État, politique et cultures en Moldavie

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État, politique et cultures en Moldavie
par Florent PARMENTIER
| Dalloz | Revue internationale et stratégique
2004/2 - n° 54
ISSN 1287-1672 | ISBN 2130544606 | pages 152 à 160
Pour citer cet article :
— Parmentier F., État, politique et cultures en Moldavie, Revue internationale et stratégique 2004/2, n° 54, p. 152160.
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La revue internationale et stratégique, n° 54, été 2004
État, politique et cultures en Moldavie
Florent Parmentier*
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La Moldavie est un État postsoviétique faible, dont la légitimité est contestée, tant
à l’intérieur qu’à l’extérieur des frontières. Si les objectifs que représentent la création
d’un État de droit et d’une économie de marché sont encore loin d’être atteints, ce
sont les conflits ethno-culturels1 qui font de la Moldavie un pays à l’avenir incertain,
dont la déliquescence même pose des problèmes à l’échelle régionale. Tandis que la
majorité de la population est roumanophone (64,5 %), celle-ci est également composée d’un tiers de minorités : Ukrainiens (13,8 %), Russes (13 %), Gagaouzes (3,5 %)
et autres (Bulgares, juifs, Tsiganes, etc.)2. Ce pays est issu de la principauté de
Moldavie (fondée au XIVe siècle), envahie par l’Empire ottoman au XVIe siècle. La
partie orientale de cette principauté, renommée « Bessarabie » par le tsar Alexandre Ier, est passée sous domination russe en 1812, avant de se réunifier avec la Roumanie en 1918. Enjeu des relations roumano-soviétiques durant l’entre-deux-guerres,
les Soviétiques en reprennent possession suite au pacte Ribbentrop-Molotov, après
un ultimatum adressé à la Roumanie. La République de Moldavie a alors subi des
échanges de territoires avec l’Ukraine, la privant de son accès à la mer Noire, au sud,
ainsi que de sa partie septentrionale (la Bucovine), ne recevant en compensation que
la Transnistrie, majoritairement slave3. Les frontières de l’État actuel sont donc tant
le fruit des vicissitudes de l’histoire régionale que des choix staliniens.
L’indépendance a vu surgir la question de la recomposition des territoires et des
identités après l’éclatement de l’Empire soviétique et du système communiste. La
Moldavie est un cas d’école pour l’étude du nationalisme comme ressource politique,
ainsi que pour l’importance du facteur linguistique4. En effet, la réunification de la
* Étudiant en DEA « Analyse comparative des aires politiques », programme Europe Post-Communiste,
Institut d’études politiques (IEP) de Paris. L’auteur peut être contacté à l’adresse e-mail suivante :
[email protected].
1. Sur l’ensemble de ces questions, voir Iulian Fruntasu, O istorie etnopolitica a Basarabiei. 1812-2002,
Chisinau, Editura Cartier, 2002.
2. Ces chiffres proviennent du recensement de 1989. Un nouveau recensement doit avoir lieu en
avril 2004, montrant l’ampleur des migrations et des difficultés actuelles que traverse le pays. Certains
changements dans la structure de la population sont à prévoir.
3. Alain Ruzé, La Moldova, entre la Roumanie et la Russie : de Pierre le Grand à Boris Eltsine, Paris,
L’Harmattan, 1997.
4. Le facteur linguistique étant essentiel dans le nationalisme de la région ; voir « Language and Ethnicity in Central and Eastern Europe », in George Schöpflin, Nations, Identity, Power, New York, New
York University Press, 2000, p. 116-127.
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Roumanie et de la Moldavie semblait probable, et beaucoup doutaient de la permanence de cette nouvelle entité ; a contrario, les transformations postcommunistes ont
montré la capacité de certaines élites politiques à mobiliser les identités dans la
« compétition culturelle » de la transition et à se maintenir au pouvoir. Les difficultés
actuelles s’expliquent par la gestation malaisée d’une politique d’apaisement de la
crise identitaire et le manque d’une « moldavité » qui exprimerait un sentiment commun d’appartenance à un État, elle-même différente du « moldovénisme », doctrine
visant à justifier l’existence d’un peuple moldave différent de la Roumanie. Les problèmes ethno-culturels, hérités de l’ancien régime, sont donc centraux dans la définition de l’État, qu’il s’agisse du dilemme Roumains/Moldaves, de la compétition culturelle ou de la Transnistrie, de même qu’ils ne sont pas sans influence sur la
démocratisation du pays.
