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UNIVERSITÉ PARIS I – PANTHÉON SORBONNE ÉCOLE DOCTORALE (ED 279) « Arts plastiques, Esthétique et Sciences de l’art » 2014 THÈSE Pour obtenir le grade de DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ PARIS I Discipline : Sciences de l’art option arts plastiques Présentée et soutenue publiquement par Mme Farah KARTIBOU Le 4 octobre 2014 Titre : RAPPORTS ENTRE ARTS PLASTIQUES ET MODE, TRAVAIL IRONIQUE DE L’IMAGE DE LA FEMME Directeur de thèse : M. Michel SICARD JURY M. Amos FERGOMBÉ Professeur à l’Université d’Artois Arras M. Guy LECERF Professeur à l’Université Toulouse 2 M. Michel SICARD Professeur à l’Université Paris 1 2 Je dédie, à tous mes proches… Passionnés Névrosés Uniques 4 REMERCIEMENTS _____________________________________________________ J’adresse mes remerciements les plus sincères à toutes les personnes qui ont contribué de près ou de loin à son élaboration ainsi qu'à la réussite d'une formidable recherche universitaire. Monsieur Michel Sicard, en tant que Directeur de thèse, s'est toujours montré à l'écoute et très disponible durant sa réalisation, pour l'inspiration, l'aide et le temps qu'il a bien voulu me consacrer et sans qui ce travail de recherche n'aurait jamais vu le jour. Monsieur Michel Vanpeene m’a convaincue et encouragée, en première année de Master, à unir deux démarches d'apparence si opposées et qui aujourd'hui sont l'objet de multiples travaux. Lîlâ Bogoni et la magie de son piano à queue, Carmen Esnard et sa plume fine, Lionel et Raoul Robé, Thierry Fanchon, Marianne Jean, Jeanne Cousin, et leurs méticuleuses lectures aux riches arguments, et par la suite Dominique Grange dont les mots d'esprit sont souvent bienvenus, ont fait preuve de générosité et d’une grande patience au long des trois dernières années, contribuant, par leur pensée, à l'évolution de ma démarche plastique. Monsieur Marcel Chevalme, Sophie et Madame Noëlle Hardy, de l’Institut Paris Modéliste, m'ont aidée à développer mes capacités stylistiques et surtout techniques en modélisme, rendant possible ma recherche ; le duo corse de choc, Mathieu Fabianni et François Albertini m'ont initiée à la photographie ; EspaceMax m’a prêté son studio à de multiple reprises, permettant la mise en scène de mes créations vestimentaires ; le bureau de style Karl Marc John m’a à chaque saison offert les échantillons textiles sans aucune requête ; les doigts de fée de ma mère et de ma tante m’ont appris la pratique du tricot ; les multiples personnes rencontrées lors des différentes missions effectuées ont accepté de favoriser l’évolution de mes travaux avec gentillesse. Mes parents ont apporté leur contribution par leur soutien et leur patience. Enfin, mes proches et amis, particulièrement Catherine Lorgeoux, Ramon Bertoloni, et ceux de l’association Agora Plus avec Bahman, Bing, Emmanuelle, Fanny, Jung-Min, Kim, Lilia, Mohamed, Monique et Teddy, m'ont toujours soutenue et encouragée. Certains par leur audace à déjouer les conventions et d’autres par leurs idées parfois sulfureuses mais toujours créatrices… Merci à tous et à toutes. 5 6 SOMMAIRE ____________________________________________________________ INTRODUCTION GÉNÉRALE 13 PREMIÈRE PARTIE Les fondements de l’attirance du bustier, fuite pour un travail pictural informel et matiériste CHAPITRE I Les discordances du vêtement, les prémices de la pratique artistique Section 1. Le vêtement, ses atouts et ses inconvénients 1.1. Le vêtement, un fil d’histoire 1.2. Le vêtement et ses préjugés 1.3. Le vêtement, une source de créativité 1.4. Le vêtement à travers l’apparat d’objets Section 2. L’ambivalence au cœur du sujet 2.1. L’étrange correspondance vers l’ambiguïté, le surréalisme 2.2. Le thème de l’ambivalence à travers la cible adolescente 2.3. La fusion de la technique et de la fantaisie dans la mode 2.4. La contradiction des dessins de style, en réaction à la technique Section 3. Fuir le conformisme vestimentaire pour l’unicité de l’objet 3.1. Le vêtement standardisé et impersonnel omniprésent 3.2. L’ornementation, contre indiquée aux pratiques artistiques 3.3. La fantaisie par les machines industrielles 3.4. Fuir la standardisation et l’uniformité de l’objet 31 33 34 36 39 41 42 44 46 47 50 51 CHAPITRE II La dissolution du raffinement vers un travail volontairement imparfait Section 1. Une peinture de style informelle et non conceptuelle 1.1. Les différents métiers de la mode voués à disparaitre 1.2. L’inflexible réalité vers la peinture informelle 1.3. Une peinture de mode informel Section 2. Le bustier, forme et sujet principal de l’acte artistique 2.1. Le bustier féminin 2.2. Le bustier et sa forme inhalée 2.3. La dualité entre figuration et abstraction 2.4. L’insolubilité de prédire le sujet 7 58 59 61 63 65 66 69 Section 3. 3.1. 3.2. 3.3. 3.4. La matière brute, élément de liberté vers un travail pictural de plus en plus inachevé Le matiérisme, la place principale donnée à la matière 71 La matière source de trompe l’œil, différentes réalités dans la création 73 La matière, catalyseur de délivrance, une création vers le sol et non vers le monde 75 La matière, un champ libre de symboles 77 CHAPITRE III La peinture fusionnelle au textile et au corps de celui qui la porte Section 1. La couleur restreinte à la ligne et à la forme, livrée à elle-même 1.1. La sensation colorée, les prérogatives de la couleur 1.2. L’absence des lignes et des délimitations de la forme 1.3. La planéité de la peinture 1.4. Aller au-delà du visible par le processus de fabrication Section 2. L’importance du temps pictural au cœur de la conception 2.1. La peinture et le temps 2.2. L’œuvre pérenne et intemporelle 2.3. La permanence de la chose, fugacité du geste et de l’inspiration 2.4. La dynamique du hasard Section 3. La fusion de la toile peinte au corps humain 3.1. La peinture Bling-Bling, 2009 3.2. Le prototype Bling-Bling, 2009 3.3. Le corps, toile vivante 3.4. L’intérieur du corps sublimé 85 86 88 90 93 94 95 97 99 101 103 105 SECONDE PARTIE Les ambivalences du rôle et de l’image de la femme dans la société Occidentale CHAPITRE IV La femme et toutes ses ambiguïtés à travers son rôle et son image Section 1. Le corps féminin et sa vision faussée 1.1. Les particularités comportementales de la femme 1.2. L’évolution de la situation des femmes en France 1.3. La vision du corps féminin par l’homme 1.4. La femme Occidentale, une référence universelle 1.5. L’Occident responsable des comportements féminins extrêmes Section 2. La femme Occidentale dans une posture comportementale complexe 2.1. Fuir les revendications féministes 2.2. Le corps obsessionnel de la femme, objet de consommation 2.3. La femme en Occident et le culte de son image 2.4. La femme dans un jeu continuel de soumission à la beauté 2.5. Fuir l’indécence du corps féminin montré 8 119 120 122 123 124 126 129 132 135 136 Section 3. L’impossibilité de feindre la réalité par son rôle de femme et de mère 3.1. La femme qui revient à des valeurs traditionnelles 3.2. Le corps féminin, un objet de conflit 3.3. La femme et son rôle de mère conflictuelle 3.4. La femme archaïque au regard des hommes 139 140 142 143 CHAPITRE V La fusion de l’objet au corps féminin Section 1. Le bustier, épousant le corps de la femme 1.1. La fusion du corps féminin et du bustier 1.2. Le bustier et le burlesque 1.3. Du burlesque vers le fétichisme 1.4. Échapper au fétichisme Section 2. De la réalité physique vers la grandeur anachronique 2.1. Abandonner le port du bustier traditionnel 2.2. Le bustier vers l’immensité de l’espace 2.3. Un bustier hors norme, origami 2.4. La rivalité de deux figures Section 3. L’importance de l’objet et sa dérision 3.1. La présence d’objets de plus en plus volumineux 3.2. Le détournement de l’objet du bustier 3.3. L’objet de la société de consommation 3.4. Les objets individualisés 151 153 156 158 160 163 166 167 170 172 176 178 CHAPITRE VI L’objet vidé de ses sens, vers le vide et la mort Section 1. La femme objet 1.1. L’importance du paraître dans le milieu de la mode 1.2. L’objet abstrait devenu valeur marchande et commerciale 1.3. La femme comme objet de soumission 1.4. La femme fatalement objet Section 2. Le vide et ses dissonances 2.1. L’installation Diablerie, le jeu des pleins et des vides 2.2. La mise en évidence de l’absence par le vide 2.3. Le vide, est-ce le néant ? 2.4. Le vide et la mort Section 3. La renaissance des têtes de mort 3.1. L’évocation et la dissimulation de la mort 3.2. La tête de mort à travers l’accessoire 3.3. La tête de mort inspirée du tatouage 3.4. La résurrection des vanités dans l’art contemporain et dans la mode 9 185 188 190 192 194 196 199 201 204 206 208 211 TROISIÈME PARTIE La dissolution du travail pictural vers une pratique purement textile par la réutilisation des matières recyclées CHAPITRE VII La dissolution de la couleur et de la recherche informelle pour une création ciblée Section 1. Le noir, place privilégiée dans l’œuvre 1.1. Le noir, Michel Pastoureau (Noir : Histoire d’une couleur, 2008) 1.2. La mise en valeur par le noir 1.3. L’opposition et la complémentarité du noir et du doré 1.4. La contradiction des genres par le biais du noir Section 2. Le noir et les autres couleurs 2.1. Deux univers opposés avec la même utilisation 2.2. Le noir et les matières textiles 2.3. Le noir et le rouge, supplétifs 2.4. La couleur et la littérature Section 3. L’or absolu en complément du noir 3.1. L’or à travers l’histoire 3.2. Les motifs de l’emploi de la couleur or 3.3. L’or et la cupidité humaine 3.4. L’or immatériel 224 226 228 229 232 234 236 237 240 242 243 245 CHAPITRE VIII De la puissance de l’or vers le renfermement à l’artisanat Section 1. L’or prééminent 1.1. Les seins pointus 1.2. La puissance de la forme conique 1.3. Le Cône sacré d’Avanton 1.4. L’or et l’un des cinq sens : le goût Section 2. L’or et ses suspicions 2.1. La boucle d’or-oreille 2.2. Le trésor d’or : l’éclipser ou l’exhiber 2.3. L’or et la castration 2.4. Les objets mémoriaux Section 3. De la disparition de l’or vers l’artisanat 3.1. Le bustier à une pièce 3.2. Les singulières apparitions 3.3. L’artisanat perçu autrement 3.4. L’artisanat d’objets recyclés 10 253 256 258 260 263 265 266 268 271 273 275 276 CHAPITRE IX Section 1. 1.1. 1.2. 1.3. 1.4. Section 2. 2.1. 2.2. 2.3. 2.4. Section 3. 3.1. 3.2. 3.3. 3.4. Section 4. 4.1. 4.2. 4.3. 4.4. Section 5. 5.1. 5.2. 5.3. 5.4. Le textile et le vêtement réutilisés pour une création contemporaine, purement artisanale et artistique L’objet personnalisé L’artisanat fondamental au processus de création 285 La valeur artistique de l’objet 286 La personnalisation de l’objet 287 La réutilisation et le réinvestissement de l’objet ; le upcycling 289 Le vêtement réinventé Recycler les échantillons, gestes répétitifs artisanaux 293 Le vêtement et ses autres fonctions méconnues 295 La transition du vêtement vers la tapisserie 298 Le renouvellement du vêtement 299 Le tricot Le retour au vintage 302 Une pratique en réaction aux temps modernes 303 La pratique et l’imprévu 306 Le tricot et ses invraisemblances, le Yarn-bombing 307 Les paradoxes du vêtement Le vêtement issu d’autres vêtements 311 Le textile architectural 313 La réintégration du vêtement dans l’architecture 315 Le vêtement vidé de sa personnalité 318 La déconstruction des bases techniques du vêtement L’antiforme textile et le hasard (Robert Morris et Marion Baruch) 321 La tension entre le contenu, le support et la surface 324 La double lecture de l’installation textile, par le jeu des lumières 326 Un processus de dissolution des réalisations dans la mode, l’artisanat et l’industrie de masse 328 CONCLUSION GÉNÉRALE 333 ANNEXE La chaussure de la Grande Odalisque – le récit 341 BIBLIOGRAPHIE 353 TABLES DES ILLUSTRATIONS 367 INDEX DES NOMS PROPRES 375 INDEX DES NOTIONS 377 11 12 INTRODUCTION GÉNÉRALE 13 14 Née sur une terre ocre, au pied du Mont Ventoux, mes yeux se sont imprégnés des couleurs qui chantent sur la palette des impressionnistes, des nabis et des fauves. Je découvris très vite les sensations procurées par le contact de la matière, jouant avec des formes que je me surprenais à créer. J'essayais de copier la réalité, mais mon imaginaire me portait à mettre au monde des êtres fictifs, représentatifs des passions, des élans du cœur, des concepts métamorphosés dans la forme ou le rythme. À l'âge de treize ans, je peignais des sujets inspirés de l’école impressionniste, notamment la nature, représentée à différents moments de la journée. J'aimais travailler cette juxtaposition de la touche et aboutir à une peinture pointilliste. Le contour de la forme n'était pas une finalité, je cherchais à donner vie en essayant de trouver un fondement. Mon matériau de prédilection était le tissu. Mon désir de transformer le réel ne me quittait pas, et c’est ainsi que je m'orientai vers le milieu de la mode… Journal 15 INTRODUCTION GÉNÉRALE Le costume, comme expression de la personnalité et bien que bridé par le conformisme de nos sociétés, sera fondamental dans cette recherche. Présent par la représentation du bustier, il sera associé à la peinture et montré dans des installations pour acquérir une vie propre. Le bustier sera un révélateur des violences faites aux corps des femmes et émancipateur de leur corps refoulé. Mon objectif est de fuir le milieu de la mode vers une recherche d'authenticité. Ce travail pictural va au-delà de la représentation, des signes, des apparences pour aboutir à l’informe. Dans un premier temps, la peinture développe l’idée de l’informe, qui n’est pas la matrice de l’archaïque mais la chair sensible et érogène. Volontairement, je ne donne pas forme aux idées, afin qu’elles soient devinées, imaginées et repensées par les différents spectateurs. Toute profondeur est abolie, l’espace pictural coïncide avec la surface du support. Pour ce faire, les objets, très souvent le buste de la femme habillée en bustier, sont changés « en galettes aplaties au fer à repasser. »1 Je souhaite faire exprimer un langage à la surface, faux langage d’espace à trois dimensions qui n’est pas le sien. Ce monde quelque peu illusoire, voire métaphorique d’un espace pictural superficiel, est pourtant modelé de manière ardue par mes mains. Vient ensuite la matière, en osmose à la non-forme : une recherche avec de multiples procédés pour des combinaisons qui plongent les spectateurs dans un monde nouveau semblable au chaos de la genèse, un espace de découverte continuellement surprenant. Les peintures deviennent identiques à des pans de mur où la surface s’organise en épaisseur. La « figure » va être prise dans ce bain de matière, comme dans « un bouillon de vie », plus précisément un « bouillon médicinal », qui s’y intégrera, jusqu’à frôler l’entière dissolution. C’est donc au plus près de la matière que se fait le travail, et c’est à travers elle que se joue ma spontanéité inventive. 1 Jean-Noël Beyler, Dubuffet, Paris, éditions Beaux-Arts, 1991, hors-série 55 F, magazine 91, p.11. 16 La couleur est une composante fondamentale de ma peinture, quel que soit le support utilisé. Elle complète une structure, une lumière mais surtout une matière. Elle joue un rôle dynamique par les jeux de contrastes, à la fois par les clairs obscurs et les complémentaires, et met davantage en valeur la matière. La couleur n’a de fonction ni structurale, ni décorative, mais elle possède le pouvoir de jouer sur le clavier des évocations et références émotionnelles. Elle est utilisée pour servir la dynamique picturale en relation avec une impression visuelle des forces ou d’états comme la compression ou l’élévation. Tout le contenu de la peinture est porté par la couleur lumineuse ou opaque, éblouissante ou retenue, vers un sentiment de plénitude ou de gravité. Au fil de la recherche, les objets se sont intégrés aux peintures. D'abord insignifiants, ils sont devenus gigantesques. Cela permet d’intégrer une réalité dans la matière pour qu'elle fasse sens avec ce qu'exprime la création. La signification utilitaire de l'objet disparaît, il devient une œuvre sous un point de vue différent : « Je ne produis rien, je ne crée rien. » Les objets placés dans de nombreuses créations font sens avec le reste des substances. L'objet ordinaire et l'œuvre se confondent. Le travail accorde une place importante au hasard, moins dans l’optique surréaliste de l’automatisme que dans le sens d’une utilisation hasardeuse des matériaux. Il est un moyen d’investigation et de découverte qui fait de l'œuvre d’art le résultat d’une aventure, où la conduire se fait par les velléités et caractères propres des matériaux et des outils. En parfaite opposition avec la conception classique de l’œuvre d’art, envisagée comme matérialisation d’un schéma mental préexistant, mes peintures sont surtout faites d’inconnu : je ne me contente pas de mettre en jeu l’imaginaire des substances. Il ne s’agit pas de laisser reposer la matière, mais de la laisser agir. Le geste est à la fois présent infini et temps qui s'annule. Présent infini car il n'a ni commencement, ni fin, ni périodes temporelles, ni passé précis, ni finalité future. Il est le temps de l'acte de peindre, temps vécu par le corps comme immédiatement présent. Comme chez les peintres gestuels, le présent n’est pas nié, bien au contraire, comme s’il était le seul lien au monde. L'intemporalité visée s'avère pratiquement irréalisable. Le temps comme l'espace dans mes peintures gestuelles est de caractère essentiellement mythique : il s’agit de la substitution d'un temps mythique au temps vécu. Les peintures dilatent l'immédiat et le rendent éternel. L’importance n’est pas donnée aux mouvements 17 INTRODUCTION GÉNÉRALE décrits par les gestes, mais à leur « incarnation picturale »2, au résultat inscrit sur la toile. Contrairement à l'acception courante de la peinture gestuelle, les créations ne se présentent pas comme les résidus d'une activité, d’une trace, mais plutôt comme une dramatisation de la surface, qui s'unifie dans une dynamique de l'espace et du temps. L’utilisation de formats toujours plus grands n’a pas pour objectif de produire une œuvre monumentale ou grandiose, mais de créer une relation « intime » en enveloppant le spectateur dans la toile. Il devient captif, enclos dans l’univers épiphane de la peinture, similaire à une présence, porté par la couleur lumineuse ou opaque, éblouissante ou retenue, vers un sentiment de plénitude ou de gravité. La conscience du peintre est la conscience de son corps. L'acte vital de peindre est substance métaphysique, de même que l'existence de l'artiste. L’équilibre se fait entre le vêtement, plus particulièrement le bustier, et la peinture qui le représente. Un étrange dialogue s’instaure entre le patron du bustier et le tissu utilisé, qui peuvent paraître opposés mais sont en réalité « co-dépendants ». Le bustier de taille réelle, libéré de ses fonctions principales, n'est plus là pour galber le corps des femmes mais se veut ample afin de donner au corps une liberté cependant restreinte, compte tenu de la fragilité des matériaux qui le constituent : rigides, rugueux et non nobles, ils ne correspondent pas à la fonction primaire du bustier, celle d'être une « seconde peau » lorsqu'il est porté. Devenu gigantesque, il gagne plus de liberté, le patron et la garniture semblent se confronter. Cette surdimension lui donne vie, et fait référence aux différents êtres vivants qu'il évoque, sa forme donne l'impression de mouvement. Les diverses échelles de ce vêtement sont comparées en devenant égales. Elles semblent s'harmoniser pour ne former qu'un seul « objet » inattendu. La fascination du bustier porté par différentes femmes exprime des univers singuliers, bien évidemment le fétichisme, si nous nous fions à la littérature. Il y a principalement deux types de fétiches issus du vêtement féminin : « l'enveloppant » qui cache le corps ou une partie du corps, et « l'attachant », que le fétichiste va percevoir comme une contrainte imposée au corps de la femme. Le bustier a pour mission de réduire la taille, mais il restreint également les mouvements, la démarche, la respiration. Il souligne la poitrine en renvoyant à l'animalité : la taille de guêpe. Son laçage (ou sa fermeture grâce à une fermeture éclair) s'effectue dans le dos et nécessite souvent 2 Bruno Duborgel, Images et temps : quatre études sur l’espace des sens, Saint-Etienne, éditions Université de Saint-Etienne, 1985, p.149. 18 l'intervention d'une tierce personne. Il est évident que le fétichisme est une composante de l'érotisme. La tenue vestimentaire, pour l'attrait du regard et la provocation du désir, n'est pas sans importance. Telle personne sera plus attirée par la minijupe qui découvre les jambes, telle autre appréciera d'avantage le bustier dont le décolleté offrira une large poitrine. Ou bien, et c’est important, c'est ce qui va cacher la partie du corps, le vêtement, qui sera élu en tant que fétiche sexuel. De la partie du corps préférée qui provoquera le désir au vêtement qui le couvre, le glissement est naturel. La présence du burlesque est quant à elle une véritable échappatoire à la réalité conforme ; c’est un retour aux choses frivoles qui véhicule un message. 19 INTRODUCTION GÉNÉRALE L’abandon progressif de la palette colorée laisse place au noir et au doré. Ces deux couleurs s'harmonisent et se mettent en valeur l'une l'autre. Le noir n'est pas au sens strict du terme une couleur, cependant on l'y associe d'un point de vue psychologique, puisqu'il véhicule, tout comme une couleur, une symbolique rattachée aux univers essentiellement négatifs. Scientifiquement, le noir renvoie aux trous noirs et au néant. En optique, il absorbe les longueurs d'onde et se caractérise donc par son absence apparente de couleur. En Occident, il est associé au deuil, à la tristesse et au désespoir, à la peur et à la mort. Représenté par les tenues des prêtres et des religieuses, il fait également écho à l'autorité, à l'austérité et à la rigueur. Derrière ce côté sombre, le noir offre également un autre visage, associé à l'élégance et à la simplicité. Peut-être justement parce qu‘il se veut dans un second temps une couleur neutre qui n'exprime pas à proprement parler de sentiments passionnés. Il est vrai que le noir est la couleur sombre par excellence. Il se marie avec quasiment toutes les couleurs et ne choquera pas, même lorsqu'il est employé à outrance. Il faut cependant éviter de l'employer trop souvent seul. Le noir peut vite faire écho au vide. C'est pourquoi il apparait toujours dans mon travail accompagné de la couleur or pour rehausser le style. Le doré ou l'or est un jaune brillant porteur de puissance, sauf qu'il ne pointe pas ici le pouvoir et l'ego, mais plutôt la puissance par l'argent. Couleur du faste et du luxe, l'or fut longtemps le privilège des personnes fortunées à travers leurs habits, leurs bijoux ou leur résidence. Il est lié également à la fécondité. L'or n'a aucune signification négative, si ce n'est, par extension, la cupidité humaine. Sa vue réchauffe le cœur et l'esprit, un univers doré est sécurisant car il ramène à l'aisance matérielle. Le doré seul est rarement utilisé : il peut vite devenir étouffant et kitch. L’utilisation de l’or est perçue comme critique du matérialisme et de la possession. Le noir exprime l'obscurité, la frayeur mais renvoie incontestablement au raffinement, tandis que le doré évoque le faste, foyer de lumière et de rayonnement. Dans une création, ces couleurs opposées par leur symbolique se marient bien. Elles mettent l'accent sur différents points, comme la mort et l'avarice, qui renvoient à une troisième, la vanité, celle des choses de ce monde et celle liée à la fragilité de l’existence. Dans cette recherche, le corps de la femme est sacré. Montré avec vraisemblance pour le sortir de tous les préjugés qui lui sont rattachés, il est un atout incontournable du discours artistique. C'est à travers le bustier féminin que la dénonciation se fait. Son corps est devenu une armure et une solution face à sa stigmatisation transformé en objet. Les femmes se complaisent dans cette situation ambiguë. Le corps féminin se 20 prédestine à être objet de plaisir, objet reproducteur, objet politique, objet de vente et, malheureusement, objet à prendre. La femme doit se libérer de ces conventions en assumant ce qu’elle est ! La femme serait « affaiblie » par le sexe opposé car elle est peut donner naissance, ce qui frustre l’homme. Les objets présents dans l’œuvre sont représentatifs de cette femme libre. La beauté du corps féminin n’est pas à chercher dans la perfection mais dans le rattachement à des valeurs, fondement du monde, par lesquelles la femme et l'homme parviendront à une harmonie sans faille. L’image de la femme occidentale symbole de liberté dans les pays où des normes contraignantes sont imposées par les hommes. Elle est victime de diktats, il suffit de l’observer au quotidien. Elle se calque sur des images montrées en exemple de manière récurrentes, ce qui en fait la victime d’un autre système d’ordre plus futile. Cette soumission est plus réfléchie, plus subtile et moins évidente. La dévalorisation est récurrente et pernicieuse. C’est un « montrer cacher » incessant, à se demander si ce n’est pas un jeu de séduction, voire de perversion. La société cherche à mettre en avant les différences au lieu de les aplanir : c’est une maladresse qui crée des tensions inutiles. Elle devrait au contraire chercher la vraie valeur des choses, pour qu’enfin l'équilibre existe. La femme et l’homme ne devraient-ils par trouver un moyen pour que leur rôle s’harmonise sans créer de différence ? Leurs relations enrichissent mutuellement, pourquoi ne pas mettre fin à leurs divergences ? Les sociétés futures et la montée de l’individualisme vont accentuer les rôles respectifs en rendant les corps vides de toute valeur. Nous assistons au déclin de l'humanisme vers une société individualiste où chaque être humain ne pense qu'à lui. Le partage, la réflexion collective et la communion sont abolis. La société communautaire dans laquelle nous vivons nous incite à avoir des comportements irresponsables en jouant sur l’ambiguïté : « Je vous incite à être tel que je vous montre, mais en réalité la bonne conduite à adopter est à l’opposé. » Il n'est alors pas étonnant que les valeurs disparaissent pour laisser place à la consomption. Le monde occidental a transformé le corps en gadget. Les images sexuées et violentes du corps ont accentué cette décadence. Contrairement à d'autres sociétés où celui-ci est le reflet de son appartenance, le symbole d'une civilisation, voire un indice de son évolution, il est devenu un objet de consommation qu'on jette. Ce mode de fonctionnement se retrouve dans ce qui rythme notre vie : le couple, la famille, le travail, la politique. Le corps n'est rien, juste un « tas d'organes ». En particulier, le corps féminin a perdu sa splendeur et est tombé dans la vulgarité. Ma création plastique lui rend hommage, loin de tous ces stéréotypes. 21 INTRODUCTION GÉNÉRALE Simultanément à la question de la femme, une recherche sur la récupération apparait, en réaction à notre société de consommation sans limites. Les écologistes ne cessent de tirer la sonnette d’alarme. La prise de conscience se fait difficilement. La recherche s’est focalisée sur la réinvestigation des chutes de textiles, récupérées dans un bureau de style. Les textiles vont être découpés, enroulés et tricotés, faire l’objet de gestes qui vont se répéter pour former d’architecturales installations. Une contradiction se crée entre le textile récupéré, en petit format, et l’architecture qui nous dépasse. C’est une fusion, encore une fois, de deux choses d’apparence opposée mais qui se complètent visuellement. Les barrières, les techniques et les normes artistiques sont supprimées. Une manière de remettre en question « l’œuvre d’art » où le textile n’a jamais eu de place privilégiée. Ces processus fondamentaux seront développés au cours de cette thèse. Faut-il dissocier nécessairement des démarches artistiques opposées ? Ne sont-elles pas à chacune un prolongement des pratiques techniques et symboliques pour en arriver à une combinaison ? Des questions se posent sur ces différentes approches. Elles vont contribuer à son interprétation, mais aussi à l’enrichir en proposant de nouvelles méthodes. 22 PREMIÈRE PARTIE Les fondements de l’attirance du bustier, fuite pour un travail pictural informel et matiériste 23 24 « La mode est une fête. S'habiller, c'est se préparer à jouer un rôle. » Yves Saint-Laurent Cette première partie, se focalisera sur les prémices de la pratique artistique d’où est venu le rattachement au bustier et à la peinture, puis à leur fusion. Elle sera la clef du reste de la recherche, même si elle ne parait pas capitale. Le premier chapitre concernera le rapprochement aux travaux d’Elsa Schiaparelli, Lucy Orta et Neri Oxman, trois femmes qui ont su réinvestir les atouts du vêtement à travers des concepts de réalisations modernes pour leur époque. Le deuxième chapitre sera une recherche plus brute, primitive, loin de toute vraisemblance, mise en avant avec comme référence principale Jean Dubuffet et Jackson Pollock : une fuite de la beauté vers une création plus intériorisée, inachevée et inassouvie. Enfin, le troisième chapitre traitera de l’arrivée de la question du corps, en métamorphose au concept plastique à l’instar de Jana Sterback et Philippe Mayaux. Il permettra l’entrée en matière de la partie suivante où le corps de la femme est au cœur de la recherche. 25 26 CHAPITRE I Les discordances du vêtement, les prémices de la pratique artistique 27 28 CHAPITRE I Les discordances du vêtement, les prémices de la pratique artistique Cette recherche détermine ce qu’est aujourd’hui un vêtement, la place et l’importance qui lui sont données dans les sociétés actuelles, les modernes comme les traditionnelles, parfois les deux. Les individus se sont toujours parés de vêtements, de toutes grandeurs et ornementations, sauf dans quelques civilisations Amazoniennes où la nudité n’est pas un tabou. Dès lors, nous pouvons se demander quelle place donner au vêtement ? Est-ce un élément de protection des différents climats ou bien est-ce un moyen d’exhiber ce qui nous définit ? Le vêtement ne serait-il pas ce lien ou cette distance que les sociétés opèrent depuis la nuit des temps ? Contrairement à ce qu’on pourrait imaginer, il est également à l’origine de la standardisation et de l’uniformité. Il est et reste aujourd’hui le premier référent qui vous permet d’être identifié à un statut. Il véhicule tellement de préjugés, qu’il devient inquiétant de se limiter à lui. Guy Debord, dans La Société du spectacle, 1967, pointe du doigt et accuse les comportements humains qui ont pour but de nous faire tous nous ressembler, d’éviter au maximum l’originalité. Dans la continuité du vêtement et des objets, les êtres humains sont devenus des valeurs marchandes standardisées. Ils se ressemblent et deviennent indifférents à l’originalité. 29 PREMIÈRE PARTIE Les fondements de l’attirance du bustier, fuite pour un travail pictural informel et matiériste Le vêtement et le textile sont au cœur de l’œuvre, ils mettent en avant le lien entre art et artisanat. L’union s’est faite, entre le dessin de style et la mise en avant de l’ambivalence, chez l’être humain, puis dans le travail plastique. Comme si cette union créait par interaction une sorte d’état original. L’apparition du surréalisme dans les figures de style a poussé Elsa Schiaparelli à en faire sa source principale d’inspiration. La question de la fantaisie deviendra essentielle, jusqu’à se demander s’il est possible de fuir toute technique spécifique, ici celle du vêtement, à travers le dessin de style, pour créer des objets ? Pouvons-nous nous détacher des normes qui sont instaurées depuis des siècles pour un travail plus authentique et unique ? La styliste italienne, avant-gardiste en son temps, à travers ses multiples collaborations et rencontres, a montré que cela était possible, à condition de respecter les règles spécifiques aux vêtements, pour aller vers l’unicité, la singularité de l’objet et de l’être qui le porte. La tradition n’est-elle pas un frein à la liberté créative et d’esprit ? N’y a-t-il pas des barrières qui s’établissent par manque de curiosité ? Ne faut-il pas se dépasser et aller audelà de ce que nous avons l’habitude de voir ? Ma volonté est d’utiliser l’ornementation pour réaliser des objets uniques, même si cela est fortement critiqué dans le milieu de l’art. La beauté de l’objet ne réside pas dans son image mais bel et bien dans son utilité, donc pourquoi s’acharner sur la décoration de celui-ci ? L’esthétisme fait partie des variantes faciles à critiquer car, comme nous le savons : « à chacun ses goûts et ses couleurs »3. Cette démarche montre un besoin de fuir le conformisme pour une unicité de l’objet. Les dernières réalisations de la désigner Neri Oxman sont le reflet extrême de la combinaison de la fantaisie ornementale et de la technique. C’est à travers un procédé numérique que ces chimères ont vu le jour et elles lui valent une place d’honneur depuis leur création. 3 Christophe Paradas, Mystère de l’art (Les) Sciences et art, Paris, éditions Odile Jacob, 2012, p.82. 30 CHAPITRE I Les discordances du vêtement, les prémices de la pratique artistique Section 1. Le vêtement, ses atouts et ses inconvénients 1.1. Le vêtement, un fil d’histoire L'un des premiers actes de l'homme fut de s'habiller d'éléments trouvés dans la nature comme des végétaux, des crustacés, des pierres. C'était une manière de se protéger à la fois du froid et des différents dangers. Tous ces objets récoltés lui permettaient de faire face aux risques météorologiques sans forcément en avoir conscience. Déjà au temps de la préhistoire, les hommes se couvraient de peaux de bêtes qu’ils avaient chassées, des fourrures de plus en plus épaisses, de nombreuses représentations en sont témoins, même si aucune pièce de cette époque n’existe aujourd’hui. Au fil des années, le vêtement est devenu un ornement, une identification à un groupe, comme si celui-ci véhiculait des idées d'appartenance. Les objets qui nous entourent et que nous portons transmettent des idées, des sentiments et des impressions au-delà de ce que nous pouvons imaginer. Leurs significations ont changé, en liaison avec les changements de mœurs. Au début, l'homme ne s'habillait qu'avec très peu d'objets mais au fur et à mesure il s'est paré de plus en plus, comme si la nudité était un sacrilège. L'homme protège sa peau lorsqu'il fait froid : cela semble alors logique de se vêtir. Mais lorsque le soleil est flamboyant, ce n'est plus utile. Les corps des individus sont faits de différences difficiles à imaginer. Cette disparité poussa les êtres à se vêtir pour devenir semblables. Même si les visages, les mains et les pieds sont encore exhibés de nos jours, le fait de camoufler le reste dans des matières tissées permet de se rattacher à un groupe, de se donner une identité, d'affirmer que nous existons. La nudité peut être assimilée à l'humiliation, la provocation et même la dégradation de l’individu, le dévoilement est quelque chose de précieux à montrer seulement dans l’intimité. Les films pornographiques dévoilent des nus, qui deviennent comme un objet supprimé de la personne. Le corps est là comme pour être consommé et non pas pensé. Il est vidé de son sens pour être accessible à un large public. Ce corps provoque des réactions multiples des spectateurs par opposition au manque ressenti dans la vie de tous les jours. Nous pourrions presque imaginer le contraire si notre habitude était de vivre nu et qu’il fallait s'habiller pour réveiller les sensations… Nous nous habillons pour être présentable, ainsi « être nu » reste une provocation aux yeux des individus qui nous entourent. Il n’existe que quelques civilisations en Afrique et en Équateur où le corps est presque entièrement 31 PREMIÈRE PARTIE Les fondements de l’attirance du bustier, fuite pour un travail pictural informel et matiériste dévoilé et ornementé de pièces en bois ou végétales, comme si celui-ci se suffisait à luimême. Le vêtement durant des siècles fut le moyen de signifier la division entre le rôle de la femme et celui de l'homme. La femme portait de longues robes pour camoufler ses jambes et parfois mettre en valeur ses fesses ; tandis que le haut du vêtement pouvait être des blouses, des bustiers avec une multitude de formes aux sens différents traduisant un désir de mettre en avant les atouts du haut du corps ou bien de les dissimuler sous une masse de tissus. Leurs tenues n'étaient pas des plus pratiques. Jusqu’au début du XXe siècle, les femmes étaient très souvent confinées au toit familial, à la nécessité d'élever leurs enfants, de veiller à leur éducation et d’effectuer toutes les tâches ménagères. La société contemporaine en revient parfois à des manières de voir ancestrales. L'homme quant à lui était vêtu d'un pantalon pour aller travailler dans les champs ou bien en ville pour subvenir aux besoins de sa propre famille. Les vêtements masculins ont toujours été très ergonomiques pour lui permettre de faire au mieux son travail. Pendant les périodes de guerre, ceux-ci étaient constitués d'une armure pour éviter toute blessure. L'habit n'était pas forcément facile à porter mais était un instrument de défense vis-à-vis de l'ennemi. Seuls les hommes de pouvoir, de la noblesse ou de la royauté, pouvaient se permettre de porter des vêtements futiles car ils avaient à disposition des « domestiques » pour les différentes tâches. Aujourd'hui, s'habiller, c'est être identifié, notre image en dépend. Notre look est le reflet d'une identité sociale conforme au milieu auquel nous sommes rattachés. Dans certaines sociétés, des groupes entiers d'individus sont vêtus de la même manière, divisés toujours entre femmes et hommes, pour éviter toute originalité et montrer que ces personnes sont toutes pareilles. Les civilisations pleines de signes, nous attribuent un code qui nous identifie. Le vêtement a toujours été un langage montrant nos idées, nos revendications ou encore notre attachement. Ainsi le vêtement peut jouer un rôle décisif, surtout dans le milieu du travail : porter un costume ou un jean n'aura pas les mêmes retombées, ne suscitera pas les mêmes images. Nos vêtements nous déterminent, nous y attachons autant d’importance qu’à notre existence. Notre apparence est notre œuvre, on peut parler d’esthétique éthique ou sociale. Le vêtement est là pour cacher et pour montrer tout à la fois. Il faut mettre en valeur un décolleté en laissant deviner la poitrine, faire apparaître ses formes par les matières moulantes, et très souvent dévoiler les jambes par la transparence des collants, comme le disait Pierre Jean Vaillard : « Étant donné que les jupes 32 CHAPITRE I Les discordances du vêtement, les prémices de la pratique artistique raccourcissent et que les décolletés deviennent de plus en plus bas, il n’y a qu’à attendre que les deux se rejoignent. ».4 En jouant à nous faire beaux, nous touchons la grâce. Ce charme est encore pur artifice. Ceux qui ont la chance d’avoir différents vêtements de rechange, donc plusieurs personnages au choix, ont plusieurs rôles à jouer dans le théâtre du monde. Les évolutions progressives du vêtement sont aussi liées aux exigences spécifiques rattachées à sa fonction : vêtements de guerre, vêtements de travail, vêtements de sport, etc. Le rythme de transformation du vêtement s'accélère au cours du XIVe siècle, du fait de l'évolution des techniques et des échanges commerciaux. Le vêtement fut très tôt travaillé par la notion d'esthétique. Quatre mille ans plus tard, il est plus que jamais parure. C'est aussi un art de vivre, un moyen de plaire, de séduire ou d'affirmer sa puissance ou sa révolte. La mode du vêtement met en valeur autant qu'elle affirme le corps, et sert les différentes expressions et manifestations de la mise en scène du soi, à la fois intime et publique, comme le disait Yves Saint-Laurent : « La mode est une fête. S'habiller, c'est se préparer à jouer un rôle. »5 1.2. Le vêtement et ses préjugés La façon de s'habiller n'est pas neutre. Le vêtement véhicule bel et bien un message, conscient ou non, et communique entre autres des notions d'appartenance à des groupes de référence, ou de désir d'appartenance à ceux-ci. Il est en ce sens porteur de toute une symbolique : « l'habit fait le moine »6. Le symbole est évocateur d'une idée et d'une appartenance, heureusement il n'est pas toujours vrai. Les gens très organisés et soucieux de leur apparence seront peut-être ceux qui porte un costume cravate, avec une coupe bien régulière et un rasage parfait. Cette tenue est celle des hauts dirigeants et ceux qui travaillent dans le monde de la finance. Mais cette apparence peut-être un leurre, faut-il porter cette tenue pour être respectable et être plus compétent dans un domaine donné ? C'est comme s’il s’agissait d’un code d'appartenance à un groupe et non pas une capacité de travail. 4 Pierre-Jean Vaillard, Le Hérisson Vert, Paris, éditions La Table ronde, 1970, p.189. Valérie Guillaume, Dominique Veillon, La mode, un demi-siècle conquérant ?, Paris, éditions Gallimard, 2007, p.1. 6 Collectif, L'Alcyon: études littéraires du Cercle académique de Marseille, Marseille, éditions Guion, Université de Columbia, 1821, p.149. 5 33 PREMIÈRE PARTIE Les fondements de l’attirance du bustier, fuite pour un travail pictural informel et matiériste Des personnes refusent de parler à d'autres à cause de leurs styles vestimentaires et de leurs manières de se maquiller. Sous prétexte qu'une femme s'habille un peu trop sexy, elle devient aguicheuse, si un homme porte des tee-shirts et des pantalons moulants, il est gay, si leurs visages sont maquillés de noir avec des piercings, ces derniers sont rangés parmi les gothiques. Ce style très sombre qui évoque l'au-delà des enfers, une certaine sobriété, un univers de vampires et de peur, est effrayant, suscitant la crainte rattachée à la symbolique de la couleur noire. Beaucoup d'individus ont tendance à juger les gens qu'ils ne connaissent pas sur leur allure et leur style. On leur colle une étiquette, on se moque d’eux ou on les rejette sans raison, seulement parce que leur look ne nous parle pas. Ainsi ces personnes ne trouvent pas leur place dans ce monde et peut-être s'en créent un autre en se rattachant à un style complètement décalé comme le gothique. C'est une revendication, une manière d'exister loin des normes fermées d'une société. Dès la jeunesse, nous avons besoin de nous forger une identité propre. Nous cherchons à nous identifier à des groupes qui peuvent consommer les mêmes produits que les nôtres. Cette identification se fait notamment par le biais d’un style vestimentaire donné qui permet à l’individu l’adoptant de faire partie d’un groupe identifiable rapidement dans l’espace public. Le vêtement laïque ou religieux est porteur de la même symbolique. Il est ce qui sépare la nature de l'homme. L’homme est apparu nu. C'est la confection de vêtements qui constitue le premier acte de civilisation. Il a évolué constamment. Néanmoins, cette recherche a permis de relever une permanence de ses fonctions symboliques, dans le sens d’un message identitaire. Le vêtement est à la fois l'élément qui cache et l'élément qui montre, le vêtement montre ce que l'on cache. Il expose les éléments constitutifs d'un groupe humain. Il a également une fonction érotique difficile à nier. Il peut-être plus sensuel que le corps nu. Le vêtement manifeste des formes repensées, ce qui peut provoquer des sensations inattendues. 1.3. Le vêtement, une source de créativité Le vêtement a toujours été à mes yeux un moyen de créativité et d'expression. La mode du vêtement est un éternel recommencement. Autrefois, l'apparence révélait le statut social de l'individu, de nos jours elle est devenue symbole de créativité et de choix différents. Il était double, opposant ou mariant le charme féminin à la virilité masculine, l'un 34 CHAPITRE I Les discordances du vêtement, les prémices de la pratique artistique se prenant parfois pour l'autre. Il est devenu unisexe, « uni-social », universel : « Dans la mode... j'aime voir comment les habitudes, les comportements et le corps évoluent. Tout est assez incarné, mes repères sont les gens qui m'entourent... Je ne me suis jamais posé la question de savoir si un vêtement était masculin ou féminin. Les choses me paraissent plus complexes que ça. Ce qui est sexué, c'est l'interaction, le jeu de rôle mais pas les caricatures du genre, par excès ou par défaut. »7 disait Hedi Slimane. Imprimés, colorés, engagés… Véritables reflets des modes et des tendances, les habits font le bonheur des collectionneurs. Ils sont de véritables témoignages de créations. Aujourd'hui, apparaissent des boutiques vintage qui remettent les friperies au goût du jour, les rendent aussi « tendances » que les collections en magasin. Le vintage consomme une rupture avec l’unicité du vêtement. Véritable support de création, il peut être personnalisé par tout un chacun grâce aux teintures, aux impressions, aux broderies, etc. L'artiste Lucy Orta dans son défilé en 2009, a réinvesti une multitude de vêtements récupérés à la Croix Rouge. Son œuvre montre qu'il est possible de se créer des vêtements originaux et qui nous ressemblent sans se ruiner et en réinvestissant des vêtements destinés au vidoir. La collection est faite d'une multitude d'accessoires assemblés pour former un autre vêtement comme par exemple un pantalon de gants ou bien une robe de cravates. Ce travail ne demande pas de grandes capacités en couture mais montre qu'il est possible d'aller au-delà de ce que nous avons l’habitude de voir. 8 Figure 1 : Lucy Orta, Défilé vêtements Croix Rouge, 2009. L’artiste à l’arrière en blanc sur la photo. 7 Entretien avec Hedi Slimane, Journal Le Monde, paru dans l'édition du 17 août 2005, propos recueillis par AnneLaure Quilleriet. 8 Source : http://www.studio-orta.com/fr/artworks 35 PREMIÈRE PARTIE Les fondements de l’attirance du bustier, fuite pour un travail pictural informel et matiériste J’ai toujours cherché à faire de l’habit un objet singulier, loin de toute standardisation. Fabriquer un vêtement est devenu un véritable moyen d'expression. Dès lors, les formes les plus contraignantes, les inventions les plus absurdes, les corsets les plus douloureux, tout est permis pour paraître beau. La réalisation d'un vêtement n'est pas chose facile. C'est un travail qui demande beaucoup de minutie, de patience et aussi de créativité. Comment réussir à inventer un modèle unique ne ressemblant pas aux collections passées appartenant à l'histoire du costume tout en évitant la marginalité pour le prêt-à-porter ? Il faut être doté de plusieurs capacités à la fois : avoir une très grande curiosité pour ce qui se passe en tout lieu et visualiser les formes, les couleurs et les gens qui nous entourent, sans oublier l’influence people visible dans les médias. La créativité à travers le vêtement peut s'exprimer de multiples façons par la coupe (ce seront les formes qui feront la différence), par le choix des étoffes plus ou moins raffinées, colorées ou rarissimes et par le créateur qui est à l'origine de la réalisation. La mode permet à chacun d’entre nous de créer sa propre partition. C’est une industrie remplie d’intellect, d’ego et d’intrigues. J’en connais les dessous, étant à la fois styliste, spectatrice et consommatrice. Ce monde n’a rien d’un long fleuve tranquille, c’est justement ce qui est formidable. On ne s’y ennuie jamais. Chaque saison permet de puiser dans le passé les futures couleurs, matières et motifs de demain. C'est un éternel recommencement, comme si celui-ci ne pouvait pas avancer sans les éléments du passé. 1.4. Le vêtement à travers l’apparat d’objets Le vêtement est une soupape qui reflète un style, permettant de nous rattacher à un genre d’individus. Il communique et témoigne de ce que l’on est. Après notre visage, c’est le vêtement qui va donner une idée de ce que nous sommes car nous vivons dans une société où prime le visuel. Tout repose sur le paraître et l’individualité. Autrefois, cette apparence était reliée à une appartenance, elle se faisait entre individus du même rang, aujourd’hui, tout se fait autour de son nombril, ou en référence à un groupe qui souvent n’existe pas. Ce désir d’apparence s’est accentué ces dernières années avec outrance dans la société de consommation et de « bling-bling ». Cela fait peur (c’est peut-être le but recherché : une autre forme de dénonciation de la société de consommation, comme a pu l’écrire Baudrillard). Nos attitudes comportementales changent en fonction du monde et du système 36 CHAPITRE I Les discordances du vêtement, les prémices de la pratique artistique qui nous entoure. Le capitalisme privilégie l’individualisme et en a, par la même occasion, supprimé une grande part de l’aspect « humain ». Guy Debord dans son livre, La société du spectacle, 1967, Paris, livre un réquisitoire sur la société de masse et capitaliste d’où ressort un certain mépris qu’il affiche pour ce tournant pris par la société. L’écrivain nous parle de « société du spectacle » où l’apparence, le paraître et le visible sont au cœur de l’individu. Les êtres cherchent à se montrer par un moyen ou un autre, et deviennent tous identiques. Le fait d’aspirer à être visible pousse à vouloir appartenir à un genre identifié, universel dans la société dans laquelle il est montré. L’originalité est vidée de ses principes mêmes, pour en arriver à une standardisation de l’individualité. Le besoin d’uniformité rassure, une différence perceptible est reliée à un rejet permanent : le racisme, l’homophobie, etc. Nombreux sont ceux qui n’acceptent pas de ressembler à un genre. Pour Guy Debord, la société moderne a accentué l’apparat, elle est devenue une représentation de soi dans un univers capitaliste sans âme, d’où l’utilisation du mot « spectacle ». L’écrivain dénonce le tout paraître qui découle de la possession. Dans notre société de surproduction où le bien possédé n’est plus la priorité, c’est son utilisation qui en sera la préoccupation : le paraître. Nous devenons ainsi des représentations de nous-même face aux autres spectacles. Ce qui nous constitue n’est qu’illusion d’objets et doit se maintenir sur la durée. Si le spectacle n’est plus du même niveau que les autres représentations, cela sera reproché et sera l’objet de critiques voilées et hypocrites. Dans cette société du paraître, il se crée un challenge de tous les jours face à l’identité qu’on se forge au travers des objets que nous possédons et qui nous reflètent. Nous en sommes arrivés à un tel point d’absurdité qu’il nous faudra peut-être des millénaires pour nous en détacher ; l’écrivain la compare même à une domination souveraine : « (…) le règne autocratique de l'économie marchande ayant accédé à un statut de souveraineté irresponsable, et l'ensemble des nouvelles techniques de gouvernement qui accompagnent ce règne. »9 Pour Guy Debord, c’est la centralisation de tous les pouvoirs par le totalitarisme de la marchandise, la perte de l’individu au service de la consommation de masse et du capitalisme total. 9 Guy Debord, La Société du Spectacle, Paris, éditions Gallimard, 1992, p.14 et Marcel Rainkin, Une introduction à la Philosophie, Liège, éditions du CEFAL, 2002, p.104. 37 PREMIÈRE PARTIE Les fondements de l’attirance du bustier, fuite pour un travail pictural informel et matiériste La mise en avant par l’opulence du matérialisme est un moyen de montrer que nous sommes dans une société où tout s’achète et se consomme sans limites, c’est devenu un business. Consommer nous donne une raison d’exister. La consommation se donne en spectacle à travers ce rôle et dans les publicités. Nous sommes devenus tous semblables et aspirons aux mêmes choses. Les objets qui nous envahissent, nous rendent identiques. Pourtant, les êtres humains n’ont jamais été aussi séparés qu’à l’heure actuelle. Depuis la montée du capitalisme et de la société de masse, une paranoïa générale s’est insinuée envers des êtres qui, au fond, leurs sont identiques. Je pense qu’il est primordial de revenir à des choses et des états essentiels, primaires et originels pour fuir cette marchandisation de l’être. Aujourd’hui, les consciences commencent à changer, mais il faudra des siècles pour pouvoir se débarrasser de ce fléau qui nous ronge depuis l’après seconde guerre mondiale, d’où peut-être la critique de Robert Altman dans son film Prêt à porter, sorti en 1995. Durant la fashion week, le réalisateur met à nu tous ses mannequins en critique de la « société de spectacle ». Ce n’est plus l’enveloppe extérieure mais le modelé qui le porte qui importe… C’est le summum de la sobriété par le nu, avec un accent mis sur la perfection du corps. Deux contradictions se chevauchent, oubliant que les beautés du corps ne peuvent être standardisées comme l’est la marchandisation du prêt à porter. Le film ironise sur le milieu de la mode de manière très acide, de multiples histoires se superposent pour en montrer de nombreux clichés. Il met en scène des humains qui n’existent que par leur paraitre. Sa vision de la petitesse de ce monde pailleté n’est pas tendre. Le réalisateur ironise sur ce milieu à nu, au sens propre et au sens figuré. 38 CHAPITRE I Les discordances du vêtement, les prémices de la pratique artistique Section 2. L’ambivalence au cœur du sujet 2.1. L’étrange correspondance vers l’ambiguïté, le surréalisme Malgré les difficultés que rencontrait déjà le milieu de la mode je me suis obstinée à poursuivre ma voie dans ce domaine. Les arts appliqués m’ont permis de me former à travailler dans les milieux du design : l'apprentissage technique, graphique et plastique. Au final nous avons développé notre propre démarche à travers diverses thématiques imposées par les professeurs, travaux exposés en fin d'année dans le cadre du baccalauréat. J'ai ainsi développé ma première démarche stylistique : à partir de planches de tendances, nous devions créer des vêtements de ville, pour adolescents et jeunes adultes de 12/25 ans, inspirés de notre propre vision de la féerie et s'appuyant sur un répertoire formel et coloré. Après maintes tentatives, j’ai créé un étrange personnage : coiffé d’un chapeau de couleurs très saturées au-dessus d'un long corps en forme de flamme. Le personnage vole grâce à deux ailes semblables à celles d'une cigale, ses cheveux oscillent dans le ciel parsemé d'arabesques dorées. Il porte un smoking noir et une jupe aux différents empiècements dont certains sont incrustés de perles. De la jupe jaillit une seule jambe rayée de couleurs, portant au pied une chaussure noire assortie au reste du vêtement, mais au talon surdimensionné. De l'autre apparaît une grandiose queue de poisson aux écailles multicolores. Le haut du personnage vole tandis que le bas est à la fois statique et mobile dans l'eau. J’étais plutôt satisfaite du résultat sans avoir réalisé ce que j’avais fait. C'est lors de la présentation des sujets que le professeur me déclara que c'était du surréalisme. D’après le Dictionnaire Hachette, 2005, le surréalisme est un mouvement artistique et littéraire du début des années 1920 visant à libérer l’expression poétique de la logique et des valeurs morales de l’époque. Les caractéristiques des œuvres surréalistes sont principalement la surprise et la juxtaposition inattendue ; mais de nombreux artistes et écrivains surréalistes expliquent leur travail comme étant d'abord et avant tout une expression philosophique. André Breton ne pouvait être plus clair en affirmant que le surréalisme était avant tout un mouvement révolutionnaire. Le surréalisme est né des activités Dada de la première guerre mondiale dont le noyau était à Paris. Á partir des années 20, le mouvement se propagea dans le monde entier, affectant les arts visuels, la 39 PREMIÈRE PARTIE Les fondements de l’attirance du bustier, fuite pour un travail pictural informel et matiériste littérature, le cinéma, la musique, la langue ainsi que la pensée politique, la philosophie et la théorie sociale. Ainsi le thème développé sur la planche était en totale harmonie avec ce que je voulais développer dans ce sujet avec une ambiguïté de genre mettant en avant l'ambivalence de la cible adolescente entre un univers léger et un autre responsable, celui de l'enfance et celui de l’âge adulte. Aujourd'hui mon travail est ambigu, il est à la fois couture, peinture, installation. Le spectateur ne sait pas trop où le situer réellement. Ce travail en arts appliqués a été un moyen de conforter ma persévérance dans ce milieu très contestable de la mode. J’y évolue chaque jour. Je n'aurais jamais imaginé un tel niveau de sottise, surtout de la part de personnes plus matures. L’ambiguïté est d’autant plus présente qu’elle me reflète dans le fond, je peux avoir un discours dit « féministe » en défendant par la même occasion les idées masculines, avoir un travail plein de minutie et un autre imparfait comme si une autre personne l'avait créé, mépriser le milieu de la mode sans forcément avoir le courage de le quitter car il est passion. Cette ambivalence est fondamentale dans ma démarche plastique et graphique et même dans ma manière de vivre. Figure 2 : Farah Kartibou, Premières figurines de style « surréalistes », 2003, 50 x 65 cm, Paris, techniques mixtes. Figure 3 : Farah Kartibou, Planche tendance surréaliste, décembre 2003, 45 x 65 cm, Paris, technique mixtes. 40 CHAPITRE I Les discordances du vêtement, les prémices de la pratique artistique 2.2. Le thème de l’ambivalence à travers la cible adolescente Les adolescentes sont devenues ma cible, à cet âge où elles commencent à s'affirmer en imposant leurs idées et leurs ambitions, à leurs parents. Leur force de caractère se forge par identification à des personnes qu'elles admirent : les amis, les grandes sœurs et les stars. Elles sont largement influencées par leur entourage. Elles se cherchent en essayant de se trouver un style qui leur correspond et qui n’est pas différent de celui de leurs camarades. Elles veulent donc plaire et s'imposer mais en faisant toujours attention au regard des autres. J'ai donc développé l'ambivalence des adolescentes à travers un univers très particulier : celui de la féerie. La féerie est le monde des fées : créatures surnaturelles, issues des croyances populaires, du folklore, des mythologies anciennes ou de la littérature fantastique. Elle est à mes yeux un univers ambigu unissant l'étrange et le réel. Ce fantastique peut être semblable au surréalisme, mouvement qui a accompagné la révélation de notre inconscient, monde intérieur qui influence nos actes et nos pensées. Pour quelle raison rattacher cette cible à cet univers ? L'adolescence est une phase de transition qui débute vers treize ans. La poussée hormonale provoque une déstabilisation de l'enfant qui a des conséquences sur tout le champ de la personnalité. Elle est marquée par des changements physiques (la puberté), affectifs (les modifications de la vie relationnelle), intellectuels (la compréhension de la vie et de sa vie) et enfin psychiques (la recherche identitaire et l'acquisition progressive de l'autonomie) ; référence est faite au mythe de la caverne de Platon (V siècle avant J.C.), La République, Livre 710. Ce mythe présente le rapport des hommes à la liberté. C’est une allégorie mettant en scène des prisonniers n’ayant jamais vu la lumière. Se pose alors la question de savoir qui détient la vérité. Les captifs n’ont vu que les parois de leur caverne. Seuls quelques reflets surgissent de l’extérieur, une route bordée d’un mur de pierre. Depuis leur naissance, ces captifs se sont habitués à ne voir que cette lumière qui rayonne par éclats, comme un feu qui brûle. Ils entendent des voix de l’extérieur. Le jour ces bruits sont semblables à des hallucinations, la nuit tout redevient silencieux. Ils ignorent ce que sont ces lumières, ces voix et ces sons. Un jour, un captif réussit à s’échapper et surgit dans la lumière. Le choc est brutal. Il réalise que sa vie antérieure était un véritable cauchemar. Il repart vers la caverne 10 Marie-Catherine Huet-Brichard, Littérature et Mythe, Paris, éditions Hachette éducation, 2001, chapitre « Du côté des romanciers ». 41 PREMIÈRE PARTIE Les fondements de l’attirance du bustier, fuite pour un travail pictural informel et matiériste faire part à ses amis de ses découvertes. L’histoire dit qu’il fut accueilli avec grande réticence. Les captifs trouvèrent surréaliste ses discours et le chassèrent en le menaçant de mort. Le fugitif est forcé de constater qu’il lui sera impossible de faire changer la vision des captifs, ils ne connaissent que cet univers. Changer ses habitudes, aller au-delà de ses limites a un prix, accepter d’aller vers un lieu inconnu, une liberté inattendue, cela est effrayant. Les perspectives d’un monde meilleur, ne permettent pas toujours de changer sa vision des choses. L’ancien captif devra renoncer à faire changer d’avis les anciens prisonniers et avancer vers d’autres expériences enrichissantes, pour son développement propre. Ce mythe est relié à l'adolescence où s’effectue ce passage entre deux mondes différents. L'adolescence est surtout, la transition d'un univers de « ré-confort », de douceur et de fragilité vers un monde de peur, d'autonomie et de liberté propre à l'âge adulte. De la dépendance vers l'indépendance, cette période faisant le pont entre deux mondes opposés est difficile. Travailler sur l’adolescence à travers un univers opposé a été une dominante majeure de ma pratique plastique et graphique de styliste puis de modéliste, avant d'en arriver à la peinture. 2.3. La fusion de la technique et de la fantaisie dans la mode Les premières figurines stylistiques sont plus artistiques que techniques, car je ne connaissais rien du vêtement. Je les ai créées en m'appuyant sur deux partis pris, celui du trompe l'œil et celui du camouflage, chacun avec deux axes de recherches. Toutes les créations ont été faites en m'inspirant des tendances colorées, des formes et des matières de la planche surréaliste, et réalisées d'un trait rapide comme l'obligent les recherches, aucun fignolage ne doit être visible, pour pouvoir mettre à jour le maximum d'idées. Pour être plus rapide, j'ai trouvé des astuces : les corps sont coloriés aux feutres à alcool, les bouches et cheveux à l’aide d’aquarelles et enfin les vêtements identiques à l'esprit des tendances. Ma référence majeure était et est toujours Elsa Schiaparelli. Dans les années 30, Elsa Schiaparelli a bousculé le monde de la haute couture. Elle révolutionne les convenances et les pratiques en inaugurant les premiers défilés à thème et en signant les premiers contrats de licence. Parisienne d’adoption, elle est sans doute la 42 CHAPITRE I Les discordances du vêtement, les prémices de la pratique artistique styliste qui incarne le mieux la collaboration entre l’art, la fantaisie et la mode. Elle invite des artistes avant-gardistes à collaborer à ses créations. Le fruit de leur travail donne naissance à des pièces qui défraient la chronique. La créatrice a travaillé en collaboration avec les plus grands artistes modernes du XXe siècle, dont Pablo Picasso et Salvador Dalí, dont elle imprimera des dessins sur ses robes. En 1937, elle confectionna une veste et un manteau de soirée en collaboration avec Jean Cocteau. La veste représentait un visage de femme aux cheveux blonds, longs sur l’une des manches. Le manteau représentait deux personnages de profil, se regardant dans les yeux, créant l'illusion d'un vase de roses. Les broderies ont été effectuées par la maison Lesage. Sa réalisation la plus célèbre, le chapeau-chaussure, a été créée en collaboration avec Dalí en 1937. Le chapeau avait la forme d’un soulier féminin à talon haut posé à l’envers. À l’hiver 2010, le détaillant britannique Liberty a recruté Manolo Blanhik et Stephen Jones pour créer une nouvelle version du chapeau-chaussure, vendue aux enchères pour plus de 1300 dollars. Elsa Schiaparelli régnait sur la mode entre les deux guerres, avec Coco Chanel (sa pire ennemie), disait d'elle qu'elle était « une artiste italienne qui fait des vêtements »11. En 2004, le Musée de la Mode et du Textile à Paris lui consacré une grande rétrospective, exhibant ses plus grandioses créations. L'artiste détournait la fonction de chaque vêtement, ce qui est un parti pris que j'ai pu expérimenter lors d’un carnaval en 2004 : les chaussures devinrent chapeau, la jupe plissée devint boléro, les gants devinrent chaussettes et enfin, le sac devint théière ! Le tout combiné évoquant fortement le chaperon rouge ! Le film Brazil, de Terry Gilliam, 1985, est une critique de la société, plus précisément des régimes totalitaires passés : le nazisme, le stalinisme. Une déshumanisation de l’individu, une « aliénation sociétale »12 auxquelles l’acteur principal Sam Lowry échappe grâce aux rêves avec l’apparition du chapeau chaussure, porté par sa mère. Des univers étranges faits de controverses et de faits inexpliqués qui mettent mal à l’aise, jugés trop « ringard » pour notre époque. 11 Isabelle Cerboneschi, Le Temps lifestyle, La mode en art majeur, URL : http://www.letemps.ch/Page/Uuid/a1da8fc2-8db0-11e2-bfb0-9eef40439a9b|1, posté le 16 mars 2013. 12 Claude Macquet, Didier Vranckren, Les formes de l’échange : contrôle social et modèle de subjectivation, Liège, éditions de l’ULG, 2003, p.57. 43 PREMIÈRE PARTIE Les fondements de l’attirance du bustier, fuite pour un travail pictural informel et matiériste 13 14 Figure 4 : Elsa Schiaparelli, Le Chapeau Chaussure, 1937, Musée Galliera, Paris, daim. Figure 5 : Elsa Schiaparelli, Veste dessinée par Jean Cocteau, 1937, vendue aux enchères en 2009, coton et incrustations. Figure 6 : Farah Kartibou, Chaperon rouge surréaliste, 2004, Avignon, à base de multiples vêtements. 2.4. La contradiction des dessins de style, en réaction à la technique Sophie, professeur de style à l’Institut Paris Modéliste, école de mode parisienne, m'a transmis tout son savoir et c'est grâce à elle que j'ai pu atteindre un certain niveau aujourd'hui. Mes premières figurines stylistiques étaient semblables aux siennes, puis j'ai pris quelques libertés. J’étais totalement dans la fantaisie. Mon professeur de modélisme moulage et montage, le professeur Noël m'a ouvert les yeux sur la rigueur technique nécessaire. Aujourd'hui, je suis aussi exigeante qu'elle. Je crée mes figurines de trois façons différentes : les premières sont les esquisses, faites d'un trait rapide pour en élaborer un maximum. Puis viennent les figurines en noir et blanc, dont je travaille la ligne avec différents stylos. Les lignes du corps, les surpiqûres et toute l'ornementation du vêtement sont réalisées d'un trait ultra fin, contrairement au trait plus épais du vêtement. Le contraste est d'autant plus accentué par les ombres au crayon. Enfin apparaissent les figurines en couleur. Travailler la couleur est une véritable passion. J'ai élaboré plusieurs techniques de superpositions et de mélanges pour transmettre le motif le plus vraisemblable possible. Tous les moyens sont bons. Je cherche réellement à 13 14 Source : http://fr.modefix.com/createurs/108406.html Source : http://www.drouot.com/?bpage=articles.Communiques&id=1915 44 CHAPITRE I Les discordances du vêtement, les prémices de la pratique artistique m'éloigner du dessin de base en design, très souvent réalisé qu'avec des feutres à alcool. Aujourd'hui, pour des questions de rapidité, je crée mes dessins sur informatique sans perdre pour autant le tracé de base. Le travail est plus régulier, net et précis. Mais il devient comme figé, vidé de sens et froid. L'union des deux manières de travailler reste créative et technique. Les fiches techniques ont laissé de côté les figurines, exhibant le vêtement dans un à plat rectiligne sans aucune fantaisie ni style. Le dessin stylistique à la main est laissé aux « grands » comme les directeurs artistiques et le reste aux stylistes qui retraduisent les figurines réalisées par leur supérieur de manière technique : le dessin technique. Le dessin technique est soumis à des règles, des mesures et un langage précis universellement reconnus. Il permet de manière très précise de recréer des volumes existants ou inexistants pour les comprendre, les tester à travers différentes échelles et les mettre en place dans l’espace. Des logiciels performants de conceptualisation sont utilisés. Autrefois, ils étaient faits à la main. L’informatique permet rapidité d’exécution, précision et finesse. Dans le milieu de la mode, les fiches techniques représentatives du vêtement, le définissent par l’échelle, les couleurs et les matières. Cela donne une vision précise de l’objet finalisé. Le dessin technique est un outil indispensable pour un résultat de précision, que son uniformisation utilise et diffuse. Il constitue un document essentiel pour la fabrication d’un vêtement en série et reste représentatif de toutes les étapes à l’élaboration de celui-ci, en communiquant les corps essentiels à travers un travail de style. Figure 7 : Farah Kartibou, Figurines de style, 2005, 21 x 29,70 cm, Paris, stylo noir et argenté. 45 PREMIÈRE PARTIE Les fondements de l’attirance du bustier, fuite pour un travail pictural informel et matiériste Section 3. Fuir le conformisme vestimentaire pour l’unicité de l’objet 3.1. Le vêtement standardisé et impersonnel omniprésent Depuis la réalisation des figures de styles « surréalistes », le thème de l’ambivalence m’a toujours accompagnée, que ce soit dans le milieu de la mode ou celui de la peinture. Qu'est-ce que l'ambivalence ? Le terme a été introduit en 1910 par le psychiatre Eugen Bleuler pour déterminer un caractère de l’état des schizophrènes. Sigmund Freud a repris le mot dans l’observation d’une dépendance de deux états passionnels, celui de l’amour et de la haine. C’est par ces acceptions différentes que l’ambivalence a été rattachée à un concept psychanalytique. Contrairement aux théories d’Eugen Bleuler, le terme s’applique à des organisations névrotiques. Il ne faut pas le confondre avec l’ambiguïté, la bivalence et le paradoxe. L’ambivalence est le fait d’hésiter entre plusieurs choix. La difficulté se pose de faire le bon choix pour éviter les remords. Cette action est indépendante d’un sentiment ou d’un état d’âme et se rattache à un état de conscience et de réalité de l’action. Il n'y a qu'une solution à l'ambivalence, c'est de trancher. Il ne s'agit pas de trancher aveuglément mais bien de faire le choix qui convient le mieux. Aujourd'hui, je transpose l'ambivalence au vêtement, qui est à la fois un moyen de montrer et de cacher. Qu'est-ce qu'il cache ? Tout d'abord notre anatomie et éviter l’exhibitionnisme. Il permet de se protéger des éléments météorologiques. D'autre part le vêtement révèle, mais quoi ? Il révèle le corps d'une autre façon, d'où son ambiguïté. Selon la manière dont il est vêtu, le corps révèle son anatomie différemment. Par ailleurs, le vêtement témoigne de la personnalité de chacun, plus que son rattachement social. Lorsque nous sommes rattachés à une entreprise, nous devons nous plier à ses codes vestimentaires. Des discordances apparaissent entre la direction artistique et la direction commerciale d’entreprise du secteur de la mode. Mes premiers employeurs m’imposaient de copier la concurrence - qui, bien sûr, était elle-même copiée - alors que j’avais passé mon temps durant mes études à innover ou du moins, dans la création, à trouver sans cesse de nouveaux détails. Dans ces entreprises, le mot « inspiration » perdait tout son sens. La prise de risque depuis quelques années, particulièrement dans la création, diminue de plus en plus, chacun préférant copier ce qui fonctionne déjà, plus ou moins habilement. La clientèle 46 CHAPITRE I Les discordances du vêtement, les prémices de la pratique artistique s’y est presque habituée, et se complait à trouver les mêmes modèles dans plusieurs boutiques, l’uniformisation ne cessant de progresser et de séduire la rue. La direction commerciale m’imposait de copier nos concurrents, je choisis les pages mode qui rencontraient un grand succès auprès de la société actuelle, et en même temps je suivis la direction artistique qui tentait de lutter tant qu’elle pouvait face à ces diktats. J’apportais ainsi un souffle nouveau aux photos, je transformais radicalement le vêtement, c’était ma manière de refuser, de me rebeller contre ce système. 3.2. L’ornementation, contre indiquée aux pratiques artistiques L’ornement dans le milieu de l'art est désigné comme un travail futile, sans sens, il est considéré comme une sottise car trop artisanal, trop luxueux et trop superficiel, d’après Thomas Golsenne : « L’histoire de l’art s’est toujours écrite contre l’ornement. »15 Pour un anthropologue, en revanche, l’ornement est essentiel il est universel et visible dans notre quotidien. Il est à l’origine de l’art, comme primitif. Il ne nous conditionne pas dans un genre, les sociétés modernes ont su dépasser ce style pour en arriver à des formes plus intellectuelles. Figure 8 : Farah Kartibou, Endosmose, création quatre pièces (bustier, jupe, collier et sac), 2006, Paris. Figure 9 : Farah Kartibou, Endosmose, détails bustier, 2006, Paris, soie taffetas et incrustations broderies. 15 Thomas Golsenne, L’Ornement est-il animiste ? Histoire de l’art et anthropologie, Paris, coédition INHA / Musée du Quai Branly (« Les actes »), 2009, mis en ligne le 27 juillet 2009, consulté le 17 juin 2012. URL : http://actesbranly.revues.org/282. 47 PREMIÈRE PARTIE Les fondements de l’attirance du bustier, fuite pour un travail pictural informel et matiériste J'aime travailler l'ornement, les incrustations et la dentelle en dessin. Tout ce qui demande une extrême minutie m'anime. J’aime créer des animaux, des ceintures et des bijoux en perles. Cela se trouve dans mes prototypes. Par exemple, Endosmose, créée en 2008, est un ensemble de pièces, bustier avec jupe évasée, présente des incrustations en forme d'arabesques que j'ai cousues et non collées. Aucun fil n’est apparent. Mes doublures sont faites à la main pour plus de finesse et de discrétion. C’est ainsi, à l'âge de 19 ans, j’ai travaillé sur la doublure d'un manteau Chanel, recouvert d'incrustations de perles. Ce travail de haute couture, ne concerne qu’environ deux cent acheteuses potentielles, compte tenu du coût. Ce sont des « œuvres d’art ». Ces vêtements sont portés lors d’évènements. Ils sont le plus souvent prêtés à des people et des personnes politiques très médiatisés. C’est une publicité déguisée. Dans le milieu de la mode, les défilés haute couture inspirent les « petits couturiers » et le prêt à porter, par de grandes lignes directrices de style. Depuis quelques années, nous assistons cependant à une disparition de ce message avec une abondance d’idées sans « ligne conductrice ». Les réalisations en ont tristement perdu leur splendeur. Les défilés haute couture ne sont plus valorisés en tant que métier artisanal, ce qui explique la fermeture de noms prestigieux tels que le génial Christian Lacroix en 2010. Ce qui importe désormais aux marques du « prêt à porter de masse », c’est la production en grande quantité, vendue à des prix défiants toute concurrence. Les vêtements sont accessibles au plus grand nombre sans distinction sociale. H&M, créateur suédois, a commencé à collaborer avec des grands couturiers de renom, en 2004 avec Karl Lagerfeld. Chaque saison, une « collection capsule » est créée en collaboration avec une maison « haute couture » ou un people. Ce terme désigne une petite série de vêtements produite en édition limitée, dans un temps donné très court afin de créer un engouement chez les consommateurs à posséder un objet unique. D’autres enseignes comme Zara en ont fait leur mot d’ordre de création. Toutes les collections sont « capsules », elles changent toutes les deux semaines et sont différentes dans chaque pays ; ainsi les vêtements que vous trouverez aujourd’hui sur Paris seront différents de ceux de Madrid et de Londres, et changeront deux semaines après. Les marques de luxe deviennent accessibles à une clientèle moins fortunée, du fait de la multiplicité des objets et de la « dévalorisation » de la main d’œuvre de fabrication, plus particulièrement de l’artisanat. C’est ainsi que des personnes qui habitent les quartiers dits sensibles fréquentent les boutiques de luxe, et en revanche nous pouvons voir la chanteuse Beyonce ou la princesse Kate de Middleton chez Zara. 48 CHAPITRE I Les discordances du vêtement, les prémices de la pratique artistique Les vêtements sont ornés de paillettes, de perles, de boutons, de fils colorés aux couleurs contrastées. Cela fait vendre, contrairement à un vêtement simple sans fantaisie. L'ornement est rattaché le plus souvent au bijou qui évoque l’opulence. Nous vivons dans un monde ostentatoire d’exhibition, celui de la fortune, qu’il ne faut pas montrer ! Orner ses vêtements peut se comparer à parer son corps de bijoux. C’est un moyen de montrer notre « splendeur » sur un mode fantaisiste. L’ornement par l’accessoire des vêtements est plus récent et n’en est qu’à ses balbutiements au regard des millénaires d’existence et d’évolution des autres bijoux. Contrairement à l’environnement qui nous entoure en Occident, nos vêtements ont la possibilité d’être rattachés à cet ornementalisme. Un habit de paillettes est plus commercial que lorsqu'il est sobre, en opposition à notre environnement, qui devient plus mesuré, discret et rectiligne avec le design. Dans la société actuelle dite standardisée, le design aux lignes sobres, très épurées et simples prime sur l'ornement. Dans les sociétés dites « traditionnelles » l'ornement garde une place majeure car il est symbole de pouvoir. Il est un moyen de montrer une certaine réussite sociale, tandis qu'en Occident il est devenu dépassé, voire même kitch. C'est à se demander si l'ornement ne renvoie pas à un certain conformisme que l'Occident a rejeté avec l'arrivée du design ? En Asie, en Afrique, en Amérique Latine, l'ornement est présent dans l'environnement quotidien. En plus des vêtements ou de la finesse des broderies, des incrustations et des paillettes omniprésentes, l'architecture, le mobilier sont pensés à travers l'ornement. Si ces sociétés devenaient comme les nôtres - rattachées à un conformisme leur richesse culturelle se perdrait. Cet ornement devenu une « honte » est pour eux symbole de toute une histoire, de tout un travail artisanal qui s'apprend de père en fils voué à la disparition face à la technologie qui crée des objets identiques sans unicité. C'est pourquoi je reste rattachée à cette tradition. L’ornement m’apparaît comme un moyen de retrouver une individualité et une originalité en danger de disparition. Nous sommes dans une société où nous devons correspondre aux mêmes codes pour rentrer dans le moule, ainsi l'ornement reste un moyen très subtil de contradiction de ce système. Le vêtement toujours présent dans mes créations est le bustier féminin. C'est un habit très précieux et extrêmement raffiné. Il met en valeur le corps de la femme sans que celui-ci soit vulgaire. Tout y contribue : le torse, la poitrine, la taille et même le dos. De multiples parures peuvent lui être intégrées sans qu’il devienne pour autant « kitch ». Le bustier peut être assimilé à la lingerie. Son ornementation apparaît de multiples manières. 