LE TÉMOIGNAGE ANONYME AU REGARD DE LA

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LE TÉMOIGNAGE ANONYME AU REGARD DE LA
LE TÉMOIGNAGE ANONYME AU REGARD
DE LA JURISPRUDENCE DE LA COUR EUROPÉENNE
DES DROITS DE L’HOMME
En droit interne français, l’article 427 du Code de procédure
pénale pose le principe de la liberté des modes de preuve, sous
réserve toutefois que leur administration se fasse sans ruse ni artifice, c’est-à-dire de manière loyale ( 1).
Selon l’article 6, § 3 d de la Convention européenne de sauvegarde
des droits de l’homme et des libertés fondamentales ( 2), par ailleurs,
« tout accusé a droit à interroger... les témoins à charge et à obtenir la
convocation et l’interrogation des témoins à décharge dans les mêmes
conditions que les témoins à charge ».
Ce texte, qui n’a pas d’équivalent en droit interne et qui est une
application du principe selon lequel les juges ne peuvent former leur
conviction que sur ce qu’ils ont vu et entendu à l’audience, ne
concerne logiquement que les juridictions de jugement ( 3). De plus
en plus souvent invoqué en matière criminelle et correctionnelle, il
a donné lieu à une abondante jurisprudence, dont plusieurs arrêts
de la Cour de cassation. A cet égard, les solutions — retenues aussi
bien par la Cour européenne des droits de l’homme que par la
chambre criminelle de la Cour de cassation — concrétisent la règle
de l’oralité des débats en cour d’assises ( 4).
En réalité, l’audition des témoins revêt une importance primordiale pour assurer un procès équitable ( 5) dans le respect des droits
de la défense : dans une société démocratique, le droit à une bonne
(1) Voy. récemment, Cass. crim., 5 mai 1999, Bull. crim. n o 82, réaffirmant son
strict contrôle en vertu du principe de la loyauté des preuves.
(2) Voy. M. Van de Kerchove, « La preuve en matière pénale dans la jurisprudence de la Cour et de la Commission européenne des droits de l’homme », R.S.C.,
1992, p. 1.
(3) Cass. crim., 4 janv. 1990, Bull. crim. n o 4.
(4) En ce sens, voy. Cour eur. dr. h., 20 nov. 1989, Kostovski c. Pays-Bas, Rev.
trim. dr. h., 1990, p. 267, obs. J. Callewaert ; Dr. pénal 1990, comm. 143, note
A. Maron, R.S.C., 1990, p. 388, obs. L.E. Pettiti ; Cass. crim., 12 janv. 1989, Bull.
crim. n o 13, R.S.C., 1989, p. 350, obs. A. Braunschweig ; R.S.C., 1990, p. 832, obs.
L.E. Pettiti.
(5) Voy. F. Gölcüklü, « Le procès équitable et l’administration des preuves dans
la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme », Rev. univ. dr. h.,
1992, p. 32.
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administration de la justice occupe une place si éminente qu’on ne
saurait le sacrifier à l’opportunité.
Pour autant, l’interprétation de la loi ne conduit certes pas à
exclure la preuve par ouï-dire (ou de auditu). Mais les textes du
Code de procédure pénale français sont favorables au principe du
droit pour la personne poursuivie de faire entendre à l’audience les
témoins de son choix.
Ainsi, pour le tribunal correctionnel, le droit du prévenu de citer
des témoins résulte des articles 397-5 et 435 du Code de procédure
pénale et se trouve affirmé par l’article 444, alinéa 3 du même Code ;
de même, pour la cour d’assises, l’article 329 du Code de procédure
pénale parle des « témoins appelés par le ministère public ou les parties ». En se fondant sur l’article 6, § 3 de la Convention européenne
des droits de l’homme, la chambre criminelle de la Cour de cassation
décide du reste de longue date que « sauf impossibilité dont il leur
appartient de préciser les causes, les juges d’appel sont tenus, lorsqu’ils en sont légalement requis, d’ordonner l’audition contradictoire des témoins » ( 6).
Néanmoins, il n’existe pas pour les personnes poursuivies de droit
absolu à faire entendre leurs témoins : devant la cour d’assises, l’article 330 du Code de procédure pénale rappelle que le ministère
public ou les parties peuvent s’opposer à l’audition des témoins
dont le nom n’aurait pas été préalablement signifié ; le juge peut
semblablement s’opposer, devant la juridiction correctionnelle et
aux termes des articles 444, alinéa 3 et 513, alinéa 2 du Code de procédure pénale, à une audition ( 7).
S’agissant dès lors de témoins qui désirent conserver l’anonymat
par crainte — bien souvent justifiée — de représailles, l’usage s’est
développé de les considérer comme des témoins qui ne sont pas en
mesure de comparaître devant le tribunal mais qui peuvent déposer
sous serment devant le juge d’instruction ( 8).
(6) Cass. crim., 12 janv. 1989, Bull. crim. n o 13, R.S.C., 1989, p. 350, obs.
A. Braunschweig ; R.S.C., 1990, p. 832, obs. L.E. Pettiti ; 4 juin 1998, D. 1999,
somm. p. 324, obs. J. Pradel.
(7) Voy. C. Marsat, « Témoignage devant la juridiction de jugement », Dr. pénal,
1999, chr. 6.
(8) Voy. M. Bourmanne, « L’audition des témoins lors du procès pénal dans la
jurisprudence des organes de la Convention européenne des droits de l’homme », Rev.
trim. dr. h., 1995, p. 42; J. Pradel, « La notion de procès équitable en droit pénal
européen », Rev. gén. dr., Faculté de droit d’Ottawa, 1996, p. 579 ; J.-F. Renucci,
« Les témoins anonymes et la Convention européenne des droits de l’homme », Rev.
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Il convient toutefois de se montrer extrêmement prudent dans
l’appréciation de la valeur probante des dépositions obtenues de
témoins anonymes. En effet, « la déclaration anonyme n’a jamais eu
bonne presse chez les esprits démocratiques » ( 9), allant jusqu’à soulever un véritable problème d’éthique. Au vrai, l’audition des
témoins à l’audience présente un caractère solennel qui lui confère
plus de valeur. Il est donc évident que l’anonymat des témoins à
charge, notamment, handicape l’exercice des droits de la
défense ( 10), car comment contrôler dans de telles conditions une
éventuelle violation du secret professionnel ou du secret de la correspondance, voire l’existence d’une provocation ?
C’est pourquoi la confrontation apparaît comme un moyen de
défense irremplaçable, dans la mesure où, surtout, les déclarations
du témoin ne sont bien souvent pas les mêmes selon qu’il est seul
ou placé face à la personne qu’il accuse.
Mais qu’est-ce au juste qu’un témoin anonyme ? Il nous appartient à cet endroit de souligner qu’il faut distinguer la situation du
témoin dont l’identité est connue mais qui ne se présente pas, de
celle du témoin anonyme. A cet égard, les conceptions européennes
et internes divergent quelque peu.
Pour la Cour de Strasbourg d’une part, la notion revêt un sens
autonome, plus large qu’en droit interne. Il s’agit pour cet organe
de toute personne qui, bien qu’elle n’ait pas comparu à l’audience,
a déposé contre le prévenu à un stade antérieur de la procédure, et
dont les dépositions ont été utilisées par le tribunal pour fonder la
condamnation ( 11). Par conséquent, est témoin anonyme celui dont
les déclarations — qu’elles aient ou non été lues à l’audience — ont
été prises en compte par les juges alors que la défense n’a à aucun
moment de la procédure eu l’occasion de lui poser des questions.
←
pén. et dr. pén., 1998, n o 1 ; B. de Smet, « La défense face aux témoins anonymes et
les exigences d’un procès équitable dans la jurisprudence de la Cour européenne des
droits de l’homme », Rev. int. dr. pén., 1998, p. 7.
