simulations du seminaire de 2002

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simulations du seminaire de 2002
Pour une réconciliation possible :
Voir, communiquer et agir autrement
Alain Pekar Lempereur
Professeur de la chaire négociation et médiation de l’ESSEC
Fondateur d’ESSEC IRENE et des programmes « Négociateurs du Monde »
Résumé : La réconciliation entre anciens belligérants est possible s’ils réussissent à voir,
communiquer et agir autrement. Pour arriver à cette transformation, suivant notre expérience au
Burundi et en RD Congo, des rencontres improbables peuvent être organisées entre les ennemis
d’hier. Une fois que les participants ont été identifiés avec soin par une équipe sur place, les
facilitateurs peuvent dérouler des ateliers par rapport à trois objectifs : un premier permettant
d’augmenter la conscience de soi et de l’autre par rapport au conflit et à ses perceptions, un second
visant à une meilleure connaissance des techniques de communication avec l’autre, à savoir
l’écoute et la parole actives, et un troisième consistant à mobiliser les compétences acquises pour
mieux agir et décider afin de surmonter les divisions au sein de la société, à distance de l’excès de
confiance. Durant ces ateliers, l’usage d’exercices en décalage apparent par rapport à la réalité des
participants a été fructueux en termes d’impact par rapport à ces trois objectifs.
Mots-clés : Réconciliation, facilitation, post-conflit, médiation, leadership, conscience,
connaissance, compétence, pédagogie, atelier, biais psychologiques, conditionnement, divisions
sociales, écoute active, parole active, prise de décision, Burundi, RD Congo
Summary: Reconciliation between former belligerents is possible if they succeed in seeing,
communicating and acting differently. In order for this transformation to happen, in our
experience both in Burundi and DR Congo, unlikely encounters can be organized between
yesterday enemies. Once participants have been carefully identified by the local team, facilitators
could unfold workshops according to three objectives: first, by increasing awareness of oneself
and the other in the conflict and its different perceptions; second, by better communicating with
the other through active listening and speaking; and three, by mobilising all competencies to act
and decide more efficiently to overcome yesterday divisions in the society, while avoiding
overconfidence. In these workshops, using first exercises, which are apparently disconnected from
the participants’ reality, has proved fruitful in terms of impact with respect to these three
objectives.
Keywords: Reconciliation, facilitation, post-conflict, mediation, leadership, awareness,
knowledge, competencies, pedagogy, workshop, psychological biases, conditioning, social
divisions, active listening, active speaking, decision-making, Burundi, DR Congo.
Comment avoir devant les yeux ce qui me rappelle la douleur, l’innommable ? Comment me
retrouver dans la même salle, à une réunion ou à un atelier en commun avec ces gens-là, que j’ai
du mal à appeler des gens, ces gens responsables d’une plaie béante, que rien ne peut refermer ?
Comment imaginer même de me réconcilier même un jour avec ces gens ?
A Gitega, Burundi
« Chaque fois, sur ma copie, je mettais « H » et par mon propre geste, je signais moi-même ma
relégation au dernier rang parmi les sous-hommes. Mon père m’a raconté que par chance, il était
malade le jour où ils sont venus chercher tous ses copains à l’école, qui bien entendu ne sont
jamais revenus. Ne croyez pas que c’est par choix que l’on choisit de prendre le maquis. Vous
pensez qu’on est heureux de vivre dans la brousse, d’y voir naître son fils, de savoir qu’il manque
de tout, de trembler à chaque bombardement. Car eux de ladite armée nationale, ils n’hésitent pas
à tirer sur nous à l’arme lourde. Mais nous changions de campement tous les jours pour leur
échapper et, au moins, notre dignité était sauve. Tout à l’heure, lui en face là il m’a ricané avec un
air moqueur : « Vous êtes bien jeune pour porter le titre de colonel », mais maintenant que nous
avons des armes et des hommes, ils nous respectent. Ils nous toisent encore, jamais ils ne pourront
s’en empêcher, toujours ce même mépris dans les yeux, qui me donne la haine. Mais je vous le dis,
maintenant, ils nous craignent. C’est vrai, dans cette salle, je ne dis rien, j’ai la gorge nouée, j’ai
envie de partir. Comment pourrais-je dire quelque chose à ces gens ? Les écouter, eux ? Ah, si je
pouvais tous les … »
A Goma, République démocratique du Congo
« J’en avais l’habitude, il suffisait que je me retrouve à la cour de récréation, pour qu’ils se
retournent vers moi : « Tutsi, tutsi », me répétaient-ils avec agressivité « ah, ah, ah ». Ils me
frappaient dans le dos. Et des années durant, j’ai subi cette humiliation. Que pouvais-je faire ? Et
tous les officiers de notre ethnie qu’ils ont assassinés ? Ils n’en parlent jamais. Et les centaines de
milliers de nos frères et sœurs disparus dans toute la région. Le génocide, ça les connaît et ils n’ont
pas hésité à protéger les coupables, à les accepter chez eux avec armes et bagages. Evidemment
tout a changé le jour où mes frères du pays voisin sont venus. Soudainement, tous ceux qui jusque
là me méprisaient ont appris à me respecter ; j’ai retrouvé ma dignité. J’étais désormais en charge
de la sécurité. J’ai beau aujourd’hui me retrouver seul de ce côté de la salle, je vois bien dans
leurs yeux qu’ils n’osent plus me narguer, comme avant. Ils me détestent, c’est certain, mais au
moins ici ils devront m’écouter. »
Même lieu, de l’autre côté de la salle
« Comment ose-t-il se trouver là, lui ? Il en a arrêté des gens. Et les tortures que ses gars ont fait
subir aux nôtres. D’ailleurs, quand il m’a arrêté, j’ai cru ma dernière heure arriver. J’ai eu plus
de chance que les autres, j’en suis ressorti vivant. Il était fort, le traître, avec l’aide du pays voisin
et avec la communauté internationale qui ferme les yeux. Et il nous nargue de l’autre côté, comme
si de rien était. Il est bien seul, personne ne veut s’asseoir à ses côtés, c’est bien fait pour lui. Et
vous les blancs, vous êtes là à sourire. Tiens, « facilitateurs », c’est votre nouveau mot pour vous
interposer entre bourreaux et victimes, pour vous mêler une fois de plus de nos affaires. Vous allez
nous apprendre comment régler les problèmes que vous avez vous-mêmes contribuer à créer.
Comment osez-vous même inviter un gars comme lui ? Mais au moins je pourrai enfin lui dire ce
que j’ai sur le cœur et il m’entendra. »
© Alain PekarLempereur, Pour une réconciliation possible: voir, communiquer et agir autrement, Document de recherche ESSEC, 2009 -
2
A Ngozi, au Burundi
« Une quarantaine de candidats à la prêtrise suivaient le grand séminaire ; un jour, des salauds
sont venus et leur ont intimés de se séparer en deux groupes, car ils n’en voulaient qu’aux seuls
tutsi. Mais les séminaristes ont refusé de se séparer et ils ont tous été massacrés, en martyrs. Parmi
les gens que vous invitez, il y a des génocidaires, et vous, les facilitateurs, vous leur serrez la main.
