Hawad : l`utopie des marges et la quête d`une
Transcription
Hawad : l`utopie des marges et la quête d`une
P. DUPRAZ ET P.-M. DECOUDRAS Hawad l‘utopie des marges et la quête d’une autre vérité” AUT-IL qu’un peuple soit appelé 2 disparaître pour commencer à exister ? :la formule couvrait l’an )) dernier les murs du métro de Paris. Depuis trois ans déjà, la M question touarègue BB a embrasé la marge méridionale du Sahara ; au Niger, la revendication se partage entre le Front de libération de l’Kir et de 1’Azawagh de Rhissa Boula, le Front de libération de Temust de Mano Dayak, et le Front révolutionnaire de libération du NprdNiger d’Attaher. La médiatisation de la lutte contre les Etats a permis de dénoncer les excès. Elle a cependant laissé de côté le petit peuple majoritaire, celui des campements, de la difliculté quotidienne aggravée par l’insécurité, celui des genres de vie de déplacement entravés par les armées nationales et le banditisme latent. Au mois d‘octobre 1992, l’Association des étudiants berbères organisait à Paris une soirée de solidarité avec le peuple touareg. Sur scène, témoignaient un certain nombre d‘invités. Venant de la salle commença à se faire entendre une voix qui couvrit bientôt les interventions ;l’homme parlait de temujar’a (I), dénigrait aux participants le droit de s’exprimer au nom des Touareg, accusant les siens d‘acculturation à l’école des Français, et les émangers d’une vision mythique et stéréotypée de la société nomade : cet homme, c’était Hawad. (( )) * Les textes en italique non annotés sont extraits d’entretiens enregistrés 1 Aix-en-Provence (27 juillet 1993). 110 HA WAD Hawad est né en 1950, au nord d’hgadez, dans une famille nomade des Ikaskazen, qui appartient à l’ensemble de la Confédération des Kel Air. Enfant, il suit les cycles classiques de l’éducation touarègue : apprentissage du désert, de la transhumance, con’naissance des animaux et des végétaux, enseignement des contes et des mythes, cosmogonie touarègue, maîtrise de la parole et acquisition progressive de la pensée nomade, faite de mobilité. Comme le veut la tradition, les femmes jouent tout d’abord un rôle important dans l’éducation de Hawad, mais c’est autour de son grand-père, personnalité politique, que s’organise son univers. L’enfant n’a que sept ans lorsque la mort du vieil homme le laisse désemparé : Je suis part( car celui qui servait de pilier central, qui soutenait notre cosmos, venait de s’effondrer, fendu, brisé. Je nie suis dis alors : le chaos va venir D (2). Sa h i t e dans le désert, avec quelques chameaux, est un mouvement de désespoir qui va le conduire à la renc.ontre avec les soufis (3) ; ils lui font découvrir l’islam, puis l’écriture arabe, et le ramènent à l’harmonie perdue, au risque de le couper de sa société : J’appartiens à deux identités, je vis dans la métanzorphose B (4). L’adolescent apprend à connaître les anciens Grecs, les hindouistes, les Arabes, étudie le christianisme, les traductions juives relatives à l’interprétation mystique de l’Ancien Testament et la divination au moyen des signes et des figures. A 17 ans, par la route des caravanes, il rejoint la Libye, où il travaille comme gardien tout en fréquentant une université*d’enseignement islamique traditionnel, puis il voyage jusqu’en Egypte et en Irak. Après douze ans de va-et-vient, il se f x e à nouveau chez lui, où les choses ont beaucoup changé ; le séjour est bref, tant la misère et la déstructuration de la société lui sont insoutenables. I1 repart dans une nouvelle quête, en Afrique du Nord, au Moyen-Orient, au Maghreb, approchant en Europe le mouvement hippy. I1 ne reviendra dans l’Kir que beaucoup