Il y a un passage dans le Coup de Dés de Mallarmé qui m`interpelle

Transcription

Il y a un passage dans le Coup de Dés de Mallarmé qui m`interpelle
Il y a un passage dans le Coup de Dés de Mallarmé qui m'interpelle :
«
veillant
doutant
roulant
brillant et méditant
»
Je serai tout à fait d'accord avec Maurice Blanchot lorsqu'il avança :
« Il faudrait ici s'arrêter sur ces cinq mots par lesquels l'œuvre se
présente dans l'invisibilité du devenir qui lui est propre ».
Maurice Blanchot, « Le livre à venir », Le Livre à venir , op. cit ., p.
318.).
Je pourrai présager, comme Blanchot lui-même le confie implicitement,
qu'un trouble demeure, semé dans le creux de ces cinq mots.
En effet, je ne peux m'empêcher de croire qu'ici un mystère ne cesse de
persister, un mystère dont l'énigme ne peut qu'inciter les lecteurs les plus
habiles à re-lire le poème du Coup de Dés de Stéphane Mallarmé. Il
s'agira donc, ici et dans un premier temps, de creuser le vers pour lequel
l'aura incantatoire nécessite d'émettre pour le coup, d'exposer pour le jeu
(1), non pas une énième tentative d'élucidation — qui aurait put susciter
chez certains un intérêt sérieux et/ou ré-créatif (LOL), chez d'autres une
lâche intention, si ce n'est la dé-sacralisation du poème — mais une
expérience qui fut la mienne. « Toute Pensée émet un Coup de Dés ». Je
m'y engage.
De ce fait, les prochaines lignes décriront un parcours qui suit à la lettre la
proposition de Blanchot à travers laquelle il nous faudra dans un second
temps comprendre en quoi quelque chose pourrait une fois de plus nous
échapper, ici, l'œuvre, l'invisible, son devenir.
À en penser ou lire chaque vague de mots qui le compose, le poème nous
tenterait d'illustrer une scène d'un certain « naufrage ». Un certain
« navire », donc, semblerait couler au milieu d'une certaine « tempête ».
Sombrant lui-même, un certain « Maître » dont on suppose être celui du
« navire », apparaît et interviendrait face à la dramatique situation par le
biais d'une seule action qui cependant, ne serait pas en mesure de se
produire puisque touché par l'hésitation. En effet, maintenant en son poing
hors des eaux furieuses, des dés, leur éventuel lancé demeure en puissance
— s'élançant. Pour le coup, un certain « Nombre » du moins unique mais
hypothétique, devrait résulter de ce geste mystérieux. Par la suite,
apparaissent une certaine « toque » surmontée d'une certaine « aigrette »,
une plume, que l'on suppose avoir appartenu au « Maître » que nous
savons déjà submergé jusqu'à la tête qu'elles coiffaient. Puis de cette
« aigrette », encore, nous découvrons la présence d'une certaine « sirène »
qu'elle est censé nous faire entrevoir dans son ombre, une « sirène » qui
anéantirerait un certain « roc » que l'on suppose être la cause du naufrage.
On ignore si les dés ont été lancés mais tandis que la plume est à son tour
submergée par les flots, le Poème se termine sur l'apparition hypothétique
(soulignée par celle du « PEUT-ÊTRE »), d'une certaine « Constellation »
stellaire proche du Septentrion. Cette dernière semble se substituer au
résultat du lancer de dés, résultat ou Nombre, en tout cas « compte total en
formation » qui s'identifie à un certain « sacre » dont on serait témoin.