Vous savez, eux, ils ne faisaient pas de quartier. Tout le monde y passait, femmes et enfants. Cela
valait parfois mieux de mourir. Car plutôt mourir que de se faire violer, non ? Donc nous voilà
réunis, vous avez voulu que nous venions. Même si on traîne les pieds, nous sommes voilà ; mais
pourquoi faire ? Pour faire entendre raison à ces gens, pour qu’ils reconnaissent enfin ce qu’ils
nous ont fait, qu’ils nous demandent pardon ? »
Ce genre de témoignages, je les ai entendus en privé de la part de participants à des séminaires
visant à réunir en des rencontres improbables des personnes meurtries par des années de guerre et
de souffrance. Leur simple présence à un séminaire où ils apercevaient des personnes de l’autre
groupe était un acte de courage, mais aussi de souffrance. Ce n’était pas facile pour eux d’être
assis là et souvent pourtant, après coup, je me dis que le plus difficile n’était pas tant ce qui suit –
ce que nous allons développer dans ce chapitre –, mais ce qui précède. Le plus difficile, c’est de
surmonter cette répugnance à se retrouver dans la même salle avec des gens que nous associons à
tout ce qui nous répugne : la traîtrise, la lâcheté, l’humiliation, le meurtre, l’horreur, etc. Ceux qui,
de près ou de loin, nous rappellent ceux qui ont envahi nos maisons, volé notre jeunesse, tué nos
parents, violé nos filles, qu’aurions-nous bien à leur dire ou à faire encore avec eux ? Je dédie
donc ce texte à toutes ces personnes courageuses qui, en dépit de leurs hésitations légitimes,
étaient là, ont donné de leur temps pour assister à des séminaires dont ils attendaient en définitive
très peu. Je les dédie aussi à ceux qui ont aidé à convaincre ces personnes de tenter cette
expérience.
A travers ces quelques pages, nous tenterons d’illustrer comment en quelques jours, la
mobilisation bien préparée d’une psychologie de l’interaction complexe, d’une pédagogie
interactive et de techniques de communication peut contribuer à faire évoluer de manière positive
une situation d’un point de départ, que nous venons de décrire, où les participants ne veulent pas
être en présence de « ces gens-là », vers un point de transition où les participants commencent à
envisager une autre façon pour eux-mêmes d’être avec ces autres, de les voir, de communiquer et
d’agir avec eux. Nous avons choisi de dérouler quelques étapes d’un séminaire-type, en explicitant
à la fois les exercices qui sont utilisés et les concepts qui sont amenés, mais d’abord résumons en
quelques paragraphes la question du choix des participants qui est clé.
© Alain PekarLempereur, Pour une réconciliation possible: voir, communiquer et agir autrement, Document de recherche ESSEC, 2009 -.3
Le « bon choix » des participants – Amener les bons et les méchants
L’idée est de réunir, durant une retraite d’une semaine, une trentaine de personnes qu’on
n’imagine pas même capables d’échanger entre eux. Cette approche a été conduite auprès de
plusieurs milliers de participants, à la fois, au Burundi depuis 2003, à travers le Programme de
formation au leadership (BLTP), et en République démocratique du Congo, depuis 2006, à travers
l’Initiative pour un Leadership cohésif (ILCCE). Il est inutile de rappeler les souffrances que ces
deux pays ont connu depuis des lustres, souffrances exacerbées par la guerre, voire le génocide.
On évoque 5 millions de morts en conséquence directe ou indirecte des conflits dans les Grands
Lacs. Les deux programmes mis en œuvre ont été rendus possibles grâce à la ténacité d’Howard
Wolpe, ancien envoyé spécial du Président Clinton dans la région des Grands Lacs et directeur du
programme Afrique du Wilson International Center for Scholars (WWICS)1 ; ils sont fondés sur
des principes d’action similaires, que nous reprenons en bref2 :
1. Appropriation préalable de l’effort de réconciliation par les autorités locales et internationales.
Des personnalités perçues comme neutres, souvent des professeurs, des anciens diplomates ou des
médiateurs professionnels, tiennent des réunions de consultation, en vue de dresser la carte des
parties prenantes et des problèmes clés dans un pays divisé. Ces experts consultants
(consultateurs ?) visent aussi à obtenir d’un côté et en priorité, la « nationalisation » du processus
de réconciliation proposé (buy-in) auprès des leaders au sommet et de l’autre (une fois la demande
nationale exprimée explicitement) son financement par les bailleurs de fond de la communauté
internationale.
2. Participation des leaders locaux au sommet à la désignation des participants aux ateliers. Il est
demandé aux leaders consultés de dresser des listes anonymes de leaders influents dans le pays,
pour le meilleur ou pour le pire ; les nombreuses listes obtenues par notre équipe sont ensuite
croisées afin de dégager les personnes les plus souvent citées, à inviter en priorité aux ateliers. Les
« consultateurs » deviennent alors convocateurs (conveners).
3. Mise en place d’une structure locale (ONG), que doit diriger de préférence une ou plusieurs
personnalités locales ou, en tout cas, reconnus par l’ensemble des parties prenantes au processus de
réconciliation Cette personne agira comme convocateur durant toute la durée de l’initiative et
invitera les participants potentiels à venir aux ateliers, en soulignant qu’ils ont été choisis par les
1
Pour une première approche dès 2004, lire : Howard Wolpe, avec Steve Mcdonald, Elizabeth McCLintock, Eugène
Nindorera, Alain Lempereur, Fabien Nsengimana, Nicole Rumeau & Alli Blair, « Rebuilding Peace and State
Capacity in War-torn Burundi », The Round Table, juillet 2004, Vol. 93, Numéro 375, pp. 457-467.
2 Pour le développement de ces principes, voir : Alain Lempereur. La médiation post-conflit. In: Bensimon &
Lempereur (dir.) La Médiation. Modes d'emploi. Paris: A2C Medias, 2007, pp. 153-173 ; Alain Lempereur, « De la
médiation politique à la médiation post-conflit, ou la reconstruction nationale d’un leadership cohésif », Conference
From Early Warning to Early Action : Developing the EU’s Response to Crisis and Longer-Term Threats,
Commission européenne, 12-13 novembre 2007, Bruxelles.
© Alain PekarLempereur, Pour une réconciliation possible: voir, communiquer et agir autrement, Document de recherche ESSEC, 2009 -
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plus hautes personnalités du pays. Il lui arrivera parfois de jouer le rôle de médiateur. Il s’agit de
Fabien Nsengimana au Burundi et de Michel Noureddine Kassa en RDC.
4. Utilisation de méthodes de facilitation durant les réunions et ateliers entre les participants et suivi.
Ces méthodes feront l’objet du gros de ce chapitre ; elles sont mises en œuvre par l’ensemble des
organisations partenaires (WWICS, ESSEC IRENE, CMPartners)3. Il s’agit ici de faire appel à des
« facilitateurs » professionnels, comme Liz McClintock. De bons enseignants peuvent convenir,
pour autant qu’ils sachent mettre les participants au centre du dispositif, car ces derniers ont moins
à apprendre du facilitateur que d’eux-mêmes et de leurs interactions avec les autres.
5. Prise en compte de la séquence des secteurs nationaux à couvrir. Ici, les consultateurs et
convocateurs doivent orienter l’initiative de réconciliation dans un sens qui correspond à l’urgence
des circonstances. Dans un pays post-guerre, la réconciliation doit porter sur tant de secteurs qu’il
faut se donner des priorités, au-delà des leaders nationaux, désignés au départ. Il faut se laisser
guider par les participants pour toucher les secteurs et les régions qui leur paraissent clés à leurs
yeux, afin que la réconciliation opère dans les structures et la réalité et que la violence ne
rebondisse pas. La liste des ateliers de réconciliation à prévoir est longue, impliquant tous les
secteurs de la vie professionnelle – de la sphère publique et de sécurité à toutes les activités de la
société civile4.