plus tard, pour un séjour de sept ans consacré à l’interprétation de l’écriture touarègue et à l’étude de la psychologie, avant d‘élire domicile à Aix-en-Provence. Hawad continue néanmoins à voyager ; il nomadise à travers la poésie, l’écriture et la calligraphie, à la recherche de la parole primordiale, de la parole désincarnée B (5), obligé de matérialiser sa pensée, d’utiliser des mots qui n’exprimeront jamais exactement le (( (( (( (1) Temujar’a :que l’on peut traduire par targuité n, désigne le fait de se comporter en amajar c’est-à-dire en touareg selon l’idéal prône par la société, valorisant toutes les qualités morales de courage, générosité, grandeur d’âme et surtout indépendance d‘esprit ;tout homme, quelle que soit son origine, est en quête de la temujar’a et peut y accéder. U (( >)) (( )), (2) J.-D. Penel, N Hawad, marcheur, poète et calligraphe n, Notre Librairie, no 107, oct.- dic. 1991, pp. 86-91. (3) SOI& : docteurs ésotériques, ascètes mystiques de l’islam. (4)J.-D. Penel, arc. cit. ( 5 ) J.-D. Penel, art. cit. 111 niveau de réflexion qui est le sien ; ((pour moi l’écriture, c’est une recherche de moi-même. J’écris : c’est comme marcher dans le dksert, nomadiser dans I‘espace, dans le cosmos. Quand je nomadise, je ne nomadise pas pour que les autres me comprennent ni pour que les autres m’aiment. Non, je nomadise pour me retrouver moi-même :pas pour devenir un être parjait ni pour me réaliser; je n’existe pas, sauf en marchant (6). Mais si la démarche du poète est, comme il l’affirme, strictement individuelle, alors pourquoi dédier ses textes )) ( ( A ceux qui sous les serres Des vautours et des choucas Ont à nouveau gémi En mille neuf cent quatre-vingt-dix Et en mille neuf cent quatre-vingt-onze (7). )) Après la période des G écrits de la Soif)), qu’il qualifie lui même de N carapace, de cache-misère face à la réalité touarègue proche de la désespérance qu’il ne pouvait accepter, Hawad est rattrapé par le présent. )) U Je suis le pillard qui, au cri de la guerre, tire la longe de la memoire nomade DD (8) Dans ses textes en prose, il crie la misère des siens, celle qui l’avait conduit à fuir son campement. Son écriture n’est plus seulement le moyen individuel de traverser l’espace jusqu’au carrefour des vérités et des utopies : au nom de l’humiliation dhne nation piétinée, il dénonce l’image de l’homme bleu qui perdure, La faute en revient aux ethnologues et scientifiques de l’étranger, et à la presse <( mal informée, incapable de s’écarter du prêt à penser... Les Touaregs en ont assez d’être étudiés par des amateurs qui n’ont pas l’ombre d’un doute sur leurs capacités analytiques. Assez de ces rustres naìJs qui pensent que ce qu’ils sont incapables de voir n’existe pas. Assez de ces spkcialistes bornés qui nous enseignent ce qui est touareg sans avoir jamais saisi l’élémentaire (9). En réaction à cette vision grossière, Hawad préErerait peut-être trouver une analyse de leur histoire et de leur société par les Touaregs eux-mêmes. Mais l’idée que seul un Touareg peut parler des Touaregs n’invite-t-elle pas à une dérive facile de repli sur soi et de négation de toute possibilité, par l’extérieur, de compréhension de l’autre ? (( )) (( )) )) (6) J.-D. Penel, art. cit. (7) Hawad, La danse funèbre du soleil, Céret, L’Aphélie, 1992, 38 p. (8) Hawad, Chants de la sog et de I’éga- 112 rement, Aix-en-Provence, EDISUD, 1987, 90 p. (9) Hawad, a Hachis touareg pour dîners officiels I),Libération, 12 juin 1992. P. DUPRAZ ET P.