LA PÉRIODE SOVIÉTIQUE, L’INDÉPENDANCE
ET LES RELATIONS INTERETHNIQUES
Après la Première Guerre mondiale, les Soviétiques ont eu pour objectif de récupérer la Bessarabie, région stratégique entre les Balkans et les plaines continentales. Ils
ont tenté, en 1924, à travers l’édification d’une République soviétique socialiste autonome de Moldavie (RSSAM) en Ukraine, de créer une nationalité moldave différente
de la Roumanie. L’URSS tient alors à créer une langue « moldave » qui est plus une
Ausbau (« élaboration », langue se distinguant d’une autre par volonté politique)
qu’une Abstand (« distance », langue forgée à partir d’une distanciation « naturelle »),
pour reprendre les concepts de Heinz Kloss1. L’après-guerre donne lieu à une politique de russification (assimiler la population locale aux Russes), de russianisation
(imposition de la langue russe) et de soviétisation (imposition d’un système politique)
intensive, et tous les liens entre la Roumanie et la Moldavie sont interdits. Les réformes de l’URSS, avec la perestroïka de Mikhaïl Gorbatchev lancée en 1985 (et réellement appliquée en 1987 en Moldavie), offrent une possibilité nouvelle d’expression
aux mouvements réformateurs, ainsi qu’aux mobilisations nationales2. À Chisinau, le
cercle littéraire et musical Alexie Mateevici est le principal regroupement des forces
réformistes ; il devient un groupement politique, le Front populaire de Moldavie, à
l’image de ce que l’on observe aussi dans les autres républiques soviétiques. Les
efforts des réformateurs se concentrent d’abord sur la loi sur la langue plutôt que sur
les aspects politiques et économiques, le « moldave » étant alors écrit en cyrillique
afin de se différencier du roumain. Les mouvements unionistes (pour la réunification
au sein d’une Grande Roumanie) ont alors créé une dynamique favorable, comme en
témoigne l’adoption de l’hymne roumain « Réveille-toi, Roumain ! », et la République déclare son indépendance le 27 août 1991, après le putsch manqué des conservateurs à Moscou.
Cependant, les unionistes suscitent l’inquiétude parmi les minorités, qui développent un « nationalisme réactif » (William E. Crowther). La perspective d’une réunification avec la Roumanie était crainte par celles-ci, les Soviétiques ayant utilisé une
propagande roumanophobe (Ion Antonescu symbolisant le « roumain fasciste ») afin
d’écarter toute tentative de rapprochement avec le pays voisin. Ainsi, les régions de
1. Heinz Kloss et al., Les langues écrites du monde, Sainte-Foy (Québec), Presses de l’Université Laval,
2002.
2. Hélène Carrère d’Encausse, La gloire des nations. Ou la fin de l’Empire soviétique, Paris, Fayard,
1990.
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Transnistrie et de Gagaouzie autoproclament leur souveraineté en septembre 1990,
contestant l’État central moldave. La République moldave de Transnistrie (RMT) fait
alors sécession, soutenue par les volontaires cosaques russes, ainsi que par la
XIVe armée soviétique du général Alexandre Lebed. Les Gagaouzes, des turcophones
orthodoxes que l’on retrouve dans l’ancienne Bessarabie (aujourd’hui partagés entre
la Moldavie et l’Ukraine), font de même.