6. Recherche d’un élargissement progressif de l’impact de l’initiative vers les populations : L’impact
que chaque atelier et ensuite l’ensemble du processus recherchent est d’abord psychologique : il
s’agit de toucher la personne qui est là, devant soi, et de réussir à le faire durablement ; mais
comme le montre le point précédent, la réconciliation ne saurait opérer qu’entre les personnes
présentes aux ateliers, même fonctionnant en réseau, elle doit être recherchée au-delà. Donc
l’impact doit être aussi sociologique : les méthodes visent à transférer et transmettre les
apprentissages aux organisations dont les participants relèvent, à leurs subordonnés et si possible à
leurs « patrons ». L’impact doit être si possible institutionnel, en formant des masses critiques,
comme par exemple tous les officiers passant par l’académie militaire par exemple, ou tous les
chefs de groupe parlementaires, ou tous les directeurs de campagne. Si l’impact est
interinstitutionnel, c’est encore mieux : c’est-à-dire par exemple que les branches exécutive et
législative travaillent mieux ensemble. Enfin, et c’est l’impact de mesure du succès le plus fort,
l’impact devrait être social, porté par la presse et l’éducation, mais là encore, soyons réalistes, il est
3
WWICS : http://www.wilsoncenter.org/index.cfm?topic_id=1417&fuseaction=topics.home;
ESSEC IRENE, Programmes Négociateurs du Monde: http://www.essec-irene.com/fr/NDM/index.html;
CMPartners : http://www.cmpartners.com.
4 Ces secteurs sont souvent dans l’ordre : la sécurité (armée régulière, mouvements armés, police, commission mixte
de cessez-le-feu, commandement intégré de l’armée ou de la police), les autorités gouvernementales (nationales ou
locales ; législatives ou exécutives ; commission électorale indépendante, accompagnant la transition ou chargées des
élections ; vainqueurs ou battus d’hier, d’aujourd’hui et si possible de demain ; les responsables de la campagne
électorale et la presse), les autorités judiciaires ou apparentées (les juges, les personnes chargées de traiter des
questions des crimes commis et de l’impunité, les commissions de réconciliation ou de dialogue national), et enfin la
société civile (médecins et responsables de dispensaires, d’ONG, d’associations de femmes; professeurs, élèves et
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improbable qu’en ne formant qu’une personne sur mille au Burundi ou une sur cent mille en RDC,
même si ces personnes sont choisies avec soin, un tel impact se fasse vite ressentir. Il n’est pas
inutile de rappeler le temps qu’a pris la réconciliation franco-allemande avant de devenir l’exemple
type de réussite imprégnant les deux sociétés concernées.
Sachant les moyens limités et l’impact recherché, le mode de désignation des participants est
crucial. Il faut être très attentif à qui on invite, assurer la diversité nécessaire à la réconciliation.
Dans la salle, doivent se retrouver les personnes représentatives de la société dans ses divisions et
ses souffrances. La plus grande inclusivité est recherchée à travers les six critères suivants :
1. Il y faut une représentation des hommes et des femmes. L’objectif est toujours d’assurer la présence
d’au moins 30% de femmes durant les ateliers. Des rencontres sectorielles, impliquant les secteurs de
sécurité par exemple, ne respectent évidemment pas ce quota.
2. Il y faut une représentation professionnelle : autant que possible, on réunit des responsables politiques
et administratifs, des officiers de l’armée et des mouvements armés (« rebelles » reconnus ou pas), des
membres de la société civile, des syndicalistes, des professeurs, etc.
3. Il y faut une représentation géographique avec des personnes de la capitale, mais aussi des provinces et
éventuellement de la diaspora, sauf si le torchon brûle dans une région en particulier et exige une action
immédiate auprès de plusieurs groupes ciblés.
4. Il y faut une représentation ethnique assurant un équilibre entre les communautés du pays, en
particulier celles à l’épicentre du conflit.
5. Il y faut une représentation historique avec un équilibre entre les grandes étapes de l’histoire d’un
pays. Ainsi en RDC, un séminaire rassemblait des personnalités des mouvances lumumbiste, mobutiste
et kabilistes.
6. Il y faut enfin une représentation de l’éventail des opinions, avec les modérés et radicaux. Ce point est
crucial, car si vous mettez des modérés ensemble, votre tâche en sera sans doute facilitée, mais vos
accomplissements seront fragiles, car les risques d’un retour à la violence viennent toujours des
extrêmes, surtout quand ils sont exclus.
Un point qu’on ne répétera jamais assez : on ne se réconcilie qu’avec son ennemi.5 Donc si les
consultateurs et les convocateurs ont bien réalisé leur travail, « les bons » et « les méchants » se
retrouvent dans la même salle. Presque chaque participant pris individuellement doit avoir
l’impression qu’il a en face son ennemi. Cette polarisation de départ que nous décrivions dans les
scénarios en tête de chapitre n’est pas une pure fiction, c’est quasiment une nécessité. Si
directeurs d’école ; prêtres et pasteurs ; chefs d’entreprise, syndicalistes ; etc.) chargée du redémarrage des
infrastructures sociales (la santé, l’éducation et les transports) et de l’économie.
© Alain PekarLempereur, Pour une réconciliation possible: voir, communiquer et agir autrement, Document de recherche ESSEC, 2009 -
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l’ambiance initiale est glaciale – pas seulement rigide comme entre gens qui ne se connaissent pas
–, alors les facilitateurs peuvent vraiment commencer leur travail. Ils doivent aussi être à l’aise
avec ce malaise absolu des autres, se dire qu’après ce que les participants ont vécu, comment en
pourrait-il être autrement ? Il faut être là serein, et puis le chemin s’ouvre. Se dévoilent trois
étapes qu’on espère mettre en œuvre avec les participants : la conscience de soi et de l’autre pour
commencer à voir autrement, la connaissance de nouvelles techniques pour communiquer
autrement et la compétence mise en œuvre pour agir autrement.
Conscience par un chemin détourné – Faire prendre de la distance pour voir autrement
Bien entendu les techniques des facilitateurs sont nombreuses pour briser la glace. Nous
privilégions l’usage des prénoms immédiatement, allons à leur rencontre quand ils arrivent dans la
salle, leur serrons la main, faisons de la mémorisation des noms des participants notre première
réalité, bousculons les règles de protocole, négocions avec les gardes du corps pour qu’ils restent
dehors6. Et ce comportement du facilitateur doit être naturel, relever d’un savoir-faire authentique,
d’un véritable savoir-être. Comme le disait Aristote, une bonne habitude devient une seconde
nature et à force d’animer ce genre d’ateliers, en dépit d’un sentiment de « déjà vu », on met en
œuvre des techniques dont on a mesuré l’étonnant pouvoir de transformation.
Que fait-on quand l’urgence se lit sur les visages, que le tonnerre gronde dans les têtes ? Surtout
on prend de la distance. Nous invitons les participants à des exercices qui les éloignent pour un
temps de leur urgence immédiate et importante : de fait, pendant deux ou trois jours, nous les
impliquons dans des exercices de décalage, de transposition, dont la plupart sont utilisés dans les
séminaires de négociation d’Harvard et ancrés dans une architecture psychologique dont les
participants découvriront progressivement les ressorts. Le premier exercice est celui du Prix du
Pétrole7 ou une variante ; il s’inspire d’un dilemme du prisonnier bien connu en théorie des jeux8.