-M. DECOUDRAS I1 s’inscrit en faux contre l’image que les médias donnent des Touaregs, isolés, misérables, d a m un pays aride, désunis, dispersés, i?idisc$linés, sans structure politique d’ensemble ni d’organisation territoriale, ni même conscience de leur unité (10). I1 a le sentiment de faire partie de ce grand corps qu’est, pour lui, la nation touarègue, unité respectant les différences, articulation dans laquelle s’emboîtent de multiples sous-ensembles structurés à l’identique ; réalité ou reconstruction d’identité ? Pour Hawad, la colonisation h t une œuvre d’expropriation, et l’indépendance en est la suite logique : écrasement de la charpente touarègue, les cinq confédérations qui formaient les piliers soutenant le toit de la nation, démantèlement de son organisation politique, sociale, économique et spatiale (11). (( )) e( Le jeu traditionnel consistait à porter sa pierre dans l’espace de l’autre BB Pour Hawad, les divisions sociales et politiques, réduction du Sahel à un simple puzzle, ont été fabriquées de toutes pièces pour asseoir l’appropriation de l’esp_ace et le contrôle des hommes par la colonisation et les nouveaux Etats : ( ( J e ne peux plus azlancer d’un pas, il y a trop de drapeaux et de barbelés sur le dos maigre du Sahel (12). L‘espace d’autrefois, symbiose de peuples en contact, avait des limites évolutives, impossibles à cartographier comme une frontière contemporaine statique. Cette idée se retrouve dans l’image qu’il dessine des sociétés sahéliennes pré-coloniales : il compare leurs forces et leurs valeurs à des pierres D. Le jeu politique consistait alors, pour chaque peuple, à la condition qu’il dispose des hommes et des idées pour cela, à ((porter sa pierre dans l’espace de l’autre ;Aïr, Bornou, Songhay, Haoussa, entre eux, se fabriquaient les alliances et les ruptures, selon la force des uns et les faiblesses des autres. L’image d’un Sahel en conflit permanent, véhiculée par la colonisation pacificatrice D, s’estompe alors derrière la notion d‘échange des idées, de sociétés tournées vers l’extérieur. I1 souligne la nostalgie de ((l’autre époque, celle où fusionnaient les dqférences dans les reflets de l’eau limpide de la calebasse que vous (les Haoussa) nous tendiez à deux bras, deux bras fraternels, mus par la )) (( )) (( (IO) Hawad, u Hachis touareg... m, urt. cit. (11) La notion d’unité fait d’ailleurs l’objet d’un débat actuel entre chercheurs, à ce sujet, ainsi que pour ce qui concerne la perception de la rébellion, on l i a la controverse entre André Bourgeot et Hélène Claudot-Hawad dans PoZitique africaine, nas46, 48 et 50. (12) Hawad, Caravane de lu sog, Aix-enProvence, EDISUD, 1985 (Z‘éd. 1987), 102 p. 113 HA WAD générosité (13), l’époque de la complémentarité et de l’interdépendance entre nomades et sédentaires, entre Touareg et Haoussa : a Nous sommes comme le métal précieux, sans alliage nous ne pourrions tenir debout (14) ; pas de limite de I’autre en moi, pas de limite de moi en lui D. Hawad minimis les conflits pour la terre, bien qu’il soit légitime de penser que, dans un milieu aux ressources aussi limitées, la compétition pour ’espace tenait lieu de stratégie de survie. Cette vision idéale s’expli ue en réaction à la réification des identités et des conflits imposé par les Etats. Cependan:, pour Hawad, ce type de rapport perdure sur les marges de l’Etat, ,là où ((personne ne conçoit les Touaregs sans les Haoussas, lù ozì I’Etat cherche à dresser les peuples des marges les uns contre les autres en ré$uisant les problèmes à une opposition ethnique simpliste : <( I’Etat nous gâche la terre et va mettre les gens en guerre D. Ainsi le poète ne porte pas seulement le désespoir des Touaregs, mais aussi, comme une nouvelle Internationale celui de a tous les peuples des marges >), pauvres et