Mémoire, identité, patrimoine: l`exemple de France Télécom

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Mémoire, identité, patrimoine: l`exemple de France Télécom
Entretien
Mémoire, identité, patrimoine :
l’exemple de France Télécom
Entretien avec Denis Varloot et Christian Chaunavel
par Pascal Griset (Professeur, Directeur du Centre de Recherche en Histoire de l’Innovation,
Université Paris-Sorbonne) et Léonard Laborie (ATER, Université Paris-Sorbonne)
Le musée des télécommunications est situé à Pleumeur-Bodou dans les Côtes d’Armor, sur le site de la station
ayant réalisé la première transmission d’images de télévision entre les États-Unis et l’Europe. Le Radôme, enveloppe sphérique protégeant la gigantesque antenne-cornet utilisée il y a plus de quarante ans, est classé monument historique. Le 18 septembre 2004, les autorités préfectorales ont inauguré la plaque l’inscrivant comme
« patrimoine du XXe siècle ».
Denis Varloot, président de l’association qui gère cet établissement, et Christian Chaunavel, qui en est le directeur, abordent l’histoire de ce musée et les enseignements que l’on peut en tirer quant aux relations complexes
existant entre une grande entreprise de réseau et son patrimoine historique.
P. Griset : Quelle est la spécificité de la dimension patrimoniale pour une entreprise de télécommunications comme France Télécom ?
D. Varloot : L’aspect patrimonial semble primordial dans
l’identité d’une entreprise de réseau. Si la possession d’un
réseau irriguant la France entière est une charge extrêmement
coûteuse, nous avions le sentiment à la Direction Générale des
Télécommunications qu’en retour elle nous protégerait pour
toujours de la concurrence. Nous le croyions très sincèrement ;
nous ne pensions pas qu’il fût possible à quelqu’un d’autre de
se mettre à créer un réseau parallèle à celui des Télécoms. Et
pourtant, on s’aperçoit aujourd’hui que parce que la concurrence devient la loi internationale, on en vient à permettre à des
entreprises qui sont les ennemis, par définition, de l’entreprise
historique, d’entrer dans ses locaux, en quelque sorte de se
brancher librement sur son réseau. Cela s’appelle le « dégroupage ». Ce faisant, des entreprises profitent d’une infrastructure
dans laquelle elles n’ont jamais investi. Sans porter un quelconque jugement de valeur, il faut bien admettre qu’une telle
situation est très particulière pour tous ceux qui ont participé au
développement du réseau des télécommunications françaises.
P. Griset : Quelle est l’origine de ce terme : « opérateur historique » ?
D. Varloot : Assez tôt les gouvernements, un peu partout
dans le monde, ont vu l’importance stratégique des réseaux de
télécommunications et les ont nationalisés. Là où l’entreprise
privée a perduré, on a bien souvent élaboré un contrat, une
convention, avec l’opérateur, qui maintenait l’autorité de l’État
sur les principales décisions, y compris les décisions tarifaires.
Le fait que l’entreprise fût privée ou publique avait dans ces
conditions relativement peu d’importance. On pouvait penser
ce qu’on voulait des vertus du management public ou du management privé : au bout du compte c’était toujours l’État qui décidait.
Le terme d’opérateur historique est apparu avec la concurrence. Puisque la concurrence supposait des opérateurs émergents, il fallait bien que l’on donne un nom à celui qui n’était
pas émergent. Ainsi apparut l’expression d’opérateur « historique ». C’est une réponse linguistique à une nouvelle conjoncture économique et juridique. En fait, cette concurrence est
longtemps demeurée abstraite chez l’« opérateur historique »
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France Télécom, bien qu’on s’y soit préparé. Jusqu’au jour où
elle a commencé à faire mal.
la compétitivité à des infrastructures que l’on pensait dépassées
à moyen terme.
Dès lors, la notion d’opérateur historique a correspondu à
un vécu, mais un vécu malheureusement plutôt défensif. « On
va nous tailler des croupières, on va perdre des parts de marché… » s’inquiétait-on, et à raison.
P. Griset : La dimension historique du patrimoine représente-t-elle quelque chose d’important dans la culture du groupe
France Télécom ?
