Les Sciences Humaines et Sociales dans l`H2020
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Les Sciences Humaines et Sociales dans l`H2020
Séminaire de Caen Les sciences humaines et sociales dans l’Horizon 2020 Mars 2014 Le programme européen de financement de la recherche H2020 s’organise en sept défis thématiques au sein desquels doivent s’organiser les appels à projets : santé, bioéconomie, énergie, transports, changement climatique et ressources, sociétés inclusives, sécurité. Si aucun défi n’est spécifiquement orienté d’un point de vue disciplinaire, et qu’il n’y a donc pas d’axe spécifiquement consacré ou réservé aux SHS, la capacité des sciences humaines et sociales à s’inscrire dans l’ensemble des thématiques est un enjeu crucial pour la recherche française dans les prochaines années. Il s’agit d’une nécessité, liée non seulement à l’obtention de ressources financières pour le développement de la recherche dans ces disciplines, mais aussi à la démonstration de la pertinence de nos disciplines à l’échelle de la société européenne en construction. En somme, on peut considérer que l’absence de défi proprement SHS, si elle est sans doute une contrainte de prime abord et trahit sans doute une certaine négligence pour nos disciplines, peut aussi se révéler une opportunité à saisir. C’est l’occasion de faire la preuve de la dynamique intellectuelle de la recherche dans des sciences humaines et sociales qui ne se contenteraient pas d’osciller entre crainte de l’ingénierie sociale et célébration de la marginalité. Le pari est qu’il est tout à fait possible que les SHS tiennent une place à part entière dans l’Horizon 2020, sans pour autant renoncer à leur identité intellectuelle. Réussir ce pari nécessite d’articuler trois dimensions du discours sur les sciences humaines et sociales : l’épistémologie, la politique et la stratégie scientifique. Etienne Anheim Epistémologie Le contexte interdisciplinaire, au sens le plus large, dans lequel s’inscrivent les défis H2020 rend nécessaire un travail de clarification de nos propres présupposés. En effet, la fin de l’exception consistant à proposer une thématique prioritairement liée aux SHS conduit à s’interroger sur la manière dont nos disciplines peuvent prendre place dans d’autres défis. Dans le droit fil d’une conception « exceptionnaliste », on pourrait être tenté à la fois de dénoncer cette absence d’intérêt prêté aux SHS (ce qui n’est pas faux, en particulier pour les humanités, qui sont vraiment le parent pauvre en l’occurrence) et de choisir la stratégie du « supplément d’âme », en insérant systématiquement des petites études thématiques de SHS dans des projets prioritairement pilotés par des sciences de la nature ou de l’information. Cette manière de procéder repose sur des habitudes acquises, consistant à revendiquer pour les SHS un fort degré d’autonomie institutionnelle et intellectuel par rapport aux autres disciplines du champ scientifique. Elle peut se révéler ponctuellement payante, mais dans un contexte de restriction des ressources et d’absence d’axe dédié aux SHS, elle a toutes les chances de trouver rapidement ses limites tactiques – ce qui pose aussi question sur son bien-fondé théorique. Une autre approche, pour laquelle nous voudrions plaider, consisterait au contraire, on l’a dit, à considérer H2020 comme une contrainte et une opportunité de réfléchir au positionnement de nos disciplines, en repartant du socle épistémologique qui les constitue. Plutôt que de mettre l’accent sur la diversité des SHS, et sur l’hétérogénéité de leurs régimes de savoir par rapport aux autres sciences, n’est-il pas plus pertinent de s’interroger un instant sur ce qu’elles partagent, justement, et qu’elles pourraient donc mettre en commun dans le cadre de programmes thématiques interdisciplinaires ? Est-il si évident que cela que l’épistémologie des SHS soit d’une essence radicalement différente de celle des autres sciences ? La vieille opposition héritée du XIXe siècle des sciences de l’esprit et des sciences de la nature, nourrissant le débat entre la compréhension, réservée aux phénomènes humains, et l’explication, propre aux phénomènes naturels, a été depuis longtemps dépassée, sans pour autant que les chercheurs en aient tiré toutes les conséquences. Les sciences humaines et sociales, de l’archéologie à la linguistique, sont depuis longtemps traversées par des techniques et des questionnements venues des sciences de la nature ou de l’information, tandis que ces dernières sont profondément engagées, de la médecine à l’informatique en passant par la physique, dans des problématiques herméneutiques ou historicistes. La capacité des SHS à être présent au sein des défis H2020 passe donc tout d’abord par une prise de conscience : les SHS ne sont pas moins scientifiques que les sciences expérimentales, et elles n’ont rien à gagner à jouer la carte du particularisme, sous-tendue par une balkanisation épistémologique. Il faudrait au contraire que les sciences humaines et sociales participent pleinement à la redéfinition de ce que sont les sciences au cœur de notre société, et qu’elles témoignent de la parenté de leur projet intellectuel avec celui des autres disciplines scientifiques. Défendre les SHS consisterait d’abord à défendre une certaine idée de la science, comme projet