déshérités, Gitan, Indien, Palestinien, Songhay, Bornou. )) (( )) 17 )> (( )) )), (( << LyÉtat est comme une dalle qui broie tous les fourmillements P rrosez-le et mettez une dalle dessus : le blé ne <( Semez du blé, pourra percer la dal e ; il en est ainsi des idées et de la vie née du mouvement D. Tout le discours de Hawad porte le refis d’une universalité morne, d’un monde soumis à une vérité unique, à un pessimisme où ne germe plus aucun projet alternatif; sous-tendu par le fatalisme, cet abandon signifie la fin de l’imaginaire social, de l’imaginaire d’autres possibles. Or l’infinitude des possibles ne peut se réaliser qu’à travers la multitude, la multitude des différences, celle qui constitue l’essence même des marges. I1 oppose l’image des so_ciétés sahéliennes tournées vers l’extérieur au modèle figé de 1’Etat : alors que la périphérie apparaît comme dynamique, génératrice d‘idées, le centre représente quelque chose de fini ; (< c’est une braise qui se consume elle-même en permanence, une machine qui ne réfléchit pas, dont le seul but est d’annexer puis de &truire la marge D. Liée à l’idéologie jacobine héritée de la la négation d$s différences participe de la à l’Etat. Dictatures militaires, dic(( )) (14) H. Claudot-Hawad, Les fibres synthétiques de la culture n, à paraître dans Autrement. (( 20 février 1992. 114 P. DUPRAZ ET P.-M. DECOUDRAS tatures démocratiques ou religions monothëistes, toutes brident l’imagination et s’imposent de nos jours comme solution unique. Alors qu’on désigne les Touaregs comme les ennemis de l’ordre D, Hawad pose la question : de quel ordre il s’agit ? l’ordre établi, accepté par les peuples courtisans D, laminant les identités régionales ? Lui cherche alternative et salut à la périphérie, car seule la marge est capable de penser, puisqu’elle porte un mzir+sement lié à la douleur... Toute société qui a besoin de créer un Etat est morte, elle n’existe pIus D. Sa dénonciation responsabilise pêle-mêle le colonisateur et l’État, assisté par ses experts intmatiottaux fétiches (15). Fustigeant les ((pharaonneries des Anglais, des Italiens, des Franpis et autres grands Turcs, les chauves-souris de la CU, les ours du Kremlin et les singes de la Maison Blanche, jusqu’aux perroquets des NationsUnies et aux autres chacals de l’Unesco (16), il souhaite <( tous les venins possible3 de scorpions, de vipères à cornes des saenes et même les coliques de l’eau saumâtre du puits de Balaka aux Etats qui tannent les peuple; du Sahel, et à leur éminence grise, le caméléon tricolore N (17). L’Etat est un mensonge impudent D (18), avec son cortège d‘illusionnistes : L’infirmière des ingérences humanitaires et l’ofìcier qui assainit la ville à coups de plomb; le donne moi cadeau D, il le laisse aux secouristes de toutes les noyades en eaux stagnantes D (19): A l’Etat est associée la ville, prédatrice, à laquelle le monde contemporain a donné trop d‘importance et le pouvoir d‘une domination possessive des modes de vie de déplacement. (( )) (( (( )) )) (( (( (( (( <<Lenomade entre dans la cité Pour acheter trois mesures de blé Ceux qui vénèrent le béton Lui crachent au visage Lui jettent dans le dos Les os de ses moutons Hurlement de la ville Sois maudit nomade Renard voleur pillard traître Sauvage compagnon de l’araipée Frère du chameau D (20). En fait, le pouvoir central a donné aux cités, autrefois simple rotule, articulation D, lieu d‘échange entre les sociétés d’agropasteurs, une responsabilité, qui est surtout celle du profit : L a (( (( (15) Hawad, U Lettre d’un homme touareg... D, art. cit. (16) Hawad, Froissment, Pans, Noël Blandin, 1991, 102p. (17) Hawad, Les Marges, à paraître. Paris, Noël