49 PREMIÈRE PARTIE Les fondements de l’attirance du bustier, fuite pour un travail pictural informel et matiériste En couture, elle présente différentes incrustations, tandis que dans mes premiers travaux plastiques, je l'exhibe en utilisant des matériaux brillants comme le miroir et le verre. Sur beaucoup de créations elle apparaît sous forme de perles, de paillettes et de fil d'or. Au fil du temps, l'utilisation de la couleur dorée a accentué cette brillance et minutie de l’œuvre. 3.3. La fantaisie par les machines industrielles Le bustier tire son originalité de sa place exclusive dans les tenues vestimentaires. Il transforme notre morphologie pour en dévoiler une autre mettant en valeur la poitrine et les hanches. S’accoutrer de cette manière est très délicat. Le transformer en vêtement uniforme, au même titre qu’un tee-shirt par exemple, le désacraliserait, ce que je ne souhaite pas. Une de mes ambitions primaires est de créer des bustiers qui sortent de l’ordinaire, loin de toute standardisation. Cela peut se faire par le choix des tissus, des matières ou des découpes. Les créations qui m’ont le plus marquée et qui mettent en avant le bustier sous toutes ses formes et de manières originales sont celles de Neri Oxman. Les sculptures de Neri Oxman sont nées d’une fusion très étrange entre l’art et l’industrie. Ces chimères furent le fruit de l’exposition Multiversités culturelles, 2012, au Centre Georges Pompidou à Paris : une vingtaine de bustiers originaux, aux formes et aux couleurs les plus imaginatives. Un monde de science-fiction, où les êtres (les bustiers) étaient immobiles et n’attendaient que le fer pour pouvoir s’envoler. L’artiste s’inspire des créatures mythologiques en les rendant futuristes. Il se crée une confrontation des genres qui ne permet plus de savoir où situer ces créations. Architecte et designer de formation, Neri Oxman invente des êtres imaginaires, qu’elle dispose au sein des Mythologies du Pas Encore. 16 Figure 10 : Neri Oxman, Multiversités culturelles, Bustiers, 2012, taille 38, impressions 3D, plastique. 16 Source : http://murmurevisible.blogspot.fr/2012/06/multiplicites-creatives.html 50 CHAPITRE I Les discordances du vêtement, les prémices de la pratique artistique Le résultat est déroutant et il est difficile de s’imaginer que c’est le fruit de l’impression 3D. Les sculptures aux formes complexes nous livrent une très riche palette colorée à l’allure très dépouillée et originale. Chaque créature nous rappelle un bustier dans un contexte précis : le blanc pour le mariage ou le baptême, le noir pour le gala, celui en diamants pour le cocktail, tous les genres sont revisités à travers ce nouveau système de fabrication. La finesse des matériaux et le panel coloré nous font inévitablement penser à des tissus. La minutie du procédé de fabrication fait penser qu’il s’agit de vêtements de cérémonie. Nous les rattachons au baroque, au rococo et à l’art nouveau, rien qui ne soit vendeur aujourd’hui. Les créations forment le galbe du corps, vidé de celui-ci. Nous pouvons les imaginer portées par des femmes, mais aussi par des hommes. J’ai pensé dans un premier temps que ces travaux étaient l’œuvre d’artisans qui avaient réinvesti le plastique. Je n’aurais pas imaginé qu’une machine était à l’origine de ce travail : une imprimante 3D Connex de la société Objet. J’ai ressenti un certain désenchantement. Pourtant, tout concorde : des objets d’une grande finesse, l’équivalent de bijoux vestimentaires, un rattachement à l’univers mythologique donc un univers rattaché aux rêves. Le choc est organisé par une artiste qui brouille les pistes entre investigation scientifique et utopie fantastique. Elle réussit, avec génie, à unir deux choses d’apparences opposées mais qui se font échos. Ces créations, rattachées aux milieux de la mode et du textile, font penser à la haute couture, du fait de la méticulosité du travail que nous lions à un travail artisanal très pointu. Mais avec Neri Oxman, les idées se mélangent pour créer des objets inattendus par des recherches en bio-mimétisme et sont les reflets de la mutation de la valeur artisanale vers l’industrialisation. L’artiste avec finesse fuit la standardisation de l’objet, mais en le créant avec l’aide de machines industrielles. Elle conçoit qu’il est possible de créer un monde fantastique dans un univers de désenchantement total. À l’instar de ses méthodes de travail, je cherche à fabriquer des bustiers originaux en faisant pour ma part appel à l’artisanat pour faire perdurer le travail de l’être humain, riche et chaud face à celui froid et rigide des machines. 3.4. Fuir la standardisation et l’uniformité de l’objet L'ornement est lié à l'artisanat. Mes travaux sont ambigus car ils mettent en avant mes capacités en couture et, en même temps, ne peuvent se dissocier de la création 51 PREMIÈRE PARTIE Les fondements de l’attirance du bustier, fuite pour un travail pictural informel et matiériste artistique. La question n'est pas de savoir si c'est de l'art ou de l'artisanat, mais plutôt comment ces deux pratiques peuvent s'enrichir mutuellement. Jusqu’à la Renaissance, le travail de l'artiste et de l'artisan ont été confondus. Le travail de l’artiste est celui de créer un objet qui sort de l’ordinaire, tandis que l’artisanat produit des objets à des fins utiles, souvent en série. Au commencement, en parallèle à mon travail de styliste, ces deux pratiques avaient des apparences opposées. D'un côté, je peignais des bustes de femmes et de l'autre, je créais des dessins, des patronages et de véritables bustiers. Avec le temps, j'ai cherché à unir la création artistique et la technique, comme autrefois l'art et l'artisanat étaient confondus. J’exprime la création, comme une idée provenant d’un imaginaire qui donne sens à un état, pour que chacun puisse échapper momentanément à cette existence. L’art met au monde ce qui n’a jamais existé auparavant. Le résultat est unique et ne peut être continu. La technique quant à elle peut faire référence à la raison et demande des capacités méthodiques, logiques et mêmes intellectuelles pour la création d’un sujet, qui peut être répété et « créé » à l’infini. La technologie prime sur la création. Avant la Renaissance, les arts majeurs, ceux du savoir-faire, étaient distingués des arts mineurs, ceux des matériaux. Prédominait alors une séparation hiérarchique entre les activités intellectuelles (les mathématiques, la peinture, la poésie, etc.) et celles de fabrication ou arts appliqués, les premières étant tournées vers les concepts, les autres vers les savoir-faire. Cette distinction conduit encore notre perception. Dans la mouvance d’Elsa Schiaparelli, je cherche à créer des vêtements qui mêlent art et artisanat. La styliste, au début du XXe siècle, a côtoyé Pablo Picasso et Salvador Dalí, comme nous l’avons vu précédemment. De ces différentes rencontres de multiples créations qui sortent de l’ordinaire furent le fruit. Elle fut la première créatrice de mode à unir ces deux univers. Avant-gardiste pour son époque où la fantaisie était apparente soit par la couleur, soit par une accumulation de fioritures, la styliste créa ses premiers vêtements de manière très sobre, dans le style épuré de Coco Chanel, mais où l’habit conservait une fonction technique, comme par exemple La Robe à tiroirs, 1936-1937, un tailleur à tiroirs à la découpe très épurée et minimaliste, cintrée, avec un boutonnage au milieu devant inspiré de La Vénus de Milo aux tiroirs, 1936, de Dalí. Les boutons représentent les « poignées » du tiroir. À part l’effet trompe l’œil du vêtement, les tiroirs sont bien réels, avec une profondeur. Quelques années plus tard, elle créa le fameux chapeau en forme d’escarpin que j’ai déjà mentionné. Les objets sont enlevés de leur contexte et le vêtement devient complètement déroutant, semblable au travail de Dalí. 52 CHAPITRE I Les discordances du vêtement, les prémices de la pratique artistique Jusqu’à la fin du XIXe siècle, la peinture représentait des personnages vêtus d’habits en référence à leur époque, puis le vêtement lui-même est devenu œuvre d’art et enfin support d’inspirations artistiques. Dans ma démarche artistique, le vêtement cache le corps de la personne pour obéir aux lois de la pudeur mais en exhibe un autre. J'ai commencé par peindre des bustiers de femme. Ce bustier s'est détaché de la toile, il est devenu toile de patronage, puis les éléments se sont cousus les uns aux autres, enfin il est devenu support, c'est à dire à la fois bustier prêt à être porté mais aussi toile de peinture, base pour la matière plastique. Aujourd'hui, il est très difficile de délimiter l'importance de chacune des pratiques. Les frontières sont devenues floues et ne peuvent se dissocier. Cet attachement indissoluble aux deux pratiques est fondamentalement un moyen de préserver une originalité face à la montée de l'esthétique industrielle standardisée. Selon Jean Baudrillard : « Au niveau de l'objet industriel et de sa cohérence technologique, l'exigence de personnalisation ne peut être satisfaite que dans l'inessentiel. Pour personnaliser les automobiles, le producteur ne peut que prendre un châssis de série, un moteur de série, et modifier quelques caractères extérieurs ou ajouter quelques accessoires. La personnalisation des objets dans la société de consommation est factice et décorative. Au fond, tous les objets sont forgés dans un même moule et différenciés uniquement en surface. »17 Les objets qui nous entourent sont produits de la même manière et ne se différencient que grâce à des détails. Nous croyons posséder un objet unique mais il est répété à l'infini pour une production de masse. Le modernisme est donc redevenu fusionnel comme autrefois la décoration, mais sous une forme très superficielle. La singularité industrielle n'est en fait qu'un leurre qui montre bien que tout n'est que généralité. C'est pourquoi je cherche à unir ces deux univers, art et artisanat, en leur rendant une place majeure. 18 19 Figure 11 : Elsa Schiaparelli, La Robe à tiroirs (esquisse du modèle), 1936-1937, illustration papier. Figure 12 : Dalí, La Vénus de Milo aux tiroirs, 1936, 98 x 32,5 x 34 cm, Museum Boysmans van Beuningen, Rotterdam, bronze peint. 17 Jean Baudrillard, Le Système des objets : la consommation des signes, Paris, éditions Denoël-Gonthier, 1968, p.169. 18 Source : http://aasavina.free.fr/spip.php?article146&artpage=6-13 19 Source : http://ubiwiki.free.fr/article.php3?id_article=161 53 PREMIÈRE PARTIE Les fondements de l’attirance du bustier, fuite pour un travail pictural informel et matiériste Le bustier est au cœur de ma démarche. En découle la mise en valeur de paradoxes et dissonances. L’habit fait partie de notre univers sans qu’on en évalue les conséquences. C’est l’occasion pour la société et les êtres de pouvoir porter un jugement de manière rapide, souvent excessive comme le souhaite la société moderne, où tout doit aller très vite, sans moment de répit. Nous sommes semblables à des œuvres qui génèrent un gain. Ma démarche artistique se propose de mettre en avant des éléments qui ne sont pas dignes d’être présentés comme provocation, par l’utilisation de l’ornementation et la fuite de l’uniformisation de l’objet, voire même de l’être. L’artiste Elsa Schiaparelli a su avec finesse mettre à l’ordre du jour cette contradiction des styles comme critique majeure de l’être et de la société. Dans un monde où la fantaisie est blâmée et considérée comme ridicule, des designers tels que Neri Oxman n’hésitent pas à unir des pratiques d’apparences opposées pour créer des objets, des vêtements qui dépassent notre imagination. La légèreté prime sur notre conscience d’être de plus en plus virtuels à cause de la technologie, qui fait de nous des humains éloignés les uns des autres. La beauté de l’être ne réside-t-elle pas dans la différence et la dissemblance ? Seule la peur explique ce détachement qui existe depuis la nuit des temps. 54 CHAPITRE II La dissolution du raffinement vers un travail volontairement imparfait 55 56 PREMIÈRE PARTIE Les fondements de l’attirance du bustier, fuite pour un travail pictural informel et matiériste C’est l’enfermement dans des pratiques techniques très strictes et rigoureuses qui ont guidé mon travail vers une peinture informelle, qui se crée au fil de l’imagination, sans idées préconçues, comme le développe le philosophe Alain, dans le Système des beaux-arts, 1920. Peut-on réellement imaginer un travail final donné dans un travail de nature artistique ? Celui-ci peut-il être guidé par nos actes dans des directions définies sans intervention de notre inconscient ? De l’informe va naître une peinture qui se veut unique et non abstraite, où l’importance du textile va apparaître à travers le bustier. La couture figure dans toutes les créations, dont le bustier va être le fétiche. Il apparaît de manière vivante, enveloppant un corps de femme pour mettre l’accent sur l’objet porté. Des êtres imaginaires à la fois étranges, non définis et lisibles pour autant apparaissent dans la peinture. La forme prendrait-elle le dessus sur ce qui l’entoure ? Notre imaginaire ne serait-il pas un lien entre la bizarrerie et la réalité ? Notre esprit est-il capable d’établir ce qui le dépasse ? Ces êtres fictifs de plus en plus présents et de formes diverses font penser à l’univers loufoque d’un film de science-fiction. Nexi Oxman, dans Êtres imaginaires : Mythologie du Pas Encore, 2012, présente une série de bustiers hors du commun qui représentent ce lien entre la réalité et l’imaginaire. Les peintures considèrent l’aspect matière. La question sera : l’informe est-il forcément lié à la matière ? L’un ne peut-il pas se dissocier de l’autre ? La matière devient une décharge électrique entre la toile et le corps, un lien d’autonomie annulant les barrières connues. Un besoin de liberté, de lâcher prise, particulièrement en référence aux principes instaurés par la mode, un catalyseur de délivrance permettant d’aller au-delà de ses limites et de fuir toutes les conventions. Jackson Pollock dans Dripping laisse cette liberté à la matière et à la couleur, et procède de surcroit à même le sol afin de dissoudre les barrières entre le corps et l’œuvre. La matière fusionnelle à l’informe se transforme en un acte fondamental. Elle est le reflet des sensations enfouies qui prennent vie à travers l’œuvre. 57 PREMIÈRE PARTIE Les fondements de l’attirance du bustier, fuite pour un travail pictural informel et matiériste Section 1. Une peinture de style informelle et non conceptuelle 1.1. Les différents métiers de la mode voués à disparaitre Lorsque j’avançais dans le milieu de la mode, j’imaginais un univers de créativité, idyllique, voire même féerique. Était en jeu un travail d'expression de la sensibilité et de recherches plastiques qui à chaque collection évoluait. Je croyais même que tout était possible pour le créateur. Ce fut loin d'être le cas. Je n'avais pas à l'esprit cette image ostentatoire qu'ont beaucoup d'artistes plasticiens (peintres, sculpteurs, photographes, etc.), image faussée par les médias. Cette image plaquée et futile de la réalité sert essentiellement à vendre plus cher les produits réalisés. Je vais décrire ce milieu avec les sentiments issus de mon expérience. Travailler et évoluer dans le milieu de la mode nécessite de multiples capacités. J’ai constaté très rapidement que les métiers de la mode dépendaient d'un seul principe fondamental : il faut être un très bon mathématicien. Que vous soyez styliste créateur, modéliste, coupeur ou mécanicien, vous devez obligatoirement être doté d'un esprit rationnel. Cela paraît logique, sauf en ce qui concerne le styliste créateur. En effet, la prise en compte de la morphologie humaine oblige à composer avec les contraintes mathématiques. Le vêtement dessiné ne peut-être réalisable que si toutes les coupes, les empiècements, les pinces et les ouvertures sont explicitement indiquées. Le styliste confie son travail au modéliste mouleur ou patronnier qui va créer les pièces du futur prototype à la ligne près, et doit pouvoir se débrouiller à partir des documents qui lui sont remis, sans avoir à demander d’explications. La profession de modéliste mouleur ou patronnier demande des compétences logiques, mathématiques et géométriques. La précision est primordiale, la créativité n’entre pas en ligne de compte. Ces professionnels se réfèrent au dessin de style, en y apportant occasionnellement des modifications lorsqu’il s’avère irréalisable. Le modéliste mouleur quant à lui dispose de plus de liberté car il est le maître du futur prototype, le dessin prend forme dans la matière au travers de son toucher et de son ressenti à la toile. Il combine l'imaginaire de l'esquisse à la réalité du vêtement. Enfin, le coupeur et le mécanicien, suivent scrupuleusement les instructions indiquées sur chaque pièce. 58 CHAPITRE II La dissolution du raffinement vers un travail volontairement imparfait Le choix du mannequin qui portera le prototype lors du défilé est également décisif. Le mannequin doit être en harmonie avec l'habit qu’il porte et avec l'image de la marque. L’un et l’autre sont intimement liés. Un prototype porté par un autre mannequin perd son charme, se dénature. Les morphologies humaines sont différentes. Par ailleurs, rien n’est laissé au hasard, lors des défilés : le lieu, le décor, le jour, la musique, les places réservées aux invités. Ces métiers n’existent désormais que dans le milieu du luxe. L'arrivée de la Chine et de l'Inde sur le marché, a fait disparaitre le travail artisanal du couturier pour laisser place à des créateurs et stylistes travaillant sur ordinateur. Les collections ne sont plus un patchwork de dessins, de couleurs et de matières, elles sont devenues lisses et impersonnelles. Les lignes sont rectilignes, semblables et uniformes. Montée de la technique, disparition de l'originalité, dans un monde de styles uniformes, en raison de la concurrence financière mais aussi du fait de la société de consommation où l'être ne peut se passer de l'objet possédé. 1.2. L’inflexible réalité vers la peinture informelle Très vite, j’ai pris conscience de cette réalité, qui était loin de ce que j'avais imaginé, ce manque de liberté et surtout de créativité. Les formes à créer en tant que styliste existaient déjà. Les formes les plus classiques sont réinvesties dans chaque collection, si bien que ces formes, ces couleurs et ces matières se retrouvent dans toutes les boutiques comme un plagiat commun ! Démêler le vrai du faux, le singulier de l’ordinaire, l’original du de la copie devient mission impossible dans une telle abondance de liens croisés. Qu’est-ce qui définit la créativité ? Elle est issue de la nouveauté artistique, quel que soit les arts (graphiques, plastiques, l’écriture, la danse). Cependant, ce n’est qu’un leurre, la créativité est présente dans toutes les activités de vie. Chaque individu est créatif car en chacun repose ce potentiel de créativité originale. Il faut sans cesse être créatif afin de se démarquer et rester en quelque sorte la tête hors de l’eau quand d’autres se noient dans cet océan immense qu’est le vêtement de grosse production, standardisé et uniformisé. Paul 59 PREMIÈRE PARTIE Les fondements de l’attirance du bustier, fuite pour un travail pictural informel et matiériste Valéry disait : « Tout homme crée sans le savoir. Comme il respire. »20 ; nos réalisations de tous les jours devraient être originales. Les aptitudes principales nécessaires à ce milieu sont la minutie, la rigueur et l’obsession. J’étouffais, j'étais privée de liberté, et j’ai trouvé ma délivrance dans la peinture, et plus précisément la peinture de vêtements. Des habits hors du temps, pleins de fantaisie. Ce travail fut un exutoire me permettant d’accepter le monde conformiste du milieu de la mode. La peinture est une réelle passion. Je vibre et je m'émerveille à la vue d'un tableau, qui m'apprend par le sujet, le traité de la matière, la combinaison des couleurs et la composition. Dès l'âge de treize ans, je peignais déjà des sujets inspirés des impressionnistes, j'aimais jouer sur cette juxtaposition de la touche jusqu'à en arriver à un travail quasi-pointilliste. Je cherchais à donner forme en essayant de trouver un fondement sans me préoccuper du contour de la forme. Le travail des pointillistes est comme une toile parsemée d'ornementations. La minutie des touches et des vibrances colorées nous rappelle celle de l'ornement. Est-ce un lien suffisant ? C'était cependant les prémices de la voie que les peintures allaient emprunter. Les peintures traitent d'un sujet inspiré du milieu dans lequel je travaille, celui de la mode. La mode désigne la manière de se vêtir, conformément au goût d'une époque, dans une région donnée. Elle concerne le vêtement mais aussi les accessoires, le maquillage, le parfum et même les modifications corporelles, elle est liée au quotidien comme le disait Coco Chanel : « Il n'y a pas de mode si elle ne descend pas dans la rue. »21 Les sujets de prédilection sont la femme et le vêtement, particulièrement le bustier et son ornement : « L'homme a été créé avant la femme et la parure a précédé le vêtement. »22 J'ai développé l’idée de l’objet informel, revisitant la ligne, le tracé et le modelé des formes, loin des clivages constitutionnels, recherchant la vision authentique, fugitive, instantanée, et fidèle à la sensation ressentie qui implique de désapprendre la peinture. 20 Edward Grinberg, citation de Paul Valery, L’intervalle : Vers une théorie du dynamisme créatif, Paris, éditions l'Harmattan, 2010, p.41. 21 Coco Chanel, 1959, citation Evene Le Figaro, URL : http://evene.lefigaro.fr/citation/mode-descend-rue-18879.php 22 Olga Herbenova, Ludmila Kybalova, Milena Lamarova, préface de Claude-Salvy, Encyclopédie illustrée du costume et de la mode, Paris, éditions Gründ, 1988, p.7. 60 CHAPITRE II La dissolution du raffinement vers un travail volontairement imparfait 1.3. Une peinture de mode informel Dans les domaines des arts, la forme déterminée par un trait, un ensemble de traits ou par des aplats de couleurs est un concept qui met en avant plusieurs sens. Pour l'art abstrait, ces formes inventées redéfinissent un nouvel univers. Ainsi, les sensations de chacun seront traductrices de cette palette. L'art, autrefois, cherchait à montrer notre univers, notre quotidien tout en le magnifiant dans la représentation des paysages et des corps. Il est devenu porteur de sens par la déconstruction de ce qui existe déjà. Dans notre culture occidentale largement influencée par la pensée rationnelle et les valeurs classiques, la notion de « forme » à un sens plutôt positif, et l’informe un sens négatif. L’informe par opposition à la forme est sans forme précise, indéfinissable et indicible, d’après Charles Baudelaire : « L’eau informe et multiforme. »23 L’opposition de la forme et du fond a longtemps dominé l’art. Dans une certaine conception du classicisme, la forme a été définie comme un ensemble de règles fixées à priori pour un type de sujet. La forme préexisterait au fond. L’artiste serait avant tout un créateur de formes. Son travail ne consiste pas à revêtir l’idée abstraite d’une forme, à traduire par certaines formes un modèle conçu et imaginé à l’avance, mais au contraire à modeler la forme qui détermine peu à peu le fond ou le sens de son œuvre ; comme disait le philosophe Alain : « Tu veux imaginer ton œuvre : commence par la faire. »24 Les peintures informelles rompent avec ce qui existe déjà. L'informe fait naître ce qui n’existe pas en dépassant les univers des surréalistes qui ont créé des êtres fictifs dans un monde plein de fantaisie. L’harmonie, l'équilibre, et les proportions qui étaient les principes fondamentaux de la composition d'un tableau sont abolis pour mettre en avant une œuvre plastique déstructurée. Cette création met à l'honneur notre sensibilité, elle éveille nos sens de manière imprévisible. L'informe entraîne une improvisation de notre acte vers la toile. Le calcul de la composition se fait de manière inattendue et parfois en contradiction avec l’idée initiale. La peinture informelle est une peinture abstraite faite de signes que chacun traduira de manière différente, selon ses états d’âme ; d'où la richesse de la pensée et du langage. L'art informel regroupe toutes les tendances abstraites et gestuelles qui se sont manifestées à Paris dans la période de l'après-guerre de 1945 à 1960 avec un rejet du conformisme avec le matiérisme et l’abstraction lyrique. 23 24 Émile Verhaeren, De Baudelaire à Mallarmé, Paris, éditions Complexe, 2002, p.50. Alain, Système des Beaux-Arts, Paris, éditions Gallimard, 1983, p.157. 61 PREMIÈRE PARTIE Les fondements de l’attirance du bustier, fuite pour un travail pictural informel et matiériste Dans la démarche d'art informel, l'imprévu est roi, et la tâche et l’accident sont bienvenus. Je ne cherche pas la maîtrise parfaite et le résultat irréprochable. L’art informel fait naître des surprises que nous sommes tenues d'accepter. La composition plastique devient une aventure pleine de sens et de signes. La peinture n'est plus porteuse d'une morale, d'une pensée et d'un message, elle devient créatrice de symboles auquel chacun pourra donner une signification. Les gestes ne sont pas maîtrisés, ils sont aléatoires, fuyant la conception traditionnelle. C'est la fin de la reproduction de l'objet pour la représentation du sujet qui devient la finalité de la peinture. Ce travail plastique est une revendication contre l’homogénéité, la répétition et la perfection dans le milieu de la mode et est un point majeur voire fondamental. En ce sens, pensons à Alberto Giacometti, un répétiteur de figures qui surgissent de la matière et restent ambiguës. Elles sont définissables par des lignes et des contours mais forment une unicité à la matière, sans laquelle ses œuvres seraient nues. Elle fait naître cet univers informel, ces œuvres à la fois pesantes et tellement fragiles. En m'inspirant des travaux d'Alberto Giacometti, mes figures jaillissent d’une matière inachevée. Elles s'attachent à l'évolution de l'homme. 62 CHAPITRE II La dissolution du raffinement vers un travail volontairement imparfait Section 2. Le bustier, forme et sujet principale de l’acte artistique 2.1. Le bustier féminin Depuis mon enfance, j'ai une attirance pour les vêtements, la lingerie et les accessoires. Le bustier en particulier me captive parce qu’il transforme le corps. Il se marie à toutes les formes du corps et en accentue les rondeurs. Il a essentiellement deux fonctions : affiner la taille et maintenir la poitrine. En outre, il améliore, souligne et exagère les courbes. Instrument de séduction, il modifie la silhouette et renvoie à des considérations érotiques et esthétiques. Il est riche d'histoire, les premières images d'une femme à la taille serrée remontent à 1600 avant Jésus-Christ, en Crète. Les parties du corps érotisées par le vêtement ont évolué, aujourd'hui c'est la poitrine qui est à l'honneur. Le texte rare et réputé de Fernand Libron et Henri Clouzot, Le corset dans l’Art et les Mœurs du XIIIe au XXe siècle, livre une chronologie détaillée de la mise en relation du corset avec les tendances de son époque (esthétique, coutume, politique, etc.), en voici quelques exemples. Le désir des femmes de modeler leur corps est constant. À l'origine, il est apparu dans la noblesse au XVIe siècle, signifiant la « droiture », la haute distinction et la tenue exigée. C'est un moyen de se distinguer, dans un souci de rectitude et de contrôle de la «tenue » morale. Le port du bustier, ne leur permettait pas de se livrer à des tâches ménagères. Le vêtement était révélateur du rang social. La mode du bustier est vite adoptée par les milieux bourgeois. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, même les milieux populaires y ont accès. Les femmes du peuple qui veulent imiter les grandes dames sont moquées par les caricaturistes, mais socialement acceptées. La forme du bustier a évolué dans des codes propres à chaque époque. Á la Renaissance, le vêtement cherchait à aplatir la poitrine et à diminuer les différences morphologiques entre hommes et femmes. Ce n'est que vers le XIXe siècle qu'il a adopté la silhouette en forme de sablier, accentuant les caractéristiques morphologiques féminines, dans une connotation érotique. En 1860, la revue anglaise English Woman’s Domestic Magazine, sorte de bible pour les amoureux du corset se révèle très représentative du goût des femmes de la classe moyenne. Une fidèle lectrice écrit : «Avoir la taille serrée dans mon corset me procure des sensations délicieuses, une fois fermé, un corset réduit la taille d’environ dix centimètres. Au bout d’une semaine d’un port 63 PREMIÈRE PARTIE Les fondements de l’attirance du bustier, fuite pour un travail pictural informel et matiériste permanent, il faut le serrer un peu plus, ainsi se crée une sensation forte agréable d’être étreinte, sans oublier l’avantage d’une bonne posture avec le dos droit. »25 Depuis le début du XXe siècle, avec les années folles puis l’entrée des femmes dans le monde du travail le bustier a disparu des gardes robes. Il est devenu aujourd’hui occasionnellement porté seulement lors des cérémonies ou bien pas des styles marginaux comme les gothiques. Cette mode a connu un fort succès avec le film L’étrange Noël de M. Jack de Tim Burton en 1993. Les années 90 sont de véritables « Madeleine de Proust »26, en assistant à une renaissance du corset dans la mode notamment avec le couturier Jean-Paul Gaultier. Le vêtement lui rappelle les greniers chez sa grand-mère. Il en habille Madonna et en fait un symbole phare de sa création. Comme Les robes de Fortuny, c’est une élégance « hors du temps », le souvenir qui revient par la vision des étoffes, des couleurs et des parfums ; parer la femme de façon à la rendre intemporelle. Le bustier est devenu mon vêtement de prédilection car il est ambivalent. Habit phare, il est indissociable de la femme, mettant en avant la morale, l'érotisme et la singularisation des sexes. Les connotations sexuelles ne manquent pas, ce sont le plus souvent les femmes fatales icônes de la sensualité qui se parent de ce vêtement. Il serait péché de ne pas citer la sublime Dita Von Teese. Toujours vêtue d'un bustier aux formes les plus fantaisistes, elle est connue pour son extravagance. Elle met en avant la tradition du vêtement, son raffinement mais aussi son ambivalence. Dita exploite ces jeux tout en restant élégante. Le bustier redessine son corps pour une silhouette quasi parfaite. Ces lèvres rouges, son teint blanc, sa coiffure rétro symbolisent le glamour contemporain à la Marilyn Monroe. 27 28 Figure 13 : Créateur inconnu, Déesse aux serpents, 1600 avant Jésus-Christ, 29,50 cm de hauteur, Musée archéologique, Héraklion, faïence. Figure 14 : Dita Von Teese en bustier, « sa tenue traditionnelle », 2010. 25 26 27 28 Isabella Beeton, The English Women's Domestic Magazine, volume 2, Londres, éditions London, 1860, p.201. Georges Planelles, Les 1001 expressions préférées des Français, Paris, édition L’Opportun, 2014. Source : http://www.leonicat.fr/cocteau/article02.html Source : http://weendotnetforum16662.yuku.com/reply/1032031/Post-a-Random-Picture-Part-II 64 CHAPITRE II La dissolution du raffinement vers un travail volontairement imparfait 2.2. Le bustier et sa forme inhalée Les bustes que je peins, sans les bras, sont habillés d'un bustier, à la fois vêtement et sous-vêtement féminin qui soutient la poitrine et la met en valeur. Quelles sont les raisons de vouloir « former » des bustes féminins ? Le buste est le reflet d’une certaine grandeur, dignité et magnificence, la statue de Marianne, symbole républicain, en est un exemple. Par sa préciosité, le bustier féminin symbolise le prestige. Il est moins porté de nos jours en raison de sa difficulté de fabrication. C’est pourquoi j'ai voulu recréer cette splendeur par une peinture singulière. Ces bustes ornementés mettent l'accent sur le raffinement et sur la « féminité », en perte de vitesse. Autrefois, plusieurs codes, indications et signes distinguaient le vêtement de l'homme de celui de la femme. Aujourd'hui, la distinction se fait beaucoup plus par la morphologie et les attitudes que par les vêtements eux-mêmes, la mode est « unisexe ». Si nous ne tenons pas compte des tailles, des découpes et des marques, un vêtement masculin peut être porté par une femme et réciproquement. Seul le boutonnage fera la différence : de gauche à droite pour les hommes, le contraire pour les femmes. Cette confusion des genres semble avoir marqué le début d’année 2014, comme le déclare Nicole Miyahara, anthropologue américaine : « La société ne devrait pas nous dicter notre style. Les filles peuvent être convaincantes en hommes. Si elles veulent porter un costume, se couper les cheveux et qu’elles se sentent sexy comme ça, qu’elles le fassent ! »29 Je travaille sur l'ornementation car elle est méprisée dans le milieu des arts plastiques et des arts appliqués, même si dans le milieu de la mode l'ornement est tendance. L'ornementation était à l'honneur dans les tenues vestimentaires, l'architecture et les arts jusqu’au début du XXe siècle. Le Bauhaus en 1919 l’a considérée inappropriée, ostentatoire et en contradiction avec l’après-guerre. Ceci s’est traduit par un refus des formes complexes, des détails et de tout enjolivement : plus de tissage, crochet, nouage, macramé, broderie, couture seules des formes simples étaient souhaitées. Dans mes réalisations, les formes n’apparaissent pas immédiatement. Elles se devinent, sans distinguer leur nature. Une double approche est nécessaire : regarder et deviner. Dans L’Envoûteuse créée en 2005, les bustiers sont flagrants, même si on n'en délimite pas toujours les contours. 29 , Nicole Miyahara, Genre, t’es un mec ? Paris, éditions Timar, Magazine Stylist Paris, Numéro 33 du 23 janvier 2014, p.8. 65 PREMIÈRE PARTIE Les fondements de l’attirance du bustier, fuite pour un travail pictural informel et matiériste Dans cette peinture, le bustier porté par un personnage à la fois jaillit des ocres et se dissout. Il est orné de dorures comme au XVIe siècle jusqu'à la Révolution. Cette parure est conçue avec de la gouache et de la peinture pour plastique, pour les reliefs du vêtement. Au côté droit du buste, les plaques dorées ne sont pas des feuilles d'or, mais juste la fusion de la gouache avec l'encre de Chine. Il s’agit d’un travail assez « classique » par le choix des couleurs, par la délimitation de la forme et de l'encadrement, en harmonie avec la peinture. La deuxième réalisation, Le Mirage élaborée la même année, la forme semble s'estomper dans l'obscurité. Le haut d'un buste apparaît. Cette délimitation aléatoire est due à la fusion entre l'huile de lin et l'encre de Chine. Le personnage est recouvert de tâches colorées et ornementé d'une superposition de perles qui semblent opérer une diffraction vers l'extérieur du cadre. Les modelés de formes apparaissent car le travail de matière est minime, puis les formes vont se camoufler dans la substance. Figure 15 : Farah Kartibou, L’Envoûteuse, 2005, 53 x 63 cm, Paris, techniques mixtes. Figure 16 : Farah Kartibou, Le Mirage, 2005, 47 x 55 cm, Paris, techniques mixtes. 2.3. La dualité entre figuration et abstraction Ces modelés sont subjectifs. Ce ne sont pas des bustes à la gloire de quelqu'un qui apparaissent mais plutôt une sorte de labyrinthe visuel. Je cherche à m'échapper de la splendeur par l'utilisation de l'ornement. Le raffinement de l'ornement, la pâte épaisse de la 66 CHAPITRE II La dissolution du raffinement vers un travail volontairement imparfait matière et la couleur s'unissent pour former un bustier que nous n’avons pas l’habitude de voir. Le regard est fait prisonnier des contrastes colorés et des courbes à l'intérieur d'un univers matiériste. Comme la peinture de Jean Dubuffet, Gymnosophie, 1950, Centre Georges Pompidou, Paris, frontalité, symétrie, absence de volume, schématisation des formes ; tout concourt à l'élémentaire. À son instar, les figures ne représentent pas des individus particuliers, ne se réfèrent pas à un visible préexistant, mais plutôt à des schèmes où s'incarne le concept de figure humaine : « J'aime à éviter dans les sujets que je peins tout ce qui est occasionnel, j'aime à peindre des faits généraux... Si je peins l'effigie d'un homme, il me paraît suffisant que ma peinture évoque en effet un visage d'être humain, mais sans particularités accidentelles, qui sont si vaines... »30, disait Jean Dubuffet. Dans mes peintures, la schématisation, la maladresse, la grossièreté sont accrues. Cependant les figures dominent, s'élevant en silhouettes sur le fond, le rapport forme et fond est bouleversé. Les détails des personnages sont incrustés dans le sol avec les accidents qui constituent le fond. Une ambiguïté s’instaure entre la figuration et l'abstraction, la réalité et l'illusion avec un jeu de « montrer-cacher ». La peinture s'affranchit de la fidélité à la réalité visuelle. En adoptant cette nouvelle vision du monde, je ne souhaite pas reproduire la réalité, mais m’inspirer de mes sensations visuelles et acoustiques, pour en donner une vision intérieure plus conforme aux nouvelles données scientifiques. Il faut rapprocher l’art du continuum vibratoire de la nature. Paul Gauguin écrira : « Pensez à la part musicale que prendra désormais la couleur dans la peinture moderne. La couleur qui est vibration de même que la musique est à même d’atteindre ce qu’il y a de plus général et partant de plus vague dans la nature : sa force intérieure. »31 La couleur et la matière deviennent et acquièrent une fonction émotionnelle. Elles transmettent un champ émotif qui éveillera des sensations nouvelles. Je cherche à créer des images autonomes qui ne renvoient à rien d'autre qu'à elles-mêmes. Les peintures manifestent la présence du bustier plutôt qu'elles ne le représentent, dans une exigence de rupture avec le monde des apparences. 30 31 Jean-Noël Beyler, Dubuffet, Paris, éditions Beaux-arts, 1991, numéro hors-série 55 F, magazine 91, p.9. Etienne Gilson, Peinture et réalité, Paris, éditions Librairie philosophique J. Vrin, 1972, p.180. 67 PREMIÈRE PARTIE Les fondements de l’attirance du bustier, fuite pour un travail pictural informel et matiériste 32 Figure 17 : Jean Dubuffet, Gymnosophie, 1950, 97 x 146 cm, Centre Georges Pompidou, Paris, techniques mixtes. La forme et l'informe sont intimement mêlés. L'un guide l'autre, ils sont complémentaires. La forme est à deviner face à la place importante de l'informe. La forme surgit de la peinture malgré la confusion qui l'entoure. Il est difficile de dire si elle se crée dans ce chaos de matière ou si c'est l'informe qui a dissout celle-ci. Il se crée entre les deux visibles une confrontation où le spectateur ne sait plus réellement se situer. La présence troublante d'un bustier à deviner pousse au désarroi. Lorsqu’un objet parfait sort du cadre de nos habitudes, cela crée une confusion. La construction d’une peinture moins aboutie, moins achevée et moins intellectuelle laisse aux observateurs la place de se projeter dans l’œuvre pour redéfinir les trous laissés par le manque de lignes, de matières et d'informations. L'imagination est la solution pour combler l'informe et le « devenir forme ». Le bustier en série et aucun d'entre eux n’est achevé, au sens où je n'ai jamais atteint le buste idéal. Je laisse le spectateur dans un état particulier de surgissement de la figure, jamais identique, toujours mouvant et vibrant par des jeux colorés. Autant dire que l'idée de la perfection et de l'achèvement n'a plus le même intérêt. En décidant de laisser l'œuvre à son moment d'équilibre entre l'informe et la forme, la figure apparaît dans l'instant de son surgissement. 32 Source : http://notesdemusees.blogspot.fr/2009 68 CHAPITRE II La dissolution du raffinement vers un travail volontairement imparfait 2.4. L’insolubilité de prédire le sujet Le titre du tableau éclaire sur les sujets traités, inspirés d'êtres de fictions telle l’envoûteuse, le mirage, la chimère, etc. Les personnages peints n'ont pas de délimitation, ils restent fantastiques. Toute peinture est abstraction. La pénétrer permet d’entrevoir des êtres supposés. Les spectateurs s’immergent dans un monde nouveau pour échapper au quotidien. La fiction doit créer une impression de réel : l'individu à qui la fiction s'adresse doit pouvoir croire, pendant un temps limité, que ces faits sont possibles. Ce monde chimérique peut se rattacher aux Êtres imaginaires : Mythologie du Pas Encore, de Neri Oxman avec la collaboration de Pr W. Craig Carter, dans le cadre de l'exposition Multiversités Créatives à Beaubourg, Paris en 2012. L'exposition représentait un ensemble de dix-huit bustiers faits de divers matériaux à partir d'impression 3D, une des technologies de fabrication les plus innovantes. La collection, déroutante, nous plonge dans un monde de bustiers chimériques, inspiré du livre Le Livre des Êtres imaginaires, 1987, un bestiaire fantastique du poète argentin Jorge Luis Borges. Chaque bustier reflète un style plastique différent : une méduse semblable à un fantôme, dont la membrane est tellement légère et transparente qu’elle donne l’impression de voler. Une carapace pointue qui brille de mille feux comme si elle était recouverte de diamants de joaillerie. Tous les bustiers parviennent à montrer l’attachement de leur créateur au textile bien qu'ils aient été produits en matières plastiques. Le travail est minutieux et donne l'impression de dentelle, d’où cette envie de les toucher. Les corps, centrés dans une vitrine, ne sont maintenus par aucune suspension, cela rend le travail d'autant plus déroutant et ambigu : des bustiers semblables à des êtres fictifs. Neri Oxman met en avant à la fois un univers imaginaire et des innovations technologiques. Lorsque je peins, je griffonne des idées fondamentales pour qu’elles ne s'envolent pas. Le contact de la toile, de la matière et du temps fait évoluer mes idées, ce qui aboutit à une réalisation très différente. Et ce pas seulement dans la façon d’exécuter l’idée par les formes, les couleurs, les textures, mais dans l’idée elle-même tel que l'explique Alain dans le Système des beaux-arts, 1920. Il développe la théorie que l'artisan trouve mieux qu'il n’ait pensé dès lors qu'il essaie ; en cela il est artiste. Prenons l'exemple d'un paysagiste en peinture : l'artiste peintre ne peut calculer et penser à toutes les gammes colorées qui lui seront utiles à la réalisation de l’œuvre. Le travail plastique et l'idée principale du tableau lui viennent au fur et à mesure. L'idée lui vient ensuite, comme pour le spectateur, il est témoin 69 PREMIÈRE PARTIE Les fondements de l’attirance du bustier, fuite pour un travail pictural informel et matiériste de son œuvre en train de naître. Dans mes peintures, particulièrement celui sur l'informe, il ne m'est jamais arrivé de prédire le résultat. Cette démarche est le propre de l'artiste il est le maître, doté de ce talent de dépasser et de montrer les beautés de la nature. Le peintre Eugène Leroy dit de celui-ci qu’il est « le fantôme, l’ombre de sa peinture »33. Son intérêt est indirect. L’importance réside plus dans la façon dont le sujet est traité que dans le sujet lui-même. Ainsi la nouvelle forme permet d’accorder des sensations physiques à mes sensations mentales. Le volume prend place dans mon esprit et je peux laisser aller mon imagination. L’illusion du volume fait son effet dans mon monde intérieur et apparaît sur le support. Lorsque nous produisons, nous sommes les vecteurs, nous sommes le sujet qui faisons « acte », c'est pourquoi nous n’avons pas besoin de sujet comme thème. Le résultat est un prétexte qui peut avoir son intérêt et se répond à lui-même. 34 Figure 18 : Neri Oxman, Êtres imaginaires : Mythologie du Pas Encore, Séries de dix-huit prototypes, 2012, Centre Georges Pompidou, Paris, impressions 3D, plastique. 33 Bernard Marcadet, Eugène Leroy, Paris, éditions Flammarion, ARC/Musée d'art moderne de la ville de Paris, 1998, p.11. 34 Source : http://archeologue.over-blog.com/70-categorie-10513400.html 70 CHAPITRE II La dissolution du raffinement vers un travail volontairement imparfait Section 3. La matière brute, élément de liberté vers un travail pictural de plus en plus inachevé 3.1. Le matiérisme, la place principale donnée à la matière Le mot a plusieurs sens qui peuvent donner lieu à confusion. Pour Aristote et pour les scolastiques, la matière est l’élément indéterminé susceptible de recevoir une forme. Elle est le lieu du devenir et de la contingence, elle est le principe d’individualité, de liberté. Les uns la conçoivent comme discontinue et faite de corps, les autres comme continue et diversifiée par le seul mouvement. Le matiérisme est une tendance de l’art pictural du XXe siècle, fondée sur un travail plastique riche en matières épaisses et diverses. Les travaux sont constitués de plusieurs peintures, de pâtes, de matières organiques, de végétaux, d'objets, etc. La fascination pour la matière brute peut être rattachée au « vitalisme ». Le vitalisme est un courant philosophique du XVIIIe siècle qui s'oppose au rationalisme et à l’objectivité de la science. Il entend expliquer les sources de la vie par la matière elle-même. Il y aurait une « vie propre » et un principe dynamique au plus profond de la matière, comme le suppose également le substantialisme. Dans la culture occidentale, la « matière brute » a toujours évoqué le chaos de la Genèse que nous retrouvons dans la bible. La boue informe, pétrie de la main de Dieu, contient le mythe de la naissance de la vie et des origines de l’homme. Pourtant la matière, l'épaisseur, la substance n'ont jamais évoqué des choses positives même en étant rattachées aux origines de la Terre, sûrement parce que cela évoque un univers lugubre, mal fait et juste sorti des ténèbres. Dans une volonté de revenir aux sources, aux choses essentielles, à un travail brut, primitif, je montre dans ma peinture une matière qui possède certains principes irréductibles au mouvement, une spontanéité et une activité qui lui sont propres. L'univers de la mode m'a incitée à développer des capacités enfouies pour pouvoir libérer mes sens. La rigidité, la rigueur et la beauté m'ont amenée à faire naître des travaux quelquefois repoussants ; comme si le monde dans lequel je suis tous les jours était en opposition à mon âme. Les peintures matiéristes et informes sont devenues un remède que j'explore de différentes manières. 71 PREMIÈRE PARTIE Les fondements de l’attirance du bustier, fuite pour un travail pictural informel et matiériste L'une des propriétés fondamentales de la recherche est celle d'un travail en osmose à la matière. Si la peinture classique utilisait une matière discrète, inversement, « les objets de la peinture moderne saignent, répandent sous nos yeux leur substance...»35, comme le disait Maurice Merleau Ponty, dans la Prose du Monde, 1992. J'envahis mes peintures d'un nombre infini de combinaisons « plastiques-matiéristes » à la recherche constante de nouvelles découvertes. La transparence du signe pictural laisse la place au foisonnement des peintures. Un rang d'honneur à la pâte, à la densité de la matière. Le buste fusionne avec la matière, la couche devient relief, la matière et la couleur le sujet même de la peinture. Désormais, c'est « l'être physique du tableau » qui est en question. Avec Atypie Zigue réalisée en 2008, la matière envahit la toile dans un nuage construit de chapelure. Ellemême fusionne avec la couleur et craquelle avec le temps. La noire chevelure d'acrylique s'emmêle et flotte dans ce nuage desséché. Aucun visage n'est identifiable, face au long cou du personnage que longe la crinière. À sa base, nous distinguons un buste pétri de verre, de semoule, de polystyrène et de papier. Les formes se distinguent les unes des autres par le jeu du clair-obscur, ici le doré et noir. Le bustier décousu ou mal porté dévoile la poitrine du personnage. Dans cette peinture, le spectateur plonge dans un univers de découverte et de recherche, l'incitant à s'interroger sur les différentes combinaisons plastiques. Je ne sculpte pas la matière, elle se constitue de ses différents éléments au contact des pigments. Chaque réalisation met en œuvre un résultat plastique différent qu'il est impossible de contrôler. Les matières interagissent à leur manière selon les pigments, la température et le support. Le buste est constitué d'une superposition de « boules » de polystyrène recouvertes de semoule elle-même imprégnée de paillettes. Des morceaux de miroir apparaissent pour mettre l'accent sur la brillance, les reflets et l'intensité du tableau et nous rappellent la magnificence du vêtement. Tout autour s'est formé un nuage coloré à base de chapelure. Face à cette épaisse texture, j'ai constitué un bas de buste en papier de soie, mouillé, plissé et chamarré. L’observateur aperçoit ne devine pas forcément ce qu'est cette juxtaposition « de la réalité », car la réalité s'est approprié une autre identité, dans un contexte différent. Elle donne sens et allure. 35 Serge Bonnevie, Le sujet dans le théâtre contemporain, Paris, éditions l'Harmattan, 2007, p.207. 72 CHAPITRE II La dissolution du raffinement vers un travail volontairement imparfait Figure 19 : Farah Kartibou, Atypie Zigue, 2008, 116 x 89 cm, Paris, techniques mixtes. 3.2. La matière source de trompe l’œil, différentes réalités dans la création Le trompe l’œil tend à restituer le sujet avec la plus grande véracité possible, principalement en donnant l’illusion du relief. Dans les peintures, le spectateur est submergé par la matière. Face à lui se développe un parcours plastique, graphique et sensoriel. Le tableau ne s'apparente à aucun sujet, dans l'immédiat, il ne se construit pas en surface mais en épaisseur. L'observateur cherche à savoir par quel élément « débute » l'œuvre ? Son œil palpe ces substances tandis que sa main les regarde. Nous nageons en plein sens visuel et même physique, notre corps réclame cette capacité à toucher les substances. La matière par sa texture, sa masse et sa composition élimine radicalement toute suggestion de profondeur, d'espace fictif. La peinture semble être un amas de substances, d'objets et de couleurs amassés les uns contre les autres. Les délimitations des formes se feront avec un certain recul et différeront pour chacun. Comme Jean Dubuffet, j'entends que la « surface reste bien apparemment plate... Les objets représentés y seront transportés changés en 73 PREMIÈRE PARTIE Les fondements de l’attirance du bustier, fuite pour un travail pictural informel et matiériste galettes, aplatis au fer à repasser »36. J'essaie de développer, tel cet artiste, un pan de mur où je vais organiser de la surface en épaisseur. La figure va se trouver prise dans un bain de matière, comme dans un bouillon de vie. La matière s'intègre à la forme jusqu'à en frôler l'entière dissolution. Sur une même toile, je travaille la matière par couches progressives, sur plusieurs jours, compte tenu du temps de séchage des pigments. Je cherche à faire apparaître une transformation de la matière par l'énergie et par la volonté d'aller plus loin que ce qui existe déjà, malgré la difficulté. Tout est un éternel recommencement, et cela ne s'applique pas qu'à la mode du vêtement mais bien à la Vie. Pareillement à la série des Corps de femme, 1943, de Jean Dubuffet, dans Chimère ruisselée conçue en 2006, j'empêche mon sujet de prendre corps, j'abolis la distanciation visuelle sur laquelle repose le système de représentation classique. Le corps ne sera pas visualisé du dehors, mais sera suscité dans et par les matériaux du tableau. Je mets en avant la vie profonde et mystérieuse de la matière organique, évoquée analogiquement par la matière picturale. L'image traditionnelle de la personne humaine est modifiée, revisitée dans ses plus chers attributs comme la beauté et la raison qui ont fait que l'homme s’est senti supérieur au reste du monde. L'ambition serait de tout peindre, toute la matérialité des choses, même des plus difficiles. Ce travail se rattache peu à peu à l'abstraction à travers cette détermination vers la liberté. Une fuite de la « beauté conventionnelle », les formes bien établies et l'apparence de la réalité, en réaction à la mode et à notre société qui ne jure que par le beau, le vrai et le puissant. Cette réalité n'est qu'illusion : il n’existe pas une seule « beauté ». Si nous développons notre regard, tout est magnifique, même notre phobie. Au lieu d'imaginer ou de reproduire cette réalité, je l'y intègre « en morceaux ». J'introduis dans mes peintures la réalité à l’aide de papier, de sable, de paillettes, de perles, de polystyrène, de la cire de bougie, etc. Chez beaucoup d'artistes, le réel représentait le tableau, maintenant le tableau représente le réel ; c'est l'hypothèse qu'ont développée Georges Braque et Pablo Picasso, vers 1915, avec Au bon marché, Ludwig Collection, Cologne, encollant sur de vrais journaux des rébus. Comme pour ces artistes, la réalité est devenue un outil de travail. Cette réalité constitue la matière première du tableau. Elle incite à s'interroger sur une autre forme de réel. Les objets du quotidien sont devenus la réalité de l’œuvre. Je ne la visualise plus en tant que forme réelle mais en tant que matière qui donne forme. Par la juxtaposition, la superposition et le fusionnement des éléments, la matière compacte se forme. C'est un 36 Jean-Noël Beyler, Dubuffet, Paris, éditions Beaux-Arts, 1991, numéro hors-série 55 F, magazine 91, p.11. 74 CHAPITRE II La dissolution du raffinement vers un travail volontairement imparfait autre genre de trompe l’œil ; ce n'est plus la troublante réalité qui est représentée mais celle-ci qui forme le tableau. Nous sommes devant une étrange distinction de la représentation du monde réel. Figure 20 : Farah Kartibou, Chimère ruisselée, 2006, 63 x 49 cm, Paris, techniques mixtes. 3.3. La matière, catalyseur de délivrance, une création vers le sol et non vers le monde Les peintures sont réalisées à même le sol et à la main. J'éprouve ce besoin constant de toucher la matière, les pigments et le support. Cette matière, je la pétris, je la touche et je la manipule car c'est au plus près des matériaux que le travail se fait, que se joue ma spontanéité inventive, Jean Dubuffet disait : « Le geste essentiel du peintre est d'enduire... plonger ses mains dans de pleins seaux ou cuvettes et de ses paumes et de ses doigts mastiquer avec ses terres et pâtes le mur qui lui est offert, le pétrir corps à corps, y imprimer les traces les plus immédiates qu'il se peut de sa pensée et des rythmes et impulsions qui battent ses artères et courent au long de ses innervations... »37. Ainsi les réalisations se situent loin de la fenêtre d'Alberti, ayant comme définition du tableau une 37 Jean-Noël Beyler, Dubuffet, Paris, éditions Beaux-Arts, 1991, numéro hors-série 55 F, magazine 91, p.11. 75 PREMIÈRE PARTIE Les fondements de l’attirance du bustier, fuite pour un travail pictural informel et matiériste « fenêtre ouverte », telle qu’on la trouve dans De Pictura, écrit vers 1445. La fenêtre est une ouverture sur le monde qui incite notre curiosité à aller voir ce qui se passe hors de notre territoire. C'est comme prendre des nouvelles du monde extérieur, s'introduire dans la vie des autres sans forcément y avoir pensé, agrandir son réseau et son champ de vision sans aucune retenue. Pour s'ouvrir aux autres, à leur manière de vivre, de penser, de regarder et implicitement c'est une façon de leur montrer sa manière d’être, voire même de les inviter tacitement à connaître ce procédés sans forcément tout exhiber, comme l’énonce Gérard Wajcman, Chronique du regard et de l’intime : « […] par la fenêtre, c’est le monde qui rentre chez soi, en soi, qui vient à soi, qui nous entraine, même fatigué, vide de tout désir, qui vient, par la fenêtre, nous arracher à nous-même. Entre voir le monde de sa fenêtre, donc à distance, et le monde qui s’impose à nous, qui entre violemment par la fenêtre, nous saute à la gorge, au visage, aux yeux, autant de figure à débrouiller. »38 La fenêtre née à la Renaissance, est la fenêtre de la peinture, du tableau, celle inventée par Léon Battista Alberti, humaniste, écrivain et théoricien de la peinture, peintre du XVe siècle. Chez Alberti, cette fenêtre est source de narration représentative du monde, elle nous ne fait pas découvrir la nature mais l'histoire. La peinture sera pour sa part une manière de montrer, de prouver voire même d'archiver l'histoire passée. Le travail pictural va lui permettre de figer un moment de sa vie qui lui est cher. Il écrit vers 1435, dans De Pictura, mentionné précédemment : « Je trace d'abord sur la surface à peindre un quadrilatère de la grandeur que je veux, et qui est pour moi une fenêtre ouverte par laquelle on puisse regarder l'histoire. »39 Le texte peut être considéré comme fondateur de la représentation picturale occidentale, c'est aussi par ce traité qu'apparaît la première formulation claire du principe de la perspective. Mes créations ne cherchent pas à montrer la vie qui m'entoure comme un mémoire pour que ces images s'archivent dans toutes nos pensées, mon désir est de représenter mes sensations émotives de manière plastique grâce à la matière et la couleur. Le langage est différent car il ne s'apparente plus à la réalité mais à des sens plastiques visuels. Le fait de toucher la matière me donne l'impression de « contrôler » mon travail. La matière se soumet à mes gestes tactiles sans aucun outil apparent. J'ai l'impression d'être plus ancrée dans la création. Il y a un jeu de corps à corps sans aucune limite, comme une 38 Gérard Wajcman, Chronique du regard et de l’intime, Paris, éditions Verdier, 2004, Collection Philia, p.10 « fenêtre sur rue ». 39 Léon Battista Alberti, De Pictura (1435), réédité par Jean-Louis Schefer, Paris, éditions Macula, Collection la littérature artistique, 1992, p.115. 76 CHAPITRE II La dissolution du raffinement vers un travail volontairement imparfait « interactivité ». Les sensations du toucher me guident plastiquement jusqu'à trouver le bon achèvement, la matière se façonne pour donner sens mais pas forcément forme. Lorsque je travaille, la peinture fusionnée à la matière s'organise toute seule sur la surface en fonction de sa densité. Je me suis perfectionnée dans le milieu de la mode, et dans cet environnement nous devons être extrêmement rigoureux, soignés et perfectionnistes. Du coup, le fait de travailler la matière me procure une totale source de liberté. Cette liberté je la trouve en alourdissant progressivement la pâte. La matière, soudain détachée de la référence au monde et du poids de la figure, acquiert une surprenante densité, presque une autonomie. Ce sentiment peut s'apparenter à « l'élan vital » dans l'expressionnisme. Cependant je ne cherche pas, comme ce courant artistique, à déformer la réalité pour inspirer une réaction émotionnelle. La matière est devenue une décharge d'émotions. Lorsque je travaille, mes toiles sont mises à même le sol, pour que les substances ne tombent pas. Ce détail est important car la peinture est ainsi devenue un « lieu » de parcours gestuel, un « espace » pictural qui n'a plus rien à voir avec un tableau de chevalet. Le sol est devenu le site de production ; comme l'écrivait Harold Rosenberg, dans un article du magazine Art News publié en 1952 : «(...) la toile comme une arène dans laquelle agir...»40 Nous rentrons véritablement dans la toile avec les substances. La texture même de la peinture avec son épiderme, son encroûtement, son feuillage, domine et entraîne le reste. Avec la matière, je me lance dans un corps à corps sans réserve avec la toile. Je « m'affronte » avec la pâte et « attaque » l'espace à la manière d'un ornemaniste. 3.4. La matière, un champ libre de symboles Les matières fraîches laissent apparaître avec le temps des coulures comme celles de Jackson Pollock, mais ajoutées à la matière épaisse, en séchant, elles fusionneront avec celle-ci sans rien laisser deviner. Jackson Pollock a développé dans sa peinture une abstraction de plus en plus intériorisée et mentale, ce qui n'est pas l'objectif de ma recherche. Pareillement à son travail, je peins à même le sol sur des grandes toiles sans pinceaux. Je cherche à m’éloigner également des outils traditionnels de la peinture de 40 Harold Rosenberg, The American action painters, in tradition of the New, (célèbre déclaration dans son article de décembre 1952) New-York, éditions Horizon Press, 1959, p.59. 77 PREMIÈRE PARTIE Les fondements de l’attirance du bustier, fuite pour un travail pictural informel et matiériste chevalet : « Je préfère le bâton, la truelle, le couteau et la peinture fluide que je fais dégoutter, ou bien une pleine pâte de sable, du verre brisé et d’autres éléments étrangers à la peinture »41, déclarait Jackson Pollock en 1947-1948 dans l’unique numéro de la revue Possibilities. Avec ses Dripping, il manie des bâtons qu'il trempe dans la peinture, puis qu'il agite sur toute la surface. L’artiste utilise aussi des pots de peinture percés d'où il laisse dégouliner la peinture. Sa peinture n'intervient que selon un mouvement de va-et-vient, de balancement ou de tourbillon sur toute la surface du tableau. Les tâches colorées se superposent les unes aux autres en laissant apparaître toutes les coulures comme giclées à même le sol. L'artiste laisse de côté le travail de la peinture de chevalet, telle que la « fenêtre d'Alberti » et une représentation du monde respectant les codes classiques de la composition, la couleur et la forme. Les Dripping de peinture ne laissent rien deviner ; nous sommes face à une superposition de coulures colorées qui nous séparent de la réalité, c'est le « all over »42. Plus rien n'est identifiable. Comme si la réalité avait été enfouie pour laisser place à un champ libre de symboles plastiques que chaque spectateur pourra à sa manière interpréter. Semblablement à cet artiste je procède au recouvrement de la totalité de la surface de mes toiles. Je travaille la forme maladroite du bustier avec un mélange de matières et de couleurs sur la toile au sol en étant positionnée au-dessus. Il y a un rapport du corps à la toile qui est inévitable. Ce n'est plus le contact de la main à la toile qui est en jeu mais le corps lui-même avec toutes les charges d'émotions liées directement à la création. Á l'instar de Jackson Pollock, j'induis un rapport autre à l’espace puisque l’artiste travaille au sol dans une relation non plus de vis-à-vis avec sa toile, mais de domination de celle-ci, telle la peinture Embrasements des excès créée en 2007. Ce qui explique le choix des toiles de très grande taille est à considérer au regard du tableau de chevalet. Le changement d'échelle de support de travail pousse forcément plus d'énergies émotives vers la toile, comme une décharge. Produire une peinture sur un chevalet et une à même le sol nous encourage à ne pas investir les mêmes difficultés matérielles et émotionnelles, je pense que nous pouvons même parler de peintures latentes et de peintures physiques. Le dynamisme pour la création d'une toile de même taille de chacune de ces deux styles ne sera donc pas le même. Cette manière de travailler à même le sol conforte l'idée de ce rapport au corps. « De cette façon, dit le peintre, je peux marcher tout autour, à travailler à 41 Pierre Daix, Pour une histoire culturelle de l’art moderne, Le XXème siècle T2, Paris, éditions Odile Jacob, 2000, p.289. 42 Michèle Pichon, Esthétique et épistémologie du naturalisme abstrait : Avec Bachelard : rêver et peindre les éléments, Paris, éditions l’Harmattan, 2005, p.179. 78 CHAPITRE II La dissolution du raffinement vers un travail volontairement imparfait partir des quatre côtés, et être littéralement dans le tableau. C’est une méthode semblable à celle des Indiens de l’Ouest qui travaillent sur le sable. »43 Du sol au mur, il y a là une radicale subversion de l’espace. Pour Jackson Pollock, le travail au sol est comme celui sur un mur car il n'y a pas de limites frontales qui incitent l'artiste à se résigner sur une finalité de l’œuvre picturale, ainsi paradoxalement, nous pouvons même dire que le mur, c’est le sol : « J’ai besoin de la résistance d’une surface dure. »44 Nous suggérons que la peinture peut être prolongée mentalement au-delà des limites de la toile, qu'elle n'est qu'un fragment d'un monde qui se poursuit au-delà. Nous développerons cette hypothèse au cours du chapitre sur la temporalité. À l'intérieur de la surface du support, je peins avec tout mon corps comme une épreuve émotionnelle et physique. Debout, j'ai une vision « aérienne » comme si je pouvais plonger dans celui-ci. La vue en hauteur me laisse maîtriser mon travail de manière différente de celle que nous avons l’habitude de connaître et pratiquer. Je laisse la peinture se fondre à la matière à distance de la toile durant la genèse de l'œuvre. L'espace n'obéit plus aux lois de la pesanteur. Le fond et la forme se confondent et sont même abolis. C'est ainsi que « l'œil » ne parvient pas à démêler le « sens » du tableau mais en déduira sa propre interprétation grâce à ces sens. Il prend conscience que cette profondeur physique est impénétrable et revient à la surface du plan avant de repartir pour une nouvelle exploration, sans fin. Cette perception impossible par moments est au fondement de l'œuvre, à l'instar de Jackson Pollock : « Peu importe la manière dont la peinture est appliquée du moment que quelque chose a été dit »45. 43 Georges Bernier, L’œil, Paris, éditions Broché, 2008, revue d’art mensuelle, numéro 598 à 601, p.24. Jamake Highwater, L’esprit de l’aube : Vision et réalité des Indiens d’Amérique, Paris, éditions l’Âge d’Homme, 1984, Collection Cheminements, p.119. 45 Association Kubaba, collectif : Sydney Aufère, Nathalie Bosson, Roberto Bertolino, D'âge en âge, Paris, éditions l'Harmattan, 2008, p.90. 44 79 PREMIÈRE PARTIE Les fondements de l’attirance du bustier, fuite pour un travail pictural informel et matiériste 46 Figure 21 : Jackson Pollock, Reflection of the Big Dipper, 1946, 111 x 91,50 cm, Musée Stedelijk, Amsterdam, peinture à l’huile. Figure 22 : Farah Kartibou, Embrasements des excès, 2007, 85 x 69 cm, Paris, techniques mixtes. 46 Source : http://pollock.free.fr/Grand1_1.htm 80 PREMIÈRE PARTIE Les fondements de l’attirance du bustier, fuite pour un travail pictural informel et matiériste La rigueur et la contrainte étouffent mais elles sont à l’origine d’une source créative. Elles stimulent la recherche pour la mise en forme de ce qui nous transcende. La recherche inventive n’est-elle pas plus pertinente au fils des obstacles rencontrés ? Le frein devient similaire à un élan innovant, c’est l’existentialisme de Jean-Paul Sartre. Selon une citation de L’Être et le Néant, l’homme est même « condamné à être libre »47. La liberté est toujours en situation, mais elle ne dépend pas de cette dernière. Elle a, dans la nature humaine, une assise plus profonde. Il est fondamental de trouver un moyen de liberté qui transcende pour ne pas sombrer. Le milieu du travail comporte des facteurs humains, relationnels ou proprement professionnels qu’il est primordial de compenser. Le milieu de la mode en particulier est dominé par les préjugés. Tout est leurre et cette réalité effrayante n’a pas de limite. Il est nécessaire de prendre du recul, et créer un autre monde, parallèle au réel, ce que nous appelons en psychologie, la « dissociation ». Dans mes réalisations, l’informe et la matière sont les éléments déclencheurs de cette rupture, la non représentation de la forme figurative, en contradiction avec les idées reçues. Le spectateur regarde au-delà de l’œuvre et produit sa propre réalité. Le langage et la pensée sont les fondateurs de cette nouvelle identité. La matière est un élément essentiel car elle est le lien entre notre esprit/âme et le support où elle sera déposée. Porteuse de divers langages, elle est cette preuve d’un moment donné qui ne peut se répéter, empreinte d’une pensée fugitive. Elle est cette liberté de vivre, sans limite et sans retenue. Envahissante et parfois repoussante, elle est également le miroir d’une réalité refoulée qui transparaît à travers la toile comme signature. 47 Peter Royle, L’homme et le néant chez Jean-Paul Sartre, Québec, Presses Université Laval, 2005, p.12. 81 PREMIÈRE PARTIE Les fondements de l’attirance du bustier, fuite pour un travail pictural informel et matiériste 82 CHAPITRE III La peinture fusionnelle au textile et au corps de celui qui la porte 83 PREMIÈRE PARTIE Les fondements de l’attirance du bustier, fuite pour un travail pictural informel et matiériste La couleur occupe une place importante car elle est le reflet de ce que nous véhiculons. Elle devient l’alliée de la peinture informe et matiériste. La couleur peut se dissocier de la matière. Est-elle un moyen de transgresser la fantaisie ? Ou est-ce un médian d’enfreindre les opinions qui lui sont associées ? La couleur unit au reste de la création, en résulte une multitude de questions dues au processus de fabrication. Elle devient un ingrédient du reste de la toile en concordance avec la matière. C’est le début d’une fusion entre deux éléments fondamentaux à l’œuvre qui se font écho, qui permet de voir plus loin que ce qui nous est montré comme les travaux de Simon Hantai. L’interaction de l’informe, de la matière et de la couleur se fait dans un temps donné. Si les délais de fabrication ne sont pas respectés, l’œuvre ne peut pas exister. La création devient témoin d’un moment. C’est pourquoi il est important de donner vie à son idée rapidement, avant qu’elle ne s’envole. La peinture devient l’empreinte du geste et de l’action de l’instant. Elle est comme le fossile d’un évènement précis qui ne peut se réitérer. Le hasard est un élément important de à l’acte de création. Faut-il choisir son moment de création pour ne pas faillir au principe fondamental de l’œuvre ? C’est le plus souvent dans les moments de trouble que naissent les merveilles : « le hasard fait bien les choses »48. Qu’en est-il alors de la création artistique ? Fusionnelle au corps, la toile est liée à celui qui la porte. Le support devient un prototype découpé dans de la vraie toile, en suivant les règles techniques de stylisme et de modélisme. Comme un body art vivant, la toile va s’ajuster au corps et en dissoudre les interdits. La question du corps est au cœur des religions qui lui donnent une image très négative. Unir la création au corps, directement, sans barrières, est une manière de lui donner une existence sans artifice. Pour Paul Ardenne, dans L’image et corps, 2001, l’art corporel est un moyen de s’exclamer, de revendiquer et de mettre fin à tous les tabous qui sont liés au corps. L’extérieur du corps, l’enveloppe charnelle, est montré sans vergogne, tandis que l’intérieur, la chair provoque le dégoût. Jana Sterback propose l’inimaginable : porter des vêtements de chair, à même le corps, sans barrières. 48 Walid Amri, Poèmes en liberté, Paris, éditions l’Harmattan, 2002, p.11. 84 CHAPITRE III La peinture fusionnelle au textile et au corps de celui qui la porte Section 1. La couleur restreinte à la ligne et à la forme, livrée à ellemême 1.1. La sensation colorée, les prérogatives de la couleur Parallèlement à ce travail sur l'informe et la matière, se développe une démarche à travers la couleur. D'où vient la couleur des objets que nous percevons ? C'est de la lumière elle-même que naissent les couleurs. Les couleurs correspondent à des vibrations ayant des vitesses, des longueurs d'onde et des rythmes différents. Le soleil produit une lumière blanche qui renferme toutes les couleurs du spectre lumineux. Les objets colorés contiennent des pigments qui absorbent ou réfléchissent une partie de la lumière reçue : une peinture, par exemple, nous apparaît rouge parce que ses pigments réfléchissent la partie rouge de la lumière et absorbent toutes les autres couleurs. La perception des couleurs dépend de plusieurs facteurs comme l'environnement, l'âge et la culture. En effet, les couleurs existantes dans la langue française peuvent ne pas exister dans une autre, comme dans la culture arabe où le vert et le bleu sont assimilés à la même couleur. Pourtant, il existe un terme pour désigner le vert et un autre pour désigner le bleu mais la population considérera ces deux couleurs comme identiques. La sensation colorée est différente chez toutes les personnes, ce qui fait d'elle une expérience émotionnelle et psychologique très personnelle et subjective d’où l'expression : « les goûts et les couleurs, ça ne se discute pas »49. Les couleurs dans les tons chatoyants, chaleureux et zélateurs sont appelées « couleurs chaudes » tandis que les autres sont les « couleurs froides ». Les couleurs chaudes comme le soleil ont un effet stimulant contrairement aux autres. Les couleurs font parties de notre quotidien. Elles alimentent notre regard et, comme la lumière, elles influent sur notre comportement et surtout notre humeur. Si les couleurs n'existaient pas, notre univers serait bien triste parce qu’il en existe beaucoup, plus que l’imagination n’en conçoit. À l'exception de quelques personnes, l'être humain est généralement gai lorsque la lumière est resplendissante. La couleur est un facteur naturel d'énergie, comme un canal entre la lumière et notre vision de celle-ci. Les couleurs ont une signification et provoquent en nous des sentiments particuliers. Cette perception des 49 Michel Onfray, Antimanuel de philosophie : Leçons socratiques et alternatives, Paris, éditions Bréal, 2001, p.73. 