(9) P. Michaud, « Le point sur les dénonciations anonymes : l’avocat, le juge et
le corbeau », Gaz. Pal. 31 déc. 1999, doctr. p. 3.
(10) En ce sens, voy. J. De Codt, « La preuve par témoignage anonyme et les
droits de la défense », obs. sous Cour eur. dr. h., 23 avril 1997, Van Mechelen c. PaysBas, Rev. trim. dr. h., 1998, n o 33, p. 158.
(11) Cour eur. dr. h., 19 déc. 1990, Delta c. France, D., 1991, somm. p. 213, obs.
J. Pradel ; 24 nov. 1986, Unterpertinger c. Autriche, dans une affaire où des proches
parents de l’accusé avaient refusé de témoigner à l’audience, mais où leurs dépositions y avaient été lues.
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Pour la chambre criminelle de la Cour de cassation d’autre part,
la notion de témoin anonyme est plus restrictive et semble ne pouvoir être abordée que sous un angle négatif. Il ne s’agit pas, par
exemple, du témoignage émanant d’un policier qui a procédé à des
constatations sans révéler ses identité et qualité, mais qui a dressé
un procès-verbal régulier de ses opérations ( 12) ; notons que pour la
Cour de Strasbourg en revanche, la circonstance que la personne
poursuivie connaissait l’agent assermenté par son apparence physique fait de ce dernier un témoin anonyme, dans la mesure où, selon
ses propres termes, le requérant « n’avait jamais eu la possibilité de
l’interroger et de jeter un doute sur sa crédibilité » ( 13). En droit
interne toujours, ne peut non plus être dit « témoignage anonyme »
le renseignement fourni par un service administratif ou un organisme déterminé, la personne physique l’ayant donné ne l’aurait-elle
pas signé ou n’aurait-elle indiqué son nom, car dans ce cas, l’information se trouve aisément contrôlable auprès du service en question ( 14) ; on peut d’ailleurs se demander ce que l’identité d’un
témoin qui a agi comme agent assermenté d’une administration précisée peut apporter à une personne mise en examen.
En définitive, on peut définir le témoignage anonyme comme
étant tout renseignement porté à la connaissance des autorités de
police ou des autorités judiciaires, sous la condition que l’identité
du témoin ne soit pas révélée à la défense ( 15). Cette situation
constitue à l’évidence et par essence un obstacle à l’audition du
témoin devant les juges du fond, comme le commande pourtant le
principe fondamental du droit à un procès équitable.
C’est du reste essentiellement au regard de cette notion de
« procès équitable » que la censure de la Cour européenne des droits
de l’homme s’est manifestée, invalidant les procès au cours desquels
le caractère anonyme du ou des témoignages recueillis avait par
trop préjudicié aux droits de la défense.
En réalité, l’exigence d’équité implique pour la personne poursuivie la possibilité de discuter les preuves recueillies sur des faits
(12) Cass. crim., 17 oct. 1991, Dr. pénal, 1992, comm. 27.
(13) Cour eur. dr. h., 15 juin 1992, Lüdi c. Suisse, Dr. pénal 1992, comm. 245,
note A. Maron ; Rev. trim. dr. h., 1999, p. 309, obs. Ch. De Valkeneer.
(14) Cass. crim., 30 mai 1991, Bull. crim. n o 192.
(15) ... ce qui n’était manifestement pas le cas dans l’affaire Baegen c. Pays-Bas
(Cour eur. dr. h., 27 oct. 1995), où la demande d’examen médical consécutive à un
viol portait le nom complet de la victime désireuse de garder l’anonymat et où, surtout, une confrontation en personne avait pu avoir lieu entre l’accusé et ladite victime.
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contestés : elle recouvre dès lors les deux principes que sont le respect des droits de la défense et le principe du contradictoire.
Rappelons que les droits de la défense sont un ensemble de règles
visant à assurer un débat loyal et contradictoire, permettant à chaque partie de connaître les griefs et arguments de son adversaire et
de les combattre. Le principe du contradictoire, quant à lui, a été
transposé au procès pénal en vue de garantir, essentiellement à travers les débats, les droits de la défense. Aujourd’hui, ce principe
constitue un principe général commun à la plupart des ordres juridiques des Etats membres de l’Union européenne, dont la France évidemment.
Aussi bien le caractère équitable du procès pénal réside-t-il
notamment dans la fiabilité et la crédibilité des déclarations des
témoins. Ainsi doivent-ils, en principe, déposer à visage découvert
et, encore une fois, dans le respect d’un procès équitable.
Cela dit, tant l’ordre interne que l’ordre international s’accordent
pour autoriser un certain anonymat des témoins, dans des hypothèses particulières toutefois et, fort heureusement, sous certaines
strictes conditions. Se posent dès lors deux questions relatives à la
situation du témoin anonyme, résolues dans l’ensemble par la jurisprudence : celle du moment du témoignage anonyme d’une part (I),
celle des personnes admises à témoigner anonymement d’autre part
(II).
I. — Le moment du témoignage anonyme :
quand ?
Il apparaît, à la lecture des décisions rendues en la matière, que
l’interprétation de la Convention européenne des droits de l’homme
n’interdit pas de s’appuyer, au stade de l’instruction préparatoire ou
plus exactement dans la phase préalable au jugement pénal (A), sur
des sources telles que des indicateurs occultes ( 16). Mais l’emploi ulté(16) Cour eur. dr. h., 23 avril 1997, aff. Van Mechelen c. Pays-Bas, Rev. trim. dr.
h. 1998, n o 33, p. 145, obs. J. De Codt ; 26 mars 1996, aff. Doorson, D. 1997, somm.
p. 207, obs. Renucci ; R.S.C., 1997, p. 484, obs. R. Koering-Joulin ; 27 oct. 1995,
aff. Baegen c. Pays-Bas; 20 sept. 1993, aff. Saïdi c. France, J.C.P., 1994. I. 22215,
note P. Chambon; 15 juin 1992, aff. Lüdi c. Suisse, Dr. pénal 1992, comm. 245, note
A. Maron ; 19 déc. 1990, aff. Delta c. France, D. 1991, somm. p. 213, obs. J. Pradel ;
20 nov. 1989, aff. Kostovski c. Pays-Bas, Rev. trim. dr. h., 1990, p. 267, obs. J. Callewaert; Crim., 24 oct. 1989, Bull. crim. n o 373 ; 4 juin 1997, Bull. crim. n o 222, D.
1998, somm. p. 174, obs. J. Pradel.
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rieur de déclarations anonymes comme des preuves suffisantes pour
justifier une condamnation soulève un problème tout différent (B).
A. — L’utilisation du témoignage anonyme
lors de la phase préalable au jugement pénal
Cette phase préalable au jugement pénal recouvre elle-même,
pour ce qui nous intéresse et hors phase de poursuite, deux étapes :
celle de l’enquête policière au cours de laquelle des indices de participation aux faits poursuivis sont recherchés (1) et celle de l’instruction préparatoire à proprement parler (2).
1. Pendant l’enquête policière
En droit interne, les dépositions de témoins au stade de l’enquête
policière ne sont soumises à aucun formalisme particulier. Elles ne
valent, la plupart du temps, qu’à titre de simples renseignements
puisque les témoins ne sont tenus ni de prêter serment, ni de déposer.
Cette phase du procès pénal est en effet traditionnellement gouvernée par le secret et il convient, devant l’urgence ou l’état de
nécessité, de rechercher des indices et d’inciter le plus possible les
témoins éventuels à parler.
Les déclarations anonymes sont donc logiquement admises à ce
stade policier de la procédure, d’autant qu’elles demeurent en pratique relativement fréquentes. Les officiers de police judiciaire se
contentent alors de mentionner dans leur procès-verbal qu’ils ont
appris tel fait « par une personne digne de foi, mais désirant garder
l’anonymat ».
