Tabac - Chez

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Tabac - Chez
Tabac
CATHERINE HILL
Institut Gustave Roussy, Villejuif
cette population. C’est ce qui est fait pour la France
dans le paragraphe suivant. Nous discuterons ensuite
des effets de la durée du tabagisme et de l’importance
de l’arrêt du tabac. Enfin nous évoquerons les perspectives d’avenir qui sont relativement sombres.
Mortalité attribuable au tabac
TABAC ET RISQUE
DE CANCER
Pour évaluer la mortalité par cancer attribuable au tabac
par sexe et par âge, l’importance des habitudes tabagiques de la population française a été estimée à partir
d’une enquête réalisée en 1980 par l’INSEE sur un
échantillon représentatif de 16 000 personnes [2]. Les
données sont résumées dans le tableau 1 qui montre que
les habitudes tabagiques des deux sexes sont très différentes : parmi les 22 millions de femmes âgées de 15 ans
et plus, 16 millions n’ont jamais fumé, et les fumeuses,
comparées aux fumeurs, fument depuis moins longtemps
et ont une consommation plus faible. Toutefois cette différence entre sexes évolue puisque chez les adolescents,
le tabagisme est aujourd’hui au moins aussi répandu chez
les filles que chez les garçons.
Les données de mortalité pour les sujets de 25 ans et plus
sont tirées des statistiques nationales de décès pour la
France entière en 1995 (Source INSERM :
http ://sc8.vesinet.inserm.fr :1080/).
Les risques attribuables au tabac ont été estimés à partir
d’une enquête de cohorte de l’American Cancer Society
Habitudes tabagiques de la population de 15 ans et plus, France 1980
Tabac
L
e tabac peut être fumé, prisé ou chiqué. En
France, le tabac à priser et à chiquer est d’utilisation très marginale (moins de 0,4 % du tabac
consommé), nous ne traiterons donc que le problème
des cancers induits par l’usage du tabac fumé.
L’augmentation du risque de cancer chez les fumeurs
a été mise en évidence pour la première fois en comparant l’exposition tabagique de sujets atteints d’un
cancer du poumon à l’exposition de sujets témoins
indemnes de cancer. Ce type d’enquête s’appelle « cas
- témoins » : on compare l’exposition des cas atteints
de la maladie étudiée à l’exposition de témoins
indemnes de cette maladie. Cependant, pour faire le
bilan complet des conséquences du tabagisme, il faut
utiliser une méthodologie différente, non ciblée sur
une maladie précise comme le cancer bronchique. Ce
bilan se fait en suivant une population comportant des
fumeurs et des non fumeurs dans une étude qui s’appelle « étude de cohorte ». De très nombreuses études
de cohorte ont, depuis 1951, comparé le devenir de
fumeurs à celui des non fumeurs. La plus longue est
l’étude de 34 000 médecins anglais suivis pendant 40
ans [1].
A partir des résultats de ces enquêtes de cohorte, et
connaissant les pourcentages de fumeurs et les statistiques de mortalité dans une population, on peut
mesurer les conséquences du tabagisme sur la mortalité, et notamment sur la mortalité par cancer dans
THS La Revue 28
Hommes (millions)
Jamais fumeur
6
Ex fumeur
5
Fumeur
9
Durée moyenne du tabagisme 22 ans
Dose moyenne par jour 17 cigarettes
Femmes (millions)
16
2
4
13 ans
11 cigarettes
Un fumeur est un sujet qui déclare fumer au
moins une cigarette par jour
Source : enquête INSEE-CREDOC sur 16 000 personnes
Tableau 1
[3]. Le nombre de décès attribuables au tabac pour une
cause donnée a été obtenu en multipliant le nombre total
de décès dus à cette cause par le risque attribuable au
tabac.
Le tableau 2 présente les données de mortalité en 1995
pour les sujets de 25 ans et plus par sexe et par âge pour
les principales localisations de cancer liées au tabac, et
les nombres de décès attribuables au tabac. Ainsi en
1995, on a enregistré en France 20 323 décès masculins
par cancer du poumon, dont 17 200 (environ 85 %) sont
attribuables au tabac.