85 PREMIÈRE PARTIE Les fondements de l’attirance du bustier, fuite pour un travail pictural informel et matiériste couleurs est liée bien évidemment aux codes de notre société, d’où une prise de conscience que nous sommes parfois « formatés » comme si telle couleur ne pouvait pas exprimer autre chose. Les couleurs ont un rôle thérapeutique, nous parlons de chromothérapie. La chromothérapie est une méthode d'harmonisation et d'aide à la guérison naturelle des maladies par les couleurs. Cette démarche met en avant que notre perception colorée peutêtre intériorisée, exerçant une influence physique, psychique et émotionnelle dont nous ne sommes généralement pas conscients et qui permet à notre énergie vitale d'atteindre un état facilitant grandement l'auto-guérison. Ainsi la couleur, grâce à un ensemble de codes, devient un langage, une décharge d'émotions et même un moyen de communication. La couleur visible dans une peinture peut s'apparenter à une ligne, à une forme et à un fond. Elle peut être le cœur de l’œuvre, accessoire ou bien soutenir la composition. Parfois elle décore le tableau. Elle représente à sa manière la vision qu’a l'artiste du monde. Les couleurs représentent l'univers de l'artiste et contrairement au trait et à la signification, la couleur est porteuse d'une transgression : elle peut en un regard séduire, troubler ou choquer. Les couleurs dans les toiles de Jackson Pollock avec leurs dimensions considérables, vont jouer sur la superposition des coulures en faisant varier les degrés de luminosité ce qui, avec la variété des tonalités utilisées, va susciter différentes sensations. Les tâches de couleurs acidulées collaborent avec le cerne noir, donnent du dynamisme mais abolissent la profondeur de champ et reconstruisent un espace autre que celui de la vision traditionnelle. 1.2. L’absence des lignes et des délimitations de la forme La couleur est le principe fondamental dans mes travaux. Les coloris y ont une qualité unique, et les nombreuses bizarreries d'exécution comme les bustes déformés peuvent s'expliquer par la fonction remplie par les couleurs. Ce n'est pas le contour qui crée l’objet, c'est la couleur comme une « expérience poétique »50. Celle-ci est répartie également dans tout le tableau, ce qui donne une impression de densité. La peinture n'est pas composée, elle est construite par des taches de couleur isolées. Les contours sont vagues, irréguliers, indécis, car ils servent à établir la liaison entre deux couleurs voisines. Les créations sont fondées de matières associées pendant qu'elles sont encore fraîches à la 50 Guy Lecerf, Le coloris comme expérience poétique, Paris, éditions l’Harmattan, 2014, p.3. 86 CHAPITRE III La peinture fusionnelle au textile et au corps de celui qui la porte couleur. Ce mélange crée la forme difforme du bustier sans avoir recours à la ligne avec les détails qui s'estompent. Les volumes des bustes féminins n'apparaissent que par les jeux colorés. Aucune sensation de perspective n'est visible. La couleur joue un rôle décisif : elle donne à voir la spatialité. Avec Nébuleuse Illusion élaborée en 2009, j'ai cherché pour la première fois à travailler sur des contrastes « froids ». Dans mes précédentes peintures j'avais pour habitude de n'utiliser que des « couleurs chaudes », pour faire une expérience nouvelle, j'ai choisi des « couleurs froides », comme l'argent, le vert et le bleu. Les volumes (le corps) du personnage s'estompent à travers le paysage jusqu'à n'en dissocier aucun contour. Seul le buste est visible par l’opposition entre les couleurs argent et noir. Ce buste est mis en valeur par la bordure de même couleur. Ces contrastes sont à l'origine de la mouvance du tableau : le paysage s'agite face à l'immobilité du bustier. Contrairement au travail des impressionnistes, le phénomène spatial n’est pas appliqué avec la longueur d'onde dans la sensation « proche-loin ». La dissonance du « clair-obscur » est décisive, en exaltant la sensation colorée jusqu'à en arriver à une abstraction. Un renversement troublant s'opère de l'espace et de l'ordre des choses. L'absence des contours dans la toile met en valeur le cadre. Dans le domaine de l’art pictural, le cadre est la limite de l'image. Initialement, il fait référence aux bords du tableau en peinture. Par extension, il désigne ce qui est montré à l'intérieur de ces limites mais aussi souvent l'encadrement réalisé par une bordure. Les premières peintures ont été encadrées. C'était une obsession, dès que la réalisation était achevée je l'enfermais dans un cadre, en harmonie avec les couleurs de la toile. Ai-je compris peu à peu que le cadre « étouffait » la peinture. Elle était comme prisonnière d’elle-même. Le cadre était plus présent que le travail lui-même. Aujourd'hui, je cherche à ce que tous les éléments structurels concourent à la mise en valeur de la peinture. J'élimine le cadre et je peins systématiquement les bords repliés de la toile. Cette décision de supprimer le cadre et de peindre les côtés participe au projet d'inscrire les peintures dans un dispositif visuel d'ensemble, tant par la couleur que par la différenciation subtile introduite entre le plan du tableau et l'espace environnant. La concordance entre la couleur des côtés et celle du plan frontal atténue la cassure introduite par le châssis et remet l'accent sur le plan du tableau. Ce phénomène a été développé, jusqu'à en délaisser le châssis et ne travailler que sur la toile à même le sol. 87 PREMIÈRE PARTIE Les fondements de l’attirance du bustier, fuite pour un travail pictural informel et matiériste Dans Nébuleuse Illusion, l'argent, couleur lumineuse aux côtés, s'ajoute à celle du fond du tableau pour mieux libérer les formes noires dominantes. Ces teintes sombres semblent se décoller de la surface, et cela tient notamment à la réduction de l'armature sous-jacente. Ce phénomène est mis en valeur par les morceaux de miroir qui intensifient la clarté de la couleur argent face à la lourde substance noire. Ce mélange de matière et ce jeu de clair-obscur mettent en avant les formes sans avoir recours à la ligne. La planéité de la peinture est repensée grâce aux vibrations colorées. Figure 23 : Farah Kartibou, Nébuleuse Illusion, 2009, Paris, 130 x 97 cm, techniques mixtes. 1.3. La planéité de la peinture L’expression de la couleur par le biais du contraste ou de la comparaison, présents dans le travail pictural de Mark Rothko, m’intéresse. Dans une toile de 1962 conservée dans la collection de Robert et Jane Meyerhoff, Mark Rothko montre que le bleu peut être éclatant et avancer ou assourdi et reculer. C'est une dynamique de la couleur par le contraste, d’après Doerner, dans la courte section dédiée à la théorie de la couleur : « Les couleurs chaudes semblent avancer, les couleurs froides reculer. De plus, les couleurs saturées aussi 88 CHAPITRE III La peinture fusionnelle au textile et au corps de celui qui la porte semblent avancer, ainsi que celles qui sont utilisées sous forme de glacis ou de passage colorés très opaques […] Les couleurs complémentaires d'intensités égales qui sont juxtaposées et couvrent des surfaces équivalentes, par exemple un jaune juxtaposé à un bleu de force égale, sont déplaisantes à l'œil sensible. »51 Dans Rose et vert conçue en 2009, un grand rectangle rose s’oppose à une bordure verte étroite et régulière, jouant du contraste des surfaces. Bien que la surface moins homogène du vert soit assez pâle, elle forme un contraste avec le rose vif, afin de traiter la question de la valeur tonale et de la couleur en soi. Avec Nu allongé créée la même année, le corps de la femme n'apparaît pas immédiatement. Il se fond dans les tracés au couteau en acrylique. Au séchage la matière donne un relief à la substance, recouverte de noir par endroits. Le noir met en évidence les différentes teintes vertes et les camoufle à la fois. Ces couleurs opposées, laissent naître une harmonie colorée très agréable au regard. La forme du corps semble difficile à deviner parce qu’il est placé à l’horizontale. En observant méticuleusement, apparaît clairement un élément : les fesses. Les formes rondes attirent notre regard, par la suite notre imagination tente de délimiter le reste. La bande bleue autour de la toile vibre harmonieusement et confère de la vivacité. Dans ces deux peintures il n’y plus de référence au réel et à une surface plane. La construction formelle de l'espace, l’effet de perspective ait été exclu, toute référence au monde réel en trois dimensions ait été volontairement évacuée, nous avons malgré tout une sensation de profondeur. Cette sensation a pour origine l'interactivité entre les couleurs qui se repoussent visuellement en avant ou en arrière du plan réel du support. Dans les œuvres figuratives, la forme et la perspective, la sensation d'espace, l'effet d'éloignement ou de rapprochement grâce à l'utilisation de la couleur permettent de créer une illusion d'optique. Si l’œuvre est à échelle 1, malgré le support et la surface plane de la toile, les volumes se créent comme si une autre réalité s'offrait à nous, ce qui permet de mettre au jour l'illusion d'une troisième dimension, c'est à dire d'un sentiment de volume et de profondeur sur la surface plane de la toile. Braque et Picasso se sont ainsi trouvés embarrassés par la contradiction de l'illusion d'espace dans Au bon marché, 1913, Ludwig Collection, Allemagne. Les artistes ont introduit des morceaux de journaux comme s’ils étaient plus réels que les pigments. Il apparaît un léger trompe-l'œil qui suggère une illusion. Pour dissocier la surface, ils imitent la typographie. Les caractères d'imprimerie arrêtent le regard sur la surface plane comme une signature, et par effet de contraste tout 51 Collectif, Mark Rothko, Paris, éditions Paris Musées, Musée d'art moderne de la ville de Paris, 1999, p.25. 89 PREMIÈRE PARTIE Les fondements de l’attirance du bustier, fuite pour un travail pictural informel et matiériste le reste est renvoyé à une réminiscence d'espace profond ou plastique. D'autres procédés sont utilisés pour souligner la réalité de la surface, comme la simulation des veines du bois ou de la tapisserie. La peinture est repoussée dans une idée de profondeur soulignée par le caractère non représentatif des éléments ajoutés, un « détrompe-l'œil ». Les figures entretiennent un lien ambigu avec le support. L'oscillation entre surface et profondeur ne cesse d'être relancée par les différents moyens utilisés, de plus en plus abstraits pour fuir l'effet d’aplatissement de la toile. Figure 24 : Farah Kartibou, Nu allongé et Rose et vert, 2009, 220 x 110 cm, Paris, peinture acrylique. 1.4. Aller au-delà du visible par le processus de fabrication En peinture, j’essaie de fuir les formes conventionnelles pour créer une peinture propre à mes envies. Me détacher de la peinture de chevalet et peindre au sol. L’une des pratiques artistiques les plus originales quant à son procédé de fabrication est celle de Simon Hantai. Ces travaux sont similaires à des fresques murales, avec des peintures infiniment grandes et petites à la fois, chaque détail exprime un sentiment. 90 CHAPITRE III La peinture fusionnelle au textile et au corps de celui qui la porte Même si son style a beaucoup évolué au fil des années, ses dernières pratiques plastiques, qui lui ont valu d’être internationalement reconnu, émergent d’une pratique inattendue. Ses travaux sont gigantesques et dépassent notre champ de vison, comme par exemple la peinture Blancs, 1974, Collection Larock-Granoff, Paris. Cette toile donne l’impression d’être un papier peint, ce qui explique que ces travaux aient été investis sur des murs architecturaux comme dans son atelier. Le nom de la toile l’indique, les blancs sont omniprésents et se présentent de manière délimitée. Au milieu de ces blancs, partagés et séparés, se trouvent des aplats colorés. Les formes sont diverses mais se ressemblent, malgré tout. Dans ses peintures, il n’y a pas de sens de lecture, ni début ni fin, le spectateur se demande quel a été le processus de fabrication de celle-ci. Nous sommes en pleine immersion dans la toile et sa grandeur en accentue la prestance. 52 Figure 25 : Simon Hantai, Blancs, 1974, 205 x 182 cm, Collection Larock-Granoff, Paris, peinture acrylique. Lors d’une rétrospective à Beaubourg en juin 2013 par le biais d’un film documentaire, les spectateurs découvraient son processus de fabrication. Il est difficile de s’imaginer tout le travail en amont, la préparation nécessaire pour en arriver à ce résultat. La création de ses travaux se divise en deux parties. La première est celle de prendre une très grande toile blanche, de la compresser, et à l’aide d’un énorme poids à roulette, d’aplatir et de comprimer la toile en boule. Didi-Huberman dit à ce propos : « Dès lors que la toile est pliée, ce qui se passe dans le pli échappe au regard du peintre. »53 Celle-ci devient 52 Source : http://www.la-croix.com/Culture/Expositions/Simon-Hantai-la-peinture-comme-chemin-spirituel-2013-0627-979255 53 Catherine Naugrette, Le coût et la gratuité, volume 2, Paris, éditions l’Harmattan, 2013, p.136. 91 PREMIÈRE PARTIE Les fondements de l’attirance du bustier, fuite pour un travail pictural informel et matiériste similaire à une galette. C’est à ce moment-là que l’artiste applique la peinture, en badigeonnant la face plate entièrement. Puis la seconde étape, lorsque la peinture est sèche, il déplie la toile et se déploient alors tous ces aplats de couleur au milieu de cette étendue de blancs. À la vue de ces travaux, il aurait été ingénieux de s’imaginer tout ce processus. Les moyens sont un mystère qui ne se déchiffre qu’en amont. Son attachement à la couture m’a surprise ; ses travaux sont d’une minutie difficile à croire comme pour Tabula, 1980, Galerie Zlotowski, Paris. Une peinture représentative d’une infinité de carrés de taille égale peints les uns à côté des autres. L’artiste, pour créer cette verticalité, a réalisé des nœuds à l’aide de petits fils, un consciencieux travail de couturier. Ces nœuds sont disposés les uns à côté des autres, en respectant les mêmes mesures, avec une verticalité et horizontalité quasi parfaite. Puis la peinture a été appliquée au centre de ces carrés. Lorsqu’elle a été sèche, le poids a aplati le travail pour donner une planéité semblable à un espace uniforme, vide et parfait. Ces peintures font penser à de grands patchworks comme dans la couture. Les pliures laissées rappellent la découpe et l’assemblage des bouts de tissus. Les formes colorées dispersées dans les espaces blancs seraient un moyen d’unir des contrastes pour fuir l’étouffement des patchworks colorés. 54 Figure 26 : Simon Hantai, Tabula, 1980, 285, 60 x 454,50 cm, Galerie Zlotowski, Paris, peinture acrylique. 54 Source : http://enquetedimages.blogspot.fr/2013/09/les-moissons-de-lete-simon-hantai.html 92 CHAPITRE III La peinture fusionnelle au textile et au corps de celui qui la porte Section 2. L’importance du temps pictural au cœur de la conception 2.1. La peinture et le temps Le temps est un concept développé pour représenter la variation de l'univers. Il n'est jamais fixe, les corps dont il est constitué évoluent pour donner cette notion du temps à l'homme. Cette notion est imaginaire, non visible, elle rythme les êtres humains et les êtres vivants. Nous parlons de passé, de présent et de futur : trois états différents mais obligatoirement liés. Au cours de l’histoire, le concept de temps a changé en s'adaptant aux idéologies de chaque époque. Il en a découlé une variété des notions du temps. Elles ont évolué jusqu'à en arriver aujourd'hui à ce que tous les individus se basent sur la même mesure du temps. Cependant, même si nous sommes presque tous réglés sur la même notion et que le temps reste une propriété fondamentale de notre univers, il est très délicat de préciser celle-ci. Il est impensable de croire que les sociétés puissent s'abstenir de la mesure du temps. Il rythme notre quotidien professionnel et personnel et nous permet d'être en société. Le questionnement sur le temps est délicat à montrer. En regardant mes peintures, il se passe quelque temps avant de discerner les formes. Le travail de la matière et de la couleur montre que l'objet, le plus souvent le bustier, quitte l’univers raffiné qui lui est habituellement dévolu pour un autre complètement opposé. L’objet sera moins reconnaissable dans ce changement de milieu. D’après René Démoris : « L'effet de la peinture fait plonger brutalement les spectateurs. Il est là-dedans déjà question du temps de voir. Ce qui m'intéresse d'abord ici, est que, dans cette stratégie de dissimulation, l'instant où je puis dire : « ceci est... » rend sensible, en l'articulant, le temps nécessaire à la découverte de la toile, marque une transition entre un avant et un après, me montre aussi ce que j'aurais manqué si j'avais jeté sur l'œuvre un regard trop rapide. Elle pose aussi la question de l’« interprétation » de la toile et m'entraîne à la recherche d'autres indices. »55 En appliquant cette remarque de René Démoris, il se crée une obligation d'attendre pour identifier les indices du tableau. La composition est organisée pour en arriver à un déchiffrement progressif et à une certaine réjouissance. Ce temps nécessaire pour identifier 55 René Démoris, La peinture et le « temps du voir » au siècle des Lumières, Fabula / Les colloques, Littérature et arts à l'âge classique 1 : Littérature et peinture au XVIIIe siècle, autour des Salons de Diderot, par René Démoris, URL : http://www.fabula.org/colloques/document634.php. 93 PREMIÈRE PARTIE Les fondements de l’attirance du bustier, fuite pour un travail pictural informel et matiériste le volume est un plaisir de recherche picturale. L’œuvre devient donc inévitablement liée au temps par la prolongation du temps de découverte du sujet de la toile. Bien évidemment, si le sujet avait été peint de manière classique, l'observateur n'aurait pas forcément eu l'envie ou même la curiosité d'admirer en détail ; ou bien le contraire. La surprise aurait été moindre. L’observateur attentif serait resté fugitif face au véritable sujet de l’œuvre. L'une des préoccupations majeures est celle de voir perdurer la peinture. Comment celle-ci va-t-elle évoluer au cours des années ? J’utilise des matières épaisses et j'emploie des substances organiques. Dans Atypie Zigue (p.73), j'ai appliqué de la semoule et de la chapelure. Beaucoup, s’interrogent sur les moyens utilisés. En leur répondant que c'est de la semoule et de la chapelure, la pensée qui leur vient à l’esprit est que c’est périssable. Je leur affirme le contraire et ils semblent être surpris. La semoule sèche en restant compacte et se durcit à la toile. Par la couleur marron qui la couvre elle ressemble, comme le disent certains, à du crumble. La chapelure semble plus légère et se craquelle. Ces deux matières se fusionnent aux autres substances. La chapelure se combine pleinement au tissu. Elle s'incruste même dans la toile et ne se décolle jamais, même en agitant celle-ci. 2.2. L’œuvre pérenne et intemporelle La création artistique peut être assimilée à la synthèse de la fabrication et de l’action au sens d’Aristote, c’est-à-dire de l’énergie créatrice et du produit. Le spectateur apprécie la contemplation d'une œuvre, elle sera pour lui une réalité distincte de la sienne. Mais cette réalité restera ambiguë parce qu’elle est le prolongement d'une vision, elle est la puissance de l'imagination et des sentiments. L’œuvre d'art confère la permanence de la chose à la fugacité de l’inspiration et du geste artistique. Elle survit à l'artiste comme les choses qui l'entourent, elle devient donc une réalité indépendante de l'imagination humaine. L'art ouvre notre imaginaire vers un autre monde. Il est existentiel à condition qu'il soit une continuité de la contemplation. Contempler n’est pas coïncider avec les affects de l’artiste. Lorsque le spectateur regarde une œuvre, elle le libère de l'urgence de l'instant, elle lui permet de contempler la condition humaine, de le faire réagir le plus souvent. Dans ce cas, la contemplation esthétique n'est pas une forme soustraite au temps, elle devient intemporelle. La tranquillité et la disposition d’esprit sont les premiers éléments nécessaires à une juste appréciation de l’œuvre d’art. De manière opposée, les œuvres contemporaines 94 CHAPITRE III La peinture fusionnelle au textile et au corps de celui qui la porte cherchent à créer une réaction positive ou négative. Cette réaction ne laisse plus dans une relative passivité et indifférence. Le rapport à l’œuvre d’art n’est plus donné mais construit. Face aux œuvres contemporaines, les réactions sont le plus souvent de l'ordre de la surprise, voire même de la dérision. Cet étonnement cherche à faire réagir sur des problématiques générales (sujets politiques, sociaux, conflits mondiaux, etc.). Il se crée ainsi une incertitude rendant le message déstabilisant. Notre jugement semble évasif dans une situation de non compréhension de l’œuvre. Notre raisonnement est-il cohérent ou bien juste le fruit de notre imagination ? Cette difficulté de non déchiffrement du sujet crée un sentiment de rejet l’œuvre. Un dialogue s’instaure. Dans Nébuleuse Illusion (p.88), le buste est construit de morceaux de miroir. La matière amène le spectateur à se refléter dans la toile, dans ce chaos de substances. Il s’observe en contemplant et devient le centre du tableau. Aucune forme n’est trop présente pour ne pas le distraire dans son rapport à la peinture. Comme beaucoup d'artistes je cherche à l’envelopper par la peinture, c’est l'expérience d'une immersion dans la couleur. Les grands formats ne sont pas pour constituer une œuvre monumentale ou grandiose, mais pour créer une relation « intime » avec le spectateur en l'enveloppant. L'œuvre est à la fois séduisante et tempérée par une sorte « d'inquiétante étrangeté ». Ainsi la peinture séduit et tient à distance. 2.3. La permanence de la chose, fugacité du geste et de l’inspiration Dans tout travail pictural, les gestes de l'artiste sont plus au moins visibles. Le traitement de la toile va les faire apparaître ou pas. Les gestes peuvent être précis ou violents, fins ou larges, raffinés ou grossiers. Chaque prononciation du geste aura une signification précise mais qui peut varier. Une œuvre plastique est le fruit de nombreux gestes expressifs. Ces gestes sont nécessairement liés à l'espace et au temps. C'est grâce à un temps donné, voulu et nécessaire, que toute réalisation gestuelle sera possible. La notion « d'espace-temps » est donc particulièrement importante en création. Dans les pensées mythiques et primitives, ces deux notions ne se distinguent pas et il existe « des » espacetemps. Chez le peintre, pas forcément le peintre gestuel, il en va de même ; le temps et l'espace du geste sont une même chose, dépendant l'un comme l'autre de l’événement immédiat du corps. D'après Maurice Merleau-Ponty : « Le temps n'est... pas un processus réel, une succession effective que je me bornerai à enregistrer. Il naît de mon rapport avec 95 PREMIÈRE PARTIE Les fondements de l’attirance du bustier, fuite pour un travail pictural informel et matiériste les choses. »56 Le but de la gestuelle des peintres est d'exprimer par l'acte immédiat un présent authentiquement vécu, un présent sans mémoire d'un passé, et sans visée d'un futur. Le présent vécu est toujours irréductiblement présent. Cependant, l'homme vit à travers un passé ou un avenir dans l'instant présent. Il lui est impossible de vivre le présent en tant qu'unité temporelle autonome. Autrement dit, le présent humain sous-entend toujours un passé. Le présent vécu des peintres gestuels implique toujours un passé malgré eux : un passé proche ou lointain, réel ou imaginaire. Le temps est celui de l'union des matières à la couleur ne rappelant aucun passé et ne tendant vers aucun futur précis : le résultat de cette fusion. Je ne connais pas les dimensions temporelles de mes actes. Les gestes deviennent intemporels. Le temps est celui d'une continuité dans le présent non lié à la durée historique. L'unité ou la synthèse de ce temps existentiel impliquerait des interventions de la conscience réflexive. Par sa nature même elle arrêterait le mouvement perpétuel et transformerait la continuité en discontinuité. Si nous pouvons parler de souvenir dans le présent, ce sont des souvenirs de mouvement inscrit dans nos corps. Sans aucun souvenir de choses perçues ou connues. Le seul souvenir est celui des gestes réalisés. Les gestes ne sont pas forcément identifiables car la matière épaisse les estompe, pourtant ils sont à l'origine des créations. Ces gestes sont indissociablement liés à l'inspiration. L'inspiration est difficile à décrire mais elle est le moteur qui guide nos gestes et nos pensées. Elle est liée à notre âme, notre psychisme et notre vécu sous forme métaphysique non visible à l’œil nu. Elle est une idée qui vient du plus profond de nous. Elle peut jaillir des profondeurs de façon incontrôlable. L'inspiration est donc liée aux idées et celles-ci peuvent être multiples jusqu'à, par moment de fatigue le plus souvent, devenir confuses. Lors de la création d'une toile les gestes se lient à cette inspiration furtive qui se dévoile à mesure que la création évolue. Cette inspiration surgit sous forme d'images, il faut donc être très réactif à la vue de celles-ci car elles disparaissent aussitôt, c'est pourquoi un très grand nombre d'individus notent sur papier les apparitions liées à cette inspiration fugitive. Par moment, elles sont tellement rapides qu'il est impossible de les noter. L'instant de ces idées finit par sombrer dans le vide que constitue le passé face à la frustration du présent de n'avoir pas eu le temps de réagir. Mais parfois un événement peut nous ramener cette idée, procurant un réel soulagement. 56 Véronique Dereyx, L'éveil à la danse chez le jeune enfant : pédagogie éducative , Paris, éditions l'Harmattan, 2005, p.283. 96 CHAPITRE III La peinture fusionnelle au textile et au corps de celui qui la porte 2.4. La dynamique du hasard Le hasard peut jouer un rôle essentiel dans la création artistique, son intervention incite à chercher, à essayer de donner forme et à appréhender ce qui ne se définit pas encore dans la perception. D’après André Breton : « Le hasard serait la forme de manifestation de la nécessité extérieure qui se fraie un chemin dans l’inconscient humain.»57 Atypie zigue (p.73), est un exemple de la théorie du hasard. La matière évolue à l’aventure d’un enchaînement qui paraît se faire tout seul. Un travail spontané, suivant un flux automatique, quasi inconscient. Une impression visuelle de surgissement apparait, d’éclat de la matière. La blancheur centrale paraît venir en avant, vers l’espace de l’observateur. Cet effet est spatial autant que temporel. Le résultat immédiat se manifeste à l’improviste, alors que le reste de l’image ne se montre que graduellement, en laissant néanmoins une bonne partie de l’œuvre dans l’indéfinissable. La poitrine de gauche dénudée est un élément majeur pour l'identification du bustier. Nous sommes dans des sociétés très puritaines, et un seul élément hors norme pousse immédiatement l'observateur à définir l'objet. Nous pouvons traduire ça comme un étonnement : « Pourquoi le personnage est-il nu d'un côté ? Ou bien est-ce juste un hasard ? » Cette partie du corps volontairement dénudée provoque un questionnement. L’idée d’un buste est plausible, de même qu’un obscur paysage au-dessous duquel nous devinons la chevelure d’une femme. Quant au reste, comme le visage, sa reconnaissance est discutable. S’il y a une figure, c’est par projection. L’esprit peut modifier le contenu du sujet. La peinture se situe au-delà des limites de la représentation. Elle échappe au déterminisme de la raison et laisse émerger l’impulsion dynamique de forces non maîtrisables. La toile devient un parcours pictural recouvert d'indices. L’évolution aléatoire du tableau n’est pas indépendante. Cela compose une des conditions les plus récurrentes de la genèse aventureuse de mes créations visuelles. En ce sens, le hasard parvient à tisser un rapport assez étroit avec l’inconscient et avec des sensations non maîtrisables. Le hasard crée des effets éloignés de ce que j'aurai imaginé au départ. Il est un allié qui harmonise la matière et la coloration au support choisi. Les accidents de la matière acquièrent du sens par leur impulsion à déchaîner les forces obscures ou méconnues de soi. Ces accidents non contrôlés sont le fruit de la fusion de la matière et de la couleur. En séchant, le résultat est complètement opposé à celui 57 Jean Weisgerber, Les Avant-gardes littéraires au XXème siècle, Bruxelles, éditions John Benjamin Publisching Compagny, 1984, p.520. 97 PREMIÈRE PARTIE Les fondements de l’attirance du bustier, fuite pour un travail pictural informel et matiériste produit. Durant la création, leur visibilité et leur lecture peuvent changer, il se produit comme des interactions chimiques. Pour Atypie Zigue (p.73), le mélange de la chapelure à l'eau colorée a formé un « amas coloré » mais au fil des jours, avec le temps, il s’est craquelé. Ce craquèlement est devenu comme une écorce. Avec le séchage, elle s’est unie à la toile sans tomber. Ces expériences sont comme chimiques, mais peu importe, si le résultat bouleverse l’intention initiale. Le sujet se désincarne de son acte pour laisser l’œuvre surgir. C’est une émergence intentionnelle et potentielle pour la matière. J'accorde une place importante au hasard, c'est moins dans l'optique surréaliste de l'automatisme que dans le sens d'une utilisation des matériaux. La notion est ici comprise comme le moyen d'investigations et de découvertes qui font de la peinture le résultat d'une aventure. En parfaite opposition avec la conception classique de l'œuvre d'art, envisagée comme matérialisation d'un schéma mental préexistant, les travaux sont faits d'inconnu. 98 CHAPITRE III La peinture fusionnelle au textile et au corps de celui qui la porte Section 3. La fusion de la toile peinte au corps humain 3.1. La peinture Bling-Bling, 2009 Bling-Bling était une toile blanche en coton sur châssis. La réalisation de cette peinture s’est faite en plusieurs étapes. Le façonnage du personnage fut créé d’un camaïeu de magenta, recouvert de corail noir. La toile était devenue quasi noire. Le drapé en satin vert apparaissait au milieu du personnage doré. Ce premier résultat n’était pas satisfaisant, quelques mois plus tard, la peinture fut achevée. La toile à même le sol était pleine d’eau. Elle fut petit à petit absorbée par la chapelure, qui s’étendait sur le personnage difforme. Pendant que les matières étaient humides, je vaporisais de la bombe dorée. Quand la peinture devint sèche, les contrastes noirs donnèrent vie au personnage. Figure 27 : Farah Kartibou, Bling-Bling, peinture, 2009, 81 x 65 cm, Paris, techniques mixtes. 99 PREMIÈRE PARTIE Les fondements de l’attirance du bustier, fuite pour un travail pictural informel et matiériste Face à l’œuvre, les réactions sont semblables à celles des travaux précédents sauf que le personnage est plus visible par l’utilisation restreinte de la couleur. Il semble carbonisé et donne l'impression de sortir des ténèbres. La base de la toile est le noir grâce aux craquelures, laissant apparaître celui-ci. Le personnage est en mouvement et souhaite se détacher du fond malgré l'épaisse matière qui le constitue. Il cherche à régner face au mur sombre et statique. Le noir contourne le personnage comme s’il était propagateur de lumière. Ce personnage est habillé d'un bustier comme les autres peintures. Ce bustier est pétri d'une peinture acrylique mélangée au corail. La chapelure donne l'impression d'être une terre desséchée et assoiffée de vie : la genèse de l’œuvre. La base semble plus légère que le tissu sur de la poitrine. Cette matière en volume est plissée et contournée de boules en tissus, elles aussi vaporisées d'or. Ces éléments se situent au cœur de la toile et nous permettent de découvrir et de donner sens aux autres éléments. Comme le bustier, la tête et les bras sont étrangement traités, ils semblent minuscules ou coupés par la délimitation frontale du format. Lors de l’accrochage, le corail se mit à tomber. Contrairement à la chapelure qui s'attache à la toile, le corail, même fusionné à la peinture, tombe. Laissant apparaitre la base magenta. Cet emplacement se situe sur le ventre du personnage et évoque un certain malaise, comme si l’héroïne souffrait d'une blessure. Durant la présentation du travail, ce sentiment était tellement présent qu’elle fut vaporisée de bombe dorée pour camoufler la couleur. Puis, lors de multiples déplacements, deux autres emplacements magenta se sont créés, qui furent vaporisés. En contemplant attentivement la peinture, la vaporisation dorée laisse légèrement apparaître la couleur magenta. Cette peinture sera le catalyseur de nombreuses créations dorées et noires, c'est pourquoi j'ai cherché plus longuement à la décrire. Elle est à l'origine d'une série de travaux avec l'utilisation répétitive des mêmes couleurs et de la chapelure. Son appellation « blingbling » est une provocation au milieu de l’art car la couleur or est mal vue, et durant sa création nous entendions beaucoup parler du « bling-bling » dans les magazines, en particulier concernant les figures politiques. Dans les chapitres suivants je développerai les autres intentions de mon utilisation de celui-ci. 100 CHAPITRE III La peinture fusionnelle au textile et au corps de celui qui la porte 3.2. Le prototype Bling-Bling, 2009 En m'inspirant de Bling-Bling, j'ai créé mon premier prototype de taille 40, standard dans la haute couture, qui correspond à la taille 38 dans le commerce. Le bon dessin en adéquation avec la peinture joue sur le trompe l'œil avec ses deux pans au-devant, comme s’ils étaient superposés. Ce premier prototype fut réalisé avec une toile peinte, déplaisante par son contenu. Elle était en polyester recouverte d'acrylique foncée. Le patron fut élaboré suivant les normes strictes en modélisme, avec un barème de mesure. Il fut superposé sur la toile en polyester pour sa découpe, puis pour son assemblage à la machine à coudre. La toile peinte était très rigide et difficile à manier. Les trous de la machine marquaient très vite la toile. L'ouverture du bustier se fait grâce à un zip au milieu du dos (toutes les coutures sont égales à un centimètre près). Les coutures furent aplaties au fer à repasser pour accentuer les découpes. Le prototype fut porté comme vérification, il semblait correct. Figure 28 : Farah Kartibou, Bling-Bling, prototype, 2009, taille 38, Paris, techniques mixtes. 101 PREMIÈRE PARTIE Les fondements de l’attirance du bustier, fuite pour un travail pictural informel et matiériste En contemplant la peinture Bling-Bling, les mêmes effets plastiques ont été produits sur le bustier. Á même le sol, il fut enduit de peinture noire mouillée, parsemé de chapelure qui, au fur et à mesure, fut absorbée. L’eau s’ajoutait en vaporisant la bombe dorée. Les mêmes matières ont été réalisées avec l’utilisation d’un tissu rigide en volume sur la poitrine et les boules en tissus. Le séchage du bustier s’est effectué en plusieurs semaines pour éviter que la matière tombe. Les éléments principaux de la toile Bling-Bling s'y retrouvaient et la ressemblance était frappante ; j'étais en train de donner naissance à cette genèse de pratiques opposées. Il ne restait plus qu'à élaborer d'autres tentatives de cette union opposée pour en déduire laquelle était la mieux adaptée. C’était la première fusion de la peinture à la couture. Au lieu de coudre indépendamment et de peindre des sujets inspirés du milieu de la mode, les deux notions s’associèrent. Cela s’inscrit dans une continuité sur une déclinaison artistique d'un même vêtement fétiche : le bustier. La représentation stylisée du bustier, récurrente et répétitive, semble être un fétichisme poétique plein d'ironie. Avec cette première tentative de passer du 2D à la 3D, le bustier prend forme. Il n'est plus figé à mur, mais vit par la personne qui le porte. Toiles de polyester ou tissus vaporisés, incrustations de boules, superpositions des matières, la variété des techniques utilisées est comme une matérialisation des différents états de l’habit fashion, éphémère ou durable, fantaisiste ou immuable. L’objet bustier est trituré, déstructuré, peint, encollé, façonné, passé au filtre de diverses inspirations. Ce travail est une perpétuelle recherche de mise en forme inédite du vêtement qu’impose la mode. Une même allure avec une infinité de possibles. La transformation se traduit d’un point de vue factuel, par l’expérience revendiquée de la récupération ou l'utilisation de matières organiques comme la chapelure et la semoule. La mode fait parfois appel à des artistes pour tirer vers le statut d’œuvre d'art des vêtements ou accessoires destinés à un usage plus prosaïque. Beaucoup de couturiers se sont inspirés directement des œuvres d'artistes, comme Yves Saint-Laurent avec sa Robe Mondrian de la Collection haute couture automne, hiver en 1965, une inspiration des compositions abstraites de Piet Mondrian. La robe copie les formes et les couleurs de l’artiste moderne pour produire un vêtement fantaisiste. La création victime de son succès fut imitée dans tous les secteurs vestimentaires. 102 CHAPITRE III La peinture fusionnelle au textile et au corps de celui qui la porte 58 Figure 29 : Yves Saint-Laurent, Robe Mondrian, Collection haute couture automne/hiver, 1965, Paris, laine. 3.3. Le corps, toile vivante Le corps humain a toujours été présent en art dans la représentation des dieux, des saints, des rois, de la noblesse, des pauvres et dans des scènes historiques et mythologiques, comme pour marquer un événement à vie. Durant l'histoire, il s'est plié aux canons de la beauté et aux modes vestimentaires, en fonction du public et des collectionneurs. Le corps a traversé des millénaires, il peut être considéré comme « l'objet » le plus représenté dans le milieu de l'art. Il est montré dans une diversité de formes, de couleurs et de postures, avec une infinité d'images. Ses représentations peuvent être idéalisées ou naturelles, embellies ou enlaidies, nues ou vêtues, féminines ou masculines, actrices ou spectatrices d'une scène. Dans l'art contemporain, le corps reste un objet de représentation décisif. L'être humain dans l'art a toujours cherché à représenter de manière vraisemblable ses émotions, ses états d'âmes et son environnement, de façon pittoresque ou crue, parfois sans limites. L'utilisation du corps humain comme toile vivante peut sembler déplacé à une époque où marginaliser est déraisonnable. Pourtant, les pratiques d'ornementation corporelle existent depuis des millénaires. Le corps est le médium par excellence puisque la vie nous l'impose. Il est le lieu de nos émotions, de nos sensations et de nos idées. Chaque corps contient et reflète une identité porteuse de plusieurs sens, pas directement visibles. Le 58 Source : http://www.thetrendygirl.net/2008/06/ysl-les-modes-passent-le-style-demeure.html 103 PREMIÈRE PARTIE Les fondements de l’attirance du bustier, fuite pour un travail pictural informel et matiériste corps n'est pas anonyme, il est possible de se reconnaître dans un inconnu sans savoir pourquoi. Le comportement, la voix, ou bien même le sourire vous rappelleront votre corps. Le corps féminin est omniprésent. Il est représenté vêtu d'un bustier, devenu le support. Le bustier s'est détaché de la toile du tableau pour s’ajuster sur le corps d'une femme. Sur la photographie (p.101), la toile est en contradiction avec la peau du modèle. Sa peau semble douce, lisse et homogène face à la pâte massive du bustier. Le contraste entre les couleurs de la chair et du vêtement donne l'impression que celui-ci va se détacher. Le fond bleu accentue cet effet. La peau blanche et le pantalon noir donne de la valeur au vêtement car ce sont des couleurs que nous pouvons dire « neutres ». Le déhanché du corps met en avant la grandeur du vêtement, comme si celui-ci tentait d'aller vers le haut. Le bustier n'est pas complètement collé au corps mais semble ajusté à la taille. Il camoufle la poitrine, contrairement à son utilité première qui est de la mettre en évidence. Le vêtement s'évase au niveau des hanches comme s'il cherchait à s'allonger. Cette création n’est pas du body art car elle ne se fait pas directement sur le corps. Cependant, porter une création inspirée d'une œuvre peinte pourrait être considéré comme de l’art corporel, moins radical que celui du body art. Un art subtil qui montre et cache à la fois. La nudité est cachée non pas par de la peinture ou autres pigments, mais elle est dissimulée derrière une toile. Contrairement à d'autres démarches, le corps s’exhibe comme indicateur du corps féminin, il n'est pas présent pour devenir un matériau de création et de destruction. Une ambivalence du « montrer-cacher » se crée. Le corps met en valeur un travail plastique. D'après Paul Ardenne, dans L’Image Corps, 2001, Paris, l'art corporel qui s'est développé dans les années soixante, soixante-dix était pour les artistes un moyen de s'exclamer et de revendiquer : « Ceci est mon corps »59. C'était un moyen de libérer le corps des tabous qui lui ont toujours été rattachés, une capacité de mettre fin à tous les interdits qui sont liés à la chair, particulièrement en réaction à la religion. Dans de nombreuses religions le corps est lié au pêché, il faut donc soit le purifier soit le cacher. Ce qui explique les travaux réactionnaires d’Orlan et Jana Sterbak où le corps se pose manière violente. 59 Paul Ardenne, Sans visage, Paris, éditions Grasset, 2012. 104 CHAPITRE III La peinture fusionnelle au textile et au corps de celui qui la porte 3.4. L’intérieur du corps sublimé Jana Sterback est l’auteur d’une œuvre des plus déroutantes du siècle passé avec La Robe de Chair, 1987, Centre Georges Pompidou, Paris. Le titre fait naître une inquiétude liée à l’utilisation du mot : « chair ». Le malaise vient de la viande, de la couleur et de la découpe, rappelant les attitudes barbares. Généralement exposée sur un mannequin de style Stockman, la robe de viande de bœuf, est renouvelée à chaque présentation et se réfère à l’arte povera. L’arte povera est un courant artistique apparu en Italie dans les années 1960. Ce mouvement s’est créé en réaction à la manufacturation industrielle de masse, d’où sa définition : « art pauvre ». Ces artistes cherchent à fuir les objets industriels vers d’autres plus simples que nous utilisons tous les jours. Leurs œuvres sont réalisées de matière organique comme La Structure qui mange la Salade, de Giovanni Anselmo, 1968, Centre Georges Pompidou, Paris. Cette œuvre, construisant une création autour d’une salade fraîche, est l’une des plus connues de ce courant artistique. Pour garder l’harmonie précaire de la sculpture il faudra régulièrement changer le légume. La réalisation est donc éphémère et demande un renouvellement constant du végétal pour préserver un équilibre. Un caractère humoristique se produit par la disposition de la salade entre les blocs de granit, semblable à une grande bouche affamée qui dévore sa portion quotidienne. 60 Figure 30 : Jana Sterback, Vanités : la robe de chair pour albinos anorexique, 1987, 113 cm, Centre Georges Pompidou, Paris, viande de bœuf crue. 60 Source : http://complexitys.com/english/events/vanitas-robe-de-chair-pour-albinos-anorexique-de-jana-sterbak1987/#.U8GVgkB3F0M 105 PREMIÈRE PARTIE Les fondements de l’attirance du bustier, fuite pour un travail pictural informel et matiériste À première vue, il est difficile de croire que la robe est faite de viande. Les morceaux sont harmonieusement disposés comme s’ils avaient été cousus, sans laisser place à l’épaisseur de la « chair ». La prise de conscience s’opère lorsque notre regard s’attarde sur des détails, la matière et la couleur vieilli de la viande. Malgré son poids, portée par une femme l’impact vestimentaire est plus frappant. Cette œuvre est pleine d’audace, l’artiste a osé mettre à jour ce que nous n’avons pas pour habitude de voir porter. Ce qui se situe audessous de toutes les belles peaux féminines est retiré et exhibé. Cette viande que nous dévorons habituellement devient avec cette artiste un vêtement quelconque. Tout peut se porter, sans limite. Pour que l’œuvre soit pérenne, il faudra bien évidemment à chaque fois reconstituer la création en respectant les mêmes proportions, les mêmes découpes et les mêmes formes que l’original de 1987. Ce n’est plus la robe glamour faite par un grand couturier qui est mise au grand jour mais bel et bien la chair. L’une des chanteuse les plus provocatrice, Lady Gaga, s’est permis de porter le même genre de robe, faite par Franc Fernandez, au MTV Video Awards à Los Angeles en 2010. La robe de Jana Sterbak est faite sans manche avec un col bénitier, longue au-dessous des genoux, celle de la chanteuse reste sexy, c’est-à-dire courte, exhibant ses jambes en collants résilles avec une traîne au dos. La robe est accessoirisée d’une coiffe et de bottes. Les bottes sont ligotées d’une ficelle blanche comme un rôti. Parallèlement, Lady Gaga posait pour le magazine le plus populaire de la mode : Vogue. Une surprise pour la revue qui n’exhibe que le plus ostentatoire des genres. En couverture du magazine, la chanteuse apparait avec une robe plus érotique faite de morceaux de viande qui cachent seulement ses seins et ses parties génitales. La posture très érotisée avec le galbe de la silhouette est en contradiction de l’univers de la viande. C’est un oxymore des chairs, entre la peau douce, blanche et lisse de la chanteuse et celle râpeuse, saignante et calleuse de la viande. C’est une opposition entre la beauté plastique que cultivent les médias et celle de notre intérieur qui nous dégoûte, mais que nous mangeons. Se pose ainsi la question du dégoût de ce qui pourtant nous constitue ? La provocation de cette artiste est connue. Le monde de l’art en avait révélé une autre en 1987, un an après sa naissance, celle de Jana Sterbak. L’artiste critique de manière acide les beautés du corps pour en exposer un autre aspect : celui de notre intérieur. C’est un message provocateur pour les femmes qui en ont une image faussée. Avec cette création organique, l’artiste pointe de manière satirique ce que nous sommes en réalité : « de chair et de sang ». La mise en avant de la mort est évidente, d’où le terme vanitas souvent ajouté au nom de l’œuvre. 106 CHAPITRE III La peinture fusionnelle au textile et au corps de celui qui la porte 61 62 Figure 31 : Lady Gaga en couverture du Vogue Hommes Japan du 10 septembre 2010, viande de bœuf crue. Figure 32 : Lady Gaga au MTV Video Awards à Los Angeles, 2010, viande de bœuf crue. Loin de la provocation, je citerai pour finir ce chapitre les gourmandises de Philippe Mayaux un travail très subtil avec l’usage des organes génitaux féminins. L’artiste livre de savoureuses confiseries humaines, ne sachant plus où les situer. L’esthétique des œuvres est d’une finesse semblable à celle chez les pâtissiers et les confiseurs. Les créations s’inspirent des formes sexuelles de la femme et de l’homme : clitoris, verge, gland, etc. Son amie fut le modèle de nombreuses réalisations. Les couleurs sont de dominantes roses, rouges et saumons, comme certaines parties du corps à « peau blanche ». Le malaise se fait immédiatement sentir à la vue de ces réalisations, différent de la Robe de Chair, sans trop savoir où les positionner : est-ce raffiné ? est-ce bon ? est-ce dégoûtant ? Par ces multiples questions qui se contredisent, l’artiste offre une esthétique originale, raffinée et sauvage. Ses œuvres par leur aspect donnent l’envie de les déguster, tandis que notre subconscient y voit du cannibalisme. Les emballages de pâtisserie où sont disposées les réalisations accentuent leur mise en valeur, comme la série Savoureux de Toi, 2006, Paris. C’est la surprise du détournement de l’objet, par sa représentation à travers un autre objet. Il se crée plusieurs sens de lecture qui font saliver de rire et de goût. Les pâtisseries sont une déclaration passionnée à l’être cher, tant aimé, avec sa réinvention du corps. 61 Source : http://skeudsleblog.20minutes-blogs.fr/archive/2010/09/06/lady-gaga-enfin-feminine-pour-la-couv-devogue-homme-japan-p.html 62 Source : http://juicy.tuxboard.com/mtv-video-music-awards-palmares-et-photos/lady-gaga-accepts-the-award-forvideo-of-the-year-while-wearing-a-meat-dress-at-the-2010-mtv-video-music-awards-in-los-angeles/ 107 PREMIÈRE PARTIE Les fondements de l’attirance du bustier, fuite pour un travail pictural informel et matiériste 63 Figure 33 : Philippe Mayaux, Série Savoureux de Toi, 2006, Paris, résine acrylique peinte, porcelaine et inox. 63 Source : http://www.paris-art.com/marche-art/Hors-d-%C5%93uvre/Mayaux-Philippe/5076.html 108 CHAPITRE III La peinture fusionnelle au textile et au corps de celui qui la porte Le design, laisse de côté la couleur pour ne retenir que le noir, le blanc et l’inox. La couleur est « démodée » à l’heure du numérique et du nucléaire. Pourtant elle influence notre humeur positivement, la lumière du soleil nous fait rayonner. La couleur déclenche des sentiments comparables à une musique. Elle est porteuse d’un dynamisme, et est essentielle car elle véhicule des sentiments qui nous dépassent. De sa fusion avec la matière va naître une création comparable à une recette de cuisine, et notamment l’invention de la peinture Bling-Bling. Celle-ci fait disparaître la couleur au profit du noir et du doré. Pour la première fois, il s’opère un détachement de la toile fabriquée au sol pour que celle-ci devienne ajustée au corps. Mélange entre le body art et la couture, la création est portée. Le bustier est recouvert d’une matière rêche aux couleurs carbonisées sur une peau lisse et douce. Le contraste des « corps » met en valeur l’un et l’autre et en cherche la place. Le corps de la femme plus particulièrement est au cœur de cette recherche. Jana Sterback est la première artiste à en avoir exhibé la chair comme œuvre d’art. Cette chair est une robe faite de plusieurs animaux morts mais qui deviennent animés par la personne qui la porte. Le malaise est profond devant un vêtement fabriqué de ce que nous sommes. L’artiste souhaite ainsi exprimer son acceptation de l’être. Un jour la mort met un terme à la vie, notre chair devient semblable à cette œuvre, un néant voué à pourrir. 109 110 DEUXIÈME PARTIE Les ambivalences du rôle et de l’image de la femme dans la société Occidentale 111 112 « La femme n’est pas en position de désir, elle est en opposition, bien supérieure, d’objet de désir. » Jean Baudrillard La femme en Occident se positionne à travers différents rôles qui se contredisent, cette étude fera référence à Annette Messager, Yaoui Kusama, Lamia Ziadé, Zeina El Khalil et aux écrits d’Élisabeth Badinter, pour comprendre cette dissonance. Les chapitres suivants insistent sur le corps de femme comme objet obsessionnel dont la société actuelle ne souhaite plus qu’elle se détache. Le rattachement aux travaux de Niki de Saint-Phalle, John Chamberlain et aux écrits de Jean Baudrillard et de Hannah Arendt, ne fera que mettre en avant cette fusion à l’objet. Le corps se vide de toute son importance. La société actuelle de consommation le présente tel un être sans âme et sans finalité de vivre, d’où la réapparition des vanités qui rappellent que la vie n’est qu’un passage insignifiant. 113 114 CHAPITRE IV La femme et toutes ses ambiguïtés à travers son rôle et son image 115 PREMIÈRE PARTIE Les fondements de l’attirance du bustier, fuite pour un travail pictural informel et matiériste 116 CHAPITRE IV La femme et toutes ses ambiguïtés à travers son rôle et son image Notre corps, par sa nature et son rôle, dans l’intime et le social, est contradictoire. Le but ne sera pas d’avoir des revendications féministes, même si les noms de plusieurs féministes dans le milieu de l’art et de la science sont nommés, il est de comprendre ce corps en société. La femme peut-elle vivre pleinement comme elle l’entend ? Son corps peut-il être considéré comme neutre sans que des idées saugrenues soient systématiquement émises ou projetées ? La plupart des sociétés dans le monde sont dominées par les hommes, sauf dans quelques états, comme en Amazonie, ou par le passé dans les sociétés Étrusques. De cette puissance masculine découle forcément un machisme latent envers les femmes considérées comme inférieures. Les hommes donnent de ce corps une image excessive, voire même sale, au corps modelé loin de toute réalité. Est-ce un moyen pour les hommes de s’affirmer ? Est-ce le prétexte à garder le monopole sur une société moderne véhiculant des images faussées du corps féminin ? Loin de toutes revendications féministes, nous commencerons ce chapitre en essayant d’apporter de multiples réponses à ces points, à travers notamment le travail d’Annette Messager. Ne serait-il pas temps de tirer la sonnette d’alarme sur cette malveillance manifeste envers le corps féminin dès son plus jeune âge ? L’image des hommes apparait de plus en plus dans les médias mais elle reste très bienveillante, contrairement à celle de la femme. Ce contraste ne serait-il pas un moyen de garder une certaine emprise sur le sexe opposé ? Ces questionnements sont fondamentaux à ce travail de recherche. La femme donne vie et se doit de garder une place, une attitude et un corps à l’image de ce qu’en désirent les hommes ou plutôt correspondant à ce qu’ils ont instauré. La société, de diverses façons, la pousse à adopter un certain comportement, mais elle doit garder son rôle de mère au foyer, comme si elle en était le chef et seule responsable. La femme devient un être divisé entre deux univers complètements opposés et qui ne peuvent pas se compléter au vu des différences. La femme peut-elle se détacher de l’un de ces rôles tout en gardant une vie épanouie et sereine, indépendante des regards de la société ? Peutelle contourner les normes établies par le passé, depuis des générations, pour vivre au mieux les moments présents sans qu’un déséquilibre se crée ? Nous allons tâcher de discerner cette contradiction à travers les écrits d’Élisabeth Badinter, Emmanuel Todd et les travaux de Zeina El Khalil. 117 PREMIÈRE PARTIE Les fondements de l’attirance du bustier, fuite pour un travail pictural informel et matiériste 118 CHAPITRE IV La femme et toutes ses ambiguïtés à travers son rôle et son image Section 1. Le corps féminin et sa vision faussée 1.1. Les particularités comportementales de la femme La femme se distingue de l’homme par son anatomie, sa morphologie et son caractère. Son corps est plus fin, les formes courbes de sa poitrine, sa taille, ses hanches et ses fesses sont en opposition avec le corps plus carré de l'homme. Ses tenues vestimentaires sont différentes, généralement plus raffinées, et tiennent compte des exigences sociales ou religieuses : certaines parties de son corps doivent être dissimulées. Dans de nombreuses cultures, des vêtements spécifiquement féminins existent. Le système pileux des femmes, généralement moins développé, les incite à adopter un rôle de fragilité. Le pelage abondant de l'homme fait penser à un animal. Nous croyons qu’il est donc plus vif, plus musclé voire même plus intimidant. Son visage est poilu, celui des femmes est duveteux. Les cheveux poussent plus vite chez la femme, ils sont généralement plus longs, et constituent depuis toujours un atout de séduction. La femme a dès lors le rôle de séduire l'homme, comme si elle lui était inférieure. C'est pourquoi, dans plusieurs religions, les cheveux ne doivent pas être lâchés, ne doivent être montrés à l'homme que dans l'espace intime. Dans certaines cultures, la femme doit avoir des cheveux longs et soyeux tandis que l'homme doit se contenter du court. Sa voix est plus douce et aiguë face à celle rauque et imposante de l'homme. Les organes génitaux se complètent. Ceux de la femme sont cachés, intérieurs à son corps contrairement à ceux de l'homme très apparents et imposants parfois. Cette différence met en avant la virilité de l'homme face à l'absence féminine. Les femmes sont réputées prêter une attention plus importante à leur apparence. Ceci essentiellement car les hommes choisissent leurs partenaires sexuelles sur des critères de beauté physique. Cette différence se manifeste notamment par l'usage d'artifices comme les bijoux ou le maquillage. C'est une pratique féminine très répandue car l'homme a eu ce rôle de chasser sa proie, cette femme qui lui fera des enfants et qui veillera à leur éducation. Leur rôle de séduction accentué par le comportement galant de l'homme, est ambigu car l'homme se plie à la femme tandis que celle-ci doit lui être soumise par la suite. Bien évidemment, ceci rend le jeu de séduction plus attrayant, mais confine la femme dans une position inférieure. 119 PREMIÈRE PARTIE Les fondements de l’attirance du bustier, fuite pour un travail pictural informel et matiériste À l'adolescence, les femmes ont un cycle ovarien, marqué par des menstruations mensuelles qui durent moins d'une semaine, qui peuvent être douloureuses. Leur comportement peut être agressif les jours qui précèdent cette période. Les règles représentent le passage de l'enfance à l’adulte. Dès lors, les femmes peuvent tomber enceintes. L'accouchement est généralement douloureux, en raison du volume de la boîte crânienne du futur bébé. Seule la femme peut donner vie sur Terre. Elle a donc une approche plus instinctive de la maternité et des enfants. L’espérance de vie des femmes est sensiblement plus longue. Elles ont une facilité à faire plusieurs choses en même temps, et voient et analysent plus rapidement. En revanche, leur sens de l'orientation est moins développé, leur puissance musculaire est inférieure. Nous pouvons se demander où se trouve la vraie force : est-elle physique ou bien psychologique ? Où réside véritablement la puissance ? 1.2. L’évolution de la situation des femmes en France C’est le 21 avril 1944 que le Général de Gaulle signe une ordonnance octroyant le droit de vote aux femmes en France. Puis, le 6 juin 2000, la parité hommes-femmes est prononcée aux élections municipales. Depuis la première Guerre Mondiale en France, la place des femmes s'affirme lentement dans la vie sociale. Elles apparaissent dans le monde professionnel et politique, même si des textes nationaux et internationaux incitent à mettre fin aux inégalités entre les sexes. La discrimination entre les hommes et les femmes reste importante : les salaires, la répartition des tâches ménagères, l’accès aux postes importants. Jeune femme moi-même, je n’en ai pas souffert jusqu’à présent. Je travaille dans un milieu essentiellement féminin, où leur comportement infantile me dépasse : à l’affût des ragots, jalouses,… L'univers de la couture, comme celui de la cuisine d’ailleurs, est associé à la femme. Pourtant ils sont dominés par des hommes, souvent efféminés. Actuellement (2014), mon environnement professionnel est féminin, à l’exception des directeurs. Ces hommes auraient le pouvoir de se rapprocher de la parité, ils ne le font pas. 120 CHAPITRE IV La femme et toutes ses ambiguïtés à travers son rôle et son image Je connais un peu le discours féministe et prend conscience de sa réalité dans le milieu professionnel, très représentatif de notre société. C’est seulement après l’obtention du droit de vote que la femme a pu porter des pantalons. Jusqu’alors, c’était passible de prison. Les hommes étant au front pendant la guerre, les femmes sont allées les remplacer dans les usines. Porter un pantalon était plus adéquat. Dans les années 1960, André Courrèges présente le pantalon comme vêtement de mode chic et urbain féminin. Il a fallu attendre 2013 pour remettre en question la loi du 17 novembre 1800 qui interdisait le port du pantalon aux femmes ! Comme anecdote, en 2003, la ministre déléguée à la Parité et l'Égalité professionnelle, Nicole Ameline avait jugé : « qu'il ne lui paraissait pas opportun de prendre l'initiative d'une telle mesure [revenir sur cette loi] dont la portée ne serait que purement symbolique. »64 Le 28 décembre 1967 la Loi Neuwirth autorise la contraception orale. Le 4 décembre 1974, Simone Veil, conspuée, dépénalise l'avortement sous conditions. En 1965, André Courrèges lance la minijupe. En mai 68, c’est la libération sexuelle… pour la femme, elle existait déjà pour l’homme. 65 Figure 34 : André Courrèges, Pantalons, 1960. 64 65 Christine Bard, Une histoire politique du pantalon, Paris, éditions Seuil, 2010, p.369. Source : http://theredlist.com/wiki-2-23-1249-1257-view-1960s-profile-andre-courreges-3.html 121 PREMIÈRE PARTIE Les fondements de l’attirance du bustier, fuite pour un travail pictural informel et matiériste 1.3. La vision du corps féminin par l’homme De nombreux artistes hommes ont traité le sujet de la femme, cherchant à s'en approcher de la manière la plus vraisemblable possible comme si, grâce à un mode de représentation, ils pouvaient enfin deviner qui elle est. Dans ma peinture, je cherche à exhiber la femme différemment : avec un effet de surprise, loin des clichés omniprésents. Notre quotidien est envahi d’images de femmes parfaites. Les mannequins sont photographiés et filmés par des hommes qui en donnent une vision très machiste. Cette femme irréprochable véhicule un idéal de société qui n’est pas partagé par l’ensemble des hommes : nombreux sont ceux qui n'aiment pas cette femme maigre, parfois androgyne et parfaite, mais trop irréelle. Pourquoi s'être focalisé sur ce modèle ? Peut-être que le corps maigre reflète une certaine hygiène de vie contrairement au surpoids ou bien que cette image rappelle la poupée, une certaine fragilité et insouciance. Ces corps très souvent maigres véhiculent une fausse réalité et créent une sensation de malaise. Grâce à des logiciels très performants, les images sont retouchées. Les postures adoptées par les mannequins sont décalées et véhiculent un fantasme sexuel. Le corps est remodelé et mis en valeur au niveau des lèvres, de la poitrine, de la taille, des fesses et des hanches, ce sont les parties qui excitent. Les jambes et les bras sont longs et fins avec des doigts élancés. Cela fait vendre mais crée un état de frustration chez la gente féminine. Son manque de connaissance des outils informatiques et du milieu de la mode ne permet pas de se rendre compte de la réalité. Nombre d'artistes au cours de l’histoire de l’art a élevé ce corps comme s’il était divin, de différente manière suivant les normes de la société : des formes généreuses symbolisaient la richesse, un moyen de montrer qu'on mangeait bien. C’est encore vrai dans de nombreuses sociétés des pays en voie de développement. L'homme a toujours eu besoin de sublimer ce corps malgré ou en dépit de la réalité. Le corps de la femme, plus que celui de l’homme, s’affirme comme le grand sujet de l'art. Est-ce parce qu’il est plus beau, les organes génitaux étant cachés, ou parce que la seule la femme peut mettre au monde un enfant ? La représentation du corps féminin, par des madones, des déesses ou des muses, sublimée, va connaître un tournant au cours du XXe siècle avec l'arrivée du féminisme. Depuis peu beaucoup affirment avec la même détermination que la femme en tant qu’objet de désir est aussi empreinte d’aigreur, de fausseté, de mesquinerie et de mensonge qui mènent l'homme à sa déchéance. Le corps de la femme représenté fuit toute vraisemblance, car il est un moyen de la punir de sa disgrâce 122 CHAPITRE IV La femme et toutes ses ambiguïtés à travers son rôle et son image cachée. Le portrait de deux types de femmes opposés est dressé : d’une part celles au corps chaste à l’âme malsaine ; d’autre part les dépravées immorales, à la trop grande beauté et au pouvoir néfaste. Le corps féminin est représenté de manière invraisemblable, il se constitue grâce à l’imaginaire et l’inventivité. Ce corps porte de manière répétitive un bustier, c’est à dire un vêtement qui met en valeur la poitrine et les hanches, ce qui est contraire à ce que je souhaite montrer. C'est ce que je nous verrons dans les prochains sous-chapitres. 1.4. La femme Occidentale, une référence universelle La femme occidentale Européenne et Américaine, est depuis ces deux dernières décennies un référent aux autres femmes, un symbole de la féminité, gâché par une vision très machiste de l’homme qui en dévoile une autre. La femme occidentale est-elle vraiment un être de comparaison ? Elle n’est pas épanouie dans son rôle de Top model, Madone et Mère à la fois. Ces rôles sont en contradiction avec ceux exhibés par les médias. La femme pourra-t-elle un jour n’être que ce qu’elle est simplement, un être humain, au même statut que l’homme, sans être dans cette soumission du corps, du paraitre, de la propension ? Dans les pays développés, le fait de porter un appareil dentaire est le plus souvent esthétique et non indispensable. Enlever un grain de beauté, une cicatrice, remodeler son corps, le recours à la chirurgie plastique est devenu récurrent, notamment chez les personnes du showbiz mais se développe parmi la population, pas seulement féminine d’ailleurs. Tous les motifs sont bons pour modifier son corps. Est-ce une manière de se dépasser afin de parvenir à ce qui est montré ? Une comparaison à l’inaccessible, l’être humain étant continuellement en recherche de ce qui le dépasse. Dans un milieu « puritain », se comparer aux icônes du showbiz devient plus qu’un challenge car les femmes doivent à la fois se soumettre à des normes traditionnelles et essayer de s’émanciper à travers des modèles qui leur échappent. Il se crée une confusion des genres, ne sachant plus où les situer. L’exemple des femmes voilées est très révélateur. Voilées en raison de leurs valeurs religieuses, elles sont maquillées à outrance comme des poupées. Leurs traditions prônent la sobriété, la discrétion, la retenue, alors que certaines femmes du Proche Orient sont habillées de robes très coûteuses ? N’y a-t-il pas confusion des genres ? J’ai eu l’occasion de travailler un voile composé de strass et de diamants, d’une 123 PREMIÈRE PARTIE Les fondements de l’attirance du bustier, fuite pour un travail pictural informel et matiériste valeur de 200 000 euros. Qu’en est-il des valeurs traditionnelles ? Et d’exemple à suivre ? C’est une provocation aux bases du culte. Les femmes des pays en voie de développement devraient prendre du recul entre ce qui est montré et la réalité, et faire la part des choses. Ses femmes se comparent aux mannequins, aux personnages des séries télévisées, aux icônes, à des archétypes faussés. Jennifer Anniston, actrice Américaine, a dépensé en 2013, 10 000 dollars par mois, pour être une femme de plus de quarante ans rayonnante, sans rides, sans cellulite. Qui ne rêverait d’en faire autant ? Qui en a les moyens ? La mondialisation, instaure les mêmes codes qui font perdre leur identité aux femmes, contrairement aux hommes qui ne se soumettent à aucun diktat. 1.5. L’Occident responsable des comportements féminins extrêmes C’est une part d’inconscience et d’irresponsabilité venant de ces femmes qui s’assimilent à des icônes de beauté. Est-ce un moyen de se libérer de la pression quotidienne ? Est-ce une manière de montrer que même en tant que divas, elles peuvent revenir à leur rôle puritain de tous les jours ? Ce laisser-aller est lié à la non connaissance. Ces femmes font fausse route en s’habillant ainsi, se sentant au plus proche de la modernité. En exhibant un corps faussé, elles se rapprochent de cette femme médiatisée, le reflet d’une vision masculine où la réalité est cachée. La comparaison des femmes des pays en voie de développement à leurs icônes médiatisées, jusqu’à en devenir identiques est incompréhensible. C’est pour elles une normalité, imposée par les géants de ce monde. Je souhaite préciser que chez les Occidentaux, cette dérive du corps est montrée dans les médias, mais pas dans la rue, en soirée ou dans les lieux privés, et certainement pas à ce point comme dans le showbiz. Les limites deviennent de plus en plus floues. L’Occident est tenu responsable de cette liberté des mœurs dans les pays où la religion domine. Il se crée une confrontation de « styles » qui ne peuvent s’harmoniser du fait de leurs morales opposées. Les valeurs de genres opposées ne pourront jamais fusionner : c’est soit l’un, soit l’autre. Réunir les deux est ridicule. 124 CHAPITRE IV La femme et toutes ses ambiguïtés à travers son rôle et son image La vision de la femme Occidentale est frappante pour nos compères des pays voisins. Plus la société est sévère, rigoureuse et puritaine, et plus les comportements humains peuvent devenir extrêmes. Les comportements de ces pays sont de l’ordre de la désinvolture. C’est malheureusement un modèle que les femmes de ces pays cherchent à suivre pour fuir les conventions, les coutumes et les règles dictées, vers une liberté du corps. Victimes d’une vision très machiste. 125 PREMIÈRE PARTIE Les fondements de l’attirance du bustier, fuite pour un travail pictural informel et matiériste Section 2. La femme Occidentale dans une posture comportementale complexe 2.1. Fuir les revendications féministes La femme est liée à un autre univers que celui du milieu de la presse, de la communication et de la mode comme Annette Messager et Natacha Lesueur, sans toutefois avoir de revendications féministes. Dans sa démarche artistique, Annette Messager, artiste française contemporaine mêle réalisme et imaginaire en exprimant clairement ses revendications féministes. Depuis ses débuts dans les années 1970, elle met en scène de façon ironique la condition de la femme. Dans La femme et la jeune fille, 1975, elle représente à travers son propre corps l’anatomie d'une jeune fille. En réaction à un certain féminisme qui, dans les années 70, prônait le rejet en bloc des caractéristiques dites « féminines », le souci de l'apparence physique, le maquillage. Messager se forge une identité artistique en revendiquant un « excès » de féminité. Ici, elle prend au pied de la lettre l'idée du corps féminin comme modèle de représentation esthétique et en détourne l'utilisation conventionnelle. 66 Figure 35 : Annette Messager, La femme et la jeune fille, 1975, peinture sur corps. 66 Source : http://outlwslvemchine.co/post/39496473018/la-femme-et-la-jeune-fille 126 CHAPITRE IV La femme et toutes ses ambiguïtés à travers son rôle et son image La femme peut être vue autrement, comme dans les œuvres de Natacha Lesueur. Ses créations exploitent à l'extrême les clichés associés aux obsessions supposées des femmes : la beauté physique, le vêtement et la cuisine. Dans Aspics, 1999, elle met en scène un étonnant mélange entre image de mode et photos alimentaires. Le petit pois et le maïs sont utilisés pour faire les « casques », les collant sont conçus avec de la gélatine et du lard de porc. Le spectateur, face à ces photographies de marqueteries gélatineuses appliquées sur le corps est à la fois séduit et dégoûté. Jouant de la représentation de la femme à l'instar d'artistes comme Annette Messager, mais aussi Cindy Sherman ou Pipilotti Rist, Natacha Lesueur prône un féminisme subtil, ironique, sensuel et dérangeant, sans doute plus proche de la réalité de la femme, dont le pouvoir de séduction sait détourner l'homme d'une satisfaction immédiate, enrichissant par la même occasion celle-ci. 67 Figure 36 : Natacha Lesueur, Aspics, 1999, aliments recouverts de gélatine. 67 Source : http://www.documentsdartistes.org/artistes/lesueur/repro12.html 127 PREMIÈRE PARTIE Les fondements de l’attirance du bustier, fuite pour un travail pictural informel et matiériste Á l’instar des travaux de Natacha Lesueur, seule la minutie et la brillance des matériaux peuvent nous faire penser à un univers féminin. Le choix du bustier paraît ambigu. Le bustier captive car il a la possibilité de transformer le corps. Il épouse les formes du corps et en accentue les rondeurs, affine la taille et maintient la poitrine. Il améliore les courbes, les souligne et les exagère. Les connotations sexuelles ne manquent pas : tout est suggéré. Ce vêtement métamorphose le corps de la femme, comme la vision qu’en ont les hommes. Mon ambition première est de fuir cette beauté du corps mensongère, je souhaite montrer le corps féminin différemment. Comme élément fondateur de l’œuvre, il est provocateur. Ce bustier n'est plus sensuel, créé grâce à des matériaux nobles et ajusté mais est devenu un vêtement massif, très imposant, lourd par l'utilisation de matières épaisses. Porté par un mannequin, un contraste se créé entre la création et le corps de celle-ci, tandis que son utilisation première est celle d’une double peau. Cette représentation inhabituelle du corps de la femme rappelle les travaux de Ghada Amer qui met en scène des broderies sur toiles très érotiques de manière subtile. Ces travaux sont sulfureux et d’une minutie extrême. L’artiste Égyptienne met en scène le corps de la femme dans des postures « démoniaques ». Elle puise son imagination dans les magazines pornographiques qui ne font qu’aggraver le regard porté sur la femme en la rendant objet. Ce corps sans âme est juste un objet de plaisir pour assouvir les frustrations. Un choc se crée entre le sujet des toiles et la finesse de la broderie. Il est difficile de se dire que ce sont des positions pornographiques hétérosexuelles, très provocatrices, comme pour The large black painting, 2001, Galerie Gagosian, New-York. La toile, exposée à l’Institut du Monde Arabe en 2012, lors de l’exposition Le Corps, représente la même posture diabolique déclinée sur l’ensemble de la toile. Le support noir met en avant la broderie blanche. Elle donne l’impression d’un motif répété à l’infini. Le modelé des corps est pris dans des tourbillons textiles, ne laissant pas directement deviner les formes. La subtilité de l’artiste est là ! À l’origine de la toile, les corps brodés sont recouverts d’autres lignes comme pour brouiller la lecture de l’œuvre. C’est en se focalisant sur la répétition de la broderie que le sujet devient compréhensible. La toile donne l’impression d’être continuellement en mouvement. Les postures semblent bouger, occupées à leurs délectations, comme s’il n’y avait pas de début et de fin à l’œuvre. La représentation de la femme est ambiguë et controversée. La finalité artistique est de fusionner des états pour créer la surprise, voire même le choc, face à des représentations qui nous rendent complices de leurs actes. 128 CHAPITRE IV La femme et toutes ses ambiguïtés à travers son rôle et son image Le bustier, vêtement de torture durant des siècles, a été dénoncé par les féministes en raison de la mise en valeur abusive du corps sexué. Le bustier reste un vêtement qui peut exprimer bien plus. Il est à la fois symbole de « droiture », d'un univers loufoque et enfin sensuel. Le burlesque est un univers dont l’esthétique me fascine, et ce vêtement en est le maître. Je me sens burlesque dans le sens où celui-ci reflète bien ma propre conception de la féminité, un érotisme joueur, conscient, plein d’humour et de féerie. 68 Figure 37 : Ghada Amer, The Large Black Painting, 2001, 182,90 x 213,40 cm, Galerie Gagosian, New-York. Figure 38 : Détail de The Large Black Painting, broderie blanche sur toile noire. 