Blandin, (18) Hawad, Y&, 1991, 62p. (19) Hawad, Les Marges, op. cit. (20) Hawad, Caravane de Ia soif, op. cit. 115 HA WAD bourgeoisie des villes mange les paysans ... Toutes les routes des caravanes, poumon de notre économie, ont été fermées ou rançonnées, et on nous a exclus des droits de gérer nos piîturages pour les confier ù des citadins (21). Dans l’analyse des crises qui ont déstructuré le monde touareg, Hawad minimise alors le rôle de la sécheresse, vieille compagne des marges du désert, avec qui les nomades ont toujours ,eu l’habitude de cohabiter. << L’Etat actuel n’est pus viable pour l’Afrique, mais il y a une forme d‘Étut africain, qu’il s’agit de redécouvrir, au sens traditionnel de I‘organisation de l’espace et de la relation entre les sociétés D. Dans une même logique, c’est aussi le refix de 1’Etat qui le conduit à interpeller les Fronts de libération. )) w La rébellion aurait dû parler aux Touaregs 1) Tout ce qui était viable en pays touareg a été pillé D. Pour ce gigantesque hold-up, il fallait bien entendu trouver des complices, a des moutons tondus ù la mode de l’éCole française, qui bzlent de concert avec lairs maîtres (22), ceux de ses fr&e, servant de courtiers (23), qui ont réduit la culture touarègue à l’état d’objet folklorique, exporté et vendu sur le marché international du tourisme. Ceuxlà, il les laisse << astiquer les fesses de Marianne et ù toute gorge jusqu’au chiîssis, avaler le pot d’échappement du Paris-Dakar en les interpellant : au prix de quel pet encore allez-vous vendre nos âmes B ? (24). I1 rejette la forme de résistance prônée par les Fronts armés. Même s’il comprend la rébellion des jeunes contre la grande injustice qui leur a été fuite il leur reproche d’avoir adopté le modèle replié vers le centre ;leurs revendications d‘autonomie, comme d‘ailleurs les négociafions auxquelles ils s’abaissent s’inscrivent dans la logique des Etats. Sans doute cette désertion n’est-elle que duplicité, et la division en trois Fronts une simple faGade de circonstance pour leurrer les bailleurs de fonds ; mais pour Hawad, tous ont dû déjà renoncer à leur identité, en quémandant auprès de la France, de l’Algérie, de la Libye, auprès de a ceux qui ont bien trop de graisse de vanité sur leur regard pour comprendre les silhouettes maigrichonnes des Touaregs Les combattants réinventent la frontière quand le poète parle d’espace et de liberté, et la rébellion prend le risque de devenir un fonds de commerce. Au-delà des dénonciations légitimes, Hawad voit trop d’intérêts personnels dans les Fronts : au contraire, << le vrai chef est un arbi(( )) (< )) )), (( (( )), (( )), (( )> )). (21) Hawad, Lettre d’un homme touareg... n, art. cit. (22) Hawad, Hachis touareg... D, art. cit. (< (( 116 (23) Hawad, Lettre d’un homme touareg... )), art. cit. (24) Hawad, Les Marges, op. Cit.. P. DUPRAZ E T P.-M.DECOUDRAS tre capable de dqendre des intérêts qui sont contre ses intérêts personnels, capable de mourir au nom des pauvres, de tout perdre, même son honneur, au nom d’une cause commune D. Cette approche pose alors la question de la représentativité de la rébellion, composée de <<jeunesgardiens de chèvres sans vision politique élargie, encadrée par Ia bourgeoisie touarègue des villes D. Hawad lui reproche son absence de légitimité, celle qui s’acquiert dans le cadre d’assemblées, d’assises politiques traditionnelles, de ne pas avoir consulté l’ensemble de la société, dont elle ne peut être, de fait, le porte-parole ; d’ailleurs, N pourquoi cet entassement de Fronts, Front de libération de I’Aïr et de I’Azawagh, Front de libération de Temust, du Nord-Niger, et pourquoi pas un Front unique de Iibération