Silencieuse jusqu`alors, Suzanne, assise, et les yeux, elle aussi

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Silencieuse jusqu`alors, Suzanne, assise, et les yeux, elle aussi
Silencieuse jusqu’alors, Suzanne, assise, et les yeux, elle aussi, perdus par-delà les
horizons, prit enfin la parole, dans un grand frisson de pitié.
« Ah ! la dernière guerre, la dernière bataille ! Elles furent si terribles, que les
hommes, à jamais, en ont brisé leurs épées et leurs canons… C’était au début des
grandes crises sociales qui viennent de renouveler le monde, et j’ai su ces effroyables
choses par des hommes dont la raison avait failli se perdre, au milieu de ce choc
suprême entre les nations. Dans la crise affolée des peuples, gros de la société future,
une moitié de l’Europe s’était jetée sur l’autre, et les continents avaient suivi, des
escadres se heurtaient sur tous les océans, pour la domination des eaux et de la terre.
Pas une nation n’avait pu rester à l’écart, elles s’étaient entraînées les unes les autres,
deux armées immenses entraient, en ligne, toutes brûlantes des fureurs ancestrales,
résolues à s’écraser, comme si, par les champs vides et stériles, il y avait, sur deux
hommes, un homme de trop… Et les deux armées immenses de frères ennemis se
rencontrèrent au centre de l’Europe, en de vastes plaines, où des millions d’êtres
pouvaient s’égorger. Sur des lieues et des lieues, les troupes se déployèrent, suivies
d’autres troupes de renfort, un tel torrent d’hommes, que, pendant un mois, la bataille
dura. Chaque jour, il y avait encore de la chair humaine pour les balles et les boulets.
On ne prenait même plus le temps d’enlever les morts, les tas faisaient des murs,
derrière lesquels des régiments nouveaux intarissables, venaient se faire tuer. La nuit
n’arrêtait pas le combat, on s’égorgeait dans l’ombre. Le soleil, à chacune de ses
aurores, éclairait des mares de sang élargies, un champ de carnage où l’horrible
moisson entassait les cadavres en meules, de plus en plus hautes… Et, de partout,
c’était la foudre, des corps d’armée entiers disparaissaient dans un coup de tonnerre.
Les combattants n’avaient pas même besoin de s’approcher ni de se voir, les canons
tuaient de l’autre côté de l’horizon, lançaient des obus dont l’explosion rasait des
hectares de terrain, asphyxiait, empoisonnait.
Du ciel lui-même, des ballons jetaient des bombes, incendiaient les villes au passage.
La science avait inventé des explosifs, des engins capables de porter la mort à des
distances prodigieuses, d’engloutir brusquement tout un peuple, comme en un
tremblement de terre… Et quel monstrueux massacre, au dernier soir de cette bataille
géante ! Jamais encore un pareil sacrifice humain n’avait fumé sous le ciel. Plus d’un
million d’hommes étaient couchés là, par les vastes champs dévastés, le long des
rivières, au travers des prairies. On pouvait marcher pendant des heures et des heures,
toujours on rencontrait une moisson plus large de soldats égorgés, les yeux grands
ouverts, criant la folie humaine de leurs bouches béantes et noires… Et ce fut la
dernière bataille tellement l’épouvante glaça les cœurs, au réveil de cette ivresse
affreuse, et tellement la certitude vint à chacun que la guerre n’était plus possible, avec
la toute-puissance de la science, souveraine faiseuse de vie, et non de mort. »
Suzanne retomba dans le silence, frémissante, les yeux clairs, radieux de la paix future.

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