D. Varloot : Elle l’est de manière variable. La vente par France Télécom du bâtiment de la rue de Grenelle, où se trouvait la
L’arrivée d’une autorité de régulation a été également assez
première tour de télégraphe Chappe, ce télégraphe optique
mal perçue. Le chef d’entreprise d’un opérateur historique n’est
véritable symbole des origines du télégraphe parisien, montre
pas libre dans ses manœuvres. Une partie des commandes lui
par exemple que la « valeur culturelle » du patrimoine peut,
échappe complètement. Toute stratégie à moyen terme devient
elle aussi, être évaluée en fonction d’impératifs évolutifs. La
alors difficile. Pour réduire la part de marché de l’opérateur hismutation accomplie par France Télécom et les difficultés très
torique, le régulateur peut, à tout moment, inventer un nouveau
graves de la période la plus récente ont
« truc » et changer du tout au tout l’environentraîné un certain désintérêt pour son patrinement de l’entreprise. Tout plan plurianmoine.
nuel devient, si ce n’est impossible, du
La mutation accomplie par
France
Télécom
et
les
difficultés
moins très aléatoire.
De fait, quand les affaires vont bien,
très graves de la période la plus
quand la santé économique et financière
P. Griset : Vous disiez que cette notion récente ont entraîné un certain
de patrimoine s’attachait dans un premier désintérêt pour son patrimoine. d’une entreprise est bonne, le patrimoine
reçoit certains égards. Dans ces circonstemps, de manière très visuelle, au réseau
tances, et alors même que l’on se trouve
lui-même. Celui-ci est-il, au fond, un atout
dans une entreprise qui se veut fondamentalement innovante
ou un handicap ?
où les jeunes ingénieurs que l’on recrute tous les jours ont tenD. Varloot : Je crois que la réponse est difficile parce qu’eldance à rire aux nez de ceux qui s’aventurent à leur parler de
le évolue dans le temps. On a cru longtemps que les dizaines
patrimoine, on peut toujours trouver parmi les dirigeants des
de milliers de tonnes de cuivre qui étaient dans le sous-sol franpersonnes sensibles à la question de la mémoire. L’idée que la
çais ou en l’air sur les poteaux représentaient une arme indesculture d’entreprise repose assez largement sur la mémoire, et
tructible. Une arme qui serait la force fondamentale de France
que celle-ci s’enracine dans un patrimoine, matériel et immatéTélécom, la DGT d’autrefois. Et puis quand sont apparus les
riel, leur apparaît toute naturelle. Dans le même sens, ces diriréseaux hertziens avec le développement de la radio puis des
geants peuvent chercher à développer la communication intersatellites, on s’est dit que n’importe qui pouvait créer une stane dans l’entreprise et donc à mettre l’accent sur la mémoire.
tion de télécommunications spatiales, à condition d’en avoir les
Dans les périodes où la santé de l’entreprise est flageolante,
moyens bien sûr, et pouvait transporter des camions avec des
ce qui est le cas actuellement pour France Télécom, le patriantennes hertziennes aux quatre coins de la France. On s’est
moine apparaît en revanche très secondaire. Il est négligé, de
alors rendu compte de la fragilité de cette arme. Le réseau de
même du reste que la communication interne.
cuivre ne constituait plus l’atout ultime que l’on croyait avoir.
Mais voilà qu’aujourd’hui les accords récents entre TPS et
France Télécom réhabilitent le cuivre, désormais capable d’assurer de très hauts débits. La ligne et la prise téléphoniques vont
offrir l’interactivité propre aux télécommunications, avec le
même débit dans les deux sens.
La conclusion de tout cela est que la valeur du « patrimoine » varie, en matière de télécommunications, avec les progrès
de la recherche. Ceux-ci ont redonné dans le cas d’espèce de
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Si on remonte dans le temps, j’ai deux souvenirs forts à ce
sujet. L’un concerne la constitution du patrimoine et l’autre la
valorisation d’un patrimoine ancien. Proche collaborateur de
Gérard Théry, Directeur général des Télécommunications de
1974 à 1981, j’ai pu observer sa manière, très neuve pour ce
milieu, d’anticiper sur la constitution d’un patrimoine au sens
culturel du terme. Alors qu’on allait construire beaucoup de
bâtiments — des centraux téléphoniques, des bâtiments de
Entretien
directions régionales ou opérationnelles, des centres de formation — il s’est refusé à laisser à la postérité des bâtiments sans
valeur architecturale. Il a pour cela instauré une politique cherchant des gestes architecturaux forts, dans divers lieux en France, et singulièrement là où l’on délocalisait. Direction des lignes
à grande distance transférée à Toulouse, direction de la formation professionnelle à Montpellier sont deux exemples parmi les
nombreux bâtiments, majeurs pour France Télécom, qui ont vu
le jour à cette époque, essentiellement dans le sud de la France. Nous avons là un patrimoine qui existe aujourd’hui, même
si je ne sais pas s’il n’est pas à vendre en ce moment…
D. Varloot : La Direction Générale des Télécommunications
était un peu l’esclave de la Direction Générale des Postes.