Ainsi, personne n’a le droit d’exiger la levée de l’anonymat des
informateurs ou indicateurs (c’est-à-dire des personnes qui, ayant
des liens avec le milieu criminel, fournissent à ce sujet des informations à un policier ayant pu gagner leur confiance) et autres infiltrants (ces derniers étant des agents appartenant à un service de
police qui, étant en mission, sont introduits dans un milieu criminel
avec l’intention de rassembler des preuves des infractions projetées
ou commises).
De ce fait, l’officier de police judiciaire qui témoigne devant le
juge peut se refuser, dans l’intérêt de la lutte contre la criminalité
et pour assurer la protection de son informateur, à révéler le nom
de celui-ci.
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Cependant, en contre-partie de ce droit au secret, les renseignements obtenus n’ont qu’une valeur d’indices propres à faire démarrer l’enquête, mais sont inaptes à s’élever au rang de preuves de
culpabilité.
Cette question n’appelant pas d’autres commentaires, il convient
à présent d’examiner la condition des témoins anonymes devant le
magistrat chargé de conduire l’instruction préparatoire.
2. Pendant l’instruction préparatoire
Bien que la procédure d’instruction soit elle aussi secrète et non
véritablement contradictoire, on sait qu’il existe depuis la loi du
8 décembre 1897 et certaines autres dont celle du 4 janvier
1993 modifiée par la loi du 24 août de la même année, un certain
nombre de garanties pour la personne mise en examen.
Celle-ci bénéficie en effet du droit à une information préalable
rapide et complète sur les faits qui lui sont reprochés, du droit de
disposer d’un temps suffisant pour préparer sa défense, ainsi que du
droit à l’assistance d’un défenseur et d’un interprète.
L’article 101 du Code de procédure pénale prévoit pour sa part
que le juge d’instruction peut faire citer devant lui « ... toutes les personnes dont la déposition lui paraît utile ».
Les témoins cités ont alors trois obligations essentielles : celle de
comparaître en premier lieu (par la contrainte si nécessaire, conformément aux prescriptions des articles 109, alinéa 3 ( 17) et 110 du
C.P.P.) ; celle de prêter serment en deuxième lieu (art. 103 du
C.P.P., qui n’exclut de son champ d’application que les mineurs de
(17) Le troisième alinéa de l’article 109 du C.P.P. donnait jusqu’à présent au juge
d’instruction le pouvoir de condamner un témoin non-comparant à l’amende prévue
pour les contraventions de la cinquième classe, soit 10 000 F au plus hors cas de récidive. Lors des discussions parlementaires relatives au projet de loi renforçant la protection de la présomption d’innocence et les droits des victimes, les sénateurs ont
pensé confier ce pouvoir de sanction au tribunal correctionnel, estimant qu’il n’appartenait pas au juge d’instruction de prononcer une condamnation (voy. Ch. Lazerges, rapport n o 2136 au nom de la Commission des lois sur ce projet de loi, p. 64).
L’ancien système est donc abandonné depuis l’entrée en vigueur de la loi du 15 juin
2000 (J.O. 16 juin 2000, p. 9038) le 1 er janvier 2001 et — même s’il semble qu’il eût
été plus simple de maintenir la compétence du juge d’instruction en la matière — il
appartient désormais au tribunal correctionnel de se prononcer dans les hypothèses
de non-comparution sans excuse ni justification devant le magistrat instructeur, la
sanction encourue étant de 25 000 F d’amende aux termes du nouvel article 434-15-1
du Code pénal.
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16 ans) ; celle de déposer, enfin, sauf témoin tenu au secret professionnel.
Quant à lui, l’article 103 du même Code prescrit au magistrat instructeur, à l’inverse de ce qui se passe lors de la phase policière,
d’interroger les témoins sur leur identité et d’acter les réponses.
Cette disposition n’est toutefois pas prescrite à peine de nullité,
ce qui implique qu’en application combinée des articles 171 et 802
du Code de procédure pénale, l’irrégularité tirée de l’absence d’informations quant à l’identité du témoin ne peut être sanctionnée de
nullité qu’à la condition que ce manquement ait porté atteinte aux
intérêts de la partie concernée : il ne peut donc s’agir que d’une nullité substantielle d’intérêt privé.
Il appartient alors à la chambre de l’instruction d’opérer, conformément aux prescriptions de l’article 174 dudit Code, cette appréciation du grief. Sur ce point, la jurisprudence a par le passé eu l’occasion de se prononcer, annulant notamment en deux occasions le
procès-verbal d’audition d’un témoin anonyme devant le juge d’instruction, en considération de l’atteinte portée par un tel procédé
aux droits de la défense ( 18).
Il est néanmoins admis que le juge d’instruction puisse entendre
un témoin sans prestation de serment et sans mentionner son nom
au procès-verbal, mais en indiquant en revanche qu’il a personnellement constaté l’identité de son interlocuteur.
Dans cet esprit, le législateur a, par la loi du 21 janvier 1995
créant un article 62-1 du Code de procédure pénale, autorisé les
témoins à déclarer comme domicile l’adresse du commissariat ou de
la brigade de gendarmerie à qui est confiée l’enquête. Cette disposition légale, dérogatoire au principe rappelé par les articles 103, 331
et 445 dudit Code, selon lequel la véritable adresse du témoin doit
figurer au dossier de la procédure, a pour but affirmé d’interdire
que des pressions, tant physiques que morales, ou des représailles,
soient exercées sur des personnes dont le témoignage est susceptible
de permettre la manifestation de la vérité ( 19).
(18) C.A. Bourges, 5 déc. 1974, D. 1975, somm. p. 55 ; Cass. crim., 26 juin 1984,
D. 1984, I.R., p. 466, obs. J.M.R., annulant un procès-verbal relatant la déposition
d’un témoin désirant garder l’anonymat et dont le visage avait même été recouvert
d’une cagoule.
(19) Cette disposition est entrée en vigueur après la publication d’un décret en
date du 3 septembre 1996 insérant dans le CPP un nouvel article R 15-33-1 qui en
précise les modalités pratiques d’application.
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Pour les mêmes raisons, le magistrat instructeur peut également
prendre des dispositions pratiques en vue de permettre une audition
contradictoire au cours de laquelle le prévenu ne voit pas le témoin
mais est mis en mesure de réagir directement et personnellement à
ses déclarations.
Il reste que cette méthode doit demeurer l’exception, car une
reconnaissance physique de personne à personne peut constituer un
élément important de l’apport de la preuve.
Ainsi, dans l’arrêt Van Mechelen rendu le 23 avril 1997 ( 20), la
Cour européenne des droits de l’homme, pour justifier sa condamnation contre les Pays-Bas dont les autorités avaient déclaré la culpabilité de bandits sur la foi de dépositions de policiers ayant refusé
de témoigner à visage découvert, affirme que « la défense... a également été privée de la possibilité d’observer leurs réactions [celles des
témoins, policiers en l’occurrence] à des questions directes, ce qui lui
eût permis de contrôler leur fiabilité ».
De la même manière, les juges européens ont décidé, dans l’affaire
Kostovski du 20 novembre 1989 ( 21) — arrêt de principe en la matière — que « si la défense ignore l’identité d’un témoin, elle peut être
dans l’incapacité d’établir qu’il est partial, hostile ou indigne de foi ».
Exceptionnellement donc, l’anonymat des témoins peut être
admis devant les juridictions d’instruction, pour des raisons d’opportunité et, surtout, parce que ce procédé ne heurte pas directement les droits de la défense lors de cette phase procédurale qui ne
préjuge pas, théoriquement, de la culpabilité de l’intéressé.
Il en va bien sûr tout autrement lorsque des déclarations anonymes sont reçues à l’audience de jugement comme d’éventuelles
preuves de participation à l’infraction poursuivie.
B. — L’utilisation du témoignage anonyme
lors du jugement pénal
La phase du jugement pénal à proprement parler doit en principe
revêtir un caractère absolument contradictoire, conformément aux
(20) Cour eur. dr. h., 23 avr. 1997, aff. Van Mechelen c. Pays-Bas, Rev. trim. dr.
h., 1998, n o 33, p. 158.
