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cahiers de praxematique ´ cahiers de praxématique 46— 2006 Revue semestrielle, publication de Montpellier III Changements linguistiques: figement, lexicalisation, grammaticalisation Numéro coordonné par Michelle Lecolle et Sarah Leroy Sommaire Michelle LECOLLE et Sarah LEROY Présentation 7 Résumés/Abstracts 13 Michelle LECOLLE Changement dans le lexique — changement du lexique : Lexicalisation, figement, catachrèse 23 Aude LECLER Le défigement : un nouvel indicateur des marques du figement ? 43 Sylvianne RÉMI-GIRAUD De la création à l’extinction : métaphore(s) et mondes de discours 61 Laurent PERRIN Énonciation, grammaticalisation et lexicalisation 81 Jérôme CABOT Le figement dans la parole du personnage de roman 103 Sophie PRÉVOST Grammaticalisation, lexicalisation et dégrammaticalisation : des relations complexes 121 Injoo CHOI-JONIN À propos de la relation entre la grammaticalisation et la lexicalisation : le cas du verbe ci-ta en coréen 141 Dominique LEGALLOIS et Philippe GREA L’objectif de cet article est de... Construction spécificationnelle et grammaire phraséologique 161 Lectures et points de vue Benoît HABERT Instruments et ressources électroniques pour le français. Gap/Paris : Ophrys, 2005, 170 p. (Sarah Leroy) 187 Florence LEFEUVRE et Michèle NOAILLY (éd.), Travaux linguistiques du CerLiCO 17, « Intensité, comparaison, degré-1 ». Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2004 (Pascale Hadermann) 190 Pierre Patrick HAILLET et G. KARMAOUI (éd.) Regards sur l’héritage de Mikhaïl Bakhtine. CergyPontoise : Université de Cergy-Pontoise, 2005, 244 p. (Dominique Legallois) 194 Patricia VON MÜNCHOW et Florimond RAKOTONOELINA (éd.) Les Carnets du Cediscor 9, « Discours, cultures, comparaisons ». Paris : Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2006, 204 p. (Agnès Celle) 199 Cahiers de praxématique , , - Michelle Lecolle et Sarah Leroy Université Paul Verlaine — Metz, EA 3474 CELTED UMR 7114 MoDyCo, Université Paris X — Nanterre Présentation Ce numéro poursuit, en la développant, une première rencontre autour de la question des changements dans le lexique . Le recueil de ces huit articles est destiné à embrasser dans ce qu’ils ont de commun des phénomènes de changements lexicaux connus sous les noms de figement et de lexicalisation, qui mettent en jeu un « processus de fixation » d’une séquence langagière dans la compétence discursive, et des phénomènes de changements catégoriels traités dans la perspective de la grammaticalisation, supposée expliquer « le passage d’un mot autonome au rôle d’élément grammatical » (Meillet ). Figement et lexicalisation sont des notions linguistiques fort courantes. Pour autant, elles ne sont pas toujours réellement interrogées d’un point de vue théorique. La référence à ces notions se fait d’ailleurs bien souvent indirectement, par l’emploi de formes comme lexicalisé, figé ou lexicalisation de, figement de. Les modélisations néanmoins proposées conduisent à des réorganisations dans la manière de percevoir l’articulation des faits de langue et de discours et des niveaux d’analyse (syntaxe et morphologie, lexique et syntaxe principalement). Si la dimension diachronique des faits de fixation dans le lexique est le plus souvent, sinon ignorée, du moins laissée dans l’implicite, les études du domaine de la grammaticalisation, en revanche, abordent de front la question de la diachronie, cherchant, du moins dans les perspectives actuelles, à la penser en termes de système. Pour autant, les processus décrits, notamment en termes de coalescence ou de fusion, rappellent étrange. Journée Conscila du juin , intitulée « Changements dans le lexique : lexicalisation, figement, catachrèse ». Cahiers de praxématique , ment ce qui est décrit ailleurs en terme de figement ; les phénomènes d’usure et de changement sémantique rapportés à la grammaticalisation peuvent, à certains égards, être comparés à la lexicalisation de tropes. D’ailleurs les déplacements sémantiques métonymique et métaphorique sont fréquemment invoqués comme explication des phénomènes. Quant au sujet parlant, sa place, singulière ou collective, dans les déplacements sémantiques et formels est reconnue comme centrale dans le cadre de la grammaticalisation, et apparaît nettement dans certaines études consacrées à la lexicalisation. On voit donc que les faits étudiés au titre du figement ou de la lexicalisation et de la grammaticalisation ont de nombreux points communs, dont le noyau est le changement linguistique, dans sa dimension diachronique, et les phénomènes de fixation de la forme et/ou du sens qui peuvent en découler. Si donc, en tant que théorie, la grammaticalisation dépasse largement le cadre de la « fixation », on voit qu’elle la rencontre néanmoins sur nombre de ses objets. De fait, ces deux champs d’investigation des linguistes sont peutêtre plus complémentaires que différents : bien que souvent cloisonnés à l’intérieur d’horizons théoriques différents et invoqués à propos d’objets distincts, ils renvoient à un phénomène transversal, articulant discours et langue, lexique et grammaire, synchronie et diachronie, et concernant tout autant la dimension syntagmatique que la dimension paradigmatique du langage, qui met, de plus, en jeu un changement sémantique (usure ou passage supposé du concret à l’abstrait) et sémiotique (réanalyse, motivation ou démotivation). C’est ce que fait apparaître le dialogue, la rencontre, forcément partielle et limitée, des différents types d’approches qui les parcourent, sur les plans des phénomènes observés, des méthodes d’observation et d’analyse, comme des perspectives théoriques adoptées. Ce numéro conserve donc une approche résolument confrontative, et avoue un triple objectif. On a souhaité y voir abordées des questions d’ordre épistémologique et définitoire, amorcés des dialogues entre les approches, et proposées des études de cas de figement, de lexicalisation ou de grammaticalisation, ou de cas faisant justement apparaître des limites ou des points de rencontre. Présentation . Questions épistémologiques et définitoires Il s’agit de clarifier l’emploi des termes et par là des notions, qui sont en effet loin d’être totalement stables. D’une part, certaines appellations font l’objet d’un rattachement « historique » à des théories précises (comme l’emploi spécifique et préférentiel de figement dans les approches du lexique-grammaire, ou la référence à la « théorie de la grammaticalisation »). D’autre part, certains linguistes effectuent des choix (exclusifs ou non) entre les différents termes. Enfin, la place accordée à ces phénomènes varie selon les perspectives théoriques (banc d’essai pour les grammaires de constructions et les approches cognitives, renouvellement dynamique des approches de la dénomination...). L’analyse des ces choix et de la place relative accordée aux phénomènes et aux notions permet de tracer les limites et les zones de chevauchement des domaines recouverts par ces termes, et ainsi de construire les outils de description des multiples réalisations qui articulent et font interagir discours et lexique, lexique et grammaire. . Liens des notions entre elles Il s’agit de décrire comment les notions de lexicalisation, figement et grammaticalisation s’inscrivent dans des oppositions qui révèlent aussi de nombreux recoupements et de multiples « points aveugles » : si d’une part, en tant que procédés de fixation, on les oppose à tout ce qui est « libre » (le discursif vs le niveau de la langue, l’extralinguistique vs le proprement linguistique, le figural vs le lexical, le singulier vs le collectif, etc.), d’autre part on trouve d’autres grandes catégories de distinctions, telles que celle qui oppose les processus de la lexicalisation et de la grammaticalisation (elles-mêmes parfois appréhendées sous le terme de figement). Ces questions peuvent de plus fournir l’occasion d’interroger l’emploi, ou au contraire l’exclusion, de ces notions par telle ou telle théorie linguistique. . Cahiers de praxématique , Analyse des processus de changement et de fixation Ici, les processus sont envisagés selon le double point de vue de leur mise en œuvre et de leurs effets. Il s’agit tout autant d’aborder la description et l’analyse des formes abouties de figement, lexicalisation et grammaticalisation que les processus qui y conduisent. L’aspect diachronique est alors particulièrement exploré, qu’il s’agisse de diachronie « large », à l’échelle de la langue historique, ou, plus modestement, de l’émergence de dénominations ou de formules dans une « diachronie immédiate », inscrite dans des espaces contextuels donnés. On s’intéresse également aux effets (sémantiques, cognitifs, argumentatifs, stylistiques...) éventuels de ces processus, en interrogeant les aspects interprétatifs de la fixation à travers la reprise et la circulation des discours. Plus généralement, c’est d’une part la dialectique entre tous les niveaux s’étageant du « préformé » grammatical ou lexical à la création individuelle dans le discours, et d’autre part la présence permanente du diachronique au sein même du synchronique qui sont interrogées, à travers différents niveaux d’analyse : théorie linguistique, langue, discours, interdiscours. Ces