C’était en effet cette dernière qui gérait les bâtiments des Télécoms, qui gérait les voitures des Télécoms et qui gérait même
les lignes. Les ouvriers des lignes de téléphonie étaient sous les
ordres des directeurs départementaux, qui étaient des postiers.
C. Chaunavel : Il existait à l’époque un musée des PTT, qui
était en fait un musée de la Poste. Y figuraient le télégraphe
Chappe ou encore le télégraphe électrique, mais c’était avant
tout un musée de la Poste. Pour montrer de manière flagrante
que les Télécoms étaient devenues majeures et autonomes, il
fallait un musée des Télécoms comme il y avait un musée de la
Poste.
La création du musée des télécommunications à PleumeurBodou relève pour sa part de la valorisation du patrimoine
ancien. Cette décision doit énormément à Marcel Roulet, à la
Pleumeur-Bodou avait été en 1962 un premier symbole de
tête de France Télécom de 1986 à 1995. Je ne suis pas sûr qu’un
la montée en puissance des télécommunicants. Nous pouvions
autre directeur général, même avec la santé
présenter l’image en direct depuis n’importe
économique du France Télécom d’alors,
quel endroit de la planète. Nous avions donc
l’aurait prise. A vrai dire, j’en doute. Je ne
La visite du Radôme faisait
l’image, le son évidemment avec la parole
sais pas si le fait que Marcel Roulet fût issu
partie d’une stratégie
téléphonée, et les données qui n’étaient pas
d’affirmation de la spécificité
d’une famille de postiers et qu’il ait été direcplus difficiles à transporter que les deux
des Télécoms par rapport à la
teur général des Postes, a joué un rôle dans
autres. Nous étions par conséquent capables
Direction
des
Postes
alors
son choix. C’est possible car la Poste paraît
de nous affranchir complètement de la lettre
dominante aux PTT.
être, en tendance, plus attachée à son patriet du télégramme. On avait la possibilité de
moine que les Télécoms.
montrer que les télécoms c’était le futur, que
la poste a contrario était un peu le passé. Les gens du CNET à
C. Chaunavel : Le Radôme a été ouvert au public dès 1962,
Lannion ont donc voulu garder le Radôme. En 1985, alors qu’il
alors que la station spatiale était encore en activité. On organiaurait dû être détruit, comme son homologue américain, il fut
sait des visites sans aucune mise en scène. Je ne sais pas trop
conservé grâce aux ingénieurs et avec un soutien puissant de la
qui a eu cette idée, mais c’était une très bonne idée. Le Radôpart des hommes politiques de la région. Deux forces se sont
me était un monument tout à fait original. Cette grosse bulle
combinées pour sauver le Radôme. En 1980 lorsque la gauche
gonflée d’air : c’était véritablement extraordinaire ! On faisait le
est arrivée au pouvoir, les hommes politiques des Côtes d’Artour de l’antenne avec un commentaire, cela ne coûtait rien,
mor étaient déjà très à gauche, très influents. Il y a eu une
peut-être 1€ d’aujourd’hui, et encore. L’affaire avait été confiée
entente entre la technostructure du CNET et la classe politique
au comité des œuvres sociales (COS) du Centre National d’Étulocale pour porter cette idée. Beaucoup d’ingénieurs des téléde des Télécommunications (CNET). Le COS récupérait aussi
coms étaient d’ailleurs en même temps des conseillers municipar ce biais de l’argent pour ses bonnes œuvres. Je ne sais pas
paux, voire des maires. Le maire de Trégastel était un responbien pourquoi on avait décidé de faire cela, mais je pense qu’il
sable du CNET par exemple.
y avait déjà l’idée de montrer notre patrimoine au public, à qui
Il est apparu cependant que la seule conservation du Radôen fait il appartenait. Par la suite, on a pu avoir l’impression que
me ne pouvait déboucher sur un projet dynamique. Il fallait lui
les responsables du CNET à Lannion avaient surtout peur que
adjoindre un vrai musée des Télécoms qui raconterait l’épopée
cette grande affaire, qui avait marqué le lancement des Téléde ce secteur depuis l’époque des premiers câbles sous-marins.
coms, ne soit oubliée. La visite du Radôme faisait partie d’une
Louis Mexandeau, ministre socialiste des PTT, fut sensibilisé à
stratégie d’affirmation de la spécificité des Télécoms par rapport
cette idée par quelques hauts responsables. Il décida de garder
à la Direction des Postes alors dominante aux PTT.