2.2. Le corps obsessionnel de la femme, objet de consommation La répétition du bustier comme matrice peut paraitre obsessionnel. Il incarne ce corps que j’accuse et habille comme artifice. Une artiste jouant avec humour sur la condition de la femme est Yaoui Kusama. Artiste japonaise hospitalisée à sa demande en psychiatrie et y résidant tout en se consacrant à sa création. L’action de s’associer aux méthodes de la psychiatrie n’est-elle pas une provocation de l’artiste ? Sa démarche est très réfléchie, par les jugements qui en découlent. Cette provocation permet de ne plus la situer. Les pois, de différentes tailles et couleurs, sont omniprésents dans ses travaux. Semblables à des hallucinations, l’artiste les rattache au soleil, qu’ils symbolisent par leur forme. Ces pois imprimés sur des matières sont cousus sur des formes qui évoquent sans 68 Source : http://www.spectacles-selection.com/archives/expositions/fiche_expo_C/corps-decouvert-V/corpsdecouvert-visuels.htm 129 PREMIÈRE PARTIE Les fondements de l’attirance du bustier, fuite pour un travail pictural informel et matiériste équivoque le phallus. Dans The Moment of Regeneration, Courtesy Victoria Miro Gallery, Londres, 2004, un ensemble de cinquante-cinq pièces en tissu, une multitude de formes étranges et de tailles diverses se tiennent à la verticale. Elles semblent vouloir se détacher et donnent l’impression de gigoter dans tous les sens. Ces sculptures sont des tentacules tirées de l’imaginaire japonais où la pieuvre est à la fois un animal familier consommé au quotidien, servant de mascotte dans les parcs d’attractions, mais aussi - en raison sans doute de ses nombreux bras préhensibles - un partenaire idéal pour les embrassements fougueux, d’où peut-être la représentation de l’artiste Kusama assise dans In Yellow Tree Furniture, 2010, entourée de multiples bras très envahissants et peu réconfortants. Un patchwork du tentacule dans un lieu qui semble être une salle de réception. Le regard de l’artiste nous fixe sans expression de peur malgré ses cheveux et lèvres rouges qui ressortent dans l’ensemble de l’installation, pour peut-être être plus visible. Étant une femme, il m’est difficile de me sentir à l’aise devant l’installation The Moment of Regeneration qui celle-ci évoque la violence et la force du sexe masculin. Un sentiment de dégout se crée. Le tentacule est visible dans de nombreuses estampes érotiques de l’artiste Toshio Saeki où celle-ci s’offre à la femme comme « objet sexuel ». L’artiste japonais utilise la technique des estampes traditionnelles pour mettre en avant un univers bizarre lié à une imagination sexuelle perverse. Ses représentations de la femme sont pour ma part plus violentes qu’érotiques car celle-ci obéit à maintes objets et actes sexuels. La femme est représentée dans différents espaces, postures et actes sexuels avec homme(s), animaux ou étrangetés. Est-ce un contrepied de Kusama face à ces artistes masculins pour leur montrer la violence du tentacule ? Ou peut-être une manière d’ironiser sur ces imaginaires érotiques à travers des sculptures plus envahissantes et imposantes que les estampes, les dessins et les peintures. Agnès Giard dans son livre L’imaginaire érotique au Japon, 2006, met en avant une culture où l’identité des êtres est passagère. Le sexe est à la fois protéiforme, polymorphe et pervers. L’amour se fait de toutes les façons possibles, plus avec l’imaginaire qu’avec le corps - ce qui explique les estampes de Toshio Saeki - où il n’existe aucune barrière aux fantaisies érotiques. 130 CHAPITRE IV La femme et toutes ses ambiguïtés à travers son rôle et son image 69 Figure 39 : Toshio Saeki, Tentacules, 1970, Japon, dessins illustrés. Figure 40 : Toshio Saeki, Tentacules, 1970, Japon, dessins illustrés. L’artiste est déroutante. De la même manière, je souhaite déboussoler les spectateurs, sans cependant, comme Yaoui Kusama, me rattacher au féminisme. Je dénonce l’univers de la production sans m’en tenir au courant, parfois sclérosant, du féminisme. L’utilisation répétitive du bustier est un combat contre les idées reçues, c’est un remède pour soigner les obsessions, instaurées par la société. Je me protège et m’éloigne de ces idées, comme l’artiste japonaise qui fuit le mal par le mal, en colonisant ses travaux de pois, dans des espaces sans limites. Une de ces installations, Soul under the moon, présentée au Centre Georges Pompidou, Paris, en 2011, est composée de trois pièces où les pois sont omniprésents. Chaque pièce déborde et présente les pois de manières diverses. Ils jaillissent de tous les côtés. Le spectateur y perd le sens de lecture, voir même l’entrée et la sortie. Les pois par leur forme accentuent la sensation de vertige. Nous sommes plongés dans les hallucinations de l’artiste. S’agit-il de la traduction de l’obsession des femmes pour leur physique, le maquillage, les régimes ? L’artiste vers la fin des années 1960 crée des happenings comme en 1968 avec Naked Protest at Wall Street, plaçant la femme - et l’homme - complètement dénudée au centre de l’attention. Dans des lieux stratégiques comme la ville de New-York, elle montra ces corps entièrement recouverts de pois. Elle sollicita les médias dont elle avait compris très tôt l’enjeu. Aujourd’hui encore, ils véhiculent l’image faussée du corps de la femme. À travers ces happenings, l’artiste dénonçait l’image de la femme mais également de la société de consommation, « car la nudité ne coûte rien ». Effectivement, la femme nue ne peut se montrer dans la rue, mais s’affiche sans limite dans les médias, les magazines, les affiches, etc. elle est un objet de consommation et rien d’autre, qui permet de vendre. Pareillement à 69 Source : http://www.pinterest.com/jordanasoto/tentacles/ 131 PREMIÈRE PARTIE Les fondements de l’attirance du bustier, fuite pour un travail pictural informel et matiériste cette artiste, je me rebelle contre cette image du corps féminin, je recherche son émancipation pour créer, de manière presque obsessionnelle, une surprise critique. 70 71 Figure 41 : Yayoi Kusama, The Moment of Regeneration, 2004, Courtesy Victoria Miro Gallery, Londres, textiles. Figure 42 : Yayoi Kusama, In Yellow Tree Furniture, 2002. Installation à la Triennale d’Aichi, 2010, Tokyo. 72 73 Figure 43 : Yayoi Kusama, Soul under the moon, 2002, Collection Queensland Art Gallery, Sidney. Figure 44 : Yayoi Kusama, Photo of Naked Protest at Wall Street, 1968, photographie. 2.3. La femme en Occident et le culte de son image Nombreuses femmes en Occident ont cherché à faire valoir leurs droits dans les domaines professionnel, social ou personnel. Les résultats sont importants. Depuis quelques décennies, nous assistons à un renversement de la situation. Un sentiment de culpabilité et de peur, au vu de la situation économique mondiale, ramène de nombreuses femmes à des 70 71 72 73 Source Source Source Source : : : : http://online.wsj.com/news/articles/SB10001424052702304066504576341850708027340 http://elisabeth.blog.lemonde.fr/2012/01/07/yayoi-kusama/exp-yayoikusama/ http://elrincondepinton.blogspot.fr/2011/01/tyayoi-kusama.html http://curate.tumblr.com/post/16396975204/yayoi-kusama-photo-of-naked-protest-at-wall-st 132 CHAPITRE IV La femme et toutes ses ambiguïtés à travers son rôle et son image valeurs traditionnelles, comme pour se rassurer. La valorisation de la femme et de son corps signifie-t-elle obligatoirement l'égalité et la liberté ? La situation actuelle est ambiguë et me laisse croire que la liberté ne réside pas dans cette égalité. Les femmes que je côtoie, dans ma vie professionnelle comme dans ma vie privée, sont victimes de l'image qui leur est transmise par les médias et les magazines. Cette image est encouragée par les hommes, rendant ce corps aguicheur dont il résulte une certaine excitation. Malheureusement, presque toutes les femmes en Occident cherchent la perfection plastique. Je ne connais pas une femme qui ne m'ait parlé de régime sans en arriver à des considérations sur la beauté fausse et faussée. Le régime sert à trouver un équilibre alimentaire afin de se sentir mieux dans son corps. Mais de nombreuses femmes font ces régimes et se privent pour devenir de véritables porte-manteaux, dès le plus jeune âge, même s’il n’y a pas surpoids. Il s’agit là d’une réelle soumission, une servitude qui était témoignée à l'homme autrefois, mais de manière plus contemporaine. La femme n’est l’égale de l'homme en ce sens que si l'idéal de ce dernier est moins contraignant. L'image de l'homme au corps parfait, bien sculpté et sans imperfection, est moins prégnante dans notre quotidien. Ces dix dernières années cependant, les hommes sont devenus plus soucieux de leur apparence, probablement en liaison avec la meilleure acceptation de l'homosexualité dans notre société. Les travaux de Lamia Ziadé Passy et Pigalle, 2008, Galerie Benjamin Trigano, Los Angeles représentent deux personnages féminins en mousse aux jambes écartées. Ils sont assis sur le dos, les bras derrière la tête, les cheveux sont bleus. L’un est nu, l’autre est habillé d’un vêtement résille, tous les deux portent des mocassins à petits talons. Au centre des jambes apparait le sexe. Leur corps est exhibé sans contours. Le volume de la femme se présente comme s’il avait été simplement aplati. Les morceaux de mousse et de tissus accentuent légèrement le relief avec fantaisie. L’image est à la fois choquante par la posture et le sujet, et grotesque par les couleurs et les matières utilisées. Elles sont chatoyantes et duveteuses, un décalage sans précédent se crée avec le sujet de l’œuvre, dont le nom est très révélateur. L’artiste extrait le corps de leur univers habituel, plastique, lisse et parfait vers un monde décalé, plein de vie et imparfait. Les corps semblent malléables, moelleux et donnent l’envie de se poser sur le clitoris et de toucher la matière. Notre imaginaire peut s’adapter aux images les plus violentes à condition qu’elles soient traitées de manière opposée à celle que nous avons l’habitude de voir. L’image que véhicule l’artiste est celle de 133 PREMIÈRE PARTIE Les fondements de l’attirance du bustier, fuite pour un travail pictural informel et matiériste cette femme que l’homme fantasme, la traiter de manière si provocatrice nous incite à aller au-delà de ce que le monde pornographique cherche à en montrer. 74 75 Figure 45 : Lamia Ziadé, Pigalle, 2008, 63 x 127 cm, Galerie Benjamin Trigano, Los Angeles, mousse et textile. Figure 46 : Lamia Ziadé, Passy, 2008, 63 x 127 cm, Galerie Benjamin Trigano, Los Angeles, mousse et textile. 76 Figure 47 : Lamia Ziadé, Pussycat, 2008, 18 x 23 cm, M+B, Los Angeles, textile. 74 75 76 Source : http://www.lamiaziade.com/ Source : http://www.lamiaziade.com/ Source : http://www.lamiaziade.com/ 134 CHAPITRE IV La femme et toutes ses ambiguïtés à travers son rôle et son image 2.4. La femme dans un jeu continuel de soumission à la beauté La femme est soumise à la domination masculine. Il existe cependant quelques ethnies à dominante matriarcale : chez les Mosuo, aux frontières Chinoises, les femmes ont un rôle important dans le déroulement de leurs coutumes et les hommes sont soumis à leur volonté. En Occident, la femme a toujours cherché à séduire l'homme : recherche d’une certaine perfection du corps grâce au sport et au régime, le maquillage, les parfums, les accessoires, les vêtements moulants et courts, tous les moyens sont bons. Pourquoi utiliser ces artifices si elle se considère égale à l’homme ? Ne souhaite-t-elle pas au fond rester en deçà de l'homme ? Le jeu continuel de séduction n’est-il pas source de servitude ? Depuis un siècle, la femme en Occident cherche à se débarrasser des codes vestimentaires, à avoir une liberté sexuelle et une liberté de penser, tout en restant attachée aux convictions du foyer, c'est à dire les tâches ménagères et l'éducation des enfants. Elle reste en situation de contrainte. Elle est le lien entre son foyer et l’extérieur. La tendance voudrait que les hommes mettent la main à la pâte des tâches ménagères et soient plus proches de leurs enfants. Pour autant, l'égalité femme-homme est loin d'exister. Dans les pays en voie de développement, les mariages sont organisés par les familles et souvent les futurs époux ne se font connaissance qu’au moment du mariage. Ces femmes, dont le corps voire le visage est caché, subissent la pression familiale ou masculine, mais sont moins soumises aux contraintes artificielles du corps. Elles peuvent dégager plus de sensualité que ne le ferait leur nudité. Cela laisse libre cours à l’imaginaire, comme devant une toile abstraite. Lorsque rien n’est caché, l’envie de découverte s’estompe. Je n’irai pas jusqu’à dire que leurs situations se valent (entre les femmes occidentales et des pays en voie de développement), mais ne sont-elles pas les unes et les autres soumises à des codes imposés par le genre masculin ? Elles répondent à la vision masculine de deux manières opposées mais qui dans le fond se rejoignent. Involontairement, elles acceptent une place inférieure, peut-être par sécurité. Cette servitude à la gente masculine est née d’un sentiment de culpabilité qui remonte à la Genèse du monde. Ève a croqué le fruit défendu, et a été chassée avec Adam de l’Éden. Les cultures du monde en sont imprégnées. La femme serait, depuis ce temps, soumise aux conséquences de son péché et essaierait par différents moyens d'effacer cet acte. 135 PREMIÈRE PARTIE Les fondements de l’attirance du bustier, fuite pour un travail pictural informel et matiériste Les femmes sont beaucoup plus dangereuses que les hommes. Les hommes ont une franchise directe. La femme est loin d'être bonne et cherche les failles cachées pour créer des difficultés, souvent inextricables. Tout peut devenir compliqué au-delà de l’imagination. Leur capacité à être mauvaises ne cesse de me surprendre. Ainsi l'artifice de la beauté ne serait-il qu’un masque à ces détestables pensées et actes ? Lors de l'exposition Beauté Animale à Paris, 2012, au Grand Palais, la classification des animaux de Buffon étaient exposée. Elle montre que l'animal a toujours été très proche de l'être humain. Buffon est un naturaliste Français dont l’œuvre majeure est L’Histoire naturelle, générale et particulière , qui comprend l'histoire des animaux quadrupèdes en douze volumes de 1753 à 1767 et L'histoire des oiseaux en neuf volumes de 1770 à 1783. L’œuvre comme nous venons de le voir propose une classification animalière qui peut être considérée comme radicale, et qui pourtant rejoint ma pensée. Dans son ouvrage, l'animal le plus noble est le cheval, puis vient le chien, mais l'animal dont il faut le plus se méfier est le chat. J'adore la finesse, l'intelligence et la discrétion de ces animaux mais c'est leur comportement fourbe, discret et mesquin qui les rattache au caractère des femmes. Pour Buffon, le chat est l'animal le plus hypocrite qui puisse exister, et évoque la femme. Ce caractère malicieux est un vice caché dont il faut se méfier en restant sur ses gardes. Bien que je préfère les chats aux chiens, je pense que cette classification n’est pas fausse car, le chien est beaucoup plus prévisible que le chat. Dans la vie, il faut se méfier de tout ce qui est discret, le contraire ne nous fait pas peur car nous sommes habitués à avoir des réactions. Le chat est un animal pour lequel le culte de la beauté est beaucoup plus important que pour le chien, ainsi la comparaison avec la femme ne me semble pas erronée. À certaines époques, beaucoup se méfiaient de la femme car elle était continuellement dans un jeu de séduction et d'apparence qui faussait la vérité. 2.5. Fuir l’indécence du corps féminin montré La représentation du corps de la femme est utilisée comme outil. Les limites sont abolies et le corps est exhibé afin de provoquer un émoi chez la cible. L'utilisation de ce corps mensonger peut créer des orientations hors norme du comportement féminin. Les messages et les images sont manipulateurs et encouragent un comportement asocial. 136 CHAPITRE IV La femme et toutes ses ambiguïtés à travers son rôle et son image En Occident, le corps de la femme est mis à nu pour la vente d'un parfum ou bien d'une boisson. Le parfum Shalimar de chez Guerlain en est un exemple. Le corps de la femme en noir et blanc est dénudé, seul le flacon de couleur cache la partie génitale. Le corps est lisse et parfait, cette absence d’imperfection signifiant la seule représentativité de la beauté. La femme agenouillée face à un petit mur cache fugitivement sa poitrine à l'aide de son bras et penche sa tête en arrière, elle est dotée d’une magnifique chevelure dorée. Le personnage a un regard plein de désir et d’insouciance. En milieu de la page figure le slogan « parfum initial ». Ce message évoque un commencement, mais de quoi ? Il est ambigu : il évoque le début de l'utilisation du parfum mais, lié au corps nu de la femme, l'objectif pourrait être différent. Cette publicité me glace car le corps est privé de sa nature. La jeunesse du personnage me gêne - on dirait une jeune fille prête à « l'initial » - . Le discours est ambigu voire pervers. Pourtant, la marque ne s'adresse pas forcément à des jeunes, c'est un moyen pour elle d'identifier sa clientèle à ce genre d'univers complètement faussé, le psychanalyste Serge Tisseron note que : « Ce genre de situation a un très fort pouvoir de mobilisation. D’abord parce qu’on s’identifie à la personne représentée, on est en immersion, le corps devant la photo, l’esprit dedans. Et puis, ces images induisent souvent une histoire que le spectateur s’amuse à prolonger. »77 La représentation du corps dans cette publicité n’est malheureusement pas unique. Je suis étonnée par le corps mis à nu qui manifeste une certaine indécence et un manque de pudeur. L’impact est autre : les femmes s’identifient à ce corps et cherchent à lui ressembler. Habillé, l'effet n'est pas le même, le vêtement camoufle le corps. Lorsque celuici est exhibé, un autre sentiment apparaît : la culpabilité. Le message est clair, le corps de la femme est sexué et sans âme. C’est un préjudice fait à l'image féminine. Se dénuder en public n’est pas aisé, c'est passible d'emprisonnement. Dans des lieux où c'est permis, comme à la plage ou à la piscine (où le haut du maillot peut-être enlevé), très peu de femmes se permettent de le faire. Il y a une contradiction entre ce qu'on cherche à nous montrer et ce que la société nous pousse à faire. C'est ainsi que de nombreuses filles et jeunes femmes de nos jours se vêtissent d'une manière très provocatrice. Elles ne savent plus où se situent les limites. Le short court, depuis 2010, se transforme en très, très court… Ces accoutrements sont choquants dans les grandes villes. Comment les parents peuvent-ils laisser leurs filles sortir de cette manière ? Surtout compte tenu des faits divers dont nous sommes informés régulièrement. Les limites entre ce qui devrait être considéré comme irréel 77 Serge Tisseron, Pourquoi on a l’esprit si mal placé ?, Paris, éditions Timar, Stylist Magazine, N°054, 26 juin 2014, p.34. 137 PREMIÈRE PARTIE Les fondements de l’attirance du bustier, fuite pour un travail pictural informel et matiériste et la réalité sont abolis. L'être humain devient indécent et doit cependant conserver une bonne conduite dans sa vie en société. Le message véhiculé par notre société est ambigu : il faut être présentable, avoir un comportement « adulte » - c'est-à-dire être respectable - alors que les images qui nous environnent sont indécentes. Cet univers est plein d'atrocités, de mesquineries et d'hypocrisie. L'homme à travers les médias cherche-t-il à se valoriser grâce à l'image obscène de la femme ? L’image du corps masculin reste discrète. Est-ce une poignée de femmes, peut-être homosexuelles qui a cherché sa revanche à travers de telles publications ? Je pense vraiment que les êtres et particulièrement les femmes se détacheront de cette image faussée pour avancer sereinement dans la vie. La beauté du corps n’est pas dans la perfection mais dans le rattachement à des valeurs. Ces valeurs sont les bases du fondement du monde, c'est par elles que la femme et l'homme arriveront à une harmonie sans faille. 138 CHAPITRE IV La femme et toutes ses ambiguïtés à travers son rôle et son image Section 3. L’impossibilité de feindre la réalité par son rôle de femme et de mère 3.1. La femme qui revient à des valeurs traditionnelles Les femmes généralement ont une capacité à faire plusieurs choses en même temps, elles sont de nature travailleuse et courageuse, et réussissent plus facilement leurs études que les hommes. Néanmoins, dans le monde du travail, les postes à responsabilité sont occupés par des hommes, car ils prennent rarement de congé parental, leur stature en impose, ils semblent plus fermes et plus stables. Dans les milieux professionnels, la femme occupe encore des postes à faible responsabilité, pas seulement à cause des hommes comme peuvent le penser certaines féministes, mais également en raison de leur propre responsabilité. La femme en Occident se sent généralement libre et égale à l'homme, mais le « plafond de verre »78 est encore bien présent dans le milieu professionnel. Les hommes accèdent à des postes de direction et à grande responsabilité. Mon expérience dans une société d'assurance internationale est très révélatrice : une femme pour vingt hommes environ parmi les dirigeants du groupe. Cette femme, était l’épouse d'un directeur général. Est-ce ce lien qui lui a permis d’obtenir ce statut ? Les femmes se sont battues pour être professionnellement, socialement et politiquement à égalité avec les hommes. Aujourd'hui, nous assistons à un retour vers les mœurs et la tradition. Dans le milieu de la mode, extraverti, plein de folies et de libertés, la plupart des femmes véhiculent des valeurs traditionnelles assez surprenantes. Elles sont soucieuses des enfants, de la cuisine et de leur apparence. Selon Élisabeth Badinter, c'est à cause de la crise. Dans La place des femmes dans la société française , elle déclare : « En m’interrogeant sur les raisons de cette stagnation, je n’ai pas la prétention d’en démêler toutes les causes, ni de répondre à la question : est-ce la crise économique qui est à l’origine de ce tournant ou bien a-t-elle cheminé parallèlement à une véritable transformation idéologique ? »79 78 Olivier Bleys, Le plafond de verre, Paris, éditions Desclée de Brouwer, 2009, p.54. Élisabeth Badinter, La place des femmes dans la société Française, Paris, éditions Presse de Science Po, Lettre de l’OFCE, n°245, 2004, p.2. 79 139 PREMIÈRE PARTIE Les fondements de l’attirance du bustier, fuite pour un travail pictural informel et matiériste La crise, apparue dès le premier choc pétrolier, a développé chez la femme des remords et un besoin de revenir aux anciennes valeurs. Ces valeurs sont comme une issue au mal et à la dépravation du monde. Depuis 2008, la crise qui a fait suite à la chute de Lehman Brothers, fait partie de notre quotidien, comme l'a développé Camille Tarot, lors du colloque Repenser l’ordinaire, en mars 2012 à Paris. Omniprésente dans les journaux et les conversations, elle entraîne un sentiment de peur du futur. Ce sentiment d’anxiété, plus particulier aux femmes, fait revenir à des valeurs sûres comme la famille et le foyer. Les femmes préfèrent se consacrer à l'éducation de leur enfant et laisser les hommes affronter ce monde cruel. Ce n'est pas ainsi que les choses évolueront, bien au contraire. Par ailleurs, la religion prend une place de plus en plus importante, la montée des extrémismes religieux accentue ce sentiment de peur lié à la crise. 3.2. Le corps féminin, un objet de conflit Le corps de la femme est synonyme de douceur et maternité. C'est par ce corps que nous sommes tous sur Terre. Pourtant cette magnificence du corps féminin est remise en question par une propension à la méchanceté, la mesquinerie et la jalousie des femmes. Malgré les nombreux statuts de la femme dans le monde, elle reste très présente dans notre environnement car la femme rassure et rappelle à chacun des souvenirs lointains. Les êtres humains, dès leur naissance, sont en général plus proches de leur mère que de leur père. C'est par son corps que le nôtre est vivant. De nombreux hommes se sentent frustrés de leur incapacité à mettre au monde tout en éprouvant une certaine admiration à son égard. La présence de la femme rassure, réconforte et déculpabilise. Sa méchanceté est cachée. Jusqu'à présent, les guerres, les plus grands génocides, les attaques sont le fait d’hommes. Aujourd'hui, des groupes d'individus utilisent cette image insouciante de la femme en la faisant basculer du côté de l’horreur, dans le cadre d’attaques kamikazes. La femme est devenue un objet de guerre dans certains conflits internationaux, la femme est utilisée car elle ne suscite aucune méfiance. Cela me fait penser aux pratiques artistiques de Zeina El Khalil. Ses œuvres associent des objets et des personnages militaires à des codes couleurs complètements féminins, même enfantins, comme le rose, la couleur qui imprègne les filles dès leur plus 140 CHAPITRE IV La femme et toutes ses ambiguïtés à travers son rôle et son image jeune âge. L’artiste, dans sa jeunesse, a été marquée à la fois par les dessins animés, les clips musicaux à la télévision, et par les images de guerre du Liban, pays où elle vit et travaille aujourd’hui. Les œuvres qu’elle a créées montrent cette ambiguïté comme Biftek, 2008, Galerie Tanit, Munich, montre un chippendale bien costaud, vêtu d’un jupon coloré et portant une mitraillette. La rigueur, la rigidité et la masculinité du monde de l’armée sont moquées par les couleurs chatoyantes des imprimés, les accessoires loufoques et les froufrous utilisés. Dans d’autres réalisations, elle associe tissus et décors fantaisistes à des kalachnikovs ornementées, avec une dominance de la couleur rose. Ce paradoxe reflète la vie au Liban, pays où règnent les conflits sanglants depuis des décennies et où les femmes ne se privent pas d’être coquettes, comme le déclare l’artiste : « (…) il est très courant de tomber sur une image de martyr placardée à côté d’une photo de diva de la chanson très sexy. »80 Ces travaux reflètent une discordance entre un univers très austère, celui de l’armée, de la politique, et celui de notre enfance, plus particulièrement de la fille-femme. L’union des deux est totalement saisissante et vraie. Le traumatisme nait de cette association d’univers opposés. 81 Figure 48 : Zeina El Khalil, Bifteck, 2008, 25 x 25 cm, Galerie Tanit, Munich, techniques mixtes. Les hommes, dans les pays où règnent des conflits, sont constamment fouillés, tandis que les femmes ne le sont pas, comme par une loi tacite de pudeur. Les hommes ne doivent pas toucher les femmes sans l'autorisation du mari, ou bien du père ou du frère. Les femmes circulent avec plus de liberté et peuvent plus facilement s'infiltrer dans des lieux pour commettre des actes violents. La méfiance se porte sur l'homme et non sur la femme. Personne n’imagine qu'une femme tue des dizaines, voire des centaines de personnes 80 Florence Thireau, Zena el-Khalil à la Barjeel Art Foundation, propos recueillis sur Agenda Culture, le 07/05/11, URL : http://www.agendaculturel.com/Zena_elKhalil_a_la_Barjeel_Art_Foundation_. 81 Source : http://blog.ted.com/2012/10/12/beirut-i-love-you-fellows-friday-with-zena-el-khalil/ 141 PREMIÈRE PARTIE Les fondements de l’attirance du bustier, fuite pour un travail pictural informel et matiériste autour d'elle. Le rôle de la femme est d'enfanter. Au-delà de la confiance qu'on rattache à son image, le fait d'utiliser son corps pour tuer montre que ce corps n’est jamais à sa place, qu’il est considéré comme futile. Il est réduit à néant et vidé de toute sa symbolique. En tant qu’objet de guerre, il est de moindre valeur. Je me pose la question suivante : pourquoi n'at-elle pas cherché à élever son corps davantage ? Aujourd'hui, après le choc des deux Guerres Mondiales et les multiples génocides, nous avons enlevé toute grandeur à nos corps. Paul Ardenne dans son ouvrage, L’image corps : Figure de l’humain dans l’art du XXème siècle , 2001, parle de l'effondrement de la civilisation, du mépris de l'humain et du désenchantement du monde. C'est le déclin de l'humanisme vers une société individualiste où chacun ne pense qu'à lui. Le partage, la réflexion collective et la communion sont abolis. La société communautaire nous incite à avoir des comportements irresponsables en jouant sur l’incertitude : « Je vous montre et je souhaite que vous soyez ainsi, mais en réalité la bonne conduite à adopter est à l’opposé. » Ce n'est pas étonnant que les valeurs disparaissent pour laisser place à de la consternation. 3.3. La femme et son rôle de mère conflictuelle Les femmes culpabilisent d'être de mauvaises mères lorsqu’elles se consacrent à leur carrière au détriment de l'éducation des enfants, et préfèrent avoir le même rôle qu'avaient leurs grand-mères. Se battre dans les milieux professionnels demande beaucoup d'énergie. Elles préfèrent choisir un travail à faibles responsabilités ou à mi-temps, et se consacrer à leur foyer. Avoir un poste à responsabilités demande beaucoup de compétences, de temps et de fermeté. Le salaire suit en conséquence, mais aussi la charge fiscale et il est très difficile d'avoir une aisance financière. Les employeurs vous proposent parfois une augmentation mais avec de nouvelles charges, et qui correspond rarement au surplus de travail et de stress. Avec le recul, ce n'est pas forcément intéressant de gagner un peu plus quand vous travaillez beaucoup plus. Nombre de femmes se résignent à occuper des postes à responsabilités réduites ou à mi-temps, et préfèrent se consacrer à l'éducation de leurs enfants ; lorsqu’elles font le calcul des charges liées à l’occupation de tels postes, notamment les frais de nourrice. Ces emplois à mi-temps les éloignent des hautes fonctions laissées aux hommes et accentue leur dépendance. 142 CHAPITRE IV La femme et toutes ses ambiguïtés à travers son rôle et son image En Occident, les femmes pensent avoir le cran de vivre sans les hommes, d’avoir la capacité d'élever seules leurs enfants, sachant que l’État a mis en place de nombreuses lois et aides dans ce sens. En réalité, elles dépendent des hommes beaucoup plus qu'elles ne le croient. Le contraire est toujours délicat et semble être considéré comme honteux traditionnellement. Les couples veulent officialiser, l'officialisation de leur union soit par le pacs, soit par le mariage. Le souhait est de mettre fin aux divorces et aux unions libres comme sous l’emprise d’un sentiment de culpabilité. Les nouvelles jeunes générations, issues de parents divorcés, souhaitent ne pas reproduire ce schéma. Elles veulent officialiser leur union. Le couple permet de se sentir socialisé et établi. Être en couple donne de la valeur, nous nous sentons reconnus. C'est plutôt une faiblesse, est-on plus puissant à deux ? Il n’est pas nécessaire être en couple pour devenir quelqu'un ! C'est seul que nous construisons notre place et l'expérience en est d'autant plus enrichissante. Au-delà de l'officialisation de l'union, avoir un enfant est pour la femme l’équivalent « d'une seconde chance à la vie ». Les femmes qui ont des enfants sont revenues à des normes traditionnelles et n'ont généralement pas une vie intéressante en dehors de leur progéniture, devenue un moyen de survie, une stimulation et une incitation à travailler, à vivre : leur enfant est le plus beau, le meilleur, le plus intelligent. En réalité, il est le reflet d’elles-mêmes. Elles font des concours : l'enfant le mieux habillé, la mère qui fera les meilleurs gâteaux à l'école, le costume le plus original. Elles sont enfermées dans un moule qui ne tolère pas la contradiction. Des milliers d'enfants meurent de faim chaque jour. Nous allons vers l’épuisement des ressources de la Terre si nous ne mettons pas un frein à des valeurs traditionnelles. La vie de ces femmes, leur manque d'ouverture semblent bien triste ; en particulier dans le milieu de la mode qui s'écarte des normes et où tout est possible. 3.4. La femme archaïque au regard des hommes Nous sommes conditionnés avec le rose, les poupées et les jupes pour les filles, le bleu, les voitures et les shorts pour les garçons. Emmanuel Todd, historien, soutient dans L'origine des systèmes familiaux, 2011, que les sociétés les plus avancées du monde actuel sont aussi les plus archaïques. 143 PREMIÈRE PARTIE Les fondements de l’attirance du bustier, fuite pour un travail pictural informel et matiériste Les premières sociétés humaines étaient constituées de ménages nucléaires c'est à dire un père, une mère et des enfants. Au Moyen-Orient et en Chine, les ménages nucléaires se sont métamorphosés et rigidifiés avec l'apparition de l'agriculture, de la sédentarisation et de l'écriture, ce qui a entraîné une différenciation d’un point de vue collectif, à l’autorité patriarche, la surveillance des femmes, le mariage entre familles, paradoxalement moins innovateur. Les sociétés considérées moins évoluées ont ainsi renforcé leur cohésion interne, elles ont bridé les facultés des individus et peu à peu perdu leur capacité à innover. Elles sont malgré elles à l'origine du système familial actuel. Elles furent rattrapées et mêmes dépassées par les sociétés dites modernes. Les pieds bandés en Chine et l'obligation du port du voile dans certains pays du Moyen-Orient sont le reflet du passage d'une société patrilinéaire à une société communautaire. Dans la peur et dans une volonté d'inégalité, ces femmes sont devenues soumises à la domination masculine. L'homme a toujours craint la femme. Il a cherché à la brimer de manières diverses. S’est-il rendu compte de la dangerosité des femmes à l'échelle intellectuelle et politique, voire même de leur caractère malicieux ? Les femmes auraient pu très tôt imposer sans la force leur domination, comme c’est le cas dans l'Antiquité Égyptienne. L'invasion arabe va laminer ce culte rendu à la femme. Les femmes ont le pouvoir de faire chavirer l’esprit des hommes. La place de la femme dans les sociétés modernes reste pourtant inégale. Le règne des femmes sur une grande partie de l'univers serait potentiellement plus dangereux que la domination masculine, en raison de leur hypocrisie. Les femmes sont capables du pire, elles sont plus cruelles, et ont la possibilité de donner naissance. Cette capacité serait un processus de destruction à ce qu'elles peuvent concevoir. Les hommes expriment de manière différente leur peur en dévalorisant la femme. L'égalité hommes-femmes grâce à la liberté des mœurs et à la montée du féminisme pouvait être considérées comme un espoir, voire même un renversement des rôles. Le contraire se produit. Mes propos sont bien durs envers les femmes, peut-être les cantonne-t-on à des rôles d’ « empêcheuses de tourner en rond » en ne leur laissant pas exercer une créativité positive. 144 CHAPITRE IV La femme et toutes ses ambiguïtés à travers son rôle et son image Depuis toujours, il y a un besoin chez la femme de revenir vers le passé, comme si elle désirait rester dans un statut inférieur à celui de l’homme et dans une position plus inconfortable. Notre esprit est formaté par les médias, le corps de la femme apparait de manière déconcertante semblable à une chair en plastique comme celle des films pornographiques. C’est la décadence inconsciente du corps féminin. Les sociétés Occidentales soulignent la liberté d’être de la femme, qui pense vivre et se comporter comme elle le souhaite. Constamment soumise à des régimes, dans un jeu continuel de sensualité, et devant travailler pour ne pas dépendre financièrement de son conjoint, elle est victime des images véhiculées quotidiennement dans les médias. En comparaison, la femme dans les pays en voie de développement est soumise à d’autres diktats et d’autres formes de servitudes, ce n’est pas la beauté, mais le fait d’avoir des enfants qui est valorisé. Ces deux servitudes - complètement opposées voire incomparablesne se rejoignent-elles pas dans le quotidien de chacune dans le fond ? L’emploi est très révélateur quant à la parité homme femme. La femme, si elle déclenche une obsession physique, n’est pas considérée pour ses capacités intellectuelles et pratiques dans le monde du travail. Le congé maternité la renvoie à son rôle de mère au foyer qui doit veiller à la bonne éducation des enfants. Elle se doit d’être la femme madone, la femme sensuelle, la femme mère, la femme professionnelle. Nous sommes loin des débuts du féminisme au XXe siècle, et de ces femmes qui prônaient une égalité femme-homme. Aujourd’hui, en cette période de crise, c’est remis en question par des femmes qui reviennent à des valeurs très traditionnelles, comme si ce retour « aux sources » les délivrerait d’un quelconque châtiment économique. En parallèle, la femme se soumet aux images visant à atteindre la perfection du corps. Est-ce une manière de s’abaisser pour avoir incité l’homme à croquer le fruit défendu ? 145 DEUXIÈME PARTIE Les ambivalences du rôle et de l’image de la femme dans la société Occidentale 146 CHAPITRE V La fusion de l’objet au corps féminin 147 DEUXIÈME PARTIE Les ambivalences du rôle et de l’image de la femme dans la société Occidentale 148 CHAPITRE V La fusion de l’objet au corps féminin Nous sommes formatés à certaines images depuis notre plus jeune âge. En conséquence, le bustier, même s’il est depuis quelques années porté par des hommes, reste indéniablement associé à la femme. Son évolution suit celle de la femme. Il s’est adapté au corps de la femme, au point de se métamorphoser, jusqu’à ce presque devenir un objet de torture. Est-il possible de faire évoluer ce vêtement en dehors d’une telle histoire et de tels formatages ? L’abandon du corps de la femme comme référent, moule et membrane apparaît dans la taille de l’objet dépassant l’échelle humaine, signe d’un besoin de fuir les normes et les règles établies, pour un travail inaccoutumé du bustier. Celui-ci, qui est à la base raffiné, étroit, métamorphosant le corps de celui qui le porte, va devenir un objet repoussant les normes, au-delà de tous les préjugés qui lui sont associés. Ne serait-ce pas un moyen de créer un monde intangible que la société ne veut pas faire exister, comme échappatoire à cette réalité difficile ? Sorti de son contexte et de son lieu d’évolution, le bustier va devenir un tout autre objet. Depuis le début de cette recherche, l’importance est donnée aux objets devenus les maîtres dans notre société de forte consommation. Ils ont envahi notre quotidien en devenant plus importants que les êtres humains eux-mêmes, qui ne vivent qu’à travers ce qu’ils possèdent et ce qu’ils montrent, comme si les objets étaient des témoins de leur vie et de leurs états d’âme. Pourtant, ce ne sont que des gadgets futiles sans sens et importance véritable, mais dont la valeur marchande sera importante. Les objets dont il est question sont ceux croyant être rarissime, reflétant sa personnalité, mais qui ne sont en réalité qu’une déclinaison en masse de babioles. Ces objets nous rassurent, mais sont-ils réellement des valeurs auxquelles nous pouvons nous référer ? Faut-il continuer de s’asphyxier en en faisant l’élément majeur de la modernité ? 149 DEUXIÈME PARTIE Les ambivalences du rôle et de l’image de la femme dans la société Occidentale 150 CHAPITRE V La fusion de l’objet au corps féminin Section 1. Le bustier, épousant le corps de la femme 1.1. La fusion du corps féminin et du bustier La place de la femme est prédominante, elle est le cœur de la recherche et s’expose de manière différente. Sa représentation est constituée du haut du corps, avec la tête, la poitrine, la taille et le bas du bassin. Cette figure est toujours habillée d'un bustier. Ce vêtement a pour habitude de métamorphoser la personne qui le porte, mettant en valeur des parties du corps et en contractant d'autres. Le bustier a été conçu à l'origine pour marquer la taille et mettre en valeur la poitrine sous les robes, en tant que sous-vêtement, puis il est devenu au cours des siècles un vêtement burlesque porté lors des grandes occasions. Il est fait de matériaux nobles qui s'ajustent au corps féminin. Dans les réalisations, il apparaît comme ce vêtement qui métamorphose le corps, en utilisant des matières brutes et en le rendant le moins attrayant et sexy. L’intérêt n’est pas que celui-ci devienne une icône de la beauté féminine, mais au contraire qu’il mette en avant un corps refoulé que la société Occidentale ne veut plus faire exister. Ce corps est meurtri des concepts qui lui sont imposés par une vision très masculine. Il cherche à s'enfuir des stigmatisations pour en exhiber un autre plus majestueux. C'est pourquoi j'ai choisi le bustier, semblable au corset. Le bustier se suffit à lui-même et peutêtre porté seul tandis que le corset est à l’origine un sous-vêtement. Le corset sera de ce fait plus rigide que le bustier. Cependant, de nos jours, l’un et l’autre sont devenus similaires. La différence ne se fait plus étant donné que les femmes, plus actives dans la vie professionnelle, ne portent plus de corset en permanence. Le bustier est porté, souvent lors des cérémonies. La fusion des deux genres bustier/corset se retrouve particulièrement dans le style gothique où les allures se mélangent, également dans la lingerie Chantal Thomass, où il est parfois très difficile de s’avouer que c’est un sous-vêtement… Ainsi, lorsque je parle du bustier, la notion de corset reste présente. Les différences entre les deux sont devenues de nos jours de plus en plus floues. La femme-objet est dénoncée à travers un vêtement qui a été, durant des années, considéré comme objet de torture régulièrement conspué par les féministes. Ce vêtement qui frustre le corps de sa liberté physique en le coinçant entre des baleines devient flasque, 151 DEUXIÈME PARTIE Les ambivalences du rôle et de l’image de la femme dans la société Occidentale imposant et sans armatures, portant une critique de la féminité. Je ne cherche pas à montrer un corps plein de vraisemblances mais à le sortir de tous les préjugés qui lui ont été rattachés. Il est devenu un atout incontournable de mon discours. C'est à travers ce vêtement que je dénonce et que je montre ce à quoi j'aspire : que la femme puisse survenir à elle-même en fuyant son rôle et la pression médiatique. Il est une armure et une solution à l’égard de la stigmatisation du corps féminin transformé en objet. Face à la société de consommation et à la montée du pouvoir d'achat, le corps ces dernières années a perdu de sa valeur. Le culte du corps ne passe plus par sa vénération, par sa protection et par sa beauté naturelle, il s’est transformé en « un objet » sans âme que nous consommons et que nous jetons ensuite. Avec la liberté du corps, l'émancipation de la femme, la volonté d'égalité femmehomme, le corps a perdu l’estime que nous lui portions, il est devenu banal. Le corps, particulièrement celui de la femme, est omniprésent dans notre environnement car il fait vendre, comme des produits alimentaires, du luxe, voire même et surtout des produits masculins. Il est comme un cintre dans un décor et tous les moyens sont bons pour ne pas l’oublier. Le bustier métamorphosé est lié à la femme. Ils ne forment plus qu'un. Je ne cherche pas à mettre en avant les formes aguicheuses du corps pour attirer les regards et même vendre mes toiles, mais au contraire à les unir pour trouver un équilibre. Dans le milieu de l'art comme dans le milieu de la mode ou de l'agroalimentaire, le corps de la femme est dénudé pour qu'il en résulte une consommation. C'est pourquoi de nombreux artistes exhibent ce corps nu, voire même meurtri, dans la provocation. L'apparition d'Internet a maintenant contribué à la transformation du corps en objet. Au fur et à mesure, il est devenu une « chose » et a perdu toute sa valeur humaine. Internet permet de montrer tout ce qui se passe dans le monde dans l’instantané. Le corps est montré de différentes manières, souvent très inattendues et grotesques. Autrefois, les images du reste du monde nous étaient montrées à travers des photos plus restreintes et moins violentes que celles d'Internet. Aujourd'hui, tout est montré sans aucun complexe, voire même sans avertissement. L'ère Occidentale a transformé le corps en gadget, comme s’il n’avait plus réellement d'importance. Les images sexuées et violentes du corps ont accentué cette décadence. Contrairement à d'autres sociétés où celui-ci est le reflet de son appartenance, le symbole d'une civilisation voire même un indice de son évolution, il est devenu dans les sociétés Occidentales « un objet » insignifiant. C’est visible dans tout ce qui rythme notre vie : la consommation, le couple, la famille, le travail et la politique. Le corps 152 CHAPITRE V La fusion de l’objet au corps féminin n'est rien, juste « un tas d'organes », particulièrement le corps féminin qui a perdu de manière fulgurante toute sa splendeur et est tombé dans la vulgarité. 1.2. Le bustier et le burlesque Le bustier et le corps de la femme sont quasi omniprésents, dans l’univers burlesque, et y apparaît de différentes manières. Le burlesque fait référence aux années folles, le monde des paillettes, des plumes, des strass, un univers d'insouciance et de fêtes. Pourtant c'est l’époque où le bustier a progressivement perdu de sa popularité, quand les femmes sont sorties de leur immobilité traditionnelle avec les deux guerres. Les femmes allèrent alors travailler dans les usines en adoptant le port des pantalons larges et la taille haute en jouant sur l’ambiguïté sexuelle. Le burlesque apparaît avec l'utilisation de matériaux clinquants comme les perles, les paillettes, les bijoux, le miroir, etc. Le corps de la femme n'est pas prisonnier dans un bustier étroit mais s'harmonise à celui-ci comme si l’un et l’autre étaient dépendants. L'univers burlesque nous fait penser bien évidemment au grand couturier Paul Poiret. Il abandonne le port du bustier en libérant le corps de la femme, en le vêtant de lignes souples et fluides loin de toute contraction. Cette période témoigne d’une prospérité et d’une insouciance : les tenues des femmes brillent de mille feux, les broderies représentatives de la faune et de la flore sont incrustées de perles, parfois de manière très chargée. Les chaussures sont vernies, en glitter recouvertes de paillettes et de strass. Les lignes du corps féminin et la taille ne sont plus marquées mais libérées et laissent place à la taille basse, au volume sur les hanches et aux drapés des robes. Les cheveux sont coupés à la garçonne et rattachent la femme à la petite fille sage, loin d’une attitude de femme fatale. Le burlesque est très souvent rattaché aux années folles ; c'est une période intensément créatrice. Années folles de grande prospérité économique et d'intense bouillonnement d'innovations techniques, industrielles, sociales, architecturales et artistiques. 153 DEUXIÈME PARTIE Les ambivalences du rôle et de l’image de la femme dans la société Occidentale 82 Paul Poiret, Robe du soir, 1910, taille S, soie, incrustations perles et broderies. Le burlesque nous renvoie à un univers d’insouciance. L’utilisation de ses matériaux m'a valu de nombreuses remarques, cataloguant mon travail à la recherche du « beau », du « clinquant » et du « bling-bling ». Mon ambition pourtant est de faire réagir en jouant toujours sur l'ambiguïté. Les réalisations jouent avec le « bling-bling », mais s’en distinguent cependant, en montrant une matière brute, épaisse et grossière, qui échappe à l'univers de l'insouciance. Il est difficile d’éprouver un sentiment de sérénité avec l’utilisation de ces effets plastiques. Les créations rassurent et déstabilisent à la fois. Le mélange des matériaux et l'accumulation des substances créent un certain sentiment d'anxiété. La présence du burlesque est une véritable échappatoire à la réalité conforme et un retour aux choses frivoles qui véhicule un message. Ce manque d'indices crée un sentiment de frustration. Le message semble clair mais incite à la réflexion. Le burlesque renvoie bien évidemment au kitch. Un style réunissant les choses les plus hétéroclites, sans limites. Les idées et les inspirations les plus folles peuvent être exprimées grâce à lui. De manière très franche, je pourrais, chercher à rendre ironique le bustier et le corps de la femme comme le fait le grand Jeff Koons, dont les formes brillantes des créations nous renvoient à un univers très érotisé, car lisses, parfaites et particulièrement bombées. Le burlesque fait bien sûr écho à la mode rétro, très en vogue actuellement. Le bustier est un vêtement incontournable du style burlesque car il n'est pas toujours facile à porter. Ce vêtement met à nu et en avant les formes qu'on n’assume pas forcément de 82 Source : http://www.orgone-design.com/blog/histoire-du-design/art-deco/la-tendance-traditionaliste/ 154 CHAPITRE V La fusion de l’objet au corps féminin montrer, il est donc question de se réconcilier avec les rondeurs de son corps, comme le déclare François Tamarin : « Si vous portez ça dans la rue tous les jours, c’est l’émeute assurée. »83 D'ailleurs, le burlesque attire essentiellement les producteurs des films comme Burlesque, 2010, réalisé par Steven Antin, avec Cher et Christina Aguilera et Tournée, 2010, réalisé par Mathieu Amalric en tant qu'acteur en sont des exemples. L'extravagance du style permet de se surpasser : « Dans la culture du burlesque, on peut se permettre un peu tous les motifs, que ce soit très chargé, que ce ne soit pas forcément dans la mode. Tous les âges peuvent ressortir et c’est ça qui est intéressant. On peut se permettre l’extrême dans tous les motifs, les couleurs, ce qu’on ne pourrait pas faire dans la vie de tous les jours. »84 explique Mathilde Domi. Dans ces deux films, les costumes instaurent une histoire sur les corps des femmes. Ils sont contradictoires à ceux présents dans les médias et créer l’étonnement. Les silhouettes sont pulpeuses, flasques et tatouées ; elles dérangent face au modèle instauré dans notre environnement. 85 86 Figure 49 : Jeff Koons, Balloon Dog Magenta, Série Célébration, 1994-200, 307,30 x 363,20 x 114,30 cm, Musée des arts appliqués, Boston, sculptures en métal. Figure 50 : Jeff Koons, Balloon Dog Cyan, Série Célébration, 1994-200, 307,30 x 363,20 x 114,30 cm, Musée des arts appliqués, Boston, sculptures en métal. 83 François Tamarin propos recueillis par Mathilde Domi, L’influence burlesque, Les Arts de vivre, 2011, URL : http://mobile.france24.com/fr/20110221-2011-02-21-1340-wb-fr-arts-vivre-mode-burlesque. 84 Mathilde Domi, L’influence burlesque, Les Arts de vivre, 2011, URL : http://mobile.france24.com/fr/201102212011-02-21-1340-wb-fr-arts-vivre-mode-burlesque. 85 86 Source : http://www.agence-wallace.com/jeff-koons/ Source : http://www.polyvore.com/jeff_koons_ballon_dog/thing?id=20880474 155 DEUXIÈME PARTIE Les ambivalences du rôle et de l’image de la femme dans la société Occidentale 1.3. Du burlesque vers le fétichisme Chassé de la mode au début du XXe siècle, le bustier a retrouvé un nouveau souffle dans l’univers fétichiste ; il devient la pièce maîtresse de la panoplie d’une femme qui sait s’imposer, qui fascine et séduit. Les matériaux souples, précieux et raffinés donnent la sensation d’une seconde peau, sensuelle, chaude, dont le parfum exalte celui de la peau et renvoie à des images fortes d’animalité, d’aventure et d’exotisme. Le couturier Jean-Paul Gauthier raconte comment un jour, en fouillant dans l’armoire de sa grand-mère, il trouva un bustier : « Je n’avais aucune idée de ce que c’était, mais j’étais fasciné par sa couleur chair et par les lacets aussi. » Il demande des explications et ajoute : « Je trouvais que ça faisait un corps extraordinaire, et je sentais que les femmes avaient envie de ce corps-là, de cette taille fine. » Il conclut : « Le corset, pour moi, c’était un objet de mode et aussi de fétichisme puisque je ne pense qu’à ça et que j’ai tendance à tout transformer en mode. »87 Pour la première fois en 1760, dans l’ouvrage Du culte des Dieux Fétiches, Paris, de Charles de Brosses, le mot fétichisme apparaît. L’auteur compare les objets fétichistes religieux de l’Afrique Noire et de l’Égypte ancienne qui font partie de leurs pratiques instructives. Le mot fétiche signifie « objet ésotérique qui peut être positif ou négatif », du portugais feitiço/a qui signifie sortilège. L’entité de ce mot va être officialisée dans l’Encyclopédie par Diderot (1713-1784). Le fétichisme renvoie à un univers spirituel, à la recherche de la dévotion. Il est représentatif d'un culte à une divinité. Sa présence permet de communiquer avec un au-delà dans la recherche d'une interaction directe. Il est à la fois symbole et médium. Le fétichisme est maintenant lié au plaisir sexuel, subordonné à la présence d'un élément comme le pied, la chaussure et plus précisément l'escarpin, les sous-vêtements, etc. parfois dénué de toute signification érotique. En psychanalyse, le fétichisme est rattaché au garçon qui découvre l'absence de pénis chez la fille, l'angoisse de castration lui ferait instaurer le fétiche comme un substitut de ce pénis. Ce qui explique le manque de forme en rapport avec le phallus car cela découle des souvenirs perceptifs précédant la découverte des parties génitales féminines. Le ou la fétichiste est cette personne ayant besoin d'un objet ou d'une image caractéristique lui permettant, en visualisant la chose, d'atteindre un état d'excitation sexuelle. Le fétichiste est épris émotionnellement et sexuellement par un objet extérieur au 87 Farid Chenoune, Jean-Paul Gaultier, Paris, éditions Assouline, 2005, p.13. 156 CHAPITRE V La fusion de l’objet au corps féminin corps humain. Cette pratique est plus répandue chez les hommes dont la libido est plus développée. Le désir est classiquement plus fort chez l'homme en raison de l'hormone du désir, la testostérone, plus élevée chez lui. Cette plus grande capacité de désir favorise l'homme à avoir une plus grande imagination sexuelle, souvent liée au fétichisme. Les premiers signes de troubles fétichistes apparaissent dès l'adolescence. Le fétichiste a l'intime conviction que son objet de désir possède des vertus irréelles, divines. Cela stimule son imaginaire loin de toute connexion réelle, ce qui peut parfois générer des répercussions négatives dans sa vie. Le bustier a été l'un des premiers objets à être traité de manière fétichiste, il reste à travers les modes l'un des plus importants avec les chaussures. Il a éveillé plus de controverses qu'aucun autre objet n'a réussi à le faire, car c'est un vêtement plein d’ambiguïté. C'est pourquoi il est présent dans tous mes travaux. Son utilisation répétitive et différente renvoie sans contexte au fétichisme. Cependant, il ne suscite pas chez moi d’excitation sexuelle, quelle qu’elle soit. Il est certain que j'utilise ce vêtement car il métamorphose le corps, particulièrement celui de la femme. Mais, comme j'ai pu l'énoncer, je cherche avant tout à créer une fusion entre ce corps et ce vêtement, sans que l'un soit plus important que l'autre. Le fétichisme se situe dans l’union du bustier au corps qui le porte. Les formes pulpeuses ne sont pas contractées mais libres, contraires au serrage du laçage du bustier. Les réalisations ne sont pas représentatives de formes directement indentifiables. Moins fétichistes, les sens sont souvent liés à l'univers du sexe comme dans la peinture, Chimère ruisselée (p.75), qui représente une femme à travers le port d’un bustier. La parure du vêtement est réalisée de dégoulinades faites de la cire de bougie. La toile a fait s’exclamer de multiples spectateurs leur rappelant le sperme : « On dirait un feu d'artifice de sperme ! » s’extasiait un collectionneur. Cette enthousiaste clameur m'a fortement gênée. Je n'aurais jamais imaginé m’approcher de cette figure. Peut-être est-ce mon imaginaire qui, à travers un fétichisme placide, éveille des représentations sexuelles refoulées que les spectateurs saisissent avec rapidité ? 157 DEUXIÈME PARTIE Les ambivalences du rôle et de l’image de la femme dans la société Occidentale 1.4. Échapper au fétichisme Le bustier Synchronie réalisé en 2010, fuit les idéaux fétichistes qu'on peut attribuer à ce vêtement. Il est à la fois chic et élégant par sa forme, son harmonie colorée et son étymologie (le fait que ce soit un bustier) ; et il est cependant repoussant, captivant et étrange du fait de ces matériaux. Le bustier, comme nous l'avons déjà vu, est porté dans le but d’avoir une bonne posture du corps, de mettre en avant les atouts féminins et réduire au maximum la taille. Ce vêtement se veut équivoque. Il épouse bien le corps de la personne qui le porte, mais ne serre pas son corps. Le décolleté n’est pas mis en évidence, au contraire il paraît caché, comme recouvert d'une coque pour éviter les regards malicieux. Figure 51 : Farah Kartibou, Synchronie, 2010, taille 38, Paris, techniques mixtes. Le décolleté désigne traditionnellement la partie du tronc féminin s’étendant du cou à la naissance des seins ou plus bas, dévoilée par les vêtements à encolure basse. Dans ce bustier il est recouvert d’un drapé doré pour obéir à une certaine pudeur. Par habitude, le décolleté est plongeant, pigeonnant et ouvert, ici il est fermé, emprisonné par cet entassement de matériaux. Ce bustier n'a pas été réalisé comme le veut la tradition. Les baleines ont été supprimées. Elles servent à maintenir le vêtement au plus près du corps pour que celui-ci ne tombe pas. Seuls la parmenture et la doublure constituent ce vêtement. C'est d'autant plus étrange que porté, il ne tombe pas comme le voudraient les règles de 158 CHAPITRE V La fusion de l’objet au corps féminin fabrication. Le galbe que dessine habituellement le bustier est ici aboli pour laisser place à une carapace, peut-être de protection. Le bustier tout au long de l'histoire a été porté sous les vêtements, à même la peau. Les étoffes sont douces, comme si c'était une seconde peau, pour ne pas blesser la personne qui le porte. Les sous-vêtements sont souvent élaborés de matériaux précieux et coûteux comme la soie, la dentelle et les incrustations. Ce vêtement est confectionné avec les mêmes normes de fabrication que le sous-vêtement. La garniture de Synchronie est identique à celle de la peinture Bling-Bling. Par ses couleurs, la toile se veut esthétique mais par sa texture, elle est repoussante. Loin de ce que nous venons d'énoncer, nous l'avons déjà vu, le bustier est fabriqué d'une toile en polyester qui a été recouverte d'acrylique noire mélangée à beaucoup d'eau, puis saupoudrée de chapelure et vaporisée de bombe dorée. Au séchage, nous pouvons apercevoir le craquèlement de la matière. Ces matières sont très fragiles, contrairement à celles des bustiers traditionnels, un simple mouvement précipité peut faire tomber la garniture. De ce fait, le bustier ne peut être porté sous un autre vêtement et quotidiennement car trop fragile. La doublure est dorée, lisse et raide et rappelle le cuir. Elle fut achetée. Visuellement, cette doublure rappelle le fétichisme du cuir mais la couleur rend celui-ci totalement burlesque. La doublure est lisse car elle sera portée à même la peau, afin d’éviter toute souffrance due à la rigidité de la matière. Le lien direct au corps doit être délicat pour éviter les tamponnements. Elle fait penser aux couvertures de survie par sa couleur clinquante, mais le touché est plus soyeux. Le bustier est dénué de toute connotation fétichiste par sa forme et ses matériaux, sauf en ce qui concerne la doublure. Sur la photographie, même si cela est peu visible, le bustier est porté avec un pantalon en cuir qui lui renvoie au fétichisme. Certaines étoffes, comme le cuir, le latex, l'élasthanne et le lycra, y font directement allusion. De nombreux vêtements fabriqués de ces matières sont considérés comme « sexy » car ils nous rappellent les jeux et les rôles interdits. Ces tenues sont pour la plupart moulantes et nous renvoient à une seconde peau, particulièrement grâce au cuir qui est fabriqué à partir de peau animale. L'odeur, l'aspect lisse et brillant, et les bruits produits par le cuir provoquent très souvent une excitation érotique pour les personnes attirées par ce fétichisme. À la vue de cette photographie, il se crée une contradiction du bustier. De l'extérieur, il n'est doté d'aucun élément qui puisse le fétichiser, mais il peut le devenir lorsqu'il est associé à d'autres matériaux, couleurs et accessoires sans aucune mise en scène. 159 DEUXIÈME PARTIE Les ambivalences du rôle et de l’image de la femme dans la société Occidentale Section 2. De la réalité physique vers la grandeur anachronique 2.1. Abandonner le port du bustier traditionnel Pour échapper à une certaine convention et au corps féminin, j'ai cherché à mettre en avant le vêtement sans qu'il soit porté. Après de multiples recherches, je me suis résignée à mettre en évidence le bustier abouti et sa base de construction, c'est-à-dire son patron. Pour créer une certaine harmonie, j'ai choisi de travailler avec le patron en toile de coton et non celui en carton. Lors d'une première installation en mai 2009 de Tête à Tête, j'ai mis en avant le bustier et son patron de taille 40. Le rendu n'était pas celui que je recherchais. Le bustier, par ses matériaux et ses couleurs, était très présent face à la toile de coton, de couleur beige, saturée par les tracés du vêtement au crayon à papier. Après de nombreux essais d'installation, j’ai décidé de fabriquer un patron trois fois plus grand que le bustier. J'ai choisi cette taille pour un équilibre entre le bustier et le patron. Les deux sont mis en avant. L’un n’est pas plus présent que l'autre, ils retrouvent une égalité par ce changement d'échelle. Il ne me restait plus qu'à trouver comment les disposer ? Le patron du vêtement est placé d'après le traçage de la taille. Celle-ci nous guide pour positionner correctement le patron selon des normes précises. Le patron constitue dès lors la moitié gauche du vêtement mis à plat. J'ai élaboré le patron de la partie gauche du vêtement car c'est une règle qu'on m'avait enseignée et qui se pratique dans le milieu de la haute couture. Je l'ai « cloué » avec des épingles au mur. La forme du patron m'a permis de placer le bustier ouvert au niveau de sa courbe. Le bustier trois fois plus petit que le patron s'est bien ajusté à la forme de celui-ci. Je l'ai épinglé pareillement au patron. Figure 52 : Farah Kartibou, Tête à Tête, première version, 2009, 150 x 120 cm, Paris, techniques mixtes. 160 CHAPITRE V La fusion de l’objet au corps féminin Un patron est constitué de plusieurs éléments qui permettent de l'assembler sans faire d’erreur. La ligne de taille, les aplombs et le droit fil étaient perceptibles sur celui épinglé au mur. Le droit fil est primordial et omniprésent dans chaque élément du patron, sinon celui-ci est considéré comme nul. Un tissu est formé du croisement de deux ensembles de fils : la chaîne et la trame. Le droit-fil est le sens de la chaîne ou de la trame (on utilise le même mot pour les deux). Sur un empiècement du patron, il est placé au milieu. Il coupe la ligne de taille en formant un angle droit. La ligne de taille et celle du droit-fil forment une croix. Leur croisement et les épingles au mur (pour maintenir le patron) ont évoqué la crucifixion. Cette similitude est inattendue. Dans le milieu de la couture, en moulage (technique en modélisme) nous sommes confrontés sans cesse aux épingles, elles sont omniprésentes ; c'est pourquoi j'ai préféré les épingles aux clous, par exemple. La toile a été épinglée à l'intersection des coutures, larges d'un centimètre, en référence au moulage du vêtement. La toile d’un vêtement (son moulage), sert à passer du patron 2D vers la 3D, pour vérifier si le patron de base est correct. Les coutures ne sont pas visibles, c'est pourquoi elles furent épinglées au niveau de l'intersection des lignes de couture. Figure 53 : Détails de l’installation Tête à tête (Épinglage aux intersections des coutures et croisement du droit-fil), 2009, Paris, toile de coton. Un questionnement se fait à la vue de cette installation, en cherchant le lien entre le patron en toile, trois fois plus grand que celui de base, et le bustier, de taille humaine. Les pièces du patron qui constituent le bustier ne se distinguent pas, par l'accumulation de matière. Très peu de personnes constatent que ces deux éléments, d'apparence opposée, sont en réalité les mêmes. Le patron est homogène sans aucun pli et évoque un mouvement par sa forme. Le marquage du droit-fil par les initiales « D-F » est un des seuls éléments qui peut aider à comprendre ce que c'est. Le bustier, quant à lui, est présent par l’intensité et la brillance des couleurs. Sa mise en place au mur, fait penser à un papillon. La fermeture 161 DEUXIÈME PARTIE Les ambivalences du rôle et de l’image de la femme dans la société Occidentale éclair, au milieu du dos permet de comprendre que c'est probablement un vêtement. Cette première installation n’était pas satisfaisante car le bustier abaissait l'ensemble de la réalisation. Une autre installation fut réalisée où les deux faces du vêtement sont visibles. Dans la deuxième tentative d'installation, par soucis d’harmonie la disposition du patron n’a pas changé. Le bustier fut dépinglé pour en montrer pour la première fois la doublure. L’objectif était de mettre à égalité le patron et le bustier, la garniture et la doublure. À l’aide de crochets fixés au plafond, le bustier fut suspendu au milieu du patron. Il était maintenu à ses pendoirs par des épingles à nourrice reliées au fil de fer jusqu'aux crochets. Le bustier était disposé à une distance d’un mètre cinquante du mur, à la même hauteur que le patron, comme si l'un n'allait pas sans l'autre. Le patron semblait toujours immaculé et « sage » mais le mouvement qu'il produisait au cours de la première installation semblait s'atténuer face à la mouvance du bustier. Il gondole et donne l'impression d'être un être vivant au lieu d'un objet, ce qui renforce sa ressemblance au papillon. Contrairement à la première installation, celle-ci incite le spectateur à bouger. L'observateur peut remarquer la doublure de couleur or. Elle accentue l'exactitude de l'objet, confirmant que c'est un bustier. De couleur très brillante, elle surprend. Malgré la présence de la couleur or, le bustier vu de face reste dans l'ensemble très foncé tandis que la doublure étonne. Les doublures se veulent habituellement discrètes, ici elle est clinquante. Dans cette installation, trois moments distincts apparaissent avec le patron, la garniture et la doublure du bustier qui étonnent par leurs différences mais qui se complètent par leur usage. Figure 54 : Farah Kartibou, Tête à Tête, deuxième version, 2009, 80 x 42 cm, Paris, techniques mixtes. 162 CHAPITRE V La fusion de l’objet au corps féminin 2.2. Le bustier vers l’immensité de l’espace Pareillement au petit bustier de taille 40 qui était une première expérimentation, le bustier de taille gigantesque fut complexe à fabriquer. Les mêmes matériaux furent utilisés. Les pièces qui constituent ce nouveau bustier sont démesurées, rendant difficile leur assemblage à la machine à coudre. D'habitude, c'est le couturier et la machine qui guident l'étoffe, il s'est produit le contraire pour la création de ce prototype. L’installation, Étendue Psychose créée en 2009, instaure un étrange dialogue entre deux choses qui peuvent paraître opposées mais qui sont « co-dépendantes » : le patron du bustier et le tissu. La gradation d'un vêtement peut se faire jusqu'à l'infini pour le sur mesure. Pour des vêtements produits en quantité industrielle, la taille la plus grande est 60 ce qui équivaut à un tour de taille de 116/120 centimètres. C’est la taille choisie pour la réalisation du bustier Étendue Psychose, afin d’aller au-delà de ce que notre regard est habitué à voir. Habituellement, le bustier est ajusté au corps de la femme, dans cette installation il va devenir démesuré et se libérer radicalement de tous les préjugés qui lui sont rattachés. C’est un bustier géant, au détriment de l'image de celui-ci. Le bustier, pendant de nombreuses années, était porté par des femmes pour accentuer leur taille de guêpe comme un symbole de féminité très à la mode. Durant des siècles, le vêtement était porté tellement serré que le corps en souffrait. Lors d’une conférence au Forum des Images en 2011 avec la présence de Chantal Thomass, une spectatrice s'est révoltée face à l'enthousiasme de l'invitée qui exaltait le vêtement. Elle affirmait que ce vêtement avait été pendant des siècles un objet de maltraitance par la faute duquel de nombreuses femmes avaient perdu la vie. Chantal Thomass est restée très calme face à ces attaques. La styliste possède une marque de lingerie de créateur (comme vu précédemment), incontournable pour les amoureux des dessous de luxe. Avec elle, la lingerie retrouve son rang d'objet de désir et fait découvrir aux femmes qu'elles peuvent être séduisantes et séductrices. Elle est la seule marque de lingerie en symbiose avec une personnalité. Chantal Thomass aborde des thèmes universels tels que la liberté, le glamour chic, et construit un univers en subtile décalage avec la réalité, ce qui ne va pas sans séduire le public et la critique. Ce bustier géant n'est plus celui à l'origine des supplices féminins, ni même à l'image des modèles contemporains. En lui donnant une taille supérieure à celle attendue, il se crée 163 DEUXIÈME PARTIE Les ambivalences du rôle et de l’image de la femme dans la société Occidentale un décalage de l'objet. Dans cette installation, il se veut un symbole de liberté par sa forme qui rappelle une grande chauve-souris, un oiseau, un papillon (comme le petit bustier) ou encore une raie manta. Cette émancipation de la forme renvoie à l'espace. La disproportion du vêtement le libère de tous les stéréotypes qui lui sont attachés. Il est compliqué de mettre à plat un vêtement cousu, particulièrement le bustier, car c'est un vêtement qui doit être ajusté au corps. Les baleines entre les différentes parties du corps accentuent le relief. Le spectateur, en contemplant ce bustier géant, s'interroge immédiatement : «Qu'est-ce que cette chose ? » La question porte déjà en elle-même une forme de jugement, nécessairement dépréciatif. Dans « la chose » réside une absence, celle d’une marque déterminée, d’une nature identifiée. Sans identité propre, ontologiquement indifférenciée, « la chose » est ce qui est d’un point de vue épistémique sans place, sans classe. En cela, elle produit un sentiment d’étrangeté, voire d’angoisse. L’étendue de la forme accentue cette étrangeté. La couleur noire foncée, ne rassure pas forcément, elle rappelle les ténèbres. Dans les anciens travaux, le bustier informe lié au corps de la femme renvoyait à l'univers burlesque et kitsch en créant un malaise, par la non identification de la forme. Mais le sentiment de crainte était plus ou moins perceptible ; d’ailleurs les formats étaient plus petits. La chose, ici le bustier, se trouve privée des degrés élevés de réalité. Ainsi son extension est enrichie et sa valeur dépréciée à égale mesure. Figure 55 : Farah Kartibou, Étendue Psychose, la garniture, 2009, 240 x 130 cm, Paris, techniques mixtes. 164 CHAPITRE V La fusion de l’objet au corps féminin Figure 56 : Farah Kartibou, Étendue Psychose, la doublure, 2009, 240 x 130 cm, Paris, techniques mixtes. Figure 57 : Farah Kartibou, La Série des Bling-Bling, 2010, Centre Saint-Charles UFR 4, Sorbonne Paris I, Paris, techniques mixtes. 165 DEUXIÈME PARTIE Les ambivalences du rôle et de l’image de la femme dans la société Occidentale 2.3. Un bustier hors-norme, origami La doublure du bustier géant fut réalisée à l'aide d'une toile en coton blanche comportant les tracés du vêtement au crayon noir. La toile a été cousue comme si elle était la doublure du vêtement. Tous les tracés du patron sont visibles, sauf les coutures. Cet assemblage très défini peut évoquer le pliage et plus précisément l'origami. Origami est un mot japonais qui vient du verbe oru qui signifie plier et du nom kami qui veut dire papier. C'est un art qui permet de créer des modèles, à l'aide d'une simple feuille de papier et d'une succession de plis, sans couper ni coller. Il est possible de créer aussi bien des fleurs, des animaux, des personnages, etc., que des assemblages modulaires, des constructions géométriques. La doublure évoque cette pratique, par l'assemblage des différents empiècements cousus. Les coutures ont été aplaties au fer à repasser pour mettre en avant les diverses découpes. Les découpes seraient semblables à des plis qu'on aurait effectués. Cette pratique renvoie à l'art japonais et fait particulièrement penser aux créations de Yohji Yamamoto mais surtout à celles d’Issey Miyake. Ses créations haute couture et prêt à porter sont réalisées à partir d'une succession de plissages. Cette nouvelle technique de fabrication est « Pleats Please »88. Les créations, pour la plupart synthétiques, sont compressées entre deux couches de papier puis introduites dans des presses chaudes où elles se plissent. Les plis restent et soulignent le corps de celle et de celui qui le/la porte. Le volume du vêtement se compacte après utilisation comme si de rien n’était. Les créations sont semblables à des tenues futuristes. C’est une véritable invention technologique qui a valu à son auteur une place au sein des œuvres du Centre Georges Pompidou à Paris. Les formes mettent en avant la tradition par la couture, et la technologie avec l'innovation des plis. Étonnamment, dans son travail artistique, se retrouve un bustier rouge moulé mettant en avant les courbes féminines. Une confrontation se fait entre la symbolique du bustier et la création en plastique moulée. Sa pratique se situe autour de la question du vêtement et du corps féminin au détriment de l’esthétique, en réaction à ce que veut la société, plus particulièrement le monde de la mode. À son instar, j'aimerais faire surgir ce mélange des pratiques : traditionnelle et « technique » par le choix des matériaux. 88 Issey Miyake, Pleats Please, Paris, éditions Taschen, 2012, p.1. 166 CHAPITRE V La fusion de l’objet au corps féminin 89 90 91 Figure 58 : Issey Miyake, Staircase Pleats, Robe à plat et portée, 1994-1995, tissu plissé. Figure 59 : Issey Miyake, Robe Spring, 1994, tissue plissé. Figure 60 : Issey Miyake, Bustier rouge, 1983, plastique moulé. En assemblant la garniture et la doublure du bustier, une partie de la chapelure s'est détachée. Les mêmes méthodes ont été employées pour faire surgir le chaos de matière en utilisant de la chapelure, saupoudrée d'eau noire d'acrylique. Bien qu’imperméable la toile en polyester a laissé des tâches apparaître du côté de la doublure. Cette face toute blanche aux tracés noirs est devenue, à plusieurs endroits, tachetée, comme si elle avait moisi au contact de l'air. Même en superposant plusieurs couches d’acrylique blanche pour camoufler les traces, elles sont toujours perceptibles ; à moins de me résoudre à garder l'historique de mes travaux et croire que ces taches sont un lien de fusion entre la garniture et la doublure. Elles semblent indélébiles. 2.4. La rivalité de deux figures La contradiction des deux faces d'un même vêtement engendre bien évidemment une certaine rivalité. D'un côté la doublure qui se veut sage, comme dans la réalité (elle est là pour terminer le vêtement avec de très belles finitions et se veut discrète), de l'autre une garniture envahissante qui semble chercher à l’absorber ou plutôt à la dominer. Nous avons peut-être ici la symbolique de la domination d'une mère possessive envers son enfant et 89 90 91 Source : http://hopeseguin2010.wordpress.com/2010/09/30/fashion-from-the-staircase-series-by-issey-miyake/ Source : http://hopeseguin2010.wordpress.com/2010/09/30/fashion-from-the-staircase-series-by-issey-miyake/ Source : http://parures.canalblog.com/ 167 DEUXIÈME PARTIE Les ambivalences du rôle et de l’image de la femme dans la société Occidentale particulièrement sa fille ? Durant toute la grossesse et les mois suivants l'accouchement, il se crée un lien vital entre la mère et son enfant. Cette relation peut être considérée comme fusionnelle car elle est nécessaire à la survie du nouveau-né jusqu'à évoluer vers un individualisme auquel la société nous oblige. Le souci de nombreuses mères, comme nous l'avons déjà vu, est de considérer leur propre enfant comme un être singulier et non pas le prolongement de leur vie. Pour de nombreux parents, mais particulièrement les mères, cet enfant représente une chance dans leur vie. Par son existence les événements qu'elles n'ont pas pu réaliser vont trouver une possibilité de personnification. Il est très difficile pour l'enfant, que ce soit un garçon ou une fille, de s'éloigner de la mère, pourtant c’est vital. Dès leur plus jeune âge, les filles s’identifient à leur mère et l’imitent pour lui ressembler, ou au contraire elles prennent le contrepied dans un sentiment de révolte. Cette relation ambiguë est pourtant naturelle et nécessaire pour leur construction. L’enfant est le reflet de la mère, la maturité en moins, de savoir vivre et de plénitude. Au fil des jours, sa personnalité doit se construire, indépendamment de sa mère. De nombreuses mères ont tendance à oublier qu'elles sont la « maman » et non pas la « copine » de leur fille. Certaines d'entre elles développent un état d’angoisse à l’idée que leur fille va être éloignée d'elles. Même pour une courte durée, c'est pourtant grâce à cet éloignement que le manque de substance et de maturité chez l'enfant va se combler. Ces mères cherchent à avoir une place dominante auprès de leur fille et elles sont prêtes à tout pour y arriver. Elles jouent sur leur expérience en mettant leur fille dans une situation de faiblesse pour que celle-ci s'appuie sur elles. La mère est omniprésente dans la vie de sa fille et cherche même elle aussi à l'imiter, à la fois pour se sentir jeune et pour se rapprocher au maximum d’elle. Certaines de ces mères sont plus féminines, à la mode, et mieux constituées que leurs filles, ce qui crée un sentiment d'infériorité chez celles-ci. En grandissant, la fille va développer un malaise et elle se sentira coupable à l'âge adulte de ne pas être à la hauteur de sa mère. Ce qui pourra avoir comme conséquence, par le processus de l’inconscient, un manque de réussite professionnelle, amicale, amoureuse. Cette relation entre mère et fille est assez délicate et conduit l'enfant à un sentiment de mal-être. Celle-ci va chercher à s'identifier à cette mère qui a été durant toute sa vie maîtresse et manipulation. De nombreuses mères oublient leur rôle premier et s’opposent ainsi à la croissance et l'évolution de leur fille. Cette relation peut aussi se retrouver entre la mère et le fils avec des conséquences plus alarmantes encore, celui-ci s'identifiera au cours de sa vie à une personne de sexe opposé, une problématique exposée dans le dernier film de Guillaume Gallienne, Les Garçons et Guillaume à table, 2013. 