Au total, en 1995, le tabac a été responsable de 31 500
décès en France, ce qui représente plus d’un décès par
cancer sur 5. Les effets du tabac sont beaucoup plus
importants dans la population masculine que dans la
population féminine puisque ces 31 500 décès dus au
tabac se répartissent en 30 100 décès par cancer chez
l’homme et 1 400 décès par cancer chez la femme. La
fraction des décès par cancer attribuables au tabac atteint
46 % entre 45 et 65 ans chez les hommes et 5 % chez les
Tabac
Nombre total des décès dans la population de 25 ans et plus, fraction et nombre de décès
attribuables au tabac, par sexe en 1995
Hommes
Femmes
Décès
attribuables
au tabac
Cancer
Nombre
total
de décès
Fraction
attribuable
au tabac
Bouche, pharynx,
larynx et œsophage
10 614
69 %
7 300
1 520
13 %
200
Trachée, bronches,
poumon
20 323
85 %
17 200
3 603
19 %
700
Autres*
55 098
10 %
5 600
50 811
1%
500
Total
86 035
35 %
30 100
55 934
3%
1 400
Décès
attribuables
au tabac
Fraction
attribuable
au tabac
Nombre
total
de décès
*Attribuables au tabac : cancers de vessie, pancréas, rein, du col utérin et localisations non précisées
Tableau 2
femmes. Ceci montre qu’en France le tabagisme a un
effet plus important sur la mortalité prématurée que sur la
mortalité dans la population âgée. La part du tabac dans
la mortalité féminine est, en 1995, encore peu importante. Ceci est la conséquence du faible tabagisme des
femmes âgées à l’heure actuelle.
tabac et qui a été le plus étudié, l’excès de risque est proportionnel à la dose et proportionnel à la puissance 4 ou
5 de la durée. En conséquence, doubler la dose double
l’excès de risque, doubler la durée multiplie l’excès de
risque par un terme entre 16 (24) et 32 (2 5), disons 20.
Arrêter de fumer est bénéfique
La durée est plus importante
que la dose
L’excès de risque encouru par un fumeur dépend de sa
consommation moyenne journalière (dose de tabac) et de
l’ancienneté de son tabagisme (durée). Pour le risque de
cancer bronchique, qui est le plus spécifiquement lié au
Parce que la durée du tabagisme est plus importante que
la dose, arrêter de fumer est extrêmement bénéfique, à
condition évidemment que l’arrêt n’ait pas été motivé par
l’apparition d’une pathologie très grave ! La figure 1 ci
dessous montre la courbe de survie de sujets ayant arrêté
de fumer à différents âges, comparée à la survie de
Survie des médecins britanniques : effet de l'arrêt du tabac
100
100
80
Non-fumeurs
Fumeurs
80
60
60
40
40
20
0
Arrêt entre
35 et 44 ans
40
55
70
20
Age
85
100
80
Arrêt entre
45 et 54 ans
40
55
70
Age
85
100
100
Non-fumeurs
Fumeurs
60
80
Non-fumeurs
Fumeurs
60
40
20
0
100
Non-fumeurs
Fumeurs
40
Arrêt entre
55 et 64 ans
Age
0
40
55
70
85
100
Arrêt à
20 65 ans et plus
0
40
55
70
Age
85
100
Figure 1 : Conséquence de l’arrêt du tabac sur la survie globale. D’après Doll et al. (1)
THS La Revue 29
Tabac
fumeurs ayant continué à fumer et à la survie de non
fumeurs [1].
Au contraire, un fumeur qui réduit sa consommation
diminue la dose, et l’effet bénéfique de cette réduction est
beaucoup moins important.
De plus, cette réduction de dose est le plus souvent obtenu par le passage à des cigarettes plus légères. Or ceci
entraîne une modification compensatoire de la façon de
fumer : inhalation plus rapide et plus profonde notamment, qui augmente le rendement en nicotine, recherchée
par le fumeur, mais aussi en goudrons. Les effets bénéfiques de la réduction de dose sont donc en grande partie
compensés par un changement dans la façon de fumer.
Ainsi, le conseil de réduire la consommation est-il un
mauvais conseil, comme celui de passer des cigarettes
fortes aux cigarettes légères, par rapport à l’arrêt complet
du tabac.
Le décalage entre cause
et conséquence est très grand
On observe aujourd’hui, les conséquences du tabagisme
du passé et les effets des comportements actuels ne seront
complètement observés que dans cinquante ans. C’est
pour cela qu’aujourd’hui, la mortalité par cancer bronchique est encore faible dans la population féminine. Les
femmes fumaient, en effet, relativement peu vers 1950.
Discussion
Les proportions de fumeurs et d’ex fumeurs dans la population de 1980 ont été utilisées pour calculer la fraction
des décès attribuables au tabac en 1995. En réalité, la
mortalité de 1995 est la conséquence du tabagisme des
années 1940 à 1980. Les pourcentages de fumeurs déclarés ayant diminué depuis 1950 (4), il est possible que les
calculs sous-estiment les effets du tabac. Cependant les
ventes de cigarettes ont augmenté pendant la même
période (figure 3). Ces données contradictoires ne permettent pas d’estimer l’erreur introduite par l’utilisation
des données de 1980 pour estimer le tabagisme du passé.
Un certain nombre de maladies sont liées à la fois à l’alcool et au tabac, mais l’estimation du nombre de décès
attribuables au tabac reste possible.
