En déroute la critique littéraire
Transcription
En déroute la critique littéraire
En déroute la critique littéraire ? En période de surproduction éditoriale, l’art difficile de l’évaluation littéraire est au cœur de controverses. Peut-on continuer à prescrire sans critiquer ? Q ue penser d’un essai iconoclaste ? D’une biographie qui révise les poncifs admis jusque là ? D’un roman dont l’audace, thématique ou langagière, bouscule les usages ? Ou d’un album pour les plus petits qui affronte les énigmes essentielles dont les philosophes hésitent à avancer des réponses simples ? Au-delà de l’opinion du lecteur surpris par tant d’audace sans en comprendre toujours les ressorts et les intentions, il est un « professionnel » de la lecture qui ose prendre parti, évaluer l’innovation, mettre en perspective le texte nouveau, critiquer en un mot la création en jeu. On conçoit qu’un art aussi difficile soit périodiquement au cœur de controverses, souvent violentes, rarement fécondes, significatives cependant d’un malaise tacite entre l’avis du béotien et celui du « spécialiste ». Etymologiquement le critique est celui qui « juge comme décisif » – ou non – ce qu’on lui soumet. Ce pouvoir, qui peut paraître exorbitant, suppose une compétence, un savoir, mieux une science qui distingue l’expert du lecteur ordinaire. Au grand dam des illusions démocratiques. Tout est là. Et s’il est impensable de contester les hiérarchies qui imposent Julien Gracq, Philippe Ariès, Claude Lévi-Strauss, Georges Duby, Anna Akhmatova et Erri de Luca, Wolf Erlbruch ou Stefan Zweig au sommet de leur art, l’écrit impressionnant encore, on trouvera des fans de cinéma pour récuser Andreï Tarkovski, Tim Burton ou Jane Campion au bénéfice de réalisateurs moins personnels mais plus immédiats, comme des amateurs de musique hermétiques au savoir-faire d’un William Sheller, d’un Mathias Malzieu ou d’une Jeanne Cheral, qui s’en tiendront aux champions du Top 50. Comme si le cinéma et la chanson, par leur popularité même, nivelaient les exigences, substituant à la finesse de l’analyse l’implacable verdict du plus grand nombre. On peut craindre que le mouvement, loin de péricliter, ne s’accentue à l’heure où sondages et mesures d’audience décident seuls de la fortune médiatique quand l’information se contente de prescrire sans critiquer, chambre d’enregistrement des valeurs en vogue. L’optimiste y lira une crise passagère, liée à un vent consumériste sur le point de retomber ; d’autres, plus alarmistes, diagnostiqueront la mort de l’exercice critique, comme la fin d’un cycle ouvert dans le sillage du triomphe de l’imprimé. Renforcé par la diffusion élargie du savoir et de la création, le rôle du critique s’est affirmé historiquement avec l’essor de la presse, des cabinets de lecture, des revues savantes comme des quotidiens destinés à une population toujours plus largement alphabétisée au fil des siècles. Au cœur du XIXe siècle déjà, l’exercice critique tient de la pédagogie, informant, commentant, évaluant pour donner la juste perspective susceptible de faire comprendre à tout un chacun la valeur de la création contemporaine. Mais comme il est lui-même un contemporain ordinaire, le critique Cri du hibou N°13, © Bibliomedia 2009 1 subit naturellement l’influence de critères moraux, des codes langagiers et des partis-pris de son temps. Qu’il s’y soumette ou les combatte. C’est la limite de l’exercice. Périlleux. Et la postérité peut être impitoyable quand les vraies avancées, les ruptures essentielles, passent inaperçues ou incomprises au regard d’une expertise défaillante. Mais de Sainte-Beuve à Barthes, Genette et Lacan, la moisson n’est pas forcément indigente. Aujourd’hui cependant, tout se passe comme si la lecture exigeante qui renâcle à entonner les trompettes de la renommée pour des publications de saison était passée de mode. Incongrue. Bientôt perçue comme obsolète. L’édition, pour la littérature comme pour la création dans le champ de la jeunesse, se plie désormais à des impératifs de calendrier (rentrée pléthorique à l’automne, et depuis peu en janvier, pour l’une, embouteillage des sorties à l’approche de Noël pour l’autre) qui semblent filtrer seuls la production. Dès lors le temps et la place manquent pour interroger en profondeur une création, aventurer des filiations, esquisser des hiérarchies. Circuler, il y a trop à voir. Et la distance requise pour l’expertise semble impossible quand seul le rythme de l’exposition médiatique pèse réellement. Comme il est toutefois impensable de ne pas avancer quelques parallèles, sinon de plus substantielles comparaisons, on jonglera parfois avec de grands noms de l’histoire littéraire, moins pour informer que pour griser, les Stendhal, Joyce ou Céline de la dernière rentrée ayant quelque mal à assumer un statut aussi écrasant. Dans un contexte aussi déprimant, où les meilleures adresses critiques mettent peu à peu, et de plus en plus vite, la clef sous la porte (quid des feuilletonistes qui prenaient position adossés à une bibliothèque universelle qui les épaulait moins qu’elle ne les sommait d’être au diapason de leur ambition ?), la presse écrite emboîtant le pas à la démission audiovisuelle depuis peu, on pouvait espérer mieux de la critique « jeunesse ». Longtemps quasi invisible, les quelques publications spécialisées, courageusement lancées au tournant des années 1960-70, n’étant guère accessibles qu’aux professionnels du livre, cette critique a paru profiter de cette relative clandestinité pour orchestrer sa mutation. De chroniques radio en rubriques magazines qui furent moins le fruit d’une conquête durable que la concession transitoire à une volonté personnelle d’un animateur ou d’un critique galvanisé par la richesse d’un secteur éditorial en perpétuelle ébullition (Claude Ponti, Olivier Douzou, Beatrice Allemagna, Kathy Couprie, Joann Sfar notamment)… L’espace nouveau accordé à ce champ toujours plus inventif qui décape l’œil, bouscule les traditions et émancipe les esprits des vieilles lunes, par l’image comme par le texte, n’a cependant pas résisté à la remise au pas de l’information où la prescription immédiate éradique la perspective critique. Et le retour de l’adjectivisation forcenée (« coloré », « épatant », « frais », « magistral » et autres verdicts qui ne valent qu’étayés par une analyse désormais impossible), assure le triomphe d’une prise de position hâtive et à l’emporte-pièce, réductrice parce qu’influencée par le raccourci du slogan publicitaire. Et l’analyse de se réfugier dans les niches professionnelles où l’expertise professionnelle a encore un sens… Pour combien de temps ? Philippe-Jean Catinchi Critique littéraire, journaliste au Monde Cri du hibou N°13, © Bibliomedia 2009 2