L`afro dans le registre identitaire diasporique

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L`afro dans le registre identitaire diasporique
L’afro dans le registre identitaire
diasporique
par Christine Eyene
E n 2005, D avid A. B ailey , commissaire d ’ expositions et historien d ’ art britannique , présente
« B ack to B lack . A rt , C inema and the R acial I maginary » à la W hitechapel G allery de L ondres .
P endant de « R hapsodies in B lack . A rt of the H arlem R enaissance » (H ayward G allery ,
L ondres , 1997), cette exposition retrace la rupture esthétique créée par l ’ introduction de
l ’ image du corps noir dans les arts de la diaspora . R assemblant un groupe d ’ œuvres datées
des années 1960 et 1970, « B ack to B lack », propose l ’ hypothèse que l ’ apparence physique
a joué un rôle déterminant dans la construction de codes visuels diasporiques .
« I myself, after existing some twenty years, did not become alive until I discovered my
invisibility. »
Ralph Ellison, Invisible Man.
« Dans le train, il ne s’agissait plus d’une connaissance de mon corps en troisième
personne mais en triple personne. Dans le train, au lieu d’une, on me laissait deux,
trois places.[…] J’existais en triple : j’occupais de la place. »
Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs.
La présence noire en Occident est un phénomène ambivalent perçu tant par
l’absence que la « sur-présence ». Dans Invisible Man (1952), roman reflétant
l’expérience des citoyens noirs d’Amérique, Ralph Ellison l’articule en terme
d’invisibilité. Cette condition est introduite dans le prologue par le narrateur,
principal protagoniste, qui se compare au genre « de visages sans corps que l’on
voit en marge des cirques ».1 Plus loin, au cours du récit, il est décrit dans son état
« pré-insivible » comme « une chose noire amorphe ».2 À l’inverse, dans Peau noire,
masques blancs (1952), Frantz Fanon met en avant la multiplication du corps noir
sous le regard du Blanc, au point de rendre l’homme noir « responsable de [s]on
corps, responsable de [s]a race, de [s]es ancêtres ». Fanon investit le « nègre » de
cette « malédiction corporelle » incarnant à la fois « l’anthropophagie, l’arriération
mentale, le fétichisme, les tares raciales, les négriers, et surtout, et surtout : « Y a
bon banania. »3 En d’autres termes, ce qui est décrit chez Ellison, c’est l’effacement
du corps (social) noir comme métaphore de la marginalisation. Alors que Fanon
objéifie, « sur-détermine », ce corps afin d’en décoder l’expérience raciale.
Cette dialectique est une des composantes majeures de la formation des courants
artistiques diasporiques, notamment dans leur configuration transatlantique.
C’est en réponse à la persistance de la discrimination, ayant pour effet leur marginalisation dans la société américaine, qu’un grand nombre de plasticiens noirs
optent, à partir des années 1960, pour une iconographie axée sur une affirmation
de leur identité. Dans son essai « Racial Imaginaries », l’historien de l’art Richard
J. Powell, précise que pour ces artistes, l’enjeu était de résister à « l’anonymat racial
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De l’expérience à la théorie
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Homme politique, écrivain et théoricien
africain américain, Huey P. Newton
est un des co-fondateurs du Black
Panther Party for Self Defense © DR
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« SORTIR DE L’HISTOIRE », INSTALLATION DE MOUNIR FATMI, DAK’ART 2006 © JESSICA OUBLIÉ
et culturel » induit par le discours « d’intégration et d’assimilation sociales ». Leur
démarche consiste alors à dépasser le simple acquis de droits civiques, et à remettre
en question l’utopique insignifiance de la pigmentation, en représentant leur
« conscience raciale ». « Poings levés, coupe afro, vêtements aux motifs africains,
images du ghetto et icônes en chair et en os, telles que Mohammed Ali et Angela
Davis » – symboles de résistance des années 1960 et 70 – deviennent représentatifs
d’une nouvelle culture visuelle noire américaine.4
Nous ne prendrons ici pour étude qu’un seul de ces symboles. Un des attributs
biologiques partagés par la diaspora et, pour reprendre le critique et historien de
l’art Kobena Mercer, « le signe le plus tangible de la différence raciale », après la
couleur de peau.5 Il s’agit du cheveu noir, plus particulièrement de la coiffure afro,
prenant sens dans l’art tant par son esthétisme que son symbolisme politique.