La période soviétique laisse plusieurs caractéristiques qu’il est utile de noter afin de
comprendre les développements de la transition démocratique1. Tout d’abord, la
Moldavie est une république plus rurale et agricole, moins qualifiée et développée
que la moyenne soviétique. L’industrialisation a été concentrée à Tiraspol et en
Transnistrie, tandis que les roumanophones occupent des positions subalternes. De ce
fait, il existe une certaine tension entre roumanophones et russophones, concernant
les emplois et le logement. L’absence de modèle d’institutions démocratiques locales
pèse aussi sur la vie politique au sortir de l’URSS. Enfin, la propagande soviétique a
suffisamment marqué les esprits pour que la définition nationale de la majorité soit
troublée : les débats nationaux vont prendre une place considérable en Moldavie, au
détriment des réformes économiques et de la démocratisation. Ainsi, les conflits
ethno-culturels contemporains concernent essentiellement trois aspects : l’identité du
groupe majoritaire, roumanophone, qui reste à définir ; celle de nombreux russophones qui souhaitent voir leur langue reconnue au statut de langue nationale et qui sont
en « compétition » pour les droits sur la langue avec les roumanophones ; enfin, la
demande de fédéralisation de la Moldavie (Transnistrie, Gagaouzie), qui aura des
conséquences sur la construction nationale et la formation étatique.
MOLDAVES OU ROUMAINS ?
Le dilemme roumain/moldave est au centre des problèmes identitaires de la
Moldavie, puisqu’il concerne la nationalité majoritaire. Le communisme n’y a pas été
condamné en tant que système, mais comme instrument de perversion identitaire, ce
qui a empêché les différents gouvernements de se concentrer sur les réformes structurelles à mener2. La dynamique de renouveau national a laissé place à la nostalgie, qui
s’exprime par le déclin du Front populaire et la montée vers le pouvoir des
ex-nomenklaturistes, puis des communistes. Si l’indépendance de la Moldavie a été
réalisée en partie grâce à une coalition unioniste, le « retour à la Roumanie » n’a
finalement pas eu lieu. On peut distinguer plusieurs causes de l’échec de la réunification : le rôle de la Roumanie qui s’est davantage souciée de la Transylvanie et de son
intégration euro-atlantique que de son flanc est ; le déclin du Front populaire après
l’indépendance, suite à une radicalisation excessive ; et la contestation de la légitimité
du pays par les minorités et la Transnistrie. Charles E. King analyse la marche vers
l’indépendance durant la perestroïka comme une coalition entre différents groupes,
qui vont se servir de la langue comme d’un capital politique3 : cette coalition regroupait de jeunes intellectuels proroumains contre des intellectuels plus âgés défendant
l’identité moldave, des Bessarabiens contre les Transnistriens (ces derniers occupant
les postes de responsabilité au détriment des premiers), et la majorité (notamment la
1. William E. Crowther, « The Politics of Democratization in Postcommunist Moldova », in Karen
Dawisha, Bruce Parrott (eds), Democratic Changes and Authoritarian Reactions in Russia, Ukraine, Belarus,
and Moldova, Cambridge, Cambridge University Press, 1997, p. 282-329.
2. Oleg Serebrian, Politosfera, Chisinau, Editura Cartier, 2001.
3. Charles E. King, The Moldovans. Romania, Russia, and the Politics of Culture, Stanford (CA),
Hoover Institution Press, 2000.
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nouvelle population urbaine roumanophone) face aux minorités. C’est la fissure de
cette coalition qui explique son échec, les élites culturelles ayant mal compris les raisons de leur succès et ayant durci leur discours nationalitaire jusqu’à devenir « nationalistes » aux yeux des autres groupes.
Cet échec de l’unionisme n’a pas empêché des vagues de nationalisme proroumain,
qui ont connu trois phases1 : celle de l’indépendance, celle de 1995 et celle de 2002.
La vague de 1995 fait suite à un tournant « moldovéniste » du président Mircea
Snegur, un ancien apparatchik, qui est revenu sur un certain nombre de réformes réalisées par le Front populaire : il inscrit dans la Constitution de 1994 l’existence d’une
langue « moldave » plutôt que roumaine, recule sur l’hymne national et encourage le
développement d’une identité moldave particulière, ce discours étant populaire dans
les campagnes. Dans une quête de légitimation du pouvoir en place, le président tente
de consolider l’indépendance et l’intégrité territoriale du pays, selon le modèle « un
peuple et deux États », formule aujourd’hui employée pour la question albanaise
entre l’Albanie et le Kosovo. Le parti agrarien de M. Snegur, afin de regagner un
soutien populaire lors de la présidentielle de 1996, tente d’officialiser le terme de
« langue roumaine » dans la Constitution, mais il est défait dans une élection qui
insistait davantage sur la rhétorique nationaliste que sur les problèmes structurels,
économiques et sociaux.