Simple dans son fonctionnement, ce premier exercice d’introduction joue le rôle d’un icebreaking, mettant les participants en jeu de rôles, au sein d’équipes mixtes qui nous constituons
d’avance, avec précision, pour mettre en présence proche des ennemis potentiels, lesquels se
prenant au jeu développeront des mécanismes inattendus de solidarité avec leurs coéquipiers
5 Aurélien Colson et Alain Lempereur. « Un pont vers une paix durable. Réconciliation et médiation post-conflit au
Burundi et en RD Congo », Négociations, n°1, juin 2008, pp. 13-28.
6 Alain Lempereur, Jacques Salzer et Aurélien Colson, Méthode de médiation, Paris : Dunod, 2008, pp. 123-149.
7 Oil Pricing Exercise, cas écrit par Roger Fisher et revise par Bruce Patton et Andrew Clarkson. Clearinghouse,
Program on Negotiation, Harvard Law School, 1986, 1989, 1995.
© Alain PekarLempereur, Pour une réconciliation possible: voir, communiquer et agir autrement, Document de recherche ESSEC, 2009 -.7
contre l’équipe d’en-face elle aussi constituée de manière mixte. L’air de rien, ce faisant, nous
rompons les solidarités « d’avant » pour faire naître, par le jeu, de nouvelles solidarités qui brisent
les lignes de partage » (across lines). Ce jeu permet d'approcher certaines des dynamiques
fondamentales que l'on retrouve par la suite dans tous les mécanismes de réconciliation.
Gagner contre l’autre versus gagner avec l’autre – Défis interne et externe de la confiance
Ce jeu est conçu de telle manière que le plus souvent les équipes jouent « l’une contre l’autre »
s’affrontent comme des ennemis (jeu à somme nulle), alors qu’elles pourraient tout aussi bien
adopter un comportement coopératif qui leur bénéficierait à toutes les deux en jouant « l’une avec
l’autre », comme des partenaires (jeu à somme positive). Elles se font « la guerre », détruisant de
la valeur ensemble, tandis qu’en prenant un peu de distance par rapport à ce premier réflexe, elles
pourraient, par une démarche alternative, accroître la richesse entre elles.
Le seul moyen clair pour un (ou plusieurs) participant(s) à ce jeu de communiquer une volonté de
coopérer est de choisir soi-même une position risquée dont l’autre équipe pourrait tirer profit à
tout moment à nos dépens. D’où le dilemme intérieur que l’on subit : on est déchiré parce que la
même action est à la fois une position de faiblesse – dans la mesure où cette configuration expose
la partie qui la choisit à un risque énorme – et une position de force – elle pose d'emblée le joueur
en supériorité morale par un choix optimal en termes de coopération. L'adopter revient donc
clairement à indiquer une volonté de coopérer. Toutefois, on constate empiriquement que cette
position, initiale ou tardive, visant à un équilibre gagnant/gagnant est loin d’être toujours retenue
par les équipes. Les participants font preuve le plus souvent d’une forte aversion au risque ou au
contraire, en situation de perte, d’une propension excessive à la prise de risques9.
Le problème de chaque joueur qui voudrait gagner avec l’autre et non contre l’autre est double. Il
ne lui suffit pas de convaincre sa propre équipe, elle-même tiraillée entre des forces modérées et
des forces radicales, que la coopération avec l’autre équipe vaut mieux que la guerre ouverte, qu’il
faut mettre de la confiance dans le système. Il lui faut aussi réussir à convaincre l’autre équipe du
bien-fondé de cette approche. Ce double défi – interne et externe – est rendu d’autant plus difficile
que la communication avec l’autre équipe est minimale dans le jeu et qu’une série d’incitations
sont créées pour pousser les équipes soit à la défection, soit à la trahison. En effet, les équipes ne
8 Alain
Lempereur et Aurélien Colson, Méthode de négociation, Paris : Dunod, 2004, pp. 131-160.
Amos Tversky et Daniel Kahneman, « The framing of decisions and the psychology of choice », Science, 211, 1981
pp. 453-458.
9
© Alain PekarLempereur, Pour une réconciliation possible: voir, communiquer et agir autrement, Document de recherche ESSEC, 2009 -
8
disposent pas de moyens de communication élaborés et n’interagissent que par l'intermédiaire de
petits papiers qu'elles émettent et reçoivent, ou de rencontres très courtes. D’où des malentendus,
voire des tromperies s’ensuivent, avec des ruptures de confiance graves, accompagnées de
sentiments de frustration. Tout faux pas d’un côté ou de l’autre est vite sanctionné voire préempté,
et entraîne les deux équipes dans une spirale d’escalade. Comment, dans ce cadre, construire la
confiance ? C’est extrêmement difficile, mais évidemment quand on débriefe l’exercice avec les
participants, ils voient à quel point il faut réapprendre à gagner « avec » l’autre, et surtout à gagner
sa confiance, à la maintenir et parfois à la recréer, quand les circonstances l’ont fait perdre – toutes
conditions majeures à la réconciliation.
Intention et impact, mise en évidence de multiples biais et du risque d'escalade
Les participants à ce jeu se rendent aussi compte qu'un aspect essentiel d’une interaction avec
l’autre consiste à se mettre à sa place pour envisager les différentes interprétations qu'un message
donné ou une action (pourtant univoque dans l'esprit de l'émetteur) peut produire chez le
récepteur. Il voit la nécessité de bien distinguer l’intention d’un message et son impact sur l’autre:
si l’autre équipe choisit une position attentiste, dois-je comprendre, comme elle le souhaite peutêtre, qu'elle se place en « terrain neutre » en attendant de voir quel sera mon comportement pour
« ensuite »
commencer
vraiment sa
coopération
ou
bien
alors,
comme
je
tendrai
vraisemblablement à l’interpréter, qu'elle souhaite me piéger en attendant que je me place en
situation franchement coopérative, pour accroître ses gains à mes dépens ?
Les tendances paranoïaques, qui consistent à sous-évaluer l’autre, à lui attribuer le pire tout en
s’exonérant de tout10, se manifestent avec constance à travers ce jeu. De part et d’autre, on a
tendance à accuser les joueurs de l’autre camp de tous les maux et de s’excuser de tout (biais
accusatoires et excusatoires). Le débriefing met aussi en avant les attributions négatives11 vis-à-vis
de l’autre et les effets de réaction de dévaluation12 qui consistent à minimiser les concessions ou
compromis proposés par l’autre, lui attribuant par exemple des mauvaises intentions qu’elle
n’avait pas nécessairement. Il illustre aussi que souvent l’autre me prête des intentions que je n’ai
pas, empirant le malentendu entre nous et les phénomènes d’escalade. Ainsi, ce que je fais pour
minimiser le risque, pour des raisons défensives – comme m’armer pour me protéger d’une
attaque – est perçu par l’autre comme une volonté agressive – s’armer pour attaquer.
10
11
Méthode de négociation, pp. 33-35, 104.
Méthode de négociation, pp. 102-104.