Nous avons choisi d’utiliser le tableau des risques de
décès pour les fumeurs et les ex fumeurs observés dans
une enquête américaine. Chacun de ces risques considéré
séparément est discutable. Cependant le résultat important est l’ordre de grandeur de l’effet du tabac par sexe et
par âge, et cet ordre de grandeur dépend assez peu de la
valeur précise de chaque risque.
Conclusion
Le tabac est responsable aujourd’hui en France de plus
Evolution de la mortalité par cancer du sein et du poumon chez les
femmes - France et Etats-Unis
Poumon, Etats-Unis
50
40
Sein, Etats Unis
30
Sein, France
20
Poumon, France
10
0
1945 1950 1955 1960 1965 1970 1975 1980 1985 1990 1995
Figure 2 : Évolution de la mortalité par cancer bronchique et par cancer du sein chez les femmes en
France et aux États-Unis.
En revanche, aux États-Unis comme au Canada et en
Angleterre, l’épidémie de cancer bronchique liée au tabagisme est en pleine flambée (figure 2).
On peut s’attendre en France à la même épidémie, car
les femmes jeunes fument aujourd’hui autant que les
hommes de même âge, mais cette épidémie sera décalée
de près de 40 ans.
THS La Revue 30
d’un décès sur 9 (un décès masculin sur 5 et un décès
féminin sur 80). Dans la population de 45 à 64 ans, plus
d’un décès sur quatre est attribuable au tabac chez les
hommes et plus d’un sur 25 chez les femmes.
Le bilan qui vient d’être présenté souligne l’importance
et l’urgence de la prévention du tabagisme en aidant les
fumeurs à arrêter de fumer et en convainquant les adolescents de ne pas devenir des fumeurs. L’importante augmentation du prix du tabac depuis 1991 a été associée à
Tabac
Ventes et prix du tabac en France entre 1875 et 1998
Loi Veil Loi Evin
8
160
Tabac
7
140
6
120
5
100
4
80
Prix
3
2
60
40
Cigarettes
20
1
0
1875
1900
1925
1950
1975
0
2025
2000
Le prix relatif du tabac est corrigé de l'inflation
Source : Hill C. Institut Gustave Roussy, d'après des données provenant de la SEITA
et de l'INSEE (Dominique Dubeaux-Darmon, Marie Anguis, Nicole Manon)
Figure 3 : Évolution du prix et des ventes de tabac en France. Sources Les prix sont des prix relatifs,
base 100 en 1970, le tabac est en gramme par adulte et par jour.
une baisse nette de la consommation (figure 3), mais
cette augmentation vient tout juste de compenser la baisse importante des prix observée entre 1964 et 1975, et le
coût actuel du tabac reste encore faible en France par rapport à celui de nombreux pays européens. Il faut donc
continuer fermement cette politique d’augmentation des
prix.
L’évolution de la consommation de tabac, en particulier
son augmentation dans la population féminine, permet de
prévoir des catastrophes. A l’instar des États-Unis où la
consommation de cigarettes a été pendant très longtemps
beaucoup plus élevée qu’en France (figure 4), un jour
viendra où la mortalité par cancer bronchique dans la
population féminine atteindra le niveau de la mortalité
par cancer du sein (figure 2). On se demandera alors
pourquoi les actions antitabac ont été aussi peu énergiques alors que toutes les données étaient disponibles.
Ventes de cigarettes
12
10
États-Unis
8
6
France
4
2
0
1900
1920
1940
1960
1980
2000
Figure 4 : Évolution de la consommation de cigarettes
en France et aux États-Unis.
Références
1. Doll R, Peto R, Wheatley K, Gray R, Sutherland I.
Mortality in relation to smoking : 40 years’observations
on male British doctors. BMJ 1994 ; 309 : 901-911.
2. Le Laidier S. Les consommateurs de boisson alcooliques et de tabac. Enquête sur la santé et les soins
médicaux 1980-1981. Ministère des affaires sociales
et de la solidarité nationale. Service des Statistiques
et des Systèmes d’Information. Cahiers statistiques
1984 ;1. 109 pages.
3. US Department of Health and Human Services.
Reducing the health consequences of smokin : 25
years of progress. A report of the Surgeon General.
US Department of Health and Human Services 1989.
4. Hill C. Trends in tobacco smoking and consequences
on health in France. Preventive Medicine 1998 ; 27 :
514-519.
Catherine Hill dirige le service de Biostatistique et
d’Epidémiologie de l’Institut Gustave Roussy. Auteur
de plus de 100 articles scientifiques et de 8 livres tech niques, elle s’intéresse à tous les facteurs de risque de
cancer, notamment au tabac, à l’alcool, et aux radia tions ionisantes. Elle s’intéresse aussi à l’évaluation
des traitements anticancéreux et à l’évaluation des
médecines alternatives.
THS La Revue 31