Entre esthétique et politique
Depuis quelques années la coupe afro est de retour. Musiciens, nightclubbers,
fashionistas, de toutes origines portent leur afro avec style. Noir ou multicolore,
naturel ou synthétique, l’afro est devenu un accessoire branché. Aujourd’hui effet
de mode, il fut un temps où il allait de pair avec la phrase « Black is beautiful ».
Ce slogan, tout d’abord adopté par les seuls partisans du Black Power, devient
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dans les années 60 le cri de ralliement de la communauté noire. La médiatisation
de masse connaît alors un tout nouvel essor, offrant à la cause noire une visibilité
sans précédent. Avec cette dernière se diffusent des codes vestimentaires et un
esthétisme tout aussi importants que les revendications sociales et politiques. À
Martin Luther King et Malcom X, l’impeccable costume. Aux Black Panthers,
les col roulé, veste en cuir, lunettes noires et béret. Et, aux femmes, la tenue
révolutionnaire et les cheveux naturels. En se forgeant un style, le Noir s’octroie
le droit d’accès à un statut que la société blanche lui refuse. « Cultivant » l’afro,
il renoue symboliquement avec l’Afrique et renie les canons esthétiques imposés
par le Blanc, au même titre que son idéologie raciste.
L’afro a ses déesses, et leur image fait aujourd’hui partie du patrimoine visuel
de la culture noire. Il y a Marsha Hunt, photographiée en 1969 par Horace
Hové, ainsi que Patrick Lichfield, pour Vogue, au lendemain de la première de
la comédie musicale Hair. Kathleen Cleaver, posant en 1970 pour l’objectif de
Gordon Parks, aux côtés de son époux, Eldridge Cleaver – un des leaders des
Black Panthers – lors de leur exil en Algérie. Et enfin, le portrait d’Angela Davis,
ultime figure iconique, que les arts visuels n’ont eu de cesse de recycler.
En 1969, l’artiste américain Barkley L. Hendricks sacralise la femme à l’afro en
la représentant dans un genre qui évoque l’image de la Madone. Lawdy Mama
se tient avec intégrité dans une pose qui contraste avec l’objéification du nu
de Marsha Hunt par Lichfield. La forme circulaire de son afro est renchérie
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par un halo à l’effet transcendant. La femme noire – doublement discriminée
puisque noire et femme – se voit élevée au même rang que la Mère de Dieu.
Mais alors que dans l’iconographie chrétienne, Marie – symbole de pureté et de
beauté naturelle – est représentée sous des traits humbles, Lawdy Mama affiche
dignité et fierté. La morphologie de l’afro, son aspect tridimensionnel, suggère
Kobena Mercer, requiert une posture majestueuse. « Porter l’afro, est comme
porter une couronne, si bien que l’on pourrait dire que plus l’afro est grand,
plus le degré de conscience noire est important ».6 En proposant un nouveau
canon – qualifié par Richard J. Powell de « noir, beau et suave »7, Hendricks
démonte le stéréotype du citadin noir, « guérillero », escroc ou, tout simplement, citoyen de troisième ordre. En traitant son sujet sur un fond neutre, en
l’occurrence doré, il le sort de son contexte en même tant qu’il l’individualise.
L’afro est ainsi destigmatisé.
Une autre image bien connue est le portrait d’Angela Davis réalisé en 1974 par
l’artiste sud-africain Gavin Jantjes. Aux premières heures de son exil en Allemagne,
Jantjes, marqué par son expérience de l’apartheid, est sensible aux grandes figures
politiques de la diaspora. Il crée alors une série de gravures comprenant le portrait
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de Frantz Fanon, Kwame Nkrumah, George Jackson, Huey Newton, Amilcar
Cabral et Eduardo Mondlane. L’activisme de Davis et son harcèlement par les
autorités blanches résonnent fortement avec le contexte sud-africain. Jantjes
l’intègre dans sa série. Tamu’s Magic Square (Angela Davis) est un portrait en gros
plan avec, en surimpression, un carré magique. Par ce jeu visuel, l’artiste crée une
double symbolique permettant de multiples niveaux d’interprétation.