«
le Septentrion aussi Nord
UNE CONSTELLATION
froide d'oubli et de désuétude
pas tant
qu'elle n'énumère
sur quelque surface vacante et supérieure
le heurt successif
sidéralement
d'un compte total en formation
veillant
doutant
roulant
brillant et méditant
avant de s'arrêter
à quelque point dernier qui le sacre
Toute Pensée émet un Coup de Dés
»
On peut déjà constater que notre fameux passage est situé dans la dernière
Page, juste avant le sacrement de ce compte total en formation, « en voie
d'apothéose » qui se finalise par « quelque point dernier », avant les
derniers mots du poème « Toute Pensée émet un Coup de Dés » qui lourd
de sens, tombe à la façon d'une morale, celle du poème lu.
« La dernière page m’a glacé d’une émotion très semblable à celle que
donne telle symphonie de Beethoven (certes je ne vous apprend rien).
Mais après ces cris
Excepté peut-être
une constellation.
le dégringolement de tout l’orchestre en la série des participes
Veillant, doutant,
roulant, brillant,
et méditant…
Et la grandeur pacifiée de la dernière phrase, comme l’accord parfait
final. Cela est admirable ».
André Gide, lettre à Mallarmé du 9 mai 1897, cité par H. Mondor, La
Vie de Mallarmé , Gallimard, 1941, p. 770.
veillant, doutant, roulant, brillant et méditant...
J'ai brièvement parlé du caractère incantatoire de ce passage. Le poème
entier l'est, seulement, nous pourrions avouer que ce passage ne fait
qu'accroître son intensité et pour cause, unique dans le poème pour sa
régularité de frappe, il s'impose visuellement, musicalement — en tout cas
conjointement à la rime interne -ant, vue et entendue, dans l'absolu lue —
et mène le poème à son terme, son apothéose.
veillant, doutant, roulant, brillant et méditant...
Nous avons par ailleurs affaire à des participes présents, ou des gérondifs
vu le contexte lacunaire voulu par le poème car ni-verbe, ni ad-verbe, il
serait plus sûr de résumer la chose comme étant de simples déclinaisons
de verbes et ce, en vue de leur laisser signifier l'idée de ce qui va se faire,
se fait ou doit se faire. Quelque chose pourrait très bien se passer :
« (…) en formation
>>>>> maintenant <<<<<
avant de s'arrêter
à quelque point dernier qui le sacre ».
veillant, doutant, roulant, brillant et méditant...
Il s'agirait de se concentrer maintenant sur la signification de chaque
verbe employé. Tout d'abord, nous savons qu'ils expriment l'action en
accomplissement d'un "compte total en formation".
Un compte serait donc en train de :
- Veiller, d'être de garde ou en état de veille, d'éveil constant — du latin
vigilare, qui vient de vigil, éveillé — (Selon le Littré : Terme de marine.
Se dit de l'état d'un rocher dont la partie supérieure se découvre à mer
basse.)
- Douter, d'hésiter — du latin dubitare, d'un radical dub, qui se trouve
dans dubius et qui signifie double ; le grec se traduit par double.
- Rouler, d'avancer en tournant sur lui-même. (Selon le Littré : Terme
d'imprimerie. Une presse roule lorsqu'elle est en pleine activité.)
- Briller, d'être lumineux ou poli, d'attirer le regard par son éclat — de
l'italien brillare, dans le sens d'être agité d'impatience.
- Méditer, faire de ceci ou de cela l'objet d'une réflexion profonde.
Nous aurions du mal à penser en quoi un tel compte puisse acter dans
ce(s) sens.
Or, il est important d'évoquer l'investigation faite par Quentin Meillassoux
dans son essai intitulé Le Nombre et la Sirène.
Ce dernier a proposé d'émettre l'hypothèse que le poème est codé, et le
procédé de cryptage permet d'éclaircir le sens du Nombre unique, du
moins sa nature, et qui se révèlerait être le décompte des mots inclus dans
le poème de son titre jusqu'au mot « sacre » (qui justement dans le
poème, sacre le compte total en formation), attribuant donc au poème du
Coup de Dés un « Mètre » inédit. Cependant, le « bougé » du Nombre
mettrait le lecteur dans une indécidabilité quant à sa valeur stable, fixe, et
c'est ce qui infinitiserait le geste du Maître dont il est question dans le
naufrage, comme celui de Mallarmé dans son propre projet d'écriture d'Un
Coup de Dés. Le jet de dés, le jet stellaire, ne peut aboutir ; il se doit d'être
pro-jetant.