Plus récemment, la crise identitaire du début de l’année 2002 a eu pour origine une
initiative du gouvernement communiste souhaitant élever le russe au niveau de
deuxième langue d’État et changer les programmes scolaires en diminuant l’influence
des mouvements unionistes : il s’agissait de remplacer l’histoire des Roumains par
l’histoire de la Moldavie2. Le gouvernement a dû reculer devant l’importance de la
mobilisation intérieure et internationale, notamment du Conseil de l’Europe. Mais
cette dernière crise montre que la question nationale n’est pas tranchée, même si les
élites culturelles sont de moins en moins nombreuses à vouloir une réunification
immédiate. Ainsi, ce sont les rapports mêmes de l’État et de la nation qui posent problème : ni l’option « une nation, deux États » des proroumains, ni celle des moldovénistes affirmant qu’il y a « deux États pour deux nations » ne font l’unanimité.
LA COMPÉTITION CULTURELLE DANS LA TRANSITION
La transition démocratique a été le théâtre de plusieurs évolutions concurrentes et
a donné naissance à une « compétition culturelle » à l’intérieur de l’État3. Il y a tout
d’abord la redécouverte d’une identité roumaine parmi certaines couches de la population, et l’affirmation de ce groupe culturel grâce aux lois sur la langue. Dans ce
contexte, les russophones sont affectés par une crise d’identité, puisqu’ils étaient
auparavant le groupe culturel dominant. Ils ne peuvent en outre prétendre à une véritable autonomie territoriale, puisque si les Russes sont plutôt concentrés dans les
agglomérations, les Ukrainiens ont une population mixte, urbaine, mais ils se rencontrent aussi dans la population rurale du nord du pays. Il faut noter que la majorité
des Russes de Moldavie vit dans la partie bessarabienne du territoire, ce qui permet
1. Andrei Panici, « Romanian Nationalism in the Republic of Moldova », The Global Review of Ethnopolitics, vol. 2, no 2, janvier 2003, p. 37-51.
2. Vladimir Solonari, « Narrative, Identity, State : History Teaching in Moldova », East European Politics and Societies, vol. 16, no 2, printemps 2002, p. 414-445.
3. Voir Alla Skvortsova, « The Cultural and Social Makeup of Moldova : A Bipolar or Dispersed
Society ? », in Pal Kolsto (ed.), National Integration and Violent Conflict in Post-Soviet Societies. The Cases
of Estonia and Moldova, Lanham, Rowman and Littlefield Publishers, 2002, p. 159-196.
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de supposer qu’ils soutiennent le régime moldave. Par ailleurs, la construction d’une
culture civique ayant pour but de former une nouvelle communauté politique (la
moldavité), mais composée de l’ensemble des groupes ethno-culturels, s’avère être
une idée qui est à l’œuvre dans les politiques publiques, mais qui a du mal à trouver
une existence concrète. Elle ne peut, de plus, s’enraciner dans un État faible, n’étant
pas à même d’apparaître légitime aux yeux de ses habitants et de contrôler son
propre territoire. Enfin, il faut observer l’émancipation de certains groupes réclamant
une entité autonome, en particulier les Gagaouzes, mais aussi les Bulgares.