différents points étant abordés de façon transversale et non exclusive dans les différentes contributions, le sommaire est envisagé en deux grandes parties thématiques, l’une portant essentiellement sur les processus et effets discursifs du figement et de la lexicalisation, l’autre étant consacrée à la grammaticalisation, en tant que telle comme en relation avec le figement et la lexicalisation. La première série d’articles s’ouvre sur deux études qui en interrogent les définitions et les limites. Michelle Lecolle cartographie les « Changement dans le lexique — changement du lexique » à travers le trio « lexicalisation, figement, catachrèse », en montrant les recouvrements et les convergences entre ces trois termes et notions, du point du vue des unités concernées et des positions théoriques mises en jeu, avant de proposer une illustration des différents aspects du changement lexical pour la catégorie bien particulière du nom propre. De son côté, Aude Lecler (« Le défigement : un nouvel indicateur des marques du figement ? ») se penche plus précisément sur le figement et tâchant, après bien d’autres, d’en déterminer des traits définitoires, propose d’inverser la tendance et de tenir pour critère de premier ordre la possibilité du défigement, quels que soient les Présentation aspects (sémantique, syntaxique, phonétique) sur lesquels il s’exerce. Les deux articles suivants creusent et renouvellent deux questions de fond portant, l’une sur les rapports entre métaphore et fixation, l’autre sur la nature et le statut de ce qui est lexicalisé. Sylvianne Rémi-Giraud, tout d’abord, dans « De la création à l’extinction : métaphore(s) et mondes de discours », revient sur les degrés de « vitalité » de la métaphore, pour montrer que le passage de la métaphore vive à la métaphore figée, lexicalisée, d’une part est plus scalaire que binaire et d’autre part correspond à un changement de monde de discours, un passage d’un monde virtuel à un monde actuel. Laurent Perrin, ensuite, avec « Énonciation, grammaticalisation et lexicalisation », attire notre attention sur un procédé, sinon mal connu, du moins peu décrit et peu intégré dans les approches de la lexicalisation, celui de la délocutivité. La prise en compte de l’énonciation dans les procédés de fixation intéresse les processus tant de grammaticalisation que de lexicalisation ; cet article annonce donc les problématiques exposées dans le deuxième volet du numéro. Mais auparavant, l’exploration de la dimension lexicale des changements et fixations s’achève sur un aperçu des effets de sens du figement en contexte littéraire : Jérôme Cabot (« Le figement dans la parole du personnage de roman ») montre, sur un ensemble romanesque d’Albert Cohen, combien ces figements formels, notionnels et idéologiques, tant du discours même des personnages que comme incursions extérieures, sont stylistiquement exploitables et exploités dans la construction de la représentation des personnages, et agissent comme opérateurs de disqualification de la personne et du groupe social. La seconde série d’articles fait intervenir de façon plus centrale la notion (voire la théorie) de grammaticalisation, et en particulier explore ses relations avec la lexicalisation. Sophie Prévost, tout d’abord, donne un état de l’art précis, qu’elle résume ainsi : « Grammaticalisation, lexicalisation et dégrammaticalisation : des relations complexes ». Il ne s’agit pas en effet d’une relation de réciprocité stricte entre deux mouvements contraires de lexicalisation et de grammaticalisation, puisque la situation se complique de la présence d’un troisième phénomène, celui de dégrammaticalisation. Les notions de direction et de gradualité du changement se révèlent capitales pour l’étude de ces changements linguistiques, qui Cahiers de praxématique , ne doivent pas être conçus comme opposés mais distribués. Après cette présentation complète, on passe à une étude de cas qui illustre la situation, avec l’article d’Injoo Choi-Jonin, sur un exemple de passage « De la grammaticalisation à la lexicalisation : le cas du verbe ci-ta en coréen ». Ce dernier, verbe lexical, peut se grammaticaliser comme auxiliaire, lequel pourra à son tour, à l’issue d’un processus de lexicalisation, venir composer, à l’aide d’une suffixation, un verbe complexe. Enfin, l’article de Dominique Legallois et Philippe Gréa, « L’objectif de cet article est de... : construction spécificationnelle et grammaire phraséologique » fait pendant à celui de Laurent Perrin en explorant, là encore, un niveau linguistique moins souvent considéré du point de vue de la grammaticalisation, celui de l’énoncé. C’est ici l’énoncé lui-même en tant que construction qui, dans sa totalité, connaît la grammaticalisation. Ainsi, ce phénomène de fixation est étendu à un ensemble à la fois lexical et grammatical. À l’issue de ce parcours le lecteur aura, on l’espère, un aperçu à la fois synthétique et confrontatif des différents phénomènes de changement et de fixation linguistiques. À partir d’approches ou de cas nécessairement partiels, ce numéro met en regard différentes méthodes et traditions d’analyse, éclairant ainsi d’un jour inhabituel les relations entre figement, lexicalisation et grammaticalisation. Cahiers de praxématique , , - Résumés/Abstracts Michelle LECOLLE Changement dans le lexique — changement du lexique : lexicalisation, figement, catachrèse Cet article se donne pour objectif de cerner les acceptions des trois termes lexicalisation, figement et catachrèse, comme processus et comme résultat du processus et, sous le terme générique de « phénomène de fixation », de préciser leurs points communs et leurs divergences. Après avoir défini les termes et présenté le panorama de leur exploitation dans les Sciences du Langage, on s’intéresse à ce qui rapproche les notions, en choisissant trois axes : phénomènes de fixation et lexique ; phénomènes de fixation et créativité ; phénomènes de fixation et discours. Enfin, on propose une application des trois phénomènes de fixation au cas particulier des noms propres. Mots-clés : lexicalisation, figement, catachrèse, nom propre. Changes within lexicon — changes of the lexicon itself: lexicalization, freezing process, catachresis The purpose of this paper is to investigate three related concepts: lexicalization, the freezing process of set phrases and catachresis. Firstly, the processes covered by these concepts are described according to different approaches in Linguistics. The term “fixation facts” is used as Cahiers de praxématique , a generic term to summarize the three notions and to attempt to delineate their common points and their differences. In order to better point out the common features of the concepts under scrutiny, three separate axes are chosen: “fixation facts” and the lexicon, “fixation facts” and creativity, “fixation facts” and discourse. Finally, the paper presents an application of “fixation facts” to the specific case of proper nouns. Keywords: lexicalization, freezing process of set phrase, catachresis, proper noun. Aude LECLER Le défigement : un nouvel indicateur des marques du figement ? Cet article tente de montrer que l’étude du défigement représente une source d’informations sur le figement, en postulant que la déformation discursive préserve certaines marques de fixité. Celles-ci s’observent à l’intérieur et à l’extérieur de la formule figée. La morpholexicalité, la structuration syntaxique, l’effet paronomastique et le contexte participent, conjointement ou non, à (re)former l’expression figée et à en actualiser le sens. Ainsi, si la définition du figement repose avant tout sur des propriétés morphologiques, syntaxiques et sémantiques qui ressortissent prioritairement de la langue, elle gagne à être complétée par les propriétés discursives relevant de l’observation du défigement. Mots-clés : défigement, expression figée, analyse discursive, contexte. Puns based on set phrases: a new way of looking at how set phrases come into being The study of puns on set expressions represents a valuable source of information because, in the process of “distorting” the existing turns of phrase, some of the features that makes them set phrases are retained and are, therefore, made more visible. Hence, they can be observed inside and outside the set expression. Morpholexicality, syntactic structuring, paronomastic effect and context all participate, jointly or not, in the (re)forming of the fixed expression and the reactivation of its meaning. The paper shows that, while the definition of Résumés/Abstracts fixedness is primarily based upon the morphological, syntactical and semantic properties of language, it can be fine tuned by the analysis of the discursive properties of puns based on set phrases. Keywords: puns on set expression, fixed expression, set phrases, discourse analysis, context. Sylvianne RÉMI-GIRAUD De la création à l’extinction : métaphore(s) et mondes de discours La problématique de la lexicalisation et du figement est couramment évoquée à propos de la métaphore sans qu’on lui accorde toujours la place qu’elle mérite. On tente de montrer dans cet article que le processus métaphorique s’inscrit fondamentalement dans la gradualité et qu’il est possible d’en rendre compte dans le cadre d’une approche