Il serait plus facile de comprendre en quoi le compte est veillant, doutant,
roulant, brillant et méditant, dans la mesure où effectivement, « à lire
cette apothéose, nous comprenons que le poème est tout simplement en
train de faire ce qu'il décrit. Le Coup de Dés possède une dimension
performative en ce qu'il opère un « compte total en formation » d'une
unité de compte = x qui est en train d'être sommée sous nos yeux,
« roulant » sur la surface de la Page « avant de s'arrêter » à un « point
dernier qui le sacre ». » (Quentin Meillassoux, Le Nombre et la Sirène,
éd. Bayard Presse, p. 48). Et comme Quentin Meillassoux le suggère —
parce que le Nombre est codé, il se garde et ainsi se maintient en éveil
(« veillant» ) ; parce qu'il est « bougé », ne pouvant être certain de sa
stabilité (« doutant ») ; parce qu'il s'étale, s'avance inconsciemment
énuméré par le seul processus de la lecture (« roulant » sur le papier) ;
parce qu'il est celui du décompte des mots dont l'éclat, noir sur fond blanc
comme étant l'image inversée du ciel constellé ou l' « Alphabet de la
Nuit » (Stéphane Mallarmé, Divagations, Bibliothèque-Charpentier ;
Eugène Fasqueue éditeur, 1897, p. 172) attire l'attention du Lecteur
(« brillant ») ; parce que justement son déchiffrage invite à cerner la
nature d'un tel Nombre unique, de surcroît infinitisé, néantisé par l'effet du
Hasard (« méditant ») — , il est donc plus facile de comprendre le sens
mobilisé par ces cinq verbes, rattaché à ce compte.
Cependant j'ai l'impression que tout nous pousse — ou pas — à se
concentrer précisément sur ce qu'il se passe parmi ces cinq verbes, comme
quelque chose d'autonome, quelque chose qui engendrerait ce fameux
« tourbillon d'hilarité et d'horreur », un gouffre d'une telle profondeur qu'il
m'ai apparu par sa seule sensation et qui se trouve précisément autour des
premières lettres de chacun :
Veillant
Doutant
Roulant
Brillant et Méditant
Le sigle VDRBM m'est alors apparu comme étincelant.
Or ce que l'on obtient au final, ressemble à quelques lettres près au mot
VERBE.
On pourrait ne pas y croire, j'éprouve également quelques réticences quant
à la valeur de cette « trouvaille », surtout lorsqu'on a affaire ici à l'un des
poèmes les plus connus sur le HASARD.
Ce n'est pas un mot que nous voyons apparaître recomposé grâce aux
initiales, mais VDRBM qui après réflexion ou net raccourci, m'a amené à
faire le rapprochement avec l'éventuel, accidentel, quoique virtuel, Mot
qui permet au vers de s'élever (acrostiche, du grec akrostikhos, akros,
haut, élevé et stichos, le vers).
Je pourrais très bien me dire qu'il s'agit d'une coïncidence, ou un
fantasme, une idée fixe, mais après tout pourquoi dans ce cas avoir choisi
d'écrire ces cinq verbes dans cet ordre. Cela aurait pu être, « veillant,
roulant, doutant, brillant et méditant » (VRDBM) ou bien « doutant,
veillant, roulant, brillant et méditant » (DVRBM) sans entacher l'aspect
harmonieux de leur lecture et leur sens respectif.
Ce serait en revanche une coïncidence plus surprenante si l'on cherche ce
que pourrait simplement « signifier » le mot verbe dans le répertoire
mallarméen.
