Le Clapotis du chas

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Le Clapotis du chas
Semaine 138
Le Clapotis du chas
– Dis-moi, entre nous c’est qu’une histoire de cul ?
Il cessa soudain ses baisers pour relever la tête, ne sachant pas quoi lui répondre.
Elle avait les jambes écartées, et lui accroupi devant elle la scrutait, surpris. Il voulait lire sur
son visage les indices de l’humour ou de l’ironie. Mais appuyée en arrière sur ses mains, emmêlée
dans le drap, elle attendait une réponse. Il supposa d'abord qu'il s'agissait d'une stratégie de
séduction étrange, puis la vérité s’imposa brusquement à lui, l’excitation se dissipa. Ils n’étaient
plus que deux nudités imparfaites dans un lit défait.
Que répondre ?
Un instant plus tôt, elle avait répondu d’un oui gémissant à l’adjonction d’un deuxième
doigt entre ses cuisses tendues. Avec sa main droite, elle avait pris sa main gauche à lui et l’avait
discrètement posée sur son sein droit à elle, pliant le coude d’une manière étrange. Lui s’était
retrouvé en équilibre précaire, d’un côté affairé à caresser délicatement le mamelon, de l’autre
tromboniste fougueux d’un orchestre d’harmonie. Il avait finalement trouvé un remède à la chute
en déléguant à sa bouche le soin du téton, libérant ainsi la main porteuse. Cet heureux transfert
lui avait permis de jouir de son orgasme à elle, en observateur privilégié, appréciant le clapotis du
chas et les cris de la belle.
C’était dans l’instant suivant, alors qu’ils retournaient tranquillement à la réalité, qu’elle avait
posé la question dérangeante. Peut-être n'était-ce qu’une affirmation dissimulée ? Impossible pour
lui de savoir ce qu'elle souhaitait entendre. Ils partageaient régulièrement le même lit depuis
quelques semaines, et le sujet devait bien être abordé.
Alors, que répondre ?
Lui, malgré un nombre de conquêtes à deux chiffres, ne se considérait pas comme un
Don Juan. Il ne se faisait pas trop d’illusions sur ses compétences sexuelles, mais il mettait un
point d’honneur à écouter le désir de sa partenaire et assouvir, dans la limite de ses moyens, les
appétits divers. À chaque femme, à chaque heure, l’équation était susceptible d’être renversée.
C’est cette alchimie imprévisible et délicate qu’il s’attelait à trouver, tantôt avec la précision
d’un technicien, tantôt avec le doigté d’un violoniste, comme un amoureux ou une bête sauvage.
Son plaisir passait, avant tout, par celui de l’autre. Il désirait plus que tout sentir des muscles se
tendre, voir un dos se cambrer, entendre un râle ou, suprême récompense, son prénom arraché
dans un souffle.
En vérité, il était passionné par le sexe. Il y voyait la plus saine des activités humaines, la
plus sacrée aussi, un dialogue profond entre deux êtres, corps et âme. Pas un article qu’il n’avait
lu, pas une amante qu’il n’avait interrogé, l'air de rien, sur ses préférences ; il voulait tout connaître.
Patient entomologiste du fait sexuel, il avait épinglé les fantasmes les plus courants, appris (le plus
souvent par maladresse) les écueils du dégoût ou de la brusquerie. Ce qui ne l’empêchait pas de
commettre encore des erreurs, de se montrer parfois grossier ou indélicat. Il notait alors quelque
part – dans son corps ou sa tête ? allez savoir – une nouvelle entrée de son encyclopédie
instinctive et empirique de l’amour. De l’amour, oui, car le sexe ne revêtait pour lui aucune
gratuité. Il n'était pas capable de la triade Séduire, Conquérir, Partir (au petit matin ou juste après
la consommation). Chaque fois qu'il avait tenté le fameux "coup d'un soir", il s'était alors senti
gangrené par le remords d’avoir propagé la maladie d’amour meurtri, ou (plus souvent) il était luimême envahi de pensées romantiques, cherchait la boulangerie la plus proche et ramenait des
croissants à une femme à laquelle il s'était promis de ne pas s'attacher. Non, ce Pasteur de
l’orgasme gardait l’espoir qu’un jour la subtile excitation de son corps dans un autre aboutirait au
miracle de la fécondation, à la mystérieuse création d’une nouvelle vie. Et pas par erreur, mais par
choix conscient de deux êtres enharmoniques.
Il attendait celle qui, essoufflée et suante, lui aurait dit « Je t’aime » tout simplement, le cœur
battant. Il y aurait eu, dans ces mots, non seulement la reconnaissance du devoir conjugal bien
fait, mais aussi une forme d’admiration, à tout le moins une estime profonde, de la confiance.
Elle insista doucement :
– Nous deux, c’est juste pour le sexe, non ?
Muet, estomaqué, il hésita un instant. Pleurer ? Céder à la rage ? la frapper ? lui faire un
doigt d’honneur avant de sortir en trombe ?… Mais il articula :
– Comme tu dis… juste du cul.
Semaine 138
Alain Guerry