sémantico-énonciative à partir d’un dédoublement des plans d’énonciation. Deux mondes de discours (l’un virtuel, l’autre actuel) sont ainsi mis en évidence, dont l’interaction permet d’expliquer les différents seuils d’intensité de la figure — de la métaphore vive à la métaphore éteinte en passant par ce point d’équilibre que représente la métaphore lexicalisée. Mots-clés : métaphore, lexicalisation, énonciation, monde virtuel, monde actuel. From birth till death: metaphors within their realm The question of lexicalisation and fixation is routinely mentioned in relation to metaphors without these two processes actually being granted the rightful place they deserve. In this paper, we attempt to show that the metaphorical process is intrinsically a gradual one and that it is possible to account for it within the framework of a semantic and discourse analysis approach. One needs to take as a starting point a split between different levels of utterance. Two realms of discourse (one virtual, the other one actual) are thus brought to light. Different degrees of metaphor intensity can then be explained in terms of the interaction between these two levels — from the live metaphor to the dead one, and, in between, the point of equilibrium that the lexicalised metaphor stands for. Cahiers de praxématique , Keywords: metaphor, lexicalisation, speech act, virtual word, actual world. Laurent PERRIN Dénomination auto-délocutive et formation du lexique L’objectif général de cette étude est d’évaluer le rôle de l’énonciation dans la formation et l’exploitation de deux sortes d’instructions sémantiques complémentaires à l’intérieur du sens. Dans la première partie, nous observons que ce qui est modal au sens élargi, procédural ou grammatical, centré sur la notion de formule, résulte d’un processus de grammaticalisation fondé sur l’intégration linguistique de routines interprétatives associées à diverses formulations descriptivement affaiblies, recyclées à l’usage énonciatif. Nous observons ensuite, dans la seconde partie, que si la grammaticalisation consiste à fabriquer du modal avec du lexical, de la formule avec du concept ou de la description, la lexicalisation fait l’inverse ; elle fabrique du lexique avec de la formule et donc de l’énonciation. La citation joue alors un rôle sémantique majeur. Après avoir relevé que certaines expressions lexicales bien particulières, délocutives au sens de Benveniste, consistent à intégrer une forme de citation lexicalisée de l’énonciation d’une formule, nous nous intéressons ensuite, dans la troisième partie, à la signification transitoire, non encore définitivement établie, des expressions lexicales émergentes, qui intègrent en fait systématiquement à leur signification une forme d’autocitation à la fois de leur énonciation effective et de leurs énonciations passées. Nous parlons à ce sujet d’expressions (ou de dénominations) auto-délocutives. Mots-clés : énonciation, grammaticalisation, lexicalisation, délocutivité, citation. Auto-délocutive denomination and lexicon formation The general purpose of this paper is to evaluate the role of enunciation in the formation and use of two complementary types of semantic instructions. The grammatical/procedural axis shows that the formulaic results from a grammaticalization process in which interpretative Résumés/Abstracts routines weaken descriptions into enunciative uses. Conversely, lexicalization processes produce descriptions from the formulaic, and therefore from the enunciative. Quotative mechanisms here play a major semantic role. Some particular lexical uses are considered as delocutive expressions in the sense in which Benveniste integrates a lexicalized quotation of an enunciative formula. These have an interpretation (yet to be conventionalized) that integrates a reference to their own use, and which we propose to call auto-delocutive. Keywords: enunciation, grammaticalization, lexicalization, delocutivity, quotation. Jérôme CABOT Le figement dans la parole du personnage de roman Il s’agit d’étudier les modes et les effets stylistiques de l’attribution de formules figées à un personnage de roman, à partir de la tétralogie d’Albert Cohen : Solal, Mangeclous, Belle du Seigneur et Les Valeureux. On y observe un continuum orchestrant toutes les formes de figements. Leur mise en scène, au second degré, fait du roman l’expression esthétique d’une conscience critique du langage. Le lecteur construit, à partir de leur rapport à la langue, à la norme, au groupe et à l’autorité, une représentation des personnages disqualifiée par le figement. Le figement linguistique apparaît comme la cristallisation stylistique et l’indice connotatif du figement doxique. La première disqualification, d’ordre sociolinguistique, stigmatise le petit bourgeois, et s’articule à la disqualification idéologique du groupe social à travers la parole cohésive. S’y ajoute l’expérience du figement comme processus au fil de la diachronie romanesque. La disqualification satirique passe de la dimension du groupe et de la langue à celle du couple et du discours tel que le roman le construit : c’est le figement à l’œuvre. Ces deux phénomènes, externe et interne au roman, situent l’origine de ces paroles en amont de l’individualité des personnages, et partant les désubjectivise et les désémantise. Le figement, ainsi élaboré, orchestré et problématisé, confronte le lecteur, in vivo, à l’expérience de ce que parler veut dire. Cahiers de praxématique , Mots-clés : figement, stylistique, roman, personnage, discours rapporté, satire. An approach of the “freezing process” through a study of conversations in novels This paper explores how the putting of set phrases in to the mouths of characters within works of fiction contributes to style in four novels by Albert Cohen, namely Solal, Mangeclous, Belle du Seigneur and Les Valeureux. A wide range of such phrases have been collected, displaying every type of set phrase. Through the ironic use he makes of such expressions, the novelist finds a stylistic outlet for his critical awareness of language. The reader can, in turn, construct a representation of the characters which is based on their relationship to language, conformism, social belonging, authority, etc — a relationship used by the writer to orchestrate his characters’ self-incriminations. Set phrases appear as the stylistic crystallization and connotative mark of the doxic freezing process. The first disqualification, on the sociolinguistic level, stigmatizes the petit bourgeois, and combines with a further ideological disqualification — that of the social group, through cohesive speech. Furthermore, the reader experiences the freezing processas he reads on, in novelistic diachrony. The satiric disqualification moves from group and language to couple and speech as it is constructed by the novel, so that the reader sees the freezing process at work. These two phenomenons, outside and inside the novel, locate the origin of these speeches above the characters’ individuality, and therefore lessen their subjectivity and meaning. The freezing process is dealt in this way to make the reader experience in vivo what speaking really means. Keywords: freezing process, stylistics, novel, character, reported speech, satire. Sophie PRÉVOST Grammaticalisation, lexicalisation et dégrammaticalisation : des relations complexes Prenant comme point de départ la grammaticalisation, l’article vise à éclaircir les rapports complexes qu’entretiennent la grammatica- Résumés/Abstracts lisation, la lexicalisation et la dégrammaticalisation. On envisage pour cela les points de rencontre et de séparation entre ces différents processus, ainsi que certaines des approches qui tentent de les appréhender, et dont les divergences tiennent souvent à la pluralité des perspectives et des critères d’analyse. Il est montré que les relations entre les trois processus ne se réduisent assurément pas à une simple opposition et/ou recouvrement. Mots-clés : grammaticalisation, lexicalisation, dégrammaticalisation, changement linguistique. Grammaticalization, lexicalization, degrammaticalization and their complex relationships The starting point of this paper is grammaticalization; the complex connections that the latter has with lexicalization and degrammaticalization are analysed. To understand them, it is necessary to focus on how these processes both interact and differ from each other; the approaches that try to describe them are also put under scrutiny, as their conflicting views often lie within the different perspectives and criteria they have adopted. The relationships between those three processes do not simply boil down to opposition and/or overlapping. Keywords: grammaticalization, lexicalization, degrammaticalization, linguistic change. Injoo CHOI-JONIN À propos de la relation entre la grammaticalisation et la lexicalisation : le cas du verbe ci-ta en coréen Le but de l’article est de défendre l’hypothèse selon laquelle la grammaticalisation et la lexicalisation sont deux processus de changement linguistique parallèles, et non opposés ou en miroir. Les deux processus sont graduels et unidirectionnels, et le passage de la grammaticalisation à la lexicalisation ainsi que le passage inverse sont possibles, sans