Ce qui justifie la forme éclatée du poème était pour certains l'œuvre de la
folie, pour d'autres, l'œuvre d'un génie qui fut néanmoins marqué par
quelques crises. Nous pouvons commencer par évoquer la « crise de
vers ».
« Mètre officiel », l'alexandrin était au centre d'une querelle dont le
« Prince des poètes », contemporain, n'y avait pas échappé. Entre les Verslibristes qui d'un côté refusaient la légitimité du vers traditionnel et les
Parnassiens de l'autre qui, eux, refusaient le vers libre comme étant un
vers à part entière, Mallarmé, traversant cette « mémorable crise » tendait
à ne privilégier aucun des deux. L'alexandrin reste selon lui réservé à la
solennité des « occasions amples » (Stéphane Mallarmé, Divagations,
Crise de vers, Bibliothèque-Charpentier, Eugène Fasquelle, éditeur, 1897,
p. 241), et le vers libre, l'occasion pour chacun des poètes de défendre leur
individuité, et ce, au nom de la modernité.
Ainsi, pour l'auteur du poème qui exposerait le plus volontairement une
composition de type vers-libriste, il n'est pas surprenant de trouver en son
coeur des références à la « Cadence Nationale », au contraire, peut-être
faut-il y voir une « occasion ample » d'y méditer plus attentivement.
« Toute la nouveauté s'installe, relativement au vers libre, pas tel que le
XVIIe siècle l'attribua à la fable ou l'opéra (ce n'était qu'un
agencement, sans la strophe, de mètres divers notoires) mais,
nommons-le, comme il sied, "polymorphe": et envisageons la
dissolution maintenant du nombre officiel [l'alexandrin], en ce qu'on
veut, à l'infini, pourvu qu'un plaisir s'y réitère. Tantôt une euphonie
fragmentée selon l'assentiment du lecteur intuitif, avec une ingénue et
précieuse justesse. »
Stéphane Mallarmé, Divagations, Crise de vers, BibliothèqueCharpentier, Eugène Fasquelle, éditeur, 1897, p. 240)
veillant, doutant, roulant, brillant et méditant...
« - ant » du vent qui souffle d'un trait ce qui participe au plus présent de la
lecture, sorte de liant intemporel, la rime, à travers les lignes qui se
succèdent prématurément pour achever la lecture en chute libre de
l'alexandrin.
Il s'agirait effectivement d'un alexandrin, certes démembré, mais si l'on
comprend que non seulement la rime, régit par le gérondif attribuant au
bouquet final une allure de temps suspendu, mais que l'intervention de la
conjonction "et", nous assure notamment l'exclusivité ou l'inclusivité de
ces cinq verbes dans le corpus du poème : de là, musicalement, nous
pouvons y mesurer une métrique en 12 syllabes.
Serait-ce le hasard ? Peut-être... et de la même manière que Mitsou Ronat
avait fait remarqué l'existence d'un autre alexandrin logé dans le poème
(« l'unique Nombre qui ne peut pas être un autre »), nous aurions une
chance d'espérer qu'il s'agit là d'une piste à poursuivre.
Un Coup de Dés se trouve lui même édité dans son projet final en 12
double-pages (que Mallarmé appelait Pages).
Si nous allons dans ce sens, nous savons aussi qu' Un Coup de Dés devait
s'écrire sur une grille de 40 lignes exactement. Y-aurait -il un lien avec le
fait que "veillant, doutant, roulant, brillant et méditant" ai une envergure
de 40 lettres s'étalant sur 4 lignes ?
On ne peut s'éterniser sur ces « délicieux à-peu-près » sinon que le vertige
serait porté à son comble.
Cette crise est liée à une autre bien plus personnelle, celle de Tournon où
en 1866 (il n'avait alors que 21 ans) Mallarmé réalise que « Dieu est
mort » et prend conscience du Néant.
