il faut lire goliarda sapienza

Transcription

il faut lire goliarda sapienza
IL FAUT LIRE GOLIARDA SAPIENZA
Goliarda Sapienza roule dans ma bouche. Son prénom, son nom appellent déjà d'autres histoires,
d'autres mondes. Ils ont la même capacité d'ouverture que ceux de Griselidis Réal. On y trouve là
aussi cette douceur des sonorités qui s'élèvent pour mieux s'apaiser sur la fin et cette répétition du
"a" comme un râle.
Le monde de Goliarda est une sacré découverte, seuls le rapport amoureux et la littérature ont cette
capacité magique de nous entraîner ainsi vers l'intériorité d'un être. Bien sûr, cette intériorité nous
passionne et nous rend heureux et cet être nous semble proche. Alors que les tristes sires de la
littérature française contemporaine, les houellebecqdespentes ne nous inspirent à peu près aucun
désir. (si ce n'est celui de leur foutre un coup de pied au cul).
Dans Les Certitudes du doute, livre qui clôt son cycle autobiographique, Goliarda raconte son
étrange déambulation sous le soleil narcotique de Rome au début des années 1980, en compagnie de
Roberta, une jeune femme des Brigades Rouges qu'elle a connue quelques mois plus tôt en prison.
(elle décrit ce passage en prison dans L'Université de Rebibbia).
Ici, c'est le désir qui est décrit dans tous ses états. Un désir sans cesse avivé, déçu, et qui plonge
Goliarda dans les tourments de l'amoureuse éperdue. Ce désir transgresse avec allégresse, comme
dans son roman le plus connu L'art de la joie, les frontières des genres et des âges. On n'est jamais
non plus dans une revendication identitaire, féministe ou lesbienne. Goliarda ne cesse de feinter
toutes ces assignations et tout ce qu'elle affirme ici, avec une joie intense, c'est la liberté d'aimer, de
désirer qui elle veut. Et par-dessus tout, c'est le pouvoir, le délire de l'imagination qui est présent à
travers tout le livre. Cette transmutation du vil métal de la réalité en or littéraire s'effectue par le
truchement de divers procédés littéraires qu'elle dévoie, qu'elle détourne et qui expriment soudain
avec une force rare, le désir amoureux, ses doutes et ses joies. Les dialogues, les monologues
intérieurs de la narratrice, les descriptions et les portraits, construisent ici un univers unique où se
côtoient un monde de femmes (les hommes sont quasiment absents, comme dans L'Université de
Rebbibia) et un fantastique urbain dont on ne retrouve l'équivalent que dans Rue des Maléfices de
Jacques Yonnet ou encore Nadja de Breton. La ville dans laquelle Roberta entraîne Goliarda est un
lieu plein de pièges, de souterrains, de bars-refuges, de places désertes comme dans un tableau de
Chirico, de rendez-vous secrets dans des gares, d'escaliers descendant vers des gouffres et ce rêve
éveillé est rempli de réminiscences de la prison, comme si elle s'étendait désormais à la ville entière
et que la dangereuse Roberta transportait avec elle cette ambiance carcérale particulière, corrosive
et protectrice.
... l'escalier descend à pic, surmonté de voûtes immenses parcourues par des fantômes de chauvessouris qui se cognent aux murs maculés d'humidité, tandis que des pas précipités résonnent
derrière nous en une avalanche de coups de sabots, de rires, de petits cris de joie (ou de peur?).
Vomies par l'escalier glissant, à peine un peu plus éclairé que ceux de Rebbibia, nous arrivons, à
travers de grandes portes aux châssis écaillés et aux vitres parfois cassées, dans un tunnel immense
et si profond - que ce soit à droite ou à gauche - qu'il paraît sans fin. Ne serait-ce parce que la
lumière est ici quasiment réduite à un lumignon de chambre mortuaire...
Quant aux portraits multiples de Roberta, ce sont des chants d'amour qui s'élèvent tout au long du
livre, d'autant plus intenses que Goliarda sait que son temps est compté. Sa jeunesse et sa beauté
sont menacées par l'époque, ces années de plomb qui vont finir par l'emporter.
Elle apparaît sans cesse changeante, son visage, ses costumes, ses humeurs évoluant selon les lieux,
les moments et Goliarda se sent impitoyablement attirée par cette toute jeune femme, tour à tour
petite fille espiègle et harpie, sage et perdue, être fabuleux et insaisissable.
Sa voix, sa belle voix profonde, avec des chutes argentines de monnaies mélangées à des
grondements telluriques...
Ses yeux, d'un brun compact, parfois presque noir, parfois étincelant de décharges rougeâtres. [...]
Tout doucement je commence à décomposer les deux, trois couleurs qui composent ce marron
foncé. Il y a une patine d'or qui crée ce fameux mordoré royal - maintenant qu'elle est occupée à
découvrir ce qui m'a prise -, lequel glisse tout de suite, dès qu'elle croit avoir compris, dans un pur
jaune d'exultation, pour, se rechargeant de plus de densité, se transformer enfin - peut-être à cause
de mon amertume - en un lac envahi par les mille verts, rouges et violets de tous les lacs saisis par
la mélancolie du crépuscule.
Le livre nous tient sous son charme insidieux et les scènes finales nous réveillent brutalement de ce
demi-rêve languide pour nous plonger dans le réel de la répression des années de plomb. Il reste
alors à Goliarda à transmettre le souvenir de Roberta et de ses camarades à travers ce beau livre.
[...] je n'ai plus qu'à me jeter dans le vide en retournant à elle, la recherchant, me rendant enceinte
de son image et la laissant mûrir en moi, la nourrissant constamment jusqu'à ce que, enfin
modelée, elle puisse passer des ténèbres à la lumière [...]
Il faut lire Goliarda Sapienza.
(Les livres de Goliarda Sapienza sont édités par les belles éditions Le Tripode. Ils peuvent être empruntés à la
bibliothèque-infokiosque, 152 grand-rue à St Jean du Gard)