Bielles, vampires et rock`n`roll PDF

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Bielles, vampires et rock'n'roll
— Hein, Elvis ? Si tous les chemins ne menaient pas à Memphis ? Cela expliquerait peut-être la
difficulté d'accès de notre destination, si tu veux m'en croire...
La route était large et sinueuse, poudreuse et traversée de temps à autre par ces buissons
desséchés constituant le spectacle habituel des étendues désertiques, paysage austère des royaumes
du sud. Les cactus aux allures de candélabres figés et tourmentés défilaient en silence le long du
chemin suivi par Elvis, et seul le " Potatoe, potatoe, potatoe " rauque et régulier de Spinkie, sa fidèle
motocyclette Harley-Davidson se faisait entendre dans les tourbillons de chaleur s'élevant du sol.
Des montagnes aux flancs d'ocre rouge se laissaient entr'apercevoir au loin, sous le dais azuré aux
nuages moutonneux, et un soleil d'or, brûlant dans une lumière dévorante, s'acheminait doucement
vers son midi. Elvis Presley rajusta sur son nez ses lunettes fumées et graduées, s'attendant à
supporter une fois encore les jérémiades de Spinkie. Qui ne tardèrent pas, comme de bien entendu,
ceci tandis qu'à l'horizon une station-service, la première depuis le début de leur voyage, faisait
enfin son apparition au terme d'une lente montée.
— Bon sang et par toutes les bielles de l'enfer, le palais de sire Jimi Hendrix est-il loin encore ?
Elvis sourit sans cesser de maintenir le guidon de Spinkie d'une main ferme, tant les vibrations
mécaniques de sa machine ─ bavarde et râleuse ─ étaient amplifiées par les soubresauts de la route.
— C'est parce que je vais rester en panne d'essence, poursuivit Spinkie en se radoucissant, je
sens mon réservoir tout vide, tu as vu la jauge ? Presque rien, elle indique !
Elvis Presley partit d'un grand éclat de rire, et du coup ses lunettes de soleil, larges et sombres,
tressautèrent sur son nez rosi par l'éclat du soleil. Au bout du ruban d'asphalte, la station-service se
rapprochait davantage à chaque tour de roue de Spinkie. Elle était bordée d'arbres desséchés et
d'une barrière de bois contre laquelle étaient posés de vieux pneumatiques rongés par les
intempéries.
— Tu exagères toujours, Spinkie, lui dit Elvis en désignant la station de l'index, regarde, la
solution de ton problème vient à nous, tout bonnement, tout simplement, j'allais presque dire : tout
naturellement. Une station-service. De chez Elfe, précisa-t-il en scrutant plus particulièrement
l'enseigne terne surplombant de haut l'endroit sur un grand mât.
― Je reconnais bien là ton esprit caustique, reprit la motocyclette ragaillardie toutefois par la
nouvelle, je vais pouvoir faire le plein et toi aller aux nouvelles, ce qui t'évitera d'avoir à me dire en
face que nous nous sommes perdus.
― Spinkie, Spinkie, allons, voyons.
Elvis Presley avait de nouveau adopté cette attitude nonchalante et paisible, sereine et sûre d'ellemême qui avait le don d'exaspérer Spinkie, pour la plus grande joie de son maître. Ce dernier avait
quitté la voie grisâtre aux nids de poules irréguliers et suivi le sentier de terre menant à la stationservice, une ombre bienfaisante se trouvant sous les arbres, là où étaient placées les pompes.
― Combien de fois devrais-je te dire que moi, Elvis Presley, je ne me perds jamais ni ne m'égare
? Tout au plus je me promène dans les comtés magiques d'Amérique, je baguenaude, j'erre au fil de
mon inspiration ─ car je suis un artiste, Spinkie ─ et, pour tout te dire, en un mot, je muse.
― Tu quoi ?
― Je muse, affirma Elvis en pénétrant sous l'ombre des arbres, tandis qu'un vieillard
s'acheminait vers eux clopin-clopant depuis une remise près de la maison délabrée.
― J'aime encore mieux me taire, tiens, s'exclama la motocyclette en faisant un effort intense
pour ne pas exploser, le pompiste venant de les rejoindre enfin.
― Le bonjour, messieurs, lança le vieillard en traînant la jambe, dévisageant d'abord Elvis
Presley puis sa fidèle Spinkie rose bonbon. Fait pas froid, aujourd'hui, qu'on dirait.
Ce disant il avait rajusté sur son front son stetson, car un vent semblable à une vague brûlante
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venait de balayer l'endroit : la porte de la remise près de la vieille bicoque de bois se mit à grincer
bruyamment.
― Un petit plein pour l'un et un passage aux toilettes pour l'autre ? demanda l'homme dont le
visage ridé ressemblait à une carte géographique en relief des comtés d'Amérique.
― Et non pas le contraire, grinça Spinkie.
― Ça serait point de refus, mon bon monsieur, acquiesça Elvis en posant pied à terre, après s'être
refait la coiffure d'un geste distrait dans l'un des rétroviseurs de Spinkie.
Il marcha lentement vers la bicoque dont l'une des entrées portait un panneau sans équivoque,
avant de se retourner à demi sans pour autant cesser d'avancer.
― Occupez-vous de Spinkie, et ne faites pas attention à son mauvais caractère.
― Je ne m'emporte jamais sans raison, monsieur-je-muse !
― Le plein ?
― Le plein, confirma Spinkie tandis que le King venait de s'éclipser en pouffant.
― Et pourquoi il ne porte pas de casque, votre ami ? s'enquit le préposé en décrochant un pistolet
d'essence.
― C'est pour ne pas se décoiffer.
― Comment ? s'étonna le vieillard en débouchant le réservoir de Spinkie.
― Ne cherchez pas à comprendre, et dites-nous plutôt où se trouve le palais de Jimi Hendrix, il
nous a envoyé un message nous demandant de le rejoindre au plus vite, sans davantage
d'information, et depuis ce matin nous tournons en rond. Halte là, malheureux ! Qu'alliez-vous faire
?