Tout d’abord, au plan purement formel, on ne peut ignorer la taille de l’afro
qui occupe les deux tiers supérieurs de l’image. Cette proportionnalité est
mise en évidence par le marquage grillagé. Davis est vue de face alors que
son regard se dirige hors du champ de l’image, convoquant un espace auquel
le spectateur ne peut accéder. En ce sens, on peut avancer que bien qu’elle
soit contenue dans un cadre géométrique, elle parvient à échapper à toute
forme de cloisonnement.
Jantjes pousse la métaphore en
évoquant la signification du
carré magique qui « symbolise
l’unité, la force, et la constance,
même lorsque les chiffres sont
déplacés à l’intérieur de cette
structure ».8 On perçoit ici un
parallèle avec l’expérience diasporique de déplacement contrebalancé par la notion d’unité
dans la lutte contre la discrimination. Jantjes se rappelle
que ce qui l’a conduit à s’intéresser à Davis, est le fait que ce
soit une femme exprimant des
idées radicales et confrontant
AVIS DE RECHERCHE D’ANGELA YVONNE DAVIS PAR LE FBI © DR.
une approche conservatrice des
concepts de race et d’identité
americaine. Davis, écrit Jantjes,
« n’a jamais laissé le chauvinisme la passer sous silence ». À la fin des années
1960, elle était une vraie inspiration pour la communauté africaine.9
Style et manipulation médiatique
Comme il était fréquent dans son processus créatif, Jantjes utilisait des
photographies, documents d’archives et images de presse. Le portrait
d’Angela Davis viendrait du magazine allemand Stern et fait partie de la
vague d’images qui ont popularisé son afro et l’ont inscrit dans la mémoire
collective. Toutefois, Davis demeure perplexe face au fait d’être aujourd’hui
considérée comme l’icône de l’afro. Comme celle qui aurait lancé cette
mode. Car, les images qui l’ont rendue célèbre dans les années 1970 contiennent la charge criminelle qui pesait alors sur elle.
Lorsqu’elle adopte cette coiffure « naturelle », elle ne fait qu’emprunter un style
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porté par les femmes de sa génération – personnalités publiques ou femmes
croisées dans la vie de tous les jours.10 Ce choix, elle le fait bien avant son éveil
politique, qu’elle situe à l’occasion d’une conférence donnée par Malcom X,
au début des années 1960, à l’Université de Brandeis où elle étudie. Au-delà de
la rhétorique nationaliste du leader noir, Davis affirme avoir trouvé un espace
psychologique dans lequel elle pouvait enfin valoriser son corps ainsi que ses
cheveux crépus.11
En septembre 1969, son adhésion au parti communiste lui coûte son poste
d’enseignante en philosophie à UCLA. S’ensuit la parution de sa photo dans
les journaux, magazines et à la télévision. L’été suivant, l’activiste – qui est
aussi associée aux Black Panthers – est
accusée de conspiration, d’enlèvement
et de meurtre dans l’affaire des Soledad
Brothers. Elle est traquée par le FBI qui
lance contre elle un avis de recherche
à l’échelle nationale. Le magazine Life
lui consacre un numéro intitulé « The
Making of a Fugitive. Wanted by the
FBI - Angela Davis ». Lorsqu’elle se
retrouve sur la liste des 10 criminels les
plus recherchés par le FBI, la militante
et son afro inspirent à la fois terreur et
élans de solidarité.
Dans son article « Afro Images :
Fashion, Politics and Nostalgia »,
Davis écrit avoir reçu de nombreux
témoignages de femmes qui portaient
l’afro du temps où elle était recherchée. Celles-ci étaient constamment
interpellées, harcelées, arrêtées par la
police, les agents du FBI et de l’immigration.12 La circulation de son
portrait, dans un contexte éminemGavin Jantjes, Tamu’s Magic Square (Angela Davis), 1974.
Gravure, 60x45 cm. © Gavin Jantjes
ment discriminatoire, a eu pour effet
de fabriquer une image générique de
la jeune femme noire. Dans l’imaginaire populaire blanc, l’afro était synonyme d’ « armée et dangereuse ». Ce
qui faisait de cette gent la cible des autorités.
Ainsi, la popularité de l’afro, son cachet révolutionnaire, s’accompagne
d’une sombre réalité totalement évacuée par le côté glamour qu’on lui
prête aujourd’hui. Paradoxalement, c’est au moment où son afro fut le
plus médiatisé, que Davis, alors fugitive, dût modifier son apparence en
portant notamment une perruque aux cheveux raides.13 Cette révélation
invite à situer l’acte de se coiffer dans le champ de la fiction narrative et de
l’instrumentalisation du discours identitaire.