L’Union soviétique a fait la promotion d’une identité moldave artificielle, afin que
cette république allogène ne soit pas tentée de se réunifier avec la Roumanie comme
en 1918. Pour cette même raison, elle a déporté plusieurs centaines de milliers de roumanophones et a fait venir de nombreux russophones, principalement dans les villes
et les régions les plus industrielles. Cette politique de déplacement de populations a
contribué à agrandir le fossé entre des villes majoritairement russophones et une campagne moldave. L’indépendance a fait naître une compétition culturelle, plutôt
qu’ethnique : les russophones forment un groupe plus large que les seuls Russes
« ethniques », alors que les roumanophones sont divisés entre proroumains et promoldaves. L’État-nation moldave apparaît ainsi comme un compromis entre ces deux
élites1, ce qui amène à distinguer plusieurs types de partis politiques. Les partis proroumains affirment que ceux qui se proclament « Moldaves » ne sont en fait que des
Roumains victimes de la soviétisation. Estimant être majoritaire, ce groupe réclame
que la culture civique de l’État soit celle de la Roumanie. Il s’agit d’une catégorie
plutôt urbaine et éduquée, composée d’intellectuels et de la fraction la plus
pro-européenne de la population, mais ils sont plutôt en perte de vitesse électoralement. Les partis prorusses pensent que la Moldavie a déjà une culture civique, fondée
sur l’usage du russe qui est la « langue de communication interethnique », et jouent
de la roumanophobie héritée de l’URSS : en quelque sorte, il s’agit d’un fait accompli
sur lequel on ne saurait revenir. Ils essaient parfois de coaliser les minorités (dont la
langue d’enseignement à l’école est bien souvent le russe même si le « moldave » est
la langue d’État), autant que des Moldaves, en s’appuyant sur cette peur. Les partis
promoldaves sont composés des anciennes élites administratives autochtones, qui
hésitent entre les deux pôles précédents et dont la mission serait de consolider l’État
moldave. Ils revendiquent un rôle de médiateurs entre les proroumains et les prorusses ; ils tolèrent l’existence des minorités, mais nient l’existence des « Roumains »
et de leurs droits culturels. De fait, le « moldovénisme » repose sur une idéologie unitaire : une langue ( « moldave » ), une nation ( « moldave » ) et une Église (l’Église
métropolite de Moldavie).
La compétition culturelle porte sur différents enjeux liés à l’identité. Les partis
prorusses souhaitent faire du russe la seconde langue officielle, la promotion de Russes dans les administrations et l’introduction d’une école « moldave », c’est-à-dire en
supprimant autant que possible les références à la Roumanie. Les lois audiovisuelles
(quotas visant à donner une place dominante au roumain) et l’application du roumain dans les administrations sont les sujets de plainte les plus répandus. À l’inverse,
les partis proroumains désirent la reconnaissance officielle du roumain et non du
moldave comme langue officielle, ainsi qu’une législation limitant l’utilisation du
russe dans les affaires, les élites économiques étant largement russophones. À
l’exemple de l’Ukraine, où deux métropolites s’affrontent pour représenter l’Église
nationale orthodoxe, la reconnaissance de l’Église de Bessarabie (dépendant de la
1. Pour les développements suivants, voir Octavian Sofransky, « Interethnic Relations in Moldova :
The Impact of European Integration », Conflict Studies Research Centre, juillet 2001.
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Roumanie) en concurrence avec l’Église de Moldavie (dépendant de la Russie) a été
l’un des combats des élites proroumaines, jusqu’à son officialisation en juillet 2002
grâce aux pressions du Conseil de l’Europe.
Fruit de l’indépendance et de la modération des différentes communautés,
l’autonomie territoriale de la Gagaouzie a été saluée comme un précédent dans
l’Europe postcommuniste1. Largement russifiés, les Gagaouzes ont d’abord été hostiles à l’indépendance, de peur de la réunification avec la Roumanie, mais ils se sont
finalement ralliés en 1994, en acceptant un compromis encouragé par Ankara. Ce
conflit ethno-culturel doit être appréhendé au niveau des élites politiques, qui ont vu
l’autonomie comme un capital politique, autant que comme un instrument dans la
compétition culturelle. Néanmoins, la perspective d’une fédéralisation de la Moldavie
avec la Transnistrie fait renaître certaines demandes de la part des Gagaouzes,
notamment en matière fiscale ; il apparaît bien que la Transnistrie reste le principal
facteur de déstabilisation de l’État moldave, davantage que les velléités roumaines sur
l’ancienne Bessarabie et la Bucovine ou les demandes d’autonomie de la Gagaouzie.