© Alain PekarLempereur, Pour une réconciliation possible: voir, communiquer et agir autrement, Document de recherche ESSEC, 2009 -.9
Dans ce contexte, l’interaction entre les participants à ce premier jeu s'enferre fréquemment dans
un processus de non-coopération ou d’agression réciproque, où chacun répond du berger à la
bergère. En interprétant mal le message émis par l’autre ou en n'arrivant pas à établir, ou rétablir
une communication efficace, les deux parties en arrivent rapidement à une position contreproductive qui, si elle minimise leur perte relative (phénomène d'aversion au risque), empêche la
création mutuelle de richesse. On remarquera au passage que ce type de processus d'escalade
renforce la tendance naturelle des acteurs « intuitifs » à oublier l'objectif de départ, pourtant
explicite, de maximiser l’utilité (pour certains, seulement la leur; pour d'autres, celle des deux
parties), pour lui préférer un objectif contre-productif : minimiser le différentiel de gain avec le
partenaire (objectif purement compétitif). Une fois enclenchée, cette logique négative est très
difficile à extirper : elle dégénère en sentiments de colère ou de frustration qui renforcent la
difficulté à renouer avec une aspiration à la coopération après des premiers échanges de nature
compétitive. Elle crée aussi des revendications de compensation pour le dommage commis, avec
une forme d’aveuglement dans l’esprit de celui qui a commis les actes compétitifs.
Ce cas est révélateur du risque des comportements compétitifs, voire prédateurs. Il est facile pour
les participants d’en tirer les conséquences par analogie pour les circonstances de leur pays divisé,
où prévaut la devise hobbesienne – « L’homme est un loup pour l’homme ». Il montre les risques
majeurs d’interactions avec l’autre guidées par mon pur intérêt personnel, sans souci pour la
relation et la qualité de la communication.
Dans le cadre de ce chapitre, nous ne pouvons pas développer en détail tous les exercices, qui audelà de la prise de conscience offerte par ce premier exercice, aident chaque participant à
redécouvrir l’autre dans sa complexité, tout en reconnaissant pour ce processus de réconciliation
la valeur inestimable des ressorts coopératifs pour rendre ce chemin de redécouverte plus facile.
Connaissance de Janus – Pratiquer écoute et parole actives pour communiquer autrement
Parmi les outils techniques susceptibles de faciliter ce chemin de redécouverte de l’autre, figure
une meilleure communication et en particulier un nouvel équilibre à établir entre écoute et parole
actives13. Comme facilitateurs, nous illustrons la nécessité de bien séparer14 dans la pratique 1) les
12
Ibidem, p. 105. Voir aussi Lee Ross, « Reactive devaluation in negotiation and conflict resolution », in Arrow &
Mnookin (dir.), Barriers to conflict resolution, 1995, pp. 26-42.
13 Méthode de négociation, pp. 97-129.
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moments où on est en prise d’écoute de l’autre, où il faut réussir à lui démontrer par empathie
qu’on le comprend en paraphrasant ce qu’il nous dit (écoute active15) et en obtenant validation de
notre compréhension et 2) les moments où l’on tente de faire comprendre à l’autre avec assertivité
notre point de vue, nos motivations et de le persuader par des formulations qu’il peut entendre et
non pas agressives dont il se détourne (parole active)16.
Un de nos exercices favoris pour favoriser la prise de conscience de la nécessité de cette
alternance de prise d’écoute et de prise de parole nous est donnée par un exercice que nous
nommons La Femme. Il est plus difficile qu’il n’y paraît en apparence, d’abord parce que certains
participants croient connaître l’exercice et ensuite, parce que les facilitateurs en l’espèce doivent le
débriefer en le conduisant, alors que d’habitude, les participants font d’abord l’exercice et ensuite
en parlent.
Quelles sont les étapes de cet exercice ? Il faut prévenir d’emblée les participants que certains
reconnaître sans doute une partie de cet exercice, mais qu’il est utilisé dans un contexte particulier
et que c’est le processus, y compris de communication, dont on voudrait que les participants
s’imprègnent, plutôt que de s’attacher, en l’espèce, au contenu.
Après avoir éteindre les lumières. Un facilitateur remet, en le posant à l’envers, un petit papier à
chaque participant, pour que ce dernier ne puisse pas encore le voir. Sans que les participants ne
puissent s’en apercevoir, la moitié de la salle reçoit un petit papier montrant une jeune femme
(Image 1), l’autre moitié un autre petit papier montrant une vieille femme (Image 2).
Image 1
Image 2
14
Robert Mnookin et Alain Lempereur. La gestion des tensions dans la négociation des contrats et des conflits.
CERESSEC, DR-02020, novembre 2002.
15 Carl Rogers. Active Listening, University of Chicago Press, 1957.
16 Méthode de négociation, pp. 113-122.
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Une fois que tout le monde a reçu le petit papier, l’intervenant invite les participants à le regarder
pendant maximum deux ou trois secondes et à le replacer ensuite à l’envers sur sa table. Tout en
demandant aux personnes qui connaissent l’exercice de ne pas parler à leurs voisins et de
permettre à chacun la découverte qu’il implique, l’intervenant projette ensuite la diapositive ou le
transparent suivant avec l’image 3 assez connue :
Image 3
Le facilitateur demande ensuite aux participants (en particulier à ceux qui n’ont jamais vu l’image)
de donner une seule réponse, un seul chiffre, à la question : « Quel âge a cette femme ? » En
interrogeant bien les participants au sein des deux groupes qui ont reçu les petits papiers du départ
(qui restent toujours retournés), l’intervenant écrit au tableau les âges différents avancés par les
participants et met vite en évidence la fourchette large qui s’échelonne en général de 18 à 85 ans
pour la femme de l’image 3.
L’intervenant demande alors à tout le groupe : « Voyez-vous tous que cette femme a 20 ET 85
ans ? ». Normalement, au sein du groupe, parmi les gens qui ne connaissent pas l’image, il est au
moins une personne qui ne voit que la jeune et une autre qui ne voit que la personne âgée.
L’intervenant demande à ces deux « volontaires » de venir devant le groupe et de se prêter à une
petite expérience. Ici il est important de demander à tous les élèves d’être très attentifs au
processus qui va suivre, peu importe s’ils connaissent ou non l’image. L’intervenant rappelle que
nous sommes ici devant une situation fréquente dans un conflit. Une personne voit une chose que
l’autre ne voit pas du tout de la même façon. Le monde de l’autre est inconcevable. Ici débute la
phase d’illustration de la communication pour le rapprochement dans toute sa complexité.
Une des deux personnes devant le groupe est invitée à expliquer à l’autre ce qu’elle voit. Ainsi
celle qui ne voit que la personne plus âgée explique ce qu’elle voit à celle qui ne voit que la
personne jeune. En tant que facilitateur « médiateur », je n’hésite pas à faire du coaching en
© Alain PekarLempereur, Pour une réconciliation possible: voir, communiquer et agir autrement, Document de recherche ESSEC, 2009 -
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direct, hors rôle, pour montrer les risques d’une fausse explication et d’une fausse réception. En
effet, souvent celui qui explique parle, parle, sans se préoccuper de vérifier si l’autre saisit ce qu’il
dit. Et l’autre hoche de la tête, voire commente en disant ce qu’il voit « au contraire », alors qu’il
ne voit absolument pas ce que l’autre est en train de lui expliquer. C’est l’occasion de dire que la
communication est un processus à quatre étapes successives bien distinctes, où je ne peux pas
partir de la double hypothèse que je vois ce que l’autre voit et que l’autre voit ce que je vois :
- (1) La personne A explique sa vision «X » à la personne B
- (2) B montre par écoute active ce qu’il a compris de « X » que vient de lui expliquer A
- (3) La personne B explique sa vision « Y » à la personne A
- (4) A montre par écoute active ce qu’il a compris de « Y » que vient de lui expliquer B
Dès l’étape (1), un des problèmes de mauvaise communication qui survient souvent est le fait que
la personne qui explique sa vision de l’image est trop générale, ne descend pas jusqu’aux données
précises qui expliquent ses conclusions, ne partage pas les détails analytiques (les yeux ici, le cou,
le nez, le châle, etc.) et ne vérifie pas que l’autre voit bien ces détails ; il se limite à postuler que
l’autre les voit et ne peut même pas imaginer qu’il ne les voit pas. L’autre problème est que l’autre
ne veut pas se départir de sa vision propre, au moment de l’explication par l’autre. Tout plein de
ses perceptions, il n’arrive pas à s’en détacher pour voir autrement.