(21) Cour eur. dr. h., 20 nov. 1989, aff. Kostovski c. Pays-Bas, Rev. trim. dr. h.,
1990, p. 267, obs. J. Callewaert ; Dr. pénal, 1990, comm. 143, note A. Maron ;
R.S.C., 1990, p. 388, obs. L.E. Pettiti, jugeant qu’en soi, le témoignage anonyme
n’est pas contraire à la Convention européenne des droits de l’homme, mais que son
utilisation peut méconnaître le principe du procès équitable.
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articles 427, alinéa 2, 536 et 512 du Code de procédure pénale et en
application des notions européennes de « procès équitable » et
d’« égalité des armes ».
Aussi bien, si le droit interne et la jurisprudence de Strasbourg
n’empêchent pas de s’appuyer, au stade de l’instruction, sur des
sources telles que des indicateurs occultes, l’emploi ultérieur de
déclarations anonymes comme preuves à l’appui d’une poursuite
devant les juge du fond devient problématique.
En réalité, même si la Cour européenne semble un peu plus stricte
que la chambre criminelle de la Cour de cassation sur la question de
l’admission des témoignages anonymes, toutes deux s’accordent au
fond pour ne les accueillir que sous certaines conditions, somme
toute très proches.
Il faut dès lors essentiellement, pour éviter la censure au titre de
la violation de l’article 6, § 3 d de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme, que le témoignage anonyme ne
revête pas, au regard de la décision de culpabilité, un caractère
déterminant (1) et que la défense ait bénéficié, en contre-partie de
l’impossibilité d’interroger les témoins, d’une compensation suffisante dans l’exercice de ses droits (2).
1. Le caractère déterminant ou non du témoignage anonyme
D’une manière générale, si la partie poursuivante ne dispose d’aucun autre mode de preuve qu’une ou plusieurs dépositions masquées, l’absence de contradiction rend inévitablement le procès inéquitable.
Cette circonstance, combinée à l’impossibilité totale pour le prévenu de faire interroger les témoins à charge, vicie le procès aux
yeux de la Cour de Strasbourg comme de la chambre criminelle de
la Cour de cassation ( 22).
Au fil de ses arrêts, la Cour de Strasbourg se montre de plus en
plus restrictive quant à la licéité du témoignage anonyme : pour
(22) Cour eur. dr. h., 23 avr. 1997, aff. Van Mechelen c. Pays-Bas, Rev. trim. dr.
h., 1998, n o 33, p. 145, obs. J. De Codt ; 26 mars 1996, aff. Doorson, D., 1997, somm.
p. 207, obs. Renucci; R.S.C. 1997, p. 484, obs. R. Koering-Joulin ; 20 sept. 1993,
aff. Saïdi c. France, J.C.P., 1994. I. 22215, note P. Chambon ; 15 juin 1992, aff. Lüdi
c. Suisse, Dr. pénal, 1992, comm. 245, note A. Maron ; 20 nov. 1989, aff. Kostovski
c. Pays-Bas, Rev. trim. dr. h., 1990, p. 267, obs. J. Callewaert ; 24 nov. 1986, aff.
Unterpertinger c. Autriche; Cass. crim., 26 oct. 1994, Bull. crim. n o 343.
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elle, il faut qu’il y ait, à côté de ce témoignage, d’autres preuves ;
il faut également que lors de l’interrogatoire du témoin anonyme
intervienne un juge et que celui-ci se fasse une idée de la crédibilité
du témoin.
La chambre criminelle, pour sa part, mesure la recevabilité d’une
preuve par témoignage anonyme non pas par référence expresse au
caractère « déterminant » de la déposition, mais plutôt en vérifiant
si elle se combine avec d’autres éléments de preuve ou si elle en
constitue le seul moyen ( 23). Ainsi, elle valide souvent les procédures
en constatant que le témoignage anonyme n’était « pas indispensable à la manifestation de la vérité » ( 24).
La Cour européenne des droits de l’homme se montre alors relativement plus sévère que notre Haute juridiction : le témoignage anonyme est prohibé, sauf compensation suffisante, non seulement lorsqu’il contribue seul à fonder la conviction du juge, mais aussi quand
il y contribue de façon « par trop déterminante » ( 25). Il en résulte
qu’à peine de violation des droits de la défense, le juge ne peut refuser l’audition du témoin anonyme que dans la mesure où d’autres
éléments de preuve établissent à suffisance la culpabilité.
La situation est finalement assez paradoxale : un témoignage
anonyme n’est licite que s’il est en fait totalement superflu.
Cela étant, ces solutions induisent un problème de fond, qu’il
convient de poser à cet endroit : en mesurant ainsi le caractère
déterminant ou non du témoignage anonyme, la Cour européenne
des droits de l’homme n’en arrive-t-elle pas à contrôler indirectement l’appréciation, par les juridictions nationales, de la force probante à attribuer aux différents éléments produits, ce qui en principe ne ressortit pas à sa compétence ?
(23) Voy. Cass. crim., 24 oct. 1989, Bull. crim. n o 373, jugeant que « ne méconnaît
pas l’article 6, § 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme
la cour d’appel qui rejette la demande d’audition de témoins dès lors, d’une part, que
le prévenu ne les avait pas fait citer devant les premiers juges et, d’autre part, que
la déclaration de culpabilité du prévenu ne repose pas exclusivement sur leur déposition ».
(24) Cass. crim., 3 fév. 1993, J.C.P. 1994. I. 22197, note P. Chambon; 6 mars
1991, Dr. pénal 1991, comm. 213 ; 21 janv. 1991, Bull. crim. n o 32, D. 1991, somm.
p. 213, obs. J. Pradel ; 24 oct. 1989, Bull. crim. n o 373.
(25) Cour eur. dr. h., 19 déc. 1990, aff. Delta c. France, D. 1991, somm. p. 213,
obs. J. Pradel.
56
Rev. trim. dr. h. (2002)
Ainsi, dans l’affaire Van Mechelen citée précédemment ( 26), la
Cour a estimé que « la recevabilité des preuves relève au premier
chef des règles du droit interne ». Antérieurement déjà, l’arrêt Kostovski ( 27) avait été l’occasion pour les juges de Strasbourg d’affirmer que « la Cour n’a pas pour tâche de dire si les juges du fond ont
correctement admis ou interprété les déclarations en cause, mais de
rechercher si la procédure dans son ensemble, y compris le mode de
présentation des moyens de preuve, a revêtu un caractère équitable », car « la recevabilité des preuves relève des règles du droit
interne ( 28) et il appartient aux juridictions nationales d’apprécier
les éléments recueillis par elle ».
Malgré cela, la Cour européenne condamne les Etats membres
alors même qu’ils ont pris soin de caractériser les éléments à charge
propres à conforter un témoignage anonyme. Dans l’affaire Lüdi c.
Suisse du 15 juin 1992 ( 29), par exemple, le gouvernement suisse
avait insisté sur le fait que la condamnation ne se fondait pas, à un
degré décisif, sur les rapports de l’agent infiltré, car le tribunal avait
surtout retenu les aveux de l’accusé et les déclarations de ses coinculpés. De même dans l’affaire Van Mechelen ( 30), la circonstance
que les Pays-Bas aient appuyé leur décision de condamnation sur
des éléments de preuve autres que les dépositions anonymes — et
notamment sur les dires d’une personne qui avait pu, à l’époque des
faits en tout cas, reconnaître un des auteurs — n’a pas suffi à
convaincre les juges de Strasbourg, ni à éviter la censure.
Dans ces hypothèses, les juridictions nationales ont donc affirmé
s’être appuyées sur des éléments dont la Cour de Strasbourg a
cependant estimé qu’ils n’avaient pas la force probante qu’on leur
attribuait.