LA TRANSNISTRIE : ENTRE FÉDÉRATION ET NATIONS
La Transnistrie a connu une histoire légèrement différente du reste de la Moldavie,
issu de la Bessarabie2. La présence russe y est plus forte et la région a été le lieu de
création de la « nationalité moldave » à partir de 1924. L’enjeu ethno-culturel porte
ici sur le fait qu’après dix ans d’existence d’un « pseudo-État », la Transnistrie
n’accepte une réunification formelle avec la Moldavie « bessarabienne » que sous la
forme d’une confédération de deux États, considérant que les « Transnistriens » dans
leur totalité forment déjà un peuple différent des « Bessarabiens »3. Tandis que la
législation moldave a été l’une des plus libérales de l’ex-URSS (pays baltes y compris)
concernant l’octroi de la citoyenneté ( « l’option zéro » )4, une partie des habitants a
refusé celle-ci.
La principale force d’opposition à une réunification avec la Roumanie a été la
Transnistrie, et ce, dès avant l’indépendance officielle. La loi sur la langue, destinée à
renommer le moldave « roumain » et à écrire avec l’alphabet latin, avait menacé les
dirigeants transnistriens, traditionnellement dominants au sein de l’appareil du Parti
communiste de la République de Moldavie (PCRM). La composition ethnique de la
RMT est majoritairement slave, mais la communauté la plus importante est roumanophone (40 % en 1989) ; la réaction lors de l’indépendance est donc bien une mesure
des élites de la RMT contre les élites montantes. Les élites de Transnistrie ont donc
consolidé leur pouvoir d’août 1989 à l’éclatement du conflit entre la RMT et la Moldavie. On peut alors parler de « régionalisme politisé »5, dans la mesure où avant
1. Vladimir Socor, « Gagauz Autonomy in Moldova : A Precedent for Eastern Europe ? », Radio Free
Europe / Radio Liberty Research Report, vol. 3, no 33, 26 août 1994, p. 20-28.
2. Voir Wanda Dressler, Le second printemps des nations : sur les ruines d’un Empire. Questions nationales et minoritaires en Pologne (Haute Silésie, Biélorussie polonaise), Estonie, Moldavie, Kazakhstan,
Bruxelles, E. Bruylant, 1999.
3. De fait, une conscience d’appartenir à ce pseudo-État se développe, notamment dans la capitale où
le contrôle des consciences est le plus efficace ; voir Igor Monteanu, « Nationalismul Transnistrean : actorul invisibil al secesiunii RMN », décembre 2002 et Natalia Cojocaru, Stela Suhan, « Memoria colectiva si
constructii identitare in Transnistria », Chisinau, Institut des politiques publiques, septembre 2002.
4. Loi permettant aux personnes résidant en Moldavie lors de la déclaration de souveraineté de devenir
des citoyens moldaves s’ils en faisaient la demande dans l’année qui suivait (la période a été allongée à
dix-huit mois par la suite).
5. Pal Kolsto, Andrei Malgin, « The Transnistrian Republic : A Case of Politicized Regionalism »,
Nationalities Papers, vol. 26, no 1, mars 1998, p. 103-127.
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l’indépendance, il n’y avait pas de conflit en germe, contrairement à ce que l’on a pu
observer dans d’autres républiques postsoviétiques. Les dirigeants de Transnistrie ont
préféré par deux fois soutenir les putschistes en Russie, en 1991 et en 1993, mais gardent leur pouvoir d’influence à Moscou, en appelant à la protection des russophones
dans l’« étranger proche ». La Russie est présente par l’intermédiaire de la
XIVe armée, qui a pour but officiel d’assurer un maintien de la paix depuis le conflit
violent de 1991-1992. En réalité, elle soutient un pseudo-État lié aux réseaux mafieux,
aux trafiquants de drogue, d’argent sale, d’êtres humains et d’armes. Or,
l’élargissement de l’Union européenne (UE) à la Roumanie en 2007 devrait encourager la première à s’intéresser davantage à la situation de la RMT, à travers notamment la problématique des « nouveaux voisins ».
À la différence de la Gagaouzie, qui est un territoire à peu près homogène dans le
sud du pays (avec la présence de Bulgares, notamment à Taraclia), les groupes
ethno-culturels de la Transnistrie sont les mêmes que ceux du reste de la Moldavie.