168 CHAPITRE V La fusion de l’objet au corps féminin L'amitié entre la mère et la fille est un concept à la mode depuis quelques années où les mères sont parfois intrusives. Cette amitié ne devrait pas exister car la mère a des responsabilités et un rôle précis qu’elle ne devrait pas échanger. À travers sa fille, elle va chercher à réaliser ce qu'elle n'a jamais pu faire. La mère, les parents doivent garder au sein de leur foyer une position d'autorité et mettre des barrières avec leur enfant, particulièrement dans la relation mère-fille. La mère doit inculquer les modes de bien et de mal à sa fille, elle doit prendre des distances pour ne pas empêcher sa fille de vivre sa propre vie. Pour garder une place décisive sans être rétrograde, la mère doit rester fidèle à sa génération et ne pas chercher à ressembler à tout prix à sa fille. Cela va permettre à l'enfant de ne pas perdre ses repères et surtout, de ne pas culpabiliser. Le jeunisme est omniprésent actuellement il sera difficile à la mère d'être un modèle si elle n'accepte pas son âge et encore moins le changement de son corps. Si la mère cherche à concurrencer sa fille jusque dans sa jeunesse, que lui restera-t-il ? La fille a besoin de cette évolution de la jeunesse vers l'âge adulte pour se créer une place en société sans se référer constamment à sa mère ; elle doit pouvoir suivre son propre chemin en toute sérénité. Dans Mère et fille, une relation à trois, 2002, Caroline Eliacheff et Nathalie Heinich reconstituent l'éventail de toutes les relations possibles, montrant comment s'opèrent la transmission des rôles et la construction des identités, de génération en génération. Elles mettent en avant l'expérience délicate qui consiste à être une fille pour sa mère et une mère pour sa fille. Dans cette installation Étendue psychose (p.164), comme métaphore : c'est du patron que naît la garniture du tissu. La mère (la garniture) est excessivement présente, envahissante voir même inquiétante, face à une fille (la doublure) presque totalement effacée. Les relations mère-fille peuvent être complexes, passionnées, parfois violentes, mais jamais indifférentes. Qu'elles soient toxiques ou bénéfiques, elles ont une influence sur nos vies. 169 DEUXIÈME PARTIE Les ambivalences du rôle et de l’image de la femme dans la société Occidentale Section 3. L’importance de l’objet et sa dérision 3.1. La présence d’objets de plus en plus volumineux L’originalité du bustier géant traduit un refus des formes traditionnelles. La garniture a été peinte d'acrylique noire et recouverte de différents matériaux. Des objets de plus en plus envahissants, mélangés à de la chapelure se sont insérés. Un tissu inflexible a été collé au niveau de la poitrine, pour créer du volume. C'était l'une des premières fois que le tissu était intégré en tant que tel. Auparavant, des plissés étaient visibles qui évoquaient une étoffe, alors qu'il ne s'agissait que de papier de soie. La rigidité du tissu a formé un labyrinthe chaotique, saupoudré de boules textiles et de perles. Elles apparaissaient comme incrustées dans le tissu, combinées à la chapelure. Les matériaux inorganiques que j'emploie sont récupérés. Intentionnellement je n'achète jamais les « objets » qui recouvrent mes travaux comme le tissu et les perles. Le tissu utilisé pour toutes les créations après Bling-Bling (la peinture sur toile, le bustier de taille humaine et le bustier géant) m'avait été donné. Un ensemble de chutes de tissus m'a permis de mettre en œuvre le labyrinthe chaotique. En ce qui concerne les autres matériaux, je les ai depuis mon enfance, lorsque je fabriquais des colliers et des bracelets en perles, très à la mode à cette époque. Les peintures, les bombes et les supports sont quant à eux achetés et non issus d'une récupération. Le réel surgit à travers les matériaux bruts dans la représentation, ces intrusions dialoguent avec les parties peintes. Ces applications de matériaux récupérés évoquent plusieurs œuvres de Niki de Saint Phalle. Les objets dans les œuvres de Niki de Saint Phalle sont prépondérants. Ils firent leur première apparition dans les peintures figuratives et s'y installèrent définitivement. Les œuvres de l'artiste devinrent des accumulations d'objets trouvés, recyclés et réinventés dans une multitude de travaux plastiques tous aussi surprenants les uns que les autres. Ces réalisations ont changé l'espace pictural en le rendant tridimensionnel, volumineux et plein de relief. Les réalisations campent des objets proéminents qui semblent exister. L'espace pictural n'est plus passif mais devient actif, comme si les créations étaient mouvantes. L'artiste ne peignait les fonds que pour donner l’impression d’un univers sur lequel une multitude d'objets seraient fixés, créant une autre atmosphère. Le représentation picturale 170 CHAPITRE V La fusion de l’objet au corps féminin est éliminée et remplacée par une composition de matériaux récupérés qui donne un autre sens à l’œuvre. Les objets récoltés sont le fruit d'une histoire, mais ils véhiculent un autre message lorsqu'ils sont assemblés les uns avec les autres. Les représentations et les personnages que la peinture a présentée durant des siècles sont complètement effacés et changés en une multitude de compositions d'objets, comme dans La Crucifixion, 1963, Centre Georges Pompidou, Paris. L’œuvre représente une femme crucifiée, sans bras, et dont le corps est disproportion. Les extrémités du corps humain, la tête et les pieds, sont minuscules chez le personnage, par opposition à la poitrine, aux hanches, au bassin et aux cuisses démesurées. Le personnage semble souffrir et exprime des messages très ambigus sur la condition féminine. La crucifiée est une mère, les jouets pour enfant placés au niveau de la poitrine en sont la preuve. Ils mettent ainsi l'accent sur la maternité et l'allaitement du bébé. Cette accumulation d'objets nous fait penser à un jardin fleuri et atténue le côté sombre de la création. Le porte-jarretelles rose sur les jambes écartées suggère, fortement, que le personnage est également une prostituée. Les dessous sont de couleurs vives, formés par un patchwork, alors que les collants et les chaussures sont très sobres. Ce contraste de couleurs fait référence à la réalité où le montrer est plus classique que le cacher. Les dessous peuvent être de couleurs diverses tandis que la tenue en société et dans le milieu professionnel est plus sobre. Ce patchwork coloré montre que tout peut se cacher sous une tenue vestimentaire. Les sous-vêtements laissent apparaître un pubis de laine noire comme si le personnage se préparait à une quelconque mésaventure. La tête minuscule levée vers le ciel dévoile une femme portant des bigoudis, qui mettent en avant le côté « mémé » du personnage. Le bigoudi, qui enlace les cheveux pour leur donner du volume rappelle sans équivoque la dame âgée chez le coiffeur. Les « mémères » ont tendance à garder ces bigoudis sans complexe, ce qui met en avant une troisième face du personnage. Ces trois identifications font référence à la femme dans différents moments de sa vie, Niki de Saint Phalle la présente comme martyre. La femme soumise à ses obligations, qui peuvent devenir les tourments de sa vie. Ce « travail de dame »92, comme le dit Pierre Descargues, critique d’art et ami de Niki de Saint Phalle, prépare l’apparition suivante des célèbres Nanas, qui, telle La Crucifixion, montrent la douceur et la minauderie de la femme et son caractère d’ogresse. De façon différente, la condition de la femme est critiquée face à toutes les obligations et les rôles qui lui sont attribués au cours de sa vie. 92 Pierre Restany, Trente ans de Nouveau Réalisme, 60/90, Paris, éditions La Différence, 1991, p.42. 171 DEUXIÈME PARTIE Les ambivalences du rôle et de l’image de la femme dans la société Occidentale 93 Figure 61 : Niki de Saint-Phalle, La Crucifixion, 1963, 240 x 150 x 60 cm, Centre Georges Pompidou, Paris, techniques mixtes. 3.2. Le détournement de l’objet du bustier Les deux artistes Niki de Saint Phalle et John Chamberlain utilisent des matériaux récupérés pour l'élaboration de leurs œuvres. Ceux de John Chamberlain sont plus volumineux, ce sont des sculptures faites à partir de carrosseries d'automobiles. Les carcasses de voiture sont une matière diversifiée, abondante et peu coûteuse pour l'artiste qui vont lui permettre de créer des œuvres étonnantes et diversifiées elles aussi. Dans La Mariée, 1968, Centre Georges Pompidou, Paris, la sculpture frappe par la complexité des jeux de lignes et de découpes qui animent la surface. Les morceaux de ferraille semblent chacun avoir été travaillés et cousus les uns aux autres pour former la robe. Les formes arrondies des volumes mettent en avant les plissés de la robe. L'irrégularité des éléments imbriqués est contradictoire avec ce qu'on peut imaginer d'une robe de mariée. Tout semble tordu, sans aucun ordre précis. Le personnage avec une tête foncée semble s'incliner vers le bas, comme pour mettre en avant le poids de l’œuvre. La courbure au niveau du dos accentue cette mise en scène. Le voile de couleur contrasté, ou peut-être les cheveux gris métallisés, qui s’opposent à la robe blanche, épousent la forme ronde du dos. L'utilisation des matières épaisses, rudes et rigides laisse penser que la mariée porte la charge de son vécu. Dans ce travail, la mariée est complètement disloquée, l’artiste efface avec humour et 93 Source : http://mediation.centrepompidou.fr/education/ressources/ENS-nouvrea/image07.htm 172 CHAPITRE V La fusion de l’objet au corps féminin ironie le sentimentalisme traditionnellement lié à ce sujet. Semblablement à John Chamberlain, La Mariée, Centre Georges Pompidou, Paris, de Niki de Saint Phalle détruit tous les mœurs romanesques qu'évoque le sujet du mariage. La légèreté, la transparence et la préciosité du bas de robe d'une mariée sont remplacées dans cette œuvre par une étoffe recouverte de plâtre. Aucune légèreté n'est apparente face à la lourdeur des matériaux. Les plissés ne sont pas formés par le plissage du drapé mais par la flexibilité du matériau qui a été façonné pour donner cette vraisemblance. Le buste d’une mariée est le plus souvent dégagé et accentué par le galbe du corset, ici il est semblable à une armure de plâtre, ornée de multiples objets. À la vue de ce buste nous avons l'impression que tous les jouets d'une petite fille ont été réunis, morcelés et insérés dans l'armure comme pour mettre l'accent sur la maternité ou l'allaitement, pareillement à La Crucifixion. Cet assemblage d'objets « plâtrifiés » dégage et suscite un certain sentiment d'épouvante, accentué par le visage de la mariée. Elle paraît gémir et la tête semble s'être incrustée dans ce corps architectural. Les formes de son visage ne sont pas précises, elle parait aveuglée. Cette création est recouverte de plâtre dans des proportions plus qu’exagérées. Seul le bouquet de fleur semble épargné de toute cette disgrâce. Ce sentiment de confusion et ce détournement de l'objet est présenté dans mes travaux pour fuir la symbolique du bustier. 94 95 Figure 62 : Niki de Saint-Phalle, La Mariée, 1963, 222 x 200 x 100 cm, Centre Georges Pompidou, Paris, techniques mixtes Figure 63 : John Chamberlain, La Mariée, 1968, 216 x 120 x 114 cm, Centre Georges Pompidou, Paris, métal carrosseries de voiture. 94 95 Source : http://www.genevieve-furnemont.com/niki-de-saint-phalle-ni-muse-ni-soumise/ Source : http://www.cbx41.com/article-26236257.html 173 DEUXIÈME PARTIE Les ambivalences du rôle et de l’image de la femme dans la société Occidentale Dans Étendue psychose (p.164), la symbolique du bustier est effacée. Le vêtement qui se veut à l'origine raffiné, sophistiqué et fastueux est vidé de son sens jusqu'à susciter une certaine frayeur. L'ajustement du vêtement est libéré et celui-ci mis à plat. Le galbe, les formes cintrées et les formes sensuelles sont effacées pour laisser place à une étendue d’étoffe. Le bustier semble être fossilisé, tout droit sorti de la Genèse. Le rattachement à la Terre est évident du fait des craquelures laissées par le mélange de chapelure et d’eau, en référence aux travaux d’Anselm Kiefer dont les robes dans Lilith am Roten Meer, 1990, Berlin, sont pétrifiées dans de la terre. L’œuvre de l’artiste montre son rattachement à la religion juive et à la tragédie de la seconde Guerre Mondiale. La plupart de ses réalisations sont saturées de matière, il utilise la terre, la cendre, les rebuts, etc. à outrance. Un labyrinthe de matières épaisses entre imaginaire et mémoire, visible et invisible et individu et collectivité, pour nous faire réagir d’un calme en surface. Ces créations évoquent les destructions, les catastrophes et les séquelles de la seconde Guerre Mondiale, particulièrement de la Shoah. C’est une manière de fixer les travaux dans la nature, plus précisément dans la terre sur laquelle nous vivons. Il y a un besoin de pétrifier les vêtements, comme un travail mémorial mais déchu. C’est la trace de l’être existant qui est importante et non plus de l’objet. Le vêtement devient témoin d’un état et d’une forme, d’après l’artiste, lors de la remise du Prix de la Paix en 2008 à Francfort en Allemagne : « Les ruines sont comme la floraison d’une plante, l’apogée rayonnant d’un métabolisme imperturbable, les prémices d’une renaissance. Et plus l’on diffère le remplissage des espaces vides, plus le passé qui s’avance tel un reflet du futur peut s’accomplir en totalité et avec force. »96. Cette « platrification » me rappelle Troubles, créée en 2007. Une grande toile carrée. Le buste de la femme semble s’être pétrifié sur la toile et souffre de ne pas en sortir. Le personnage est passé d’une phase vers une autre au vu de la première dominante ocre et de la seconde blanche. Le travail non placé sur châssis met en valeur ses pliés qui donnent de la mouvance. La réalisation volontairement non finalisée met l’accent brut, instantané et non contrôlé, du fond de soi. La peinture suscite un malaise, relatif à la mort et à un état pétrifié. Cela renvoie à tout ce qui nous dépasse et est inévitable, et nous pousse à ne pas en connaître la suite. 96 Catherine de Poortere, Rencontres pour Mémoire, Daniel Arasse Anselm Kieffer, Paris, éditions Du Regard et France Culture, 2010, enregistrement 2001, URL : http://www.lamediatheque.be/mag/selec/selec_ 16/RencontrePourMemoire.php?reset=1&secured= 174 CHAPITRE V La fusion de l’objet au corps féminin 97 Figure 64 : Anselm Kiefer, Lilith am Roten Meer, 1990, 280 x 498 cm, Musée contemporain, Berlin, techniques mixtes. Figure 65 : Farah Kartibou, Troubles, 2007, 250 x 250 cm, Paris, techniques mixtes. Dans les travaux des artistes cités, se crée un détournement du sens de l’objet du quotidien. Le questionnement face à l’œuvre est capital. Le spectateur doit être réactif et doit en chercher la problématique. Le dialogue qui s'instaure est essentiel au processus de finalisation de l’œuvre. Ce détournement contribue à contourner les conventions qui déterminent, dans le réel, le sens d'un objet par sa fonction utilitaire. Il se crée un rapport conflictuel entre la fiction et le réel. Nous en revenons à ce que nous avons vu dans le chapitre sur le matiérisme : quand l’œuvre devient une porte vers l'irréel. Elle est le processus de notre imagination qui lie un lien entre la réalité et notre imaginaire. Cette 97 Source : http://www.deletetheweb.com/unstuck/archives/001574.html 175 DEUXIÈME PARTIE Les ambivalences du rôle et de l’image de la femme dans la société Occidentale vision poétique permet de créer et d'identifier des formes significatives. Le sens de l'objet présenté est non seulement détourné lors de la fabrication, mais il est également relatif aux méthodes de mise en espace déployées lors de l'installation. Ces objets sont porteurs de plusieurs sens par eux-mêmes, mais ils perdent de leur signification et deviennent inquiétants lorsqu'ils sont présents dans une installation avec d'autres. Les objets les plus inattendus, sont issus de la rencontre de deux réalités. 3.3. L’objet de la société de consommation Le caractère obsessionnel de l’utilisation de l'objet fait référence à la société de consommation dans laquelle nous vivons. L'objet participe à l’identification, la classification, il a toujours été un instrument ou un symbole de hiérarchisation. Les êtres humains se raccrochent à des futilités pour que leur existence soit cataloguée. L’objet leur permet de s'identifier, de se glorifier et le plus souvent de se rattacher à un ensemble d'individus. Nous sommes dans une société où le matériel est devenu essentiel à l'identification de soi, c'est en possédant tel objet que nous sommes quelqu’un, et ainsi de suite. La possession a accentué l'individualisme de chacun en rendant les gens plus avares, plus égoïstes et plus intéressés, caractéristique de la société de consommation. Elle est une expression largement utilisée pour mettre en avant les mutations liées à l'industrialisation et la mondialisation. C’est un concept employé par la plupart des théoriciens de sciences humaines, philosophes et sociologues, mais qui fait partie de notre langage courant. La société a évolué, et celle dont parle Hannah Arendt dans La condition de l’homme moderne, 1958, n’est plus celle que nous connaissons aujourd’hui, à l’heure de la mondialisation. Pour Hannah Arendt, la société industrielle a propagé la gloire du fabricant en produisant des objets de plus en plus nombreux, jetables et accessibles à tous. Les objets qui étaient fabriqués par des artisans ayant au cours de leur vie acquis un savoir-faire sont devenus des objets jetables, vides de toute histoire. Ces objets ne servent plus, mais ils se consomment de manière boulimique. Parler de société de consommateurs revient à parler de société de travailleurs. L’objet, produit par l’artisan, est caractérisé par sa durabilité, sa permanence et témoigne d’une recherche esthétique. Le travail artisanal, à travers le savoirfaire traditionnel, met en avant une certaine grandeur du travail. L’objet de consommation 176 CHAPITRE V La fusion de l’objet au corps féminin met fin à tout ce savoir : le produit est immédiatement consommé et le travailleur lui-même, en produisant, consomme. La société de consommation encourage la fabrication de « grande masse » au détriment de l'artisanat. Les objets quels qu’ils soient sont devenus accessibles à tous. L’ouverture des frontières de la Chine n'a fait qu'accroître la désacralisation du travail artisanal et augmenter la production industrielle. Elle est à l'origine de nombreuses catastrophes climatiques, notre environnement est de plus en plus pollué. Depuis quelques années, nous parlons de protection de l'environnement. Nous aurions dû réagir plus vite, avant qu'il ne soit trop tard. Les objets visibles dans la création sont une critique adressée à la société dans laquelle je vis. Ces objets sont un moyen d'ironiser sur le besoin de possession. Les objets produits en grande masse reflètent un certain confort. Ils sont identiques, communs et uniformes. La société donne l’impression de créer un même monde d'objets. C’est la standardisation où l'originalité est blâmée. La société industrielle met fin à la permanence et la durabilité de l'objet. La fin du monde commun correspond à la société de masse, une société dans laquelle chacun travaille puis consomme le produit de ce travail, sans autre souci que lui-même. C'est l'individualisme moderne, dont la forme la plus extrême est pour Hannah Arendt le totalitarisme. Pour la philosophe c'est la séparation d'individus ayant peur de se parler, de s'identifier et d'agir. C'est la stigmatisation de l'être dans une masse. Celui-ci devient banal et perd tout humanisme. La société de consommation décrite par Hannah Arendt est une société dans laquelle le « domaine commun » a disparu. C'est un monde consommable dans lequel tout objet est destiné à périr. C'est pourquoi les objets récupérés perdent de leur valeur, de leur sens et de leur symbolique en devenant des objets étranges, curieux et même repoussants quelquefois. Par le travail plastique l'objet vénéré dans notre société d'hyper consommation devient vide, voire même mort. Il est carbonisé, détruit et repensé pour revenir à des choses plus vraies et simples de notre quotidien, loin de tout superflu. Les objets communs sont réinvestis à travers un vêtement hors du commun. C’est l’union d'univers contraires mais qui ne sont que des objets. La valeur précieuse du bustier est dissoute. 177 DEUXIÈME PARTIE Les ambivalences du rôle et de l’image de la femme dans la société Occidentale 3.4 Les objets individualisés Nos sociétés se caractérisent par une immense production et consommation d'objets. Les premiers individus à avoir collectionné des objets étaient les bourgeois. Depuis Louis Philippe, nous rencontrons chez le bourgeois cette tendance à se dédommager de l'absence de vie professionnelle et parfois de vie privée. Cette compensation, il tente de la trouver dans son appartement en créant des cabinets de curiosité. Un cabinet de curiosité était un lieu où étaient entreposés et exposés des objets collectionnés provenant du monde entier. Ces objets inédits étaient présentés en vitrines lors des visites exceptionnelles. Ces collectionneurs étaient comme « boulimiques » de possession. Les cabinets de curiosités sont les ancêtres des musées et ont disparu au cours du XIXe siècle, remplacés par les collections privées. Ce n’est pas étonnant que les classes riches aient été les premières à amasser les objets. L’acte de collectionner valorise face aux plus démunis, cette attitude perdure de nos jours. Pour la plupart des êtres humains avoir, détenir et disposer apportent un réconfort assimilé à un luxe et tous les moyens sont bons pour y arriver, quitte à s’endetter. La maison pleine d'objets de collection est comme une enveloppe protectrice destinée à protéger de l'extérieur, de l’inconnu. Les personnes et les objets sont des signifiés dissimulés derrière des signifiants, ils véhiculent des messages de notre condition. Les objets, depuis la nuit des temps, communiquent sur la personnalité de leur propriétaire. Dans la rue, nous saisissons à quel groupe est rattachée la personne quand nous voyons les aspects extérieurs de sa personnalité. Dans Étendue psychose (p.164), l’enveloppe est le bustier qui contient ces objets recueillis de diverses manières. Le bustier, de l'extérieur, est déraciné de sa fonction première. Le bustier et les objets sont contradictoires mais fusionnent à merveille. Cette confusion donne plus d'importance à l'objet et efface la personne ou plutôt le genre de personne qui serait susceptible de porter le bustier. La contradiction met en perspective à la fois le développement de la sphère privée et celui de la capitalisation des objets. Dans la société actuelle, une confrontation existe en dissimulant son bien ou en le protégeant comme manière d’affirmer son rang. Cela réconforte la personne par la même occasion. C’est ainsi que débute la métamorphose du produit en signe, de l'objet en symbole. L'objet lui-même est donc caché, mais doit communiquer par son enveloppe notre identité sociale ou, plus singulièrement, notre identité personnelle. Avec Synchronie (p.158), 178 CHAPITRE V La fusion de l’objet au corps féminin en étouffant les objets dans la matière noire et dorée, ils perdent toute leur identification et existence. Il devient très difficile de les identifier. Ils sont comme carbonisés, réduits en cendre, semblables à du charbon. En introduisant ces objets hors de leur contexte, ils perdent cette symbolique et ne deviennent que garniture. L’intérêt est de trouver une harmonie entre l'être et l'objet sans que cela soit obsessionnel. Le point de vue de Jean Baudrillard dans Le Système des objets, 1968, met en avant la redondance par le théâtralisme de la propriété domestique, la compulsion anxieuse de possession, et les hantises du possédant. C'est dans un nombre infini de signes et de connotations que l'inconscient parle. Il s’agit de désinvestir l'objet de sa propre signification. Le sociologue expose les liens particuliers, innovants et originaux, qu'entretiennent les possesseurs d'objets avec la société capitaliste de consommation. Il montre la manière dont l'objet a progressivement atteint son autonomie en rendant l'être humain comme spectateur et complice de ses propres objets. Suite à des prises de conscience, de nombreux individus cherchent à se libérer de ce matérialisme en adoptant parfois une tenue vestimentaire contraire au milieu auxquels ils appartiennent. Ces personnes veulent se libérer de la possession en se rattachant à des milieux modestes. Pourtant, les classes possèdent autant d'objets les unes que les autres, c’est « l’ère du gavage »98 car tout est en surproduction. Les espaces sont surchargés d’objets inutiles. Le design au milieu du XXe siècle, en opposition aux fioritures bourgeoises, a créé des objets simples mais raffinés, accessibles à tous. De nos jours, les objets design sont hors de prix et sont accessibles à une clientèle fortunée. Ceci montre que la possession, qu’elle soit abondante ou sélective selon les modes, reste toujours abordable à la bourgeoisie et met de côté les classes modestes. À travers l'objet véritablement, la société instaure une identification. Elle intensifie les différences au lieu de les aplanir, c’est une maladresse qui crée des tensions inutiles. Elle devrait chercher la vraie valeur des choses, pour enfin mettre au grand jour l'équilibre. 98 Alain Peyrefitte, La Chine s’est éveillée : Carnet de route de l’ère Deng Xiaoping, Paris, éditions Fayard, 1997, Avant-propos, Un quart de siècle entre deux enfants. 179 Le bustier va quitter sa place de vêtement raffiné pour se transformer en un objet propre à élargir notre champ de vision. Habituellement ajustable à un corps, il va devenir monumental et susciter en nous un sentiment de frayeur. Le bustier hors normes est en réaction à nos esprits formatés. L’art est un moyen de se dépasser, de créer un monde qui nous est propre, pour sortir un laps de temps de ce monde triste et dur. Nous l’avons vu, la grandeur renvoie à la fois à la peur et la liberté. La liberté ne peut pas s’apprendre, elle peut seulement s’expérimenter. Peu à peu, nous devenons maîtres de nos actes. Il devient alors essentiel d’assumer toutes nos démarches et nos pensées. Apparait la question de la liberté féminine qui se croit indépendante et égale à la gente masculine, mais qui n’est en réalité que la victime du sexe opposé, qui en expose une image faussée. La femme a des difficultés à prendre du recul et se sent dans l’obligation de s’identifier à ce modèle, semblable à un objet qui doit être au service de l’image. Les objets, discrets au départ, vont devenir de plus en plus présents, sous forme recyclée, incitant à changer ses habitudes. Nous pensons avoir des objets qui sortent de l’ordinaire par rapport à nos voisins, mais ils sont dans le fond tous identiques, fabriqués en masse pour être accessibles à tous. 180 CHAPITRE VI L’objet vidé de ses sens, vers le vide et la mort 181 182 CHAPITRE VI L’objet vidé de ses sens, vers le vide et la mort La femme et son corps sont fusionnels à l’objet et victimes de leur nature et de leur image de supplicié. Le corps est devenu prisonnier de l’objet car il véhicule diverses idées non humaines et plutôt résignées. Loin de la réalité humaine et matérielle, nous nous attacherons à l’importance du vide. Du fait de son immatérialité et de son invisibilité, il n’est pas oppressant. Il rythme l’œuvre et donne un caractère aux créations car il permet à notre esprit de se libérer de toute forme. C’est une porte vers l’infini et l’imaginaire. Le vide ne serait-il pas ce lien entre la réalité et le virtuel ? Il se présente comme une phase reposante, mais l’absence n’est-elle pas synonyme de manque ? Particulièrement dans un monde envahi par les objets qui rythment notre quotidien ? À double casquette, à la fois libérateur et inquiétant, il permet à notre esprit ce lâcher prise que notre quotidien refuse. Le vide fait penser à l’univers, à l’absence. Il peut être à la fois rassurant et son opposé - très inquiétant - faire surgir en nous nos plus grandes angoisses. Il évoque la mort, un tabou dans les sociétés Occidentales. Un évènement tragique est considéré comme une honte qui doit être cachée, comme si la mort était contagieuse. Nées de cette discordance, les têtes de mort apparaissent dans les travaux. La mort est devenue l’objet tendance dans la mode, le mobilier et le milieu de l’art. La tête de mort a-t-elle changé de signification, au vu de son engouement ? 183 DEUXIÈME PARTIE Les ambivalences du rôle et de l’image de la femme dans la société Occidentale 184 CHAPITRE VI L’objet vidé de ses sens, vers le vide et la mort Section 1. La femme objet 1.1. L’importance du paraître dans le milieu de la mode Ce travail est en réaction à une société de consommation et d'apparence, plus particulièrement au milieu qui m'entoure tous les jours : celui de la mode. Dans le monde de la couture, tout n'est qu'apparence, il faut porter tel sac, telle paire de chaussures, telles lunettes, etc. pour pouvoir se sentir exister, se sentir valorisé ! L’enjeu est de parvenir à réussir une opération de « transsubstantiation symbolique »99 de l’habit comme l’évoque Pierre Bourdieu dans Haute couture, haute culture en 1984. La marque du produit doit être mise en valeur elle permet de dévoiler le statut social, en montrant sa capacité d'acheter ce produit. Aimer les vêtements, s'habiller et vouloir l’exhiber est un comportement naturel tant que cela ne devient pas une obsession. Vouloir suivre les tendances de la mode incite à devenir des fashion victim, qui peuvent s'apparenter à des personnes frivoles, ne se souciant que de leur apparence. Elles dégagent une impression de superficialité, hautaine et égocentrique. Ces personnes sont souvent considérées comme vaniteuses voire complexées. Leur attitude de vouloir s'imposer, leur donne une forme d'assurance. Bien se vêtir consiste à penser son allure en fonction des autres, des tendances et des modes imposées. Il faut prendre le temps de faire son choix pour au final se plaire et se sentir bien. Cette sérénité est forcément liée au regard des autres, car c'est par leur jugement que ce bien-être superficiel s'instaure. Ces fashion victim se contemplent et s’apprécient afin de retrouver une certaine confiance en soi. La culture de l'apparence est une manière de se sentir exister, de rester jeune, comme éternel, voire invulnérable, et d'accéder aux codes de la beauté imposés par les médias. De nombreuses personnes, particulièrement des femmes, chercheront à se rapprocher au maximum de ces conventions pour se sentir irrésistibles. La beauté peut avoir une signification large, comme la beauté de l'âme, mais dans notre société elle est principalement rattachée à l'apparence. Parler de beauté revient à assimiler une chose à un « canon » de perfection qui rejoint l'inaccessible. La beauté depuis des millénaires est souvent liée aux Dieux, au Divin, elle est synonyme d'impossible. À l'heure de la révolution 99 Anne Jourdain, Sidonie Naulin, La théorie de Pierre Bourdieu et ses usages sociologiques, Paris, éditions Armand Collin, 2011, p.21. 185 DEUXIÈME PARTIE Les ambivalences du rôle et de l’image de la femme dans la société Occidentale du numérique, nous pouvons parler d'un désenchantement de la beauté, toutes les images sont retouchées pour en montrer des personnages plus semblables à des êtres parfaits mais sans « vie » qu’à des êtres vivants. Ce culte de l'image travaillée a pour résultat de complexer davantage la population qui s'identifie à ce genre de photographies, s’y comparant. Le paraître dans le milieu de la mode est capital. Il garde depuis de nombreuses années une place importante chez toutes ces victimes de l’apparat. Le rapport au beau, à la recherche de la perfection, est inévitable et les moyens les plus fous sont mis en œuvre pour y arriver. Le luxe est le milieu qui met toujours en avant le beau et l’inaccessible. Le mot « luxe » contient une multitude de mondes impénétrables, univers très fortuné qui rassemble des personnes dites « hors du commun ». La mode est un des milieux les plus liés au luxe, grâce à la haute couture et à la culture du paraître. Montrer que vous avez la possibilité de porter tel vêtement vous rattache forcément à une élite. Apprécier les belles pièces très chères, et chercher à les acquérir et de les porter met en avant ce souhait de se montrer. Cela rejoint les cabinets de curiosités que nous avons vus auparavant, en rassemblant des objets rares, ou plutôt chers, pour pouvoir se sentir bien. Dans le domaine de la mode, cela va encore plus loin, car ces objets sont portés et reflètent votre personnalité. C’est la recherche de l’égocentrisme. Roland Barthes dans le Système de la mode, 1967, s’est intéressé à la mode en se référant à la sémiologie, la science générale des signes, énoncée pour la première fois par Saussure. De l’été 1958 à l’été 1959, l’écrivain s’est attaché aux journaux de mode en se focalisant seulement sur les vêtements, et aux textes associés en ignorant les décors photographiques et les mannequins. L’étude montre que l’univers de l’extérieur très imaginatif, créatif et souvent ostentatoire, est réduit à un vocabulaire répétitif, rébarbatif et en définitive pauvre. L’écrivain énonce que le port des vêtements présenté est faussé et devient « importable » pour les acheteurs potentiels. À travers cette recherche Roland Barthes dévoile sans revendications que la mode est un « système ». Ce milieu dégorge d’idées reçues, et contrairement à ce que nous pouvons penser l’auteur déclare que ce milieu est fortement codifié. Chaque saison, chaque tendance, chaque style sont d’année en année contrains aux respects de règles précises et rigoureuses, comme il le déclare dans un entretien avec Frédéric Gaussen : « Ce sont des règles purement formelles. Par exemple, il y a des associations d'éléments de vêtements qui sont permises, d'autres qui sont interdites. Si la mode nous apparaît à nous imprévisible, c'est que nous nous plaçons au niveau d'une 186 CHAPITRE VI L’objet vidé de ses sens, vers le vide et la mort petite mémoire humaine. Dès qu'on l'agrandit à sa dimension historique, on retrouve une régularité très profonde. […] Dans ce cas l'arbitraire de la mode est esquivé, masqué sous ce lexique rationaliste, naturaliste. Elle ment. Elle se cache sous des alibis sociaux ou psychologiques. »100 L’écrivain décortique « la mode » avec ses différents discours. Un double discours contradictoire pour créer une certaine confusion chez le récepteur, qui ne freine pas les achats mais les motive comme une forme de masochisme. C’est idéaliser un univers plein de codes faussés. La mode cultive l’idée que le corps doit être mis en valeur en respectant des codes imposés afin de lui donner sa place dans l’espace. Tout est pris en compte : la pluralité des couleurs, des volumes, des coupes qui se déclinent et se transforment à l’infini ; c’est la créativité qui s’enflamme et qui se dépose sur notre corps. Pour les individus qui en sont victimes, il y a une recherche de présenter sa créativité personnelle en exhibant de jour en jour une tenue de plus en plus décalée. Cette apparence ne peut être considérée comme créativité. Celle-ci forcément faussée, du fait de ces tendances de mode imposées, et encourage à adopter au fond un même style. Ceci peut être rattaché aux idées développées par Guy Debord, dans La société du spectacle, 1967, et celles de Roland Barthes comme nous venons de le voir ; pour qui les objets sont banalisés du fait de la production de masse. L'individualisme a séparé les êtres humains les uns des autres alors qu'ils sont de plus en plus semblables. Cette tendance de masse est liée à la production standardisée et seul le luxe permet de se distinguer de ce monde. Aujourd'hui (2014), même le luxe qui est rattaché au beau suprême se désacralise, sa beauté est de plus en plus commune, du fait de sa qualité de plus en plus « cheap » et de sa clientèle de plus en plus populaire. Il se crée donc un certain malaise de la beauté, du paraître et de la mode. Il existe non pas une mode, mais bien des modes. Au-delà des défilés de la fashion week qui exposent les créations des grandes maisons de couture, la mode est avant tout un style, une façon de s’habiller qui correspond à son état d’esprit, à sa personnalité. Certes, des tendances s’imposent à nous, qui s’inspirent de la mode des podiums et que nous retrouvons dans les magasins de prêt-à-porter. Mais il nous appartient de réaliser nos propres associations et de choisir les vêtements que nous voulons porter. L’apparence, c’est ce qui se voit au premier abord. Quand nous croisons des personnes que nous rencontrons pour la première fois, nous observons avant tout leurs vêtements, leur style ou leur look 100 Roland Barthes, Entretien avec Frédéric Gaussen à l’occasion de la parution du Système de la mode, le Monde, le 19 avril 1967 et dans l’œuvre complète de Roland Barthes, Système de la mode, Paris, éditions du Seuil, 1994, p.462-464. 187 DEUXIÈME PARTIE Les ambivalences du rôle et de l’image de la femme dans la société Occidentale pour les initiés. Le vêtement laisse beaucoup à deviner, comme Sherlock Holmes, détective, qui tire ses déductions de la personnalité d’après l’apparence de ses clients. À chaque situation, correspond une façon d’être et surtout de paraître : nous sommes tirés à quatre épingles quand l’enjeu est important, nous nous habillons décontracté les jours de détente, nous pensons par l’apparence - consciemment ou pas. La mode est celle qui vous ressemble, quelle que soit votre source d’inspiration. Qu’il s’agisse de la mode des magazines ou de celle que vous aurez imaginée, il ne tient qu’à vous de vous sentir bien dans vos vêtements et d’avoir de l’allure. Bien paraître, c’est savoir s’affirmer et surtout réussir à imposer ce que vous voulez que l’on pense de vous. Cependant, supposer qu’être sobre, c’est devoir être négligé, est une erreur des plus caricaturale. Aimer la mode n’est pas une tare. Vouloir bien paraître, c’est au fond se respecter. Quoi de plus agréable qu’une personne soignée et élégante ? 1.2. L’objet abstrait devenu valeur marchande et commerciale Dans le milieu de la mode, l’apparence, liée au port du vêtement, est fondamentale. Elle reflète les idées des individus. Lorsque nous rencontrons des personnes pour la première fois, nous observons en premier lieu leur habit, leur style comme vu précédemment. Notre société est blâmable ainsi que l'a développé Guy Debord dans La société du spectacle. L'écrivain critique de manière acide la société dans laquelle nous vivons. Nous sommes dans un univers peuplé d'objets, nos biens, qui nous permettent de nous valoriser, de nous sentir bien, dans un désir de montrer, tout en les protégeant. Nous vivons dans un monde où l'apparat est le plus important. L'auteur, dans son ouvrage, démontre que ce monde n'est que marchandisation : dans notre société tout se vend et tout s'achète sans aucun scrupule. Les médias, les multiples publicités qui nous envahissent dans les transports en commun, dans les rues, dans nos boîtes aux lettres, nous incitent à consommer toujours plus de signes, jusqu’à saturation. Ce comportement et ce désir de possession à outrance sont de plus en plus récurrents. C'est d'autant plus prégnant lors des promotions. Les individus engloutissent des objets, comme si ceux-ci étaient leur seule raison d'exister. Guy Debord affirme dans son ouvrage que ce bilan n'est pas seulement lié aux objets mais au temps, à l'espace et à la connaissance, cela devient plus dangereux. Les 188 CHAPITRE VI L’objet vidé de ses sens, vers le vide et la mort êtres humains courent après le temps. Nous n’avons plus la possibilité de prendre notre temps, celui-ci est compté comme s’il était devenu, à son tour, objet. Dans les métropoles, les journées sont semblables à des heures et les heures à des minutes. La plupart des individus sont constamment stressés, dans l'incapacité de matérialiser le temps. L'espace semble plus concret, plus facile à « posséder », avec du recul, nous nous rendons compte que notre espace vital est minuscule par rapport à celui en commun. Les espaces publics et les voies publiques ne nous appartiennent bien évidemment pas, nous sommes contraints d’obéir à des règles dites de civisme. Cette obligation frustre de nombreuses personnes qui ne peuvent disposer à leur guise de ces environnements, ce qui les entrainent parfois à commettre l'irréparable. Avec la connaissance, nous nous rapprochons de la notion du temps car elle est informelle. Elle est un « moyen » immatérielle liée à notre vécu et à notre parcours. La connaissance est visible à travers notre comportement et nos prises de parole, mais invisible aux regards des autres si nous ne prenons pas la parole. Ces trois « procédés » qui semblent abstraits sont devenus des valeurs commercialisables. La célèbre maxime : « le temps c’est de l’argent » 101 marchandes et n'a jamais été plus concrète et omniprésente qu'aujourd'hui. Une notion universelle comme celle du temps est assimilée au temps de production, au temps de consommation et enfin au temps de marchandisation. Le temps nous rassemble dans cette société du spectacle car il est devenu marchandise. Lors de la visite d’exposition, d’un repas au restaurant ou d’un voyage, le temps consommé est montré pareillement à une représentation que nous donnons, il continue de se donner en spectacle. Il devient le miroir de notre vie. En ce qui concerne l'espace, nous l'avons vu, nous sommes restreints dans notre univers réduit et contraint à partager un maximum d'espace avec les autres. Les espaces sont vendus au profit du tourisme, des espaces publics et des déplacements, comme les transports en commun. Le gain est omniprésent et cherche à se donner en spectacle : pour aller d’un point à un autre, je calcule le temps de transport nécessaire avec les différents moyens afin de le rentabiliser au « maximum ». Nous en sommes arrivés à une société capitaliste, où l'être humain est inexistant face à la folie de l'argent. C’est acheter et consommer sans modération. À l'époque, Guy Debord craignait que la marchandisation de la connaissance, de la culture et de la sagesse, ne devienne de plus en plus importante dans la société capitaliste… Une anxiété qui s'est révélée fondée. 101 Habib Ould Mahfoudh, Mauritanides : Chronique du temps qui ne passe pas, Paris, éditions Karthala, 2012, p.164. 189 DEUXIÈME PARTIE Les ambivalences du rôle et de l’image de la femme dans la société Occidentale Pour l'écrivain, les sociétés contemporaines sont dominées par le pouvoir, plus particulièrement le pouvoir politique. Les hommes et femmes politiques, pour la plupart et depuis toujours, sont issus d'un milieu bourgeois où le spectacle et l'apparat sont des éléments essentiels. Ces personnes ont la main mise sur l'économie capitaliste qui règne dans le monde actuel. La société elle-même a été construite selon un point de vue bourgeois, depuis des siècles, ils continuent à avoir la main mise sur les gens. Cette lutte et cette domination se retrouvent aussi dans les domaines évoqués ci-dessus : le temps, l’espace et la culture. Guy Debord nomme « temps cyclique »102 celui des travailleurs soumis aux gestes répétitifs des chaines de fabrication sans finalité autre que celle de la productivité, c’est-à-dire de travailler sans cesse sans réflexion. L’inégalité avec les dirigeants est grande, eux, qui ont accès à la valeur ajoutée du temps et la saisissent, eux qui ont le privilège de l’utiliser comme ils le veulent. Depuis toujours règnent dans le monde des tensions où l’individu n’est pas égal face à la notion du temps. Cela rythme les vies et donne un cadre à la société, quel que soit le siècle. 1.3. La femme comme objet de soumission Les objets ont une place prédominante car ils sont une critique de la société de consommation et de la femme objet. La femme a toujours eu une place « détestée » du fait des codes de la société, de la religion et des mœurs, comme nous l'avons vu quelques souschapitres plus hauts. Aujourd’hui, avec la mondialisation, le modernisme et le progressisme, la femme garde cette place sans privilège, contrairement à l'homme. L'ampleur de l'individualisme concerne tous les êtres humains, mais les femmes plus particulièrement. Depuis des siècles s’instaure un rapport dominé dominant qui est le fondement non seulement de la société mais aussi du couple. Le dominé est assimilé à la femme, qui peut être perçue comme un possible objet, pour tout ce qui est lié aux images, aux règles et aux tenues à adopter. La question de la femme comme objet reste très floue dans les sociétés modernes et traditionnelles. La femme en Occident est semblable à un objet par cette comparaison aux « canons » de beauté virtuelle promus par les médias. Un objet à la fois de désir très sexué 102 Anselm Jappe, Guy Debord, Cabris, éditions Sulliver, 1998, p.57. 190 CHAPITRE VI L’objet vidé de ses sens, vers le vide et la mort et politique reflétant des normes sociales avec le problème de l’avortement par exemple. La femme objet publicitaire est montrée comme un objet irréel, avec un corps modelé, sans aucun défaut et revisité à travers les fantasmes les plus variés. Cette femme peut être considérée comme objet car elle est vidée de sa réalité, déplacée vers une utopie presque dérisoire. Le corps exhibé n'est plus un être avec une âme, mais devient un « objet de chair » auquel de nombreuses femmes fragiles cherchent à ressembler. Ce corps est visé car il est biologique et plus apparent que le corps masculin. Le corps de la femme à une valeur marchande plus importante que celle de l'homme : elle doit se faire désirer pour pourvoir être méritée par lui, celui-ci doit pouvoir mesurer le prix de son acquisition. Nous sommes vraiment dans un rapport à l'objet et non pas à un être humain. De nombreuses femmes mettent en avant leurs formes, leur coquetterie, leur sensualité comme moyen de séduction de l'homme. C'est par ces moyens que l'homme évalue le prix de l'objet. Nous pourrions croire que la femme domine, en réalité elle est, avant d'être choisie, soumise à ce qu'elle n'aspire pas forcément à être. Cette soumission de la femme en société est une réalité, même si elle se croit libre, car les normes mises en place sont masculines. Cette imprégnation masculine dans notre environnement s'exerce tant sur les hommes que sur les femmes. Elle est cependant plus importante chez la femme. Les jugements se font à travers des idées et des normes masculines. Dans les sociétés traditionnelles, le corps de la femme camouflé est imposé directement et plus radicalement par les idées masculines véhiculées. Alors que l'Occident cherche à exhiber une certaine liberté du corps féminin en le rattachant à des normes machistes et de plus en plus irréelles, dans d'autres sociétés, le corps de la femme est caché et permet aux hommes de ne pas succomber à la coquetterie féminine, de ne pas tomber dans le pêché et de rester dans le droit chemin. La femme est assimilée à un objet mort qui ne doit rien montrer. Ce corps est réduit à une « chose » vidée de toute humanité. Le rôle fondateur de ce corps objet est celui de la reproduction, la femme est génitrice de l'humanité. De multiples discours jouent sur cette approche d’un corps producteur en établissant une différence sociale. Le corps de la femme devient comme une machine, il existe uniquement pour produire des êtres ayant une valeur marchande. Le corps de la femme est le plus souvent lié à l'univers du privé et de l'exclusif. Il est dévoilé ou caché pour n'être qu'un objet de désir, à des fins sexuelles. La société aux normes masculines met en avant cette différence qui semble pour beaucoup de femmes invisible, mais elle reste perceptible. La femme ne pourra jamais renverser cette tendance 191 DEUXIÈME PARTIE Les ambivalences du rôle et de l’image de la femme dans la société Occidentale car elle revient systématiquement à des règles traditionnelles mêmes dans les sociétés dites contemporaines. Ce corps ne peut se couper des idéologies qui lui sont liées depuis des siècles, même avec l'émancipation de la femme. Il est prisonnier d'un passé et d'une histoire universelle - celle de Ève - qui ne peuvent être effacés. Le corps de la femme restera un objet tant que celle-ci ne se sera pas imposée comme étant égale à l'homme, sans aucune intention de soumission, qu'elle soit de l'ordre de la sensualité ou du devoir. Les femmes semblent éprouver du plaisir à rester dans cette situation très ambiguë. Le corps féminin se prédestine à être objet de plaisir, objet reproducteur, objet politique, un objet de vente et, malheureusement, un objet à prendre. 1.4. La femme fatalement objet La femme est assimilable à un objet, elle est le seul être vivant que la société s'est permise de mettre en avant à des fins commerciales. Nous pouvons aujourd'hui y trouver l'homme ou même les animaux, mais à un degré nettement moindre. La femme est exhibée, en faisant abstraction et au détriment de son âme, pour pouvoir être consommée. Son corps réconforte, son corps existe, son corps rassure, c'est pourquoi elle est visible tant dans les domaines féminins que masculins. Dans ma démarche, le corps de la femme est deviné à travers le bustier, car c'est un vêtement féminin au premier chef, même si quelques hommes portent aujourd'hui ce vêtement. Le bustier suggéré par la peinture informel/matiériste ou bien par le vêtement lui-même monté nous rappelle sans équivoque les parties voluptueuses du corps féminin, mais qui sont déshumanisées par le manque de visibilité directe de l'objet. L'objet était représenté de manière informelle, puis il est devenu le support de la production plastique. Pour la réalisation de ces projets, l'utilisation d'objets recyclés est le fondement de la pratique, car la réalité n'est plus visible de l'extérieur, mais fixée dans l’œuvre. Ces premiers objets utilisés sont liés sans équivoque à l'univers de la coquetterie féminine : la parure, la brillance, les paillettes, etc. Ces instruments de fabrication, intégrés dans les premiers travaux, sont vidés de leur sens et sont devenus au fur et à mesure des objets de plus en plus volumineux, pareillement aux travaux de Niki de Saint Phalle. C'est une manière de lier le corps féminin à l'objet même. Ce n'est plus le corps de la femme objet à des fins utiles. Il est devenu indissociable de ce qui lui a toujours été assimilé. Nous ne sommes plus dans la représentation de la femme comme objet mais ce sont les objets qui 192 CHAPITRE VI L’objet vidé de ses sens, vers le vide et la mort sont devenus représentatifs du corps féminin. C'est une manière de fuir cette identification pour en arriver à des fins le plus souvent commerciales. La représentation directe de la femme est révoquée, pour montrer un corps vidé de tous les stéréotypes qui lui ont toujours été rattachés. La femme devient un être à deviner, à travers de nombreux indices, et non pas un corps de consommation. Ce corps n’est pas parfait et toute femme pourra se retrouver sans complexe dans cette image. Nous l'avons vu, particulièrement dans le milieu de la mode, la façon de nous habiller et d'être correspond à notre personnalité. L’apparence, c’est ce qui se voit au premier abord. De nombreuses femmes sont tirées à quatre épingles car l'enjeu est important. C'est pourquoi, dans les réalisations, toute perfection et recherche de beauté féminine est abolie. La femme doit se libérer de ces conventions instaurées par les hommes. Les objets présents dans l’œuvre sont représentatifs de cette femme libre. Ces choses ne sont pas connotées et se veulent semblables à des codes. L'utilisation de tel ou tel objet met en avant bien évidemment tout un univers qui peut lui être attaché. Notre esprit et notre regard fonctionnent grâce à une multitude de ces codes. Leur utilisation peut entretenir un discours indécis, dû au décalage entre ce que nous croyons percevoir de ces choses et ce qu’elles évoquent effectivement en nous. Cette utilisation massive de l'objet s’est faite peu à peu et en liaison avec la société de consommation de masse. Une société qui encourage les êtres humains à posséder les mêmes objets de manière de plus en plus répétitive. Une société dans laquelle les objets ont perdu leur valeur matérielle en s'éloignant de l'artisanat pour devenir des gadgets vulgarisés. C'est une manière très subtile d'unifier, les êtres ne s'en rendent pas forcément compte. Une standardisation de l'être, comme si celui-ci devait perdre sa sensibilité, sa personnalité voire même son originalité, pour devenir semblable à tous. En réaction à ces objets de masse, tous identiques, je mets en évidence ceux que j’utilise dans mes travaux de manière ludique et saisissante. Ils perdent leur identité et leur uniformité. Les objets deviennent acteurs de l’œuvre. C'est pourquoi les objets sont visibles comme un entassement, jusqu'à en arriver, par le relief, à des sculptures. L'utilisation répétitive de l'objet est une critique à l'utilisation récurrente de l'image de femme. La société utilise cette image de masse en la multipliant dans notre environnement ; elle apparait comme des objets entassés les uns sur les autres. La représentation de la beauté féminine est réduite à une accumulation d'objets. Elle est cet être indéniablement lié à ce dont elle croit s’être libérée depuis des années : l'objet. 193 DEUXIÈME PARTIE Les ambivalences du rôle et de l’image de la femme dans la société Occidentale Section 2. Le vide et ses dissonances 2.1. L’installation Diablerie, le jeu des pleins et des vides Dans l'installation Diablerie réalisée en 2010, le vide est omniprésent et donne une rythmique à la création. Au fond du mur se trouve un rectangle de toile en polyester, peint en acrylique noir, accroché par des épingles de couture. Sa longueur est de 220 centimètres pour une hauteur de 100 centimètres. Un ensemble de pleins et de vides, de couleurs noire et blanche, apparaissent à travers ce rectangle. Les formes sont blanches car, telle la couleur du mur de la pièce. Les matrices sont en réalité la trace du patron qui a été retiré. Cette toile noire est la garniture du vêtement, accroché au-devant. Elle est en polyester car cette matière empêche la peinture de pénétrer le tissu. Pour la création du modèle, j'ai réalisé le patron en toile d’une taille 38, selon le barème de couture. Puis j'ai épinglé et ajusté le patron que j'avais créé sur un mannequin pour vérifier qu'il était correct. Une fois les corrections effectuées, j'ai détaché mon patron, je l'ai mis à plat sur ma toile de polyester peinte, puis j'ai coupé les différentes parties qui allaient constituer le modèle. J'ai coupé toutes les parties soigneusement, sans qu'elles entaillent les bords de la toile en polyester, pour ne laisser qu'un ensemble de vide. J'ai essayé de répartir de manière égale tous les creux pour une certaine harmonie. Ce contraste du vide et du plein donne à l’œuvre une mouvance et accentue le relief des formes découpées. La définition d’espace dépourvu de contenu que donnent du vide les dictionnaires correspond dans l’art à la notion où la représentation se limite à l’image et à l'identification de l'objet. Avant l’ère moderne selon les critères occidentaux, qui reposent sur l’importance et la précision de la forme et du visible, une œuvre était considérée inachevée en l'absence de forme donnée par les tracés et les couleurs. Chez les Orientaux, le vide est un élément essentiel de leur composition plastique car il rythme et crée un autre univers. L’imagination joue un rôle déterminant car elle redonne forme à ces espaces vides. Le vide est donc pour les Orientaux un élément primordial, en peinture et dans toutes les démarches plastiques. Le concept chez les Orientaux de travail inachevé, qui se révèle par le manque de forme, peut paraître en contradiction avec ce que nous avons l’habitude de voir en Occident. C’est une 194 CHAPITRE VI L’objet vidé de ses sens, vers le vide et la mort manière de privilégier l'aspect imaginatif en faisant du vide le moyen le plus adéquat à représenter l’invisible. Il va en quelque chose se matérialiser de visible par une forme donnée de notre imaginaire. Cette installation a pour objectif de faire découvrir la dimension symbolique d’une valeur orientale, le vide, dans un contexte aussi bien traditionnel que moderne. Le vide, dans cette réalisation, est essentiel. Nous l'avons vu avec le rectangle noir qui est la base de la garniture, il se révèle maintenant avec le mannequin. Le modèle se trouve juste devant la toile accrochée au mur. Il est suspendu par des fils de fer de manière verticale. Le corps n'apparaît pas entièrement, seul le buste est visible. Il est de couleur crème recouvert d'une toile de tissu qui permet la suspension de celui-ci. Le modèle est sans tête, sans bras et sans jambes. Il est couvert d'un bustier et d'une jupe cloche réalisée grâce au patron découpé dans la toile (le rectangle) de polyester. Les jambes sont totalement invisibles, jusqu'aux bottes assorties à la tenue. L'absence du corps peut, dans un premier temps, nous paraître inquiétante, mais avec du recul, elle donne une certaine harmonie à l'ensemble. Elle se trouve ainsi reliée au reste de l'installation par les jeux de plein et de vide de la toile épinglée. Les vides importants comblent notre imagination. Nous cherchons à deviner quel visage, allure et posture adoptent le mannequin. Du fait de l'absence, l’œuvre est enrichie par les idées de chacun. Si d’aucuns ne peut juger hasardeuse la recherche d’une beauté du vide dans une toile coupée ou dans un corps absent, il serait plus judicieux de s’interroger préalablement sur le sens du sujet, ainsi que sur les considérations qui en découlent, et notamment pour le plaisir de voir l'espace qui incite notre imaginaire à combler le vide. C'est une invitation à la vacuité, à l’heure où nous ne trouvons plus le temps et d'espace vide, où tout ce qui nous entoure est comblé par des objets divers : gadgets, mobilier, publicités, etc. Notre société de consommation privilégie le bien-être matériel. Il est nécessaire de réapprendre à apprécier le vide, la valeur spirituelle, à se l’approprier afin de parvenir à atteindre un épanouissement, quel que soit le nom que l’on donne à cet état d’existence dans l’inexistence, dans une société matérialiste où tout s’évalue et doit se voir. Même le temps devient une valeur objective. Il est nécessaire de se défaire du superflu, afin d’alléger sa conscience. 195 DEUXIÈME PARTIE Les ambivalences du rôle et de l’image de la femme dans la société Occidentale Figure 66 : Farah Kartibou, Diablerie, 2010, 200 x 105 cm, Paris, techniques mixtes. 2.2. La mise en évidence de l’absence par le vide Contrairement au « plein », le vide libère notre esprit et l’incite à imaginer ce qui pourrait le remplacer, par des choses réelles ou imaginaires, plus ou moins vraisemblables. Dans l'art contemporain, de nombreux artistes essaient de mettre en œuvre une ambivalence des opposés, comme Gabor Osz à la Galerie Loevenbruck, avril 2009, Paris. Dans cette installation « rien » n'est visible sur les photos prises par la galerie lors de l'exposition. Je déclare : « rien n'est visible » par l’absence d’œuvres, de mobilier et de vie. Face à ces images en noir et blanc, nous avons une première pièce d'une forme étrange, elle n'est ni carrée, ni rectangulaire. Les angles se situent à différents niveaux de la pièce. Les deux portes qui mènent à cette pièce se situent à droite de la photographie et sont entrouvertes. Au milieu de l'espace se trouvent de larges poteaux parallèles, de la même hauteur et de la même épaisseur et viennent en contradiction au reste de la surface uniforme. Sur les photographies, les noirs, les blancs et les gris rythment l'ambiance de la pièce. La pièce à proprement parler est vide mais cette absence incite notre imaginaire à compléter ces espaces. C’est une vacuité de l’espace, vacuité de l’esprit et vacuité du spectateur. 196 CHAPITRE VI L’objet vidé de ses sens, vers le vide et la mort 103 Figure 67 : Gabor Osz, Colors of White and Black, 2009, Galerie Loevenbruck, Paris, photographie. C'est un lieu géométrique difforme de l’abstraction, une double frontière entre le réel et le spectateur qui crée chez celui-ci un sentiment de crainte par le manque. Nous l'avons vu à nombreuses reprises, notre société de consommation pousse les êtres à s'encombrer de choses futiles mais importantes à leurs yeux. Un espace vide nous renverra à un sentiment de tristesse et de nostalgie comme si celui-ci était vidé de ses artifices premiers. En contemplant l'espace dépouillé cette crainte deviendrait au fur et à mesure une contenance de sérénité. Un lieu pour se retrouver avec soi-même, un lieu de méditation et de sagesse. Un espace de spiritualité car le vide nous fait forcément penser à l'au-delà. C’est une manière de se retrouver sans aucun superflu. Les photographies que nous avons brièvement décrites vont devenir œuvre matérielle de l'artiste. Ces images sont les tracées plastiques de sa démarche plastique. Le vide qui nous est montré n’existe pas vraiment, ce n’est ni la main, ni l’esprit d’un artiste qui l’a construit, c’est une simple manipulation automatique : celle de la prise d'une photographie. C’est ce procédé qui rend les couleurs et les tracés matériels, existentiels en tant qu'objets comme des marques de pinceau. Les murs peints de ces pièces vides, photographiés et reconstitués, redeviennent peinture à nos yeux. L'artiste cherche donc à nous faire méditer sur le visible et l’invisible. Bien avant cette exposition contemporaine, Yves Klein développa cette notion du plein et du vide qui précisera sa théorie de l’imprégnation, à travers une performance truquée. Une de ses premières réalisations thématisant le vide est la célèbre exposition dite Du vide, 1958, Paris, intitulée : La spécialisation de la sensibilité à l’état matière première en sensibilité picturale stabilisée. Pour cette exposition, Yves Klein met en évidence la 103 Source : http://www.paris-art.com/marche-art/colors-of-white-and-black-from-pigments-to-light/osz-gabor/3136. html 197 DEUXIÈME PARTIE Les ambivalences du rôle et de l’image de la femme dans la société Occidentale matérialisation du vide par l'intermédiaire de sa couleur fétiche : le bleu. Tout l'espace où la performance a été réalisée est peint en blanc et vide d'objets, seul les environnements extérieurs de l'espace comme la vitrine de la galerie, le rideau, les cartons et les timbres d'invitation sont bleus pour accentuer leur immatérialité liée au blanc et au vide. Le cocktail du vernissage à son tour a été peint de bleu. Nous pouvons ainsi supposer que la galerie est devenu la préséance du vide, de l'immatériel à travers le blanc et le bleu. L’espace blanc de la galerie peut être perçu comme contaminé par le bleu. La réalisation la plus célèbre d’Yves Klein sur le vide reste sans doute celui du Saut dans le vide, 1960, Fontenay-aux-Roses, dont il présente une photographie dans une fausse édition du Journal du Dimanche, consacrée à son exploration du vide, le 27 novembre 1960. En première page du journal, le saut apparaît comme une prouesse inattendue. L’image est titrée de façon remarquable : « Un homme dans l'espace ! Le peintre de l'espace se jette dans le vide ! »104 Dans cette action matérialisée par l'artiste montre qu’il a cherché à se rapprocher au plus près de l'espace, donc du vide. L’artiste a véritablement sauté de la fenêtre du dernier étage, même si bien évidemment une bâche a été tendue au sol pour éviter tout accident. C’est une photo montage, la toile a été effacée de la photographie finale en lui substituant une image de la rue avant le saut. Yves Klein a bien sauté, expérimentant et s’imprégnant des qualités immatérielles du vide, pour les transmettre à ses œuvres. 105 Figure 68 : Yves Klein, Saut dans le vide, 1960, Fontenay-aux-Roses, photographie journal du dimanche 27 novembre 1960. 104 Martine Dancer, L’attraction de l’espace : au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau, Milan, éditions Silvana, 2009, Musée d’art moderne Saint-Etienne. 105 Source : http://mediation.centrepompidou.fr/education/ressources/ENS-Klein/ENS-klein.htm 198 CHAPITRE VI L’objet vidé de ses sens, vers le vide et la mort La particularité de l’art contemporain semble d'accepter l'existence du vide dans son sens métaphorique. Il peut être considéré comme l'au-delà dont la puissance nous dépasse, nous fascine et nous attire. Dans l’art moderne et contemporain, il existe une recherche du vide visuel. Les artistes montrent les objets autrement, loin de ceux que nous avions imaginé. L’absence d’identification, le creux et le vide de l’œuvre, permettent de mettre en avant l’essentiel de la création. Ce manque absolu est un lien qui permet au spectateur de se faire sa propre image de l’œuvre comme s’il devenait le cœur de celle-ci. Avec le Carré noir sur fond noir, 1915, Galerie Tretiakov, Moscou, ou le Carré blanc sur fond blanc, 1918, MOMA, New-York, Malévitch fait du vide, de l’absence et de la plénitude, l’objet existé. L’absence de forme nous entraine dans un rôle de créateur et de producteur de celle-ci. C’est une porte qui s’offre à nous vers l’impossible sans identification. 106 107 Figure 69 : Malévitch, Carré noir sur fond noir, 1915, 79,50 x 79,50 cm, Galerie Tretiakov, Moscou, peinture à l’huile. Figure 70 : Malévitch, Carré blanc sur fond blanc, 1918, 79,50 x 79,50 cm, Moma, New-York, peinture à l’huile. 2.3. Le vide, est-ce le néant ? Bien avant les artistes, les philosophes ont cherché à mettre en évidence la notion de vide. Pour la mécanique quantique, le vide n'est pas « le rien », ni « l'absence ». Toutefois, si nous retirons l'espace où se trouve le vide, il ne resterait rien de visible à l’œil nu, donc en définitive « rien » ou le vide. Il en découle que le vide, c'est le néant, donc « rien » ne séparerait les choses prévisibles, comme s'interrogeait Descartes. Ces éléments visibles et 106 Source : http://www.artmajeur.com/fr/artist/nawak/collection/les-debuts/1381666/artwork/carre-noir-sur-fondnoir/5509267 107 Source : http://ocre-bleu.over-blog.com/article-carre-blanc-sur-fond-blanc-91749531.html 199 DEUXIÈME PARTIE Les ambivalences du rôle et de l’image de la femme dans la société Occidentale matériels seraient juxtaposés et collés au vide immatériel, mais devenus concrets par la conceptualisation de ce néant. Cette idée paraissait philosophiquement impossible au théoricien, mais pourtant d’une réalité tangible. Descartes fait partie de ces nombreuses personnes qui se sont interrogées sur la notion du vide. De multiples penseurs depuis l’Antiquité, philosophes et physiciens, ont eu cette détermination d’expliquer ce que c’est, en le rattachant soit à quelque chose d’indéterminable et inconsistant, soit au néant absolu, inclassable et inexpliqué. Une définition formelle du vide a vu le jour avec l’arrivée de la mécanique quantique, ne comportant pas une vision « négative » de cet état. Le vide est une notion qui provoque chez les êtres humains un sentiment de crainte, comme nous l'avons vu pour l'installation de Gabor Osz. Ce qui n'est pas ornementé d'objets communs, peut provoquer un sentiment de peur car non semblable à notre environnement. Nous sommes confrontés à un état nouveau. Le vide est lié au néant et le néant nous rappelle la création du monde, la Genèse et le chaos. Cette vision nous renvoie sans équivoque à un certain état d'inquiétude, de malaise, voire même d'effroi. D’après la mécanique quantique, le vide est indiqué en physique par des mouvements visibles sous formes d’oscillations dans l’espace. Même si cet espace est privé de matière, à une température négative, ces oscillations restent vivaces sans changer d’état. Ainsi, en physique quantique, le vide serait un état d’énergie minimale et virtuelle, inférieur à toute autre matière. Le vide n'est donc pas le néant. S’il nous renvoyait à lui, ce serait une contradiction. Le vide existe dans nos espaces et entre tous les objets matériels, tandis que le néant est rattaché à une autre matérialité. Nous pouvons nous interroger sur la question de l’existence du néant. De là découle forcément l’existence de l’espace et du temps où il se situe. Comme nous l’avons mentionné auparavant, le néant nous renvoie à la Genèse de l'univers, ce qui signifie que le néant est, comme le vide, un état immatériel qu'on ne peut voir mais qui existe. Il y a alors dans le néant autre chose que lui-même. C'est l'existence de sa propre existence à travers la création d'un état du vide. Véritablement, lorsqu'il n'y a « rien », donc même pas de vide, il y a le néant. Mais le néant sera forcément rattaché à un autre état s'il possède une existence. En définitive, le néant existe, mais lié à d’autres éléments. Il est, comme le vide, « accompagné » par le néant, guidé par une autre existence qui nous est totalement intangible. Le néant n'existe pas seul : avec l'existence du néant, c’est-à-dire le néant lui-même. De l’existence du néant découle forcément d’autres existences plus séquentielles qui nous dépassent et vont au-delà du vide. Ce sont des états autres, compléments du néant avec sa connotation négative, qui le complètent ou le positivent car celui-ci est tout sauf rassurant. 200 CHAPITRE VI L’objet vidé de ses sens, vers le vide et la mort La notion de l’existentialisme fut développée par des philosophes en complément de la question du néant dans notre espace. L'existentialisme est rattaché à l'homme et non pas à l'objet ou à l'univers. C’est l’intention de s'engager dans une action concrète qui nous lie en tant qu'être humain à ce néant. L’Être et le Néant, 1943, est le texte fondamental de Jean-Paul Sartre, où l'écrivain met en avant la représentation de l'existentialisme. Il postule que « l'existence précède l'essence »108. L'essence de l'homme, son caractère, sa personnalité et son originalité doivent être créés dans sa manière d'exister, dans l’univers où il mène son existence. L'homme naît libre et doit être responsable de ses actes, comme l'exige la société ; il se définit par ses actes. Le philosophe fait deux distinctions : entre « l’existence d’autrui »109 où l'homme est conscient et responsable de ses agissements, et « l'être pour autrui »110 où l'homme est en contact direct avec autrui. Ce rapport à l'autre peut se traduire quelquefois par un échec. Pour Sartre, selon ce principe, l'homme est libre de ses choix et peut décider arbitrairement de sa vie. Il déclare : « L’homme est condamné à être libre. »111 Ce livre n'est pas un écrit abstrait et loin de la réalité, ce qui préoccupe le philosophe, c'est l'action. Chaque homme est libre et doit décider seul, il agit et s'engage à faire : « L’homme, étant condamné à être libre, porte le poids du monde tout entier sur ses épaules : il est responsable du monde et de lui-même en tant que manière d’être. »112 Le néant est donc lié à une existence et celle-ci est rattachée à un autre état, ainsi de suite… Omniprésent dans notre univers, il rythme notre vie. Il est le principe de notre existence, de nos actions et de leur mesure. 2.4. Le vide et la mort Dans l’installation Diablerie (p.196), nous l'avons vu, les pleins et les vides rythment l'œuvre et lui donnent un caractère étrange. Le vide met en exergue la perte du corps et pousse notre imaginaire à le réinventer. La toile rectangulaire au mur, épurée, est en totale contradiction avec le vêtement réalisé. La base noire de la création est recouverte d'objets dorés. Ce sont pour la plupart des bijoux de personnes décédées ou bien très âgées, 108 Alain Renaut, Sartre, le dernier philosophe, Paris, éditions Grasset, 1993, chapitre III. Jean-Paul Sartre, L’Être et le néant, Essai d’ontologie phénoménologique, Paris, éditions Gallimard, 1999, p.361. 110 A. Cools, Maurice Blanchot, Emmanuel Lévinas, Langage et subjectivité : vers une approche du différend entre Maurice Blanchot et Emmanuel Lévinas, Louvian, éditions Peeters Publishers, 2007, p.166. 111 Jean-Paul Sartre, L’Être et le néant, Essai d’ontologie phénoménologique, Paris, éditions Gallimard, 1999, première partie, chapitre IV, p.56. 112 Jean-Paul Sartre, L’Être et le néant, Essai d’ontologie phénoménologique, Paris, éditions Gallimard, 1999, p.598. 109 201 DEUXIÈME PARTIE Les ambivalences du rôle et de l’image de la femme dans la société Occidentale récupérés dans un vide-grenier. Les objets dorés sont soigneusement imbriqués les uns dans les autres comme pour ne laisser aucun vide : tout doit être investi au maximum ! Cette accumulation transcendante de dorures évoque la fortune, le trésor. Un trésor est au sens propre un ensemble d'objets de valeur accumulés, généralement dissimulé ou perdu. Ici, il exhibé comme pour montrer l'importance de la tenue. Cette accumulation d’objets peut évoquer l'opulence de la possession, voire même l'avarice. Nombreuses sont les personnes qui pensent être invincibles grâce à leur fortune. Elles oublient que la mort nous guette et qu'elle peut survenir à tout moment. L'avarice est un état d’esprit qui consiste à ne pas vouloir se séparer de ses biens et richesses. Elle est représentative d'individus qui n’acceptent aucun partage matériel. Ils ont la manie de compter à tout moment. Et procèdent à une thésaurisation complète d’argent, sans aucune envie de le dépenser un jour. C'est l'un des sept péchés capitaux définis par le catholicisme, nous le retrouvons dans toutes les religions. Cette attitude depuis des siècles est vue comme un blasphème. À l'extrême limite, l'avare se prive de tout pour ne manquer de rien. Jean-Jacques Rousseau recommande dans Émile ou de l’éducation, 1762 : « Ne faites donc pas comme l’avare, qui perd beaucoup pour ne vouloir rien perdre. »113 Durant l’histoire de l'art, les natures mortes ont fait référence à la vanité de la vie, futile et fugitive. Le message est de mettre en avant la nature passagère de notre existence dans ce monde. Nous ne sommes sur cette Terre que durant un temps donné et lorsque nous mourons, tout « s'envole » sans laisser d’autres traces que des images, des objets, et des reconnaissances de tout genre. Le temps passe vite, cette existence physique disparaîtra aussitôt. La mort qui nous guette est en même temps un élément essentiel à l’émergence de la nature morte en tant que genre. Si la nature morte existe pendant la période de la Grèce et la Rome Antiques, elle disparaît pendant un millénaire de la représentation picturale classique, l’art byzantin ne l’utilise pas. Les vanités sont des objets significatifs de la fugacité de la vie et de l’homme dans son ensemble. Elles symbolisent, à travers de multiples objets, le temps qui passe, la fragilité et la mort, il en découle un certain sentiment de peur qui n’est que représentatif de la vie et donc de la réalité. Parmi tous ces objets symboliques, le crâne humain, symbole de la mort, est l’un des plus courants. Ce crâne, représenté sur un tableau ou comme sculpture, comme image, etc., suscite en nous inévitablement un état d'effroi car il évoque notre visage mort, notre corps vidé de son âme, de son existence. Ce que nous rappelle aussi les citations : « Memento mori »114 et « Vanitas vanitatum omnia 113 Michel De Montaigne, Essais, Princeton, éditions Furne, 1831, Université de Princeton, numérisé en 2009, p.325. Benjamin Delmotte, Esthétique de l’angoisse : le memento more comme thème esthétique, Paris, éditions Presses 2010, Universitaires de France, p.13. 