― Et bien, c'te question, j'allais faire le plein d'essence, comme me l'a demandé votre maître,
grogna le vieil homme en relevant d'une chiquenaude son stetson. Et il m'avait bien dit de ne pas
faire attention à votre mauvais caractère, d'ailleurs...
― Oui, c'est son habitude, mais sachez-le, je ne suis pas n'importe quelle motocyclette, je suis
Spinkie, et j'ai été construite jusqu'au dernier boulon par la fée Toxic Lady afin de se rendre dans les
runs de sa région. Je suis une moto enchantée, et je ne fonctionne pas avec n'importe quelle essence
vulgaire !
― V'là aut'chose, lâcha le vieillard en ouvrant de grands yeux et mettant ses mains dans les
poches de sa salopette de toile bleue, après avoir remis en place le pistolet d'essence. Ce qui
signifie ?
― Les Harleys comme moi ne carburent qu'avec l'essence sacrée du boogie-woogie, ainsi l'avait
formulé ma maîtresse lors de ma conception magique. Et donc seule cette essence miraculeuse peut
venir garnir mon réservoir, que vous avez éraflé, d'ailleurs, sombre truffe.
― Autant pour moi, s'excusa le vieillard tandis qu'Elvis Presley revenait des toilettes de la
station-service.
― Et bien fidèle Spinkie, sommes-nous prêts à rejoindre enfin la demeure de ce bon Jimi
Hendrix ? Il nous attend avec impatience, je te le rappelle !
― Je doute fort que nous soyons préparés pour partir, vu que ce rustre ne m'a pas encore placé
l'essence adéquate dans le réservoir, répliqua Spinkie dont les chromes luisaient dans le début de
l'après-midi.
― J'avions point de cette essence du boogie-woogie dans mes pompes, expliqua le vieillard
visiblement ennuyé par le contre-temps. Ici, ce serait plutôt le bluegrass, si vous tenez vraiment à le
savoir. Mais si vous voulez trouver la direction du palais de sire Jimi Hendrix, vous êtes bien dans
la bonne direction, en effet, c'est tout droit, tout droit jusqu'à la grande montagne, là-bas. Le palais
de monsieur Jimi est juste derrière.
― Et bien, Spinkie, voilà ce qui s'appelle une bonne nouvelle ! En route, fidèle et infatigable
monture ! s'écria Elvis Presley à la volée, dans un de ses habituels accès d'enthousiasme.
― Et mon essence ?
― Ah oui, le plein d'essence, se rembrunit aussitôt Elvis Presley. Voilà un problème pour le
moins, euh, problématique...
― J'avions peut-être une solution pour vous, messieurs, déclara le vieil homme après s'être gratté
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son crâne pelé sous son stetson. Mais elle n'est pas sans danger, à vrai dire.
― Allons donc, mais vous ne savez pas qui nous sommes? Les sans-peurs qu'on nous appelle,
depuis le Nevada enchanté jusqu'aux terres ensorcelées du Colorado ! Même la reine du Mexique
nous tient en haute estime ! Carla, vous connaissez Carla ?
― Sans peur, sans peur, parle pour toi ! vitupéra Spinkie que le pénible égarement de la journée
avait irrité au plus haut point. C'est quoi, d'abord, votre idée ? C'est pas de nous faire tourner dans le
désert de Mojave jusqu'à la panne sèche, j'espère ?
― Mais non, qu'est-ce que vous allez chercher là, lui répondit le vieillard en caressant sa joue
creusée de sa main brunie aux tâches de dépigmentation, je voulais simplement vous dire que peutêtre dans les terres proches de Manawa il se trouve de votre essence sacrée du boogie-woogie. On y
entend la nuit des rumeurs et des rythmes bizarres, pour ne pas dire sinistres. Sûr, que dis-je, c'est
certain, là-bas vous y trouverez l'essence qu'il vous faut. Et vous ne seriez qu'à deux ou trois heures
du palais de Jimi Hendrix.
― Deux ou trois heures ! Sans compter le temps qu'il nous faudra pour trouver une pompe !
calcula Elvis en tapant sur son front. Spinkie ! Est-ce que tu te sens capable d'atteindre ce pays de
Manawa ?
― Si tu n'essores pas de trop la poignée d'accélérateur au passage de quelque donzelle, rien ne
nous empêche d'essayer, soupira la Harley rose bonbon tandis qu'avec un vrombissement sourd le
moteur de Spinkie s'était mis à rugir comme aux plus beaux jours.
― Par où ? interrogea Elvis Presley vers le préposé de la station-service en décrivant lentement
un demi-tour avec sa monture atrabilaire.
― Par là, par là, lui assura le vieillard tandis que dans l'arrière-cour un roquet efflanqué tiré de sa
sieste par le vacarme venait de se mettre à aboyer, de fort mauvaise humeur. Je voulais juste vous
dire, les gens de Manawa sont des gens simples et frustes, mais sans histoire. Faites le plein et
repartez direct par la grande route vers le palais de Jimi Hendrix. Ah oui, et aussi, un détail : ce sont
des vampires, mais des gens très bien. Évitez seulement de piétiner leurs coutumes.
― Il a dit quoi ? hoqueta Spinkie tandis que le ruban d'asphalte commençait à défiler sous eux.
Suivant les indications du vieillard, les deux compagnons empruntèrent une route de traverse
passant entre deux collines pelées.
― Ce sont des vampires, répéta Elvis, prodiguant des regards curieux de gauche et de droite.
― Tu m'as fait peur, j'ai craint un instant qu'il ne s'agisse d'une secte de chrétiens orthodoxes,
souffla Spinkie en laissant derrière eux un vaste panneau routier portant le nom délavé par le soleil
de " Manawa ".
À chaque instant désormais les deux compagnons s'enfonçaient toujours davantage dans le comté
mystérieux de Manawa, et tandis qu'un fort vent de poussière soufflait dans leur dos la route les
emporta et il leur sembla pénétrer en un autre monde, un univers différent de celui des terres
merveilleuses de l'Amérique.
― Par le saint rythme du rock'n'roll, finit par lâcher Elvis tant le spectacle des landes de Manawa
était singulier.