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par cette approche. C’est assez paradoxal quand on voit par
ailleurs un peu partout, que ce soit dans les universités, au
CNRS ou dans les entreprises privées, à quel point les centres
de recherche sont peu attentifs à conserver les traces de leurs
recherches passées. Le CNET de son côté avait vraiment une
culture singulière et un attachement à ces choses là. Des gens
comme Marcel Thué, chercheur au CNET spécialiste des télécommunications spatiales, n’ont jamais eu ce réflexe, que l’on
rencontre tellement aujourd’hui, de considérer que pour innover il faut jeter le passé à la corbeille. Le CNET était très attentif à sa collection historique et je ne sais pas comment il a vécu
le fait que Gérard Théry, directeur général
des Télécommunications (1974-1981), la
Le CNET hérita des projets
fasse déplacer dans les sous-sols du central
patrimoniaux et tout
Murat, à Paris.
le Radôme et de créer un musée à côté. Cette décision fut virtuellement prise en1982. Le CNET s’est dès lors mis à travailler
à un projet de musée. Un concours a été organisé et un architecte sélectionné. Cela a pris un certain temps mais, esthétiquement, le résultat est très satisfaisant. Nous avons un très
beau musée. Il était même à l’origine beaucoup plus grand que
celui qui existe aujourd’hui. Jacques Dondoux, DGT de 1981 à
1986, a trouvé que cela coûtait cher et a réduit les surfaces. Il a
également fait changer l’orientation du musée, au sens littéral
du terme, estimant que la façade devait être plein Ouest, face
au soleil couchant. Les X télécoms tenaient au final bel et bien
leur revanche sur les postiers.
D. Varloot : On pourrait aller plus loin et
dire également que c’était une manière pour
le CNET de se réapproprier le Radôme, qui
lui avait été enlevé quelques années auparavant.
particulièrement du musée de
Pleumeur-Bodou parce que
personne d’autre ne pouvait le
faire.
Le CNET avait construit le Radôme,
certes pour une large part avec du matériel
commandé aux Américains, mais il avait assumé la responsabilité de la construction, de la bonne marche et de l’exploitation
pendant les premières années. Cela en fait, jusqu’au jour où la
Direction générale, considérant que la station de télécommunications par satellite devait entrer dans l’exploitation globale du
réseau national, en a transféré la responsabilité à la Direction
des Réseaux Internationaux. Or, pour des raisons historiques, ce
service était le grand rival du CNET dans la maison. De vrais
ennemis acharnés, en raison d’antagonismes autant personnels
que techniques très anciens, remontant au moins aux lendemains de la Libération. M. Lhermitte, qui était le patron des services internationaux, était farouchement hostile au poids que
représentait le CNET au sein de France Télécom. Je crois pouvoir dire en réalité qu’il était en guerre avec Pierre Marzin,
directeur du CNET de 1953 à 1968, qui incarnait cette institution. Les deux hommes se détestaient cordialement. Lorsque la
Direction générale a décidé de transférer l’exploitation de Pleumeur-Bodou à la Direction des réseaux internationaux, ce fut
vécu comme une atteinte au CNET. À Lannion les ingénieurs
étaient vexés. Il en est resté des séquelles sensibles pendant des
années.
P. Griset : Cette recherche d’identité et de statut aurait-elle
poussé le CNET à se tourner très tôt vers sa mémoire ?
D. Varloot : Il est exact que le CNET a été très tôt concerné
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C. Chaunavel : C’est exact, mais il faut
considérer qu’il y avait à cette prise en charge par le CNET du patrimoine des raisons
pratiques. Dans les années 1975-1985, il y
avait encore un service de relations
publiques et de communication au ministère qui était compétent pour tout, qu’il s’agisse de Postes ou de Télécommunications. Aux télécoms il n’y avait qu’un service de communication commerciale jusqu’au jour où Olivier Tcherniak arriva à
convaincre tout le monde qu’une communication qui ne soit
pas uniquement commerciale mais qui soit également institutionnelle était indispensable pour le bon développement des
Télécommunications. Il créa une première délégation à la communication qui n’était même pas une direction, avec des gens
proches de lui à l’époque, comme Bruno Janet actuellement
directeur des relations avec les collectivités locales chez France
Télécom. Personne n’imaginait alors que la valorisation du
patrimoine pouvait être confiée à une entité aussi jeune. Le
CNET hérita des projets patrimoniaux et tout particulièrement
du musée de Pleumeur-Bodou parce que personne d’autre ne
pouvait le faire. Le CNET avait des services d’études, des services de bâtiments, des services de marché, un service comptable. Le CNET, surtout à Lannion, était en somme le seul département capable, et véritablement intéressé, pour monter un tel
projet.