pour autant violer le principe d’unidirectionnalité. L’exemple du verbe ci-ta en coréen plaide en effet en faveur de cette hypothèse, permettant d’illustrer l’évolution progressive d’un lexème verbal vers un auxiliaire puis vers le composant d’un lexème verbal et finalement vers un auxiliaire exprimant la subjectivité du Cahiers de praxématique , locuteur. Il est montré également que le sens lexical d’origine persiste aussi bien dans le cas de grammaticalisation que dans celui de lexicalisation. Mots-clés : grammaticalisation, lexicalisation, unidirectionnalité, persistance, coréen. On the relation between grammaticalization and lexicalization: the case of Korean verb ci-ta The aim of this paper is to defend the hypothesis that grammaticalization and lexicalization are two parallel language change processes, and not opposites or mirror images. The two processes are gradual and unidirectional, and both the transition from grammaticalization to lexicalization and the inverse transition are possible, without violating the principle of unidirectionality. This assumption is argued for by the example of the Korean verb ci-ta, which illustrates the progressive evolution of a verbal lexeme towards an auxiliary then towards the component of a verbal lexeme and finally towards an auxiliary expressing a speaker’s subjectivity. It is also shown that the original lexical meaning persists in lexicalization as well as in grammaticalization. Keywords: grammaticalization, lexicalization, unidirectionality, persistence, Korean. Dominique LEGALLOIS et Phillippe GREA « L’objectif de cet article est de » : construction spécificationnelle et grammaire phraséologique L’objectif de cet article est de montrer que les énoncés spécificationnels du type l’objectif de cet article est de montrer que les énoncés spécificationnels... connaissent divers degrés de figement, et partant, doivent être considérés, à un niveau général, comme des constructions (au sens de la Grammaire de Construction) et comme des unités phraséologiques. Nous nous appuyons, pour l’étude, sur les données extraites d’une année () du journal Libération. Notre conclusion est que les phénomènes de figement portent non seulement sur le lexique, mais aussi sur des unités grammaticales non lexicalement saturées, mais porteuses de signification. Résumés/Abstracts Mots-clés : grammaire de construction, constructions spécificationnelles, noms sous-spécifiés, phraséologie, coercition. “L’objectif de cet article est de”: “specificational” constructions and phraseological grammar This paper deals with expressions of the type la première mesure est de fixer la règle du jeu ou mon propos, c’était qu’on ne m’emmerde pas, which are seen as constructions in the Construction Grammar meaning of the term. These constructions are called specificational constructions. The material discussed is derived from data collected over one year () from the newspaper Liberation. Special attention is given to the idiomatic properties of these structures, be they lexically or grammatically based: specificational constructions are linguistic patterns resulting from a pairing of form and discourse functions. Keywords: construction grammar, specificational constructions, non specific nouns, phraseology, coercion. Cahiers de praxématique , , - Dominique Legallois et Philippe Grea (CRISCO, MODESCOS, Université de Caen) (MODYCO, Université de Nancy II) [email protected] [email protected] L’objectif de cet article est de... Construction spécificationnelle et grammaire phraséologique Les processus de fixation langagière dans la compétence discursive sont le plus souvent perçus comme des phénomènes inhérents soit aux lexèmes/phrasèmes (lexicalisation), soit aux grammèmes (grammaticalisation). De nombreux travaux tant diachroniques que synchroniques, ont permis d’apprécier ces processus fort hétérogènes, mais centraux dans la vitalité d’une langue. L’objectif est ici de montrer, à la suite d’autres analyses, qu’il est concevable de considérer certaines séquences syntaxiques (supérieures au syntagme) comme des cas d’unités figées, « fixées » dans notre savoir discursif, douées de caractéristiques sémantiques ou pragmatiques spécifiques. Autrement dit, nous pensons qu’il est possible de déceler des unités phraséologiques là où l’on voit généralement une liberté combinatoire prise en charge par des règles de composition syntaxique. L’exemple étudié dans le cadre de cet article est celui des énoncés spécificationnels du type : () N P/N, ’ P : mon propos, c’était qu’on ne m’emmerde pas (--) () N INF/N, ’ INF : la première mesure est de fixer la règle du jeu (--) Sauf mention, toutes les occurrences proviennent du journal Libération (l’intégralité de l’année ). C’est donc sur les données de Cahiers de praxématique , ce corpus que portera notre investigation. Nous traiterons les différentes formes données ci-dessus (avec complément phrastique ou infinitif, avec présence ou non du pronom de reprise ce), comme les réalisations de la forme générale « nue » notée N EST QUE P./INF. Nous ne prendrons pas en compte pour des raisons de place, les énoncés spécificationnels (fréquents) avec réalisation nominale du complément. Par exemple : () À Tahiti, le problème est la crise sociale (--). La première partie de l’article étudie les caractéristiques syntactico-sémantiques et pragmatiques des énoncés spécificationnels ; la deuxième, en s’appuyant sur la notion de « construction », établit leur statut d’unités phraséologiques. Dans la troisième partie, nous analysons les données issues du corpus. Il s’agit d’examiner les noms employés dans la structure, aussi bien qualitativement que quantitativement, ainsi que d’apprécier les niveaux multiples d’idiomaticité : si la forme nue N EST QUE P./INF. constitue, à un niveau général, une unité, un tout, elle connaît également des emplois lexicalement figés. De là, nous discutons dans la quatrième partie la capacité de cette forme à accueillir des noms non prédestinés, ainsi que sa complémentarité avec d’autres constructions pour former des énoncés innovants. . Caractéristiques syntaxiques, sémantiques et pragmatiques des énoncés spécificationnels La forme étudiée ici n’est pas récente, puisque nous en avons une première attestation dans Frantext dès le début du e siècle : () Vous sçavez la perversité de Banquet, qui a faulx couraige. Sa principalle habillité, c’est de tuer gens par oultraige (Nicolas de La Chesnaye, La Condamnation de Banquet, ). Nous donnons ici les principales caractéristiques des énoncés spécificationnels (désormais ES ). Ces constructions sont évidemment . ES, donc, pour « énoncé spécificationnel », soit la réalisation en discours de la construction spécificationnelle, notée CS. L’objectif de cet article est de... à rapprocher des constructions pseudo-clivées avec lesquelles elles partagent bien des propriétés. Si l’on considère l’exemple : () Le piquant de l’affaire, c’est que Martine Anzani vient justement d’être nommée à la chambre criminelle de la Cour de cassation... (Libération --) dans lequel on observe un adjectif nominalisé , on peut facilement proposer une structure pseudo-clivée correspondante : (’) Ce qui est piquant dans l’affaire, c’est que... Nous considérons, sans parler de dérivation, que la structure spécificationnelle court-circuite la pseudo-clivée, la simplifie dans une sorte d’économie communicationnelle, grâce à une grammaticalisation qui ne porte pas en tant que telle sur l’emploi nominal de l’adjectif piquant, mais sur la forme « abstraite » N EST QUE P./INF. Pour les noms les plus employés dans ces énoncés (objectif, problème...), une pseudo-clivée équivalente, si elle est possible, se révèle immédiatement « lourde » : () (’) Ce qui est/constitue notre but Ñ notre but, c’est que... Ce qui est problématique pour nous, c’est que Ñ notre problème, c’est que... La construction s’inscrit dans une double fonction informationnelle : la topicalisation, accentuée dans la structure avec le pronom de reprise, et la focalisation sur le constituant phrastique ou infinitif, grâce au retardement opéré par le dispositif syntaxique (la réalisation du complément attendu est en quelque sorte suspendue par ce). À cela s’ajoute un rôle de connecteur facilement repérable en contexte : parmi les relations de cohérence, celle de contraste est sans doute la plus saillante. Par exemple : . Pour une analyse de fond des pseudo-clivées, cf. Roubaud () et Apothéloz (à paraître a et b). Les articles d’Apothéloz abordent également, dans une perspective à la fois syntaxique et discursive, « nos » énoncés spécificationnels. Nous le remercions de nous avoir communiqué son précieux travail, non encore publié. . Cf. Gaatone (). Cahiers de praxématique , () Groucho invente une certaine mademoiselle Fifi et Carmen revient auditionner, en français, le visage masqué. Elle chante « Je vous aime mon chéri » et fait un triomphe. Le drame, c’est que Steve Hunt décide d’engager à la fois Carmen et mademoiselle Fifi. (Libération, --) Le drame, c’est que est ici un connecteur auquel pourrait se substituer — sans avantage — des adverbes comme pourtant, cependant : (’) Elle chante « Je vous aime mon chéri » et fait un triomphe. Cependant, Steve Hunt décide d’engager à la fois Carmen et