d’élucidation de l’homme, de la société et du monde, sans distinction d’ordre ni de dignité, à partir d’une commune exigence de méthode, de critique et de progrès, au service d’une commune ambition de savoir mais aussi, nous y reviendrons, d’utilité sociale. A ce titre, les SHS ne sont pas un conservatoire d’antiquités : elles sont au contraire une pépinière de théories, de méthodes et de savoir-faire scientifiques, qu’il faut parvenir à faire prospérer. Séminaire de Caen - Février 2014 2 Pour cela, il faut mettre l’accent sur la dimension théorique qui sous-tend nos démarches, indépendamment des objets ou des thèmes sur lesquelles les appliquer, pour pouvoir engager une réflexion de plain-pied avec d’autres champs de recherche, et renoncer à la timidité inhérente souvent inhérente à nos habitudes disciplinaires pour au contraire déployer l’ambition intellectuelle sousjacente de nos disciplines. Mais cette opération rend absolument nécessaire notre capacité collective de porter à un niveau d’abstraction et de généralisation supérieure les résultats de nos entreprises savantes, pour démontrer à quel point les SHS sont des sciences de l’intelligibilité du monde, et que leurs objets sont des laboratoires où s’expérimentent des techniques et des méthodes qui peuvent être transposées ailleurs. Il revient donc aux chercheurs en SHS d’être capable de faire ce travail d’explication. En effet, l’importance des études littéraires, héritées de la philologie, de l’herméneutique ou de la rhétorique, des études historiques et archéologiques ou des sciences sociales au sens anglophone du terme ne repose pas seulement sur leur capacité à transmettre une tradition culturelle, à alimenter une ingénierie sociale ou à agrémenter une vision humaniste de nous-mêmes. Elle réside également dans la mise en évidence d’opérations intellectuelles décisives pour des chantiers essentiels de notre monde contemporain. La gestion des flux d’informations, dans sa dimension cognitive mais aussi pratique, depuis l’émergence du big data jusqu’aux problèmes de sélection, d’archivage, de hiérarchisation qui sont posés en aval, est fondamentalement une problématique qui renvoie à des savoirs philologiques, archivistiques et archéologiques. Les sciences cognitives, médicales, informatiques ou physiques ont sans cesse à voir avec des questions d’ordre herméneutique, sociologique ou historique. Les travaux linguistiques ou littéraires les plus complexes, sur les données les plus lacunaires, sont des terrains d’élaboration privilégiés de ces questions, de même que le sont les mondes de l’art, de la philosophie ou de la musique. La sociologie, l’économie ou la psychologie sont plus familières de ce type d’opérations, ce qui leur donne souvent l’occasion de revendiquer un statut plus scientifique que les humanités. Il ne faut cependant pas se laisser leurrer, là aussi, par la disjonction historiquement construite entre humanités et sciences sociales : leur articulation, très caractéristique du paysage français de la recherche, doit au contraire être constitué comme force épistémologique, à condition de jouer pleinement le jeu de la scientificité des humanités. Cette proposition dépasse largement celle des humanités numériques, qui ont bien sûr un rôle central dans ce débat : la question n’est pas seulement de savoir comment les humanités peuvent se renouveler grâce à de nouvelles technologies, mais aussi et surtout, en retour, de savoir à quel point les humanités, de même que les sciences sociales traditionnelles, ont à apprendre aux sciences de l’information ou aux sciences cognitives. La compétence acquise dans la connaissance de l’historicité et de la complexité des sociétés et des langages peut ainsi être largement réinvestie dans des champs extrêmement divers du savoir, à condition de le vouloir, c’est-à-dire d’être capable d’effectuer des opérations intellectuelles qui tiennent à la fois de l’abstraction et de la traduction de nos résultats de recherche. De ce point de vue épistémologique, plutôt que de considérer les défis d’H2020 comme une mise en demeure pour les SHS de se plier à un cadre qui n’a pas été pensé pour elles, il semble plus pertinent de considérer l’intégration dans ce cadre comme une épreuve, au sens sociologique, c’està-dire comme un moyen d’éprouver concrètement notre conception scientifique de nos disciplines, au lieu de nous reposer sur leur héritage symbolique – car comment affirmer que nos disciplines Séminaire de Caen - Février 2014 3 doivent participer à la construction de l’intelligibilité de nos sociétés dans le temps et dans l’espace, si nous ne sommes pas capables de rendre compte du sens de nos démarches scientifiques ? Les opérations intellectuelles qui s’inventent dans les recherches en SHS ne sont pas moins scientifiques, moins utiles ni moins pertinentes que dans d’autres disciplines, mais il est important que la communauté SHS se donne comme objectif, plutôt que de vivre sur une rente de situation à mi-chemin de l’humanisme et de l’action sociale, de le montrer en acceptant l’effort de traduction théorique nécessaire. Politique Cet effort de traduction rendu prioritaire par le contexte de l’Horizon 2020 est aussi politique, au sens où la communauté SHS doit être capable de tenir un discours adressé à l’ensemble de la collectivité