D’après Kobena Mercer, les coiffures noires (afro, dreadlocks, tresses, etc.)
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articulent une variété de solutions esthétiques en réponse à une série de
problèmes causés par le racisme et son échelle de valeurs fondée sur la « pigmentocratie »14. L’afro est le résultat d’un traitement social et politique du
cheveu crépu. Bien qu’il clame un caractère originel, il requiert un certain
entretien de la main de l’homme (ou de la femme). En conséquence, on
ne peut parler de cheveu « naturel », dans la mesure où celui-ci doit être
« cultivé ».15 Les propos d’Angela Davis abondent en ce sens lorsqu’elle écrit
avoir « attaqué » son afro au peigne chaud.16
Mercer développe cette dialectique entre « culture » et « nature » en notant
qu’après tout, l’afro n’est pas un genre de coiffure typiquement africain
puisque, traditionnellement, les cheveux sont tressés. Cette remarque vaut
d’invalider l’association cliché entre l’Afrique et l’idée même de nature. Elle
tend, par ailleurs, à démontrer que l’appropriation culturelle du continent
noir est fondée sur un imaginaire, et fait de l’afro un style proprement diasporique.17
Si l’on tient l’afro pour une des « conquêtes culturelles de la diaspora sur le
monde »18, son absorption médiatique et commerciale par l’Occident, et la
neutralisation de son message politique, donnent à réfléchir sur le rapport
entre norme esthétique et hégémonie.
Le cheveu noir n’en demeure pas moins un important signifiant identitaire. En
attestent les travaux de l’artiste Sonia Boyce qui, dans les années 1990, explore
sa texture et son caractère narratif. Ainsi que l’œuvre de la photographe Eileen
Perrier, dont la série sur les salons consacrés à la coiffure et la beauté « afro »,
continue d’interroger l’identité noire à travers son esthétique capillaire.
1. Ralph Ellison, Invisible Man. London, New York, Penguin Books, 1999 (1952), p. 7.
2. Ibid., pp. 81-82.
3. Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs. Paris, Éditions du Seuil, 1995 (1952), p. 90.
4. Richard J. Powell, « Racial Imaginaries, from Charles White’s Preacher to Jean-Paul Goude and Grace Jones’ Nigger Arabesque », in
Richard J. Powell, David A. Bailey, Petrine Archer-Straw, « Back to Black. Art, Cinema and the Racial Imaginary ». Londres, Whitechapel
Gallery, 2005. p. 9.
5. Kobena Mercer, « Black Hair/Style Politics », in Kobena Mercer, Welcome to the Jungle. New Positions in Black cultural Studies. Londres,
New York, Routledge, 1994, p. 101.
6. Ibid., p. 106.
7. Richard J. Powell, Black Art. A Cultural History. Londres, Thames and Hudson, 2002 (1997), p. 149.
8. Gavin Jantjes, dans un courriel daté du 12 novembre 2007.
9. Ibid.
10. Angela Y. Davis, « Afro Images : Politics, Fashion, and Nostalgia », in Deborah Willis (ed.), Picturing Us. African-American Identity in
Photography. New York, The New Press, 1994, p. 171.
11. Angela Y. Davis, « Black Nationalism : The Sixties and the Nineties », in Michele Wallace et Gina Dent (ed.), Black Popular Culture.
Seattle, Bay Press, 1992, p. 319.
12. Angela Y. Davis, « Afro Images: Politics, Fashion, and Nostalgia », op. cit., p. 176.
13. Ibid., p. 174.
14. Kobena Mercer, « Black Hair/Style Politics », op. cit., p. 102.
15. Ibid., pp. 105-106.
16. Angela Y. Davis, « Black Nationalism : The Sixties and the Nineties », op. cit., p. 319.
17. Kobena Mercer, « Black Hair/Style Politics », op. cit., pp. 111-112.
18. Claire Denis, citée dans le synopsis de l’exposition « Diaspora » au Musée du Quai Branly. Voir aussi Dans tes Cheveux (2007), l’installation
vidéo de Mathilde Monnier qui y est présentée.
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