La Cour européenne opère dès lors un travail critique, en pondérant les différents modes de preuve utilisés. A ce titre, elle exige une
« compensation suffisante » au profit de la défense.
(26) Cour eur. dr. h., 23 avr. 1997, aff. Van Mechelen c. Pays-Bas, Rev. trim. dr.
h. 1998, n o 33, p. 145, obs. J. De Codt.
(27) Cour eur. dr. h., 20 nov. 1989, aff. Kostovski c. Pays-Bas, Rev. trim. dr. h.
1990, p. 267, obs. J. Callewaert.
(28) Cour eur. dr. h., 12 juill. 1988, aff. Schenck.
(29) Cour eur. dr. h., 15 juin 1992, aff. Lüdi c. Suisse, Dr. pénal 1992, comm. 245,
note A. Maron.
(30) Cour eur. dr. h., 23 avr. 1997, aff. Van Mechelen c. Pays-Bas, Rev. trim. dr.
h. 1998, n o 33, p. 145, obs. J. De Codt.
Rev. trim. dr. h. (2002)
57
2. La compensation suffisante
A partir du moment où un témoignage anonyme est produit à
l’audience et qu’il est jugé déterminant par la Cour de Strasbourg,
les juges européens vérifient que la défense a bénéficié d’une compensation suffisante — à savoir une confrontation — dans l’exercice
de ses droits, notamment lors de l’enquête et de l’instruction préparatoire ( 31).
Partant, en envisageant le cas où la procédure suivie devant les
autorités judiciaires aurait compensé les obstacles auxquels se heurtait la défense, la Cour autorise l’utilisation des témoignages anonymes.
Pour autant, ses décisions n’ont cessé d’accroître l’étendue de
cette compensation.
Ainsi, dans l’affaire Kostovski ( 32), deux personnes avaient été
entendues anonymement par la police et le juge d’instruction, mais
pas par la juridiction de jugement. La forme de compensation était
que la défense avait pu présenter des questions écrites par l’intermédiaire du juge d’instruction. Les Pays-Bas se sont pourtant vus
condamnés, car il est vrai que plusieurs de ces questions furent
repoussées, ayant eu pour objectif d’identifier les témoins.
Dans le cadre des affaires Delta ( 33) et Lüdi ( 34), la Cour a déclaré
que l’accusé devait avoir une « occasion adéquate et suffisante » de
contester un témoignage à charge et d’en interroger les auteurs au
jour de la déposition ou plus tard. Mais ces arrêts furent sanctionnés
car ils ne disaient pas comment l’audition du témoin anonyme
devait avoir lieu pour répondre aux exigences du procès équitable.
Pour sa part, l’arrêt Saïdi ( 35) a posé en principe que l’absence de
toute confrontation des prévenus avec les déposants est constitutive
d’un procès inéquitable : ni au stade de l’instruction, ni pendant les
(31) Notons que la Cour européenne a déjà jugé que la violation de l’article 6 de
la Convention à un stade antérieur peut éventuellement en compromettre l’équité,
même si au stade du procès lui-même les exigences d’égalité sont respectées.
(32) Cour eur. dr. h., 20 nov. 1989, aff. Kostovski c. Pays-Bas, Rev. trim. dr. h.
1990, p. 267, obs. J. Callewaert.
(33) Cour eur. dr. h., 19 déc. 1990, aff. Delta c. France, D. 1991, somm. p. 213,
obs. J. Pradel.
(34) Cour eur. dr. h., 15 juin 1992, aff. Lüdi c. Suisse, précité, note 29.
(35) Cour eur. dr. h., 20 sept. 1993, aff. Saïdi c. France, J.C.P. 1994. I. 22215,
note P. Chambon.
58
Rev. trim. dr. h. (2002)
débats, les requérants n’avaient pu interroger ou faire interroger les
auteurs des témoignages litigieux.
Enfin, l’affaire Van Mechelen ( 36) a permis à la Cour de donner
quelques précisions sur sa conception de la notion de « compensation
suffisante ». Elle laisse d’abord — c’est important — la porte
ouverte à d’autres formes d’interrogatoires que l’audition en
audience publique. Puis la Cour requiert le contact visuel tout en
faisant allusion à la possibilité d’utiliser un maquillage ou un déguisement.
Plusieurs questions se posent néanmoins. Ces techniques permettent-elles à la défense de mieux observer les témoins et de contrôler
leur fiabilité ? La Cour n’aurait-elle pas censuré si les avocats et le
ministère public avaient pris place dans la pièce où le juge d’instruction interrogeait les témoins ? Il est vrai que la présence de l’avocat
lors de la confrontation devant le juge d’instruction peut constituer
un élément important dans l’appréciation du respect de l’article 6,
§ 3 d de la Convention européenne.
En tous les cas, lorsque la culpabilité repose sur un témoignage
anonyme, les juridictions nationales se voient accorder le droit de
le prendre en compte, mais il ne peut jamais être suffisant pour
asseoir une décision de condamnation. Il a par conséquent pu être
jugé que la violation de l’article 6, § 3 de la Convention européenne
des droits de l’homme est avérée lorsque le tribunal refuse d’entendre un policier infiltré dont l’anonymat doit être sauvegardé,
alors même que le prévenu a avoué les faits qui lui sont
reprochés ( 37).
Finalement, la chambre criminelle de la Cour de cassation adopte
le même critère que les juges de Strasbourg : les témoignages sous
couverture ne doivent en aucun cas constituer la seule preuve de
culpabilité.
Si cette condition négative d’admission du témoignage anonyme
est remplie, encore faut-il déterminer les personnes admises à témoigner anonymement. Attitude étrange de prime abord, les magistrats
semblent opérer sur ce point une distinction selon la personnalité du
témoin en cause.
(36) Cour eur. dr. h., 23 avr. 1997, aff. Van Mechelen c. Pays-Bas, Rev. trim. dr.
h. 1998, n o 33, p. 145, obs. J. De Codt.
(37) Arrêts Kostovski et Lüdi, précités en notes 32 et 34.
Rev. trim. dr. h. (2002)
59
II. — Les personnes admises
à témoigner anonymement : qui ?
Nous l’avons annoncé, la lecture des différentes décisions rendues
en la matière permet de distinguer deux situations, selon que le
témoin anonyme est un témoin ordinaire (A) ou un policier (B). En
fonction de la personnalité de l’intéressé et de façon parfois aléatoire, les juges autorisent ou refusent l’anonymat.
A. — Les témoins ordinaires
Il convient de s’attacher ici aux raisons de l’admission du témoignage anonyme d’une part (1), à ses conditions d’admission d’autre
part (2).
1. Les raisons de l’admission du témoignage anonyme
Dans certaines affaires de violences conjugales, de vols qualifiés
et surtout de trafic de stupéfiants, il arrive que les témoins se dérobent et acceptent tout au plus de déposer sous le sceau de l’anonymat. Or une preuve résultant d’une déposition anonyme reste une
preuve imparfaite puisque la défense ne peut contre-interroger le
témoin. Néanmoins, ces déclarations, qui sont susceptibles de venir
éclairer la manifestation de la vérité, sont accueillies par les juges
répressifs à divers titres.
De fait — outre les hypothèses classiques d’incompatibilité, d’incapacité, de fuite ou de décès sur lesquelles nous ne reviendrons pas
ici ( 38) —, l’anonymat peut d’abord résulter d’une « impossibilité »
motivée de comparaître en personne ou à visage découvert, c’est-àdire d’une maladie ou de la non-découverte du témoin ( 39).