114 202 CHAPITRE VI L’objet vidé de ses sens, vers le vide et la mort vanitas »115, dont les traductions sont : « Souviens-toi que tu mourras » et « Vanité des vanités, tout est vanité ». Les vanités dévoilent la vie sous d’autres aspects, car elles pointent du doigt la fuite du temps pour l’humain qui ne peut la contrôler. Elles sont rattachées à ce monde que nul ne connaît, qui est celui de la mort, de l’absence et du néant. Nous l’avons vu, le néant et le vide effraient car ils sont rattachés à l’au-delà, à un espace indéfinissable. C’est un monde nouveau, dont de nombreux êtres humains aimeraient connaitre les aboutissements pour mettre fin à leurs craintes de la fin de vie. C'est pourquoi toutes les religions se sont appuyées sur ce monde inconnu pour guider les êtres humains à travers des règles de vies, jusqu'à en arriver à des folies. Les vanités apparaissent dans les natures mortes, nouveau genre de la peinture, à partir du XVIIe siècle. Elles fournissent à l’autorité religieuse un nouveau moyen d’appuyer la mort, ce monde parallèle à la vie, et d’aiguillonner les fidèles à leurs devoirs de dévotion. C’est également une forme de montrer que la mort nous guette, qu’elle est toujours à nos côtés. Dans des pays comme le Mexique, les vanités ne sont pas rattachées aux modes occidentaux, elles font partie de la vie. Deux journées sont dédiées au culte des morts chaque année fin octobre. À la tombée de la nuit, les fidèles se rendent aux cimetières afin de donner à boire et à manger à leurs défunts, éclairés à la bougie. Cette dernière est également, tel le crâne humain, significative de la fugacité de la vie. La fête est très joyeuse, sans tristesse. Les vanités sont exposées partout dans le pays, et particulièrement à San Miguel de Allende, ville classée au patrimoine de l’Unesco. Durant l’histoire de l’art, le temps et la mort ne cessent de vouloir être captés par les artistes, ce qui est loin d'être le cas aujourd'hui. Dans notre société, la notion de temps qui file se rattache catégoriquement à l'argent ; d'où l'expression : « Le temps c'est de l'argent »116. Les hommes oublient que, loin de l'argent et du capitalisme il y a la vie, la nécessité de vivre, le plaisir d'exister. Ils courent après ce temps qui, selon eux, leur est beaucoup plus précieux. Un temps pourtant lié au vide, un vide lié au néant et le néant lié à une autre existence qui nous est indéchiffrable. Nous retrouvons à travers ce besoin de capter l’insaisissable la liaison entre les vanités classiques et contemporaines. La vanité est représentée par un crâne humain, par la bougie et par le sablier. Dans cette installation, Diablerie (p.196), la tête n'est pas visible mais son absence évoque la mort, donc le squelette. Nous avons une imprécision par l'absence, qui évoque la signification de l’œuvre. 115 Jacques Bénigne Bossuet, Louis François de Bausset, Œuvres complètes de Bossuet : précédées de son histoire par le cardinal de Bausset et de divers éloges, Volume 1, Chamonix, édition Guerin, 2010, p.697. 116 Habib Ould Mahfoudh, Mauritanides : chronique du temps qui ne passe pas, Paris, éditions Karthala, 2012. 203 DEUXIÈME PARTIE Les ambivalences du rôle et de l’image de la femme dans la société Occidentale Section 3. La renaissance des têtes de mort 3.1. L’évocation et la dissimulation de la mort L'absence du crâne dans Diablerie (p.196), me rappelle celle de Hans Holbein, intitulée les Ambassadeurs, 1533, National Gallery, Londres, qui campe une rencontre très dissimulée avec la mort. La peinture met en avant la réussite de la jeunesse française ayant réussi socialement, en fait un symbole. La représentation est presque à l’échelle 1 lorsque nous nous trouvons devant le tableau. Dinteville porte au coup la plus noble des distinctions de l’époque, le collier de Saint-Michel, et des vêtements très ostentatoires et extravagants, contrairement à son homologue De Selves vêtu d’un costume plus sobre. Le port de son vêtement fait de De Selves un personnage introverti et discret, contrairement à Dinteville. Avec cette superposition de vêtements, Dinteville parait deux fois plus gros que son homologue. Sa stature est plus imposante sur la surface du tableau. Les regards des deux personnages vous fixent et donnent une impression de grand sérieux, même si Dinteville laisse paraître un léger sourire. Les sciences de l’époque la sphère, du cadran solaire, du calendrier, de l’équerre symboles du pourvoir temporel, sont mises en valeur en étant représentées. Nous y voyons une nécessité de donner, de l’importance « physique » aux jeunes hommes. C’est également un moyen de mettre l’accent sur le siècle de Copernic, qui fut le premier à démontrer que la Terre tourne autour du soleil. La peinture est minutieusement travaillée sur l’ensemble du tableau, jusqu’à l’apparition soudaine, au bas du tableau, d’une forme penchée assez imposante et indécodable. Dans un espace qui nous est familier, où tout est comme d’habitude, un élément qui diffère, ne change pas notre attitude et ne poussera pas au questionnement. Cet élément « paranormal » ne changera rien de fondamental. Dans la peinture d’Holbein, les visiteurs de la National Gallery n’ont pu laisser de côté ce détail. C’est la clef de l’œuvre et un avertissement au commun des mortels, car il est représentatif de la mort. C’est une anamorphose représentant un crâne déformé et difficilement identifiable : une tête de mort aplatie projetant une ombre sur un carrelage en mosaïque et qui semblerait appartenir à la réalité des deux Ambassadeurs. Ce prodige de l'artiste rappelle aux hommes la brièveté de 204 CHAPITRE VI L’objet vidé de ses sens, vers le vide et la mort la vie et la vanité humaine. Le peintre crée un contraste entre la puissance humaine des hommes de pouvoir qui semblent invincibles, et la mort qui guette. Celle-ci est imprévisible et excède le commun des mortels. Elle est incontrôlable, quel que soit le rang ou la distinction. Les ambassadeurs qui semblaient éternels dans leur accoutrement sont aujourd’hui poussière. La vie est brève. Le pouvoir ne donne pas la vie éternelle, celle-ci se trouve aux mains de la nature qui est un cycle incontrôlable et qui a toujours le dernier acte. Cette peinture devrait être une référence pour tous les hommes qui ressentent, avec le développement du capitalisme, la perte de valeur de l’être humain. Ce dernier devenu un « pion » dans une société qui peut le manipuler et se servir de lui comme bon lui semble. Aujourd'hui la mort reste taboue dans les sociétés occidentales contrairement aux sociétés orientales. Dans ces dernières, la mort est un passage vers un autre univers. À Madagascar, tous les sept ans, a lieu une cérémonie au cours de laquelle un mort est déterré et est promené entouré de sa famille proche, puis s'ensuit une cérémonie pour célébrer son retour. En Occident, cela nous semblerait complètement incongru de procéder à un tel rituel. Nous sommes dans une société qui prône l’invincibilité de l'homme tout en le rendant semblable à un objet vidé de sensibilité. En parallèle, la mort est un rappel que la vie est courte, bien dissimulée, voire invisible. Celle-ci est marquée du sceau de la honte et doit être cachée. 117 Figure 71 : Hans Holbein le Jeune, Les Ambassadeurs, 1553, 207 x 209,50 cm, Londres, National Gallery, peinture à l’huile. 117 Source : http://www.madmeg.org/base/digestion/tableaux/annexes/interieur/ambassadeurs.html 205 DEUXIÈME PARTIE Les ambivalences du rôle et de l’image de la femme dans la société Occidentale 3.2. La tête de mort à travers l’accessoire Aujourd'hui, le crâne est omniprésent dans le milieu de la mode, surtout lorsqu'il s'agit des accessoires et des imprimés. C'est pourquoi j'ai cherché dans cette installation à mettre en évidence ce crâne accessoirisé. J'aurais pu utiliser une tête de mort et la poser auprès de l'installation, comme une nature morte, mais j'ai préféré jouer sur un univers burlesque en harmonie avec le reste de la composition. Le bustier est recouvert d'un entassement doré à la fois attrayant et repoussant. Au milieu du bustier, une ceinture dorée entoure la moitié du corps, du sein droit jusqu’au milieu du dos. La ceinture n’est pas précisément un vêtement, mais un accessoire. Elle finalise une tenue en la rendant plus complète et habillée. La ceinture est avant tout une utilitaire : elle maintient le vêtement sur soi, par exemple le pantalon. Elle peut être un accessoire de séduction lorsque qu'elle est portée autour de la taille, pour mettre en avant le décolleté et les hanches. Dans ce cas, nous pouvons dire qu'elle souligne et met l'accent sur les lignes du corps. La ceinture, d'après les ethnographes, peut être considérée comme le premier vêtement. Elle est représentative dès notre naissance du lien avec la mère, et c'est en coupant ce cordon que nous arrivons sur Terre. Cet accessoire symbolise le « lien », il conforte, rassure et donne du pouvoir. Paradoxalement étant représentatif du « lien », il témoigne d’une certaine soumission, d’une dépendance et d’un manque de liberté. Dans toutes les cultures, la ceinture matérialise l'engagement, le dévouement et l'obligation envers une promesse. Elle est le vêtement glorifiant, noué autour de soi, comme si l'objet et le corps ne faisaient plus qu'un. Dans de nombreux jeux et sport de combats, tels la boxe et les arts martiaux, la récompense finale est le plus souvent une ceinture. L'accessoire sera représentatif du degré de force de l'athlète, par la couleur pour les arts martiaux, et par des matériaux de plus en plus nobles pour la boxe. Elle indique l'humilité, la bravoure, la puissance, et permet de mettre concrètement en avant ces distinctions. Si, depuis des siècles, la ceinture est symbole d'héroïsme, c'est parce que, dans la culture folklorique, elle protège des mauvais esprits. C'est pourquoi nous parlons également d'une ceinture de protection autour des villes. Elle permet de tenir à distance l'ennemi. La ceinture, dans ce cas, est un scellement pour éviter tout dégât. L'accessoire devient un barrage, une protection face à l'étranger. Cette défense peut nous rappeler le monde gréco-romain pour lequel la ceinture était un symbole de pureté. Les jeunes filles perdaient leur ceinture lorsqu'elles se donnaient. La ceinture de vierge était portée jusqu'au soir des noces où le mari la dénouait. Elle symbolise la fierté de la famille et de la jeune fille encore vierge. 206 CHAPITRE VI L’objet vidé de ses sens, vers le vide et la mort L'accessoire sert à accomplir un vœu, il est noué tant que celui-ci n'est pas réalisé, et dénoué pour rompre celui-ci. Si la ceinture est enlevée ou/et abîmée avant le moment choisi, c'est une dégradation de l'accessoire et de celui ou celle qui le porte. La ceinture soutient souvent un vêtement qui cache les parties sexuelles, d'où l’association qui est fréquemment faite avec le plaisir vénérien et la jouissance sensuelle. La ceinture a toujours été chargée d'un sens érotique, raison pour laquelle j'ai cherché à mettre en confrontation cet accessoire avec le reste de la composition. La ceinture marque la séparation entre le haut et le bas du corps, c'est-à-dire entre le pur et l'impur. Dans cette réalisation, Diablerie (p.196), nous pouvons nous poser des questions sur la présence du pur. Le bustier à une symbolique très érotique : les seins pointus, l'opulence de la dorure, la couleur noire mettent l'accent sur cet univers. Sur le buste, la ceinture collée est « ouverte » et donc vidée de toute sa sagesse, ou plutôt sa chasteté. Sa forme n'est pas rectiligne afin de mettre l'accent sur cette allégorie. Elle semble bouger comme pour se libérer d'un conformisme. À la fois en accord et en contradiction avec le bustier, j’ai installé une autre ceinture dont la boucle est une tête de mort. Elle est de même matière que celle du bustier, mais de couleur plus foncée. Sa longueur et son épaisseur sont deux fois plus grandes. Une fois fermée, elle forme un cercle presque parfait contrairement à l’autre qui semble s’agiter tel un serpent. La boucle imitation os est une tête de mort. Sa vue nous effraie, elle nous paraît maléfique. Le crâne est entouré d'un liseré en métal couleur or. Cette ceinture fermée a été placée au-dessus d'un tas de corail noir. Le corail est une création pour le moins atypique de la nature car il peut être de forme, de couleur et de matière variées. C’est un animal de composition étonnante, ce qu’encore aujourd’hui, beaucoup de gens ignorent. Il est constitué d'un squelette qui produit du calcaire. L'idée du squelette chez le corail m'a très vite fait penser aux vanités, à la tête de squelette, ce qui n'était pas directement voulu. C'est par la suite, en effectuant des recherches, que j'ai trouvé ces liens. Le corail est un animal, longtemps supposé être un objet, rattaché durant des siècles à différentes croyances. Au Moyen Âge par exemple, celuici était placé dans des talismans pour protéger de la magie. Il avait pour but de rendre les récoltes plus abondantes, ou d’aider les bateaux à repousser la foudre. Dans les sociétés ancestrales des Indiens d’Amérique et chez les Tibétains, le corail est considéré comme une pierre sacrée qui protège des mauvais esprits, porteuse d’une très grande force d’énergie. 207 DEUXIÈME PARTIE Les ambivalences du rôle et de l’image de la femme dans la société Occidentale Le corail étant une substance organique recherchée durant des siècles, j'ai cherché à l'associer à la tête de mort. L’union de ces éléments qui reflètent la fragilité de la vie a plus de force. De couleur noire, il est en totale harmonie avec l'installation par sa symbolique et son genre. La ceinture à tête de mort, placée sur le corail, met en confrontation la mort et l’œuvre humaine. D'un côté, les richesses et les plaisirs de l'existence, de l'autre, le triomphe de la mort, du moins, en réaction à l’avarice des riches. Cette installation élabore une représentation, une mise en scène de la mélancolie. Figure 72 : Farah Kartibou, Diablerie, détails installation 2010, Paris, ceinture à tête de mort, corail noir. 3.3. La tête de mort inspirée du tatouage La tête de mort est un classique de la marque pour laquelle je travaille en 2014. À ce jour, un cinquième de la collection est composé de têtes de mort par imprimé, par impression, par incrustation, comme accessoire. La tête de mort est facilement identifiable lorsqu'elle est unique, utilisée pour les coudières ou pour un print. Elle peut maintenant être intégrée à un imprimé et avoir perdu totalement sa symbolique aux yeux de l’acheteur. La création de ces têtes de mort se fait à partir des recherches très souvent dans les magazines ou sur Internet. Elles sont le plus souvent inspirées de tatouages les représentants de manière réaliste, ludique et parfois effrayante. Le tatouage de tête de mort est très imagée parmi les thèmes de tatouages « old school »118, signifiant vieille école, d’où ma réflexion 118 Doralba Picerno, Tatoos, l’art du tatouage, Paris, éditions Hugo Et Compagnie, 2014, p.52. 208 CHAPITRE VI L’objet vidé de ses sens, vers le vide et la mort précédente. Aujourd’hui ce motif tatoué, est considéré comme démodé et relève du manque de goût même s’il est reproduit partout. Cette mode est présente chez les rockeurs, les motards, les gothiques, etc., comme pour représenter un état d’âme morbide, un genre provocateur et un style marginal. Le crâne est un symbole universel de danger et de vanité humaine. L'impression textile peut se rattacher au tatouage car ils sont indélébiles. Á même la fibre textile ou la peau, agit le même lien de signification vitale, un lien nous rappelant le caractère éphémère de nos vies. En fonction du style, de l’emplacement sur le corps, un tatouage de tête de mort peut avoir des significations diverses. Lorsque les clients achètent une tête de mort sur le devant ou le dos d'un tee-shirt, sur les coudières, voire sur la totalité du vêtement, pensent-ils à la même chose ? Sont-ils responsables de ce qu'ils portent ? En 2012, j'ai changé de poste dans la même société : j'ai quitté le bureau de style pour devenir responsable visuel merchandising, fonction où je suis en permanence, en lien direct avec la clientèle. Du fait d’avoir assisté à différentes ventes, j'ai acquis la certitude que seules les générations plus « matures » ont conscience de la « tête de mort ». Les adolescents et jeunes adultes n'ont pas, en grande majorité, idée de la symbolique qui entoure cette tête. J'ai constaté à plusieurs reprises que des personnes plus âgées se décidaient à ne pas prendre la tête de mort car la métaphore de celle-ci pouvait être mal perçue dans leur milieu du travail. Seul les jeunes s'emparent de cette tête pour mettre en avant leur côté rock’n roll, comme une provocation, une manière d'exister. Ce motif est donc le plus souvent acheté par des adolescents qui ne savent pas forcément ce qu’il représente. La tête de mort exposée ouvertement sur le vêtement peut rendre celui-ci semblable à un talisman. Il nous renvoie à ce que nous allons devenir. Implicitement, il est un rappel laconique de notre vie dont seul très peu de consommateurs auront conscience. De nombreuses personnes ne désirent pas cette représentation car elle évoque des images d'horreur, particulièrement chez les mères de famille. Elle est le symbole évoquant inconsciemment la mort, le danger ou le poison, codes de la signalétique des produits hautement toxiques. À diverses occasions, j'ai rassemblé toutes les têtes de mort qui ont pu être réalisées pour les collections prêt à porter. La plupart ont été faites par transfert print, c'est-à-dire par impression directe d'une image sur un vêtement. Ces têtes de mort sont sur des échantillons de matière envoyés au bureau de style afin d’être approuvés pour mise en production. Le bureau de style travaille directement avec les fournisseurs. Les fiches techniques comportant les dessins, les couleurs et les tailles leur sont envoyées. En 209 DEUXIÈME PARTIE Les ambivalences du rôle et de l’image de la femme dans la société Occidentale respectant scrupuleusement notre demande, ils nous retournent des swatchs pour approbation. Lorsque la matière est mauvaise, il faut quelquefois quatre ou cinq essais. Les swatchs envoyés correspondent à toutes les couleurs développées. La Robe aux multiples têtes conçue en 2012, représente un camaïeu d’imprimés de têtes de mort. Cette robe est over size, c'est-à-dire qu'elle n'est pas ajustée au corps et peut se porter par différentes tailles. Les échantillons ont été cousus les uns aux autres en respectant un dégradé de couleurs et une hauteur égale. Cet imprimé met en avant la tête de mort macabre et ludique. Le personnage mort est mis en scène comme s’il était des nôtres. Il porte un chapeau haut de forme, avec de longs cheveux et un sourire radieux. Le côté obscur de la tête de mort est aboli pour mettre en avant une atmosphère de légèreté accentuée par la souplesse du vêtement. Ces têtes répétitives que j’ai eu l’occasion d’exposer semblent amusantes et vivent dans la mouvance du vêtement. Curieusement, les gens étaient attirés par sa coupe, je dirais même qu'ils en oubliaient la répétition du motif. La forme étrange se révéla plus présente que l'imprimé lui-même. Un vêtement à multiples têtes de mort est un rappel sur notre peau de notre propre finitude. C’est un moyen d’exorciser notre peur de la mort en osant la représenter de manière « tendance ». L’habit peut être un signe d’acceptation de la mort, du fait de la regarder en face, alors que la plupart des gens la considèrent comme tabou, ne voulant même pas l’évoquer. Figure 73 : Farah Kartibou, Robe aux multiples têtes, taille unique over size, 2012, Paris, viscose. 210 CHAPITRE VI L’objet vidé de ses sens, vers le vide et la mort 3.4. La résurrection des vanités dans l’art contemporain et dans la mode Disparues à la fin du XVIIe siècle, les vanités ressuscitent joyeusement depuis quelques années sur la scène de la mode et de l'art contemporain à l’échelle internationale. Le crâne connaît une spectaculaire effervescence, il est partout : dans les boutiques, les galeries, les foires, les musées, etc. Symbole de mort et de cruauté comme nous l'avons vu, la tête de mort est pourtant l’accessoire glamour incontournable depuis quelques saisons. S’intégrant à l'univers de la mode, il a peu à peu perdu son côté provocation et ses références douteuses, il devenu plus rock et rebelle. La mode, l’art contemporain, l’industrie de masse, se sont appropriés le crâne, représentatif de la mort en le métamorphosant de façon très « tendance ». Ses diverses significations ont quasiment disparu. Il est même évoqué sur les vêtements pour enfants. La clientèle des mères de famille ne conçoit pas que des stylistes peuvent rattacher l’univers candide de l’enfance à un autre plus morbide en apparence. C’est une manière pour les créatrices de faire disparaitre ce tabou dès le plus jeune âge en rendant le motif plus plaisant. Le tabou semble ainsi définitivement enterré, même si les mères de famille restent pour la plupart réticentes. L’origine de la tête de mort dans le milieu de la mode et l’art contemporain vient probablement de la fête d’Halloween qui a fait son apparition sur le territoire français en 1992. Cette fête des morts qui s’appelait « Samhain »119 datant de plus 2500 ans. Au commencement célébrée chez les Celtes et les Gaulois, avant de devenir aujourd’hui une « fête commerciale », particulièrement dans certains pays d’Europe comme la France où cette tradition est à la base inexistante. La fête s’est imposée grâce à la médiatisation des grands groupes agroalimentaires et l’industrie du déguisement. Une joie pour les enfants de pouvoir se vêtir d’un thème morbide et d’aller taper aux portes pour réclamer des bonbons… Simultanément en 1993, L’étrange Noël de Monsieur Jack de Tim Burton a connu un franc succès au cinéma. Le film met en scène Monsieur Jack, un squelette avec une amusante tête de mort. Une contradiction de la vision habituelle de la mort. Jack occupe ses journées à la préparation de la fête d’Halloween jusqu’au jour où il découvre la fête de Noël. Dès lors, il va chercher à fêter Noël auprès de ces chers compères représentatifs de la mort. Il se crée un décalage humoristique entre deux univers aux coutumes opposés mais qui s’harmonisent à merveille grâce aux talents du réalisateur. Lors de sa sortie le dessin animé a connu un franc 119 Marc Questin, La tradition magique des Celtes : Une voie occidentale de l’éveil, Paris, éditions Fernand Lanore, 1994, p.246. 211 DEUXIÈME PARTIE Les ambivalences du rôle et de l’image de la femme dans la société Occidentale succès c’est alors qu’apparait Jack, la tête de mort, dans « l’industrie de la mode » avec les sacs, les gadgets, les tee-shirts, etc. Un succès qui s’explique doublement par la nouveauté et le contrepied à des traditions nouvelles. Cependant la fête d’Halloween et les créations à l’effigie de Monsieur Jack se sont estompées ces dernières années (2014). La fête des morts n’a pas pris racine dans les pays méditerranéens ni en France, par manque de tradition, l’effet commercial se dissipe d’année en année. En 2013, pratiquement aucune enseigne en visuel merchandising n’a cherché à mettre l’accent sur cette fête qui a lieu fin octobre ; ce qui montre bien que la tête de mort a pris ses origines dans des coutumes sans pour autant y obéir. En revanche, le crâne a envahi l’art contemporain. Il fait même une entrée inouïe sur le marché avec la pièce The love for God, 2007, White Cube Gallery, Londres, de Damien Hirst, vendue 74 millions d’euros. Le crâne humain, celui d’un homme de 35 ayant vécu au XVIIIe siècle, est enveloppé de pierres précieuses et semble enjoué. Pas étonnant avec les 8601 diamants qui le composent. Cette œuvre est une fusion entre la mort et l’opulence, deux états très mal considérés dans le monde contemporain, qui ont cependant amené l’artiste à être l’un des plus estimés de son vivant, contrairement aux autres qui le sont devenus après leur mort. 120 Figure 74 : Damien Hirst, For the love of God, 2007, 17,10 x 12,70 x 19,10 cm, White Cube Gallery, Londres, crâne humain et pierres précieuses. 120 Source : http://miam.anthonyzec.com/portfolio/for-the-love-of-god-par-damien-hirst/ 212 CHAPITRE VI L’objet vidé de ses sens, vers le vide et la mort En 2011, le Musée Maillol de Paris a rendu hommage aux vanités en leur consacrant une exposition. Lors de cette exposition, nous pouvions nous rendre compte de l'importance du crâne humain dans la démarche plastique de Damien Hirst. Chacune de ses œuvres met en avant la tête de mort de manière ludique pareillement à celle qui s'est vendue à 74 millions d'euros. Je suis allée voir cette exposition un dimanche en milieu d'après-midi, et j'étais surprise de voir la faible fréquentation. C’était une chance de voir l'exposition si tranquillement. Mais pouvait-on y voir le reflet d’une société encore réticente à ce symbole funeste ? Pourtant la publicité avait été importante, affichée sur tous les bus parisiens, en grands panneaux dans le métro, sans oublier les articles dans la presse. La question de l'utilisation du crâne humain reste probablement complexe. Nous sommes dans une société qui prône le « jeunisme », voire le rajeunissement en mettant de plus en plus en avant les produits anti-âge et les figures de jeunesse lorsque nous nous s'adressons à des adultes plus âgés ; cela frustre de nombreuses personnes. En ces temps de rêves de clones et d’éternité, les artistes et les stylistes nous ramènent sur terre. C'est un clin d’œil sur ce qui va nous arriver, symbolisant la fragilité de la vie et la duperie des apparences. Une chose est certaine : ce sont les personnes toujours à la recherche de la beauté de leur corps qui, les premières, portent des imprimés ou achètent des têtes de mort. Les crânes proposent désormais une relation intime et explicite à notre propre mort. Tel le néant, la vanité est éternelle, elle est accompagnée d’un sentiment d’infini et de puissance, un sentiment renforcé par la certitude nouvelle de la fragilité de l’espèce humaine qu’évoquent les écologistes. La nature se venge des erreurs commises par l’homme. Elle lui rappelle qu'il n'est pas invincible, ce qui ne l’incite pas forcément à changer d’ailleurs. L'être humain est orgueilleux et, même s’il achète et porte un symbole de la mort, il ne cherchera pas à prendre conscience de ses multiples fautes. C'est pourquoi, très souvent, il est dit que « la nature se venge »121. Au-delà du style rock’n'roll dans la mode et singulier dans l'art contemporain, le symbole du crâne reste indissociable de sa signification première : la mort. Il se retrouve donc logiquement dans des courants artistiques plus anciens. Dans ces mouvements, le symbole conserve une dimension de révolte et de provocation, reliée à une quête de liberté. Pour les personnes aptes à comprendre ce message, posséder une représentation de crâne permet de prendre conscience que la mort fait partie de la vie. Nous entendons 121 Sallūm Sarkīs, Les échelles de l’intelligence, Paris, éditions l’Harmattan, 2004, Collection L’ouverture philosophique, p.257. 213 DEUXIÈME PARTIE Les ambivalences du rôle et de l’image de la femme dans la société Occidentale suffisamment parler de la mort au quotidien pour ne pas en rajouter. Au-delà de l’allégorie, le crâne contemporain dans l'art et dans la mode condense toutes les questions sur la représentation. Ces vanités renvoient toutes à une position paradoxale du Moi : « je ne suis rien, je ne suis personne… » De l’omniprésence du néant dans une société du superspectacle. Ces crânes qui envahissent notre environnement sont un rappel que nous finirons tous de manière identique. C'est pourquoi la plupart d'entre eux ont l'air arrogant et ricaneur. En prenant un certain recul, nous pouvons même supposer qu’ils se moquent de nous. Ces têtes sont des clichés qui en disent long sur l’avancée de la marche du temps. Elles sont représentatives des hantises des artistes qui pointent leur doigt sur une société qui se croit invulnérable et tente d'arriver à une éternelle jeunesse. La tête de mort explore une perpétuelle angoisse ressentie face à une vie éphémère. 214 La représentation de la femme a été intégrée, presque « fusionnée » à la création artistique pour ne faire plus qu’un. Ce corps est associé au bustier comme fétiche. C’est une manière de supprimer les barrières entre l’être humain et l’objet. La femme objet est celle des publicités surtout lorsqu’elle est nue. La femme est ce moyen qui permet de vendre. Elle est donc au même niveau qu’un objet quelconque. Cela la déshumanise. C’est le reflet de ce que désire notre société : le non humanisme face à la montée de l’industrialisation, de l’individualisme et de l’incivisme. Dans une société de consommation, dite en crise économique, les êtres n’ont jamais acheté autant d’objets ; nous devrions contrôler nos achats, penser aux ressources planétaires qui seront pour la plupart bientôt épuisées, peser nos actes. Il se produit le contraire. Les humains sont semblables à des objets sans âme, ils ont cette obsession de l’achat et de la possession, tel un remède miracle. Les femmes restent les plus touchées car la plupart des objets leur sont liés. C’est ainsi que la femme objet a fait son entrée dans mes travaux à l’instar d’autres artistes. Cette femme est devenue un objet de standardisation, décliné en série. Les vanités sont les seules pièces qui nous rappellent la légèreté de la vie qui fuit. Elles sont là pour nous évoquer la fragilité de notre corps face à l’éternité du vide. Les objets sont produits en grande quantité, consommés puis jetés. Leur durée de vie ne reflète en réalité que notre vie sur cette Terre. Nous sommes devenus des « pions » au service de l’industrie, d’un pouvoir de masse et d’une stigmatisation par les médias. Heureusement, l’art permet de se détacher de cette réalité même si lui aussi en est actuellement la première victime. 215 TROISIÈME PARTIE La dissolution du travail pictural vers une pratique purement textile par la réutilisation des matières recyclées 216 TROISIÈME PARTIE La dissolution du travail pictural vers une pratique purement textile par la réutilisation des matières recyclées 217 TROISIÈME PARTIE La dissolution du travail pictural vers une pratique purement textile par la réutilisation des matières recyclées 218 « Les musées préservent notre passé, le recyclage préserve notre avenir. » T. Ansons La troisième et dernière partie est représentative d’un renouveau successif à toutes les recherches précédentes. L’importance de la couleur, de la recherche plastique et de l’imprévu sont délaissés au profit d’un travail toujours brut par la mise en évidence du noir et du doré en réaction à la société « bling-bling », à travers les travaux de Pierre Soulages et Yves Klein. L’or est essentiel comme critique acide de la société d’apparence, de « m’as-tu vu » et de « tape à l’œil ». Dans cette obnubilation d’amasser des objets comme souvenir d’un passé déchu, en référence aux créations de Mike Kelley et d’El Anatsui. Ces objets obsessionnels sont réinvestis dans leur intégralité afin de mettre l’accent sur les excès de nos sociétés actuelles. Notre monde se dégrade du fait de la pollution, la surpopulation et la surconsommation, qui entrainent la violence - même si cela ne sera pas traité dans cette recherche - d’une crise ancrée chez la jeunesse, fléau auquel les remèdes ne sont qu’utopiques. Nous finirons cette recherche avec la question de réinvestissement, de changement et de réintégration de l’objet dans un monde où celui-ci est devenu vain, à l’instar de Lucy et Jorge Orta, de Sheila Hicks, de Magda Sayeg, de Marion Baruch et de François Daireaux. Un travail de patience, de répétition, de minutie est nécessaire comme si nous, les êtres humains, pouvions contrer cette montée du modernisme. 219 220 CHAPITRE VII La dissolution de la couleur et de la recherche informelle pour une création ciblée 221 222 CHAPITRE VII La dissolution de la couleur et de la recherche informelle pour une création ciblée Dans toutes les créations de cette recherche, le noir occupe une place privilégiée. Il permet de structurer l’œuvre comme un cadre. La couleur est omniprésente et rythme notre quotidien, que ce soit grâce aux vêtements ou aux objets. Michel Pastoureau, dans Noir : Histoire d’une couleur en décrit les diverses contradictions. Le noir continue d’occuper une position de choix par rapport aux autres couleurs. Divers préjugés sont associés à cette couleur : le noir apaise et effraie à la fois par sa négation. Peut-il être considéré autrement, au regard de son histoire ? À la fois rattaché à l’univers de beauté et à celui de perte, va-t-il infiniment osciller entre ces deux variantes opposées ? Depuis que le tabou du noir associé à la mort a disparu, la couleur s’est généralisée, atteignant l’univers de l’enfant. Cela s’accentue lorsque le noir est lié à une autre couleur, il se crée alors un questionnement, comme s’il véhiculait des idées. S’opposant à la neutralité et la passivité du noir, la pratique artistique fait naître de l’union de deux couleurs opposés un travail informel et matiériste où l’une ne peut plus se passer de l’autre. Le noir, au côté d’une autre couleur, fait-il constamment réagir un univers particulier ? La neutralité de la couleur incite-t-elle les autres coloris au-devant de la scène en les rendant plus impartiales ? Le doré fait son apparition dans mes travaux, l’univers dévoilé est contraire à celui du noir. Contrairement au noir, et en réaction au « bling-bling » si critiqué mais tellement cultivé dans notre société Occidentale, l’or devient omniprésent. Son union avec le noir fait jaillir des questions. Il recouvre une symbolique qui détache de la vie vers un monde auquel tout le monde aspire mais qui reste à jamais un leurre, un or immatériel très visible dans certains travaux de l’artiste Yves Klein. 223 TROISIÈME PARTIE La dissolution du travail pictural vers une pratique purement textile par la réutilisation des matières recyclées Section 1. Le noir, place privilégiée dans l’œuvre 1.1. Le noir, Michel Pastoureau (Noir : Histoire d’une couleur, 2008) Le noir est la couleur des objets qui n'émettent ni ne reflètent aucune part du spectre de lumière visible, obtenu par mélange de pigments. Il est une absence de couleur, et souvent nous l'opposons au blanc. Le blanc est constitué de l'ensemble des longueurs d'ondes visibles, tandis que le noir émane d'un ensemble de couleurs absorbant chacune une longueur d'onde. Lorsque nous combinons les trois couleurs primaires en proportions équivalentes, nous allons ainsi du noir au blanc en passant par toutes les nuances de gris. Le noir, annulation de la lumière, est le symbole du néant, du chaos de la Genèse, de l'étrangeté, du mal, de tout ce qui est lié à l'univers de la négation. Depuis le début du XXe siècle dans la mode, il est le symbole de l'élégance, de la beauté et du chic suprême. Le noir est la couleur du feu éteint. Il reflète le charbon quand celui-ci perd de son scintillement. Le noir évoque le processus de combustion, de la chaleur vers le néant. Il annonce la régénération et renferme une idée de résurrection. De nombreux rites existent encore dans certaines civilisations d'Afrique, comportant des épreuves nocturnes où le postulant est enterré à la tombée de la nuit. Seule sa tête reste à l'extérieur. Il reste durant des nuits seul, face à lui-même et aux diverses imprévus de la nature. Ces rites initiatiques permettent au prétendant de devenir un homme nouveau, prêt à renaître à la vie spirituelle. Nous pouvons dans ce cas assimiler le noir à l'abandon, la peur et le désespoir. Michel Pastoureau dans Noir : Histoire d’une couleur, 2008, Paris, déclare que longtemps en Occident, le noir a été considéré comme une couleur à part entière, et même comme un pôle fort de tous les systèmes de la couleur. L’auteur développe l'histoire du noir dans les sociétés. Il montre l'évolution de la couleur dans nos mœurs, nos habitudes et nos superstitions. Avec les découvertes de Newton concernant le spectre lumineux, le noir comme le blanc n'ont plus de place auprès des autres couleurs car leur apparition ne se fait pas de la même manière. Le noir est devenu une couleur, dans le courant du XXe siècle, d’abord grâce à l’art, du fait de son utilisation, puis par la société et la science. 224 CHAPITRE VII La dissolution de la couleur et de la recherche informelle pour une création ciblée Le mot noir « dans notre civilisation - du latin niger - exprime traditionnellement et symboliquement le néant, la mort, la mélancolie, la tristesse, l’absence de lumière. »122 Comme nous l'avons vu, le noir a toujours été qualifié de teinte foncée qui ne réfléchit pas la lumière. Pourtant une distinction s'est toujours faite entre le noir brillant, très « beau » par nature, et le noir mat, plus sombre, évoquant la mort. Étrangement aussi, nous parlons de « gens de couleurs »123, le terme « noir » sert à nommer les personnes de peau foncée ; il a été remplacé en argot français par le terme black, lequel reprend le mot anglais. Pendant longtemps, il a été difficile de fabriquer un noir qui soit stable : les tableaux peints à partir du noir de fumée ou de goudron se dégradent et deviennent maîtres au fil des années. Le bitume pousse au même résultat, comme le montre les peintures de Théodore Géricault. Les réalisations de ce grand génie perdent au fil des années leur splendeur car le pigment utilisé pour les contrastes rend l’œuvre noire. Les artistes appliquant cette matière ne pouvait se douter d'une telle évolution. À l’époque, ils utilisent de l’ivoire calciné, qui donne un noir magnifique, mais dont le prix exorbitant lié à la rareté de l’ivoire explique que, jusqu’au Moyen Âge, nous trouvons peu de grandes surfaces qui sont noires en peinture. Ce sont les teinturiers italiens de la fin du XIVe siècle qui, forcés par la Réforme, déclarent la guerre aux tons vifs. Ils vont réaliser de grands progrès et créer une gamme de couleurs noires pour les tissus. Pour ces personnes dévouées, qu’elles soient hommes ou femmes le noir va devenir dès cette époque le code privilégié, à cette occasion, de nombreuses techniques de création de la peinture noire naitront. En Occident, le noir représente la sobriété, porté par les moines et les sœurs, un code couleur imposé par la Réforme. Le noir se rattache à la rigueur, c'est pourquoi les gendarmes, les avocats, les juges, etc. portent cette couleur. Il symbolise la droiture, contrairement aux couleurs. L'homme en noir impose la rigidité, inspire le respect ou la peur. Dans de nombreuses entreprises, depuis les austères réformateurs du XVIe siècle et encore de nos jours, il est conseillé voire même avisé de porter des couleurs sobres, loin de la frivolité des couleurs. Il n’est pas convenable de se faire remarquer par des couleurs vives, il est de bon ton pour un honnête citoyen de rester discret. La couleur a un impact sur nos affects et, partant de là, sur nos mœurs. C’est pourquoi l’utilisation du noir, ou de couleurs garantes de neutralité, a longtemps été privilégiée. 122 Gille Guilleron, À la file indienne, Au pied de la Lettre, Paris, éditions First, 2012, chapitre « N » Broyer du noir. Grégoire Henri, Mémoire en faveur des gens de couleur ou sang-mêlés de St-Domingue et des autres isles françoises de l'Amérique, adressé à l'Assemblée nationale, par M. Grégoire, Paris, éditions Belin, 1789, p.1. 123 225 TROISIÈME PARTIE La dissolution du travail pictural vers une pratique purement textile par la réutilisation des matières recyclées 1.2. La mise en valeur par le noir Depuis que j’ai commencé à peindre, j'utilise le noir qui stabilise la peinture et à visualiser plus facilement le sujet. Si auparavant, je n'aimais que travailler avec la couleur et ne me servait du noir que pour les contrastes, la mise en relief, aujourd'hui, il est devenu la matière première de ma création. Depuis que j'ai peint Bling-Bling (p.99), en noir et or, je me lasse plus de ces coloris. L'or brille au soleil tandis que le noir est terne, comme ces deux couleurs se complètent, il est possible de les faire entrer en communion. Avec Diablerie (p.196), toute la création de base est noire. Le bustier est noir dans le dos, traversé par une fermeture éclair au milieu de même couleur. En regardant le bustier, nous pouvons identifier les différents empiècements qui constituent le modèle. Au-devant, comme nous l'avons déjà vu, il y a un entassement d'objets dorés mélangés à d'autres, noirs, pour plus d'harmonie. La jupe cloche, contrairement au bustier, est presque totalement noire. Seuls en bas à droite, sont exposés des bijoux et des perles de couleur or. Ils sont dans la continuité de ce qui agrémente le bustier. Je ne l'ai pas couverte entièrement car la masse des objets l'aurait déformée. Les chaussures sont en adéquation à la tenue : une base noire et une garniture dorée sur le côté extérieur de la botte, qui nous rappelle les chaussures des rangers par une accumulation d'étoiles au-dessus du talon. En s'approchant de la toile, nous pouvons distinguer le tracé du pinceau grâce aux jeux de lumières. Selon le point de vue avec lequel l’œuvre est regardée, la couleur noire peut paraître grise, blanche quelquefois. Cela rappelle le travail de Pierre Soulages, des courbes qui se chevauchent entre elles au sein d’un même espace défini et vide. La ligne nous fait évidemment penser à la calligraphie, cette pratique qui unit l’art et l’écriture. Soulages écrit concernant ses premiers essais : « J'ai fait des combinaisons de lignes qui se présentent aux yeux du spectateur comme une grande forme, un grand signe que l'on pouvait voir d'un seul coup et je me suis aperçu un beau jour que les dessins que je faisais pouvaient rappeler les signes chinois. »124 La ligne est très difficile à classer car elle ne se rattache par forcément à un style ou à un genre particulier. Elle s’adapte au contexte où elle se trouve. Il en découle une multitude d’états selon sa manière d’être présentée : déchiffrable, illisible, large, courte, petite, longue, etc. Les lignes sont partagées sur des espaces définis, formant un équilibre, qui met en avant l’ordre et le désordre. Les spectateurs, face à cette combinaison de lignes, constatent un travail inattendu et harmonieux sur le principe des lignées. Semblablement au travail de Soulages, dans 124 Françoise Jaunin, Pierre Soulages, Noir lumière, Paris, éditions la Bibliothèque des Arts, 2002. Entretien avec Pierre Soulages. 226 CHAPITRE VII La dissolution de la couleur et de la recherche informelle pour une création ciblée Diablerie (p.196), que ce soit concernant la toile au mur ou le vêtement fini, les lignes du pinceau sont visibles. Pourtant, j'ai fait mon possible pour camoufler les tracés, mais au séchage tout apparaît. Comme le disait Kaat Debo : « Il existe des milliers de noirs. Et ceux qui maîtrisent le mieux cette couleur sont ceux qui possèdent une connaissance parfaite de la lumière. »125 Sur plus de soixante-cinq ans, l’œuvre de Pierre Soulages décline tous les usages possibles de la couleur noire. Depuis une trentaine d'années, le noir en est même venu à recouvrir entièrement ses toiles. La couleur noire, explique-t-il : « n'existe jamais dans l'absolu »126, son intensité change en fonction des dimensions du support, de sa forme et de sa texture. 127 Figure 75 : Pierre Soulages, Peinture 222x137 cm, 1990, 222 x 137 cm, Centre Georges Pompidou, Paris, peinture acrylique. Cette installation peut nous rappeler les lignes d'une page, d'un cahier et même la trame d'un tissu. En textile, la trame est constituée des fils qui sont alignés les uns aux autres et parallèles à une même ligne. Dans Diablerie (p.196), la trame du tissu de la toile est opposée à celle du tracé du pinceau, nous avons ainsi l'impression que la peinture acrylique noire a cherché à donner vie à une autre étoffe. Les bandes de peinture correspondent à la recherche d'un équilibre entre abstraction gestuelle et matrice 125 Kaat Debo, Commissaire de l'exposition, Noir magistral dans la mode et les costumes, Musée de la mode d’Anvers, MoMu, Anvers, du 25 mars au 8 août 2010. 126 Françoise Jaunin, Pierre Soulages, Noir lumière, Paris, éditions la Bibliothèque des Arts, 2002. Entretien avec Pierre Soulages. 127 Source : http://mediation.centrepompidou.fr/education/ressources/ENS-soulages/ENS-soulages.html 227 TROISIÈME PARTIE La dissolution du travail pictural vers une pratique purement textile par la réutilisation des matières recyclées existentielle. La peinture, dans cette installation, n'incarne ni l'empreinte chaleureuse de l'abstraction gestuelle, car elle intègre la géométrie, ni la froideur de l'abstraction géométrique, car elle intègre le geste. Le noir stabilise la création et lui donne une figure plus lyrique qui se traduit par l'élégance de la couleur. Le choc du noir bitume contre le doré scintillant crée un jeu d'ombre et de lumière captivant. Cet ensemble vestimentaire interprète cette bichromie poétique à merveille. Ce bustier joue l'intemporalité revisitée avec une note vintage, une note élégante et contemporaine à ce vêtement à l'origine très traditionnel. 1.3. L’opposition et la complémentarité du noir et du doré Avec Diablerie (p.196), nous avons une opposition des symboliques attachées au noir et au doré. Le noir est lié à l'obscurité tandis que le doré l'est à la lumière. Le noir symbolise la passivité absolue. Il nous renvoie à un état négatif par l'absence de la lumière. Le manque de lumière éveille chez les êtres humains un sentiment d'angoisse. Le noir est donc le symbole de malheur. Il est plus dur que le blanc, d'où peut-être par superstition le malaise de certaines personnes à la vue d'un chat noir qui traverse les rues. Le noir évoque la mort, le retour à la Genèse, au commencement, la couleur sous-entend l’absence d’espoir de vie en opposition au blanc. En tant que symbole du néant et du chaos, le noir est aussi celui des ténèbres originelles qui précèdent toute manifestation, quelle que soit la religion. C'est pourquoi, dans de nombreuses cultures, le noir est la tenue vestimentaire du décès et du deuil ; tandis que dans d'autres ce sera le blanc. Nous avons une opposition des symboliques de la mort qui peuvent se retrouver dans les tenues vestimentaires des Derviches Tourneurs. La couleur que portent Adam et Ève dans le Zoroastrisme, lorsqu'ils sont chassés du Paradis, est le noir, car ils sont condamnés à vie, il n'y a plus de perspective de retour vers le Paradis. Le noir est donc la couleur de la condamnation, mais aussi celle du renoncement aux vanités de ce monde. C'est la couleur du manteau des Derviches Tourneurs. Les Derviches entrent en piste de danse avec ce long manteau noir porté par-dessus leur tenue de prestation d'un blanc immaculé. Le noir symbolise la mort et le blanc la résurrection. Une contradiction des codes vestimentaires est exhibée, pour rejoindre la divinité à travers des chants et une danse. Leurs rêves sont exaucés en jouant avec les codes colorés. L'union du 228 CHAPITRE VII La dissolution de la couleur et de la recherche informelle pour une création ciblée noir et du blanc donne le gris, valeur centrale de la sphère chromatique, qui symbolise tout simplement les complémentarités des deux valeurs. Le doré est la seconde tonalité colorée la plus présentée. Elle est liée aux chromatiques de la couleur jaune. Le doré, contrairement au noir, symbolise généralement la richesse, le pouvoir et la puissance. Cette teinte évoque, à l’origine, tout ce qui a la couleur ou les reflets de l’or. Ce métal si précieux a joué un rôle très important sur la vision que nous avons de cette couleur aujourd’hui. Depuis l'écroulement de Lehman Brothers en 2008, le matériau « or » a pris une valeur qui dépasse l’entendement. C'est devenu une matière prisée et dont la valeur est devenue surestimée. L'or a toujours été symbole de puissance et de luxe ; c'est pourquoi il existe de nombreux établissements exhibant des fresques, des colonnes, des moulures en or massif ou imitation or. C'est un moyen de montrer la puissance du lieu et des personnes y résidant ou y travaillant. L'exemple le plus représentatif de ce que nous venons de citer en sont les Pharaons dont les tombeaux étaient en or massif. Cette civilisation avait déjà conscience de la valeur de ce matériau. Les souverains exhibaient cette matière sans limite. Le matériau était un moyen de présenter leur pouvoir qui se perpétue de nos jours. Dans de nombreuses sociétés traditionnelles, l'or permet de se donner une valeur humaine et financière et de sentir exister. Il est le matériau utilisé dans le cadre de la dote, pour demander la main d'une fille. Il fait partie des bijoux de famille, de ce qu'il y a de plus cher sous le toit familial, et qui peut combler certains manques. L’or représente également la lumière solaire, en contradiction avec le noir qui symbolise les ténèbres. Il faut noter aussi que l’or exprime la connaissance, c'est pourquoi nous parlons de l’Âge d’Or qui constitue l’idéal d’une période historique passée. Dans mes créations, tels que les Derviches Tourneurs, je cherche l'union de deux couleurs aux symboliques opposées, pour mettre en avant une certaine harmonie. Nous verrons dans les sous-chapitres suivants de quelle manière cette harmonie des opposés permet de former une symbiose. 1.4. La contradiction des genres par le biais du noir Le noir, jusqu'au début du XXIe siècle, était la couleur réservée au deuil. « Une veuve » écrivait en 1949, Evelyn Bolduc : « peut porter le plus grand deuil, y compris le long voile, pendant deux ans, ou se contenter de s’habiller de noir pendant quelques mois… La 229 TROISIÈME PARTIE La dissolution du travail pictural vers une pratique purement textile par la réutilisation des matières recyclées durée du grand deuil peut varier entre six et dix-huit mois. Après cela on porte du demideuil. »128 L’homme n’était pas exclu de cette coutume, toujours selon Evelyn Bolduc : « Le veuf, portera un habit noir ou gris foncé, une bande noire à son chapeau, des cravates, des chaussettes et des chaussures noires. »129 C'était une manière de porter un hommage à la ou les personne(s) disparue(s). En Occident les religieux ont adopté le noir depuis le XVIe siècle. Cette couleur est devenue indissociable des codes vestimentaires des religieux et des métiers exhibant un certain ordre, pouvoir et autorité. Le noir était la signature d’un malheur, d’une souffrance, dont la politesse ou la curiosité incitait à reconnaître l’existence. Aujourd'hui, le noir est la couleur incontournable de toute personne qui veut suivre la mode. Dans les milieux de la mode, qu'ils soient Occidentaux ou Orientaux, le noir est omniprésent, bien plus que le doré. Sa reconnaissance est devenue quasi universelle, il symbolise le luxe. Le noir habille à lui tout seul. Il a cette grandeur qui ne peut être représentée par d'autres couleurs. Aujourd’hui, une personne vêtue de cette couleur dégage la plupart du temps une certaine distinction. C'est pour cette raison que dans les milieux se rattachant au luxe, il est interdit aux vendeurs de porter une autre couleur que le noir. Avant la première Guerre Mondiale, Coco Chanel, avec sa Petite Robe Noire généralise la couleur noire, qui jusqu’à présent n’était réservée qu’au deuil. Paul Poiret dont la créativité est débordante de couleurs, s’est interrogé sur le noir : « De qui portez-vous le deuil Mademoiselle ? »130 demanda Paul Poiret à Coco Chanel, « Mais de vous, monsieur »131 répliqua la créatrice. C’est un tournant décisif dans le milieu de la mode, car c’est à partir de ce moment-là, et c’est toujours vrai aujourd’hui que le noir fait sensation et garde une place d’honneur à la fois dans le prêt à porter et dans la haute couture. Sans distinction de classe, le noir est la couleur que tout le monde porte, qui s’adapte à tous les styles et à tous les âges. Le noir a détrôné la couleur dorée. Pourtant, si j’en crois mon expérience de vendeuse dans plusieurs enseignes, je peux garantir que de nombreuses personnes cherchent à éviter le noir, car inconsciemment cette couleur leur rappelle des souvenirs qu'ils ne souhaitent pas afficher et faire revivre. Personnellement, j'utilise le noir pour adoucir les couleurs. C’est une manière d'apaiser visuellement la force de certaines couleurs et de ne pas porter uniquement du noir afin de ne pas « broyer du noir »132, particulièrement en hiver. En exhibant des couleurs opposées et inattendues, je joue sur l'effet de surprise. L'ensemble 128 Hélène Laberge, La mode au noir, réflexions hors mode sur la mode, Encyclopédie en ligne l'Agora, 2012, URL : http://agora.qc.ca/documents/mode-. 129 Hélène Laberge, La mode au noir, réflexions hors mode sur la mode, Encyclopédie en ligne l'Agora, 2012, URL : http://agora.qc.ca/documents/mode-. 130 Christine Bard, L’histoire politique du pantalon, Paris, éditions Seuil, 2010, p.224. 131 132 Ibid, p.224. Gille Guilleron, À la file indienne, Au pied de la Lettre, Paris, First éditions, 2012, chapitre N. 230 CHAPITRE VII La dissolution de la couleur et de la recherche informelle pour une création ciblée Diablerie (p.196) met en avant cette même idée. Il garde une symbolique très burlesque d'une part par les formes du vêtement, et d'autre part par cette accumulation d'objets dorés. Le noir est une couleur très répandue qui s’adapte à toutes les morphologies et couleurs de peaux, synonyme du chic parisien et de l'élégance française, grâce à toutes les maisons de couture créées à Paris avant d’étendre leur renommée dans le monde entier. La couleur donne une tout autre valeur au vêtement. La tenue Diablerie (p.196), s’éloigne du kitch pour laisser place à un raffinement du modèle. Le noir, par sa teinte foncée, met en avant les accessoires. Il en accentue les formes, comme celles du corps, qu’il rend plus parfait et en estompe certaines imperfections. C’est la couleur de la simplicité. Une personne vêtue avec raffinement de noir ne cherche pas à attirer l’attention par des couleurs : sa personnalité suffit. Porter du noir, c’est aussi se cacher, se fondre dans la masse. Le noir épure tout ce qui lui est associé, que ce soit les formes, les matières et les silhouettes. Il peut se porter dans tous les lieux et les évènements sans être mal vu. 133 Figure 76 : Coco Chanel, La Petite Robe Noire, inspirée du sarrau d'orpheline que Coco portait dans son enfance, Paris, 1926, esquisse stylistique. 133 Source : http://www.modernists.fr/magazine/2013/08/19/la-petite-robe-noire/ 231 TROISIÈME PARTIE La dissolution du travail pictural vers une pratique purement textile par la réutilisation des matières recyclées Section 2. Le noir et les autres couleurs 2.1. Deux univers opposés avec la même utilisation L’ensemble Diablerie (p.234) a été porté par deux mannequins différents. Selon la mise en scène et les accessoires, la symbolique du vêtement change. Porté par Amy, il donne l'impression d'habiller une petite poupée. Le mannequin estompe le côté extravagant du bustier. Nous avons l'impression qu'elle s'est arrêtée de bouger et qu'elle n'attend qu’un bouton soit actionné pour se mettre à danser. Elle ressemble aux danseuses des boîtes à musique. La coiffure, un chignon volumineux englobant toute sa chevelure, intensifie cet univers. Cette coiffure paraît souple, comme en apesanteur. La couleur de la chair et des cheveux évoque la pureté et marque l'angélisme du modèle. La jupe cloche rappelle incontestablement les jupons des danseuses et des mariées. J’ai obtenu sa forme évasée grâce à la baleine positionnée à l'extrémité du tissu, qui donne ce modelé cylindrique. Contrairement à Amy, Sheila exprime sans conteste un autre monde, celui de l'érotisme : par la dentelle, le rouge à lèvre rouge vif, la chaîne autour du cou et sa posture. Les talons aiguilles de ses chaussures prononcent l’allure « femme fatale »134, contrairement aux talons en bois d’Amy. Sheila porte un collant noir contrairement à Amy, qui laisse apparaître ses sous-vêtements noirs, comme les petites filles lorsqu'elles s'amusent avec insouciance. Le noir que porte Sheila participe grandement à son univers. Ces deux personnalités peuvent évoquer le symbole blanc de la pureté, de l'innocence et de la naïveté face au noir qui évoque le contraire. Enfin, le tatouage au bras droit de Sheila exprime le style rock'n roll. Le noir, comme le blanc, résulte de la somme de toutes les couleurs ou bien du contraire, de leur absence. Même s’il est opposé par sa symbolique au blanc, il existe sur la gamme chromatique de la même manière. C’est pour cette raison que nous pouvons parler de couleurs égales. Faire porter des vêtements de même couleur par différentes personnes peut donner lieu à des interprétations opposées. Le noir peut influencer la lecture, sur le statut d’une œuvre. J'ai créé cette installation pour qu'elle soit vidée d'un être quelconque, pour que chacun puisse s'imaginer son être favori. En ayant pris le parti de faire porter l'installation à deux personnes différentes, la création perd ses attributs premiers. Les deux mannequins ne 134 Margot Pims, Comment être une femme fatale ? : Les Cakes de Bertrand, Paris, éditions Hachette Pratique, 2012, p.2. 232 CHAPITRE VII La dissolution de la couleur et de la recherche informelle pour une création ciblée portent pas de la même manière le vêtement et en présentent deux styles opposés. La réalisation perd son statut de création morte, elle devient animée. Les vides sont remplacés par de la chair qui fait référence directement à la vie. Le manque de vie dans Diablerie était prononcé par l'utilisation du noir et le travail sur la vanité. La réalisation renaît à travers les deux jeunes femmes. Nous pouvons nous demander si le fait de porter cette création ne fait pas perdre à celle-ci son rôle premier : celui de faire rêver. Elle perd peut-être son rôle d’œuvre d'art car la question devient élusive. Nous développerons cette idée dans un prochain chapitre, traitant de la relation entre l'art et l'artisanat. Dans de nombreuses sociétés, la femme est associée à la pureté. Au Japon par exemple, dans les médias publicitaires, la femme est montrée comme enfantine, contrairement à la France. La femme plaît aux hommes lorsqu'elle n'est pas dominatrice. Jusqu'au début du XXe siècle, les sous-vêtements noirs étaient mal considérés au Japon, comme l'a déclaré Chantal Thomass en 2010, lors d'une conférence au Forum des Images sur le thème du noir. Ce noir est transparent, pervers et aussi provoquant que celui porté par les femmes aux mœurs légères. Un exemple encore plus frappant est l'opposition entre les blondes et les brunes, les blondes plaisent beaucoup plus aux hommes que les brunes. Elle attirera plus les regards que la brune. Cette attirance pour la clarté s'explique par la rareté des blondes, surtout des vraies blondes. Le blond exprime quelque chose de pur et saint, contrairement au noir. Le blond renvoie à la lumière, ce qui explique que les hommes soient attirés par lui. Cela les réconforte et les soulage en même temps. Ainsi, avec Diablerie, nous avons une contradiction entre la femme-enfant et la femme castratrice. Amy, par cette tenue en forme de cloche et cette posture, peut nous faire penser elle-même à une « cloche », une personne stupide. L'angélisme du modèle évoque une certaine insouciance et légèreté que chacun peut se rappeler avoir eues lorsqu'il était petit. Il est en contradiction avec le modèle porté par Sheila. 233 TROISIÈME PARTIE La dissolution du travail pictural vers une pratique purement textile par la réutilisation des matières recyclées Figure 77 : Farah Kartibou, Diablerie portée par Amy, 2010, Paris, Studio Espace Max, techniques mixtes. Figure 78 : Farah Kartibou, Diablerie portée par Sheila, 2010, Paris, Studio Espace Max, techniques mixtes. 2.2. Le noir et les matières textiles Le modèle porté par Sheila évoque un univers érotique, sensuel et voluptueux. Cela s'explique par l'importance de la couleur noire du modèle, les accessoires et la posture. L'érotisme se manifeste par un ensemble d'éléments qui ont pour but d'éveiller le désir sexuel. Celui-ci peut être représenté de plusieurs manières, selon les milieux concernés. Beaucoup de signes reflètent l’univers sensuel comme la dentelle noire. La fabrication de dentelle artisanale est très chronophage ; ce qui explique qu’elle soit chère, spéciale et exclusive, destinée à des personnes fortunées ou à des occasions rares, comme le mariage par exemple. Autrefois, les femmes, pour attirer l'attention des hommes, portaient ostensiblement dans les mains des mouchoirs en dentelle. C'était un moyen de montrer qu'elles avaient une attirance pour un prétendant, tout en rappelant de manière implicite leur statut social. D’autres femmes ne manquaient pas d’audace et passaient à l’action, 234 CHAPITRE VII La dissolution de la couleur et de la recherche informelle pour une création ciblée même si c'était très mal ressenti à l’époque. Au lieu d'agiter leur mouchoir entre leurs mains, elles se tournaient vers leur soupirant et faisaient tomber celui-ci devant lui. Le sollicité ramassait le mouchoir et le rendait à la personne, avec ou sans conséquences pour la suite. La dentelle est fragile, ce qui en renforce peut-être la beauté. La dentelle, contrairement à d'autres matières textiles, a été durant des siècles une façon d'afficher sa fortune. Les femmes qui pouvaient se vêtir de dentelle exprimaient un grand niveau d'aisance, voire une appartenance à la noblesse. De nos jours, beaucoup de textiles imitent le motif de la dentelle. Malheureusement pour les connaisseurs, les matières sont beaucoup moins nobles, elles sont très souvent cheap. La dentelle est une « arme de séduction », à la fois par sa préciosité, sa finesse et son coût. Un brin de dentelle sur un vêtement suffit pour toucher l'imagination. Malgré l'évolution des modes, elle reste un matériau précieux réservé aux personnes d'un certain standing. Au début du XXe siècle, la dentelle était utilisée dans les finitions des robes, des sous-vêtements, puis au fil des années elle s'est étendue aux finitions de linge de maison. Elle restait une matière « chaîne et trame ». Grâce à l'avancée des technologies textiles, elle est devenue une fibre stretch, c'est-à-dire ajustable à la morphologie du corps grâce à une matière élastique. Aujourd'hui, dans les commerces spécialisés, nous trouvons des sousvêtements réalisés entièrement en dentelle pour femme, mais aussi pour hommes. La dentelle, de ses motifs floraux, moule et cache certaines parties de notre corps pour en dévoiler d'autres. Elle rappelle toujours que la beauté de la nature a un prix. La transparence des collants et de la dentelle noirs lie Diablerie à l’univers érotique. Les collants moulent le corps à l'extrême pour l'exhiber, recouvert d'une fibre. Le corps, habillé d'un élément, sera beaucoup plus voluptueux que nu. Le collant est considéré comme un sous-vêtement, de nos jours il est devenu un incontournable de la garde-robe féminine. Parfois, il remplace même le pantalon. Les matières textiles noires changent de registre et de symbolique selon le vêtement qui lui est rattaché. Elles prédominent dans des genres totalement opposés. Cela n'est visible qu'avec cette couleur car toutes les autres se rattachent à un style. La couleur noire, selon la matière textile qui lui est rattachée, garde une place des plus évasives, en jouant à l'infini de ses contradictions. 235 TROISIÈME PARTIE La dissolution du travail pictural vers une pratique purement textile par la réutilisation des matières recyclées 2.3. Le noir et le rouge, supplétifs La couleur complémentaire au noir, qui se rattache à un univers érotique, est sans conteste le rouge. Il est intéressant de noter que ce sont les deux couleurs des ténèbres, représentatives de la non lumière, du feu au centre de la Terre et, si nous allons plus loin, du diable. Le diable, depuis des siècles, est représenté par ces deux couleurs, bien qu’on ait pu le « voir » en vert. Le rouge et le noir associés évoquent l’interdit, c'est pourquoi nous pouvons remarquer ces couleurs dans les milieux charnels. Être habillé de noir reflète une certaine rigueur tandis que le rouge nous amène à être catalogués. Porter du rouge est symbole de provocation et évoque les événements de notre histoire où le sang a coulé. Pour faire vivre cette contradiction un rouge à lèvre écarlate a été appliqué à Sheila. La bouche rouge semble voluptueuse. Le rouge est une couleur chaude. C’est la couleur du soleil, du feu, des interdits. Elle incite à la tentation, à l'acte sans aucune retenue. Le rouge attire les regards, être habillé de rouge éveille des sensations. Le rouge à lèvres invite au baiser, les lèvres deviennent une gourmandise, elles nous rappellent les bonbons, les aliments rouges, mais également certaines fleurs comme les roses. Les lèvres rouges captivent l'attention, ces dernières années c'est une pratique particulièrement répandue et à la mode. Certaines marques de luxe, comme Valentino, sont devenues des ambassadeurs de la couleur charnelle, l'exhibant sous toutes ses formes dans leurs collections. D'autres marques se sont emparées de cette couleur pour mettre en avant leurs rouges à lèvres. Les lèvres peintes évoquent de nombreux péchés car elles deviennent érotiques et particulièrement diaboliques pour l'Occident. Dans les pays Orientaux, comme au Japon, les geishas ont les lèvres maquillées de rouge, comme symbole d’appartenance à un groupe. Elles sont des femmes éduquées, érudites, belles et destinées aux plus riches, pas au commun des mortels. Les geishas avec leur bouche rouge étincelante, arrondie, presque en forme de cœur, rouge lui-aussi, sont dans ces pays les gardiennes des traditions. Contrairement aux idées reçues, elles ne sont pas des prostituées, même si en Occident au Moyen Âge les prostituées étaient vêtues de rouge, ce qui explique peut-être l'univers de la couleur. Les familles aisées sollicitent les services de ces femmes car elles sont des « femmes d'art », elles mettent en avant les pratiques à travers la musique, le discours et la poésie. Le rouge comme symbolique a toujours été lié à l'érotisme, à la passion et à la vie (grâce au cœur et au sang). Paradoxalement, la couleur s’unit à des contradictions comme la virginité et l’excès, la gourmandise et le péché, la vie et la mort. Le noir de l'ensemble 236 CHAPITRE VII La dissolution de la couleur et de la recherche informelle pour une création ciblée vestimentaire et le rouge des lèvres sont associés dans leurs contradictions : le rouge, passionnel est temporisé par le noir qui lui évite toute fascination. Il s’opère l’union passionnelle, pleine d’ardeur, du rouge et du noir. Nous comprenons que ces deux couleurs aient pu être choisies dans les symboliques déjà énumérés. Giacomo Casanova, professionnel de la séduction, adhérait aux promesses de la couleur, expliquant : « On ne veut pas que le rouge paraisse naturel. (…) On le met pour faire plaisir aux yeux qui voient les marques d’une enchanteresses.» 135 ivresse qui leur promet des égarements et des fureurs À partir de 1935, la jeune femme blonde, aux cheveux courts bouclés, avant-gardiste pour l'époque (intemporelle de nos jours ?) devient adepte du rouge à lèvres. Marilyn Monroe en est un parfait exemple, avec ses lèvres épaisses et pulpeuses, elle devient une pin-up, sex-appeal, qui adopte un style à la fois décontracté et aguichant. Dès lors, les bouches s'exhibent et se colorent pour attirer l'œil et susciter l'attrait. Véritable atout de séduction, le rouge aux lèvres donne de l'assurance à la femme fatale qui s'amuse des déconvenues des hommes. Fatale, car la bouche rouge sang n'est pas sans danger. Le rouge à lèvres d’une femme la transforme en « arme fatale », en la libérant de ses attitudes habituelles. 2.4. La couleur et la littérature La femme fatale, que campe le modèle, se révèle par la posture et l'ambivalence de la couleur noire. Il est très difficile de dissocier les « effets psychologiques » de sa symbolique, qui relève du culturel, mais nous accordons en général pour indiquer que le noir est « paradoxal », associé au mystère, au silence et en même temps à la protection, au réconfort et à la force vitale féminine. Dans le registre du symbole, mais aussi des techniques chromatiques, si nous associons du noir à une autre couleur, ses caractéristiques se transforment en leur contraire, par exemple, le rouge, qui représente l'amour et la passion, mêlé au noir, tourne au symbole de l'amour infernal, de l'égoïsme et des passions «inférieures », comme nous l'avons vu dans le cas du rouge à lèvres. Le bustier Diablerie (p.196), ayant été conçu pour façonner le corps peut avoir une implication dite « mécanique », car il en résulte un certain changement. Sa fonction 135 Giacomo Casanova, Mémoires de Jacques Casanova de Seingalt, Volume 2, Michigan, éditions J. Rozez, Université du Michigan, 1887, p.425. 237 TROISIÈME PARTIE La dissolution du travail pictural vers une pratique purement textile par la réutilisation des matières recyclées détourne le rôle lié à la pudeur, car le spectateur peut orienter le regard vers les attributs érotiques qui sont les siens. Le vêtement valorise, laisse transparaître et suggère la poitrine camouflée par le décolleté et la proéminence des seins pointus. Ce qui nous encourage à croire que l'ensemble nous renvoie au fétichisme sexuel. « Le fétichisme, est une perversion sexuelle qui confère à un objet particulier (comme les gants, les bas, les bottes, ou encore les chaussures) ou à une partie du corps du partenaire le pouvoir exclusif de susciter l’excitation érotique », d’après le Dictionnaire Hachette, 2005, Paris. Le noir, le bustier, les seins pointus, la jupe cloche, les talons aiguilles, etc., affichent un érotisme qui reste cependant maîtrisé. Le noir est souvent rattaché au mal, à la négation et à la peur car il reflète une partie de nous-même, sombre, qu’il nous est difficile d’accepter. C’est en assumant, en admettant et en affirmant l’existence de cette partie de notre inconscient qu’il nous sera possible d’avancer, et donc d’aller au-delà de nos peurs et de nos préjugés. D'où cette connotation « maléfique ». Associé au rouge, le noir devient une couleur «diabolique», sentiment que renforce la volupté des lèvres. Le rouge et le noir forment un ensemble de couleurs qui a été très souvent utilisé, que ce soit dans l'univers cinématographique, théâtrale ou littéraire. Ce sont deux couleurs qui se complètent par leur sens, leur symbolique et leur origine. Le rouge fait référence au sang, à la vie, à la force et donc à l'action, tandis que le noir se réfère à la nuit, à la tristesse, à la rigueur et donc au pessimisme, comme le montre l’œuvre de Stendhal, Le Rouge et le Noir, 1830, Paris. À la simple lecture du titre, le lecteur qui a quelques connaissances sur la signification des couleurs arrivera le plus souvent à avoir une idée du contenu et de l’intrigue. Il pourra s’imaginer l'histoire d'une fusion, d'une passion, d'un amour déchiré qui finira de manière sanglante. L'union de ces deux couleurs, dans ce titre, crée des étincelles. Ce nom d'ouvrage a été réutilisé par Hubert Ben Kemoun et Stéphane Girel dans Les rouges et les noirs, 2010, Paris. Il s’agit d’un livre pour enfant retraçant, à travers des dominantes rouges et noires, un amour dévoilé et déshonoré. Nous devinons un clin d’œil ludique à une œuvre classique. Dès le plus jeune âge, nous sommes imprégnés par la symbolique des couleurs dont l’impact s’accentue peu à peu, en référence à nos différentes expériences de vie. Charles Baudelaire, dans Les Fleurs du mal, 1857, Paris, met en avant la confrontation entre la passion féminine et la mort. Le titre suggère une confusion, comme dans l'union du rouge et du noir de Stendhal. Les fleurs sont en général manifestations de tendresse, d'affection, elles sont symboliques de douceur. Elles expriment la mort lors des enterrements et dans les cimetières. Dans ce titre, elles sont liées au mal et, instinctivement, les couleurs écarlates 238 CHAPITRE VII La dissolution de la couleur et de la recherche informelle pour une création ciblée des fleurs se lient au noir. Nous songeons au pire : une beauté de la nature qui serait devenue l'incarnation du mal. L'auteur souhaite nous faire réagir en unissant deux aspects de natures opposées : le rouge serait représentatif des fleurs, particulièrement des roses, tandis que le noir évoquerait le mal. Le nom des fleurs n’est pas précisé, cependant nous pensons instinctivement à la rose, comme celle que serre Carmen dans sa bouche. La rose a de multiples symboliques, beaucoup plus que les autres fleurs. Cette référence est accentuée, du fait qu’elle est liée au mal. Pour Émile Zola, dans Germinal, 1885, Paris, le rouge représente la couleur de la violence et le noir celle de la misère. Ces deux couleurs créent un choc, cherchant peut-être à susciter un sentiment de révolte. Nous retrouvons régulièrement la confrontation de ces deux couleurs dans la littérature classique. C'est un moyen pour les écrivains de personnifier leur allégorie. Le noir, couleur négative dans le passé, est devenu de nos jours symbole de modernisme et de pureté. Le rouge, depuis le Moyen Âge, est lié à la vie, au christianisme, à la richesse. De nos jours, c'est la couleur de la passion, de la luxure et de la puissance. Les deux couleurs s'additionnent, se compensent et s'assemblent, par leur opposition, et probablement resteront indissociables dans notre culture. 239 TROISIÈME PARTIE La dissolution du travail pictural vers une pratique purement textile par la réutilisation des matières recyclées Section 3. L’or absolu en complément du noir 3.1. L’or à travers l’histoire L’or un symbole de richesse, de pouvoir et de prestige. Le matériau est visible dans toutes les civilisations. L'Âge d'Or est une époque mythique de l'histoire durant laquelle règne une prospérité. Les grandes civilisations rattachées à cette période sont les Égyptiens, les Grecs, les Romains et les Perses. L'or est apparu à la fin de la préhistoire, cinq millénaires avant Jésus Christ. La première civilisation à l’avoir utilisé est celle des Pharaons comme vu précédemment. Lorsque nous parlons de « pharaons », la première image qui nous vient est celle de l'or. Notre imaginaire nous fait instinctivement penser à la brillance des dorures, des détails et des incrustations. Les Pharaons ont développé une véritable industrie de l'or, dans leurs mines comptant des milliers de travailleurs esclaves. Par leur goût du raffinement, ils en sont arrivés à un degré de sublimation supérieur à celui des autres civilisations de l'Âge d'Or. Contrairement aux civilisations qui ont suivi, les Pharaons ont privilégiés particulièrement l'intérieur de leurs temples et de leurs tombeaux, et leurs vestiaires de dorures. Par l’intense esclavage qu’ils avaient institué et pratiqué, nous constatons aujourd'hui qu'ils ont été la culture qui a su le mieux utiliser et magnifier l'or, que ce soit à travers les accessoires, les hiéroglyphes, les ornementations, le tout étant travaillé avec une grande minutie et porteur de riches détails. Les Égyptiens ont été les maîtres de l’Âge d’Or, dans ses diverses acceptions. L'or a toujours été un matériau de choix pour les réalisations les plus prestigieuses. Métal précieux d'un jaune brillant, il est représentatif dans tous les esprits de splendeur, par sa couleur qui notamment fait penser instinctivement aux rayons du soleil. Son éclat vif, étincelant et chaud l'assimile au dieu Râ, dieu du disque solaire pour les Égyptiens. L'or est un matériau inaltérable, il ne s’oxyde ni à l’air, ni dans l’eau et quel que soit la température. Sa matière est immuable même au contact d'un acide fort, seuls l'eau régale et le mercure peuvent le dissoudre. L’or devint une obsession majeure chez les hommes, quand ils en découvrirent les vertus. Sa rareté et ses propriétés nourrirent l’imaginaire des hommes. L’épopée de l’or a véritablement débuté durant les premières expéditions de Christophe Colomb, et de la découverte du nouveau monde, des mines jusqu’au Mexique, entrainant la richesse de l'Espagne et du Portugal. 