sur son rôle et sa pertinence. On serait tenté de dire « sur son utilité », à condition de bien s’entendre sur les termes. Les défis proposés par H2020 ont parfois tendance à mettre en avant une conception très utilitariste des savoirs scientifiques, face à laquelle il importe de réaffirmer que les sciences humaines et sociales ont elles aussi une profonde utilité sociale. Il faudrait en effet rompre avec les illusions parallèles d’une instrumentalisation directe et d’une gratuité complète de la recherche qui ne serait guidée que par la pure curiosité intellectuelle. Comme les autres sciences, les SHS n’ont pas pour fonction d’être des instruments directement asservis à des attentes sociales, politiques ou économiques. Mais cela ne veut pas dire qu’elles se désintéressent de cette demande : elle doit être capable d’y répondre, à condition de traduire, dans le sens inverse de ce qui était décrit précédemment, en des énoncés pertinents scientifiquement. Et cette réponse ne peut pas prendre une forme directement utilisable, mais la reformulation des questions, l’effort critique ainsi accompli et la nouvelle description de la réalité sociale qui est en issue sont des contributions essentielles au débat public et à la marche de nos sociétés. Il y a une recherche fondamentale dans le domaine des SHS comme ailleurs, mais si elle est moins directement instrumentalisable, elle n’en est pas moins utile à moyen terme. L’innovation intellectuelle, l’intelligibilité que nos sociétés ont d’elles-mêmes, diachroniquement et synchroniquement, la construction et le développement de communautés démocratiques, ouvertes et capables d’intégrer leur passé dans leur présent sans en subir la contrainte sont le résultat décisif de la recherche en SHS – et c’est cette utilité sociale qui a fondé la place des sciences humaines et sociales, au XVIIIe et au XIXe siècle, dans l’élan né des Lumières et poursuivi lors de la naissance des disciplines modernes. La singularité de la construction pluraliste, polyglotte et démocratique de l’espace public européen a besoin d’être alimentée par une recherche en SHS qui soit vivante, non seulement pour s’approfondir mais aussi pour éviter de se fossiliser en une doxa bien-pensante mais vidée de son sens. C’est dans cette perspective qu’au sein de chaque défi, il semble possible de porter une vision non seulement épistémologique mais politique des SHS au sein d’H2020. Stratégie Il reste à envisager concrètement la manière dont les SHS en France pourront mettre en forme ces principes généraux dans le cadre très concret des appels à projets d’H2020. On l’a dit, l’axe principal de la stratégie pourrait consister dans la capacité collective que nous aurions à porter un discours renouvelé sur la dimension scientifique et l’utilité sociale des SHS. En acceptant de faire un effort d’imagination intellectuelle, d’innovation et de traduction conceptuelle, en rompant avec l’alliance traditionnelle de la langue de bois technocratique et des justifications nourries de bons sentiments, on peut viser à la fois Séminaire de Caen - Février 2014 4 à une plus grande efficacité pour obtenir des financements dont les SHS ont fortement besoin, et plus généralement à un nouveau style de la recherche en SHS, moins parcellaire, moins particulariste, moins tournée vers une rhétorique défensive, et qui s’ouvre sur de nouvelles perspectives scientifiques. Ces propositions visent à unir notre communauté intellectuelle autour d’une vision ouverte et ambitieuse des SHS et de la rendre capable, avec l’aide du MESR, de prendre en charge très concrètement les difficultés que pourront rencontrer les équipes désirant porter des projets SHS dans H2020. Il faut pour cela disposer rapidement d’interlocuteurs identifiés et de cellules de soutien et de coordination, aussi bien au niveau central que de manière déconcentrée, de façon à pouvoir articuler l’espace national de la recherche en SHS avec l’espace européen. Le réseau des MSH, en dialogue étroit avec le CNRS, pourrait constituer un relais de premier ordre dans ce sens, et l’ANR, par ses propres thématiques, pourrait former un espace de maturation des équipes et des projets permettant de mieux préparer la prise en compte des défis H2020. Il serait également utile de définir, à l’intérieur des SHS, des thématiques prioritaires (par exemple santé, patrimoine, humanités numériques, langage, action et collectif, traitement et organisation des données, réflexivité entendue comme l’analyse des effets retour des politiques scientifiques et théorie de l’innovation…), qui pourraient faire l’objet de travaux d’élaboration en amont, pour faire émerger des projets et des équipes pouvant s’inscrire dans les défis. Enfin, il importe de construire collectivement, comme on a cherché à le montrer, un style intellectuel se donnant la généralisation et la capacité à construire des échanges interdisciplinaires par le dialogue théorique comme objectifs, de manière à donner aux SHS, loin des déplorations misérabilistes mais aussi des injonctions instrumentales, toute leur place au sein de l’horizon scientifique européen du XXIe siècle. Etienne Anheim Maître de conférences - Histoire Université de Versailles Saint-Quentin Séminaire de Caen - Février 2014 5 Alliance ATHENA 190 avenue de France 75013 Paris www.allianceathena.fr