(38) Notons simplement que les incompatibilités avec le statut de témoin — qui
ont un caractère absolu — concernent tant la personne poursuivie que les acteurs du
procès pénal comme les juges, les greffiers, les interprètes et les jurés. S’agissant des
incapacités, elles peuvent être liées à l’âge de l’intéressé (les mineurs de 16 ans ne
peuvent témoigner faute de crédibilité), à sa moralité (les condamnés pour crimes ou
délits avec privation des droits civils, civiques et de famille, ne sont pas admis) et
à son impartialité (la famille proche de la personne poursuivie ainsi que son conjoint
sont inaptes à être témoins). Quant à la victime elle-même, elle ne peut déposer
comme témoin que tant qu’elle ne s’est pas constituée partie civile.
(39) Voy. Cass. crim., 3 févr. 1993, J.C.P. 1994, II, 22197, note P. Chambon,
jugeant qu’il avait été opportun de passer outre aux débats à l’audition de deux
témoins dont, « malgré les recherches effectuées, les domiciles, résidences, lieux de
travail ou de détention en France et à l’étranger [...] n’avaient pu être localisés ».
60
Rev. trim. dr. h. (2002)
Dans ce cadre toutefois, l’identité du témoin est connue, mais son
témoignage ne peut être entendu en audience publique, soit parce
que le juge exerce un pouvoir souverain de ne pas entendre les
témoins à charge comme à décharge, soit parce que l’intéressé ne
comparaît pas à l’audience en raison de circonstances indépendantes
de sa volonté ou de celle du tribunal. Ainsi, dans l’affaire Unterpertinger c. Autriche ( 40), les juges de la Cour européenne des droits de
l’homme ont notamment admis qu’une condamnation puisse se fonder sur des déclarations lues à l’audience, dans la mesure où les
témoins en question se prévalaient d’une disposition interne les y
autorisant. De même, l’arrêt Delta c. France ( 41) pose logiquement
en principe la recevabilité du témoignage anonyme lorsque le tribunal n’use pas des moyens légaux pour contraindre l’intéressé à comparaître.
Le témoignage anonyme peut ensuite, à l’extrême, se justifier par
une simple « difficulté » à comparaître, par peur notamment des
représailles ( 42). Et c’est là le véritable contentieux de l’audition
anonyme : les témoins qui ont fait l’objet de menaces de représailles
de la part du prévenu hésitent — mais comment le leur reprocher? — à accepter toute confrontation directe avec ce dernier.
En revanche, il a été jugé que le témoignage émis lors d’une autre
procédure est peu fiable et comme tel irrecevable ( 43).
Il est vrai que l’audition à l’audience a vocation à lever le danger
de pressions qui auraient pu s’exercer auparavant. La rigueur s’impose donc d’autant plus pour l’exigence de la confrontation des
témoins et des prévenus que la pratique contraire entraînerait des
risques de délation systématique.
En réalité, la Cour européenne n’a jamais voulu apprécier de
manière générale si le caractère anonyme d’un témoignage ou d’une
information était ou non compatible avec les nécessités d’un procès
équitable : par souci de ne pas empiéter sur les impératifs de politique criminelle des Etats membres, elle examine uniquement, au cas
par cas, l’influence que peut avoir un témoignage anonyme sur la
procédure globale.
(40) Cour eur. dr. h., 24 nov. 1986, aff. Unterpertinger c. Autriche.
(41) Cour eur. dr. h., 19 déc. 1990, aff. Delta c. France, D. 1991, somm. p. 213,
obs. J. Pradel.
(42) Voy. par exemple, Cass. crim., 26 oct. 1994, Bull. crim. n o 343 ; Cour eur. dr.
h., 20 sept. 1993, aff. Saïdi c. France, J.C.P. 1994, I, 22215, note P. Chambon.
(43) Cour eur. dr. h., 19 mars 1991, aff. Cardot c. France, R.S.C. 1991, p. 636, obs.
L.E. Pettiti.
Rev. trim. dr. h. (2002)
61
2. Les conditions de l’admission du témoignage anonyme
Nous l’avons dit, l’obligation d’interroger les témoins disparaît —
rendant ainsi admissible la pratique du témoignage anonyme au
sens large — si elle se révèle impossible. Mais en toute hypothèse,
les juridictions doivent s’expliquer sur les causes de « l’impossibilité
de la comparution » ( 44).
Pendant longtemps, la chambre criminelle de la Cour de cassation
s’est contentée de peu, le refus étant par exemple suffisamment justifié par l’affirmation qu’il n’y avait « pas lieu à supplément d’information » ( 45).
Cependant, avec l’arrêt Randhawa du 12 janvier 1989 ( 46), la
Haute juridiction a infléchi sa position en se montrant plus rigoureuse dans son contrôle de l’exigence d’une motivation concrète du
refus par les juges d’entendre un témoin à la barre, ce qu’on ne peut
qu’approuver. Aussi bien, au vu des décisions rendues depuis cette
date, le refus est aujourd’hui suffisamment justifié dans plusieurs
cas concrets — non limitatifs évidemment et hormis l’hypothèse du
risque de pression ou de représailles que nous avons déjà mentionné —.
Indiquons donc qu’il en est ainsi lorsque les preuves de la culpabilité sont déjà « certaines et concordantes » ( 47) ou lorsque le témoin
a déjà été entendu lors de la phase préparatoire au jugement
pénal ( 48). Semblablement, il a été jugé que rien ne s’oppose à la
non-comparution d’un témoin à la barre lorsque son audition est
manifestement inutile ( 49) ou lorsque le témoin en cause est fantaisiste, ce dernier procédé constituant en réalité un artifice procédural
de la part du prévenu ( 50).
Enfin, il n’est pas nécessaire d’entendre les témoins lorsque la
juridiction du fond n’a pas été légalement requise, dès la première
(44) Cass. crim., 12 janv. 1989, arrêt Randhawa, Bull. crim. n o 13, R.S.C. 1989,
p. 350, obs. A. Braunschweig, R.S.C. 1990, p. 832, obs. L.E. Pettiti; 26 oct. 1994,
Bull. crim. n o 343 ; Cour eur. dr. h., 23 avr. 1997, aff. Van Mechelen c. Pays-Bas, Rev.
trim. dr. h. 1998, n o 33, p. 145, obs. J. De Codt.
(45) Cass. crim., 5 nov. 1975, Bull. crim. n o 321.
(46) Cass. crim., 12 janv. 1989, arrêt Randhawa, précité en note 44.
(47) Cass. crim., 18 avr. 1990, Bull. crim. n o 212.
(48) Cass. crim., 22 mars 1989, Bull. crim. n o 197 ; 19 juin 1997, Bull. crim. n o 250.
(49) Cass. crim., 22 mai 1996, pourvoi n o 95-83, 923 D. ; 10 juill. 1996, Bull. crim.
n o 289.
(50) Cass. crim., 21 janv. 1991, Bull. crim. n o 32, D. 1991, somm. p. 213, obs.
J. Pradel.
62
Rev. trim. dr. h. (2002)
instance, de l’audition d’un témoin important ( 51). Notons que la
défense doit alors déposer des conclusions en ce sens ( 52). La
chambre criminelle est sur ce point très formaliste. Ainsi, la cassation n’intervient que lorsque la demande de confrontation a eu lieu
par dépôt de conclusions à l’audience et que la juridiction du fond
a refusé d’y répondre.
La Cour de Strasbourg semble quant à elle plus sévère sur la
question de l’épuisement des voies de recours internes. En effet,
l’article 26 (ancien) de la Convention européenne de sauvegarde des
droits de l’homme n’autorise les juges à considérer le moyen comme
étant régulier que dans la mesure où le prévenu n’a cessé de manifester sa volonté de confrontation.
Dans l’arrêt Cardot c. France en date du 19 mars 1991 ( 53), la
Cour européenne estime donc que le moyen tiré de la violation de
l’article 6, § 3 d de la Convention européenne ne peut être invoqué
devant elle, car il ne l’a pas été devant les juridictions françaises.