― Oui, et bien moi j'espère qu'on ne tardera plus trop à trouver enfin une pompe, fut-elle
délabrée et décrépite, voire funèbre. Son aspect m'importe peu, pourvu que l'on puisse y dénicher
l'essence sacrée du boogie-woogie, conclut Spinkie d'un ton péremptoire.
L'après-midi était maintenant bien avancé et le relief se faisait davantage vallonné et accidenté,
mais toujours avec une grande sècheresse dans le climat et la végétation, des arbres aux feuilles
jaunis se balançant dans un vent tiède. De temps à autre, des ombres nuageuses passaient sur les
maisons aux formes arrondies et aux chemins sinueux joignant les demeures, entre de grands
champs aux herbes rousses brûlées de soleil. Il y avait par endroits des bâtisses aux dimensions plus
imposantes, sans doute des notables du lieu, mais se souvenant des recommandations du pompiste
Elvis Presley se garda bien de montrer un quelconque mépris à l'encontre de ces gens. Ces derniers
parfois sortaient de leurs maisons par groupes ou bien seuls et ils regardaient passer Elvis et le
fidèle Spinkie, de plus en plus nerveux au fur et à mesure que passait le temps.
― Cet endroit ne me plaît pas, Elvis, trouvons vite une pompe à essence et retournons sur la
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route principale, vers le palais de sire Jimi.
― Ce que tu peux être angoissé, quand même, lui reprocha son maître en esquissant un sourire
forcé vers un indigène, qui du coup vint vers eux au milieu d'une petite place bordée d'arbres
centenaires, au centre d'un bourg constitué par une poignée de maisons. Souviens-toi que lorsque tu
vois de dangereux inconnus, moi je ne distingue que de possibles admirateurs de mon art musical.
Tout est là, Spinkie, oui, tout est là. Définitivement.
― Oui, et bien moi, grognonna Spinkie à mi-voix tandis que l'homme aux traits épais et rustres,
presque sauvages, s'approchait d'eux à les toucher, je le soupçonne d'avoir les dents longues, et pas
seulement en raison d'une nature ambitieuse !
― Bien le bonjour, mon brave, lança Elvis Presley vers l'inconnu en rabaissant quelque peu sur
son nez ses lunettes de soleil graduées et lui dédiant le plus étincelant de ses sourires, nous nous
sommes égarés dans votre beau pays, et nous cherchons depuis, le croirez-vous, une pompe à
essence, oui, mon bon, une bête et simple pompe à essence. Pourriez-vous nous en indiquer la plus
proche, cher et aimable autochtone ?
― C'est l'essence sacrée du boogie-woogie que nous voulons, grinça pour sa part la Harley rose
bonbon, en ne lâchant pas de l'oeil, ou bien plutôt faudrait-il dire du phare, l'homme en question.
Ce dernier, après un délai de réflexion assez long, finit par éructer un grondement guttural. Ce
faisant il avait désigné de l'index un bâtiment de pierre, à l'écart de la petite agglomération, où était
planté un poteau publicitaire ne supportant aucun logo, mais il y avait en effet des pompes de
station-service d'un certain âge, et même d'un âge certain, Elvis Presley lâchant à leur vue un soupir
de satisfaction. Il se dressait des maisons de pierres tout autour du même style architectural curieux
que le hameau où ils se trouvaient, et Spinkie klaxonna de joie à plusieurs reprises en réalisant que
le paradis se situait dans le bourg suivant.
― Tût-tût ! Nous y voilà ! Nous y sommes ! Hourra !
― Holà, holà, fidèle coursier ! le reprit Elvis Presley en recoiffant négligemment de la main une
mèche rebelle, comme vous y allez ! Et bien, merci de votre coopération, mon brave, et passez une
bonne journée !
L'homme eut un mince sourire en dévoilant des dents immaculées, puis deux canines à la
blancheur intense illuminèrent son visage. Il était vêtu de vêtements sombres et sans âge, et il leva
la main afin de saluer le départ précipité des deux voyageurs. Déjà, d'autres natifs de l'endroit
sortaient des maisons de pierres afin de dévisager les nouveaux venus. Traverser le petit hameau ne
prit qu'un temps, et lorsque Elvis chevauchant sa fidèle Harley rejoignit la pompe un jeune vampire
aux traits taciturnes les accueillit.
― Bonjour, bel après-midi que nous avons là, ne trouvez-vous pas ? lui dit Elvis afin de briser le
silence venant de s'installer entre le jeune pompiste et les voyageurs. Auriez-vous de l'essence
sacrée du boogie-woogie dans vos cuves, que je puisse en abreuver mon fidèle Spinkie ? Ah-ah-ah,
sacré Spinkie.
Tout en riant bruyamment il avait tapé de la main avec familiarité sur le réservoir de la Harley
rose bonbon, cette dernière se récriant à voix basse.
― Doucement, idiot.
― Hon, répondit le jeune garçon habillé d'une salopette bleue et d'une chemise aux manches
courtes, approuvant de la tête.
― Quoi, hon ? Oui pour l'essence du boogie-woogie, ou bien au commentaire de Spinkie ?
― Hon, hon-hon, grogna le jeune homme au teint hâlé et aux cheveux coupés très court, presque
ras, en approuvant puis ensuite en remuant négativement la tête.
― Non pour le premier, oui pour le second, hasarda Spinkie.
― Hon-hon, hon ! s'agita le jeune pompiste en décrochant le pistolet à essence près de là.
― Ah, c'est le contraire, alors, excusez-moi, déclara la Harley tandis qu'Elvis avait retiré le
bouchon de réservoir afin que le préposé puisse faire son office.
Lorsque ce fut fait Elvis Presley tira un florin d'or du Minnesota de sa poche et le fit sauter en
l'air d'une chiquenaude, avant de le donner au jeune vampire, de fort bonne humeur.
― Et bien, mon garçon, voici ce que j'appelle une affaire rondement menée ! se réjouit Elvis
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Presley avant de jeter autour de lui un regard stupéfait.