mademoiselle Fifi. Dans les emplois sans pronom de reprise, le dispositif topicalisation/focalisation est certes moins marqué, mais est tout de même efficient en raison de la nature cataphorique du SN (et de l’incomplétude sémantico-référentielle du nom, cf. plus bas), en attente d’une identification par le complément. Ce qui est en attente est toujours, en quelque sorte, sujet d’une focalisation. On posera que la construction N EST QUE P./INF. est composée d’une partie informativement « sous-spécifiée », le SN, et d’une partie spécifiante, le verbe être et le constituant phrastique . La relation entre les deux mouvements n’est pas attributive au sens strict d’une caractérisation répondant à la question « comment ? » (pour cette raison, la pronominalisation par « le » est impossible) ; plutôt, le SN sous-spécifié et la séquence spécifiante (le complément) sont dans une relation de détermination ; il s’agit bien pour le constituant phrastique, d’apporter un contenu par lequel on identifie ou spécifie quel est le N en question. De ce fait, on trouve légitimité à considérer ces constructions comme en partie motivées par un jeu dialogal implicite, que justifient parfaitement les emplois avec pronom de reprise : () quel est ton objectif ? — c’est de... Ces constructions témoigneraient alors de la constitution interactionnelle sous-jacente de certains énoncés, mais également plus globalement, des textes monologiques eux-mêmes, puisque nombre de . Cf. Blanche-Benveniste (). L’objectif de cet article est de... constructions spécificationnelles possèdent une fonction manifeste d’organisateur textuel , fondée sur une dimension dialogale implicite : on les repère souvent à un point nodal du texte. Cette dimension n’est pas incompatible avec une autre fonction, interprétative et toujours interactionnelle : le nom sous-spécifié indique par anticipation comment interpréter, comprendre ou catégoriser le complément. Par exemple : () L’hiver dernier, le gaz produisait à Sarajevo mégawatts d’énergie par heure. Soit la quasi-totalité de l’énergie du chauffage. Sans gaz, Sarajevo gèlera en décembre. La vérité est que le gaz de Sarajevo est fourni par la Russie, payé par des fonds de la CEE, transité par la Serbie et la Bosnie serbe (qui se servent au passage). Son retour à Sarajevo est éminemment politique. (--) L’alimentation en gaz de Sarajevo par la Russie est donnée d’emblée comme un fait (ou une vérité) incontestable, donc à prendre comme tel dans le raisonnement général portant sur le contexte du rétablissement du gaz dans cette ville. La dimension argumentative de ces constructions (avec, par exemple, la contrainte de présupposés ) est bien sûr manifeste. Au niveau cognitif, les spécificationnelles possèdent un avantage certain sur les pseudo-clivées : leur forme nominale permet une hypostase, une substantialisation, ainsi qu’un étiquetage (comme nous l’avons vu) de la partie (phrastique) spécifiante. L’hypostase, qui procède pour ainsi dire d’une catégorisation ad hoc d’un référent discursif, s’inscrit ainsi en mémoire pour faciliter sa « manipulation » cognitive et discursive, sa confrontation à d’autres hypostases du même type (par exemple, plusieurs objectifs), sa participation à une série, etc. Il s’agit bien de construire l’illusion d’un concept délimité, chosifié, là où le référent n’est qu’un événement ou un fait, et non une « substance ». D’ailleurs, de façon paroxystique, les noms postiches, comme le mot chose , jouent cette fonction de simple classificateur sans réel concept. . Cf. Schmid () et Ivanič () pour l’anglais, Legallois () pour le français. . Cf. Schmid () pour un examen des présupposés comme « bluffs ». . Cf. Kleiber (). Cahiers de praxématique , Les noms employés dans toutes ces constructions forment une famille, certes dispersée, mais identifiable extensionnellement (voir la partie ). La caractéristique principale de ces noms est, bien sûr, leur incomplétude informationnelle, ainsi que leur faible consistance figurative (dans le sens sémiotique du terme, mais aussi, d’ailleurs, tropologique) : difficile en effet de concevoir l’image mentale d’un problème, d’une proposition, d’un prétexte, etc. En linguistique anglaise, le terme de shell nouns a été donné à ces noms « creux », pour lesquels le terme de substantif est à proscrire . Enfin, les ES font écho à d’autres constructions apparentées dans lesquelles figurent des noms sous-spécifiés : SN consister à INF le but consiste à développer... SN vouloir/exiger/stipuler que P : la logique voudrait que Le N + que P/de INF : le fait que..., l’idée de faire intervenir la police (les noms opérateurs) le N selon lequel : (l’hypothèse selon laquelle...) ou avec des emplois d’anaphores conceptuelles [ce N] (ce résultat), des emplois méta-énonciatifs évaluatifs en construction détachée (chose étonnante, épineux problème, etc.). () La carrière de la série s’éteint en , après ans et exemplaires produits. Chose étonnante, c’est en version deux portes, dite “coach”, que l’Amazon sera la plus appréciée (--). L’avantage communicationnel d’une telle forme est donc évident : elle concentre dans une seule période, un dispositif complexe de mise en saillance, de connexité, de catégorisation d’un référent discursif, en un « concept » ad hoc. . Schmid (). . Pour cette raison, nous préférons le terme d’adjectif nominalisé à celui d’adjectif substantivé. . Sur ces constructions, cf. Riegel (). . On lira les remarques de Furukawa () sur les relations entre constructions détachées de ce type et pseudo-clivées. L’objectif de cet article est de... . Les énoncés spécificationnels comme Constructions Nous avons jusqu’à présent employé le terme de construction dans son acception la plus générale ; désormais, le terme aura une intension très précise : il désignera l’appariement entre la forme N EST QUE P./INF. et l’ensemble des effets pragmatiques associés. Autrement dit, nous considérons que la dimension grammaticale et formelle est empreinte d’une signification générale ; il s’agit là d’un phénomène décrit depuis une quinzaine d’années par les grammaires cognitives et de construction. L’implication la plus fondamentale est alors que la construction considérée devient une forme au sens gestaltiste et phénoménologique du mot — entendons une « structure » signifiante — sans que soit posée de distinction préalable entre syntaxe et sémantique. Mais ce qui nous importe ici, c’est le caractère pré-donné, préconstruit, de ces formes qu’il est raisonnable d’identifier comme unités phraséologiques (par exemple, la contrainte du singulier est extrêmement forte — l’article défini, très souvent employé, est cataphorique, en accord avec l’attente de la spécification) ; plutôt qu’à des règles combinatoires, elle doit sa constitution à une instanciation holistique : il s’agit bien d’un bloc, d’une « tournure toute faite », même si lexicalement non saturée. Faute de place pour une présentation de la Grammaire de Construction et de ses orientations (nous renvoyons à Fillmore et al. (), Goldberg (, ), Lambrecht (), ainsi qu’à Legallois & François () pour une discussion et des analyses), nous prendrons un exemple illustratif de la notion de construction. Dans une lecture récente, nous sommes tombés sur l’intrigant énoncé : () On peut distinguer à l’euphémisme LQR deux fonctions distinctes (É. Hazan, LQR, la propagande au quotidien, : ) . . Nous avons repéré moins d’une dizaine d’emplois au pluriel sur ES ; par exemple Les objectifs de ce comité sont de s’assurer que les décisions annoncées par Jean Tiberi seront bien respectées (--). . Nous ferons grâce au lecteur de l’explication du sigle LQR, et ne nous soucierons pas de la répétition malheureuse distinguer-distinctes étrangère à notre démonstration. Cahiers de praxématique , Il serait possible de considérer cet énoncé comme une simple idiosyncrasie, mais l’examen de Frantext confirme à deux reprises (au moins) cet emploi : () L’embryologie, l’histologie, l’anatomie et la physiologie permettent de distinguer deux parties à l’hypophyse : une partie antérieure glandulaire et une partie postérieure d’origine nerveuse (Sans mention d’auteur, Encyclopédie médicale Quillet, nouvelle encyclopédie pratique de médecine et d’hygiène, ). () La philosophie devra, par exemple, sous peine de tout brouiller, distinguer trois sens au mot démocratie... (J. Maritain, Primauté du spirituel, ). Le verbe distinguer n’est pas ici dans un emploi ordinaire, sans que l’interprétation globale de l’énoncé ait cependant à en souffrir ; on comprendra approximativement comme : (’) On peut attribuer à l’euphémisme LQR deux fonctions distinctes. D’où vient alors, par exemple, que le performant dictionnaire des synonymes du CRISCO ne mentionne pas le rapprochement entre attribuer (ou accorder) et distinguer ? Les constructionnistes, que nous suivons, posent que l’interprétation est garantie par la structure syntaxique (la construction) elle-même, indépendamment du lexique ; ainsi : SN + Verbe + SN à SN est une construction de transfert (ou d’attribution) qui accueille un certain nombre de verbes réguliers (par exemple, parmi des dizaines : allouer, attribuer, accorder, donner, confisquer), mais aussi, comme c’est le cas dans notre exemple, d’autres verbes moins prédisposés. L’idée