A force de patience, une fois que B a vu ce que A lui présentait (1) et l’a prouvé (2), il faut passer
aux étapes suivantes (3 et 4), s’assurer que dans un équilibre entre affirmation de soi et empathie,
l’autre trouve aussi le temps d’évoquer sa vision et d’obtenir de la première l’écoute. A la fin de
l’exercice, il est important de bien insister sur le processus de communication qui s’est déroulé et
la nécessité de séquencer prise d’écoute et de parole, voire à fortifier le réflexe d’être le premier à
se mettre à l’écoute, même et surtout si c’est difficile.
Cet exercice oblige à communiquer autrement : à écouter pour entendre vraiment et à parler pour
être entendu. Au-delà des apparences, ce double défi complémentaire est loin d’être aisé. J’ai
l’impression, après des années de pratique, que toute une vie est nécessaire pour y arriver.
Il est important aussi de noter comment le biais de conditionnement17 a opéré auprès des
participants. Quand on a donné à tel ou tel le petit papier montrant une jeune fille, quelques
secondes ont suffi pour qu’il ait tendance à ne voir que cette jeune ensuite, quand on a montré la
© Alain PekarLempereur, Pour une réconciliation possible: voir, communiquer et agir autrement, Document de recherche ESSEC, 2009 -.13
deuxième image qui contenait la jeune et la vieille. C’est l’occasion de (re)montrer la diapositive
ou le transparent avec les images 1 et 2 des papiers qui ont été distribués au début de l’exercice.
De la même façon, comme avocat par exemple, si un client lui a présenté les choses d’une certaine
manière, il a beaucoup de difficultés à se défaire de cette première version qui structure sa réalité
et l’entraîne à une perception sélective.
Il est facile pour les participants à un processus de réconciliation de tirer les leçons d’un tel
exercice pour leur situation. Dans cet exercice, il n’a fallu que quelques secondes pour me
conditionner, alors que, depuis des années, au sein de ma communauté, on m’a présenté le conflit
et l’autre d’une certaine façon. C’est le moment de poser la question suivante aux participants :
« Est-il possible que je sois prisonnier d’une image partielle, voire partiale de la réalité ? » Qu’ils
le veuillent ou non, cet exercice ébranle les participants et les incitent à renouveler leur
communication, à écouter autrement la perspective de l’autre et à ne pas se dire d’office que
l’autre raconte des bobards en étant de mauvaise foi, à même prendre ses distances par rapport à
une vérité unilatérale ?
Toute ma vie, je me rappellerai le jour où cet exercice a été pratiqué avec des officiers supérieurs
burundais qui devaient œuvrer ensemble à la mise en place du commandement intégré des Forces
de Défense nationale et au brassage. Sur ma gauche, il y avait des Hutu et des Tutsi à qui on avait
remis le petit papier avec la jeune femme (Image 1). Sur ma droite, des Hutu et des Tutsi avaient
reçu le petit papier figurant la vieille femme (Image 2). Et à la vision de l’image 3 projetée, un
haut gradé du côté gauche, qu’approuvait toute la partie gauche de la salle, a dit à un de ses
subalternes de l’autre côté de la salle : « Mais enfin vous voyez bien que c’est une jeune femme ! »
Et ce subalterne d’oser répondre « Non mon général, c’est aussi une vieille femme. » Il a fallu de
longues minutes au général pour reconnaître qu’il y avait un autre déchiffrage possible de cette
image 3, une autre vision du monde présente dans la réalité, qu’il n’avait pas saisie. Et
soudainement, tout le monde a vu comme pour Janus qu’une même réalité pouvait parfois
s’interpréter « légitimement » sous deux faces différentes. Cette duplicité n’avait rien de duplice,
ni rien à voir avec le fait d’être hutu ou tutsi ; c’était parfois un conditionnement vécu et des
angles de vue différents de la réalité qui nous empêchaient de voir certains choses cachées, que le
temps et la patience seuls arrivaient à nous faire voir.
Avec ce même groupe, un autre exercice pour réussir à approfondir cette voie vers la prise de
perspective multiple (perspective-taking) par des prises d’écoute et de parole alternées a consisté à
17
Ibidem, p. 106.
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14
passer littéralement par un renversement de rôles. A un moment, où j’avais l’impression que
personne ne comprenait personne ou ne disait la vérité, que la conversation avait lieu pour nous
faire plaisir, mais aucunement pour avancer, j’ai suggéré aux uns – représentants des « rebelles » –
de jouer pendant quelques minute le rôle des autres – représentants de l’armée régulière – et vice
versa. Et cette manœuvre de changement de chaises a tout déclenché : on entendait un colonel
hutu jouant le rôle d’un de ses collègues tutsi de l’armée régulière claironner : « Tes années de
maquis ne remplaceront jamais une bonne école militaire et d’ailleurs comment pourrais-tu être
colonel à 30 ans ? Ce n’est pas sérieux.», tandis que son collègue dans la position inverse lui
répondait : « Je pense qu’en fait tu as peur de perdre ton boulot, et de ne jamais être promu
général, si des gens comme moi prennent ta place. »
A travers les exercices de La Femme et du Renversement de rôles, le facilitateur pousse les
participants à bien visualiser les deux perspectives dans le conflit. L’idée n’est pas du tout de
pousser l’un à dire que l’autre a raison, mais de pouvoir reformuler des visions du monde qui
sortent de la bouche de l’autre, sans les déformer, les juger, voire les attribuer à de la mauvaise foi.
Si plusieurs perceptions du passé peuvent coexister, être entendues, c’est un progrès énorme vers
la réconciliation, vers la possibilité de repenser un futur ensemble, car chacun n’attend pas tant
que l’autre lui donne raison mais qu’il l’entende. Il reste toutefois une étape importante au-delà de
la conscience et la connaissance de toutes ces choses, il faut la compétence au quotidien pour
avancer, étape abordée en général au troisième jour d’un atelier.
La compétence dans le milieu ambiant – Mobiliser chacun pour agir autrement
Les deux étapes précédentes – conscience de la nécessité de commencer à voir les autres et la
réalité autrement et connaissance de nouvelles techniques de communication pour appuyer cette
conscience – n’ont de sens que si elles sont immédiatement mobilisées dans un environnement
complexe et qu’ensuite elles le sont en vue de plancher sur les problématiques urgentes que les
participants identifient et auxquels ils doivent trouver des solutions pertinentes demain, quand ils
rentrent dans leur communauté, leur caserne, leur bureau, leur maquis, etc.