« Malheureusement, en creusant le vers à ce point, j’ai rencontré deux
abîmes, qui me désespèrent. L’un est le Néant […]. Oui, je le sais, nous
ne sommes que de vaines formes de la matière – mais bien sublimes
pour avoir inventé Dieu et notre âme. »
Stéphane Mallarmé, Extrait de la lettre à Henri Cazalis, Tournon, 28
avril 1866 – Correspondance, lettres sur la poésie, Gallimard, 1995,
p. 696.
Pour Mallarmé, l'Homme serait l'inventeur des dieux, tout n'est que
fiction : le Dieu catholique comme celui des philosophes ou des poètes
qu'ils appelaient l'Idéal. Face à ce fossé vide, morale, s'ensuit la crise de
la représentation qui chamboulerait alors notre « fondement » politique,
social, économique et religieux, « fondement » hérité jusque là du
Moyen-Âge (« incubatoire » selon le poète).
Il y a la crise de vers qui révèle donc la mort de Dieu, référent suprême
qui dans sa chute, par la révélation de sa pure fiction, modifia toute les
valeurs dites « absolues ».
Ce sont dans les Divagations, une série de critiques qu'il multiplie dès
1886 sur l'économie, la société, l'art et la religion, que se posent les
nombreuses réflexions mallarméennes quant à chercher ce qui pourrait
bien se substituer à une telle crise totale, exquise, en devenir, quelque
chose qui pourrait dé-jouer la représentation, ce mécanisme métaphorique
pour lequel le langage en est l'instrument. Parallèlement en pleine
réflexion pour son projet démesuré du « Livre », « Œuvre totale (…)
dégageant un enseignement ou une conviction de caractère métaphysique
destiné à remplacer les religions existantes » (Jacques Scherer, Le
« Livre » de Mallarmé, Gallimard, 1957, p. 37), Mallarmé est donc
convaincu que « le monde existe pour aboutir à un livre » (Stéphane
Mallarmé, Divagations, Le Livre, Instrument spirituel, BibliothèqueCharpentier, Eugène Fasquelle, éditeur, 1897, p. 273).
Comme le suggère encore une fois Quentin Meillassoux, le Coup de Dés
serait probablement une application (ou l'application ?) de ces réflexions
— là où le projet du (Le) Livre a échoué — quant à donner à la poésie, la
charge de restituer une certaine « Présence réelle », et ce à l'image de
l'eucharistie catholique, mise en scène de la Passion du Christ consistant à
la recherche d'une diffusion du divin , « Divinité, qui n'est jamais que
Soi » (Œuvres Complètes---- ref à chercher)
« Mallarmé nous aurait appris que la modernité avait en effet produit
un prophète, mais effacé ; un messie, mais par hypothèse ; un Christ,
mais constellatoire. Il aurait architecturé un fabuleux cristal
d'inconsistance contenant en son cœur, visible par transparence, le
geste de la sirène, impossible et vif, qui l'avait engendré, et l'engendre
toujours. Et le poète aurait ainsi diffusé le "sacre" de sa propre Fiction
auprès de chaque lecteur acceptant de se nourrir de l'hostie mentale de
ses Pages fragmentées. Le tout selon un athéisme exact, pour lequel le
divin n'est rien au-delà du Soi s'articulant au Hasard même.
Le Coup de dés comme cristallisation christique du Hasard.
Comme Christal de Néant.
Comme ce qui fait, non plus de l'être, mais du peut-être, la tâche
première, et à venir, des penseurs et des poètes. »
Quentin Meillassoux, Le Nombre et la Sirène, Fayard, 2011, p. 206.
veillant, doutant, roulant, brillant et méditant...
Serait-ce l' « acte vide » ou « geste de la sirène » qui — entre ces cinq
doigts, définit le creux d'une « main crispée », celui du main-tenant —
diffuserait ce prophète effacé, ce Christ, sous-entendu le Verbe ?