D. Varloot : La Direction Générale des Télécoms étant une
administration, elle subissait des contraintes extraordinaires
lorsqu’il s’agissait de commander les matériels ou de faire fabriquer tout ce qui était nécessaire pour une exposition. Le contrô-
Entretien
leur financier voulait tout voir, il y avait un contrôle a priori systématique. L’avantage du CNET de ce point de vue, c’était que
son statut de service extérieur lui donnait beaucoup plus de
liberté et de réactivité dans la réalisation des projets. En fait la
Direction générale s’appuyait traditionnellement sur le CNET
pour gérer tout un tas d’activités diverses, y compris d’ailleurs
le recrutement de personnels supplémentaires dont elle pouvait
avoir besoin.
D. Varloot : De cette affaire il ressort que le musée de Pleumeur-Bodou n’a en tout et pour tout que deux objets dans sa
collection : l’antenne et le Radôme qui la protège ! Alors qu’en
France les responsables sont très marqués par une conception
traditionnelle du musée débordant d’objets, nous sommes malgré tout parvenus à faire reconnaître Pleumeur comme musée à
part entière, malgré le nombre très limité d’objets constituant la
collection permanente. Faute de collection propre, le musée
expose donc des objets prêtés. C’est une situation curieuse !
En 1990, le CNET, qui avait tout assumé, se vit retirer la resLa collection historique de France Télécom dort ainsi loin
ponsabilité de l’exploitation du musée alors que celui-ci n’était
de tout visiteur à Soisy-sous-Montmorency. Merveilleuse,
même pas encore achevé ; deuxième traumatisme pour le CNET
reconnue comme l’une des plus belles au monde, elle reste
de Lannion qui se voyait ainsi littéralement dépossédé de son
inaccessible au public.
enfant. Les amertumes furent telles que l’on n’a jamais pu récupérer depuis les dossiers de construction.
Le musée n’en fut pas moins un succès.
L’équipe en charge du projet n’a jamais
Malgré une baisse ces dernières années, il fut
voulu nous les donner. Je n’ai donc aucune
La collection historique de
fréquenté encore cette année par 80 000
France Télécom dort ainsi loin
archive concernant la construction de ce
visiteurs. La grande majorité sont des toude tout visiteur à Soisy-sousbâtiment !
ristes, qui viennent des quatre coins de la
Montmorency. Merveilleuse,
Ultime « provocation », le premier prési- reconnue comme l’une des plus France, d’Angleterre, d’Italie, indépendambelles au monde, elle reste
ment des scolaires qui, eux, sont régionaux.
dent de l’association pour la promotion du
inaccessible au public.
Malgré cette réussite, la pertinence d’instalmusée des Télécoms fut René Colin de Verler un musée des télécommunications en
dière, qui venait précisément de la direction
région parisienne n’échappe à personne. Il
« ennemie », celle des services internatioabriterait la Collection historique des Télécoms et serait ouvert
naux.
sur un bassin de public bien plus grand, sans remettre en cause
C. Chaunavel : L’achèvement des travaux et l’aménagement
l’existence du musée de Pleumeur, étroitement liée à l’extraorfurent en conséquence très difficiles. Ce fut vraiment une grandinaire Radôme. On en rêve depuis trente ans mais cela ne se
de pagaille. Il fallut que Marcel Roulet, inquiet de la dérive du
fait pas.
budget — on atteignait 60 millions de francs à l’époque, bien
au-delà des prévisions — tape du poing sur la table en s’exclaNous avons donc deux exemples assez merveilleux de
mant : « Quand est-ce qu’il ouvre ce musée, j’en ai assez de
patrimoine conservé aux télécoms, la collection historique et le
payer ! » pour que l’inauguration se fasse… en catastrophe.