En l’espèce, « Cardot n’a pas demandé au tribunal correctionnel
d’entendre ses co-inculpés, n’a pas déposé de requête à cette fin
devant la cour d’appel, ainsi que l’y autorisent pourtant les
articles 437 et 513, alinéa 2 du Code de procédure pénale. En
France, devant les tribunaux correctionnels, les témoins sont cités
par les parties au procès ; la convocation des témoins se fait alors
par une citation dans les formes prévues aux articles 550 et suivants
du Code de procédure pénale et selon une jurisprudence constante,
les témoins cités régulièrement doivent obligatoirement être entendus par le tribunal ».
Il faut dès lors songer à la violation de la Convention européenne
des droits de l’homme dès les premières phases de la procédure
interne, car le juge interne est le juge de droit commun du respect
de la Convention. Il convient donc d’invoquer l’irrégularité dès la
première instance, ne serait-ce toutefois qu’en substance, comme
l’enseignent les juges de Strasbourg dans l’affaire Saïdi c. France
examinée en 1993 ( 54) : pour la Cour, « même si Saïdi n’utilisa pas
la forme légale ni ne désigna les témoins, plusieurs éléments parais(51) Cass. crim., 24 oct. 1989, Bull. crim. n o 373; 6 mars 1991, Dr. pénal 1991,
comm. 213 ; 25 mai 1994, pourvoi n o 93-85. 7205 P.F. ; 29 sept. 1998, Bull. crim.
n o 321.
(52) Cass. crim., 25 mai 1994, pourvoi n o K 93.85. 7205 PF.
(53) Cour eur. dr. h., 19 mars 1991, aff. Cardot c. France, R.S.C., 1991, p. 636,
obs. L.E. Pettiti.
(54) Cour eur. dr. h., 20 sept. 1993, aff. Saïdi c. France, J.C.P. 1994. I. 22215,
note P. Chambon.
Rev. trim. dr. h. (2002)
63
saient de nature à étayer sa demande : réclamation de confrontations devant le juge d’instruction, rejet des accusations portées
contre lui » ; de surcroît, « c’est traditionnellement au ministère
public que revient en France la charge de citer les témoins ».
En résumé, les déclarations anonymes émanant de témoins ordinaires sont reçues, à condition toutefois pour les juges de motiver
in concreto l’« impossibilité » ou la « difficulté » de comparaître. Mais
pour la jurisprudence, le sort des témoins particuliers que sont les
membres de la police judiciaire apparaît comme étant plus délicat
à résoudre, et l’anonymat de leurs dépositions est plus difficilement
admis.
B. — Les témoins policiers
Ici encore, il s’agit de distinguer les raisons (1) des conditions (2)
de l’admission du témoignage anonyme des policiers.
1. Les raisons de l’admission du témoignage anonyme
Comme précédemment souligné, l’admission du témoignage anonyme émanant d’un membre de la police judiciaire est plus controversée que celle d’un simple particulier : l’utilisation du témoignage
anonyme dans la lutte contre la criminalité organisée met aux prises
l’un avec l’autre ces deux principes fondamentaux de notre procédure pénale que sont la liberté de la preuve et sa nécessaire contradiction.
Il semble en effet, de prime abord, que seule l’exigence d’audition
des témoins sous leur identité soit conforme aux nécessités du maintien de l’ordre public et de la sécurité.
Pourtant, il ne s’agit pas pour autant de méconnaître les pratiques des polices utilisant des indicateurs en leur gardant l’anonymat. Les renseignements ainsi recueillis permettent bien souvent, en
pratique, d’orienter des recherches, des filatures, voire des perquisitions. Mais le contenu de tels renseignements ne doit pas être utilisé
dans la procédure comme charge et encore moins comme preuve ou
présomption de culpabilité.
A vrai dire, il existe sous cet angle deux sortes de témoins anonymes, même si le système de procédure pénale dit accusatoire,
fondé sur les droits de la défense et le principe du contradictoire, est
relativement incompatible avec l’utilisation par la police de nouvelles stratégies secrètes dans la recherche des infractions que repré-
64
Rev. trim. dr. h. (2002)
sente, notamment, le recours à des informateurs anonymes. En fait,
en premier lieu, on trouve des indicateurs anonymes qui transmettent occasionnellement des informations aux forces de police ou aux
autorités judiciaires. En second lieu, il existe des cas dans lesquels
on a recours à des indicateurs anonymes imbriqués dans un milieu
criminel, qui transmettent régulièrement des informations aux services de police en échange de prestations.
Il s’agit donc, pour justifier le témoignage anonyme aux yeux des
juridictions, de vouloir protéger et ménager ses indicateurs. Mais
évidemment, certaines conditions sont requises au titre de la validité de la procédure.
2. Les conditions de l’admission du témoignage anonyme
Pareillement à ce qui a été dit concernant les simples particuliers,
le refus d’entendre un témoin policier à la barre doit être soigneusement motivé par les juges.
Dans son arrêt Van Mechelen c. Pays-Bas ( 55), la Cour européenne
des droits de l’homme a estimé que des problèmes particuliers se
posent lorsque les témoins en cause appartiennent aux forces de
police de l’Etat. Effectivement, pour les juges de Strasbourg, les
intérêts des policiers et de leur famille méritent certes une protection, mais moins importante que celle des témoins désintéressés ou
de la victime.
Pour elle, un témoignage anonyme émanant d’un policier ne doit
donc être admis que très exceptionnellement : elle considère finalement que parmi les devoirs d’un membre des forces de police figure
implicitement celui de témoigner en audience publique.
Cette solution supporte toutefois la critique, dans la mesure où on
perçoit mal pourquoi un policier aurait à cet égard un devoir spécial
de témoigner en justice.
Bien plus, on ne peut nier l’existence des risques de représailles
dont les membres des forces de l’ordre font également et inévitablement l’objet.
Néanmoins, les Pays-Bas ont subi la censure de la part des juges
de Strasbourg, fondée essentiellement sur le fait qu’« il n’a pas été
expliqué à la Cour de manière satisfaisante en quoi il était néces(55) Cour eur. dr. h., 23 avr. 1997, aff. Van Mechelen c. Pays-Bas, Rev. trim. dr.
h. 1998, n o 33, p. 145, obs. J. De Codt.
Rev. trim. dr. h. (2002)
65
saire de recourir à des limitations aussi extrêmes du droit de l’accusé à ce que les preuves à charge soient produites en sa présence,
ni pourquoi des mesures moins restrictives n’ont pas été envisagées ».
La Cour estime donc que « les besoins opérationnels de la police
ne sauraient constituer une justification suffisante ». Pour elle, il eût
été plus judicieux de ménager une procédure de confrontation —
donc le principe fondamental du contradictoire —, ne serait-ce
qu’en employant des moyens de nature à camoufler la véritable
identité des témoins, ou plus exactement leur visage, grâce aux possibilités qu’offrent le maquillage ou le déguisement, l’utilisation
d’un rideau afin d’éviter que les regards se croisent, le huis clos ou,
enfin, la non-publication des identités à la stricte condition que la
défense en ait eu connaissance.
Notons d’ailleurs que la Cour de Strasbourg, loin d’avoir durci sa
position ces dernières années, s’est toujours montrée exigeante sur
ce point. Ainsi, dès 1992, dans le cadre de l’affaire Lüdi c. Suisse ( 56)
et alors même qu’en l’espèce, il ne s’agissait pas d’un véritable
témoin anonyme mais d’un officier de police judiciaire assermenté
dont le juge d’instruction n’ignorait pas la mission et que le requérant connaissait par son apparence physique, la Cour européenne
des droits de l’homme avait condamné le fait que « ni le juge d’instruction, ni les juridictions de jugement ne voulurent entendre
l’agent et procéder à une confrontation », et que « Lüdi n’a jamais
eu la possibilité de l’interroger et de jeter un doute sur sa crédibilité ». Pour cette juridiction — très explicite comme à son habitude —, « il était pourtant possible », en l’occurrence, « de le faire de
manière à prendre en compte l’intérêt légitime des autorités de
police, dans une affaire de trafic de stupéfiants, à préserver l’anonymat de leur agent pour pouvoir non seulement le protéger mais
aussi l’utiliser encore à l’avenir ».