En effet les vampires du comté ─ tout du moins ceux du hameau où ils avaient déniché la
station-service ─ s'étaient regroupés autour d'eux, en un cercle presque parfait, et il se trouvait là
des gens de tout sexe et âge, des jeunes et des vieux, des hommes et des femmes, des vieillards et de
tous jeunes enfants. Il y avait des hommes portant des gabardines et des femmes anonymes arborant
des robes sombres, des enfants au regard torve avec une dentition singulière...
― Votre comté est superbe, assura Elvis Presley en faisant démarrer Spinkie avec un
détachement appuyé.
― Et comment s'appelle votre charmante petite ville ? Nous aimerions tant la visiter, expliqua
d'un ton neutre Spinkie. Mais il nous faut partir déjà...
Les villageois de l'endroit avaient commencé à pousser des " hon-hon " sourds et Spinkie dont la
poignée de gaz venait d'être actionnée avec brutalité bondit en avant.
― Vous ne nous aurez pas vivants ! gronda Elvis dont la mèche ornant le front se retrouva
propulsée sur le côté.
Il s'engagea sur l'heure une intense course-poursuite derrière les deux amis qui cherchaient
désespérément à rejoindre la route principale menant hors du maléfique pays de Manawa, et Elvis
après avoir évité plusieurs tracteurs chargés de vampires vociférants et un camion-benne datant
d'avant Montezuma crut bien parvenir à ses fins jusqu'à ce que deux pickups portant des grappes de
vampires ne bloquent leur passage et les obligent à se rendre.
― Eh bien, non, tiens, lâcha Spinkie en soupirant, tandis que des bras vigoureux hissaient la
Harley magique et Elvis Presley sur l'un des véhicules brinquebalants.
― Oui, acquiesça Elvis en mettant un poing méditatif sous son menton, rajustant par habitude
ses lunettes et sa coiffure dans l'après-midi finissante. Moi aussi j'aurais juré qu'ils ne nous
prendraient pas vivants. Et puis il semble bien que si, en définitive.
Sur les cahots de la petite route Elvis et sa monture métallique rose bonbon observèrent en
silence comment les deux véhicules décrivaient un cercle puis prenaient la direction d'un vaste
bâtiment de pierre situé à l'écart. Les pickups finirent par pénétrer dans la bâtisse de dimensions
assez larges et de forme circulaire par une ouverture centrale, dont la herse fut relevée dans un
concert de grincements rouillés. Elvis Presley ne put s'empêcher de grignoter nerveusement l'ongle
de son pouce.
― Qu'est-ce ce qu'ils nous veulent ? s'étonna Spinkie tandis que la voûte d'un long couloir de
pierre défilait au-dessus d'eux à la vitesse rapide et brinquebalante de leur pickup.
― Je sais bien que le préposé de la station-service nous a conseillé de respecter les coutumes des
gens de l'endroit, mais tout de même, réfléchissait à voix haute Elvis Presley. Il semble bien que ces
butors s'apprêtent à nous faire subir un sort détestable, ne dirait-on pas, Spinkie ?
Les deux véhicules débouchèrent dans un espace circulaire violemment éclairé, et il y avait une
foule de vampires venus des quatre coins de Manawa, et peut-être même d'ailleurs, eut-on cru. Une
grande scène se tenait dans un angle avec des musiciens patibulaires sortis tout droit du Musée des
Horreurs, et des murs d'amplis étaient positionnés derrière eux. Dans un autre angle se trouvait une
seconde scène musicale avec des musiciens différents d'aspect et de tenue, Elvis réalisant en un
éclair le motif de leur présence.
― Ils ont été capturés dans le pays de Manawa, tout comme nous.
À bout de bras Elvis Presley et la Harley Spinkie furent descendus des véhicules, dans l'océan de
clameurs provenant des tribunes, et Elvis fut mené ─ manu-militari ─ sur la deuxième scène
musicale, où les musiciens de l'endroit, pâles et défaits, lui firent un mince sourire. Près de la scène,
en contre-bas, se tenait Spinkie.
― Bonjour, mon gars, le grand jour est arrivé, puisque les gens de Manawa viennent enfin de
trouver notre chanteur, articula à voix basse le batteur du groupe, un homme de couleur au crâne
rasé de près et aux biceps gros comme des jambons.
L'homme fit les présentations du reste du groupe et lorsque Elvis Presley révéla son identité, les
musiciens tressaillirent et se rapprochèrent avec incrédulité.
― Elvis le King ? Tu es le King ? demanda le batteur, effaré.
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― Lui-même et en personne, répondit Elvis tandis que dans l'autre scène les musiciens hirsutes
et sombres, aux faciès cadavériques, commençaient à jouer quelques accords. Mais que se passe-t'il
ici ?
― Et bien, il semblerait que dans le coin, récemment, commença un des musiciens, maigrichon
blond aux grosses lunettes dorées, un natif de Manawa ait pris l'ascendant sur les vampires. Il s'est
fait décerner le titre d'Imperor.
― Exactement, approuva le batteur tandis que le groupe sur la scène d'en face commençait à
jouer une musique sombre et torturée, aux rythmes énergiques et barbares, avec des voix gutturales
et rauques. Annuellement ils organisent de petites confrontations musicales comme celle-ci et ils
ratissent large afin de trouver des musiciens. Ils appellent cela la Guerre Sombre. Nous, par
exemple, nous avons été capturés dans le comté de sire Jimi Hendrix. Eux, poursuivit le batteur,
proviennent plutôt de la scène black-métal locale.
― Je vois, déclara Elvis tandis que le combo d'en face se déchaînait dans une tempête d'amplis
saturés et d'effets sonores divers. Mais vous connaissez sire Jimi Hendrix ?
― Si on le connait ? se récrièrent les musiciens. Mais nous sommes ses musiciens officiels ! Le
groupe Electric Ladyland, qu'on est ! Il doit nous chercher comme un fou à l'heure actuelle !
― Probablement est-ce la raison pour laquelle sire Jimi Hendrix voulait nous voir, lui lança
Spinkie depuis le bas de la scène où se tenait la Harley appuyée sur sa béquille.