Radôme, ainsi que quelques antennes qui gravitent autour. Mais
rien n’a été fait pour les rassembler. Je dirais même que la déciColin de Verdière n’arrangea rien en nommant l’un de ses
sion la plus récente en matière d’organisation de France Téléanciens collaborateurs de France Câble et Radio en retraite
com, paradoxalement, est allée en sens opposé puisque le ratcomme directeur provisoire du musée. Pour couronner le tout,
tachement de la collection historique n’est maintenant plus le
il arracha sur place au CNET les moyens dont il avait besoin. Il
même que celui du musée des Télécoms. Les deux institutions
ne s’agissait que de vieux véhicules et de personnels dont le
sont complètement dissociées. Les archives de France Télécom,
CNET ne voulait plus, mais la méthode fut très mal perçue à
la bibliothèque de France Télécom et la collection historique
Lannion. La notion de patrimoine commun des télécommunides télécommunications sont rattachées au secrétariat général
cants n’avait plus donc qu’un sens très relatif. C’était une guerde France Télécom, alors que le musée reste rattaché à la direcre épouvantable entre ceux qui avaient sauvé le Radôme, imation de la communication. Cela ne nous empêche pas de traginé le musée et puis quelqu’un qui venait tout leur arracher. À
vailler ensemble. Il n’y a aucun problème pour coopérer. Cette
tel point que la collection historique du CNET resta au CNET, et
décision d’organisation n’en est que plus surprenante.
qu’il devint hors de question qu’elle rejoignît le musée !
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P. Griset : Le patrimoine n’est-il pas ailleurs également, dans
les nombreux petits musées qui, en région, ont été ouverts ces
dernières années ?
musée — ce qui a été le cas à Lyon par exemple. Mais il suffisait qu’arrive un nouveau directeur régional à l’affût de
dépenses qui ne lui servaient aucunement pour atteindre les
objectifs fixés à Paris et en fonction desquels il percevait ses
primes, pour que la subvention disparaisse sans autre forme de
procès. Les petites structures sont en fait dans une situation précaire de dépendance à l’égard des directions régionales.
D. Varloot : Je voudrais en effet rendre hommage à un certain nombre d’associations de personnel. Avant même que l’on
parle du musée de Pleumeur-Bodou, un certain nombre de
régions ont vu fleurir, un peu comme cela s’est produit pour les
C. Chaunavel : Il faut dire que, autant à la Poste qu’aux Téléécomusées, des initiatives spontanées de collecte d’objets. Des
coms, il n’y a jamais eu de politique cohérente et assumée de
agents ont ainsi récupéré, en marge des règlements, des matévalorisation du patrimoine. Cela n’a jamais existé, même du
riels de grande valeur patrimoniale. Tant d’objets partaient à la
temps des PTT. Il y avait des initiatives locales, il y avait le CNET
décharge qu’un jour certains se dirent qu’il était possible de les
qui tenait sa collection, il y avait un musée de la Poste… mais
sauver de ce sort ingrat, de les rassembler et surtout de leur donil n’y a jamais eu de politique de valorisation du patrimoine
ner du sens en les montrant au public. On a ainsi vu se monter
avec des objectifs et des moyens identifiés et
une dizaine de petits musées, pas toujours
Un
certain
nombre
de
régions
pérennes.
conscients d’ailleurs des exigences propres à
ont vu fleurir, un peu comme
cet exercice, notamment en ce qui concerne
À l’époque bénie où la Poste et les Télécela s’est produit pour les
les règles fondamentales en matière d’acécomusées, des initiatives
coms avaient quelques moyens, on pouvait
cueil du public. Rares étaient ceux qui res- spontanées de collecte d’objets.
donner une petite subvention ou prêter du
pectaient en effet les normes élémentaires.
Des agents ont ainsi récupéré, personnel, donner un véhicule, ce dont
en marge des règlements, des
toutes ces petites entités locales vivaient, et
Ceci étant dit, ils avaient pour certains
matériels de grande valeur
pas trop mal finalement. Elles se
d’entre eux le grand mérite de montrer la
patrimoniale.
débrouillaient ; c’était l’époque où on troucommutation de tous les jours, la transmisvait des astuces, on trouvait des copains qui aidaient. Et cela
sion de base et parfois même aussi de continuer à faire tourner
fonctionnait comme cela. À partir du moment où à La Poste
des baies d’auto commutateurs. J’ai toujours pris plaisir à aller
comme aux Télécoms on a « serré les boulons », il est devenu
voir les gens qui animaient ces structures. C’étaient le plus souindispensable de gérer tout cela de façon beaucoup plus sérieuvent des retraités des télécoms, des bénévoles qui avaient la
se. On a supprimé tous ces petits « avantages ». Il n’était bienpassion de leur métier, l’enthousiasme militant, mais qui étaient
tôt plus question d’avoir une voiture ni d’avoir un agent pour
finalement très peu aidés et trop peu nombreux.
aider. Petit à petit, nombre de ces structures ont ainsi cessé
d’exister.