S'il s'agirait de passer du graphème au phonème.
Le « v » veillant, le « d » doutant, le « r » roulant, le « b » brillant et le « m » méditant. Pourquoi dans ce cas avoir remplacé les deux « e » du mot
verbe par « d » et « m » ? Peut-être parce qu'il ne voulait pas de voyelles ?
Peut-être parce qu'il voulait cet aspect consonantique ?
Il faut savoir que Mallarmé accordait aux consonnes une meilleure
importance qu'aux voyelles. Le travail que nous opérons en ce moment
consisterait en une anatomie des mots, d' « un assemblage de lettres, de
consonnes souvent, montrant plusieurs mots d'une langue disséqués, réduit
à leurs os, et à leurs tendons, soustraits à leur vie ordinaire, afin qu'on
reconnaisse entre eux une parenté secrète » (Stéphane Mallarmé, Notes,
Œuvres Complètes, éd. Mondor et Aubry, Gallimard, « Bibliothèque de la
pléiade », 2003, p. 855). Mais pour Mallarmé, ce qu'il tenta d'avancer
notamment dans les Mots Anglais, la valeur sémantique du mot est
rattachée à la consonne initiale.
« Encore rien ne se passe-t-il qu'au commencement des vocables : mais
il sied d'ajouter que c'est là, à l'attaque, que réside vraiment la
signification ».
Stéphane Mallarmé, Œuvres Complètes, Tome 2, édition Gallimard,
2003, p. 972.
On a donc une « tentative d’expliquer par la Consonne dominante la
Signification de plus d’un vocable (Mallarmé, OC, Tome 2, édition
Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2003, p. 968). Bien que cette
proposition soit beaucoup contestée dans le milieu linguistique qui juge
Mallarmé d'avoir été plongé dans quelques rêveries cratylistes (selon
lesquelles les sons des mots auraient un lien naturel avec leurs
significations), il faut croire qu'il tenta jusqu'au bout de dé-jouer l'aspect
arbitraire du signe, et ce, pour une raison poétique — ou serait-ce la
Raison poétique ?
Nous pro-jetterions donc que ces cinq verbes sont en train de mimer leur
consonnes initiales, d'attaque, respectives.
« Verbe » en écriture phonétique s'écrit ainsi : [vƐrb :]. On verrait mieux
où il voulait en venir par « méditant » et « doutant ». Pourquoi – puisqu'il
s'agit du « e » – avoir employé deux participes présents différents pour la
même lettre ? En effet, le premier semble doutant puisque graphiquement
in-scrit entre le « v » et le « r », douterait phonétiquement parlant de sa
propre existence entre le [v] et le [r], à consonance fricative et gutturale.
Quant au deuxième, aussi graphiquement présent, il méditerait face à sa
propre existence phonologique, puisqu'il s'agit tout simplement d'un
« « e » muet ». En somme, ces lettres « e » sont phonologiquement
existentielles mais graphiquement existantes ; on pourrait même envisager
de déceler chez elles un certain scepticisme philosophique, doctrine selon
laquelle la pensée humaine ne peut déterminer une vérité avec certitude.
On parle souvent du blanc mallarméen comme espacement de la lecture,
mais il est avant tout silencieux dans le sens phonétique, illustré par le
scepticisme dévoilé des « e » doutant et méditant. Il serait envisageable
que Mallarmé ait donc pensé à une blancheur phonétique dans le son de la
voix, dans la parole assujettie à la lecture alphabétique ; une blancheur qui
désignerait un espacement de la lecture ou bien l'aperçu d'une différance
sous-entendue dans Un Coup de Dés – avant même que Derrida en ai
fondé le terme dans lequel le « a », le diffère du mot « différence ». Par là,
le lecteur se trouverait ancré corporellement dans le langage poétique,
dans l'expérience Verbale, celle de son double état.