― Oui, je le pense aussi. Mais quel est le motif de cette croisade stupide initiée par Imperor,
vous dites ?
― Cet homme est un détraqué, ai-je compris depuis que nous sommes ici, assura le batteur qui
comme le reste du petit monde sur la scène écoutait d'une oreille attentive la prestation musicale de
leur adversaire. Il tient le pays sous sa férule et bien que le boogie-woogie soit la musique
traditionnelle de la région, il interdit formellement la pratique de cette rythmique sacrée. Lorsque le
double concert s'est achevé il oblige le meilleur groupe à jouer la seule musique qu'aime Imperor et
qu'il autorise désormais, ici.
― Et c'est ? s'enquit Elvis avec espoir. Peut-être n'est-ce pas si terrible après tout, et c'est ce que
voulait nous expliquer le pompiste rencontré précédemment, avant de rentrer en Manawa. Ils ne
vont pas nous mettre à mort, alors ?
Les musiciens se mirent à rire et Elvis rit avec eux de même, sans fausse honte ou pudeur.
― C'est les comtés magiques de l'Amérique, ici ! Où est-ce que vous vous croyez ? gloussait un
des membres de l'Electric Ladyland, le groupe officiel de sire Jimi Hendrix. Bien sûr que non,
voyons ! Ils vont simplement demander au groupe vainqueur de jouer un morceau du genre musical
prôné désormais sur Manawa par Imperor, et de déclarer allégeance à ce style.
― Bah, tant que cela ne sort pas du pays de Manawa, grogna Spinkie. Il n'empêche, quel stupide
contre-temps !
― Et de quel genre musical exactement se réclame ce fichu Imperor ? interrogea Elvis Presley
tandis que sur la scène opposée les musiciens de black-métal poursuivaient de plus belle leur
prestation, avec une énergie renouvelée et eut-on cru inépuisable. Roots, bluegrass, punk rock,
reggae ? Country ?
― Ska, cold wawe ? hasarda à son tour Spinkie depuis le bas de leur scène.
― Hum, toussa le batteur afin de masquer sa gêne, rien de cela, musette, variété plus
exactement. Le dénommé Imperor est nostalgique de ses lointaines racines françaises, je crois.
L'étude intensive de l'accordéon est obligatoire dans les écoles, désormais, ici.
― QUOI !
― Maudits français ! s'emporta Spinkie en klaxonnant malgré lui. À mort la baguette ! *
― Jamais, vous entendez bien, jamais, au grand jamais, hurla Elvis au bord de l'apoplexie, je ne
renierai mes origines et mes racines musicales, par tous les saints du rock'n'roll ! Cet Imperor est un
être infâme !
― Eh bien... vous savez, coupa le batteur en grattant son crâne chauve, il n'est pas certain que le
public nous déclare vainqueurs de la confrontation !
Elvis se retourna vers l'homme chargé de manier la batterie, devant la muraille d'amplis. Son
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expression était aussi dure que du granit, et ses lunettes noires graduées parvenaient à peine à
masquer l'éclat rageur de ses yeux.
― Sachez que lorsqu'on est Elvis le King, on ignore jusqu'à la notion de défaite ou bien de
doute, monsieur.
Il venait de se faire un grand silence dans l'arène, car le combo de black-métal venait de terminer
son actuation. Le fameux Imperor, un vampire d'âge avancé aux vêtements criards, avec une coupe
au bol exécrable, jugea rapidement Elvis en le toisant, venait de faire signe aux musiciens de la
seconde scène de se mettre au travail, le jugement des spectateurs de l'arène ne pouvant avoir lieu
qu'après leur exhibition.
Les quelques musiciens de l'Electric Ladyland, le groupe de sire Jimi Hendrix eurent besoin
seulement de quelques instants pour régler leurs instruments, car ils avaient l'habitude de jouer
ensemble depuis de longues années. Lorsque ce fut fait, les lumières latérales de l'arène s'éteignirent
et seule subsista l'illumination de la scène. Elvis Presley releva ─ comme à son habitude ─ le col de
sa chemise, même si ce n'était pas à proprement parler des vêtements de scène comme il avait
coutume d'en porter durant ses concerts, conservant ses lunettes et balançant les hanches, claquant
des doigts et tapant du pied, avec de grands gestes amples il entreprit de chanter de sa voix d'or qui
subjuguait les coeurs, et les âmes de quiconque. La musique était douce et belle, rythmée et
sensuelle lorsque c'était nécessaire puis brusque et sauvage quand le tempo l'exigeait.
Dixiland Rock
Là-bas à la Nouvelle Orléans à l'enseigne de l'Oie Dorée
j'ai accroché une poupée aux yeux verts qui n'avait rien à faire,
Et pendant ce temps-là, vingt dieux, elle m'a retourné,
J'ai dit, jolie pépé, viens et dansons le rock and roll.
Le Dixieland Rock
Secoue tes cheveux et tes épaules et swingue et danse
Le Dixieland Rock avec moi.
Une lumière bleue brillait sur ses hanches oscillantes
Elle rendit le batteur si nerveux qu'il perdit ses baguettes.
Le joueur de piston attrapa une note avec un bémol cornac
Le trombone était sur le bord de l'apoplexie.
J'étais tout essoufflé et quand quatre heures ont sonné
Elle a dit, non, chéri, ne quittons pas la piste.
Elle tenait sa robe bien serrée dans ses poings,
Elle ne pouvait rester tranquille, nous avons dansé toute la nuit.
Les lumières dansaient à l'unisson de la musique du groupe Electric Ladyland et les cuivres
répondaient à la batterie dont le coeur battait à une allure soutenue, les chansons du répertoire
d'Elvis Presley étaient connues dans tous les comtés d'Amérique et chaque vampire de Manawa en
connaissait les paroles, beaucoup d'entre eux chantaient en même temps que le King. Ce dernier
tout à son oeuvre allait vers le devant de la scène puis revenait, se plaçait dans l'éclat des projecteurs
avant de virevolter en jouant avec son micro, le plaçant parfois sur son trépied pour en tirer des
effets visuels. Les musiciens de black-métal, hirsutes et rébarbatifs, vêtus de cuir et de clous
saillants étaient venus en première file admirer la prestation d'Elvis et de son groupe. Les notes de
musique s'envolaient dans le ciel bleuté sombre de Manawa en une constellation de moirures et de
notes féeriques, et l'aura du King leur donnait un éclat à nul autre pareil. Le public de vampires était
conquis, mais Elvis avec les musiciens de sire Jimi Hendrix poursuivait encore et encore.
