L`ARCHITECTURE VIRTUELLE, TEXTURES, PAYSAGES ET
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L`ARCHITECTURE VIRTUELLE, TEXTURES, PAYSAGES ET
L'ARCHITECTURE VIRTUELLE, TEXTURES, PAYSAGES ET CYBORGS (Article paru dans Parachute, n 96, octobre-novembre-dcembre 1999, pp. 16-20) Le dveloppement du virtuel est souvent prsent comme une nouveaut radicale qui serait fonde sur l'alliance du matriel et de l'immatriel. Cette alliance est pourtant constitutive de notre exprience quotidienne du monde. Nous percevons en effet la ralit physique qui nous entoure par l'intermdiaire d'une trame serre de signes et de symboles immatriels. Ils nous permettent de reconnatre des formes et des objets, des textures et des ambiances. En cette fin de XXe sicle, il y bien plus en jeu dans l'avnement du virtuel que l'alliance, mme de plus en plus pousse, entre le matriel et l'immatriel. Etymologiquement, comme le rappelle le sociologue des sciences Bruno Latour dans un ouvrage rcent (1), le virtuel est ce qui est plein de vertus et ne demande par consquent qu' s'actualiser. Le virtuel ne se contente pas d'imprgner la ralit ; il la travaille comme une sorte de levain. Il y a toujours eu du virtuel l'oeuvre au sein de la ralit. Ce qui est neuf, c'est la volont de donner voir son travail et de faire de ce dvoilement un principe de cration. La volont de montrer le virtuel l'uvre explique peut-tre l'trange imitation du monde physique, de l'espace en trois dimensions et des choses pesantes, qui caractrise aussi bien l'univers des jeux lectroniques que celui des sites Internet. Aussi spectaculaires que soient ses rsultats, un tel mimtisme a quelque chose de dconcertant, voire mme de dcevant, l o on aurait pu s'attendre une prise de distance, une mancipation comparable celle de la peinture moderne par rapport aux canons de la figuration. Tout se passe comme si l'on ne pouvait donner voir le virtuel que sous les espces du simulacre, en rfrence un univers matriel transform en dcor. Mais peut-tre ne s'agit-il que d'une phase transitoire, en attendant que le cybermonde atteigne sa vitesse de libration. Il y a toujours eu du virtuel : depuis la Renaissance au moins, l'architecture a-t-elle jamais t autre chose qu'un ensemble de virtualits ? Le projet reprsente une virtualit qui aspire devenir relle. Ce caractre virtuel s'est encore renforc partir du XVIIIe sicle, avec la multiplication de propositions thoriques, d'"architectures de papier" destines renouveler la rflexion sur le projet plutt qu' connatre une ralisation immdiate (2). Imagines la veille de la Rvolution franaise, les compositions colossales d'un Etienne-Louis Boulle, bibliothque, cathdrale ou pyramide, doivent tre replaces dans cette perspective, au mme titre que les projets labors dans les annes 1960-1970 par Archigram, Archizoom ou Superstudio (3). Plus gnralement, la discipline architecturale fait elle-mme figure de virtualit de la construction. Elle renvoie la possibilit pour le btiment de se transformer en uvre signifiante, en "grand livre de l'humanit", pour reprendre l'expression employe par Victor Hugo dans Notre-Dame de Paris, au lieu de n'tre qu'un simple assemblage de formes et de matriaux (4). L'architecture reprsente une alternative plus encore qu'un ensemble fig de savoirs et de pratiques. Qu'il y a-t-il de fondamentalement nouveau dans l'avnement de l'architecture virtuelle qu'on nous promet de manifeste en catalogue d'exposition (5) ? Cette question ne saurait tre envisage indpendamment de la dfinition de l'architecture virtuelle. Quelle acception lui donner ? S'agit-il de structurer le cyberespace comme l'architecture courante cherche agencer les squences de l'espace trois dimensions ? L'architecture virtuelle pourrait aussi rsider dans une association troite, indite, entre l'espace et le cyberespace. En retrait de ces approches trs littrales de son caractre virtuel, on peut enfin la dfinir comme une architecture intimement lie la manipulation de l'outil informatique, que ce soit par l'intermdiaire des mthodes de projet, ou au plan de la forme architecturale qui en rsulte. C'est cette liaison entre architecture et outil informatique que nous voudrions retenir ici. Pour l'instant, le dveloppement des pratiques de structuration du cyberespace nous semble en effet prsenter des consquences beaucoup moins radicales que ce que l'on a pu crire parfois (6), dans la mesure o le virtuel imite assez platement la ralit en trois dimensions. Il y a souvent plus de nouveaut dans l'application de l'informatique au projet d'architecture que dans la transposition de la notion de projet au cyberespace. La nouveaut tient d'abord la fusion qui tend s'oprer entre les registres autrefois distincts