240 CHAPITRE VII La dissolution de la couleur et de la recherche informelle pour une création ciblée L’utilisation de l’or en tant que monnaie a modifié la vision des hommes, développant leur redoutable cupidité. L'usage de la pièce d'or comme monnaie est d'abord apparu en Grèce, puis s’est répandu dans le monde entier. Les pièces de monnaie étaient une invention qui facilitait grandement les échanges commerciaux. Il n’y avait plus besoin de peser l’or, ni même d’en vérifier sa pureté, il suffisait que les pièces soient authentiques. Dès la mise en place de la monnaie, l'or s'est vu désacralisé, il est devenu plus accessible au commun des mortels. Il n’est plus seulement présent dans les ornementations, les incrustations, les architectures, nous le retrouvons dans les mains de tous. Au fil des siècles, cette désacralisation n’a fait que s’amplifier jusqu’à l’ère moderne. De nos jours, l'argenté est plus tendance que le doré, vu comme quelque chose de « bling-bling » et trop clinquant. Nous parlons désormais de « relique barbare »136, même si la crise économique actuelle en a fait une valeur refuge. En temps de crise mondiale, l’or est devenu le moyen de protéger ses investissements. Le prix du gramme, comme celui de l'immobilier, s'envole. Investir dans la pierre reste de bon sens. Mais lorsqu'il s'agit d'un matériau, cela peut étonner. Il s’agit d’un phénomène que nous n’avions pas vu auparavant, la valeur de l’or a doublé. C’est récurrent, l’or est un produit anti-crise et anti-inflation. Ces dernières années, il a confirmé être le seul produit intéressant à acheter ; ce qui explique son achat de manière compulsive, en millions d’euros. Il est une arme contre le doute qui pèse sur les devises traditionnelles, comme l’euro ou le dollar. Nous avons le sentiment de revenir à « des ères passées »137. Les banques centrales, censées défendre les devises, s’y réfugient. Les publicités que nous recevons, qui nous encouragent à vendre nos objets en or en sont la preuve, il n’y a pas de hasard : elles n’ont jamais été aussi présentes et massives qu'en cette période de crise. 3.2. Les motifs de l’emploi de la couleur or Un bustier est difficile à réaliser à cause de sa complexité et de sa fabrication, ce qui explique son prix élevé en général. Il est conçu avec des matériaux nobles, c’est pourquoi il fut lié à l’or. Dans cette couleur, le vêtement devient kitch, voire même grotesque. La dissonance du kitch n’inspire pas la curiosité. Il nous est difficile de nous imaginer en amont Jean Ruhlmann, Histoire de l'Europe au XXe siècle: De 1918 à 1945 : de la fin de la Grande Guerre à l'écroulement du nazisme, Paris, éditions Complexes, 1995, p.126. 137 Aurélie Gaillard, L’imaginaire du souterrain, Réunion, éditions Université de la Réunion, 1997, p.176. 136 241 TROISIÈME PARTIE La dissolution du travail pictural vers une pratique purement textile par la réutilisation des matières recyclées ce que cela peut être, c’est pourquoi le mot est souvent associé au « mauvais goût » et a une connotation négative. Le doré n’est porté aujourd'hui que par des personnes qui osent. Dans le milieu de la mode, la couleur est rattachée sans contexte au « bling-bling » qui exprime l'apparent et le « m'as-tu vu ». « Bling-Bling onomatopée. Bruit des bijoux, qui s’entrechoquent. Le jargon des rappeurs - qui aiment arborer bagues et chaînes en or - a popularisé le terme, entre autre avec le titre Bling-Bling du chanteur américain BG. Par extension le « bling-bling » en est venu à désigner le fait d’exhiber des signes extérieurs de richesses. »138 La brillance de la couleur n'était montrée qu'à travers l'utilisation de matériaux comme le verre, le miroir, les perles, puis progressivement en utilisant de la peinture acrylique dorée. Les premières touches étaient discrètes puis le doré, à l’instar du noir, est devenu une des couleurs fondamentales des créations. La couleur dorée rassure, contrairement au rouge qui se veut plus agressif. En utilisant cette couleur, je m’oppose à de nombreuses personnes qui ne considèrent pas le doré comme une couleur. C'est une « noncouleur », servant uniquement à décorer. L'or était présent dans les finitions, les ornementations, aujourd'hui il est au cœur de l’œuvre. C'est une manière de désacraliser le métal, en le rendant abordable à tous. L'utilisation exubérante et massive du doré est une manière de critiquer le milieu de l'art méprisant à l’égard de cette couleur. Ce mépris s’explique car le doré a était « créé » pour les plus fortunés, pourtant ce sont les nantis qui peuvent se permettre d’acquérir les œuvres d’art. C'est une hypocrisie non affirmée. L’or mélangé à la matière dégage une autre atmosphère que celle du « bling-bling ». La fusion de genre éveille une certaine curiosité. Les créations de l'artiste Jeff Koons sont très critiquées dans le milieu de l'art. Elles sont, pour nombre d’entre elles, des œuvres pour nouveaux riches ayant mauvais goût. Ces travaux, pour la plupart des sculptures, sont lisses et produits à partir de formes très simples. Les volumes suggèrent des images curieuses, à connotations sexuelles évidentes, parfois vulgaires. Les sculptures sont, dès le premier regard, une critique acide de la vie humaine. 138 Tristan Savin, Constitutionnel ? Ta sœur… Dictionnaire amusé de la politique, Paris, éditions Express Roularta, 2012, Chapitre B. 242 CHAPITRE VII La dissolution de la couleur et de la recherche informelle pour une création ciblée 139 Figure 79 : Jeff Koons, Balloon Vénus, un écrin dédié pour Dom Pérignon, 2003. 3.3. L’or et la cupidité humaine L’or contrairement à l’argent n’a pas de sens négatif, mais nous renvoie forcément à l’avarice humaine. La cupidité humaine est liée à l'envie. L'être humain n'est jamais satisfait de ce qu'il possède, il désire toujours plus. C’est une sorte de boulimie psychique. Il y a quelque chose de presque compulsif dans la possession ou l’enrichissement. Subvenir à ses envies est peut-être une manière de se donner des défis. Chacun a des limites, a ses capacités et nous sommes égaux sur certains points mais malheureusement pas tous, notamment en matière de propriété. Ce qui encourage certaines personnes à commettre des folies. Les sages nous diraient qu'envier son voisin est une source à la fois de comparaison et de souffrance, le résultat n'est pas riche humainement et ne nous apporte que du remords. La cupidité n’est pas l’ambition. L’ambition est normale, utile, créatrice. Elle nous invite à nous dépasser nous-mêmes. Être ambitieux est une qualité, presque une vertu. Avec la pratique du doré, l’œuvre n'a plus de valeur plastique et graphique, mais se rattache à une valeur économique ou plutôt possessionnelle. En conférant de la luminescence aux réalisations, c’est blâmer une société avide de détention. L'envie n'est autre que la peine causée par le succès de ses semblables, surtout si ce succès est mérité. Celui-ci peut créer des sentiments de jalousie intense chez les envieux ; particulièrement ceux issus du même milieu. Les êtres humains devraient se sentir heureux d'avoir le nécessaire pour vivre, malheureusement, il se produit le contraire. 139 Source : http://popsop.com/2013/09/jeff-koons-designs-the-balloon-venus-set-for-dom-perignon/ 243 TROISIÈME PARTIE La dissolution du travail pictural vers une pratique purement textile par la réutilisation des matières recyclées L'être humain a besoin de se sentir rassuré à l’aide de faux semblants. Il a un besoin de se cacher derrière ce qu'il possède pour se sentir vivre. Seuls les nouveaux riches rattachés au « bling-bling » exhibent ce qu'ils possèdent sans aucune honte, comme le fruit d’un mérite. C’est à se demander qui a raison ? Est-il préférable de montrer ou de cacher ? Dans notre univers où les informations circulent très vite grâce à la télévision et Internet, il peut sembler préférable, par prudence ou cupidité, de dissimuler ce que l’on possède. Comme le dit un vieux proverbe : « pour vivre heureux, vivons caché »140. L’œuvre est un mélange à la fois de cupidité humaine et de tabous, elle révèle un objet contredisant la mort. Cette union des contraires est aujourd'hui à l'origine de multiples débats. La cupidité vampirise ceux qu’elle utilise et ceux dont elle aspire les ressources émotionnelles et financières. Le vampire se jette sur sa proie sans réflexion, il fonce et ne calcule pas la force de ses actes pour assouvir un besoin, en laissant sa proie morte. Cette manière de faire reflète bien un trait de notre société où tout se fait avec rapidité, sans en chiffrer les conséquences. Cette œuvre crée des réactions diverses, négatives pour la plupart. Avec du recul, force est de constater que la mort est souvent liée à la richesse. Les tombeaux étaient autrefois incrustés d'or, ornés de somptueux bijoux, messagers d’une certaine gloire. De nos jours, dans les pays Occidentaux, la mort est plutôt synonyme de honte. C'est un événement qu'il faut cacher, mais qui reste cependant lié à des excès. La mort est un luxe par le prix prohibitif des cercueils et surtout par l’emplacement dans les cimetières. Seules les familles Occidentales, durant des années, sont dans l’obligation de payer les emplacements dans les cimetières de leur défunt. Dans les pays en voie de développement cela n'existe pas, la mort est le passage du monde visible vers le monde invisible. Damien Hirst, bien que critiqué, reflète à travers ses réalisations pleine d'humour et de dérision une vérité humaine difficile à admettre : les liens de la mort et de la cupidité. 3.4. L’or immatériel L'or, comme le bleu, est souvent associé à une valeur immatérielle. Pour le bleu, cela paraît évident car la couleur est rattachée aux cieux, à l'univers, à la mer tandis que pour l'or cela l'est moins. L'or est comme un « matériau immatériel ». Nous retrouvons souvent le métal précieux dans certaines civilisations ou religions, vouant un culte au dieu soleil. Il est 140 Julie Bardin, Citations, proverbes et dictons de chez nous : toute la sagesse ancestrale du terroir, Volume 3 de la Terre de poche, Sayat, éditions de Borée, 2004, p.43. 244 CHAPITRE VII La dissolution de la couleur et de la recherche informelle pour une création ciblée tout autant porteur de lumière spirituelle que de lumière physique. Dans la création, l'or est accessible et inaccessible. Accessible car il est utilisé de manière abondante, et inaccessible car la couleur est utilisée sur une réalisation qui ne peut être touchée. L'abondance de la couleur or fait référence aux Monogolds, 1960, Collection Philippe Dotremont, Bruxelles, d'Yves Klein. L’artiste a utilisé cette couleur de manière massive, comme il l’a fait de l’IKB. Les Monogolds ne sont pas des œuvres qui cherchent à faire s’émerveiller. Yves Klein tente à nous évader vers un monde irréel. Les peintures sont le résultat d'une alchimie artistique qui tente à aller au-delà de la réalité. L’or porte, en lui seul, les qualités artistiques qui transfigurent un objet en œuvre d’art. Plus précisément, les Monogolds comportent souvent deux matières dorées distinctes : des feuilles d’or lissées sur le bois constituant un fond, et des pièces de monnaie plus en relief, comme dans Le Silence est d’or, 1960, Centre Georges Pompidou, Paris. L’utilisation de l'or renvoie, comme nous l'avons vu dans le chapitre précédent, à l'étendue du pouvoir, de la richesse et de l'inaccessibilité. La monnaie a désacralisé le matériau en le propageant. Par l’inaltérabilité de sa substance, l'or fait référence à l'éternité. Si la monnaie n’est qu’une promesse entre individus pour fiabiliser un échange, dans une œuvre d'art l’or devient empreinte inaliénable d’infini. Yves Klein disait, au sujet de l'or, qu’il : « imprègne le tableau et lui donne vie éternelle. »141 Il est la matière qui conduit à l’immatériel. À l’instar d’Yves Klein, l’or représente à mes yeux une immatérialité qui se rattache à la lumière. Elle est dotée d’énergie, de force vitale et de puissance. L'or devient omniprésent. Mais il m'a fallu attendre quelques années et la création de Bling-Bling (p.99), pour que cette matière apparaisse dans mon travail sous une forme proche du monochrome, une « matière vivante » qui assure le passage du visible à l’invisible, comme les Monogolds de Klein. Chez l’artiste le bleu va devenir une transition entre l’être et le mystique, il se crée un canal entre le rationnel et l’irrationnel. L’or assure désormais cette transition. En 1949, Yves Klein travaille chez un encadreur où il apprend la dorure. Selon ses déclarations, cette expérience est déterminante pour son œuvre : « L’illumination de la matière dans sa qualité physique profonde, je l’ai reçue là, pendant cette année. »142 La dorure de mes premiers encadrements m'a finalement encouragée à être de plus en plus attirée par la couleur or. Ce rattachement à la dorure, grâce à un encadreur, n'est donc pas une surprise ou un hasard, mais bien une évidence. 141 Centre national d'art exposition, Yves Klein : corps, couleur, immatériel, Pompidou, 2006, p.53. 142 Idid, p.61. 245 Paris, éditions du Centre TROISIÈME PARTIE La dissolution du travail pictural vers une pratique purement textile par la réutilisation des matières recyclées L'or représente la richesse spirituelle, l'esprit parfait, car il est immuable. L’or a toujours été au cœur des légendes, des cultures traditionnelles et des histoires fantastiques. Il est lié au concept de spiritualité car nous le retrouvons dans certaines croyances et rites religieux. L'or était le premier des matériaux réservés à l'usage religieux. Il n'était pas seulement le symbole d'une puissance, il garantissait aussi la vie éternelle, tel un dieu. Depuis sa découverte jusqu’à aujourd’hui, le métal précieux ne cesse de captiver par son rayonnement universel mais élitiste. Il possède une « âme », une vie et un symbolisme audelà de notre pensée. Avec l'utilisation de la couleur dorée, nous aspirons à lui donner une valeur spirituelle hors du temps, hors des mortels. C'est comme s’il était cette transition entre la vie et l'irréel. Un passage qui représente la richesse spirituelle et l'esprit parfait. L'or a toujours sublimé les êtres vivants. C'est peut-être un processus de longévité de son âme vers un « hors de là » inconnu. La soif d'or, témoigne l’annexion à l'irréel, à l’inatteignable et à la spiritualité. C'est la volonté d'un désir commun, celui de revivre l'Âge d'Or, l'âge de la perfection, l'âge de l'idéal tandis que les trésors recherchés sont souvent très proches, tellement proches que nous les voyons pas, enfouis en nous-mêmes. 143 Figure 80 : Yves Klein, Monogold (MG26), 1960, 51,50 x 44,80 cm, Collection Philippe Dotremont, feuille d’or sur panneau. 143 Source : http://radicalart.info/nothing/monochrome/gold/klein/index.html 246 CHAPITRE VII La dissolution de la couleur et de la recherche informelle pour une création ciblée Le noir est cet élément qu’il nous est impossible de qualifier de couleur car il résulte, justement, d’un assemblage de couleurs. Par son histoire et sa symbolique, il continue de susciter une multitude de controverses qui en fait « une couleur » inclassable. Omniprésent, il rythme notre quotidien, de la tenue vestimentaire aux objets standardisés, en passant par les normes colorées. Le noir fait partie de notre vie comme le blanc, qui est son contraire par sa symbolique. Le résultat d’une addition de couleurs fait des deux des « teintes » inclassables. Dans mes travaux, le noir occupe une place privilégiée dans un premier temps discrète et devenue envahissante ou plutôt imposante. Le noir rythme le regard, met en avant les détails qui sont envahis par la couleur et la matière. Son rôle est d’apaiser ces unions qui peuvent le brouiller à la vue de la création. Il structure l’espace en le rendant plus « organisé ». Placé à l’intersection des autres couleurs, au même titre que le blanc et le gris il stabilise la vivacité et la clarté des autres en les rendant plus neutres. Sa présence seule donne de la force à la création. En réaction à la mouvance « bling-bling », le doré fait son entrée au côté du noir sans autres couleurs. C’est la fusion de deux « couleurs » aux symboliques opposées qui accentue l’une et l’autre. L’objectif est de faire réagir. Le doré fait instinctivement penser à l’avarice ou plus précisément à la cupidité humaine. Une relation se fait entre la couleur et son origine, qui est le reflet négatif de l’être humain. 247 TROISIÈME PARTIE La dissolution du travail pictural vers une pratique purement textile par la réutilisation des matières recyclées 248 CHAPITRE VIII De la puissance de l’or vers le renfermement à l’artisanat 249 250 CHAPITRE VIII De la puissance de l’or vers le renferment à l’artisanat Le terme « or » utilisé dans ce chapitre désigne l’or véritable, le plaqué or, la simulation or, la poudre d’or, la bombe d’or, la feuille d’or,... tout ce qui est jaune doré. C’est au sens large de sa définition. L’or, par sa symbolique, est associé au divin, au soleil et à la puissance. Il rassure par sa présence, d’où sa présence dans les édifices. Il permet de montrer une certaine grandeur de l’état, de l’édifice religieux, de la souveraineté. Sa « non couleur » inclassable, comme le noir, le blanc et l’argent, n’est-elle pas depuis des siècles le lien entre les êtres humains et ce qui nous dépasse ? N’est-ce pas son rayonnement qui émerveille les êtres depuis des millénaires ? Sa brillance réconforte. La forme conique, tel le Cône d’Avanton, lui confère plus de prestance et de force, une correspondance se fait entre la couleur et la forme géométrique, le lien entre le bas et le haut, qui l’accentue. L’or est ce matériau qui personnifie l’inaccessible par sa splendeur, son toucher et sa couleur. Dans la création, l’or est associé à un univers de « honte » qu’il faut cacher car il est représentatif d’une certaine cupidité humaine. L’or fait penser au trésor et à la fortune. Qui dit fortune dit forcément nécessité de cacher ? Il y a une contradiction entre ce que veut la société actuelle, c’est-à-dire la mise en avant d’une mouvance « bling-bling », ostentatoire, et sa dissimulation. La richesse doit être cachée. Pourquoi alors inciter les êtres à avoir une attitude « bling-bling » ? Alors que, parallèlement, exhiber sa richesse est mal considéré ? Faut-il jouer à cache à cache en montrant et dissimulant à la fois pour ne pas créer d’envie aux plus démunis ? L’or et sa symbolique sont pleins de controverses. Les deux teintes de prédilection : le noir et le doré, disparaissent peu à peu pour laisser une grande place à l’artisanat. Le passage de l’une des pratiques, la peinture vers la pratique artisanale s’est effectué progressivement, en rapprochement des travaux d’El Anatsui. Nous avons déjà vu que l’une des démarches, entre la peinture et la couture, ne va pas sans l’autre, mais de quelle fusion les deux vont-elles réapparaître ? 251 TROISIÈME PARTIE La dissolution du travail pictural vers une pratique purement textile par la réutilisation des matières recyclées 252 CHAPITRE VIII De la puissance de l’or vers le renferment à l’artisanat Section 1. L’or prééminent 1.1. Les seins pointus Le bustier Diablerie (p.196), est recouvert d'éléments dorés, qui dessinent la taille du vêtement, une forme en cœur. La poitrine aux seins coniques de vingt centimètres de long est exubérante. Elle est réalisée en papier très rigide, un papier pour l'aquarelle que j'ai enroulé jusqu'à trouver une forme adaptée au bustier. J'ai recouvert le papier d'un polyester or, en le drapant. Les cônes furent collés au niveau de la poitrine. Ils ne sont pas identiques, ce qui n'est pas forcément visible d'emblée. Pour être en harmonie avec le reste du vêtement, j'y ai ajouté des incrustations de perles et de bijoux. Ces formes extravagantes accentuent la satire du bustier en contradiction avec le reste de la parure, le bout des tétons est renforcé par deux perles de couleur bronze et argent. La poitrine est mise en valeur par la dentelle de couleur noir et or, à l'extrémité du décolleté, et par la base du vêtement, peinte d'acrylique noire. Vus de face, les seins semblent se camoufler dans le reste du vêtement, comme s’ils ne pouvaient pas exister autrement. S’ils avaient été produits en deux dimensions l'effet de surprise aurait été moindre. Lorsqu'il est contemplé de côté, ou bien à même le sol, nous mesurons l'excentricité du vêtement. De côté nous avons l'impression que ce sont deux animaux aux longs becs. Le téton fait office de museau et les incrustations de perles noires font penser à des yeux, tandis que la dentelle de couleur noire et or semble être la chevelure de l'animal. Les chaînes de couleur or, qui relient le téton à la base de la poitrine, confèrent à l'animal un aspect rock'n roll, comme un piercing liant une chaîne du nez à l'oreille. Quand le vêtement est mis à plat, seul les deux cônes semblent régner sur cet entassement. Comme je l'ai indiqué plus haut, ils ne sont pas exactement identiques. Le sein de droite semble pencher tandis que l'autre est vertical. De cette manière, nous avons l'impression que ce sont des sapins de Noël décorés. Le tout évoqué dans une conception harmonieuse. Pour la création de ce bustier, je me suis bien évidemment inspirée des réalisations de Jean-Paul Gaultier. Ses premiers essais au sein de la haute couture sont salués par ses pairs, mais c’est surtout en habillant Madonna d’un bustier à seins coniques, lors de sa tournée Blond Ambition Tour en 1990, que le couturier entre dans la légende. Particulièrement sollicité, le créateur dessine les costumes de la chanteuse Mylène Farmer, 253 TROISIÈME PARTIE La dissolution du travail pictural vers une pratique purement textile par la réutilisation des matières recyclées ainsi que ceux des films Le cinquième élément, 1997, de Luc Besson, et Kika, 1993, de Pedro Almodovar. Le travail du couturier est un métissage, un style de contradictions. Il est empreint d’une ambivalence majeure, entre un goût manifeste pour la tradition et un autre pour la satire humaine, d’où la difficulté parfois de situer ses travaux. Dans son univers, toutes les frontières entre les sexes, les cultures et les genres sont abolies, et les critères de bon ou de mauvais goût n’existent plus. 144 Figure 81 : Jean-Paul Gaultier, Bustiers Madonna, Tournée Blond Ambition Tour, 1990, Paris, techniques mixtes. Figure 82 : Diablerie, bustier mis à plat, 2009, Paris, techniques mixtes. Ce bustier aux seins pointus se rattache inévitablement au travail de Jean-Paul Gaultier. C’est étrange, le grand couturier vient de lancer « sa ligne de production » de lingots d'or ! Est-ce encore une autre coïncidence ? Le couturier a fait graver un lingotin d'or d'une once pour la société CPOR, le premier intervenant sur le marché français de l'or. Depuis 2011, il est donc possible de s'offrir un lingot d'or griffé Jean-Paul Gaultier. Comme 144 Source : http://www.aufeminin.com/love-it-light-coca-cola/jean-paul-gaultier-looks-emblematiques- d36981c45 9316.html 254 CHAPITRE VIII De la puissance de l’or vers le renferment à l’artisanat pour ne pas disparaître, le créateur apparaît dans divers objets ces dernières années : bouteilles de boisson gazeuse, boîtes de verre, et maintenant lingots d'or. L'imagination n'en finit pas de donner des idées pour les mains extravagantes et imaginatives du créateur. Ce lingot, est gravé d'un cœur rayé et barré de la signature Jean-Paul Gaultier. Le but d’après les créateurs est de « renforcer l'identification de l'once auprès des investisseurs français »145. Cependant, cet achat reste onéreux et n'est donc pas accessible à tous. Nous l'avons vu auparavant, l'or a atteint des chiffres record durant la crise. Depuis 2008, il est devenu l'une des seules valeurs sûres. Le couturier, grâce à cette nouvelle création exubérante, garde sa place d’avant-gardiste. À travers ce lingot d'or, nous pouvons voir une réelle critique de la société, éternellement en recherche de possession. Nous constatons ici un mélange des styles, où la création est directement liée à la finance, sans aucune cupidité. C'est une manière de montrer que tous les univers peuvent être unis tant que l'argent est au centre. Jean-Paul Gaultier expliquait dans une interview ce qui l'a inspiré : « Dans ma famille, les femmes portaient toutes ces médailles guillochées qu'on faisait dans les années 50 et j'avais envie de retrouver cet art du dessin en relief si fin. »146 L'or est un matériau de prédilection. De nombreux artistes comme Jeff Koons, Yves Klein et Jean Paul Gauthier l'ont utilisé pour mettre en avant ce besoin de rattachement à l’irréel, l'inaccessible et la splendeur. Les créations mettent en avant la fusion d'un matériau de rareté et l'ironie de son utilisation. L'utilisation de l'or permet de jouer de sa vertu. Les seins pointus s'orientent vers le ciel, comme s’ils étaient porteurs de toute cette lumière et luminance. 147 Figure 83 : CPoR, Le lingot d’or estampillé Jean-Paul Gaultier, 2011, une once 31,1035 grammes soit 24 carats. 145 Comptoir National de l’Or, Once d’Or (J.P.Gaultier), 2006, URL : http://www.gold.fr/cours-or-prix-de-l-or/once-dor-jp-gaultier/. 146 CPOR Devises, Dossier de Presse lingotin Jean-Paul Gaultier, 2011, URL : http://www.cpordevises.com/press/dossier-presse-lingotin-jean-paul-gaultier.pdf , p.6. 147 Source : http://www.luxurystylemagazine.com/2012/03/25/un-lingot-dor-estampille-jean-paul-gaultier/ 255 TROISIÈME PARTIE La dissolution du travail pictural vers une pratique purement textile par la réutilisation des matières recyclées 1.2. La puissance de la forme conique Des connotations multiples peuvent surgir de manière ininterrompue à l'esprit, en visualisant cette poitrine. Le symbolisme des figures géométriques se situe dans leur aspect et par analogie. En complément de l’aspect scientifique et pratique, il peut être considéré comme avoir une valeur et un sens. Les figures géométriques influent forcément sur notre intellect et notre esprit. Chaque forme est traduite par notre esprit vers sa symbolique, qui se retrouve dans notre quotidien. Il existe une universalité des formes ; elles évoquent les mêmes idées. C'est à se demander si l'être humain ne vit pas dans un monde prédéfini de formes, qui le rassurent sur ce qui l'entoure. Certaines de ces symboliques ont plusieurs sens et là, l’imagination peut nous jouer des tours. C'est notre émoi enfoui qui ressurgit à travers ces formes déclencheuses d’images. Ces formes symboliques peuvent avoir un sens contraire et changer selon les cultures, car les symboles sont fatalement rattachés à l'environnement dans lequel nous nous trouvons. Si ces signes sont différents dans chaque culture, c'est que chaque langue, tradition ou mythe décrypte le monde à sa manière. Le cône est le symbole de la stabilité, de l'harmonie et de la sécurité. Il est le profil de la pointe de flèche, le symbole de la direction, de la détermination, de la pénétration. Avec Diablerie (p.196), les seins en pointe ont, bien évidemment, une très forte connotation sexuelle : l'érection. L'érection est associée dans l'imaginaire collectif à la force et à la virilité, bien que celle-ci reste incontrôlée par l'homme ce qui lui confère un état de malaise. L’homme, quel que soit le milieu dans lequel il évolue, a depuis sa plus tendre enfance un besoin de compétitivité, une envie de n’échouer à aucune épreuve. Il a tendance à cacher ses échecs, que ce soit dans le domaine professionnel ou sentimental. Sa virilité doit être vue de tous, de l'entourage le plus proche au milieu professionnel. Aujourd'hui, c’est un fait avéré, nous vivons dans une société de plus en plus féminisée où les hommes sont devenus « chichiteux » dans une tendance d'égalisation des droits de l’homme et de la femme. Les femmes sont de plus en plus présentes dans le domaine de la politique, dans les milieux professionnels, et où elles commencent à occuper des postes à haute responsabilité. Cette augmentation voire cette prédominance de l’influence féminine, blesse de nombreux hommes qui ne savent plus où se situer. Encore plus avec la libération des mœurs comme celle des homosexuels, qui si elle existe depuis des millénaires ne se cache plus. Certains se sentent lésés dans leurs traits de caractères, comme la force, l’esprit de compétition et l'agressivité. « Du latin vir, homme, le terme 148 virilité »148 sous-entend l’énergie physique, Claude-Marie Gattel, Dictionnaire universel de la langue française, Lausanne, éditions Buynand, 1819, p.830. 256 CHAPITRE VIII De la puissance de l’or vers le renferment à l’artisanat l’endurance, la rapidité d’action, la puissance sexuelle et le courage. La virilité est sans conteste l’attribut de la masculinité. Nous retrouvons chez les hommes, bien plus qu'autrefois, ce besoin de s’affirmer. Pour ce faire, ils flirtent avec les limites : l'utilisation importante du tabac, d'alcool, de drogue, de sports extrêmes. Un comportement souvent autodestructeur. Cependant, nous retrouvons les mêmes problèmes chez les femmes de nos jours et cela devient ambigu, comme si la femme, ayant atteint son apogée, se laissait tenter par des comportements suicidaires. Ainsi, ces deux formes en pointe seraient, pour la femme qui porte le bustier, une provocation face aux tourments des hommes, obsédés dès leur plus jeune âge, où leurs premières angoisses apparaissent, par l'apparence et la taille du pénis. L’expression par excellence de la virilité se concrétise dans les relations sexuelles où s’exerce la forme érectile et pénétrante de la sexualité masculine. C’est sans doute pourquoi la dysfonction érectile est souvent dramatique pour l’homme. Natacha Polony, dans L’Homme est l’avenir de la femme, 2008, Paris, montre que la virilité n’est pas simplement la force physique. Elle est surtout, selon elle, une attitude d’esprit qui reflète la conviction et la maîtrise de soi-même. Il s’agit d’une énergie intérieure, d’une force capable d’inciter au sens des responsabilités et à l’aptitude d’affronter les épreuves de la vie. Il est triste que certains hommes cherchent à atténuer leur virilité, comme elle le déclare dans son livre : « Un hommage à la virilité, cette qualité tant décriée, et qui n’est rien d’autre que la confiance qu’un homme peut avoir dans son appartenance à son sexe. Une sorte de certitude rassurante, car sereine. Et si rien n’est plus difficile à définir que cette appartenance que chacun développe à son gré, elle est le miroir dans lequel les femmes se contemplent avec volupté. La virilité est une forme de confiance, de force tranquille. »149 Le bustier est le reflet de cette exigence, de ce défi d'une virilité poussée à son extrême, que notre société encourage à travers le culte de la performance sexuelle masculine. Cette création est aussi une provocation à l’égard de la castration. L'angoisse de castration renvoie au complexe du même nom, complexe central de la psychanalyse qui repose sur un fantasme originel cherchant à expliquer la différence des sexes. La castration psychologique, dès le plus jeune âge chez les hommes, représente une intimidation qui peut engendrer des complications diverses pour le futur, notamment sexuelles et relationnelles 149 Natacha Polony, L’Homme est l’avenir de la femme, Paris, éditions Jean-Claude Lattès, 2008, Annexe n°3 Éloge de la virilité. 257 TROISIÈME PARTIE La dissolution du travail pictural vers une pratique purement textile par la réutilisation des matières recyclées avec sa ou son partenaire. C’est le complexe d'Œdipe, qui s’est solutionné dans la renonciation à l’objet maternel et préside à la création du surmoi. 1.3. Le Cône sacré d’Avanton Les deux cônes du bustier, par leurs formes, leurs matières et leurs aspects, font inévitablement penser aux Cônes d’or d’Avanton, trouvés près de Poitiers en 1844, datés aux environs de 1000-900 avant Jésus-Christ. Bien qu’ils soient plusieurs, nous allons nous attarder pour cette recherche sur l’un d’entre eux, ci-dessous en photo. D'une hauteur de cinquante-cinq centimètres pour un poids de deux cent quatre-vingt-cinq grammes, il est constitué d'une seule feuille d'or presque pur, martelée et décorée de multiples lignes et globules repoussés en registres successifs sur toute sa hauteur. Il nous donne l’impression d’être plus lourd et plus massif. Son travail ornemental nous fait inévitablement penser à un bijou orné d’arabesques, de fioritures et de détails. Le motif est répété de manière linéaire dans les mêmes dimensions. Les Cônes datent de l’âge du bronze, nous en retrouvons dans l’Est de la France, l’Ouest et le Sud-Ouest de l’Allemagne. Leurs formes ne nous laissent pas indifférents et laisse supposer qu’il s’agissait de statuettes religieuses en hommage au soleil. Bien avant le christianisme, il exister des cultes voués à la nature, plus particulièrement au soleil. Ces adorations ont dû être anéanties lors de la gloire du rite monothéiste. Plusieurs hypothèses ont été formulées au sujet des Cônes. La première est qu’ils seraient des vases de cérémonie, la seconde des œuvres architecturales de divers sanctuaires. Au vu de la forme et des matériaux, ces deux déductions semblent tout à fait plausibles, en raison de la finesse des gravures. Cependant, des historiens allemands s’interrogent sur un lien possible avec le vêtement, plus particulièrement l’accessoire. D’après leurs recherches, les Cônes seraient des chapeaux de cérémonie des maîtres divins de l’âge du bronze. Cette déduction fait suite à l’analyse de la base qui est creuse, ovale et similaire à la boite crânienne d’un être humain. Avec distance, cela ne nous parait pas plausible compte tenu de la hauteur et de l’étroitesse de l’objet. Mais nous savons qu’avec l’histoire, bien des évènements qui ont été faits nous dépassent aujourd’hui et nous forcent à nous demander comment ils ont été réalisables. Dans le passé, l’être humain a 258 CHAPITRE VIII De la puissance de l’or vers le renferment à l’artisanat tenté par tous les moyens d’accéder à ce qui le dépasse en construisant des édifices hors normes. Ce serait, en la circonstance, un accessoire transitoire entre l’irréel et la Terre. Cette représentation du port du Cône comme coiffe apparaît sur la tombe du roi Kungagraven à Kivik, dans le Sud de la Suède et confirmerait ce rapprochement à un culte. Les multiples gravures ornementales, la symétrie et la répétition des motifs semblent témoigner également du rattachement au textile et du statut d’accessoire. Certains chercheurs optent néanmoins pour l’hypothèse selon laquelle il s’agirait d’un calendrier tenant compte de son lien avec le soleil comme le témoignent les pratiques des Incas et des Mayas au Mexique. Ce rattachement de l’objet au soleil nous fait inévitablement penser à toutes les civilisations indiennes et leur culte au Dieu Soleil. Le lien entre l’or et la lumière du soleil n’est qu’évidence. Pourtant, les Cônes restent à ce jour sans réponse définitive ; d’autres chercheurs optent, en raison de ce lien récurrent entre le ciel et la terre, pour un moyen d’exposition des connaissances astronomiques. L’utilisation des cônes reste un mystère : vase, sommet d'un casque, symbole religieux ? La forme phallique du cône peut faire penser au culte de la fécondité très présent dans les anciens cultes préhistoriques. Le cône met en avant à la fois la virilité liée à l’homme et la fécondité liée à la femme. C’est une métaphore évidente de la sexualité. La forme géométrique du cône est clairement associée à une symbolique sexuelle dans nombre de textes et légendes, où l’objet conique est obligatoirement lié au masculin et ce qui l’a trait. Dans presque toutes les civilisations, les maîtres de cérémonies religieuses sont des hommes. C’est peut-être une manière de mettre en évidence la force masculine par le bais de l’aspiration phallique du cône, une représentation du pénis en érection. La forme symétrique permet de s'élever au-dessus des besoins et désirs humains, ordinaires et communs. Cette symbolique d’élévation est liée à la domination d’une pratique sexuelle. La symbolique du phallus existe dans de nombreuses civilisations de l’Antiquité, comme Osiris et Bacchus, chez les Grecs dans toutes leurs architectures, leurs sculptures, leurs peintures, etc., où les hommes virils doivent avoir un petit sexe. La petitesse du sexe est importante chez les Indiens en Colombie où seul l’homme peut accéder à un rang social très valorisé. Cela se rencontre aussi chez les Indiens d’Amazonie où le sexe est lié au rang social. Cela ne paraît pas étonnant que la taille de leur sexe soit tellement importante, leurs tenues vestimentaires qui se limitent à quasi rien. C’est une autre manière de juger « son habit », ici ce sont les styles, les marques, les couleurs qui peuvent donner une idée de la 259 TROISIÈME PARTIE La dissolution du travail pictural vers une pratique purement textile par la réutilisation des matières recyclées personne, là-bas c’est la nudité et sa forme, bien plus que les capacités musculaires. Aujourd'hui, selon les pays et les cultures, nous accordons une importance toute différente à la taille du pénis. La taille du sexe en Occident est un mythe sur la virilité. Cela peut devenir un sujet de préoccupation, même si le problème est bien plus mental que physique, l’acceptation des différences reste difficile à admettre. 150 Figure 84 : Créateur inconnu, Cône d’Avanton, datant de l’âge du bronze, vers 2000 à 750 avant Jésus-Christ, hauteur de 55 cm pour un poids de 285 g, feuilles d’or. 1.4. L’or et l’un des cinq sens : le goût Au-delà de toutes ses symboliques et par sa forme, ce bustier nous donne l’envie de le déguster avec ferveur. La couleur scintillante nous encourage à le vouloir croquer. Les couleurs nous transmettent des sensations de goût. Jean Paul Gaultier disait : « Si on ne me retenait pas, je pourrais manger mes vêtements. Je bouffe du chiffon. J’ai toujours pensé qu’il y avait un rapport direct entre la cuisine et les vêtements. Il y a des couleurs qui me font saliver que j'assimile à du melon, de la pastèque, de la framboise écrasée. [...] »151 Cette différence, c’est avant tout une confusion, un métissage entre la couture classique et un monde de fantasmes, entre la tradition et la dérision. Le goût est lié directement à la couleur projetée par l'étoffe. L'or nous rappelle la couleur du caramel. La matière translucide des bijoux et la rigidité du tissu nous donnent l'envie de le croquer. Le caramel a un goût connu de tous. Il est utilisé dans l'esthétique comme cire. Le film Caramel, 2007, un film libanais de Nadine Labaki, met en avant cette relation du goût à l'objet et la sensation 150 Source : http://www.panoramadelart.com/cone-d-avanton Entretien de Jean-Paul Gaultier avec Dany Jucaud, Jean-Paul Gaultier : Heu-Reux !, Paris Match, 8 février 2010, numéro 3168. 151 260 CHAPITRE VIII De la puissance de l’or vers le renferment à l’artisanat colorée. Le caramel dans le film est à la fois mangé, utilisé comme soin esthétique et vénéré comme s'il était le seul moyen de survie de celle qui l'utilise dans le film. Le drapé des tissus est instinctivement lié aux ondulations du caramel quand il coule ; d’où l'impression que ses ondulations vont se figer avant de laisser place à une forme plane. Les tissus, particulièrement les matières souples, ondulent à leur tour grâce à l’intervention de l'homme, dans des volutes plus franches que celles que nous obtenons avec le caramel. De nos jours, les pâtissiers raffinés ne se limitent plus à l'utilisation de matières semblables au doré. L'or se retrouve directement dans nos aliments. Les grands chefs utilisent depuis des années de la poudre et des feuilles d'or dans les desserts. En 2012, invitée chez des amis, j'avais acheté une tarte au citron d'une grande maison. Comme je n’avais rien vu lors de l’achat, c'est au moment de couper le gâteau que je me suis rendue compte qu'il y avait de la poudre d'or. La poudre était mélangée aux cacahuètes citronnées sur un nappage jaune, comme si celui-ci formait un fleuve. La fusion des deux se combinait à merveille et donnant envie d’y goûter. Avec l'utilisation d’une décoration or, la valeur est donner à la pâtisserie avec un côté divin, et par voie de conséquence un goût suprême. Nous remarquerons que, dans presque toutes les grandes maisons de pâtisserie, la poudre et les feuilles d'or sont présentées. Depuis quelques années, il est possible de déguster des cuvées diamants avec de la poudre d'or. En utilisant la poudre dorée, l’aliment est sacralisé en essayant de le rendre inégalable comme en médecine avec les « sels d’or »152. Des études montrent que la sensation de goût est liée à la couleur. Le cerveau « annonce » des saveurs à notre palais en fonction des couleurs, jusqu'à en induire des goûts totalement erronés. Le laboratoire d’analyses sensorielles 87, Goût et Couleurs à Limoges, avait recruté quatre goûteurs, dans le but d'explorer et de comprendre ces liens. L'observateur leur a fait goûter le même sirop de pêche mélangé à un colorant différent dans chaque verre : un rouge, un vert, un orange et, pour le dernier sans colorant. Le sirop rouge a été immédiatement associé à la fraise, le vert à la pomme, le troisième à l'orange, seul le dernier participant, pour lequel il n'y avait pas eu de mélange a pu identifier la pêche. Qu’elle n’a été leur surprise quand l'observateur leur a annoncé que le sirop était le même. Les gouteurs étaient parfaitement convaincus de leur réponse. Nous pouvons déduire de cette expérience que notre goût dépend directement de la vision que nous avons de nos aliments. Le goût est affecté par l'apparence des aliments comme par les tenues 152 Pascal Auré, Rhumatologie, Belgique, Antwerpen, éditions De Boeck Secundair, 2001, p.59. 261 TROISIÈME PARTIE La dissolution du travail pictural vers une pratique purement textile par la réutilisation des matières recyclées vestimentaires. À toutes les échelles, il tire des conclusions qui sont faussées. Ceci montre bien que nous sommes initialisés à travers les images qu'on nous projette sans cesse. Le goût est donc instinctivement lié au vêtement d'où peut-être l'expression : « avoir du goût »153. Même si nous savons très bien que les goûts ne se valent pas. Jean-Paul Gaultier assène une vérité en liant l'étoffe aux aliments. Ils sont représentatifs de notre vision du monde et de la manière dont nous le percevons. La concentration de la visualisation de la couleur affecte notre perception de l'aliment. Comme dans la vie, nos sensations de goût dépendent de ce que nous voyons. Ainsi, l'utilisation de l'or sous diverses formes dans les aliments est volontaire. Nous nous rendons compte que l'or n’est utilisé que pour des goûts raffinés et de luxe. Utiliser celui-ci dans d'autres circonstances lui donnerait une apparence, un aspect et une tournure complètement dérisoire. Cela montre bien que, écoulé, l'or reste aux privilégiés. Malgré la modernisation, il y a toujours, à travers cette couleur, une tentative de donner un contenu raffiné, inaccessible et inégalable. 153 François de la Rochefoucauld, Luc de Clapiers de Vauvenargues, Réflexions, sentences et maximes morales, Paris, éditions Garnier, 1867, p.199. 262 CHAPITRE VIII De la puissance de l’or vers le renferment à l’artisanat Section 2. L’or et ses suspicions 2.1. La boucle d’or-oreille Le bustier Diablerie (p.196), avec la poitrine exubérante, qui est taillé sur le bas en pointe et sur le devant façon spencer, moule le corps. Comme nous l'avons vu, il a été construit avec les empiècements de la toile rectangle épinglée au mur et constitué uniquement de cette matière, sans doublure ni baleines. Par-dessus ont été collés les seins pointus et une multitude d'objets. L'un des objets que j'ai le plus utilisé est la boucle d'oreille. Elle est perceptible de différentes formes : à fleurs, carrées, mais le plus souvent rondes et ovales. Ces bijoux, sous forme d’anneaux, de boucles pendantes ou de clous, ornent les oreilles. Outre ses fonctions décoratives, le bijou est au service d’autres fonctions ou intentions, variables selon les époques et les cultures, mais aussi selon les croyances ou les perceptions propres à l'individu. Il est néanmoins possible de distinguer quelques fonctions spécifiques. Les boucles d'oreilles sont portées depuis l'Antiquité, toutes cultures confondues. Essentiellement arborées pour leur fonction esthétique et séductrice, elles ont aussi été le symbole du statut social. Les femmes, dans certaines civilisations, portent et portaient des boucles d’oreilles tellement lourdes que leurs lobes étaient distendus, voire souvent déchirés. C’est une manière de s’affirmer et de montrer que la souffrance est un atout complémentaire à leur beauté. En plus de l’esthétisme, avoir de lourdes boucles d’oreilles permet aux Africaines et aux Indiennes de garder un équilibre quand elles transportent des objets sur la tête. Cette relation complexe au bijou, entre l’ornementation qu’il procure et le mal qu’il provoque, peut faire penser à la mode des anneaux en Occident, des anneaux de plus en plus larges comme affirmation de soi. Les porter est une manière de dépasser ses peurs de témoigner d’une certaine esthétique qui ne laisse pas les autres indifférents. Ces boucles d’oreilles mettent en avant une beauté particulière du corps, quelles que soient la civilisation et l’époque. La boucle fermée signifie une auto-défense, le cercle marque une fermeture vers le monde extérieur et protection de soi. Elle protège celui qui la porte. La boucle ouverte en revanche annonce une libération, un détachement de soi vers autrui. Elle offre ou donne ce qu'elle signifie à travers le contexte où elle se situe. De la même manière que l'Ouroboros, le serpent qui se mord la queue, l’animal se mordant la queue accomplit un chemin qui ramène 263 TROISIÈME PARTIE La dissolution du travail pictural vers une pratique purement textile par la réutilisation des matières recyclées à son point de départ, d'où l'expression : « boucler la boucle »154. Cette image montre un recommencement sans fin, rassurante. La ceinture bouclée prend alors une valeur cyclique. Elle rejoint le système solaire qui est maître de la forme ronde. La forme circulaire est réconfortante, contrairement aux formes avec un angle droit. La forme ronde de la boucle enferme le signifié dans le signifiant, d’après Le Sens du Langage Visuel de Fernande SaintMartin : « La plus importante de ces caractéristiques veut qu’un signe soit composé d’un signifiant, sensoriel et perceptible, et d’un signifié, caché et imperceptible sensoriellement. (…) Le signifié inobservable n’est pas absent et le signe ne tient pas la place d’une chose qui serait nécessairement absente. »155 Dans certains pays d’Afrique du Nord, les boucles d’oreilles ont une symbolique sexuelle. Les boucles doivent être uniques sur chaque oreille et non multiples comme c’est le cas dans les sociétés dites modernes. Comme si la boucle n'avait droit qu'à un seul piercing de la peau, vierge, une seule et unique ouverture. Souvent, c'est la mère qui perce les oreilles de sa fille à l'aide d'une aiguille chauffée. Assister à cette opération peut donner l'impression que la fille va souffrir le martyre. En réalité il se passe le contraire, l'intervention est rapide. Dans nos sociétés contemporaines, les boucles d'oreilles sont utilisées de diverses manières et perdent leur dénomination de « boucles d'oreille ». Elles sont exhibées dans la narine, sur la langue, au menton, à la poitrine, au nombril, voire même au clitoris des femmes. Cette boucle est devenue un accessoire de décoration directement sur la peau. C'est une manière d’adresser au passé certaines revendications, d’aller au-delà des normes établies et de marquer une différence. Depuis l’Antiquité, l’anneau, en guise de boucle d’oreille protège du mal. Les marins en portent depuis fort longtemps, de nombreuses caricatures en témoignent. Ils doivent se percer les oreilles et non porter des boucles à pinces. Nous retrouvons la même symbolique que celle des femmes du Nord de l'Afrique. Le pendentif les préserve de la mer, de la noyade et de l’ennemi. La symbolique du trou dans le lobe, procure efficacité et autonomie sur les bateaux. Le rond du piercing renvoie à celui de la longue vue est sensé offrir une bonne visibilité. L’anneau à l’oreille doit être en or, il est le moyen, en cas de décès, de payer les obsèques et l’office religieux. La boucle d'oreille était le symbole des fiançailles entre le marin et la mer. Jean-Paul Gaultier dans ses campagnes publicitaires, traite de cette problématique. Le marin porte une marinière sur un pantalon blanc accessoirisé avec une 154 Collectif, Dictionnaire de la Langue Française, 1863, Rome, éditions Université La Sapienza, 2012, p.383. Fernande Saint-Martin, Le Sens du Langage Visuel : Essai de Sémantique Visuelle Psychanalytique, Québec, éditions Puq, 2007, p.66. 155 264 CHAPITRE VIII De la puissance de l’or vers le renferment à l’artisanat boucle d'oreille or et un béret. Les bras sont bien évidemment tatoués pour mettre l'accent sur la virilité de l'homme. Cet homme, que le couturier exhibe comme homosexuel, vient s'opposer aux idées reçues que le monde marin peut évoquer. Porter une boucle d’oreille donne un look marginal, rockeur ou bad boy à celui qui la porte. Dans les années 1980, les hommes qui en portaient, excepté les marins, étaient mal vus. De nos jours, cela s’est banalisé car le bijou reste décoratif et révèle des aspects de la personnalité de celui qui le porte. Il n’est plus fonctionnel mais véhicule un sens symbolique inattendu et certain : l’esthétisme prime sur le reste. 2.2. Le trésor d’or : l’éclipser ou l’exhiber L’entassement de drapés, de dentelles, de perles, de bijoux et de paillettes, de couleur or fait inévitablement penser à un trésor, accentué par les Louis au bas du vêtement. Les éléments sont imbriqués les uns dans les autres sans faire apparaître la base. Des bijoux noirs sont aperçus pour donner une « rythmique visuelle ». Cet ensemble d'objets a été collé sans laisser apparaître de traces. De face nous avons l'impression de voir un continent ou bien peut-être une carte au trésor. Dans la loi française, la notion de trésor recouvre : « toute chose cachée ou enfouie sur laquelle personne ne peut justifier sa propriété, et qui est découverte par l’effet du pur hasard. » Article 716 du code civil. Cela concerne seulement les choses mobilières, lorsque l'objet est caché à la vue de l'être humain. Un trésor est toujours enfoui, pour lui donner une mystification plus importante. Diablerie (p.196) exhibe toute sa richesse au lieu de la dissimuler, comme le fait Balthazar Picsou, ce canard de dessin animé d’une avarice jamais satisfaite. Créé en 1947 par les studios Disney, il reste pour ceux qui l’ont connu l’archétype de l’avare fortuné. Les personnes possédant un trésor l'enferment dans un coffre sans presque jamais l'utiliser ou même l'admirer. Elles ont tendance à aimer l'argent pour l'argent et à l'accumuler en le dépensant avec parcimonie. J’ai un exemple personnel assez frappant d’un couple d’amis qui ont une salle de bain plaqué or. C’est la seule salle de bain de l’appartement. Lorsqu’ils reçoivent des invités, ils proposent des lingettes pour se nettoyer les mains pour éviter les projections de goutte d’eau sur les surfaces en plaqué or et, de ne pas utiliser la poubelle qui est un objet de décoration, même si elle est fonctionnelle. À quoi bon posséder cet équipement pour ne pas l'utiliser ? L’avarice représentée par les objets dorés est une 265 TROISIÈME PARTIE La dissolution du travail pictural vers une pratique purement textile par la réutilisation des matières recyclées provocation en rapport à la montée de l'égoïsme. Elle peut être visiblement un moyen de protection face à la l'exubérance de ses biens. L’action de ne pas donner est lié à un sentiment de perte, comme si le fait d'en perdre une partie conduisait à en perdre la totalité. L'avare est esclave de ce qu'il possède et se fait constamment du mal à lui-même. Il vit dans un monde plein de paranoïa sans être jamais serein. Nous l'avons tous été, lorsque vous possédez de plus en plus de biens et d'argent, vous avez tendance à ne rien gaspiller, ne rien dépenser et encore moins donner. Comme si cette possession vous rendait insensible à la réalité. L'avare s'enferme dans un monde aseptisé, invraisemblable. Il crée une atmosphère tellement répulsive à lui-même et aux autres qu'il ne parvient plus à faire la part des choses. Les trésors sont le plus souvent cachés, comme nous l'avons vu, mais dans le cas de ce bustier, ils sont entièrement montrés. Le bustier était porté autrefois au-dessous des vêtements pour donner forme à un « autre corps », beaucoup plus sensuel. Il se créait ainsi un jeu de « montrer-cacher » : je montre un autre corps tout en cachant le mien, le plus précieux. Dans Diablerie (p.196), les seins sont imposants et intimidants. Le bustier donnait autrefois vie à un décolleté plus érotique. Avec ce vêtement, tout est montré sans aucun complexe. Ce corps nouveau, exhibé, serait peut-être un moyen de se protéger et d'être l'imagerie fantasmatique que les hommes aimeraient posséder, mais qui n'est en réalité qu’illusion. Par ailleurs, le bustier était comme une seconde peau, pour épouser harmonieusement les lignes du corps, alors que ce vêtement est pesant. En raison de cette accumulation « d'or », le vêtement pèse trois kilogrammes. Les nombreux objets et la matière rigide de la base contredisent ce que veut la tradition. 2.3. L’or et la castration Nous l’avons vu précédemment, porté par une femme, le bustier change et donne à la personne qui en est vêtu une personnalité dominatrice, accentuée par les accessoires. La dentelle autour des yeux et à la main droite évoque toute la sensualité de la lingerie, mais peut évoquer également le bandage. Le rouge à lèvres symbolise la passion et met la bouche en valeur. Le mannequin tient une chaîne en perle reliée à la jupe cloche, qui peut être utilisée par la personne comme jeu érotique. Les éléments concordent pour créer une femme fatale et dominatrice. Elle fait peur à l'homme car elle est très souvent associée à 266 CHAPITRE VIII De la puissance de l’or vers le renferment à l’artisanat une personne castratrice. Ce travail, par ses couleurs et sa symbolique, fait référence à celui de Gustav Klimt. L'aspect décoratif des œuvres de la période la plus prisée du peintre, ce que l'on a appelé son « cycle d’or », comme si elles étaient rattachées à l'Âge d'Or. Les éléments des tableaux sont en fusion avec le doré. Il sacralise les corps constituant l’œuvre. L'utilisation excessive de l’or fait référence à la femme, l’artiste ne cherche pas à blâmer une société creuse ou superficielle qui est obsédée par son apparence et par son enrichissement. Ce foisonnement ornemental, grâce à la feuille d'or, vise à mettre en relief les peurs, les prudences et les fantasmes de l'époque, en opposition à la raison. Dans les peintures de Gustav Klimt, les femmes sont dans des postures provocatrices. Les connotations sexuelles n'en finissent pas et se rapprochent parfois d’attitudes qui font froid dans le dos. Nous pouvons ressentir le mal qui habite le peintre. Cette obsession l'envahit et elle est exprimée dans tous ses travaux. Ces femmes sont considérées comme fatales, inaccessibles et castratrices mais, en parallèle, salies par l'image qu'elles véhiculent, même si elles sont chamarrées d'or. Malgré l'utilisation des feuilles d'or intégrées à l’œuvre, il y a une ambiguïté. Le matériel utilisé n'est pas en concordance avec sa symbolique. Gustav Klimt est un fils d'orfèvre ; comme pour Klein et de ma propre expérience, le coup de foudre n’est pas loin dès que nous touchons à la feuille d'or. Avec l'envie de l'utiliser et de l'exhiber dans tout ce qui nous entoure, tout ce qui est montré. Plus précisément, Gustav Klimt s'est déterminé à l'utilisation abondante de ce matériel après avoir étudié les mosaïques de la Basilique de Ravenne, en Italie, patrimoine de l'UNESCO depuis 1996. L'utilisation abondante de l'or permet à l'artiste de transformer la réalité en la figeant et en la rendant comme immatérielle et inaccessible, afin de créer un lien entre l'univers présent et l'au-delà, comme c’est le cas dans les œuvres architecturales de la Basilique. L'or n'est jamais un simple fond dans ses peintures, il complète le tracé comme si l'un allait avec l'autre. L'artiste cherche à donner vie à ces formes par l’utilisation de la brillance et de l'opacité. Les volumes se créent grâce à cette double utilisation. Le procédé en est rendu plus troublant par le réalisme sensuel qui se dégage des modèles, par l’application de la feuille d'or sur les corps. Bien que la femme soit une castratrice à ses yeux, elle reste semblable à un bijou. Il sacralise son corps au même rang que les divinités de la mosaïque. Cette femme fatale est extrêmement désirable, malgré le danger qui l’entoure. Elle peut être excessivement dévastatrice face à un homme vulnérable, car il devient le jouet de tous ses caprices. L’archétype de la femme fatale apparaît dans de nombreuses cultures. 267 TROISIÈME PARTIE La dissolution du travail pictural vers une pratique purement textile par la réutilisation des matières recyclées Elle-même est souvent représentée liée à la sorcellerie, surtout dans les cultures où des femmes fortes, puissantes sont à craindre, comme Cléopâtre chez les Égyptiens. La déesse était jour après jour magnifiquement vêtue d'or, pour la mise en évidence de son personnage divin. Il est difficile d'être attiré par ce genre de personne sans jamais se brûler les doigts. Elle est désirable par son allure, sa voix et son aspect inaccessible. Elle attire les hommes et leur fait peur à la fois. Le défi les incite à tomber dans le piège de cette domination. Ces corps provocateurs, pleins de superficialité et à la fois de complexité dans leur nature, laissent les hommes, par leur volonté psychologique de maîtrise, dans un état d’incompréhension et avec l’envie d’aller au-delà de l’apparence. Le résultat est très souvent le même : l'homme se fait piéger. Le rôle de la femme fatale dans les sociétés modernes a changé, il n'est plus forcément rattaché au seul aspect sexuel, qu’on retrouve dans tous les travaux de Klimt, comme s’il le hantait. Cette femme est une critique de la bourgeoise viennoise, autoritaire et froide. Ce détachement s'est créé avec l'arrivée des femmes dans tous les milieux et particulièrement professionnels. La femme n'est plus liée uniquement à son rôle de procréation et de mère au foyer, elle est devenue essentielle au même titre que l'homme. Malgré ce changement de situation, les peurs ancestrales subsistent qui projettent les femmes dans une indéracinable angoisse de castration. 156 Figure 85 : Gustav Klimt, Judith et Holopherne, 1901, 84 x 42 cm, Vienne, Osterreichische Galerie Belvedere, 2.4. Les objets mémoriaux Diablerie (p.196), avec ces bijoux nous renvoie à un travail sur la mémoire semblable à celui de Mike Kelley, l’artiste qui s’est subitement donné la mort en 2012. Dans la série 156 Source : http://www.repro-tableaux.com/a/gustav-klimt/judith-avec-la-tete-dholopherne.html 268 CHAPITRE VIII De la puissance de l’or vers le renferment à l’artisanat Memory Ware #41, 2003, toutes les toiles présentent une succession de bijoux, de bibelots, d’accessoires collés minutieusement les uns aux autres. Les bibelots ayant servi à ces créations sont collés grâce à de l’enduit gris camouflé. Les objets semblent être figés dans cette matière comme si le temps voulait en garder une signature. Leur mouvance est gardée, tout en étant fixée par une matière et un support. Malgré les différentes épaisseurs des objets, ils occupent la même place dans la toile jusqu’à donner le vertige. Cette accumulation nous plonge dans un travail non défini et incite à regarder les moindres recoins sans ordre et sens prédéfini, sans aucune mise en valeur. Les éléments du tableau sont importants et jouent chacun un rôle dans le processus de visibilité de la toile ; en conséquence ils en deviennent inutiles. Il se crée un paradoxe très étrange en regardant ces créations, les objets uniques ne deviennent plus qu’un seul et grand objet, la création ellemême. L’unicité est délaissée pour le groupe. Les grandes toiles sont toutes dorées et les objets incrustés dans les mêmes tons. En regardant les créations, nous avons l’envie de toucher les travaux et la minutie des détails. Le désir de croquer à pleines dents, car les œuvres sont semblables à un paquet de bonbons ; il s’en dégage un sentiment de légèreté loin de celui qu’a cherché à transmettre son auteur. The Memory Ware est une série de « tableaux mémoriaux », en réaction à la nostalgie liée aux objets amassés. Depuis notre tendre enfance, les objets nous envahissent dans les espaces que nous occupons, et cela devient de plus en plus important en grandissant. Nous avons sans cesse cette manie d’acheter, de collectionner et de récupérer des objets pour les laisser en exposition chez nous comme souvenir d’un voyage, d’un moment et d’un évènement. Les prétextes sont bons pour ce devoir de mémoire, comme si nos souvenirs ne nous suffisaient pas, il faut y ajouter des objets pour figer à jamais ce moment vécu. Mike Kelly, en réaction à cette mouvance, a fait des toiles où les composants sont collés de manière très « bling-bling » pour accentuer cette soumission aux bibelots. C’est une satire critique, un art populaire. Le résultat est déroutant et met en évidence un travail mémorial du souvenir qui dépasse les travaux que nous avions l’habitude de voir dans l’art contemporain. Les bijoux, dans Diablerie (p.196), font inévitablement penser à ce travail de mémoire, mais aussi, parallèlement à cette technique de mise en avant de l’objet. Les créations de Mike Kelley sont pour la plupart saturées de bijoux, pour leur dimension affective et relationnelle. Le bijou a une valeur sentimentale qui dépasse toutes les autres. Il est l’un des seuls objets, comme le patrimoine à se transmettre de génération en 269 TROISIÈME PARTIE La dissolution du travail pictural vers une pratique purement textile par la réutilisation des matières recyclées génération, d’où l’expression : « bijoux de famille »157. Il a une valeur inestimée, parodiée dans les multiples travaux que nous venons de voir. C’est en se détachant de ces objets que la liberté de penser et de se souvenir réside, la nostalgie par moment aggrave nos émotions, en nous poussant vers quelque chose d’inévitablement négatif, semblable au regret. Ce travail utilise les objets au maximum, jusqu’à leur dérive, contrairement à la démarche de l’artiste Jean-Pierre Raynaud. Ce dernier s’est débarrassé du jour au lendemain de tout ce qu’il possédait et a recouvert toute sa maison de céramique blanche. Son environnement et celui de sa femme, comme sa personnalité, ont été dépouillés et vidés de toute signification relative à une action et à un souvenir passé pour laisser une place d’honneur à la rigidité, la rigueur et la répétitivité de la faïence carrée blanche. L’enduit est blanc, comme le carrelage, c’est la blancheur la plus totale. Cela a bien évidemment incité sa femme à le quitter, elle ne comprenait pas ce mépris. C’est une manière d’éliminer l’originalité d’un moment, d’une personnalité et d’un style vers un lieu froid, sans vie et signification possible. La peur de l’envahissement est stoppée par un objet unique, comme si à lui seul il était un remède face aux autres. Les travaux de Mike Kelley et Jean-Pierre Raynaud s’imposent car ils font de l’objet employé un travail excessif soit par son utilisation abondante, soit par sa dissolution radicale pour mettre en avant le ridicule de la possession et du souvenir, de l’objet en réalité impersonnel. 158 Figure 86 : Mike Kelley, Memory Ware #41, 2003, 193,70 x 132,70 x 10,20 cm, Skarstedt Gallery, New-York, techniques mixtes. Figure 87 : Maison de Jean-Pierre Raynaud construite en 1969 entièrement de carreaux blancs 157 158 159 Patrizia Ciambelli, Bijoux à secret, Paris, Les éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 2002, p.99. Source : http://www.skarstedt.com/exhibitions/2007-07-02_mike-kelley/ Source : http://www.stylebubble.co.uk/style_bubble/2013/12/on-the-grid.html 270 159 CHAPITRE VIII De la puissance de l’or vers le renferment à l’artisanat Section 3. De la disparition de l’or vers l’artisanat 3.1. Le bustier à une pièce Efflorescence (p.272) crée en 2010 est une nouvelle pratique. Pour la première fois je n’ai utilisé aucun patron ni aucun moyen de couture. Le bustier s’est formé grâce au plissage de la grande toile. Une fois achevée, la toile mesure 220 sur 250 centimètres. J’ai effectué le façonnage de la forme à même le sol en raison de la taille du matériau et de sa rigidité qui la rendait difficile à manier. Pour accentuer la forme de la poitrine et des hanches, j’ai ajouté au dos de la toile des chutes de tissu, dans les tons noir et doré. Puis j’ai recouvert entièrement la toile d’une peinture acrylique noire. Au cours de l’étape séchage, j’ai manié, plissé et tiré le tissu afin de faire apparaître le bustier, que j’ai parsemé de paillettes or fixées à l’aide de laque et de colle qui ont mis en valeur les drapés. Cette toile donne l’impression que le volume va s’agrandir, qu’il cherche à surgir du tissu, que la lumière surgit de l’ombre. Une construction moins achevée, moins cérébrale, mais plus sensible, portant les traces de sa formation, de son « devenir forme », laissant plus d’espace pour se projeter dans l’œuvre, en comblant les trous laissés par le tissu froissé. Rembrandt, dans chacun de ses autoportraits, laisse dans un état particulier de surgissement de la figure, jamais identique, toujours mouvant et vibrant. Dans cette création, je suis partie d’une toile entièrement peinte en noire qui peut évoquer le commencement, autrement dit le rien, le néant… Les manipulations de la matière ont créé la dialectique, c’est-à-dire la possibilité de la transcendance. Le tissu informe et vide fait référence au chaos de la Genèse et aux ténèbres à la surface de l'abîme. L’informe et le vide sont les deux aspects que j’ai organisé. J’ai donné vie au volume et à la lumière par le saupoudrage de paillette en or pour séparer et « structurer » le désordre. C’est par la lumière de l’or que l’informe se structure et devient intelligible. Une fois la forme accomplie et ornée d’or, j’ai placé exactement au-dessus du bustier une multitude de rubans velours qui donnent l’impression d’avoir été jetés sur un entassement. En fait, c’est de la pelote de lignes que la forme parvient à surgir. Là aussi vibrante, mouvante, la figure est saisie et elle apparaît dans une mise en présence puissante parce que fragile, telle une érection. Elle rejoue la naissance de l’homme préhistorique qui, en adoptant la position debout, sort de l’animalité pour se tendre vers la divinité. Ces rubans font penser au bustier délacé. Comme 271 TROISIÈME PARTIE La dissolution du travail pictural vers une pratique purement textile par la réutilisation des matières recyclées celui-ci, la toile veut se libérer d'un étouffement. En arrière-plan, des galons semblent crier « j’existe ! ». Le corps de la femme cherche à se débarrasser de son emprisonnement. Enlever ses vêtements signifie que nous cherchons à pénétrer ses secrets, son intimité : sa réputation en souffrira, de ragots et rumeurs. Cependant, retirer un vêtement usagé pour en revêtir un neuf plus seyant est épanouissant. La toile figure quelques objets en complément des rubans, clin d’œil à l'univers de la couture : une bobine de fil or, une autre de fil noir, des épingles, un dé et une aiguille de couleur argentée. Le fil pénètre dans l'aiguille pour vriller vers la couture de celui-ci. La forme serpentine des rubans montre que nous assistons à une décomposition du bustier. Le surgissement de la forme instaure cependant un doute : est-elle en train de se créer ou de se disperser ? Le bustier est bien en train de se structurer sous nos yeux, et non le contraire. L’objectif de cette technique est de créer une interrogation. La forme se crée par un ensemble de lignes qui la déterminent en tant qu’objet. Ainsi, la lecture de l’œuvre se fera par la découverte des formes de l’ensemble plastique de laquelle résultera son sujet principal. Le spectateur reste l’acteur fondamental de la reconnaissance du fond et de la forme, cette lecture se fait avec une vue d’ensemble et non d’un point déterminé. Figure 88 : Farah Kartibou, Efflorescence, avril 2010, Paris, 220 x 250 cm, techniques mixtes. 272 CHAPITRE VIII De la puissance de l’or vers le renferment à l’artisanat 3.2. Les singulières apparitions Dans Efflorescence, un visage creux qui semble triste apparaît. Il rappelle une tête de mort enfouie ou fossilisée, qui semble disparaître, engloutie par une multitude de serpentins. Les rubans se tortillent comme des serpents. Le velours met l’accent sur l’étrangeté et l’animalerie du galon. Les figures surgissent de l’informe de la matière picturale elle-même, indéfinissable malgré l'entassement qui l'entoure. L'informe se forme grâce à notre imaginaire qui se réfère à des multitudes d’indices. Notre esprit est tellement stigmatisé par les images de notre quotidien que nous voulons tout savoir et contrôler. Cependant, de nombreuses choses restent sans réponse, car la nature est plus forte que l'intervention de l'homme. Personnellement, je redoute le mot même... serpent. Il est à la fois attirant et repoussant, hypnotique et dangereux, sa peau est douce et riche de couleurs, comme les écailles d'un poisson. Sa langue fine et souvent pointue, enchante. La symbolique du serpent est des plus complexes. Il est présent dans toutes les cultures, associé aux mythes d’Adam et Ève et de l'au-delà. Il est représenté comme initiateur ou gardien. Il est là pour faire agir au plus profond de soi-même. Le serpent fixe les peurs, les angoisses et les caprices des êtres humains, sauf les passionnés. L'imagerie du serpent apparaît dans certaines figures hallucinatoires, où celui-ci tourbillonne comme les flammes d'un feu. Le serpent est aussi l'animal qui se régénère, il fait peau neuve pendant la saison de la mue. Il devient alors représentatif de la vie éternelle, les aspects de la vieillesse ne lui sont jamais attribuables. Il incarne la jeunesse éternelle, l’un des souhaits irréalisé de l’homme, toujours rajeunir avec ce changement perpétuel de peau mais surtout ne jamais mourir. La mouvance des rubans fait apparaître le serpent. Ces formes sont effrayantes mais donnent l'impression de protéger une figure. Le serpent est donc plus gardien qu’initiateur. Les fines épaisseurs de ruban laissent imaginer que ce sont autant de serpents qui parcourent le bustier. Le touché est loin d'être représentatif de sa peau et fait davantage penser à des félins qu’à des reptiles. Seules les paillettes rappellent la texture et la brillance de ses écailles. Le buste se façonne sans interruption, comme gardien du corps de la femme, sa peau contre celle de sa bienfaitrice. Cet entassement de rubans fait penser à une fête religieuse célébrée en Italie chaque année. Les habitants de Cocullo, à l'est de Rome, capturent alors des milliers de 273 TROISIÈME PARTIE La dissolution du travail pictural vers une pratique purement textile par la réutilisation des matières recyclées serpents rendus inoffensifs, puis utilisés dans la procession de Saint-Dominique, moine bénédictin du XXe siècle que le pape a béatifié en tant que protecteur contre les morsures de serpents. Les photos font froid dans le dos, la sculpture de Saint-Dominique est recouverte de serpents qui l’enlacent comme pour le protéger. Autour se trouvent des centaines de personnes pas moins effrayées par ces serpents. Cette parade, où les habitants sont vêtus de vêtements traditionnels, tire ses origines d'un culte païen dédié à Angitia, la déesse des serpents. Aujourd’hui, il s’agit davantage d’un spectacle où chacun vient montrer sa bravoure. L’occasion d’un challenge pour dépasser ses peurs, même si ces serpents ne sont pas venimeux. Cela me fait penser à la Méduse de Bernin, 1630, Musée du Capitole, Rome, belle jeune fille jalousée dans le pays, pour laquelle Poséidon se passionne. Elle fut séduite par le dieu et provoqua la colère d’Athéna. En châtiment, la déesse de la guerre la transforme en une repoussante et effrayante Gorgone : aux yeux perçants, le regard figé et noir sans aucune lueur de vie, sa chevelure envahie de serpents. La statue est impressionnante, malgré les multiples versions et traités. La beauté de la jeune fille l’a métamorphosée en monstre, les serpents règnent en maîtres sur sa tête. 160 161 Figure 89 : Fête religieuse, procession de Saint-Dominique, Cocullo, Italie, chaque année. Figure 90 : Bernin, La Gorgone Méduse, 1616-1618, 68 cm, Musée Capitole, Rome, Italie, marbre. Figure 91 : Farah Kartibou, Efflorescence, détails de la création, 2010, 220 x 250 cm, Paris, rubans de velours. 160 161 Source : http://fetesdumonde.wordpress.com/2008/05/ Source : http://www.sylvie-tribut-astrologue.com/tag/meduse-par-le-caravage-musee-des-offices-florence/ 274 CHAPITRE VIII De la puissance de l’or vers le renferment à l’artisanat 3.3. L’artisanat perçu autrement Dans ce travail, l'artisanat est vidé de ces principes fondamentaux. Ce n'est plus un bustier façonné de multiples empiècements mais un regroupement d'indices - l'épingle, les fils, les rubans, l'aide à enfiler l'épingle et le dé - qui rappellent le bustier complet. Le but est de détacher le bustier de ses stéréotypes. Le buste n’apparaît pas immédiatement, il se devine. Les éléments sont montrés sans avoir un sens commun. Cette grande toile façonnée comme un être en train de surgir des ténèbres déroute par son non-conformisme. L'artisanat est vu différemment. Ici, l'élément complet est peu reconnaissable à travers ses détails. L'objet en question est un bustier. Dissimulé, il apparaît à travers un assemblage. Il se crée un jeu, une définition en extension de la « femme-objet ». Les objets introduits sont toujours plus envahissants, mélangés à de la matière plastique, qui évoquent l’univers de la femme et de la couture, le plus souvent ce sont des tissus transparents, des incrustations, des perles, des fils. C'est l'univers artisanal de la mode qui est mis à jour. Il ne faut pas oublier que l'objet a toujours été instinctivement assimilé à l'artisanat. Cet objet raffiné met en avant un talent digne d'un artiste mais reste utile. Les outils nécessaires à la fabrication du bustier apparaissent sur un bustier qui surgit d'une toile informe incitant à la réflexion. Le vêtement s'efface tandis que les objets restent percevables grossièrement, contrairement à l'artisanat qui exhibe un objet fonctionnel et d'une beauté esthétique. Les travaux ont connu une évolution importante du deux dimensions vers le trois dimensions. Dans un premier temps, les peintures essayaient de créer un espace tridimensionnel dans une matière légère de plus en plus épaisse. Les objets étaient minuscules et s'apparentaient à des pigments. Ils sont devenus reliefs, parfois objets proéminents qui recouvrent tout l'espace. Leur présence laisse penser qu'ils sont devenus maîtres des créations. Ces objets ne relèvent pas de l’artisanat, ils proviennent d'une fabrication de masse, d’une production en série, sauf en ce qui concerne certains bijoux. Ils témoignent de métiers qui perdurent dans les pays en voie de développement, où la beauté de l'objet artisanal et de l'être humain existent toujours. Ces pays n'ont pas encore été touchés par l'essor de l'industrialisation. Depuis la seconde Guerre Mondiale, dans nos sociétés occidentales standardisées, la beauté et la valeur de l'objet ont disparu. Malheureusement, ce changement de mœurs se retrouve chez les individus. 275 TROISIÈME PARTIE La dissolution du travail pictural vers une pratique purement textile par la réutilisation des matières recyclées La fabrication artisanale est essentielle et chacun y met du sien, grâce à de petits ustensiles qui produisent des merveilles avec très peu de main d’œuvre. Le détournement de l'objet, lors de la fabrication, mais également lors de l'installation, consiste à contourner les conventions qui déterminent, dans le réel, le sens d'un objet par sa fonction utilitaire. La recherche est, à l'origine, motivée par le caractère conflictuel du rapport fiction et réel. L’objectif est de saisir. C’est une continuité entre le tangible et notre imaginaire, telle celle déclenchée par l’incursion du rêve dans la réalité. L'objet vidé de ses fonctions premières devient incrusté et intégré entièrement à l’œuvre. Il devient aussi œuvre d'art et non pas objet esthétique utilitaire. 