Par conséquent, le fait de garantir une autonomie à la Transnistrie ne signifie rien
d’autre que de réduire la souveraineté moldave en l’associant à un régime autoritaire
et vivant largement d’une activité criminelle. Il semble donc que la solution ne passe
pas par une fédéralisation de la Moldavie avec un pseudo-État transnistrien
inchangé, qui ferait de la Moldavie un pays plus instable du fait des risques de fragilisation engendrés par un fédéralisme à deux1. De plus, la fédéralisation tendrait à
rendre plus compliquée la construction d’un État-nation viable, auquel les habitants
de la Moldavie pourraient s’identifier, en évitant l’intégration des minorités dans une
république multiethnique2.
IDENTITÉS, GOUVERNANCE ET DÉMOCRATISATION
Dans les sociétés multiethniques, la différenciation verticale s’appuyant sur
l’ethnie, la religion ou la langue ont souvent une force d’attraction plus forte pour
leurs membres que la différenciation horizontale d’ordre socio-économique3. De fait,
la polarisation des élites a été très accentuée en Moldavie, selon des lignes à caractère
social, culturel et idéologique, qui ne recouvrent pas les critères ethniques mais
davantage ceux des trois « blocs », prorusse, promoldave et proroumain. L’élection
de février 2001, qui a consacré le PCRM, avec 51 % des suffrages, marquait un retour
vers une politique plus russophile. Le résultat du scrutin peut être interprété comme
un troc entre une élite russophone favorisée économiquement, mais désirant des
droits culturels, et des roumanophones souhaitant des droits économiques (les minorités étant plus nombreuses à voter pour le PCRM). Les conflits ethno-culturels ont
généralement pour origine la roumanophobie et le sentiment d’aliénation et de discrimination de la communauté culturelle russe, dont le complexe de supériorité s’est
transformé en frustration suite à l’indépendance de la Moldavie4. La résolution de ces
conflits passe avant tout par une meilleure intégration des minorités, concernant tant
les problèmes avec les administrations que l’encouragement de la pratique de la
1. Jacques Rupnik, Le déchirement des nations, Paris, Le Seuil, coll. « L’idée du monde », 1995.
2. Florent Parmentier, La Moldavie à la croisée des chemins, Paris, Editoo.com, coll. « Universitoo »,
2003.
3. Christopher G. A. Bryant, « Civil Society and Pluralism : A Conceptual Analysis », Sisyphus,
vol. VIII, no 1, 1992.
4. Selon O. Sofransky, « Interethnic Relations in Moldova : The Impact of European Integration »,
op. cit. On parle de « bilinguisme asymétrique » pour désigner le fait que les minorités russophones
apprennent peu le roumain, alors qu’une majorité de roumanophones parle russe.
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« langue d’État ». La permanence de ces antagonismes entraîne la faiblesse des gouvernements successifs et entrave la consolidation démocratique du pays1 ; comme le
constatait Ernest Gellner, la démocratie est plus simple à implanter dans les pays
ethniquement homogènes2.
Le retour ou la permanence d’un régime autoritaire est souvent vu comme un facteur résiduel d’une transition démocratique ; l’expression de « trajectoire politique »
insiste davantage sur l’idée qu’un régime autoritaire réclame une certaine capacité
organisationnelle à contrôler l’État (requérant savoir-faire, cohésion des élites et
capacité étatique), spécialement dans un contexte où le libéralisme politique est hégémonique. La Moldavie apparaît ainsi plus comme un régime autoritaire manqué que
comme une démocratie balbutiante, qui, en dépit de ses difficultés, est sans doute
l’État le plus démocratique de la Communauté des États indépendants (CEI). Le
manque d’histoire de l’État moldave, tant comme entité indépendante que comme
structure démocratique, la faiblesse de la société civile, ainsi que l’établissement d’un
État de droit sont les difficultés majeures sur le chemin de la consolidation démocratique de long terme. On constate que si les problèmes ethno-culturels empêchent une
véritable consolidation étatique et démocratique, ils ne garantissent pas moins, selon
Lucan A. Way, un « pluralisme par défaut » dans un État faible3. La permanence
d’un pluralisme, qui s’exprime à travers les multiples alternances, résulte de
l’incapacité du sommet de l’État d’obtenir un monopole politique. Pour établir un
régime autoritaire, il faut surmonter plusieurs obstacles : la limitation des défections
au niveau gouvernemental, le contrôle du Parlement, de la presse, du processus électoral et des forces de coercition. Paradoxalement, les conflits d’identité en Moldavie
empêchent une véritable consolidation, mais aussi le retour à un régime plus autoritaire, comme on a pu l’observer en Russie et en Ukraine après la résolution des
désaccords fondamentaux dans la vie politique.