du projet de btiment et du projet thorique. Tout se passe comme si la ligne de partage entre l'architecture vocation concrte et l'"architecture de papier" se trouvait abolie au profit d'une pratique constamment exprimentale. Ce statut exprimental n'est pas sans antcdent. La plupart des avant-gardes architecturales de ce sicle, commencer par le Mouvement Moderne, l'ont revendiqu pour leur production. Jamais toutefois, l'architecte ne s'est trouv confront autant d'outils porteurs d'innovation, des outils la fois matriels et mentaux. Ct matriel, il est inutile de revenir sur les multiples implications de la civilisation du numrique dans laquelle nous entrons en cette fin de XXe sicle. Du point de vue de l'outillage mental qui se trouve mis en jeu, on ne peut qu'tre frapp par l'importance prise par la topologie et les transformations qu'elle autorise, par les notions de champ et de flux, par une intuition s'attachant des thmes plus nergtiques que cinmatiques. Sous la plume de thoriciens comme Greg Lynn, cet ensemble de glissements se trouve interprt en faisant appel l'opposition entre Descartes et Leibniz emblmatique du passage de la cinmatique la dynamique, des philosophes contemporains comme Gilles Deleuze ou Paul Virilio, des pionniers de l'tude des animations et des flux comme Etienne-Jules Marey (7). La gomtrie des baroques ou l'tude des systmes non-linaires font aussi partie des rfrences que l'on mobilise volontiers. Mais plus encore qu' l'ventail de ces rfrences, variable d'ailleurs d'un auteur un autre, c'est aux enjeux qu'elles vhiculent qu'il convient de prter attention. On assiste tout d'abord une dstabilisation de la forme architecturale, puisque celle-ci devient une sorte d'arrt sur image, de coupe au sein d'un processus de transformation continu. Bernard Cache et l'agence Objectile se montrent particulirement clairs sur ce point lorsqu'ils prsentent leur projet de Pavillon Semper comme "un cas particulier dans une srie illimite entirement produite par des machines commandes numriques (8)." Cette dstabilisation peut galement se lire dans les allers-retours frquents qui s'oprent entre un vocabulaire de volumes arrondis, mous, aux connotations souvent organiques, et un registre rappelant davantage le monde minral dans ce qu'il a de plus acr, les cristaux ou le verre bris. Poches et bulbes d'un ct, tiges, lames et pointes de l'autre, l'association frquente de ces lments quelque peu contradictoires tmoigne des incertitudes qui assaillent la forme architecturale. Prise dans des champs de force et des flux, soumise des polarits, celle-ci semble perdre progressivement le caractre prenne de l'objet pour apparatre comme une configuration transitoire. Un Franois Roche ne dit rien d'autre lorsqu'il affirme vouloir "rendre quivoque l'objet architectural, et le contraindre s'extraire du rel (9)." Bernard Cache, Objectile, Muse Gottfried Semper, 1988 La dstabilisation de la forme va souvent de pair avec l'accent mis sur des programmes phmres, kiosques, espaces d'exposition, habitats mobiles. L'hsitation des matres d'ouvrages en face d'une production largement exprimentale n'est pas seule en cause dans cette orientation programmatique. L'architecture virtuelle semble souvent renouer avec la notion d'ephemeralization chre Buckminster Fuller (10). Il s'agit pour elle de rinscrire le projet au sein d'une gamme de temporalits plus riche et plus diffrentie que celle qui sert de rfrence aux difices traditionnels, une gamme incluant le court et le moyen terme du service rendu un client, au lieu de viser uniquement la permanence du monument. Est-il possible de remettre en cause le dsir de stabilit dont l'architecture constitue un mode d'expression privilgi sans se condamner la marginalit ? L'architecture virtuelle pourrait bien rencontrer l'une de ses limites dans le plbiscite dont la notion de patrimoine fait aujourd'hui l'objet (11). Depuis ses origines, l'architecture avait embrass le parti de la permanence. Peut-elle s'accommoder d'un mode d'existence dont la fugacit voque celle des crans d'ordinateur ? Les formes de l'architecture virtuelle semblent prises en tau entre deux registres constamment sur le point de les happer : celui des trames, des motifs et des textures d'un ct, celui du paysage, un paysage numrique le plus souvent urbain, de l'autre. Tantt la forme fait figure de motif susceptible de se rpter l'infini, tantt elle se confond avec la ville ou le territoire, au point de devenir parfois un environnement, l'instar de ces paysages de donnes, datascapes, des Hollandais de MVRDV. Son chelle n'est gure plus stable qu'elle. Cette alternative a quelque chose voir avec l'opposition entre abstraction et concrtude, entre