En conclusion, la Cour européenne des droits de l’homme ne
semble pas vouloir fermer à tout jamais la porte à l’utilisation des
dépositions anonymes, bien qu’elle entende en restreindre considérablement la recevabilité en tant que mode de preuve ( 57). Par conséquent, les tentatives des juridictions nationales visant à relativiser
(56) Cour eur. dr. h., 15 juin 1992, aff. Lüdi c. Suisse, Dr. pénal 1992, comm. 245,
note A. Maron.
(57) Voy. M. Bourmanne, « L’audition des témoins lors du procès pénal dans la
jurisprudence des organes de la Convention européenne des droits de l’homme », Rev.
trim. dr. h., 1995, p. 41.
66
Rev. trim. dr. h. (2002)
le caractère déterminant de la déposition litigieuse se trouvent censurées. La notion de compensation suffisante permet en revanche
d’invalider les efforts consentis pour permettre la contradiction tout
en préservant un véritable anonymat. Cet anonymat est d’ailleurs
spécialement combattu lorsqu’il protège des membres de la police,
« que leur allégeance au pouvoir exécutif rend évidemment suspects
de partialité » ( 58).
Mais, dès lors qu’une analyse de culpabilité est soumise à la libre
discussion des parties, elle peut emporter la conviction et justifier
la condamnation ( 59). Il est du reste révélateur de souligner que la
chambre commerciale de la Cour de cassation a récemment confirmé
la possibilité pour l’administration fiscale de présenter au président
du tribunal de grande instance des déclarations anonymes pour que
celui-ci autorise les fonctionnaires des finances à procéder à des
visites domiciliaires, à la condition récurrente que ces déclarations
lui soient soumises « au moyen d’un document établi par les agents
de l’administration et signé par eux, permettant ainsi d’en apprécier
la teneur, et qu’elles soient corroborrées par d’autres éléments d’information » ( 60).
Ces solutions paraissent dans l’ensemble raisonnables et rationnelles : sans poser en principe l’admission du témoignage anonyme,
les juges — internes aussi bien qu’européens, les premiers sous la
sage autorité des seconds — s’efforcent de garder à l’esprit une
vision globale du procès répressif, lequel se doit d’aboutir malgré les
inévitables obstacles qui jalonnent son parcours. Pour cette raison
et sans nécessairement faire passer l’efficacité technique avant la
conviction morale, il est cohérent d’admettre le recours à ce mode
de preuve — sous contrôle judiciaire adéquat évidemment —, car
en matière de lutte contre la délinquance, le travail des forces de
l’ordre et de la justice ne peut être efficace sans l’aide des victimes
qui portent plainte, si possible contre auteur dénommé, et des
témoins qui acceptent de fournir des informations concrètes. Or la
divulgation — à la presse notamment, et voilà posée une fois encore
la délicate et très médiatique question de la violation du secret de
(58) J. De Codt, obs. sous Cour eur. dr. h., 23 avr. 1997, aff. Van Mechelen c.
Pays-Bas, Rev. trim. dr. h. 1998, n o 33, p. 168.
(59) En ce sens, voy. C. Cohen, « Actualité et pérennité du problème de l’administration de la preuve en droit pénal », Gaz. Pal. 14 mai 1999, doctr. p. 11.
(60) Com., 15 déc. 1998, 4 arrêts, n o 97-30. 122, n o 2022, annexe 1. — 4 mai 1999,
n o 97-30. 124, n o 896 P, 897 D et 898 D. — Sur cette question, voy. P. Michaud,
« Le point sur les dénonciations anonymes : l’avocat, le juge et le corbeau », Gaz. Pal.
31 déc. 1999, doctr. p. 2.
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l’enquête ou de l’instruction à laquelle elle concourt — de renseignements précis et personnels sur les victimes, plaignants et témoins,
emporte parfois de lourdes conséquences et rend aléatoire toute incitation au civisme de nos concitoyens : la peur des représailles par
l’auteur des faits ou, spécialement en milieu difficile, par son entourage, demeure réelle. Aussi convient-il de se préoccuper de la protection des plaignants et témoins, ce à quoi répond déjà la possibilité
pour ces derniers de se domicilier au commissariat ; dans une telle
optique, il serait envisageable d’instituer, à l’image de ce qui se produit en Espagne, la possibilité de nommer les témoins par un
numéro pour les protéger totalement.
Cela étant, il est tout aussi impératif, eu égard au droit, pour la
défense, d’interroger ou de faire interroger les témoins de l’accusation, de n’autoriser leur anonymat que sous certaines strictes conditions. Fort heureusement, cet encadrement existe aujourd’hui. Il
n’est cependant que de nature jurisprudentielle, comme tendent à le
rappeler les travaux parlementaires concernant la loi relative à la
protection de la présomption d’innocence et les droits des victimes,
puisque l’amendement Albertini qui permettait de contrôler l’anonymat des dénonciations n’a pas passé la rampe du vote positif ( 61).
Or, compte tenu notamment du développement de nouvelles formes
de criminalité organisée internationale à la dangerosité incontestée,
il paraît nécessaire de mener une réflexion approfondie sur une
adaptation et un renforcement des dispositifs légaux et matériels de
protection des témoins de justice. Cette réflexion s’impose d’autant
plus qu’une résolution du Conseil de l’Union européenne, adoptée le
23 novembre 1995 et relative à la protection des témoins dans le
cadre de la lutte contre la criminalité organisée internationale ( 62),
invite les Etats membres à mettre en œuvre des dispositifs adéquats
et durables de protection des témoins, prenant en considération la
gravité des menaces pesant sur ceux-ci, s’étendant à leurs proches
et pouvant recourir, le cas échéant, à des procédés audiovisuels.
C’est cette piste que le gouvernement doit explorer dans un premier temps, de préférence à la conduite d’une réflexion sur un éventuel statut de témoin anonyme que tant la jurisprudence de la
(61) Pour M me la Garde des sceaux (J.O. AN débats, 25 mars 1999), si « les dénonciations anonymes ne peuvent en aucun cas constituer un moyen de preuve fondant
une condamnation », elles peuvent en revanche constituer « un moyen d’enquête » ; il
faut donc « laisser aux magistrats la possibilité de faire des vérifications sur la base
de telles énonciations, quel que soit le jugement moral que l’on porte sur le procédé ».
(62) Résolution n o 95/C327/04.
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chambre criminelle de la Cour de cassation que celle de la Cour
européenne des droits de l’homme rendent délicate ( 63).
Il pourrait être ainsi envisagé, pour interdire menaces verbales et
tentatives d’intimidation physique, que le témoin et la personne en
cause ne soient à aucun moment mis en présence. Le recueil ou la
réitération du témoignage, à tout moment de la procédure, se ferait
par le biais d’un procédé audiovisuel, toutes les dispositions nécessaires étant prises afin que le principe du contradictoire soit assuré.
Il convient d’observer que le Parlement a déjà marqué son approbation du recours par l’institution judiciaire aux techniques audiovisuelles en votant la loi du 17 juin 1998 relative à la prévention et
la répression des infractions sexuelles, qui introduit dans le Code de
procédure pénale un article prévoyant l’enregistrement vidéo des
auditions de mineurs victimes d’infractions sexuelles. Parallèlement,
cette exigence a été généralisée par la loi du 15 juin 2000 renforçant
la protection de la présomption d’innocence et les droits des victimes ( 64), s’agissant des interrogatoires des mineurs placés en garde
à vue.
Muriel GUERRIN
Docteur en droit
(Université de Strasbourg)
✩
(63) En ce sens, voy. Gaz. Pal., 21 sept. 1999, réponses des ministres, p. 56,
n o 14516.
(64) Loi n o 2000-516 du 15 juin 2000, J.O. du 16 juin 2000, p. 9038.