Polk Salad Annie
Certains d'entre vous ne sont jamais
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Vraiment allés dans le Sud
Je vais vous raconter une histoire pour
Que vous compreniez ce dont je parle
Là-bas nous avons une plante qui pousse
Dans les bois et dans les champs
Et qui ressemble à un navet de couleur vert
Et tout le monde l'appelle "polk salad"
Alors c'est "polk salad"
Quoi qu'il en soit, je connaissais
Une fille qui vivait là-bas
Elle sortait le soir
Tous disaient que c'était une honte
Parce que sa maman était condamnée aux travaux forcés
Et en ramassait une brassée
Qu'elle rapportait à la maison et faisait cuire pour dîner
C'est tout ce qu'ils avaient à manger,
Mais ils s'en sortaient bien pourtant
Là-bas en Louisiane
Où les alligators sont si méchants
Vivait une fille auprès de qui je le jure sur le Monde
Les alligators étaient apprivoisés
Polk Salad Annie
L'alligator a eu ta mémé
Tous disaient que c'était une honte
Parce que sa maman était condamnée aux travaux forcés
Une méchante, vicieuse femme,
Tranchante comme un rasoir
Que Dieu ait pitié
Tous les jours à l'heure du dîner
Elle allait vers le potager
Et lui ramassait une brassée de "polk salad"
Qu'elle rapportait à la maison
Dans un couffin
Polk Salad Annie
Prépare un peu de "polk salad"
Son papa était un bon à rien
Il prétendait avoir mal au dos
Tout ce que ses frères faisaient
C'était voler des pastèques
Dans mon jardin potager
Polk Salad Annie
L'alligator a eu ta mémé
Tous disaient que c'était une honte
Parce que sa maman était condamnée aux travaux forcés
Prépare un peu de "polk salad"
Tu sais que j'en ai besoin
Prépares-en un peu
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Un peu de "polk salad"
J'en ai besoin d'une bonne brassée
Prépare moi s'en un peu
J'ai besoin d'une bonne brassée
Prépares-en un peu
Un peu
― Ça marche, ça marche ! jubilait Spinkie en klaxonnant de joie devant l'accueil positif des
vampires, puis jugeant que les musiciens de black-métal la fixaient par trop bizarrement Spinkie la
Harley rose bonbon jugea préférable de garder un silence prudent. Sur scène, Elvis Presley se
déhanchait en adoptant des poses alanguies ou bien outrées, sans jamais toutefois verser dans
l'excès, l'après-midi touchait à son terme et les ténèbres se levaient à l'horizon : la nuit serait belle et
douce, déjà des étoiles d'argent clignotaient au levant. Le King se livrait tout entier à son art.
King Creole
Il y a un homme à la Nouvelle Orléans qui joue du Rock and roll
C'est un guitariste avec une main grosse comme ça
Il laisse tomber un accord comme une tonne de charbon
On le connaît sous le nom de Roi Créole
Refrain :
Vous savez qu'il en est cinglé
Il gigote comme un poisson-chat au bout d'une ligne
Vous savez qu'il en est cinglé
Le Roi Créole aux hanches baladeuses
Quand le Roi s'y met, il est transporté,
Il tient sa guitare comme une mitraillette.
Il commence à grogner du fond de sa gorge
Il tortille une corde et c'est tout ce qu'on sait.
Il chante une chanson sur un repaire de durs
Il en chante une sur un roll à la gelée
Il en chante une sur la viande et les légumes
Il chiale quelques blues sur la Nouvelle Orléans.
Il en joue une brutale et puis une en douceur
Qu'il joue n'importe quoi, on est forcé de se lever
Quand il attrape la fièvre du Rock, juste ciel,
Il ne s'arrête de jouer que quand sa guitare casse.
Quelques chansons plus tard et après un rappel triomphal, Elvis Presley et les musiciens de
l'Electric Ladyland n'eurent pas besoin d'attendre l'ovation bruyante du public pour savoir que les
vampires de Manawa venaient de leur accorder la primauté sur le groupe de black métal. D'ailleurs,
le leader-chanteur de ce dernier vint féliciter Elvis en personne tandis que les vampires descendaient
des tribunes afin de le porter en triomphe. Le chanteur hirsute et aux peintures faciales effrayantes,
aux yeux cerclés de noir, lui serra la main parmi le brouhaha. Dans une suite de borborygmes
rauques il lui dit s'appeler Dark Venom et il commençait à débiter une suite de Hon-hon rapide dans
ce qui semblait être le patois de l'endroit, mais déjà Elvis happé par la foule était emporté vers
Imperor. Elvis n'eut que le temps de rendre la politesse à Dark Venom.
― Hon a vous aussi, cher confrère ! lui cria-t'il dans la rumeur de la foule avant de se tourner
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vers Spinkie, qui fixait avec stupeur le spectacle de la foule vampirique en liesse.
― Regarde, Spinkie, n'est-ce pas charmant, ses spectatrices veulent me faire la bise, c'est-y pas
mignon ? s'exclamait Elvis. Mesdames, voyons ! Mesdemoiselles, peut-être ?
― Ne les laisse pas faire ! Ne les laisse pas faire ! le mettait en garde de son mieux Spinkie, en
gardien inébranlable de son maître.
Enfin la masse jubilante déposa Elvis devant le dénommé Imperor, dont les vêtements aux
couleurs vives et le maintien arrogant, la fine moustache jointe à une coupe de cheveux
positivement affreuse dénotait à tout point de vue les origines étrangères aux royaumes magiques
d'Amérique.