schma et image, qui hante la culture numrique en cours de constitution. Mais elle renvoie surtout aux questions du proche et du lointain, de la prsence et de l'absence. Car le motif prsuppose une vision rapproche, macroscopique, tandis que le paysage nat de la distance qu'observe celui qui le contemple, l'loignement jouant le rle d'une sorte de microscope. Le motif est aussi complet en lui-mme. Il n'y a rien lui rajouter ; il suffit de le rpter. A l'inverse, le paysage est toujours la trace d'une incompltude, d'un manque que tous les projets du monde ne suffiront pas combler. Le paysage nat aux franges du site et des objets qui le peuplent. Il renvoie l'univers du rcit, un monde de significations que l'on n'a pas sous les yeux (12). En ce sens, il est toujours hant, que ce soit par les bergers d'Arcadie ou par les personnages des fictions d'aujourd'hui. Textures et paysages : ce qu'voque peut-tre ce face--face, c'est le rapport entre une ralit en passe de se transformer en hyper ralit par effet de grossissement macroscopique, et un virtuel peru sous les espces de ce qui demande advenir, du rcit de ce qui n'est pas encore l. Entre textures et paysages, les formes de l'architecture virtuelle se donnent voir au sein d'une indcision fondamentale quant la distance laquelle il convient de les apprcier. Chez de nombreux concepteurs, cette indcision trouve sa contrepartie dans une volont de pragmatisme en rupture avec le caractre utopique revendiqu par de nombreuses avant-gardes de ce sicle (13). L'architecture virtuelle se veut gnralement en phase avec des processus comme la Mondialisation, mme si elle se propose frquemment d'en corriger les excs. Mais peut-on tre de son temps en suspendant indfiniment la question de la distance laquelle se placer pour apprcier le travail de projet et sa signification ? L'ambigut entretenue sur ce point rejoint celle du sujet vis par l'architecture virtuelle. Il ne saurait y avoir en effet de regard sans un sujet qui regarde. Quel sujet prsupposent les manipulations de la forme architecturale permises par les ordinateurs ? S'agit-il du cyborg, ce mixte de chair et de machine, de nature et de technologie, comme nous en avons fait l'hypothse dans une essai rcent (14) ? En faisant aussi bien appel aux perceptions naturelles qu' la saisie intuitive de processus pourtant indissociables de l'utilisation d'outils numriques, comme le morphing, l'architecture virtuelle semble aller dans ce sens. Par-del son souci d'efficacit, il lui reste peut-tre s'interroger sur les implications sociales et politiques d'une telle orientation. L'architecture a toujours eu partie lie avec le politique. Une politique pour cyborgs est-elle envisageable et quel prix ? Franois Roche, DSV&Sie, Active Worlds. NOTES (1) B. Latour, E. Hermant, Paris ville invisible, Paris, Les Empcheurs de tourner en rond, La Dcouverte, 1998. (2) Cf. sur ce thme A. Picon, "Pour une Gnalogie du statut du projet", in Cahiers du CCI, n spcial "Mesure pour mesure, architecture et philosophie", juillet 1987, pp. 37-43. (3) Sur les projets d'Etienne-Louis Boulle, lire J.-M. Prouse de Montclos, Etienne-Louis Boulle (1728-1799). De l'Architecture classique l'architecture rvolutionnaire, Paris, A.M.G., 1969. Sur Archigram, Archizoom et Superstudio voir par exemple Archigram, catalogue d'exposition, Paris, Editions du Centre Georges Pompidou, 1994 ; D. Rouillard, ""Radical" architettura", in Tschumi une architecture en projet : Le Fresnoy, Paris, Editions du Centre Georges Pompidou, 1993, pp. 89-112. (4) V. Hugo, Notre-Dame de Paris, Paris, 1831, rdition Paris, Le Livre de poche, 1998, p. 281. (5) Cf. le rcent catalogue de l'exposition ArchiLab organise du 17 avril au 30 mai 1999 Orlans. M.-A. Brayer, F. Migayrou (dir.),ArchiLab, Orlans, Ville d'Orlans, 1999. (6) Un William Mitchell dfend le point de vue inverse dans City of bits. Space, place and the infobahn, Cambridge, Massachusetts, MIT Press, 1995. (7) G. Lynn, Animate form, New York, Princeton Architectural Press, 1998. (8) M.-A. Brayer, F. Migayrou (dir.), op. cit., p. 182. (9) F. Roche et al., Mutations @morphes, Orlans, HYX, 1998, p. 9. (10)Voir sur cette notion M. Pawley, Buckminster Fuller, Londres, Trefoil, 1990. (11) F. Choay, L'Allgorie du patrimoine, Paris, Le Seuil, 1992. (12) Sur cette dimension narrative du paysage, lire par exemple A. Berque, Les Raisons du paysage de la Chine antique aux environnments de synthse, Paris, Hazan, 1995 ; A. Roger, Court trait du paysage, Paris, Gallimard, 1997. (13) Cf. F. Nantois, "Archi-lab 1999", in AMC. Le Moniteur Architecture, n 98, mai 1999, pp. 26-28. (14) A. Picon, La Ville territoire des cyborgs, Besanon, Les Editions de l'imprimeur, 1998.