de transfert dans l’exemple est donc supportée par la construction elle-même, et non par le verbe qui garde sa signification propre et apporte sa spécificité. . www.crisco.unicaen.fr/ . La forme est polysémique puisqu’elle intègre les verbes de communication. . Cf. Willems ( : ) dont l’approche anticipe la conception contructionnelle de la grammaire. L’objectif de cet article est de... L’exemple de la construction de transfert est indiscutablement plus spectaculaire que celui des constructions spécificationnelles (CS) dans la mesure où la structure est plus « abstraite », plus schématique. Ici, SN + Verbe + SN à SN constitue une unité dont la combinaison syntagmatique dit peu de choses : c’est bien le tout, la « phrase » globale qui importe et forme l’unité première. Mais là encore, il faut concevoir que l’unité n’est pas construite par des règles générales, mais est donnée, à l’image d’une unité phraséologique. De ce fait, la construction ne découle pas de la compositionnalité P Ñ SN X SV ni d’une projection du dispositif argumental du verbe (hypothèse lexicaliste) ; plutôt, les arguments sont propres à la construction. L’énoncé spécificationnel, comme toute construction, peut être vu comme un type d’expression idiomatique — une expression idiomatique schématique (Croft & Cruse ), non saturée. Paradoxalement, s’il n’y a pas figement au sens d’une saturation lexicale contrainte, on peut concevoir pourtant que la construction est lexicalisée, dans deux acceptions du terme. ) La séquence grammaticale partage les mêmes propriétés que le lexique : polysémie de certaines unités, extension métaphorique (Goldberg ), et productivité à l’image de certaines expressions figées (voir plus bas) ; Goldberg parle parfois (à la suite de Jurafsky ) de constructicon pour souligner le lien entre lexicon et construction. ) Si les constructions partagent les mêmes propriétés que le lexique (appariement forme/ signification), et si on accepte l’idée que le lexique d’un locuteur est mémorisé, on peut faire l’hypothèse qu’à l’image d’un lexème ou d’une expression idiomatique, les constructions sont en quelque sorte stockées en mémoire, et donc convoquées lors de leur énonciation, et non produites on line à partir de règles combinatoires générales. . Analyse du corpus Nous avons relevé les ES d’une année complète du journal Libération () ; les résultats qui en découlent sont bien sûrs inhérents Cahiers de praxématique , au corpus et à son genre, mais ils offrent néanmoins une photographie intéressante. Nous avons recensé ES , pour le complément phrastique en INF (avec pronom de reprise ou non), pour la complétive (avec pronom de reprise ou non). Nous donnons, pour les deux types, les dix premiers noms les plus fréquents, noms qui, de ce fait et comme nous le montrerons, jouent un rôle certain dans la productivité de la construction : Ê TRE DE I NF objectif but problème question rôle ambition essentiel priorité enjeu solution Ê TRE QUE P problème fait ennui important vérité hic pire essentiel différence chose . Avec , noms intègrent la construction. Il est intéressant de porter l’analyse au niveau des classes sémantiques nominales dégagées à partir du corpus. Sans pouvoir, à ce stade de nos travaux, garantir la précision du recensement des classes, et sans prétendre être immunisés contre une part d’arbitraire dans leur identification et leur dénomination , nous donnons, une liste « temporaire » de ces classes, avec les principaux noms qui les composent . A PPORT : apport, contribution AVANTAGE : atout, avantage C HANCE : aubaine, chance . Quelques cas n’ont pas pu être pris en compte parce qu’ils échappent à la fenêtre de notre concordancier ; l’extraction a été faite par Intex. . Ces dénominations sont données en majuscules pour les distinguer des simples noms. . Nous ne mentionnons pas ici les noms du type « le premier, le second... », qui de par leur nature anaphorique, renvoient à d’autres noms sous-spécifiés. L’objectif de cet article est de... C HOIX : alternative, choix, décision, résolution, attitude C ONSIGNE : consigne, conseil C ONTRAINTE : obligation, contrainte, condition, droit D ÉFI : défi, gageure, pari D ÉTERMINISME : destin, avenir E NGAGEMENT : philosophie, doctrine, parti pris, position, religion, politique, engagement, orientation, responsabilité, attitude E NJEU : jeu, débat, enjeu, bataille, controverse E RREUR : erreur, faux-pas, faute, étroitesse, tort, crime H ONNÊTETÉ : transparence I DÉE : idée, concept I NTÉRÊT : intérêt L’ IMPORTANT : impératif, important, essentiel, priorité, principal, urgence, tout L E MIEUX : idéal, mieux, moindre mal, sagesse, meilleure chose, pire, (meilleure) chose à faire, chic, nec plus ultra, top M ALHEUR : malédiction, malheur, drame, fin du monde M OTIVATION : stimulant, motivation M OYEN : voie, manière, moyen, façon N ORME : constance, pratique habituelle, règle, mode, norme, tradition, règlement, logique N OUVEAUTÉ : innovation, nouveauté, révolution, changement, réforme O BJECTIF : but, objectif, objet, ambition, intention, dessein, perspective, optique, finalité, recherche, désir, souhait, vœu, rêve, volonté PARADOXE : paradoxe PARTICULARITÉ : particularité, spécificité, originalité S ENTIMENT : angoisse, crainte, hantise, préoccupation, obsession, espoir P LAISIR : plaisir, passion, pied, satisfaction P ROBLÈME : souci, problème, difficulté, dilemme, danger, risque, menace QUALITÉ : charme, courage, force, vertu, richesse, titre de gloire, ressort, mérite, dignité, art, don, défaut, tour de force, qualité R AISON : raison, motif, prétexte, argument R ÉACTION : réaction, réflexe, geste, action, riposte, mouvement R ÉSULTAT, C ONSÉQUENCE : résultat, conséquence, effet, enseignement, préjudice R ÉUSSITE/É CHEC : échec, succès, réussite, victoire R EVENDICATION : revendication, mot d’ordre, objection S OLUTION : solution, remède, issue, réponse, trouvaille, clé Cahiers de praxématique , S TRATÉGIE : stratégie, technique, tactique, astuce, parade, démarche, scénario, plan, truc TÂCHE : mission, programme, projet, charge, travail, fonction, vocation, tâche, métier, boulot, devoir, rôle, occupation, activités, statut, spécialité T ENTATION : tentation, inclination, penchant, tendance. Il est évident qu’un examen plus précis permettra de faire des recoupements, et de réduire la liste. La classe OBJECTIF est la plus significative : au total, occurrences (, % des emplois). , % des emplois se font avec objectif. Ainsi, si on peut dire que la fréquence de objectif (c’) est de INF est importante, il est possible de généraliser en posant un taux de coalescence très fort entre la construction et la classe OBJECTIF : OBJECTIF INF. Plus encore, il nous paraît judicieux pour certaines classes nominales, d’envisager des frontières poreuses (ce qui permettrait, donc, de rendre plus rationnel le nombre de classes, ou d’opérer des regroupements selon les airs de famille). Ainsi, la classe ENGAGEMENT comprend-elle des emplois synonymiques, dans cette construction, avec la classe OBJECTIF. Soit l’exemple : () « On ne pouvait pas, par exemple, traiter de la Bosnie sans un rappel éclair sur ce que sont les Casques bleus », explique Florence Thinard. Sa religion en matière d’information est de ne rien passer sous silence au prétexte que se serait ou trop aride ou trop sanglant (--). Nous voyons dans cet énoncé « métaphorique » l’expression d’une finalité particulière qui se caractérise par un engagement, perçu comme éthique par l’énonciateur. Notre lecture, si elle est correcte, est induite par la prégnance des emplois nominaux signifiant explicitement dans la construction une finalité (objectif, but, objet...). Le mot religion apporte sa part de signification, en aspectualisant la finalité : il s’agit d’un objectif absolu, immuable, marqué par une conviction forte. Mais le mot religion lui-même ne porte pas le trait « finalité ». La classe ENGAGEMENT est composée de noms dénotant un engagement fort vers la réalisation (impliquée par l’infinitif) d’un objet ; cette classe hérite d’un effet de sens typique des emplois avec des noms OBJECTIF. Il s’agit d’un phénomène de coercition : la construction exerce une pression sur L’objectif de cet article est de... le lexème, pour que celui-ci devienne sémantiquement compatible avec le tout . La coercition, qui rend compte également de l’emploi de peut être vue comme caractéristique de la productivité des unités phraséologiques (cf. plus bas). La fréquence manifeste de la classe OBJECTIF permet de conclure que cette classe possède un degré supplémentaire de fixation dans la construction. Mais un autre cas de figement est tout aussi spectaculaire : la CS avec l’infinitif savoir ; en effet, , % des compléments se construisent avec ce verbe ( occurrences), loin devant les autres verbes (faire , mettre , créer ), avoir () et être () étant employés la plupart du temps comme auxiliaires. , peut sembler un pourcentage faible, mais au regard des autres co-occurrents, savoir se détache sans discussion du peloton des infinitifs. Cet écart forme une prégnance tout à fait réelle et sensible à la suite de laquelle il est légitime de conclure à la « fixation » dans la compétence langagière de N est de Savoir + . . Qui plus est, on relève « question est de savoir » (, soit % des emplois de « est de savoir... »), soit , % des emplois de question dans la construction, et « problème est de savoir » (, % des emplois de « est de savoir... »), soit , % des emplois de problème dans la construction. Problème et question sont alors interchangeables sans modification significative de sens. On peut à nouveau souligner un degré supplémentaire de fixation : N est de savoir + Sub. Interrogative indirecte se réalise préférentiellement dans la question est de savoir + Sub. Interrogative indirecte. On posera donc que [OBJECTIF INF], [N + . . .] sont des constructions spécificationnelles secondaires (CSS) possédant un degré supplémentaire de figement par lexicalisation. Si on ajoute à ces CSS une expression idiomatique avec « postiche » [une chose est de INF, une autre de INF] : () Une chose est de bricoler des peintures sonores urbaines hantées de musiques de films oubliées et parasitées de slogans ultraviolents, une autre de les mettre en forme scénique (--) . Cf. Taylor () qui emprunte le terme de coercion à Pustejovsky. Notons que Gadet et al. () employaient le terme de forçage pour désigner le même phénomène. Cahiers de praxématique , on est en droit de concevoir plusieurs dimensions figées dans la réalisation de N EST INF. . Pour les CS en que P., noms entrent dans la construction, dont voici les classes retenues à ce stade de l’analyse : AVANTAGE : avantage, atout, bénéfice, côté positif, aspect positif, bon côté, bonne chose, point positif, revers de la médaille, faiblesse, lacune AVIS : opinion, avis, conviction, point de vue, sentiment, évaluation, analyse, position, impression, pronostic C ARACTÉRISTIQUE : caractéristique, spécificité, originalité, particularité, qualité C HANCE : chance D IFFÉRENCE : différence, dénominateur commun É TONNANT : gag, croustillant, étonnant, piment, miracle, événement, charme, ironie, tristesse, extraordinaire, chose incroyable, merveilleux, paradoxe, beauté F OND : nœud (du problème), fond (du message), l’élément de fond I DÉE : idée, hypothèse, calcul, théorie I NTÉRESSANT : intéressant, intérêt, utilité L’ IMPORTANT : important, essentiel, priorité, principal, tout, fait majeur, élément déterminant, point essentiel, point capital L E MIEUX : idéal, mieux, comble, pire M ODALITÉ : vérité, réalité, apparence, fait, certitude, probabilité, présomption N ORME : règle, constantes, principe, postulat N OUVEAUTÉ : fait nouveau, innovation, nouveauté, évolution O BJECTIF : but, ambition, objectif, souhait, désir, vœu, rêve, volonté P REUVE : indice, preuve, évidence P ROBLÈME : problème, souci, difficulté, emmerdant, ennui, malaise, malheur, embêtant, écueil, drame, piège, inconvénient, hic, point négatif, point noir, point troublant, chose difficile, danger, risque P ROPOS : message, propos QUALITÉ : talent, force, génie, grandeur R AISON : alibi, argument, argumentation, argument massue, explication, thèse, raisonnement, raison R ÉSULTAT : conséquence, effet boomerang, résultat, enseignement, leçon, morale, conclusion S ENTIMENT : peur, crainte, espoir, regret L’objectif de cet article est de... S OLUTION : réponse, solution, trouvaille, clé, choix, procédé, manière, système S OULAGEMENT : soulagement, consolation % des emplois du corpus convoquent le nom problème (une attention prêtée aux conversations quotidiennes convaincra d’ailleurs le lecteur que cette unité, par sa fréquence et son emploi pragmatique, fait partie du langage formulaire) ; la classe PROBLÈME est la mieux représentée avec occurrences (, %). On conclura là encore, après examen de ces chiffres, que constitue une unité phraséologique, une CSS. On peut mesurer, et la dépendance du nom à la structure, et la préférence de la construction pour le nom. Ainsi, en prenant en compte à la fois les compléments infinitivaux et phrastiques, la dépendance se calcule de la manière suivante : Dépendance = [nombre d’occurrences du nom X (lemme) dans la construction] divisé par [nombre d’occurrences du nom X (lemme) dans le corpus]. Les résultats, pour quelques exemples, sont donnés en pourcentage : problème = , ; objectif = , ; rôle = , ; essentiel = , ; hic = ,. On constate qu’un nom comme hic est fortement dépendant de la construction spécificationnelle, beaucoup plus que problème par exemple. Le hic (c’) est de/que sera donc dit figé du point de vue de sa dépendance. Mais du point de vue de la préférence de la structure pour le nom, les résultats diffèrent : Préférence = [nombre d’occurrences du nom X (lemme ) dans la construction] divisé par [nombre d’occurrences de la construction dans le corpus]. problème = , ; objectif = , ; rôle = , ; essentiel = , ; hic = ,. Hic se montre ainsi assez peu attractif par rapport à problème ou objectif. Il y a donc, mis en évidence d’une autre façon que par la simple prise en considération des données directes ou brutes, un . Nous nous inspirons pour cette méthode de Schmid (). . Nous avons pris en considération les lemmes pour les emplois absolus du nom, sachant que les formes plurielles dans la construction sont très rares. Cahiers de praxématique , emploi figé de problème (c’) est de/que (qui n’interdit évidemment pas les modifications du nom : relative, complément déterminatif, adjectif), mais un figement cette fois-ci considéré du point de vue de la préférence de la structure pour le nom. L’intérêt de marquer la différence entre dépendance et préférence permet selon nous d’identifier quel est l’item, qui, employé dans la construction, sert de base à une généralisation. C’est sur la préférence que se fonde ce rôle ; en effet, en accord avec l’intuition, mais aussi avec les chiffres, la généralisation PROBLÈME est de/que se fait à partir de problème (c’) est de/que plutôt que hic (c’) est de/que malgré sa plus forte dépendance. Autrement dit, c’est autour de problème que se compose la classe PROBLÈME. La haute fréquence d’un mot dans une construction particulière facilite la corrélation, pour ainsi dire inconsciente, entre le sens du nom dans la construction et le pattern constructionnel lui-même (Goldberg : ). Problème est que P est donc fortement enraciné, implanté dans notre compétence discursive, qui se nourrit, non pas (seulement) de règles syntaxiques, mais de l’ensemble des occurrences rencontrées dans l’expérience discursive. . La productivité Les analyses des phénomènes phraséologiques n’ont peut-être pas accordé une place assez grande à la capacité productive de ces unités, préférant cerner au mieux le continuum sur lequel se mesurent les degrés de figement. Martin (), passant en revue les facteurs du figement lexical, introduit la notion de modèle locutionnel ; en se fondant sur les données fournies par Bernet & Rézeau (), il rappelle qu’un modèle comme () Il n’a pas inventé X sert à la réalisation de plusieurs occurrences ; à date ancienne : il n’a pas inventé [les paratonnerres, les tire-bouchons, les porte-pipes] ; à . Nous n’avons pu prendre en compte dans nos calculs la nature du déterminant, mais il est incontestable que l’article défini cataphorique est un élément figé participant à l’unité. L’objectif de cet article est de... date plus récente [l’eau chaude, l’eau tiède, la lune, l’autobus, la bretelle à coulisses, l’eau gazeuse, les œufs durs] ; il s’agit là encore d’une construction, certes plus lexicalisée et idiomatique, qui, de façon systématique (et quelle que soit la saturation lexicale), disqualifie le référent du syntagme nominal X (et par contagion le sujet) . .. La production d’hapax La construction que nous étudions possède également un type de productivité semblable ; nous l’avons partiellement décrite avec l’exemple . Nous nous intéresserons cependant ici à un hapax repéré non pas dans notre corpus qui, de par son genre, ne propose pas d’exemples significatifs d’emplois innovants, mais dans Frantext : () Le pauvre homme faisait pitié. Il était devenu la parfaite illustration de l’expression populaire : « une âme en peine » ! à quelles occupations pouvait-il consacrer ses journées ? Nous étions réduits à l’imaginer, sans y parvenir, tant ses horaires demeuraient fantaisistes. L’assuré est qu’il ne pouvait s’agir que d’expédients pitoyables, compte tenu des sommes infimes qu’il remettait, de temps à autre, à ma belle-sœur Yvonne, muée en intendante de la tribu, charge ingrate, et qui devait absorber la totalité de ses appointements, plus sa pension de veuve de guerre. (A. Simonin, Confessions d’un enfant de la chapelle, ). Plusieurs niveaux « constructionnels » sont ici en jeu, dont l’influence est distribuée de la façon suivante : au niveau le plus général, bien sûr la CS N EST QUE P./INF. À un autre niveau, la coercition nominale de l’adjectif : la construction nominalise l’adjectif, sur le modèle abstrait d’ES fort nombreux et ancrés, du type [l’essentiel, l’important, le principal, le curieux est que/de INF]. Enfin, la CS MODALITÉ EST QUE P./INF. En effet, l’assuré est ici un nom modal. Or, il apparaît que dans Frantext catégorisé, vérité est le nom le plus souvent employé dans la structure . Franckel ( : ) signale le même phénomène : « il s’avère que la seule forme de cet énoncé (c’est la porte ouverte à X ) suffit à déterminer la valeur référentielle de c’ et à déterminer le type de termes susceptibles d’en constituer la