― Il suffit, monsieur ! * lui dit le vampire, avant de pointer un index blanc ─ à l'ongle long,
long et tordu ─ vous avez suffisamment loué les dieux du Rock'n'roll, désormais c'est ainsi, il va
vous falloir vénérer devant tous ici les valeurs inestimables et sacrées du bal musette, de l'accordéon
et de la java. C'est maintenant la loi dans Manawa de par ma volonté d'Imperor du petit royaume de
l'endroit. Pour la France ! *
Elvis Presley prit une longue inspiration ─ les vampires de Manawa l'avaient déposé à terre ─
afin d'apaiser sa colère qui était sur le point de jaillir de sa bouche en un torrent furieux, et il attendit
suffisamment pour pouvoir s'exprimer avec fougue, mais également détachement et sérénité.
― De cela, il n'en est pas question. Et je vais vous dire pourquoi. Depuis ma plus tendre enfance,
j'ai chéri le swing et le blues, le rock et même le boogie-woogie, qui était à l'honneur dans vos terres
avant d'être détrôné par votre infamie. Ce sont là mes racines, et celles de tous les royaumes
féeriques de notre bonne vieille Amérique. Jamais, tant que je vivrai, je ne renierai la mémoire de
mes ancêtres qui durant le bivouac, pendant les soirées où les cow-boys avaient terminé leur travail,
jouaient de leur harmonica pour entonner de vieilles complaintes de nos terres sacrées. Vos racines
sont belles, monsieur. Mais sachez-le, pas autant que les nôtres. Jamais, entendez-vous bien, jamais,
je ne cesserai de chanter les saints du rock'n'roll qui voici longtemps nous tracèrent à moi et à tous
les miens le chemin à suivre vers le rythme, l'harmonie et le swing. Vive le rock'n'roll, vive les
royaumes d'Amérique et vive moi !
Dire que le triomphe d'Elvis Presley fut total serait rester en deçà de la vérité, tant la clameur fut
intense et assourdissante ( d'autant que les musiciens du groupe de black métal s'étaient joints au
concert, si l'on peut employer une telle expression ). Le dénommé Imperor eut le plus grand mal à
rétablir un semblant de paix, des gouttelettes de sueur ruisselant sur son front et son visage défait
tandis qu'il s'astreignait à rétablir l'ordre avec ses hommes de main. Il y parvint enfin, s'essuyant son
front ruisselant d'un mouchoir de soie au parfum capiteux provenant de Paris.
― Enfin, Monsieur ! * Je vous somme d'obéir, ou bien je vous enferme dans les geôles de mon
castel jusqu'à ce que conscience vous revienne.
― Et rater ainsi notre rendez-vous chez sire Jimi Hendrix ? se récria Spinkie en prenant part à la
discussion. Jamais de la vie ! Nous sommes attendus, vous savez ! Nous avons remporté la victoire,
ce soir !
― Et puis d'abord, comment avez-vous pu accorder le titre d'Imperor à cet homme, même s'il est
l'un des vôtres, car sachez-le, il est hémophile !
Il se produisit un instant de stupeur intense dans l'assistance autour du King et de l'Imperor, ce
dernier blêmissant lorsque la horde des gens de Manawa se jeta sur lui en rugissant , toutes canines
dehors.
― C'est une forfaiture ! * eut le temps de lâcher l'ex-Imperor avant de succomber sous le
nombre à une véritable marée humaine.
Dans le tumulte naissant, Elvis Presley courut vers Spinkie dont la roue arrière patinait déjà et il
l'enfourcha derechef après un énergique coup de kick. Les membres de l'Electric Ladyland s'étaient
emparés de l'un des véhicules les ayant transportés jusque-là et ils s'étaient enfuis : en bons
musiciens, les composants du groupe de Dark Venom avaient pris le second pickup afin de mettre
leur matériel de concert à l'abri. Spinkie emportait Elvis le King par des chemins tortueux et gris,
car la nuit tombait désormais sur le pays de Manawa, vers les grandes routes menant hors de ce
comté singulier et sinistre. Son réservoir débordant de l'essence sacrée du boogie-woogie, Spinkie
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pétaradait joyeusement en dévorant les distances.
― Tout de même...
Spinkie, maintenant que le plus gros du péril était passé et que le calme revenait, se prenait à
penser. Elvis Presley tenait le guidon de la Harley rose bonbon d'une main ferme, tandis que le
phare jaune de Spinkie traçait devant eux un halo de lumière dorée. Elvis remit en place sa mèche
sur son front, puis il enleva ses lunettes graduées et les remit négligemment dans sa poche.
― Oui, Spinkie ?
― Heureusement que tu as pu déjouer ce méchant Imperor, en mettant à jour sa nature véritable
! se réjouissait Spinkie.
― Oui, effectivement, approuva Elvis en arborant une expression de nonchalance soigneusement
étudiée. Je savais que la tentation serait trop forte pour le peuple de Manawa. Un hémophile, pour
les vampires, c'est comme un gros baba au rhum, dès qu'on y plante les dents, ça dégouline. Cela a
été le couronnement de la soirée ! Et la fin du règne néfaste d'Imperor...
― D'accord, mais comment as-tu su ?
― Mmm, quoi donc ?
― Son identité secrète d'hémophile, bon sang ! s'emporta Spinkie en menant toujours plus loin
Elvis Presley sur la grande voie de communication, vers le palais de sire Jimi Hendrix.
La nuit était belle, les étoiles scintillaient d'un pâle éclat entre les nues sombres évoluant au
zénith et les arbres bordant la route embaumaient d'une senteur végétale et suave, presque entêtante.
Les grillons stridulaient dans les sous-bois proches au passage pétaradant du King et de sa fidèle
Harley-Davidson. Elvis à l'écoute de la dernière phrase de Spinkie avait ouvert de grands yeux, tout
en négociant avec soin un virage en épingle à cheveux qui venait de leur faire quitter définitivement
le pays de Manawa, les ramenant sur la route principale.
― Mais, à vrai dire et pour ne rien te cacher, j'ignore encore à l'heure actuelle s'il est hémophile
ou pas, reconnut Elvis.
