temps qu’en offrant des possibilités légales de télécharger de la musique sur Internet pourrait
ralentir, voire, couplé aux poursuites, annihiler le P2P. Cela n’a pas été le cas. Certains sont
en effet passé du côté du téléchargement légal. Mais de nombreux problèmes subsistent, au
niveau de la disponibilité des catalogues comme de l’interopérabilité des plates-formes, aussi
le P2P conserve-t-il tout son attrait. De plus, le modèle économique de ces plates-formes n’est
pas viable. Enfin d’autres encore cherchent des solutions alternatives : le P2P pourrait être
légalisé. Car malgré l’évolution de la propriété intellectuelle, une adaptation du droit exclusif
de mise à la disposition du public pourrait devenir nécessaire au plan international.
En créant Napster, Shawn Fanning ne se doutait sans doute pas que le téléchargement
de musique sur Internet allait devenir une des principales préoccupations économique,
juridiques et idéologiques du début du XXIe siècle. La bataille fait rage depuis longtemps, et
les acteurs impliqués sont de plus en plus nombreux. Le P2P semble être là pour durer,
quelques soient les coups que l’industrie du disque et les pouvoirs publics lui portent. Aussi
est-il bien difficile d’envisager aujourd’hui l’issue du débat.
99
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http://computer.howstuffworks.com/
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ANNEXES
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