Ces hommes de bonne volonté eurent bien du mal à inscrire leur initiative dans la durée. Décès, difficultés familiales, lasD. Varloot : Le phénomène est finalement propre à toutes
situde : de nombreux petits musées sont passés par des périodes
les entreprises de réseaux. Vous retrouvez la même chose à EDF
difficiles, et en connaissent toujours, qu’il s’agisse de celui de
et à la SNCF, avec tout de même des singularités. Pendant toute
Bordeaux, de Lille ou bien encore de Lyon. Ces structures ont,
la période où le monopole triomphe et où tout le monde pense
au fond, deux handicaps majeurs. Le premier est qu’elles sont
que cette situation sera éternelle, l’entreprise se porte bien. Il y
extrêmement fragiles, ne survivant qu’aussi longtemps que la
a ce que l’on appelle de la « gratte », de la « perruque ». Il y en
succession des directeurs régionaux ne leur soustrait pas le soua toujours eu partout. Un exemple : mon grand père était ajustien minimum nécessaire. Le second tient au fait que la directeur chez Citroën ; il lui arrivait de revenir avec un tuyau de
tion générale, quant à elle, n’a jamais manifesté beaucoup d’incuivre dans sa jambe de pantalon. En matière de patrimoine,
térêt pour elles. Ayant elle-même des difficultés financières, la
cette gratte là, cette perruque là avait une vertu, c’est qu’elle
DGT a eu pour habitude de renvoyer la balle aux directeurs
n’était pas individualiste. Elle n’était pas égoïste. Elle contribuait
régionaux. Il pouvait y avoir alors pendant un temps un direcd’une certaine façon à valoriser l’image de la maison. À EDF
teur régional qui à titre personnel manifestait de l’intérêt et
c’est un peu différent parce que le comité d’entreprise ou ce qui
apportait une contribution financière, voire personnelle, au
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Entretien
même remonter bien sûr jusqu’au Rotary ou au Strowger. Des
en tient lieu, le CCAS, à l’animation duquel les syndicats sont
matériels qui étaient de grande valeur opérationnelle récemtrès attachés, est davantage tourné vers les œuvres sociales. Je
ment encore, comme le MT20 de Thompson ou le E10 d’Alcapense par exemple à tous ces baraquements qui ont été
tel, ne relèvent plus pour les ingénieurs, et même pour ceux de
construits sur les chantiers de barrages puis qui ont été reconFT R&D à Lannion que je côtoie régulièrement, que d’un
vertis en colonies de vacances. On retrouve là, d’une certaine
« avant » définitivement révolu.
façon, la valorisation d’un patrimoine mais pas tant pour la
mémoire de l’entreprise que pour une œuvre sociale. À la
D’autres éléments du patrimoine, plus visibles dans le paySNCF, il y a bien eu aussi des périodes fastes. Mais qui nierait
sage, posent le problème en des termes différents. Les antennes
que cette entreprise se sent financièrement inquiète depuis que
du site de Pleumeur-Bodou par exemple : une antenne de 32
la concurrence menace et s’introduit ? L’intérêt pour le patrimètres de diamètre est tellement spectaculaire, se voit de si
moine, pour toutes ces petites associations qui continuent de
loin, que cela devient plus facilement partie intégrante du vécu,
restaurer de vieilles locomotives, de préserver tel ou tel
du patrimoine local, voire national. Cet
ensemble patrimonial, a tendance à sérieuaspect monumental attire les regards et peut
sement décroître. La SNCF a commencé à
Il y a un lien étroit entre la
parler aux élus. En revanche, un prototype
valorisation du patrimoine et
couper les vivres systématiquement, elle a
de E10 qui a servi pour Platon à Perros-Guirune politique de
même failli laisser tomber son musée, à Mulrec entre 1970 et 1975, c’est une armoire
communication reposant sur
house. Et je ne sais d’ailleurs pas quel va être
métallique sans spécificité visible, ni pour
l’image d’une entreprise
l’avenir de ce musée. L’affaire semble cominnovante.
les édiles ni pour les visiteurs.
pliquée. L’organisme de tutelle des musées
D. Varloot : C’est un problème important
de Mulhouse, qui est porté à la fois par la
qu’il faudra aborder chez France Télécom. Le cas de Bull
ville, le conseil général et la région, aurait l’intention de faire ce
montre qu’une politique réaliste est possible. Bull a su conserqui a été fait pour la collection d’automobiles Schlumpf, c’estver la première machine mécanographique à cartes, classée
à-dire de confier l’ensemble à Culture et Espace, filiale de la
monument historique il y a quatre ou cinq ans. Tout récemment
Lyonnaise des Eaux.