du monde touareg? Touareg, pas touareg malien ni touareg nigérien ! I1 aurait sans doute une autre vision des rebelles si ces derniers revendiquaient, non seulement au nom de tous les Touaregs, mais aussi au nom de tous leS.autres peuples des lisières... Actuellement, deux akteurs étrangers, I‘Etat nigérien et la rébellion touarègue assistée par les médiateurs fraqais, se battent sur notre sol. .. C’est même devenu une simple affaire entre Ia France et des égarés touaregs... Mais il faut être un abruti pour imaginer que même les Songhay et les Haoussa aient pris les armes contre les Touaregs : ce serait oublier ce qui les lie D. B Toi et tes frères d‘armes qui semez des abcès partout, avec uxe vision de I’avenir qui ne dépasse pas les cornes de vos chèvres, vous êtes en train de saccager une résistance aussi dure et aussi vieille que les pierres (25), la résistance passive sur place, intériorisée, liberté de penser qui refuse le faux-ordre établi : ni la guerre sans idéal, ni la collaboration. Vue de l’extérieur, cette attitude peut aussi être analysée comme un repliement, une démission du petit ‘peuple des campements, en quête de liberté et de técurité. Confrontés aux contrôles vexatoires des autorités de l’Etat, les gens ne demandent qu’à se sentir chez eux et à pouvoir se déplacer librement. Faute de cela, ils préfèrent mourir sur place et attendre que le désert se fasse tout seul. )) (( )) w Je d a i pas de solution, je d a i qu’une forme de rêve BB B Les Touaregs ne gèrent plus leur vie ni leur mort, et ne vont plus vers les autres; les rideaux se renforcent... Les nomades vont disparaftre D. (25) Ibidem. 117 ((Sur le parcours de l’exil U n pilier du monde S’éfloule Sur les cités Chaque jour l’homme Moderne Arrache un peu du toit De I’utiivers Comme l’enfant Qui creuse le sable Sous son chûteau Et tombent gûchées Dans les cendres Stériles Les semences D’une autre vérité (26). )) Quelle alternative pour 1s: gens du voyage ? Pour ceux qui ont fait l’éCole, s’insérer dans I’Etat ou vendre leur sœur en ville; pour les autres, fuir, “soulever leurs pieds’: se mettre en route vers l‘A@rie et la Libye )). Dans le même temps, la situation, tant au Mali qu’au Niger, montre de très grandes difficultés à faire la paix n, pour des négociateurs enfermés dans le piège de l’identité nationale mythique et de l’intangibilité des frontières. C’est peut-être le moment de lire Hawad, comme la quête d’une autre vérité : g Les Etats s’effilochent et n’ont d’existence que par le fusil, la charité occidentale et l‘annonce de démocraties qui avant même d’avoir éclos, ont matigé leurs propres ailes... Pour nous, Africains, imitateurs de toutes les modes et manières de l’Europe, n’est-ce pas le moment de saisir la corde qui nous sortira de cette décharge, avec son odeur de sang, de souffre et d’os, dont nous avons ?ous-m&nes sculpté les portes ?... II faut s’éloigner du cadre usé des Etats en faillite .... Jusqu’à quand interdira-t-on aux peilples de saisir eux-mêmes la longe de leur destin ? (27). Hawad aimerait trouver une alternative à l’Etat, a quelque chose de flexible, de nez4 car il est impossible de raccommoder ce qui existe actzdlement n. Ici encore, la solution se trouve peut-être dans les assemblées politiques traditionnelles, celles que les acteurs étrangers n’ont jamais consultées, là où foisonnent les idées qui permettraient de mettre en forme un vrai projet de société. La nécessité de recréer un espace politique proprement touareg est une de ses idées-forces, avec la volonté de redonner à ceux qui meurent entre deux fusils un rôle véritable d’interlocuteur ;tant <( (( )) (( )) (26) Hawad, Chants de la soif.., (27) Hawad, U Hachis touareg... 