La vie politique de la Moldavie depuis l’indépendance est celle d’une relation
troublée entre les élites politiques et les groupes qu’elles prétendent incarner, ainsi
qu’entre les nations et leurs constructeurs. Partagée entre le désir de réunification
avec la Roumanie et le séparatisme de la Transnistrie, la Moldavie a eu pour objectif
de construire un État viable, alors même que les problèmes territoriaux n’ont pas été
résolus. La construction d’une identité citoyenne « moldave » n’est donc encore qu’en
gestation après plus d’une dizaine d’années d’indépendance. La réécriture d’une histoire « moldovéniste » pose des problèmes dans la mesure où ni la langue, ni l’ethnie,
ni l’histoire ne fournissent de raisons déterminantes pour estimer que les Moldaves
sont totalement différents des Roumains, même si on ne peut nier les spécificités de
la Moldavie, du fait de la longue présence russe. La valorisation de Étienne le Grand
(1433-1504) comme grand héros national moldave a ceci de particulier qu’il s’agit
aussi d’un héros pour les habitants de la région moldave de Roumanie, ce qui provoque des querelles historiographiques.
À l’avenir, les rapports entre les différents groupes ethniques pourraient se trouver
affectés par les développements socio-économiques et géopolitiques de la Moldavie.
1. Voir notamment le premier chapitre de Juan José Linz, Alfred C. Stepan, Problems of Democratic
Transition and Consolidation : Southern Europe, South America and Post-Communist Europe, Baltimore
(Md.), Johns Hopkins University Press, 1996.
2. Ernest Gellner, Nations et nationalismes, Paris, Payot, 1994.
3. Lucan A. Way, « Weak States and Pluralism : The Case of Moldova », East European Politics and
Societies, vol. 17, no 3, été 2003, p. 454-482. Voir aussi Lucan A. Way, Pluralism by Default. Challenges of
Authoritarian State-Building in Belarus, Moldova, and Ukraine, Glasgow, Centre for the Study of Public
Policy, University of Strathclyde, 2003.
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䊏
LA REVUE INTERNATIONALE ET STRATÉGIQUE
D’une part, l’exode rural devrait pousser plus de roumanophones vers les villes, où
les russophones sont encore majoritaires, mais dans des proportions moindres qu’il y
a une trentaine d’années. D’autre part, il semble que l’intégration de la Roumanie à
l’UE pourrait rendre son voisin plus désirable pour les Moldaves1, ainsi que renforcer
la présence du « quatrième acteur » (cette expression désignant ici le rôle des organisations internationales, l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe,
OSCE, le Conseil de l’Europe et bientôt davantage, l’UE) dans le triangle classique de
William Rogers Brubaker (État-nation, minorité et patrie), dont la fonction est la
prévention des conflits entre communautés2.
1. À ce titre, voir le nombre massif de naturalisations de Moldaves désirant acquérir la citoyenneté
roumaine ; il s’agit, pour Nicholas Dima, d’une possibilité d’« unification par le bas » qui répondrait à
l’« unification par le haut » de Alexandre Jean Cuza en 1859. Voir Nicholas Dima, Moldova and the Transdnestr Republic, Boulder (Col.) / New York, East European Monographs / Columbia University Press,
coll. « East European Monographs », 2001.
2. Eiki Berg, Wim van Meurs, « Borders and Orders in Europe : Limits of Nation- and State-Building
in Estonia, Macedonia and Moldova », Journal of Communist Studies and Transition Politics, vol. 18, no 4,
décembre 2002, p. 51-74.

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