elle a été capable d’exposer le premier Micral. Bull, malgré ses
On voit bien que l’entrée dans un monde de chasseurs de
propres difficultés, communique ainsi sur ce qui fut une innocoûts, liée à la concurrence, liée au libre échange, se traduit un
vation majeure de ses ingénieurs.
peu partout par des attitudes délétères quant au soutien de ce
Est-ce que France Télécom pourrait montrer le premier
qui venait le plus souvent de la base, d’associations de personE10 ? L’entreprise a-t-elle le souci de garder ce qui mérite pournel ou de retraités. Ces activités là, parce qu’elles sont très fratant d’être classé monument historique ?
giles, semblent dès lors vouées à disparaître les unes après les
autres, avec tous les risques que cela comporte pour la pérenC. Chaunavel : Je sais qu’il y a encore quelques matériels
nité d’un immense patrimoine historique.
qui subsistent au CNET, qui s’appelle désormais FT R&D. Je ne
sais pas cependant si Alcatel à Lannion a conservé de vieux
P. Griset : Est-ce qu’il y a dans cette notion de patrimoine
matériels. On en revient à ce que je disais, il n’y a jamais eu, et
l’idée de savoirs ou de savoir-faire qu’il serait essentiel de
à l’heure actuelle il n’y a toujours pas, de politique de valorisaconserver pour des raisons opérationnelles, après le départ en
tion du patrimoine. Cette situation pourrait évoluer. À partir de
retraite des salariés qui, d’une certaine manière, les portaient en
ce qui a déjà été construit autour des archives et de la colleceux et les emportent avec eux ?
tion historique, une politique à l’échelle du groupe pourrait être
mise en œuvre. Très récemment, et pour la première fois, j’ai pu
C. Chaunavel : Nos technologies évoluent extrêmement
constater une volonté allant en ce sens de la part d’un haut resvite. J’ai par exemple au musée un modèle de commutateur qui
ponsable de France Télécom, en l’occurrence Marc Meyer, le
a servi pour la formation. Nous n’avons jamais pu trouver queldirecteur de la communication. Son constat et ses questions
qu’un capable de le remettre en service. Aujourd’hui si vous
sont d’une certaine manière un signe de prise de conscience
parlez à un ingénieur du système Crossbar, il y a toutes les
encourageant : « Nous avons un musée à Pleumeur-Bodou,
chances pour qu’il vous regarde d’un air très circonspect… Sans
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Flux n° 58 Octobre - Décembre 2004
nous avons une collection historique à Soisy-sous-Montmorency, nous avons des musées plus ou moins grands, performants,
ouverts en province. Qu’est-ce que l’on peut faire de tout cela ?
Et qu’est-ce qu’on peut faire en particulier de ce musée de Pleumeur-Bodou, de ses 3000 m2 d’exposition, de son Radôme ?
Comment ferons nous évoluer tout cela dans une perspective
de 15/20 ans ? », l’ai-je entendu s’interroger.
D. Varloot : Cette démarche nouvelle, qui rompt avec ce
qu’avait défendu Michel Bon, Président de France Télécom de
1995 à 2002, s’inscrit dans un contexte de mariage entre innovation et patrimoine. Thierry Breton souhaite redonner à France
Télécom une véritable politique d’innovation. Des moyens
nouveaux sont donnés à FT R&D, et, dans l’esprit de Marc
Meyer, il y a un lien étroit entre la valorisation du patrimoine et
une politique de communication reposant sur l’image d’une
entreprise innovante. France Télécom retrouve une chose que
les Japonais n’ont jamais perdue de vue. À chaque fois que je
suis allé au Japon, j’ai en effet été frappé de voir que toutes les
entreprises innovantes, notamment dans le domaine des nouvelles technologies, organisent un parcours spécifique afin que
les VIP, les grands fournisseurs, les grands clients, venant rencontrer le PDG où l’un de ses collaborateurs, commencent par
passer par un petit musée. En quelques minutes ils peuvent
constater à quel point l’entreprise depuis trente ans, quarante
ans, a su à tout moment être innovante et se montrer créative.
C’est fascinant. Moi je ne désespère pas de faire venir Thierry
Breton au musée, puisque Marc Meyer, directeur de la communication, y est déjà venu. Il a manifesté à cette occasion un
grand intérêt pour le rôle du musée en direction des scolaires.
Je crois que le contexte actuel est nettement plus positif qu’il y
a quelques temps.
Les dossiers thématiques des prochains numéros de Flux
Flux n°59, janvier-mars 2005 - « Flux portuaires »
Flux n° 60/61, avril-septembre 2005 - « Réseaux et services urbains en Amérique »
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