Pour nous rapprocher du moment où ils pourront réaliser cette dernière tâche dans les meilleures
conditions, nous utilisons un dernier exercice puissant en décalage avec la réalité des participants,
mais cette fois, on le verra, le décalage est minimal : SIMSOC. Il s’agit d’un jeu de rôles
© Alain PekarLempereur, Pour une réconciliation possible: voir, communiquer et agir autrement, Document de recherche ESSEC, 2009 -.15
développé par William Gamson18 ; il figure une société simulée, avec quatre régions : la verte (la
riche), la rouge (très pauvre, sans moyens de subsistance ni emploi), la jaune et la bleue (deux
régions intermédiaires avec quelques personnes pauvres). Les participants se voient assigner à
chacune de ces régions, toujours avec une forte mixité dans la constitution des groupes, en
assignant avec subtilité les fortes têtes. Chaque participant joue un rôle différent, qui un chômeur,
qui un industriel, qui un syndicaliste, qui un responsable de la presse, etc. Chacun se comporte
comme tout individu plongé dans la prise de décisions, avec ses objectifs personnels et collectifs
en tant que membre de la société ou d’un groupe. S’il est chômeur, il ressent les frustrations de se
retrouver injustement sans emploi ni subsistance ; dans le jeu, il risque la mort, et évidemment, il
est tenté aussi par la violence, même si cette dernière reste simulée dans le jeu, ne s’exprimant que
sous la forme de « simémeutes », où les gens manifestent leurs grognes par rapport aux nantis.
Quant aux riches, souvent dans ce jeu, sans mauvaise intention, ils se montrent condescendants,
introduisent des conditionnalités à l’octroi d’aide, mettent en place des barrières à l’entrée de leur
région, exacerbant involontairement les divisions au sein de la société et entraînant une baisse des
indicateurs qui mesurent la performance de la société, par exemple en termes de cohésion sociale
ou de niveau de vie.
Pour accentuer la prise de conscience que permet cette simulation d’une journée, il n’est pas rare
que nous mettions dans la région rouge un participant, qui dans la vie réelle exerce une occupation
de pouvoir, pour lui faire ressentir la frustration du « sans rien ». A l’inverse, nous assignons à la
région verte quelques progressistes, qui trop préoccupés par la gestion de leurs biens, tendent à
oublier « pour un temps » les plus pauvres de SIMSOC et à renforcer les fractures sociales. De
fait, nous nous servons sans cesse de ces opportunités de « Vis ma vie » pour augmenter la
conscience des participants, en l’espèce celle des injustices sociales et de la difficulté à conduire
des politiques pertinentes pour les surmonter. Nous montrons également par cet autre outil qu’il ne
suffit pas de mobiliser la psychologie de la relation, mais que celle-ci s’inscrit dans un substrat
sociologique qui est souvent un donné et à nouveau conditionne les comportements, y compris les
plus nocifs, avec toujours « un enfer pavé de bonnes intentions ».
Les participants impliqués dans SIMSOC adoptent des stratégies variées pour surmonter les
tensions et conflits qui surviennent au sein de cette société simulée, laquelle devient par analogie
un microcosme du Burundi par exemple. Durant le débriefing, il n’est pas rare que les accusations
réciproques fusent en une catharsis généralisée :
18 William Gamson, SIMSOC. Simulated Society. Participant’s Manual. New York : Free Press, 2000. Voir aussi
Méthode de médiation, pp. 185-186.
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16
-
Vous de la région riche, vous vous moquiez de « nous », les pauvres. Vous accumuliez
les stocks de nourriture et comptiez votre argent à la banque, pendant que nous on
crevait de faim.
-
Et vous les pauvres, vous vouliez toujours que l’on vous aide, mais vous n’étiez jamais
prêts à travailler.
-
Oui, vous, vous étiez prêts à nous aider, mais « à condition » que nous travaillions
pour vous, sans même nous promettre le moindre salaire.
-
On n’était même pas sûrs que l’on ferait des bénéfices et vous commettiez tellement
d’erreurs, quand on vous confiait des tâches, qu’on se disait qu’on perdrait de
l’argent. Et puis pourquoi vous vouliez qu’on vous aide, alors que vous faisiez des
émeutes ?
-
Si on n’avait pas fait d’émeutes, vous ne seriez même pas venus nous voir. Et vous de la
presse, vous imprimiez ce qui vous arrangeait et vous vouliez qu’on vous achète votre
journal, alors qu’on n’avait même pas d’argent pour se nourrir.
-
Etc.
En vidant leur sac, les participants commencent à mieux prendre en compte les causes structurelles
des conflits, liées notamment à l’allocation inégale des ressources. De nombreux conflits
« identitaires » naissent souvent du sentiment collectif de groupes entiers confrontés à la misère,
non entendus et non reconnus. La réconciliation ne saurait jamais intervenir sans une prise en
compte sérieuse des dimensions sociales et économiques des conflits, au-delà des composantes
psychologiques et relationnelles. Le débriefing est vif, mais les participants tirent vite les leçons
sur la façon dont leur société a souvent ignoré, voire opprimé des groupes entiers de la population,
lesquels se sont sentis humiliés et ont subi des souffrances sans nom. La peur du lendemain, chez
le riche comme chez le pauvre, fait souvent commettre l’irréparable. Bien entendu, rien ne justifie
jamais le recours à la violence, mais soudain, en leur for intérieur, les participants comprennent
mieux comment certains groupes ou personnes ont eu le sentiment à un moment peut-être qu’elles
n’avaient plus d’autre choix que le recours à la violence. Ils comprennent mieux l’urgence de ne
pas laisser pourrir des situations déséquilibrées et de s’activer auprès des laissés pour compte. Ils
mettent aussi l’accent sur la nécessité d’une meilleure communication entre tous les acteurs de la
société réelle et sur des choix équitables pour l’allocation des ressources afin de réduite les risques
de conflits récurrents, voire de retour à la violence.
A la suite de SIMSOC, les jeudi et vendredi, les participants sont prêts à appliquer les leçons tirées
de cet univers analogue à leur propre société, en imaginant des solutions réalistes et des
© Alain PekarLempereur, Pour une réconciliation possible: voir, communiquer et agir autrement, Document de recherche ESSEC, 2009 -.17
engagements personnels pour les mettre en œuvre. Le rôle des facilitateurs se résument à suivre
une méthode visant à faire identifier par les participants les sujets de préoccupation les plus
urgents et ensuite de travailler pas à pas avec eux sur l’identification des obstacles ou causes des
difficultés, sur la recherche sous forme de remue-méninges de solutions possibles pour les
surmonter, pour terminer par des engagements réalistes que chacun peut prendre pour commencer
de manière concrète à apporter sa pierre à l’édifice de la réconciliation dès le lendemain du
séminaire, engagements dont l’équipe locale traquera le suivi.
Avant d’achever ce petit tour d’horizons de techniques utilisées pour faciliter la réconciliation
dans des sociétés au sortir d’un conflit grave, nous présenterons les deux derniers exercices que
nous utilisons pour une dernière prise de conscience juste avant de clore un atelier.
Je ne sais pas toujours – Lutter toujours contre l’excès de confiance
Le premier exercice, dit de La Phrase, fonctionne d’autant mieux que les lumières éteintes, le
facilitateur demande à chaque participant de se concentrer et de ne pas communiquer avec les
autres participants, afin d’en retirer le maximum de leçons possible. L’intervenant projette ensuite
la diapositive PPT ou le transparent suivant aux participants :
TWO OF
THE MOST POWERFUL
AND EFFECTIVE
OF ALL HUMAN FEARS
ARE
THE FEAR OF FAILURE
AND THE FEAR
OF SUCCESS
Pendant que les participants lisent la phrase, l’intervenant ne doit pas hésiter à parler ; il peut
s’excuser du fait que la phrase est en anglais. Il demande aussi à ceux qui connaîtraient l’exercice
de s’abstenir d’y participer, mais en général, très peu de participants connaissent cet exercice.