suite et son interprétation en terme de dommageable ». Cahiers de praxématique , avec complétive (seulement en e position dans le corpus Libération). La classe MODALITÉ vérité, fait, certain, évident, réalité, etc. possède donc une prégnance suffisante pour initier des emplois venant « court-circuiter » des possibles pseudo-clivées ; par exemple, un autre hapax : () Le sûr est que tous deux par des chemins bien dissemblables, nous en sommes venus à tuer les heures en les regardant en personne (Valéry). Aussi, l’emploi quelque peu curieux et unique de l’assuré héritet-il de plusieurs couches constructionnelles, fortement ancrées dans les discours et la grammaire « interne » de l’énonciateur ; on pourrait aller jusqu’à dire que cet emploi est prédictible. Malgré les différents niveaux de fixité, la CS reste donc une structure accueillante, ouverte (façon plus pacifique de parler de sa fonction coercitive), principalement, évidemment, dans les genres qui favorisent (ou autorisent) la créativité lexico-grammaticale. Au fil des discours, des énoncés spécifiques rencontrés, sont abstraits des schémas généraux, à partir desquels une certaine créativité est possible, mais contrôlée par la familiarité sémantique avec le lexique régulier. Ainsi, plus une classe sémantique est rencontrée, plus elle constitue un modèle de productivité. .. Les énoncés définitoires On peut mesurer la productivité des CS d’une tout autre façon, en considérant leur investissement dans la formulation d’énoncés « mixtes », c’est-à-dire d’énoncés héritant de la complémentarité de traits de constructions différentes. Certains énoncés, peu fréquents (au plus une trentaine dans le corpus), se démarquent de l’ensemble des occurrences relevé dans Libération. Par exemple : () Pendant des années, Marie-Christine est partie en caravane, mais on allait camper sur l’Atlantique. Le Midi, c’était vraiment trop loin. Avec le bungalow, c’est possible et on n’a pas besoin de déménager la maison. Le camping sans le camping, en quelque sorte. Les vraies vacances, c’est d’avoir la même vie qu’à la maison, moins le travail. On passe les vacances en famille. Pendant l’année, je n’ai pas de temps pour L’objectif de cet article est de... moi, là, voyez, je me repose, je peux tricoter, explique Marie-Christine (--). Mis à part le pluriel du nom (qui est de toute façon contraint pour vacances), l’occurrence semble emprunter la forme d’un énoncé spécificationnel ; pourtant, le nom vacances n’est pas un nom a priori sous-spécifié ; le complément à l’infinitif n’a pas d’ailleurs ici de fonction spécifiante, ne répondant pas, selon nous, à la question quelles sont les vraies vacances ? Mais plutôt à qu’est-ce que les vraies vacances ?, question qui implique une définition. On a donc un type d’énoncé définitoire dans lequel le definiens est un infinitif, qui possède un fondement plus évaluatif qu’analytique, et où le definiendum est un SN renvoyant à une activité. La particularité de ce definiens est de ne pas renvoyer à un trait typique, mais à un trait spécifique dans le sens où il émane d’un jugement personnel (l’enclosure vraies est une marque d’opinion subjective incompatible avec une « prédication seconde », dans le sens de Ducrot ()) . Dans ce type d’emplois figurent le plus souvent des modalisateurs du type vrai, véritable, pour moi. Faut-il alors considérer la forme de ces énoncés comme « homonyme » des formes spécificationnelles ? Nous voyons plutôt dans ces structures — mais cela reste une hypothèse à travailler, que nous soumettons au lecteur — une intégration de deux constructions : un amalgame entre une construction « définitionnelle » et une construction « spécificationnelle », amalgame qui témoigne de l’efficience des formes générales, abstraites des formes spécifiques. Un raisonnement portant sur la constitution dialogale des énoncés permet sûrement de mieux comprendre le phénomène en question. Les énoncés définitionnels attributifs répondent à la question qu’est-ce que un N ? Les ES répondent à la question quel est le N ? deux questions différentes, certes, qui pourtant peuvent être subsumées par une interrogation générale facilitant l’amalgame : c’est quoi un/le N ? ; c’est quoi les vacances ?/c’est quoi l’objectif ? ; les différentes réponses rendent compte de deux interprétations possibles de la question en c’est quoi ? Cette parenté pourrait être un facteur déterminant dans la constitution des énoncés définitionnels mixtes. . Cf. Legallois () sur l’enclosure. Cahiers de praxématique , Les constructions attributives définitoires du type [definiendum (GN générique) ÊTRE definiens] possèdent des traits propres. Ici, la construction définitoire complète ses traits avec ceux de la CS (mais le mouvement est peut-être réciproque) : par exemple, le dispositif de topicalisation et de focalisation, mais surtout le trait + spécificité. En effet, la spécification des CS, réalisée dans des ES, est contextuelle, locale : les noms sous-spécifiés prennent leur détermination en discours (chaque problème, objectif, enjeu, etc. est propre à une situation donnée, chaque rôle prend une valeur dans un cadre précis). Le trait + spécificité dans le cas des énoncés définitoires mixtes est opératoire dans la source du definiens : il s’agit de la définition propre à un individu, donc d’une définition localisée, située, spécifique. De plus, le trait pragmatique contraste, assez caractéristique de beaucoup d’ES, nous semble opérant là encore : les définitions sont toujours données en contraste avec une définition implicite générale, partagée. Enfin, la définition des vacances en question dans l’exemple, forme un programme, autrement dit un objectif, un idéal à réaliser : trait hérité de la CS secondaire OBJECTIF est de INF. On pourrait paraphraser : () le but des vacances c’est d’avoir la même vie qu’à la maison. L’exemple suivant, en plus d’illustrer le phénomène (une conception de la poésie toute personnelle est mise implicitement en contraste avec une doxa), montre de façon surprenante — car la syntaxe laisse entendre que le definiens s’applique au mot définition — la particularité de ces énoncés définitoires qui perdent toute valeur analytique : () Il ressent, comme une nostalgie, le souvenir de son équilibre d’“avant” (avant la crise). Dans les années , il (Tardieu) se lie avec Francis Ponge et publie sa première plaquette de vers, le Fleuve caché. « La définition pour moi de la poésie est d’essayer de définir ce qui ne peut pas l’être et se voit remis en question par cette tentative même », dirat-il dans Libération en . (--). Ou encore cet énoncé où la spécificité du definiens est patente, tant elle est dépendante du contexte : L’objectif de cet article est de... () « Comment accepter que la France expulse et incarcère des gens misérables à qui nous venons de tuer un de leurs enfants ? », demande le comité, « l’humanisme, c’est d’accorder le droit d’asile à la famille de Todor auprès de qui nous avons une dette ». (--). Ainsi, la construction définitionnelle apporte ses spécificités (GN générique, rapport definiendum/definiens) et en emprunte d’autres à la CS (spécificité, contextualité, focalisation). Cet amalgame, que nous voyons comme le fruit de transposition de propriétés plutôt que comme le résultat d’une dérivation, est pour la langue un moyen d’expressivité particulièrement fort. Conclusion Lexèmes, phrasèmes et grammèmes sont affectés de façon évidente par le phénomène du figement ; mais les grammaires cognitives et de constructions, et surtout un examen sur corpus de certaines formes, montrent que la phraséologie porte également sur des structures presque « nues », généralisées à partir des réalisations effectives et des saturations lexicales. Ces séquences, qui constituent des unités holistiques, possèdent pourtant une relative productivité. Elles sont selon nous mémorisées , tant au niveau des classes sémantiques des lexèmes qui les « habillent » qu’au niveau de la construction généralisée. Un point de vue phraséologique sur la grammaire, qui demande bien sûr à être discuté de façon plus précise, en prenant en compte d’autres objets, permet de remettre en cause les problématiques règles de génération des combinatoires, qui semblent de moins en moins réalistes au fur et à mesure que progresse l’observation empirique des corpus . . Sur le rapport entre mémoire, langage et idiomaticité, voir le remarquable article de Bolinger (). . En parallèle aux travaux d’outre-Atlantique, on peut se référer à la tradition contexualiste britannique, Sinclair () ou Hunston & Francis (), pour l’élaboration d’une grammaire fondée sur corpus. Pour une comparaison entre Grammaire de Construction et Grammaire Contextualiste, voir Legallois (à paraître). Cahiers de praxématique , Bibliographie Apothéloz D. à paraître a, « À l’interface du système linguistique et du discours : l’exemple des constructions identificatrices (e.g. pseudo-clivées) », in Bertrand O., Charolles M., François J., Prévost S., Schnedecker C. (éd.), Langue, discours et diachronie, Berne, Peter Lang. Apothéloz D. à paraître b, « Pseudo-clivées et constructions apparentées », in Berrendonner A., Apothéloz D., Béguelin M.J., Benetti L. (éd.), Grammaire de la période. 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