« les deux manifestations du Langage, la Parole et l'Écriture, destinées
(…) à se réunir toutes deux en l'Idée du Verbe : la Parole, en créant les
analogies des sons — L'Écriture en marquant les gestes de l'Idée se
manifestant par la parole, et leur offrant leur réflexion, de façon à les
parfaire, dans le présent (par la lecture) et à les conserver à l'avenir
comme annales de l'effort successif de la parole et de sa filiation : et à
en donner la parenté de façon à ce qu'un jour, leurs analogies
constatées, le Verbe apparaisse derrière son moyen du langage, rendu
à la physique et à la physiologie, comme un principe, dégagé, adéquat
au Temps et à l'Idée. »
Stéphane Mallarmé, Œuvres Complètes, éd. H. Mondor et G. JeanAubry, Paris, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, 1974, p.854.
Mallarmé semble avoir proclamé dans Un Coup de Dés l'état en devenir
d'un nouveau prophète, un nouveau Verbe, le verbe poétique. Par son
déchiffrement — même si la véracité de cette découverte n'est pas en
mesure d'être assurée — cela nous apporterait une précieuse information.
Mallarmé aurait voulu que le Verbe dont le poème met en crise, se devait
d'être ineffable. Car telle sa "Fleur" dite, il n'est d'objet que l'on puisse
nommé et atteindre sa « notion pure ».
« Je dis : une fleur ! et, hors de l'oubli où ma voix relègue aucun
contour, en tant que quelque chose d'autre que les calices sus,
musicalement se lève, idée rieuse ou altière, l'absente de tous
bouquets. »
Stéphane Mallarmé, Avant-dire pour le Traité du Verbe d'André Ghil.
C'est en cela que le Verbe mallarméen ne peut faire signe de lui-même
sinon par l'intervention dans le procédé de mise en œuvre, comme
principe phénoménal, comme précipité originaire des mots (auxquelles il
leur faut laisser l'initiative), leur élan. L'objet du Coup de Dés ne sera pas
nommé puisque cela aurait desservi « l'universel reportage », en tant que
l'on re-porte sa présence, révélant ce leurre, dans un au-delà dès lors
négligé (du latin nec-legere, non-lecture), im-compris. Et c'est cette imcompréhension de l'Idée même dans l'objet nommé, au risque de devenir
un archétype, que Mallarmé récuse dans le langage. Ainsi :
« Je crois que, quant au fond, les jeunes sont plus près de l'idéal
poétique que les Parnassiens qui traitent encore leurs sujets à la façon
des vieux philosophes et des vieux rhéteurs, en présentant les objets
directement. Je pense qu'il faut, au contraire, qu'il n'y ait qu'allusion.
La contemplation des objets, l'image s'envolant des rêveries suscitées
par eux, sont le chant : les Parnassiens, eux, prennent la chose
entièrement et la montrent : par là ils manquent de mystère ; ils retirent
aux esprits cette joie délicieuse de croire qu'ils créent. Nommer un
objet, c'est supprimer les trois quarts de la jouissance du poème qui est
faite de deviner peu à peu : le suggérer, voilà le rêve. C'est le parfait
usage de ce mystère qui constitue le symbole : évoquer petit à petit un
objet pour montrer un état d'âme, ou, inversement, choisir un objet et
en dégager un état d'âme, par une série de déchiffrement. »
Mallarmé lors de l'entretien avec Jules Huret, Enquête sur l'évolution
littéraire, https://www.uni-due.de/lyriktheorie/texte/1891_huret.html
Il s'agirait d'une mise à dépôt de son signe, mais virtuelle, sinon
recomposée par le seul effort de sa lecture, de sa re-lecture en tant que
déchiffrement qui pose donc les bases d'une religion (du latin rec-legere,
re-lecture). Mais cette dernière n'aurait qu'un lien indirect avec la version