Ensuite, rappelant qu’il s’agit d’un exercice purement individuel, l’intervenant demande aux
participants de lever un bras, ensuite de compter le nombre de « F » dans la phrase et de baisser le
bras, une fois le comptage terminé. Pendant que les élèves comptent, l’intervenant peut continuer à
parler, tente de distraire les participants, passe devant l’écran, s’excuse, demande si tout le monde
© Alain PekarLempereur, Pour une réconciliation possible: voir, communiquer et agir autrement, Document de recherche ESSEC, 2009 -
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a fini, etc. Assez rapidement (après 10 secondes environ), dès que des bras se baissent,
l’intervenant met la pression pour en terminer et retire le transparent ou la diapositive.
En première question, le facilitateur demande « Qui est certain d’avoir compté le bon nombre de
‘F’ ? » Il note le nombre, soit par exemple 27/35, 27 personnes ont le sentiment d’avoir compté le
bon nombre de ‘F’ sur un total de 35 réponses. En s’aidant du tableau pour noter les résultats, il
demande ensuite aux participants de dire « Combien de ‘F’ avez-vous compté ? » et de lever la
main pour les résultats suivants : « Moins de 7 F », « 7 F », « 8 F », etc., « 11 F», « Plus de
11F ». Il peut éventuellement reposer la même première question « Alors, qui est certain d’avoir
compté le bon nombre de ‘F’ ? Si vous voulez bien relever le bras. » Et le plus souvent, la
répartition des réponses de 7 à 11 F parmi les résultats n’a pas un gros effet sur le chiffre des
réponses sûres, qui reste le plus souvent de l’ordre de deux tiers de personnes présentes.
L’intervenant recompte alors le nombre de ‘F’ avec les participants. Il y en a 11.
Et la discussion commence par une question aux participants : « Pourquoi pensez-vous que nous
avons effectué cet exercice ? » Parmi les commentaires souvent entendus, les participants
indiquent :
-
qu’il y a des effets optiques dont nous ne sommes pas conscients ;
-
que parfois on lit trop vite ;
-
qu’en situation de fatigue, de stress ou de pression, on fait des erreurs ;
-
que la majorité n’a pas toujours raison, parfois les extrêmes peuvent avoir raison (phrase que
j’ai appris à ne jamais prononcer au Burundi) ;
-
que ceux qui ont raison doutent parfois aussi ;
-
que ceux qui ont tort peuvent être persuadés d’avoir raison ;
-
que même quand il y a incertitude sur le résultat (après le premier décompte de 7 à 11), cela ne
change souvent pas le sentiment que l’on a que l’on a personnellement bien compté ;
-
que même en situation d’incertitude, on ne se remet pas nécessairement en question ;
-
qu’il s’agit d’une question simple et que l’on peut se tromper même face à une question simple
(une question à laquelle normalement un élève de l’école primaire peut répondre) ;
-
qu’en général, nous sommes amenés à répondre à des questions bien plus complexes que cellelà et que si l’on peut se tromper en réponse à des questions simples, a fortiori, on peut se
tromper dans nos réponses aux questions complexes, comme celles liées à la compréhension
d’un conflit et aux façons de le surmonter ;
-
qu’au moment, dans le futur, où l’on sera persuadé d’avoir raison, il faudra se souvenir de
l’exercice des ‘F’ et se poser la question : « Est-ce qu’après tout, je suis si sûr(e) de ce que
j’avance ? »
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En gros, l’ensemble de ces commentaires reviennent à mettre en évidence la nécessité de se poser
des questions, de toujours douter. Ils mettent en gardent contre l’excès de confiance
(overconfidence), la croyance excessive en la pertinence ou la vérité de nos propres réponses ou de
nos décisions19. Ils nous invitent à raison garder, à proscrire toute forme d’arrogance, de
présomption, d’aveuglement, de préjugé dans la connaissance, lesquels sont tous des obstacles
majeurs en situation de conflits, parce que chacun est persuadé d’avoir raison et personne ne tend
à questionner ses propres opinions.
Souvent je termine l’exercice en disant sous forme de boutade que ceux qui sont le plus à plaindre
sont ceux qui ont bien compté le nombre de ‘F’ et qui ont eu la certitude d’avoir bien compté. En
effet, ils peuvent nourrir le sentiment qu’eux ne font pas des erreurs aussi flagrantes. C’est souvent
pour les détromper que l’on enchaîne en général sur l’exercice suivant, Le Climat.
Le facilitateur demande à chaque participant de se concentrer et de garder le silence pendant toute
la durée de l’exercice, afin d’en retirer le meilleur profit possible. II projette la diapositive ou le
transparent suivant, en demandant immédiatement à un des participants qui avait bien compté le
nombre de ‘F’ de lire ce qui suit :
En général, le participant lira sans hésiter « Paris sous la pluie ». Quand on lui demandera de
relire, en général, il redira la même chose, ou parfois ajoutera « 3, 4, Paris sous la pluie,
Source :… », sous le ton d’une certaine arrogance ou impatience. Enfin, à la troisième lecture
peut-être, eureka, avec l’aide d’une personne qui s’était trompée sur le nombre de « F », il
découvrira le « Sous la la ».
19 John Hammond, Ralph Keeney et Howard Raiffa. Smart Choices. New York: Broadway Books, 1999 ; Richard
Thaler et Cass Sunstein, Nudge. Yale University Press, 2008. Ayse Onculer, Limiter la myopie des managers. In : A.
Lempereur (dir.), Le Leadership responsable, Gualino, L’Extenso, 2009.
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20
Outre les thèmes de l’exercice précédent, s’ajoute ici celui de la lecture (analytique versus
synthétique) et du biais cognitif de confirmation de la mémoire (memory enhancement). Si j’ai
déjà dit une première fois « Paris, sous la pluie », je redirai « Paris, sous la pluie ». Ce que j’ai
dit dans le passé était logique, je le répète donc, aussi longtemps qu’il le faudra, confirmant la
mémoire ou l’analyse, qui pourtant est parfois défaillante ou incomplète. Je ne dois pas me
déjuger, parce que cela prouverait que j’aurais pu me tromper, que ma rationalité peut être prise en
défaut.
Or, parfois, on se trompe. Comme pour l’exercice précédent, il s’agit de se méfier toujours de
l’excès de confiance, de continuer à douter, de méditer en conscience sur les erreurs commises et
d’éviter qu’elles se reproduisent. Et les sociétés qui ont connu les pires horreurs savent que
certains hommes ont commis plus que des erreurs. S’ils avaient été plus prudents, mieux
conseillés et s’ils avaient pris de meilleures décisions, s’ils avaient fait preuve de leadership
responsable, peut-être que les choses se seraient passés autrement.
Qu’à cela ne tienne, le passé étant ce qu’il a été, il nous reste qu’aujourd’hui et demain pour
autrement voir les choses, communiquer et agir. Et le bonheur à la fin d’un atelier est de sentir
chez les participants cette force nouvelle qui les pousse à travailler dès aujourd’hui pour un autre
demain.
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