118 op. cit. )), a??.al. P.DUPRAZ ET P.-M. DECOUDRAS 1 que ceux-là n’auront pas retrouvé la liberté de verbe et d‘action, ils ne pourront déléguer aucun pouvoir à aucun leader. En ce sens, les chefs traditionnels fabriqués par le pouvoir central en place, ceux qu’on sort de leur linceul, que l’on secoue en public pour faire acte d’allégeance, ne sauraient être représentatifs B. De toutes façons, ((fabrication de leader chez les Touaregs ne dure pas... Celui qui s’impose devient la cible, ou bien une main forte s’en empare de l‘extérieur pour lui dire :rentre et travaille à mon service n. La stratégie de minorité menacée conduit ainsi la nation touarègue à cacher ses vrais chefs. Les Touaregs doivent recouvrer une position d’acteurs. Rien ne pourra se faire sans nous (les communautés sahéliennes), ni dans la guerre, ni dans la paix : le pauvre berger touareg et le pauvre paysan haoussa savent comment faire la paix D. En ce sens, l’élection du président de la République, Mahamane Ousmane et la nomination du Premier ministre Mahamadou Issoufou, ont été des occasions manquées : Hommes des marges, porteurs de la connaissance des peuples du Niger, au lieu d’oser l‘innovation et de chercher la solution à l’intérieur d‘eux-mêmes, ils ont adopté la langue de l‘État D. Ainsi, Hawad ne fait pas de nationalisme ethnique 1) puisque, pour lui, les solutions passent par la recomposition des alliances entre les gens des marges et la création ((d’une scène de théâtre où chacun joue son rôle et le rôle des autres, ceux des lisières, du Soudan à Dakar D. (( (( (( <( Il faut continuer à susciter les rêves des peuples, même si l’on sait que l’on est condamné D (( Hawad n’est le commis de personne ; il est porteur d‘une autre vérité, dont il mesure la limite : ( ( M aplume se retourne face à moi pour me crever les yeux, parce que la réalité en ce moment est différente... mais il ne peut y avoir que le rêve pour construire la vie n. Sans renoncer à ce qu’il est, sans devenir comme celui qui tue, il poursuit son chemin vers la temujar’a D. Au terme d’intellectuel, à la connotation trop courtisane D, il préfère celui de <( colporteur d’idées, celui qui est capable d’aller vers les autres pour échanger, prendre des idées et les ramener dans sa sociét4 le seul capable d‘acheter de la cola à Marseille pour la revendre à Abidjan, au risque de se retrouver tout seul D. Ainsi son accomplissement tient à deux modes parfaitement intégrés, là où se superposent l’acquis intérieur et les emprunts assimilés de l’extérieur, << comme une fourche soulevant la poulie de la targuité B ; il parle, écrit et dessine pour la multitude, engagé dans le mouvement à la recherche de lui-même. (( )) <( (( 119 X A WAD Et si parfois, commençant à sentir qu’il écrit comme un homme il plonge dans la désespérance, il n’en croit pas moins qu’il faut continuer à lancer ses idées comme des cordes entre lu margelle et le fond du puits ; il les abandonne alors << comme des bouts de graisse pour attirer les fourmis des autres pensées D. Les Touaregs, et tous les peuples des marges, ont une revanche à prendre avec eux-mêmes, une voie, une route à tracer ;Hawad n’en finit plus d’écrire <( afin que les peuples prennent les ficelles pour tisser leur trame D. Un cycle nomade est acclompli, un autre parcours reste à définir maintenant ; vers quelles lisières ? quel autre univers ? L’écriture de Hawad est sans doute le rêve qui cherche à se dire; et si l’imaginaire n’était simplement que la réalité qui s’annonce ? seu4 sans un peuple derrière D, <( )) Paule Dupraz CEAN Pierre-Marie Decoudras Université de Bordeaux III 120