― Quoi ! Tu aurais donc menti !
― Ta-ta-ta-ta-ta, dit Elvis d'une voix calme dans l'air tiède du soir. Le fait important du jour est
que Elvis Presley et son fidèle adjoint et ami Spinkie, une fois de plus, viennent de remporter une
victoire triomphale après avoir fait un tabac lors d'une exhibition musicale. Et puis il aurait très bien
pu l'être, hémophile, de toute façon, non ? Souviens-toi qu'il est d'origine française !
― Comme s'il pouvait y avoir un rapport entre les deux ! soufflait Spinkie encore estomaqué par
la rouerie et l'aplomb du King.
― En définitive, déclara Elvis dans la nuit tapissée d'étoiles, cela a été un retournement de
situation, * tout simplement, et puis voilà. Écoute, Spinkie, lorsque nous parviendrons au palais de
sire Jimi Hendrix, il nous parlera du méchant Imperor qui a enlevé ses musiciens et nous lui
expliquerons que nous les avons déjà libérés.
― Oui, acquiesça Spinkie, habitué au toupet sans bornes et infini, presque aussi démesuré que
l'égo de son maître et ami.
― Sire Jimi Hendrix est un maître de maison hors pair, il nous félicitera d'avoir éliminé un péril
─ musical, de surcroît ─ près de ses frontières et il nous offrira un bon repas.
― Oui. Enfin, à toi surtout, hein, moi j'ai mon réservoir plein, de toute façon, grinça Spinkie
avec une légère acidité dans la voix.
― Ne m'interrompt pas, Spinkie, tu sais combien le fil de mes pensées peut être délicat,
quelquefois, lui reprocha Elvis d'un ton neutre.
― Excuse-moi, vieux.
― Nous lui avouerons que nous avons défait Imperor le méchant, en promettant de lui donner
davantage de détails ensuite, puis nous parlerons en long et en large de notre triomphe exceptionnel
sur la scène des gens de Manawa, avec l'Electric Ladyland de Jimi ─ j'espère d'ailleurs que ses
musiciens accepteront toujours de jouer avec lui, maintenant qu'ils auront goûté à la puissance de
mon talent ─ et il tapera dans ses mains, ses yeux brilleront.
― Je te vois venir, gloussa Spinkie en continuant de filer dans la nuit. Alors, et seulement alors,
nous oublierons de lui donner les explications promises, tu mangeras ton dessert et puis nous
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repartirons chez nous, vers Memphis. Nous arriverons au manoir en début de matinée, je pense.
― Voilà ! s'exclama Elvis en tenant le guidon fermement de ses deux mains, car tu sais, Spinkie,
je sais combien mon aura peut indisposer certains de mes confrères, parfois, et je trouve convenable
─ pour une simple question de décence, je dirais presque de déontologie ─ d'en atténuer
volontairement l'éclat afin de la rendre supportable et accessible à tous. Oui, Spinkie, je suis arrivé
maintenant à un niveau d'évolution personnelle qui me permet de goûter à cette qualité de vertu et
de patience, de satisfaction intérieure que trop peu de gens connaissent selon moi et qui porte le
nom d'humilité. Tout simplement.
Un court moment de silence s'installa entre les deux amis, le temps que Spinkie digère
l'ébourrifante nouvelle et la Harley-Davidson rose bonbon reprit.
― Elvis, mon vieux copain, sur la scène tu es le King, tu maîtrises en toute circonstance et dès
qu'un ami t'appelle tu accours aussitôt. Comme si cela ne suffisait pas, maintenant en plus voilà que
tu deviens modeste. Qu'est-ce que tu veux que je te dise ? J'en reste sans voix.
― Oui, lorsque sire Jimi me demandera des explications, sourit Elvis à part lui en continuant de
rouler à vive allure dans la nuit, je resterai humble. Voilà une qualité qui dormait en moi et qui
convient parfaitement à la situation.
― En plus, ne put s'empêcher de lâcher d'un ton gouailleur la Harley, elle dissimule à merveille
la vérité.
― Spinkie, Spinkie, Spinkie, voyons, Spinkie...
Elvis Presley avait secoué la tête avec une lassitude feinte, comme si l'irrépressible penchant de
sa moto pour l'irrévérence et la pantalonnade le navrait au plus haut point.
Spinkie fendait la nuit sur la route grisâtre bordée d'arbres desséchés et endormis. La Harley
emportait Elvis Presley vers la demeure seigneuriale de sire Jimi, et les ténèbres d'onyx
constituaient un décor splendide à l'équipage traversant l'obscurité éclairée par le pinceau d'or de
Spinkie, droit devant eux. Les étoiles d'argent papillotaient entre les bancs de nuages au gris
impalpable, tandis que dans la vaste plaine le glapissement mélancolique d'un coyote s'élevait au
loin. Entre de hauts cactus à la silhouette familière des étendues désertiques de la magique
Amérique, le ruban d'asphalte s'étirait et serpentait comme un crotale assoupi par la chaleur
écrasante de la journée. " Potatoe, potatoe, potatoe " pulsait inlassablement le coeur d'airain du
fidèle Spinkie. Au dessus de ce spectacle irréel, dans le sein des hauteurs célestes, un aigle royal
planait en silence.
Tiger Man
Je suis le roi de la jungle
On m'appelle Le Tigre
Je suis le roi de la jungle
On m'appelle Le Tigre
Si vous croisez mon chemin
Vous prenez votre vie dans vos mains
Je grimpe sur la montagne
Et j'appelle mon chat sauvage
Je grimpe sur la montagne
Et j'appelle mon chat sauvage
Mon chat sauvage accourt
Et la meute de chiens
Recule loin, très loin
Je grimpe sur la montagne
Et j'appelle mon chat sauvage
Je grimpe sur la montagne
Et j'appelle mon chat sauvage
Mon chat sauvage accourt
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Et la meute de chiens
Recule loin, très loin
* En français dans le texte.
L.V. Cervera Minero
Texte mis à disposition sous contrat Creative Commons
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