théologique. Là où le Verbe, le Christ, se représentait dans le catholicisme
par la cérémonielle eucharistie, Mallarmé décida de retranscrire cette
« Présence Réelle » dans les confins de la poésie qui accèderait dès lors,
au rang de langage sacré, idéal, sous ses traits constellatoires. La poésie
se devrait de se sacrifier afin de se consacrer à une nécessité de la
contingence, celle de son propre sens. Mallarmé aurait à juste titre
compris cette dernière afin que la communauté — de lecteurs, qu'ils soient
habiles ou ingénus — puisse en ressentir les effets par la sensation sans
jamais les retenir puisque que cela sous-tend que la pensée face à l'Idée
(pour le coup — ses « subdivisions prismatiques » — de dés) puisse ou ne
puisse pas être — mis en jeu. Bien qu'il ai littéralement « glissé » le prétexte du Coup de Dés en son cœur, il aurait pu concevoir le poème comme
étant celui qui ne s'adresse pas seulement aux lecteurs, mais aussi à luimême, à sa voix ou son chant. Ce sont ces procédés de cryptage qui lui
permettent ainsi de se doter d'une certaine autonomie, et s'il vient à en être
déchiffrer par des moyens que le Hasard est capable de réunir, on peut
dans ce cas là s'en tenir non pas à ceux à qui le poème s'adresse, mais à
lui-même — ce que nous pouvons appeler une mal-adresse n'est pas un
défaut comme suggère la définition d'une maladresse mais plutôt cet
espacement cher à Mallarmé, celui de la lecture. L'une des seules traces
que l'on puisse avoir de Mallarmé s'adressant directement aux lecteurs de
Un Coup de Dés en vue d'apporter quelues indications, est dans sa préface
pour la toute première parution du poème dans la revue Cosmopolis en
1897 ; et pour ce faire dès la première phrase, quoi d'autre sinon qu'elle
vient d'emblée confirmer cette volonté de se mal-adresser aux Lecteurs ?
« J’aimerais qu’on ne lût pas cette Note ou que parcourue, même on
l’oubliât ; elle apprend, au Lecteur habile, peu de chose situé outre sa
pénétration : mais, peut troubler l’ingénu devant appliquer un regard
aux premiers mots du Poème pour que de suivants, disposés comme ils
sont, l’amènent aux derniers, le tout sans nouveauté qu’un espacement
de la lecture. »
Stéphane Mallarmé, Préface de Un Coup de Dés.
Peut-être est le véritable sens de ce sacre dans la possibilité d'émettre
quelques mal-adresses dont le lecteur quelconque, ambigu, se trouve dès
lors impliqué, dans le droit d'interpréter ou d'émettre un « contre-coup ».
« L'oeuvre d'art est un acte de maladresse volontaire, un coup
dissonant qui ne vit et ne survit que par un contre-coup : une
consonance idéalisatrice, académisante. »
Jacques Derrida, "Artaud le Moma - Interjections d'appel", Ed. Galilée,
2002, p. 32.
veillant, doutant, roulant, brillant et méditant... ou le geste invisible mais
sacré puisque cela trace le profil même d'une mal-adresse qui (se)
sauvegarde dans l'hésitation qui est la nôtre, l' ineffable, du moins son
effet, qui par réflexion et diffusion (visuelle et musicale) nous exposerait
en contre-partie, le droit de choisir (lire) entre regarder l'objet-signe ou
garder l'œuvre d'art. Voici le dessein du VD(E)RBM(E), son devenir :
redonner à la Poésie, sa propre raison, sa présence réelle entre ciel et mer,
entre l'œil et la lettre, le Lieu incertain puisque l'espacement demande à
chacun d'entre nous une élasticité même de nos lectures respectives.
« Aujourd'hui ou sans présumer de l'Avenir qui sortira d'ici, rien ou
presqu'un Art (...) »
Stéphane Mallarmé, Préface de Un Coup de Dés.