3.4. L’artisanat d’objets recyclés Dans Étendue psychose (p.164), Diablerie (p.196), Efflorescence (p.272), les objets sont au-devant de la scène. Recyclés, ils font en grande partie écho à l’univers de la femme, de la mode et du textile. Ils envahissent notre environnement et notre pensée. Nous recherchons l’exclusivité de la possession comme les cabinets de curiosité autrefois. Pour la plupart, ils sont identiques, impersonnels et fabriqués au même endroit. Jean Baudrillard et Hannah Arendt ont fortement examiné cette question à travers les écrits Le système des objets en 1968, et La condition de l’homme moderne en 1958. Ils sont une satire de ce monde. El Anatsui artiste Africain, dont l’œuvre est composée uniquement d’objets de recyclage, fascine. Ses travaux pour la plupart architecturaux, comme Broken Bridge II, 2012, le New York High Line, New-York, sont réalisés essentiellement à partir de capsules de bouteilles d’alcool comme le rhum. Évaluer leur nombre est irréalisable. Les objets recyclés sont assemblés en respectant les techniques des tissages traditionnels africains. L’Afrique est le continent le plus touché par la famine, la guerre et la pauvreté. Contrairement à notre mode de vie occidental, les objets achetés y sont recyclés, de la bouteille en plastique à la boîte en papier et à l’emballage. Le manque s’exprime par le respect de préserver l’objet jusqu’à sa fin, ou plutôt sa dissolution et sa non possibilité d’utilisation. Pourtant, il y a étonnamment moins d’emballages, les produits alimentaires sont vendus au kilo en vrac, une chose impensable dans notre société occidentale. 276 CHAPITRE VIII De la puissance de l’or vers le renferment à l’artisanat Le manque valorise ce vide, en créant une continuité des objets jusqu’à leur fin. Chez l’artiste nigérien, ils sont à l’honneur dans l’installation Sasa, 2004, Centre Georges Pompidou, Paris, l’œuvre est faite de capsules écrasées et de pellicule de cuivre. Les objets sont minutieusement assemblés harmonieusement, ce qui surprend. La finesse du rendu insiste sur le travail artisanal tant dévalorisé et délaissé dans notre société occidentale. Sasa est une œuvre monumentale, elle mesure approximativement six mètres de long sur quatre de large. Il est difficile de lui attribuer une valeur car la création est fluide et se marie à l’endroit exposé. L’objectif est de créer des murs non verticaux : « Je pense qu'il était intéressant d'avoir des murs non verticaux. »162 C’est ainsi que ses créations sont majestueuses et imposantes face à la rigidité du mur qui les soutiennent, comme le contraste entre l’immeuble rigide et rectiligne du New York High Line et la fluidité, la mouvance et le morcellement de l’œuvre suspendue au-dessus. Une tension se crée entre la rigidité et la fantaisie. Celle-ci semble s’emparer de la dureté comme un champ de lave. L’œuvre Sasa, a été exposée à l’entrée du centre Georges Pompidou en 2012 : la surprise était double la création semblait envahir l’espace comme règne absolu. Dans la finesse et la minutie du travail artisanal, l’artiste veut dénoncer, plus que la société de consommation, l’esclavage. Les capsules de sucre de canne et de rhum récupérées font référence au commerce triangulaire d’esclaves entre l’Europe, l’Afrique et l’Amérique. Son travail est magnifié par les matériaux, les couleurs et l’artisanat et est un moyen de dénonciation. Il est difficile d’oublier le dénigrement fait de l’homme de couleur. Ses travaux sont le reflet d’une civilisation qui cherche à faire perdurer son travail artisanal, moyen de survie. 162 L’Express Culture, Le sculpteur ghanéen El Anatsui, par AFP, publié le 18/09/2012, http://www.lexpress.fr/actualites/1/culture/le-sculpteur-ghaneen-el-anatsui-artiste-et-africain_1162505.html 277 URL : TROISIÈME PARTIE La dissolution du travail pictural vers une pratique purement textile par la réutilisation des matières recyclées 163 164 Figure 92 : El Anatsui, Sasa, 2004, 640 x 840 cm, Centre Georges Pompidou, Paris, aluminium, cuivre et capsules. Figure 93 : El Anatsui, Broken Bridge II, 2012, le New York High Line, New-York. 165 Figure 94 : El Anatsui, Sasa détails de l’œuvre, 2004, Centre Georges Pompidou, Paris, capsules. 163 164 165 Source : http://carlottamontp.blogspot.fr/2012/05/el-anatsui-beau-mais-pas-que.html Source : http://art.thehighline.org/project/elanatsui/ Source : http://recycluzz.com/2012/01/26/manteau-royal-en-capsules/ 278 CHAPITRE VIII De la puissance de l’or vers le renferment à l’artisanat L’or avec le noir sont devenus les maîtres de la création plastique. L’or est cette couleur tant méprisée dans le monde de l’art et notre environnement car il représente ce métal précieux déclenchant la cupidité humaine. Une certaine honte et un mépris qui en disent long sont associés à ce métal. Par une forme, dans l’espace, dans la nourriture, il est porteur d’une certaine grandeur qui ne peut être ignorée, mais méprisé car il reflète un état ostentatoire qu’il faut dissimuler. Tout est dans la contradiction, comme si les êtres contemporains n’étaient que des girouettes prêtes à appliquer tout et son contraire pour correspondre à la bonne attitude exigée. L’artisanat fait son entrée comme un retour aux sources. Il incite à laisser de côté la prédominance du doré et du noir, plus largement de la peinture. Pour le moment (2014), ces deux couleurs n’ont pas encore fait leur apparition. Le détachement de la peinture s’est fait petit à petit. La pratique artistique s’est orientée vers un travail délaissant, étonnamment, la matière plastique. La couture refait son apparition de manière différente aux pratiques traditionnelles avec un rapprochement opéré aux œuvres d’El Anatsui et le recyclage d’objets. C’est le début d’un nouveau chapitre et d’une pratique similaire à Niki de Saint-Phalle et John Chamberlain où les objets recyclés sont de plus en plus présents dans une pratique artisanale en réaction à la société de consommation, de gavage et surtout de gaspillage. Il est temps de changer nos vieilles habitudes, repenser notre mode de vie et mettre fin à toutes ces inégalités que le monde Occidental a créé, qui ne mènent maintenant - et nous le savons - qu’à la destruction. 279 CHAPITRE VIII De la puissance de l’or vers le renferment à l’artisanat 280 CHAPITRE IX Le textile et le vêtement réutilisés pour une création contemporaine, purement artisanale et artistique 281 CHAPITRE VIII De la puissance de l’or vers le renferment à l’artisanat 282 CHAPITRE IX Le textile et le vêtement réutilisés pour une création contemporaine, purement artisanale et artistique Le textile est au cœur de la réflexion dans ce dernier chapitre, à travers des objets qui le constituent, les vêtements. Ces habits sont réinvestis pour des créations personnifiées en les sortants de leur cadre habituel qui est celui d’habiller. Le vêtement n’a-t-il pas de multiples facettes inexploitées ? Le textile recyclé est une manière de lui redonner une vie, comme le montrent certains travaux d’Elsa Schiaparelli et de Lucy et Jorge Orta. Le recyclage est devenu un combat de tous les jours dans la société de surconsommation : nous devons changer nos habitudes pour éviter l’irréversible. Parallèlement à ce changement de comportement, l’artisanat déprécié depuis la fin du vingtième siècle en serait la clef. Les gestes ancestraux qui se transmettent de générations en générations sont les moyens de contrer l’industrialisation de masse. Des gestes répétitifs comme si l’être était à son tour une machine, plus sensible, plus vrai et plus critique car l’uniformité reste impossible. Les techniques humaines délivrent-elles des sensibilités plastiques plus profondes que les machines ? L’industrialisation ne serait-elle pas un frein à l’inadvertance de productivité humaine ? Les vidéos de François Daireaux nous montreront au mieux cette vivacité du geste. 283 TROISIÈME PARTIE La dissolution du travail pictural vers une pratique purement textile par la réutilisation des matières recyclées La technique artisanale la plus récurrente est celle du tricot qui est depuis ces dernières années très tendance dans nos boutiques. Les styles des années 60-80 ont envahi notre quotidien le vintage fait son retour dans tous les secteurs du vêtement, du mobilier voire même de l’automobile. N’y a-t-il pas une nécessité de rompre avec notre réalité ? Ne serait-ce pas une manière de contrer la modernité et l’industrie de masse ? Pour revenir à des choses plus simples et peut-être plus saines. Des chutes textiles recyclées, récupérées dans un bureau de style, seront tricotées durant des heures et des heures. Un dur labeur qui n’est pas apparent, comme toute les pratiques artisanales. La douceur, la souplesse et l’inégale réalisation au tricot seront unies à des structures métalliques, architecturales, loin du corps humain, comme dans les travaux de Magda Sayeg et Sheila Hicks. Les préjugés se rattachant au textile, aux vêtements et au tricot seront effacés pour ne devenir qu’empreintes d’un mouvement cyclique humanisé. Le vêtement non déchu et non réinvesti devient représentatif d’un objet qui le dépasse. Ces dernières années, la prise de conscience avec de la nécessité de recyclage a entrainé l’apparition de l’habit dans des travaux d’artistes contemporains, en tant que structure architecturale. C’est une manière de lui donner une deuxième vie après son utilisation habituelle. L’habit ne serait-il pas un reflet du corps l’ayant « habité » ? Dans sa seconde vie, il devient témoin d’une âme passée car il a été jumelé à un autre corps, comme les travaux de Derick Melander et Christian Boltanski. Loin du vêtement dans son intégralité, mes derniers travaux reposent sur l’habit composé de chutes textiles tricotées en faisant référence aux travaux de Marion Baruch, de Robert Morris et d’Alighiero Boetti. Ces chutes, vouées à l’approbation d’une production en série, deviennent témoin d’une attitude réitérative. Ces couleurs et ces imprimés ne sont-ils pas les témoins d’un vêtement déchu ? Ces tendances ne sont-elles pas vouées à exister pour un moment donné sans prolongement ? 284 CHAPITRE IX Le textile et le vêtement réutilisés pour une création contemporaine, purement artisanale et artistique Section 1. L’objet personnalisé 1.1. L’artisanat fondamental au processus de création L’artisanat est la production d'une série d'objets de même utilité au service d'une pratique du quotidien. Créé à des fins commerciales, il se différencie par un savoir-faire et la qualité des produits utilisés. Le plus souvent, la différence se fait par référence à l'art. L'art et l'artisanat ont toujours été confondus. La différence de ces deux pratiques ne doit pas se faire parce qu’elles sont le complément l'une de l'autre. La fusion entre ces deux pratiques est tellement intense que nous sommes en droit de nous demander à laquelle des deux cet objet est le plus associé. Cette ambivalence est essentielle, entre la création artistique et la technique, en référence à cette période où art et artisanat se confondaient. La création est une idée provenant de l’imaginaire qui donne sens à un état et permet de s’évader de son existence. L’art est ce qui n’a jamais existé. Le résultat est unique et, normalement, ne peut être répété à l’infini. Cependant, certains travaux associés à l'art conceptuel, l'art minimaliste et les ready made sont plus qu’ambigus car ils sont des objets issus de l'industrie devenus œuvres d’art. Un objet fabriqué et utilisé peut-il soudainement devenir œuvre d'art ? Cette question, source de bouleversements, permet de méditer. Jusqu'à la Renaissance, les arts majeurs, ceux du savoir-faire, étaient distingués des arts mineurs, ceux des matériaux. Une séparation hiérarchique existait entre les activités intellectuelles (les mathématiques, la peinture, la poésie) et celles de fabrication ou arts appliqués, les unes étant tournées vers le concept, les autres vers la technique. La période de la Renaissance a vu la consécration d’artistes anonymes ou d’autres connus de nos jours comme Léonard de Vinci. Jusqu’au milieu du XXe siècle, les arts majeurs concernaient la peinture, la sculpture, tandis que les arts mineurs étaient associés au design, à la décoration, à la mode, distinction plus palpable qu'aujourd'hui. Nous vivons désormais dans un modernisme où les objets sont presque identiques, et fragiles car liés à notre société de consommation. Dans la mouvance d’Elsa Schiaparelli, je cherche à créer des vêtements qui mêlent art et artisanat. Nous l’avons vu, la styliste, au début du XXe siècle, a côtoyé Pablo Picasso et Salvador Dalí. Elsa Schiaparelli fut la première créatrice à mêler ces deux univers dans le 285 TROISIÈME PARTIE La dissolution du travail pictural vers une pratique purement textile par la réutilisation des matières recyclées domaine de la mode. Avant-gardiste, sa fantaisie s'est révélée par la couleur et par une accumulation de fioritures, alors que ses premiers vêtements étaient très sobres, dans le style épuré de Coco Chanel. Ses habits servaient non seulement à parer la personne qui les portait, mais avaient également une fonction technique. 1.2. La valeur artistique de l’objet À l’origine, les œuvres d’Elsa Schiaparelli sont créées sur des bases solides de l’artisanat, particulièrement en stylisme et en modélisme. De la même manière, je m’inspire de ces techniques pour élaborer des créations imprévues. J’utilise le bustier de femme et le détourne de ses fonctions principales. Mes peintures se sont enrichies des connaissances acquises en stylisme et en modélisme. C’est le résultat d’un parcours qui réunit les arts plastiques et les arts appliqués. Contrairement à Yves Saint-Laurent, je ne souhaite pas faire des bustiers des « œuvres », mais plutôt des travaux inattendus d’inspiration ludique, volontaire et répétitive des techniques, particulièrement les patrons coupe à plat et en moulage, puis le montage du vêtement. Intégrer l’artisanat sacralise cette pratique et désacralise l'art. Il en résulte un artisanat moderne utilisant la maîtrise d’une technique, qui permet de finaliser l’œuvre et créer cette ambiguïté. Le bustier peut être considéré sous l’angle de l’informe, du matiérisme, du travail sur le patron, du moulage. Les premières réalisations relèvent de l’art absolu, car les références à l'artisanat ne sont pas visibles : la matière plastique prédomine sur la technique. Les objets que je crée sont inutilisables. Le bustier apparaît de manière décalée, il peut être fait d’une pâte informe et matiériste, semblable en cela à une sculpture inutilisable ; il peut-être gigantesque et grotesque ; il peut être lourd et fragile, inapte à toute autre utilisation que celle de l'affichage au mur. Puis j'ai réalisé un bustier qui, malgré sa fragilité, unissait presque parfaitement les deux notions. Il a été porté par un modèle et a gardé toute sa valeur artistique, unique et exceptionnelle. C’est délicat car la création prend une orientation par elle-même vers l'une des deux « pratiques ». L’importance accordée à chacune est difficile à discerner. C'est suivant celui qui regarde l’œuvre. Le bustier n'est utilisé de nos jours que pour des cérémonies ou des événements de prestige, ce qui lui confère une valeur exceptionnelle. Je ne le désacralise pas, il reste un 286 CHAPITRE IX Le textile et le vêtement réutilisés pour une création contemporaine, purement artisanale et artistique objet singulier. Les heures de travail que demande sa fabrication le rendent unique. C'est le seul vêtement qui demande une maîtrise parfaite en tous points. Je montre la fragilité de l’œuvre qui s’unit à la matière qui en est le support. Elsa Schiaparelli montre des habits réalisés avec finesse mêlant l'art et l'artisanat, sobres, aux formes lisses et épurées. D'autres artistes, tel que Issey Miyake, ont fait de leur passion artisanale un art, mais qui reste le plus souvent effacé de cette « patte » artistique. Il s’agit d’un « art-artisanat minimal » qui s'exprime à travers la révolution d'une technique pour l'art. Les travaux d’Elsa Schiaparelli et Issey Miyake sont vidés de cette fibre artistique qui fait le plus souvent de l’œuvre d'art son unicité. Les créations pleines de surprises par leurs formes sont neutres par leur fond, comme si l'objet artisanal devait garder une certaine froideur, loin de toute frivolité. 1.3. La personnalisation de l’objet Le bustier est personnalisé de façon à le rendre unique tel une œuvre d'art, ludique et inattendu. L’objet personnifié est sacrifié à son usage habituel, c’est un moyen de le rendre plus proche de l'être humain. Notre monde envahi d’objets nous rend inertes, identiques et sans âme. Les objets nous submergent, contrairement à autrefois comme le déclare le visionnaire Jean Baudrillard, dans La Société de consommation, 1970 : « À proprement parler, les hommes de l’opulence ne sont plus tellement environnés, comme ils le furent de tout temps, par d’autres hommes que par des objets. »166 Ces objets, fabriqués en série, loin de toute originalité, sont peu coûteux et ont une durée de vie limitée. Les individus adhèrent à la consommation de masse, dans un besoin vital. Ces achats sans cesse renouvelés, impulsifs, compulsifs et dérisoires sont la foi contemporaine. Pareil à un devoir et, quelque fois, dans un état proche de la soumission. Les créations deviennent uniques, elles sont parsemées à des endroits précis de la toile pour mettre l’accent sur un sujet qui n'est pas descriptible à la première approche. Elles sont le pigment essentiel de la production comme les maîtres de l’œuvre. Lucy Orta, styliste de formation, a travaillé pour Décathlon. Au cours de leur collaboration, elle leur a proposé de faire un partenariat à la fois artistique et scientifique, dans le but de créer un vêtement qui puisse avoir d'autres fonctions que celles habituelles. L'artiste, designer pour la marque, 166 Benoît Berthou, L'échange : Classes préparatoires aux écoles de commerce 2002-2003, Levallois Perret, éditions Studyrama, 2002, p.61. 287 TROISIÈME PARTIE La dissolution du travail pictural vers une pratique purement textile par la réutilisation des matières recyclées a demandé à son employeur de réaliser ses projets artistiques personnels. Elle faisait financer ses projets artistiques et recevait une rémunération. Aujourd'hui, Lucy Orta est devenue une grande artiste contemporaine connue pour la mise en valeur du vêtement qui s'éloigne de sa fonction majeure : celle de protéger, de couvrir et d'être une seconde peau. Dans ses projets, les vêtements sont regardés autrement sans pour autant que les objets utilisés aient été radicalement modifiés, sans découpes particulières, sans coloris ajoutés. Le vêtement, dans nombre de ses travaux, est observable dans son architecture. Il est ludique et attrayant par sa mise en place. Il n'est plus un simple tissu mais est devenu une structure visible dans l'espace en interaction avec l'être humain, comme le souligne Paul Virilio : « Lucy Orta travaille sur le vêtement non plus comme vêtement près du corps, comme une seconde peau, mais comme emballage, c'est-à-dire à cheval entre l'architecture et le vêtement... Le vêtement s'émancipe, s'expanse pour tenter de devenir une maison, un radeau pneumatique. Il devient plus que vêtement, il devient véhicule, véhicule de survie, véhicule aussi contre l'anonymat... »167 La mode fusionne avec l'architecture. L’installation, Antarctic Village - No Borders, Antarctique, 2007, présente un village provisoire de cinquante tentes grises métallisées, de matières imperméables et lisses. Divers vêtements sont cousus et intégrés à l'architecture même, le plus récurent étant le gant. Le gant a été choisi parce qu’il représente la main, qui permet à l'artiste de mettre l’accent sur la liberté des êtres humains, en référence aux réfugiés, aux immigrés, aux sans-papiers dans un espace commun à tous : l'Antarctique. En complément des gants sont cousus les drapeaux de toutes les nations, dans le but de symboliser une terre universelle. Dans les œuvres de Jorge et Lucy Orta qui associent le vêtement et l'architecture, un sentiment d'appel au secours se dégage propre à faire réagir. En nous réfugiant dans ce vêtement, nous allons à la fois partir vers une autre galaxie et rester en lien avec les êtres qui nous entourent. L’intérêt de vouloir abolir les frontières est très prégnant à travers les liens, alors que les matières sont imperméables, froides et plus attrayantes, ce qui peut susciter un certain recul. Mes créations n’ont pas abouti à une architecture proposant une accumulation de vêtements, mais à des objets pour la création et l'exhibition d'un habit : le bustier. La relation à l'objet est différente, car je personnifie et donne vie au bustier de diverses manières, dont l’utilisation d’objets artisanaux, nécessaires à sa réalisation. Je suis très attachée aux travaux de Lucy et Jorge Orta, et notamment à leur utilisation des 167 Paul Virilio, Biographie l%27internet/liste/bios/orta.htm Lucy Orta, URL : 288 http://www.culture.gouv.fr/culture/actual/fete-de- CHAPITRE IX Le textile et le vêtement réutilisés pour une création contemporaine, purement artisanale et artistique vêtements recyclés. J’ai besoin de faire réagir l'homme à son environnement. C'est un moyen de lui faire prendre conscience que le sens de la vie est celui de s'entraider. 168 Figure 95 : Lucy et Jorge Orta, Antarctic Village – No Borders, 2007, 180 x 180 x 150 cm, Antarctique, textile. 1.4. La réutilisation et réinvestissement de l’objet ; le upcycling Les objets ont donc pris une place de plus en plus importante, à l'instar de Lucy et Jorge Orta ou Derick Melender. Ceux que j’utilise ont déjà servi comme Denim patch crée en 2012. Ce sont les jeans qui sont mis à l'honneur. Ce travail fut réalisé pour un colloque en mars 2012 à Paris. Le sujet en était Re-penser l'ordinaire. Styliste et modéliste de formation, je me suis demandée quelle était la fibre la plus utilisée dans notre environnement, jusqu'à en devenir ordinaire. Depuis quelques années, c'est sans conteste le jean, matière denim. Le denim est une toile en coton qui peut être mélangée à d’autres matières comme le polyester et l’élasthanne. Le tissu de base est utilisé pour faire des jeans (pantalons en denim) renforcés par des rivets. Aujourd’hui, nous trouvons des jupes, des shorts, des chemises, des vestes, faits de cette matière. À l’origine, c’est un vêtement de travailleurs manuels américains de la fin du XIXe siècle, devenu ensuite vêtement emblématique des États-Unis, particulièrement avec le style cowboys des séries western. Le port quotidien du jean est répandu sur tous les continents et dans toutes les catégories sociales ; on le porte sans y penser. Le denim est une matière peu salissante et peut être à la fois porté comme style sportwear et chic. Les prix vont de cinq à plusieurs centaines d’euros pour les marques de luxe. Il en existe de toutes les couleurs, avec des ornementations, des patchs, des trous, des plis, et de multiples qualités. 168 Source : http://blogs.arts.ac.uk/fashion/2013/05/21/lcf-professor-to-deliver-ted-talk/ 289 TROISIÈME PARTIE La dissolution du travail pictural vers une pratique purement textile par la réutilisation des matières recyclées Lorsque nous ne savons pas comment s’habiller, que nous avons peur de se tromper, nous enfilons un denim ! Denim patch témoigne de son attachement à cet habit devenu emblématique. Il est composé d’échantillons récupérés qui ont servi pour la réalisation des collections de prêt à porter hiver 2010/2011. J’étais alors styliste. Au cours de chaque collection, nous recevions une grande quantité d’échantillons pour approbation destinés ensuite à la poubelle. Je les ai récupérés pour leur rendre hommage. Comme Lucy et Jorge Orta, j'ai assemblé des pantalons denim cousus et décousus : une vingtaine de « jambes du pantalon » laissant apparaitre la forme circulaire de la jambe, des jeans, de formes, de couleurs et de matières diverses. Le tout assemblé représente un pantalon, un jean. Les deux bas de jambes sont aplatis vers le bas pour accentuer et donner vie à cette forme, les poches et la ceinture confirment que c'est un pantalon en jean en trois dimensions qui ne peut se porter. L'effet recherché est la contradiction et l’incompréhension. Denim patch présente toutes les couleurs et les qualités développées pour la collection, des plus douces aux plus rêches. Ce patchwork est réalisé de différents camaïeux de bleus et de gris. Les pièces cousues les unes aux autres s’emmêlent aux bords francs et aux fils qui dépassent. Elles sont à première vue d’aspects différents, mais s’harmonisent à merveille, pour former un carré qui laisse apparaître un pantalon en denim. C’est la matière, bien ordinaire, de notre millénaire. Plus personne ne sait que ce vêtement a été conçu initialement pour les plus démunis des travailleurs… Son utilité courante l’a « sacralisé » au point d'en faire le vêtement de tous les jours, puis un matériau de recyclage ! De multiples enseignes spécialisées dans le denim proposent chaque saison à leur clientèle de restituer les vieux jeans, en échange d’un bon d’achat en magasin. C’est le premier matériau en vente en boutique de prêt à porter à être recyclé par ses fournisseurs de fabrication. 290 CHAPITRE IX Le textile et le vêtement réutilisés pour une création contemporaine, purement artisanale et artistique Figure 96 : Farah Kartibou, Denim patch, 2012, Paris, 120 x 70 cm, échantillons de jean. Le jean apparait dans de nombreuses installations contemporaines comme le Levi’s Water Contemporist. C’est un site Levis au sein duquel figure une sculpture gigantesque, composée de pantalons en jean recyclés cousus les uns aux autres. Par sa forme, elle évoque une tornade aspirant où éjectant ces jeans. Des espaces de formes diverses laissent passer la lumière. Les jeans sont tous orientés, en référence à la répétition du travail artisanal, comme des êtres qui aspirent à aller vers le même endroit. Jeffrey Wang quant à lui a récupéré des vieux jeans et en a tiré de nouveaux vêtements sans utiliser une machine à coudre. Le résultat est déroutant, les réalisations ressemblent à des sculptures. Les jeans tiennent les uns aux autres grâce au pli et à la mouvance du textile. Leur poids est conséquent, ils ne peuvent être portés. Le travail graphique de ces « sculptures » poétiques et « florales » est d’une finesse que ne laisse pas supposer la toile de jean qui est, avec les peaux, l’une des plus épaisses. L’exercice de récupérer et réintégrer les vêtements fait penser à l’« upcycling » en anglais, connu sous le nom de « surcyclage ». Cette pratique est une nouvelle manière de recycler les objets en les « surclassant », en leur donnant plus de valeur que celle qu’ils ont réellement, une conversion des produits inutiles vers de nouveaux matériaux plus écologiques : sièges, sacs, étagères, bijoux, etc. Des cendriers sont fabriqués à partir de cannettes de boisson en métal. L’objet bio devait être jeté devient original, voire insolite, design. Dans cette optique, Stéphanie Lacombe a co-construit avec Michel Thomas, Chic ! 291 TROISIÈME PARTIE La dissolution du travail pictural vers une pratique purement textile par la réutilisation des matières recyclées On ressource, une ressourcerie en banlieue parisienne née en 2013 qui propose une seconde vie à des milliers d’objets usés. La recherche est double : donner vie à un nouvel objet et fonder sa nouvelle utilité. 169 Figure 97 : Levi’s, Levi’s Water Contemporist, British architect Ian McChesney, 2011, 940 x 480 x 300 cm, Londres, jeans de la marque réinvestis. 170 Figure 98 : Jeffrey Wang, Persona, 2011, Londres, jeans récupérés. 169 170 Source : http://housevariety.blogspot.fr/2011/07/levis-sculpture-by-ian-mcchesney.html Source : http://www.jemiko.net/blog_moda/2011/08/persona-de-jeffrey-wang/ 292 CHAPITRE IX Le textile et le vêtement réutilisés pour une création contemporaine, purement artisanale et artistique Section 2. Le vêtement réinventé 2.1. Recycler les échantillons, gestes répétitifs artisanaux La récupération est un moyen phare de ma création artistique. L'objet, quel qu’il soit, a une deuxième vie. Les premières réalisations utilisaient des objets de plus en plus volumineux en référence au « bling-bling ». Au fil du temps, l'artisanat a été largement évoqué. L’éloignement de l’objet en relief vers la réintroduction du vêtement a commencé avec Denim Patch (p.291). Le vêtement, dans cette création, apparaît comme une maquette de l’objet final. En complément des échantillons d'approbations proposés pour chaque collection, j'ai amassé pour réaliser des travaux plus grands, des trames de tissus d’une grossiste fournisseur. Méli-Mélo présente des robes, des jupes, des tops et des gilets qui ont été conçus pour le défilé de la Mairie d'Alfortville en mai 2012 lors de la Quinzaine du Commerce Équitable. La collection montre qu'il est possible de créer des pièces uniques, avec une multitude de chutes de tissus qui sont portables sans être trop kitch. La réalisation de cette ligne montre un retour fondamental à l'artisanat. Le savoir-faire du montage est essentiel pour ce genre d'expérience, il est très facile de sombrer dans un travail grossier, de piètre qualité et maladroit, comme Desigual, marque espagnole très en vogue actuellement. Figure 99 : Farah Kartibou, Collection Méli-Mélo, 2012, Mairie d’Alfortville. Collection de seize prototypes faite entièrement d’échantillons de récupérations. 293 TROISIÈME PARTIE La dissolution du travail pictural vers une pratique purement textile par la réutilisation des matières recyclées Ces vêtements se présentent comme des patchworks et mettent en valeur une collection passée. L’exercice est fastidieux car, avant même de faire le patronage, il faut au préalable créer la toile en cousant ces éléments les uns aux autres. La répétition nécessaire du geste artisanal fait penser aux travaux de François Daireaux, un artiste contemporain, où l'art et l'artisanat s'entremêlent dans ses projections. Dans ses installations vidéos apparaissent les gestes répétitifs du travail artisanal effectués particulièrement dans les pays en voie de développement qui, en échappant partiellement à la mondialisation, ont su garder leurs savoir-faire traditionnel. Ces vidéos donnent le vertige. La répétition du geste artisanal se voit par la redondance des échantillons assemblés de la même manière selon des formes géométriques « droites », à moins qu'il n’y ait des incrustations. Dans cette petite collection de seize prototypes, elle est perçue à deux reprises, dans l'ensemble des vêtements finalisés et dans les petits morceaux de tissus cousus les uns aux autres en amont. L'artisanat est la marque de l'homme, l'objet reflète une âme, certaines imperfections le rendant authentique. Les machines ont standardisé à plus de 80% les objets qui nous entourent par des formes rigides, simples et basiques, vides de sens. C'est une manière de fuir l'originalité de l'être pour en arriver à une uniformité comme si nous étions des clones. La maladresse est nécessaire pour créer des objets originaux qui peuvent être utilisés par tous. C’est une manière de réintroduire ce qui nous entoure pour fuir le gaspillage. Les spectateurs du défilé étaient très enthousiastes devant le stand. Cela montre un éloignement au conformisme. J’évoquais précédemment la marque Desigual. Elle a connu un franc succès dans le monde, particulièrement auprès des femmes, ce qui signifie que les gens sont avides de produits qui sortent de l'ordinaire. Avec les années, le comportement des êtres est voué à se modifier, tendant vers plus de discipline et vers le respect de ce qui est nécessaire à la vie de chacun. Dès maintenant, il serait temps de changer les conduites et les préjugés envers certaines formes et certaines couleurs. 294 CHAPITRE IX Le textile et le vêtement réutilisés pour une création contemporaine, purement artisanale et artistique 2.2. Le vêtement et ses autres fonctions méconnues Nous l'avons vu à travers les travaux de Lucy et Jorge Orta, les vêtements peuvent avoir des fonctions autres que celle de se parer. Chacun d'entre nous (en France) jette en moyenne 390 kilogrammes de déchets par an, ce qui est deux fois plus qu'il y a quarante ans. Il est donc primordial de réinvestir les objets qui nous entourent par d'autres, également utilitaires. En complément des échantillons, j'ai cherché à réintroduire des morceaux de tissus dans un objet qui peut être utilisé au quotidien, rassemblés par famille et par saison. Je ne mélange pas les saisons, afin que les couleurs et les imprimés se réfèrent à une tendance. Après avoir regroupé les échantillons par style, j'ai pu créer des tapisseries gigantesques, nécessitant une centaine d'heures chacune. J'ai d'abord assemblé ces matières par couleurs et par matières. Les échantillons sont de tailles différentes, comprises entre 10 x 10 centimètres et 30 x 30 centimètres. J'ai découpé tous les tissus en forme de bandes, que j’ai enroulées comme des pelotes de laine. Le travail de découpe est rude car il fatigue la main et donne des crampes. Ce mouvement répétitif devient d'autant plus pénible quand il concerne, sans exagérer, des milliers de morceaux de tissus. La patience, présente dans tous les travaux artisanaux est essentielle. Dans un premier temps, j’ai utilisé le point mousse pour la création d'une tapisserie de trois mètres de long sur un mètre de large, uniquement avec des échantillons en lin coloré. Le résultat est déroutant, nous n'imaginons pas que ces pièces aient été à la base créées pour la production de vêtements en série. Nous avons donc une contradiction entre l'origine et la finalité de ces chutes. Figure 100 : Swatchs lins (en entier, première découpe et en pelotes), 2013, multiples tailles, Paris. 295 TROISIÈME PARTIE La dissolution du travail pictural vers une pratique purement textile par la réutilisation des matières recyclées Figure 101 : Karl Marc John, La réalisation finale du tee-shirt pour une production en série de 2000 pièces. Figure 102 : Karl Marc John, Tee-shirt Teharo-7 porté, Collection Printemps/Été 2012, Paris, lin. Ces swatchs comme nous les appelons dans le milieu de la mode, sont demandés au cours de la production, avant validation du vêtement final, et création d'une série de milliers de modèles. Nous recevons beaucoup d'échantillons des futurs vêtements, dans des imprimés variés. C'est une manière de s'assurer que le fournisseur a bien suivi les indications des fiches techniques initiales. Lorsque le modèle comporte des prescriptions particulières, l'approbation avant production est plus difficile à obtenir et demande plus d'échantillons. La tapisserie finale met en valeur chaque imprimé à travers ses couleurs, ses paillettes et ses textures. Grâce à la multitude de sensations colorées, elle est semblable à un arc en ciel. Sans le vouloir, nous assistons à la mort de la production en série du vêtement, réinvesti dans l’objet artisanal. Ces échantillons sont nécessaires pour la fabrication de milliers d’habits de formes, couleurs et matières identiques. Avec l'utilisation de ces pré-échantillons, cet habit est « aboli ». Découpé, chiffonné et malaxé pour être finalement tricoté et former une tapisserie, ce n'est plus un vêtement qui sera vendu à des prix attractifs pour le plus grand nombre, il est devenu un objet créé avec une patiente ferveur, la minutie du travail du point mousse. La production de masse est remplacée par un travail totalement artisanal et artistique. Plate, la tapisserie est le plus souvent placée au sol ou au mur. Certains reliefs sont aperçus mais restent infimes, comparés aux vêtements qui s'ajustent au corps de celui qui le 296 CHAPITRE IX Le textile et le vêtement réutilisés pour une création contemporaine, purement artisanale et artistique porte. La tapisserie est un objet ambigu. Elle peut être à la fois objet utilitaire et œuvre d'art. La minutie de la réalisation des points demande une pratique et une énergie inimaginables. Je pense que c'est, dans l'univers textile, le travail le plus laborieux, c'est pourquoi je l'ai comparé à la production en série, un moyen de créer un choc entre deux éléments d'univers opposés mais de même nature. Cette tapisserie est fixée au plafond à la verticale, grâce à une barre en métal, qui met en valeur son immensité, tout en lui donnant un aspect fragile. Le poids des centaines d’échantillons tricotés tire forcément la tapisserie vers le sol. Comme clin d’œil à la production et en hommage à l'artisanat, j'ai créé trois panneaux de ce genre, réalisés dans différentes matières. C'est une façon de montrer que l'être humain peut devenir lui-même une machine à produire, mais surtout redevenir maître de sa création. Figure 103 : Farah Kartibou, Linpisserie I, 2013, 300 x 100 cm, Paris, chutes de lin tricotées. 297 TROISIÈME PARTIE La dissolution du travail pictural vers une pratique purement textile par la réutilisation des matières recyclées 2.3. La transition du vêtement vers la tapisserie Par le biais de la récupération d’échantillons de tissus, la recherche s'est peu à peu focalisée, jusqu’à aujourd’hui, 2014, sur la création de volumes et formes géométriques, ressemblant à des tapisseries. J'ai d’abord réuni les échantillons récupérés et classés, afin de créer des formes dépassant notre champ de vision. J'ai adopté le parti pris de créer des installations géométriques en référence aux tableaux, ils sont le plus souvent rectangulaires et carrées, exceptionnellement ronds et ovales. J'ai réfléchi longuement afin de trouver un moyen de réinvestir ces chutes sans que cela ne devienne un trop dur labeur. Je devais découper les échantillons en suivant les contours de la forme pour constituer des pelotes de tissus. Je vous laisse mesurer la patience demandée lorsque il s’agit de près de cinq cent pièces. La répétition du geste de la découpe pourrait laisser croire qu’il s’agit d’une pratique artisanale. Elle permet malgré tout de s’évader et de ne penser à rien, comme une machine à produire. La première tapisserie réalisée en 2013, Linpisserie I, a été faite uniquement à partir de chutes d'échantillons en lin, comme l’indique son nom. Cette matière, considérée comme noble, devient un réel calvaire à la découpe. Elle s'effiloche en laissant de la poussière. J’ignore combien de kilos de chutes m’ont été nécessaires pour réaliser cette création. J'ai d'abord découpé toutes les pièces. Les imprimés et les incrustations sur les échantillons compliquent l’avancée de la découpe mais sont des éléments majeurs de la finalité de l’œuvre. J'ai souhaité faire toute la coupe avant d’attaquer le tricotage car je voulais travailler sur les camaïeux colorés. Ma mère m'a appris à tricoter. Tricoter est très tendance dans le milieu de la mode. L'apprentissage du point mousse a été simple. Le plus difficile a été la largeur à travailler, plus la trame est large, plus la création devient lourde. Sans oublier les incrustations qui font mal aux doigts. Nous ne pouvons pas vraiment parler de tapisserie, la réalisation est composée de fils qui s'entrelacent verticalement et horizontalement sur un support donné. Cette réalisation crée des formes par l'intermédiaire d'un support tandis que le tricot produit des formes selon le point travaillé, sans support. Ce qui se crée devient un volume, contrairement à la tapisserie qui reste quelque chose de plat, sans relief, le plus souvent accroché au mur pour la beauté du motif ou bien au sol, pour l’habiller afin d’éviter le froid. Cependant, j'ai décidé de l'appeler ainsi car le résultat final m'a fait instinctivement penser à la tapisserie. La forme est plate, revisitant des imprimés et des incrustations existantes. C'est 298 CHAPITRE IX Le textile et le vêtement réutilisés pour une création contemporaine, purement artisanale et artistique un dérivé de cet art où la création est libre de tout support. Le résultat de ce premier travail est singulier. Le camaïeu de couleurs et la matière donnent l'envie de l'enlacer. En m'inspirant de la même idée, j'ai créé deux autres travaux en variant les matières. La première est un jersey, mélange de coton avec du polyester, d'où son nom Jerseypisserie II, de 300 centimètres sur 100. Le matériau est plus simple et agréable à travailler que le lin. La deuxième matière est un lainage, Lainepisserie III, de 300 centimètres sur 100, très difficile à travailler. Une fois découpée, la matière s'effiloche. J'avais deux solutions, soit la délaisser en raison de son incapacité à résister à la fois à la découpe puis au tricotage, ou bien en faire des bandes plus larges, ce qui amènerait immanquablement le travail au tricot à être plus difficile. J’ai relevé le défi. J’avais un sentiment de malaise à l'idée que ces échantillons ne puissent être réutilisés comme les autres. Le résultat est singulier en raison de la fragilité du matériau. J'ai créé seulement trois panneaux de trois mètres de long sur un de large correspondant, en fait, aux trois matières les plus utilisées par la marque pour laquelle je travaille actuellement (2014). Après des centaines et des centaines d'heures de travail, la plus grande difficulté fut de trouver un système de fixation au sol et au mur. Les réalisations se détendent sous la pression du poids, particulièrement la création en lainage. 2.4. Le renouvellement du vêtement Le besoin est de réinvestir des objets trouvés. Il est difficile de s’imaginer en regardant ces tapisseries qu'avec la même matière nous aurions pu créer une cinquantaine de tee-shirts ou pulls de taille S. L’acte de découper les échantillons puis de les tricoter réduit la quantité de la matière. Celle-ci s’agglomère, comme si elle avait rétréci au lavage. Les travaux évoquent à la fois l’ordre et le désordre, par la multiplicité des couleurs, et plus particulièrement par les imprimés et les incrustations qui se noient dans les grandes formes géométriques. Il n'y a pas de sens, pas de début ni de fin. C'est un vaste panneau de point mousse qui se répète à l'infini. L’œuvre peut se lire de différentes manières. C'est un univers de couleurs et de matières où le spectateur se retrouve perdu. La référence majeure, pour ces travaux, est Alighiero Boetti. 299 TROISIÈME PARTIE La dissolution du travail pictural vers une pratique purement textile par la réutilisation des matières recyclées La tapisserie est au cœur de sa pratique plastique. Ses créations sont structurées par la rigueur et la finesse des points de tapisserie. La minutie du travail face au « désordre » du contenu de l’œuvre brouille les pistes. Une tension se crée, qui semble structurer et déstructurer l'espace. Tutto, 1987, Centre Georges Pompidou, Paris, regroupe une immense variété de choses, tout ! Broderie à la main sur lin, elle a été réalisée à Peshawar par des Afghanes réfugiées au Pakistan. C'est en 1971, au cours d'un voyage en Afghanistan, que l'artiste découvre le travail artisanal des tisserands et passe commande de l’œuvre. Les éléments qui la composent se brouillent grâce aux couleurs saturées. En s’approchant davantage de la tapisserie, nous commençons à distinguer les centaines d'objets qui composent l’œuvre. Nous y voyons des symboles de notre vie quotidienne comme des vêtements, de l'électroménager, des panneaux de signalisations, etc. Chaque fragment est à la fois figure et fond de représentations simplifiées, dans une absence totale de sens de lecture. Certains éléments sont verticaux, d'autres horizontaux, d'autre à l'envers, ce qui brouille la compréhension. 171 Figure 104 : Alighiero Boetti, Tutto, 1987, 174 x 251 cm, Centre Georges Pompidou, Paris, broderies. Trouver un sens de lecture est d'autant plus difficile qu’aucun élément de la vie réelle n’y apparait. C'est en faisant le lien avec l’œuvre Tutto que nous découvrons les divers objets pris dans un chaos de couleurs, comme l'explosion d'un feu d’artifice. L'objectivité du réel est réduite à néant. Les formes de bases à travers les imprimés et les incrustations ont été supprimées pour ne montrer qu'une succession de couleurs qui s’emmêlent. Contrairement à Alighiero Boetti, les formes à l’origine existantes ont été découpées et 171 Source : http://www.artribune.com/2013/02/tutto-boetti-al-maxxi/alighiero-boettitutto-1989-collezioneprivata-roma-courtesy-fondazione-boetti-roma/ 300 CHAPITRE IX Le textile et le vêtement réutilisés pour une création contemporaine, purement artisanale et artistique réinvesties dans ce champ de point mousse. J'aurai pu revisiter l'habit de base à travers sa représentation au tricot. Le travail aurait été plus laborieux et délicat, peut-être plus subtil, même en utilisant un procédé artisanal. Mais j'ai préféré laisser libre cours aux couleurs qui apparaissent à travers des trames chamarrées. La préoccupation essentielle consiste à mettre à l'honneur un art qui disparaît au fil des années à cause de la mondialisation et de l'industrialisation de masse, sans oublier le besoin de réinvestir ce que nous n’utilisons pas au lieu de le jeter. Avec ces trois tapisseries au tricot, la réalisation des tee-shirts et des pulls en série disparaît au profit d’une création qui, dans l'absolu, peut être utilisée comme tapis, couverture, ou bien même comme tissu. Ainsi se crée une chaîne à l'infini, dans laquelle le tissu coloré a été fabriqué en quantité de masse initialement pour la production d'une série de vêtements. Il est découpé et tricoté pour la réalisation d'un panneau qui, lui-même, peut avoir comme finalité d'être une chute de tissu qui servira à la fabrication d'autres habits issus de l'artisanat pur. Le produit de base en série, qui devait être commercialisé dans des boutiques, devient une création de dur labeur. L'objet qui n'avait que la fonctionnalité d'être porté, coûtant peu, devient une œuvre de collection. Sa réalisation est issue d'une réflexion et d'une pratique pointue où rien n'est laissé au hasard, à part la succession des couleurs. Au départ, elles répondaient à un travail de camaïeu, elles sont ensuite devenues le fruit du choix instinctif. Cette pratique dissout l'industrialisation pour mettre à l'honneur l'artisanat, entre art et tradition, tel qu’il était au temps de la Renaissance dans les travaux de certains maîtres, avec un libre choix des couleurs. 301 CHAPITRE IX Le textile et le vêtement réutilisés pour une création contemporaine, purement artisanale et artistique Section 3. Le tricot 3.1. Le retour au vintage Le choix de la pratique du tricot comme moyen privilégié de recyclage d’échantillons de tissu est une provocation envers la modernité, l’industrie de masse et la société occidentale dans laquelle tout doit aller vite. Le tricot évoque nos grand-mères qui nous confectionnaient des pulls, des bonnets, des gants lorsque nous étions petits. Nous avons l’image stéréotypée de cette veille femme assise au coin de la cheminée en train de donner forme à un vêtement destiné à nous tenir chaud toute la saison. Le vintage est présent sous toutes les formes, que ce soit en boutique, dans la presse, au cinéma et dans la mode. Les vêtements d’une trentaine d’années sont à l’ordre du jour, mis au-devant de la scène comme éléments fondamentaux. Plusieurs explications sont à apporter à ce retour aux sources. Le vintage est associé au démodé revenu à la mode. Ces objets qui ne payaient pas de mine il y a à peine dix ans sont devenus des éléments incontournables de notre quotidien. Nostalgie du passé, en réaction à une modernité où tout est devenu impersonnel, il y a ce besoin d’un style qui marque un souvenir, une présence et qui raconte une histoire frappante de notre passé, là où la modernité a tout effacé pour ne laisser que des choses identiques. Une société individualiste et vide de souvenirs où la jeune génération aujourd’hui (2014) ne connaît depuis sa naissance que la crise économique à laquelle aucun remède ne semble exister. La dette s’accroit d’année en année en effaçant les valeurs et l’identité de chacun. Le vintage fait renaître ce passé enfoui au plus profond de chacun, c’est ce qui explique son fort succès. La nostalgie du passé est un contrepied à la modernité et devient un frein à son avancée. Pourtant, nous ne pouvons pas parler de concurrence entre les deux mondes opposés, mais plutôt d’équilibre, même si les comportements restent inchangés. Cette présence massive du vintage n’a pas pour autant changé nos attitudes toujours individualistes, même si des prises de conscience apparaissent. Cette mode et la recherche d’un idéal perdu permettront-ils à l’être humain d’évoluer ? Le vintage est-il une porte vers un monde d’autrefois, plus insouciant, courageux et en plein essor économique ? J’insiste sur ce point car les premières victimes du vintage sont les jeunes générations. Ce ne sont pas nos grands-parents qui se rendent dans les boutiques tendances afin d’acheter 302 CHAPITRE IX Le textile et le vêtement réutilisés pour une création contemporaine, purement artisanale et artistique des pièces qu’ils portaient cinquante ans plus tôt, ce sont les jeunes. Cela montre bien qu’il y a un malaise, ils ne savent plus vraiment se situer à l’heure de la mondialisation. Ils ont besoin de ce retour aux sources comme si le vintage était la clef du bonheur et de l’insouciance. À travers ces tendances, les pionniers de la mode font revivre des rêves perdus que les jeunes n’ont jamais pu approcher. La jeunesse actuelle, ne connaît depuis sa naissance que la crise, le chômage, la violence. Le vintage serait cette part de fantaisie et de bonheur qu’elle fait revivre dans le quotidien, comme pour se donner une raison d’exister. Son avenir est morose et pessimiste. Un renouveau du passé qui est « contradictoire » à leur vie. Le vintage devient une sorte d’espoir de cette jeunesse sans avenir qui ne sait plus vraiment que faire pour un futur meilleur. La pyramide des âges montre que la population est de plus en plus âgée. La jouvence paie les pots cassés, par le manque du travail, par les retraites qu’ils ne connaitront peut-être jamais mais dont les cotisations entravent le salaire. Étrangement, elle s’empare de ces mythes, tandis que les personnes âgées s’en débarrassent, il se crée un méli-mélo où il devient difficile de déceler le pour et le contre. C’est juste un besoin d’aller chercher, comme toujours, ce qu’on n’a pas. L’être humain a toujours eu ce désir de posséder ce qui le dépasse alors qu’il dédaigne ce qu’il a. 3.2. Une pratique en réaction aux temps modernes Le tricot nécessite du temps, de la patience et de la finesse, contrairement à ce que notre société contemporaine impose. Il symbolise la lenteur comme la tortue chez les animaux. Dans les réalisations, il est encore plus demandeur de patience au principe que les productions sont créées à partir d’échantillons de récupération. C’est grâce à la récupération réinvestie que naissent les tricots, tel que Rectangle 1 conçue en 2013. Une prise de conscience est nécessaire pour en limiter les dégâts en changeant nos habitudes de vie et en réinvestissant ce que nous avons. C’est ainsi dans mes derniers travaux en tissu (comme d’ailleurs les premiers en peinture) que les matériaux principaux de la création sont recyclés. Il faudrait que tous nous puissions réutiliser ce que nous avons, à travers d’autres objets, sans avoir cette boulimie de jeter et d’acheter du neuf pas forcément synonyme de qualité. 303 TROISIÈME PARTIE La dissolution du travail pictural vers une pratique purement textile par la réutilisation des matières recyclées Figure 105 : Karl Marc John, Robe Reggia, Collection Printemps/Été 2013, Paris, produite en série pour 2500 pièces. Figure 106 : Farah Kartibou, Rectangle 1, 2013, 22 x 15 cm, Paris, échantillon tricoté avec chutes de Reggia. Dans les sociétés modernes, il n’y a rien de plus facile que de jeter pour racheter du neuf grâce à ces productions massives, changer sa décoration, son électroménager, son mobilier, sa garde-robe. Les produits sont à des prix défiant toute concurrence. Nous sommes dans une société où la préoccupation pour le style, la décoration, le goût est omniprésente, où les objets deviennent similaires, sans personnalisation. Les êtres humains ont l’impression d’avoir un objet qui se distingue de l’ordinaire, alors que leur voisin aura le même. Il se crée un décalage entre ce que la société veut montrer d’elle et ce qu’elle fait parallèlement : tout est dans la contradiction et la confusion sans harmonie d’ensemble ! L’artisanat est le seul métier qui met au monde, avec celui des arts, des pièces uniques. Même si les réalisations sont fabriquées en série, elles restent des pièces exceptionnelles car la production à l’identique est quasi impossible, il y aura toujours un élément pour le dissocier de l’autre. Ce « métier d’art » est le seul à donner naissance aux objets à la fois standardisés mais uniques. Il unit les deux principes pour la fabrication d’un objet hors du commun, ou plutôt plus personnel, loin de l’industrie de masse. Le tricot est une pratique considérée comme ringarde, démodée et dérisoire, mais qui reprend des lettres de noblesse avec le retour du vintage, comme nous l’avons vu. De plus en plus de jeunes se mettent à cette pratique pour la réalisation d’objets de décoration, moins pour la création de vêtements car le marché en propose à des prix très avantageux. Le tricot devient dans le monde contemporain un lien entre le passé et le présent, car il 304 CHAPITRE IX Le textile et le vêtement réutilisés pour une création contemporaine, purement artisanale et artistique recouvre et accompagne nos objets du quotidien. Grâce au tricot, ils deviennent des objets uniques, des objets d’art. Cela fait penser à l’exposition Maille, dédiée au tricot, qui a eu lieu en 2011 à la Maison du Danemark. Les artistes Danoises ont mis en confrontation des objets tricotés de notre quotidien, plus particulièrement féminins, que ce soit dans notre environnement ou dans les médias. L’univers de la douceur du tricot s’est trouvé confronté à la chaussure imperméable et rigide, à une arme à feu raide et violente et à un rouleau de pâtisserie lisse et tendu. Ces travaux posent la question de l’union d’univers contradictoires et d’objets qui sont considérés comme des « armes féminines ». C’est une provocation envers le stéréotype de la femme poussé jusqu’au cliché par la présence du tricot. Ces réalisations conceptuelles bariolées sont une critique sociale qui met l’accent sur les préoccupations des femmes en général, ce qui accentue d’autant plus la dérision de leurs espoirs. Il se crée un conflit, du principe, de la nature, de la pratique et de ce qui la compose. La société moderne élimine tout ce qui est personnel et prend du temps, mais revient à des choses plus traditionnelles comme moyen de protection face à la dissolution et à l’absence de réponse de ce monde. Le tricot réinvesti me permet de montrer qu’il faut aller au-delà des idées reçues. Même si cette pratique a une connotation très dépassée et démodée, lorsqu’elle apparait de manière inattendue, la question se pose. 172 Figure 107 : Hanne G., Chaussure gauche, Crochet pour la paix et Rouleau à pâtisserie, série Armes Féminines, 2011, Danemark, tricot acrylique et polyester. 172 Source : http://www.maison.com/loisirs-creatifs/tricot-crochet/mailles-art-laine-maison-danemark5788/galerie/20920/ 305 TROISIÈME PARTIE La dissolution du travail pictural vers une pratique purement textile par la réutilisation des matières recyclées 3.3. La pratique et l’imprévu Nous vivons dans un monde homogène où tout se ressemble, comme dans un monde robotisé. Le tricot a cette part d’imprévu qui diminue au fur et à mesure que l’ouvrage avance car nous découvrons ce à quoi ça va ressembler au fur et à mesure. C’est encore plus frappant avec l’utilisation de tissus récupérés et découpés. Même avec la plus grande délicatesse, il est difficile de découper tous les morceaux à l’identique, à moins d’y consacrer des heures et cela devient un travail d’élite comme c’est le cas dans les ateliers des petites mains des grandes maisons de couture. Dans la revue du Monde de juillet 2013, un article s’intitulant Le triomphe des petites mains, donne l’exemple d’une robe Chanel, issue de l’atelier Lemarié, ayant nécessité l’application de plumes de coqs, de faisans, d’oies et représentant 770 heures de travail. Cela nous laisse imaginer le résultat et le prix de la robe bleu ciel d’une fraîche splendeur. Mes premiers travaux dans la couture relevaient, toute comparaison gardée, de ce genre de pratique. J’ai eu ensuite le désir de me libérer de la rigueur pour laisser place à l’imprévu, d’où mon rattachement à la peinture. Le tricot à base de pelotes de laine, de lin ou de jersey crée des travaux uniformes et réguliers. Au fil de l’ouvrage, réapparaissent les imprimés, les paillettes, les perles, etc. qui auraient servi pour la création d’un vêtement. La réalisation devient une narration et témoigne d’un vêtement qui sera produit en grande série. Chaque pelote tricotée dévoile un univers bien défini, réintroduit dans un travail uniforme, où le geste est répété des centaines de fois. Il se crée une confusion entre la pratique du tricot qui est à l’origine régularité et uniformité de la maille, et le réinvestissement qui est irrégulier par les formes, la largeur, la matière et la qualité de la maille. La réalisation va devenir un grand livre ouvert et condamnera la production de masse en imposant un travail unique. La place de l’imprévu sera essentielle car nous ignorons comment les éléments recyclés s’ajusteront les uns aux autres. En gardant une place privilégiée à l’inattendu, c’est créer une œuvre qui découle de multiples paramètres, échappant au contrôle de l’être humain, à l’heure où ce qui nous entoure est minutieusement surveillé. C’est donner une place à l’inadvertance, à l’erreur et même à la malfaçon qui est si réprimandée dans ce monde contemporain totalement standardisé. Le tricot comme la peinture est une pratique qui permet de rattraper ses erreurs. Ces dernières occupent une place fondamentale : les fautes nous rappellent que nous sommes des êtres humains et non des machines. Les gestes se répètent à l’infini comme 306 CHAPITRE IX Le textile et le vêtement réutilisés pour une création contemporaine, purement artisanale et artistique dans les vidéos de François Daireaux. Elles ont été tournées dans les pays dits en développement, du Maroc à l’Inde où le travail artisanal reste un moyen de gagner sa vie : des artisans que ce soit dans le textile, la poterie, la sculpture, l’orfèvrerie, la céramique, etc. sont en plein exercice et donnent forme à l’objet. Les vidéos se fixent en gros plans sur les gestes et leurs répétitions. Elles sont représentées lors de projections d’écran géant, si bien que le spectateur, se retrouve plongé dans le geste. Ressenti comme le travail d’une machine qui en vient même à nous donner le vertige. C’est une manière de montrer un état hypnotique de l’être humain dans une pratique artisanale, voire ancestrale. Ces activités se transmettent de père en fils. L’accent est mis sur ce mouvement à la fois rassurant par la répétition, par la maîtrise, par l’assurance mais inquiétant par la nonchalance, la redondance et la fragmentation, comme si le geste était devenu une machine à fabriquer qui ne doit commettre aucune erreur. À contrario, mes créations autorisent l’imprévu pour donner une teneur plus humaine aux réalisations, où la faute est possible. Cette répétition du geste témoigne d’une mémoire d’amarres possibles. L’intérêt n’est pas de me métamorphoser en machine automatisée à créer mais bien de donner vie à un objet qui trouve son origine dans des héritages multiples avec une identité qui lui est propre, contrairement à ce que veut la société contemporaine. 3.4. Le tricot et ses invraisemblances, le Yarn-bombing La pratique du tricot évoque un univers de douceur, de souplesse et de légèreté. Dans mes travaux, il provoque au contraire une réaction plutôt négative, en raison des préjugés lié à ce travail artisanal. Il est inattendu à la fois sans limite avec des formats dépassants notre champ de vision et au contraire bien délimité, ajusté à un châssis accroché au plafond, placé au mur et moulé à un corps. Dans mes premières tentatives, j’ai eu ce désir de laisser tomber - dans tous les sens du terme - la toile tricotée. Après avoir inlassablement découpé et tricoté les morceaux de tissus recyclés pour la création de plusieurs panneaux (que j’ai décrits précédemment pour Linpisserie I, Jerseypisserie II et Lainepisserie III), j’ai finalement exposé ces derniers, accrochés à une barre métallique au plafond, telles les réalisations de Laurence Waldner. Ses créations sont de très grandes toiles tissées semblables à des sculptures murales avec une place importante laissée à la couleur et la matière : « Ne plus penser tissage et ses règles d’or, mais juste matières et couleurs. Mélanger, extraire, tordre la matière, les couleurs chercher le geste du peintre… L’alchimie des textures. La matière prend des routes détournées des règles de l’art du tissage, devient 307 TROISIÈME PARTIE La dissolution du travail pictural vers une pratique purement textile par la réutilisation des matières recyclées volume et longs flottés. »173 L’œuvre est à la fois support et contenu sans délimitations franches. La linéarité de la toile est remplacée par un travail aux multiples reliefs rappelant l’artisanat du tricot. 174 Figure 108 : Laurence Waldner, Exposition Mains et Merveilles, Centre d’Art contemporain du Morbihan, Kerguehennec, 2010, fibres textiles tissées. La toile n’est pas délimitée par un cadre ou un châssis, comme si elle souhaitait s’étendre. L’utilisation du tricot ou du tissage permet d’ajouter aux panneaux déjà en place le nombre de nouvelles pièces tricotées. Ces créations deviennent massives à la fois par leur grandeur et leur poids. Il se crée ainsi une contradiction entre l’image que nous avons du tricot et la réalité. Ce n’est plus le molletonné, la souplesse et la légèreté qui sont ressentis, mais bel et bien l’infini et la raideur d’une pièce imposante, dont découle principalement un sentiment de grandeur. Ce qui dépasse l’échelle 1, c’est-à-dire la taille humaine, nous effraie car cela va au-delà de notre champ de vision, un sentiment de malaise apparait. D’où l’intérêt de susciter l’étonnement face à une chose hors de son contexte, comme par exemple les travaux colorés de Magda Sayeg. Ses travaux apparaissent dans des lieux urbains et touristiques extérieurs. C’est un nouveau genre de street art, appelé le yarn-bombing. Tel que l’indique son nom, il consiste à recouvrir un objet quel qu’il soit d’un tricot. L’artiste redonne ainsi vie à des monuments, des arbres, des objets, de manière inattendue, en les tricotant le plus souvent au point 173 Laurence Waldner, sur son site internet dans la rubrique : « A propos de moi », URL : http://www.laurence- waldner.com 174 Source : http://www.laurence-waldner.com/ 308 CHAPITRE IX Le textile et le vêtement réutilisés pour une création contemporaine, purement artisanale et artistique mousse et point de croix, car ils sont faciles à pratiquer et permettent une régularité plane. La couleur est à l’honneur ! Les lieux urbains qui sont généralement d’un camaïeu de gris prennent les couleurs de l’arc en ciel. En Juillet 2012, l’artiste a investi le nouveau pont Confluences à Angers pour le festival ARTAQ. Ce pont d’architecture moderne, fait penser au viaduc de Millau, il est de couleur gris clair, de forme très épurée, ronde, formant un demicercle tout au long du pont, et de chaque côté une rambarde de sécurité d’environ un mètre de hauteur, en guise de protection des marcheurs. L’intervention de l’artiste s’est faite sur les deux rambardes avec des « v » colorés ou des ailes d’oiseaux imagées. Une intervention très réussie, elle est sobre et épurée comme la structure du pont. Je me permets ici de donner mon point de vue, parce que cette réalisation a été fortement critiquée et même qualifiée de laide. « Je trouve cela d'une ringardise sans nom. J'appelle les graffeurs à se révolter en redonnant un coup de jeune à ces "chevrons" poussiéreux »175 s’exclamait un photographe de la ville. Redoutait-il que l’artiste réinvestisse le pont comme l’ont fait Christo et Jeanne-Claude en 1985 ? Cette pratique, le yarn-bombing, fait penser à un land art relooké, c’est-à-dire une intervention artisanale sur des monuments construits par l’homme. Ses créations existent dans les quatre coins du monde. Le land art à l’origine se pratiquait en milieu naturel, celleci prenant alors le dessus sur l’œuvre, seules les photos témoignaient de la création, le plus souvent monumentale. Ce qui est unique dans les travaux de Magda Sayeg, c’est l’union et le choc des contraires, du tricot à l’architecture, au véhicule, à l’arbre, etc. L’artiste incite à s’interroger sur cet assemblage. Depuis quand un monument, un véhicule et un arbre ont-ils besoin d’être habillés ? Est-ce seulement un besoin esthétique afin de montrer la présence de l’homme sur des choses qui nous dépassent ? C’est une manière de réunir des objets de l’industrie de masse et de technologie de pointe à un artisanat ancestral. Il en résulte un choc des pratiques qui s’unissent à merveille, même si certaines personnes y restent insensibles. La pratique du tricot sort de son contexte habituel, avec l’objectif d’initier, d’interpeller et de rapprocher les gens. De la même manière, je cherche avec les chutes de tricots recyclées à faire réagir les spectateurs et les ouvrir à une pratique qui dépasse notre présent. Une confusion voulue se crée dans les diverses créations pour ouvrir nos idées. Mais, petit à petit et de manière inattendue, mes toiles sont allées recouvrir un corps, comme si celui-ci était emprisonné par la toile. 175 Yannick Sourisseau, Pont Confluences : une performance décevante, AngersMAG, mai 2012. 309 TROISIÈME PARTIE La dissolution du travail pictural vers une pratique purement textile par la réutilisation des matières recyclées 176 Figure 109 : Magda Sayeg, Pont Confluences, 2012, Angers, Festival ARTAQ, tricot laine. 177 Figure 110 : Magda Sayeg, Knitted Trees, 2009, tricot laine. Figure 111 : Magda Sayeg, Knitted stair, 2010, Sydney, Australie, tricot laine. Figure 112 : Magda Sayeg, l’artiste à l’œuvre, 2010, tricot laine. Figure 113 : Magda Sayeg, Knitted Bus, 2009, Mexico, Mexique, tricot laine. 176 177 Source : http://www.angersmag.info/Pont-Confluences-une-performance-decevante_a4872.html Source : http://avosmailles.typepad.com/photos/dautres_artistes_en_image/magda-sayeg.html 310 CHAPITRE IX Le textile et le vêtement réutilisés pour une création contemporaine, purement artisanale et artistique Section 4. Les paradoxes du vêtement 4.1. Le vêtement issu d’autres vêtements Avant la réalisation des trois grands panneaux au point mousse, j'ai créé une collection de seize tenues uniquement à partir des chutes de récupération (vu précédemment page 293). L'idée m’est venue lors de la Quinzaine du Commerce Équitable d’Alfortville. La Mairie a fait appel à mes services pour un défilé et des réalisations faites dans des matériaux équitables. L'année suivante, elle m’a de nouveau sollicitée pour faire un autre défilé, avec la Collection Méli-Mélo. Les pièces que j’avais présentées la première fois m'avaient demandé un nombre incalculable d’heures de travail, j’ai par conséquent décidé de faire un travail d’un autre genre, qui sortait de l'ordinaire. Á un mois du défilé, avec ces swatchs récupérés sur mon lieu de travail, j’ai créé des vêtements portables et originaux. J'ai utilisé de nombreux motifs fleuris des collections été, passées. J'ai regroupé les morceaux, pour la plupart de forme rectangulaire, dans les mêmes gammes colorées. Je les ai assemblés les uns aux autres pour former de grands panneaux de tissus dans le même esprit que Linpisserie I, Jerseypisserie II et Lainepisserie III, car j’avais noté que ces panneaux pouvaient être utilisés dans la fabrication d'autres vêtements. Une fois les grands panneaux confectionnés, j’ai trouvé un moyen de les exposer. Je n'avais qu'un mois pour finaliser ma collection, je me suis limitée à des formes simples, surtout pour ne pas surcharger le modèle, qui est à la base déjà très fleuri. J'ai fabriqué ainsi de très nombreuses robes, jupes, tops et gilets dans des patronages « superficiels ». J'ai d’abord voulu créer des patrons mais au vu du temps dont je disposais j’ai finalement décidé de faire ces vêtements instinctivement et à l’œil, dans des tailles S. Les lignes sont droites et légèrement cintrées au niveau de la taille. Tout a été réalisé avec de simples calculs, à la règle, à même le tissu. Si des professionnels de la mode avaient vu ma manière de travailler, ils n’en seraient pas revenus. J’ai créé une première robe de taille XS, puis j'ai ajusté les autres à partir de ce modèle. Du fait des matériaux utilisés, certaines robes sont plus raides au tombé, contrairement à d'autres qui semblent avoir été faites au moulage. Les échantillons de tissu n’ont pas été surfilés et aucune doublure n'a été fabriquée, par manque de temps. Le résultat de la collection a été une réussite. Les fleurs ont donné un aspect rétro et vintage très apprécié. C'était une manière, de montrer la naissance d’habits à partir de chutes vouées à l'oubli. 311 TROISIÈME PARTIE La dissolution du travail pictural vers une pratique purement textile par la réutilisation des matières recyclées Cette collection est ambivalente, elle supprime le travail très rigoureux du modéliste et met à l'honneur la réutilisation. La création a été réalisée très rapidement, sans honorer la règle principale de ce travail très artisanal : le modélisme. Les fondements majeurs n'ont pas été respectés, mais magnifiés. Ces vêtements effacent la standardisation, où les objets sont créés à base de mêmes techniques. Dans cette collection, presque tout est le fruit du hasard, excepté le choix d'assemblage des tissus. En commençant, je ne savais pas exactement comment les formes des vêtements allaient se présenter, c'est au fur et à mesure qu’elles se sont révélées. Nous vivons dans un monde d’uniformité, rien n'est personnalisé, tout est examiné afin de mettre fin à l'originalité, que ce soit dans le prêt à porter de masse, le mobilier, les voitures, voire même la nourriture. C’est en raison de cette uniformisation que se créent des préjugés sur les cultures différentes de la nôtre, alors que la richesse culturelle nait des différences ; un monde où les êtres seraient libres d'être selon leur souhait le plus profond, sans peur, oubliant le regard d'autrui. Que le défilé ait autant plu n'est pas un hasard, cela montre bien que les individus ont ce besoin de liberté. La collection évoque un patchwork, d'où son nom : Méli-Mélo. Le patchwork est utilisé le plus souvent dans la création de couvertures. La multiplicité des couleurs dans une forme plane est plus facile à réaliser que dans un volume, celui-ci peut devenir rapidement ridicule. Dans le milieu de la mode, seule une créatrice se démarque par ses créations colorées : Agatha Ruiz de la Prada. Elle utilise les formes et les couleurs les plus insolites. Il en résulte un prêt à porter qui sort de l'ordinaire et devient malheureusement un peu kitch. Styliste espagnole, elle utilise une multitude d’objets et de matières colorés pour la réalisation de ses collections comme la marque Desigual, sans frein à l’originalité et à l’exubérance. Ces deux marques sont sans limites, ce qui peut parfois être de mauvais goût, ce qui est bien dommage. La couleur serait-t-elle réservée aux pays chauds ? Pourquoi ne pas donner des couleurs aux vêtements de ces régions du Nord où la grisaille est présente une bonne partie de l’année. La Collection Méli-Mélo est le résultat inattendu de couleurs et de formes qui s'emmêlent pour créer des vêtements qui peuvent être portés et originaux. C’est un renouvellement du travail artisanal, à travers l'abandon des règles majeures du modélisme et du bustier. 312 CHAPITRE IX Le textile et le vêtement réutilisés pour une création contemporaine, purement artisanale et artistique 4.2. Le textile architectural Depuis la fin de l'année 2012, je me consacre au textile, peut-être est-ce une manière de revenir à ma formation de base en stylisme et en modélisme. Le bustier disparaît désormais de la création. Il n'est plus au cœur du travail, ce sont les chutes récupérées qui le deviennent. De ce fait, je reviens à une pratique complètement artisanale qui se libère de tout support, car elle est à la fois base, pigment et contenu. Les premières réalisations sont les grands panneaux, montrant qu'il n'y a pas de début ni de fin, qui m’ont permis de me réapproprier les espaces où ils allaient être. Je me suis lancée dans cette voie sans savoir où elle allait me mener. Ces trois grandes réalisations m’ont fait comprendre que le textile est fondamental. Dans mes anciennes réalisations, il était déjà seulement suggéré. C'est un travail composé de points au tricot qui se répètent à l'infini, dans une variété de couleurs, du camaïeu à la surprise colorée. Dans l'art contemporain, peu d'artistes se sont confrontés au textile, comme si celui-ci n'était dédié qu'à l'artisanat. Nous le savons depuis quelques années, l'art et l'artisanat fusionnent à l'infini pour faire naître des travaux ambivalents. L'une des artistes contemporaines à laquelle se réfère ma pratique est Sheila Hicks. Artiste américaine vivant à Paris, elle s'est consacrée au textile après avoir découvert le travail des artisans d'Amérique Latine. En lisant la biographie d’artistes comme Sheila Hicks ou Alighiero Boetti, c'est durant ses voyages dans les « pays traditionnels » qu’elle a découvert les pratiques du textile. L'artiste, dans sa démarche, a réuni l'esthétique et les techniques des multiples civilisations rencontrées dans les quatre coins du monde. Ses travaux sont des melting pot qui brisent les frontières parce qu’elle traite de la même manière les pratiques qu’elle a assimilées. Avec les trois grandes toiles en lin, en jersey et en laine, nous nous rapprochons de ses travaux, comme Phare de Stiff, 1978, Ouessant, Bretagne ou Willow, 1960, Mexico. Graphiquement, les travaux textiles offrent un panaché de sensations colorées. Ces installations ne se composent que de quelques couleurs mais auxquelles correspond des énergies qui guide les spectateurs visuellement. Les vibrations colorées sont faites de manière homogène en utilisant la même technique, très exceptionnelle. 313 TROISIÈME PARTIE La dissolution du travail pictural vers une pratique purement textile par la réutilisation des matières recyclées 178 179 Figure 114 : Sheila Hicks, M’hamid, Musée d’Art de Cleveland, Ohio, 1970, 23 x 17,75 cm, soie. Figure 115 : Sheila Hicks, Wrapped and Coiled Traveller, 2009, Collection privée, Cristina Grajales Gallery, NewYork. Fibres textiles : bambou, coton, laine et soie. En complément de la couleur, ses créations sont riches par la variété des formes : points, tuyaux, panneaux, boules, guirlandes, etc. Ils sont présents, comme en réponse à différentes incitations rencontrées. Nous sommes dans un univers où les formes textiles très rigides, répétitives, planes et aux couleurs sombres, sont remplacées par des ensembles tous plus surprenants les uns que les autres. Les couleurs chatoyantes nous rassurent, comme c’est le cas de l’impressionnant rideau du théâtre au Kiryu Cultural Center de Gumna au Japon (en 2001), installation monumentale et envahissante ; avec une contradiction entre le matériau, la couleur et les mises en place architecturales. En revanche, le volume des installations peut nous déstabiliser. Elles sont gigantesques et dépassent notre champ de vision, comme si elles allaient nous engloutir. Nous retrouvons cette sensation dans With May I have this dance, 2002-2003, Musée du design, Caroline du Nord. Les fibres descendent du plafond comme pour envahir toute la pièce. Une contradiction se crée entre ces monumentales installations et l’acte d’utiliser de la laine et de la soie, matériaux textiles nobles et doux, le plus souvent utilisés pour la fabrication de pulls et de gilets. Mais lorsque la matière est associée à l'architecture, il se crée une combinaison très surprenante car l’ensemble est voluptueux. 178 179 Source : http://craftcouncil.org/magazine/article/itinerant-artistsheila-hicks Source : http://www.mintmuseum.org/art/exhibitions/detail/sheila-hicks-fifty-years 314 CHAPITRE IX Le textile et le vêtement réutilisés pour une création contemporaine, purement artisanale et artistique 180 Figure 116 : Sheila Hicks, With May I have this dance, 2002-2003, Musée du design, Caroline du Nord. Autrefois, de nombreuses tapisseries couvraient les murs ou habillaient les sols en guise de protection contre le froid. Aujourd'hui, les murs blancs priment. À l'origine, le textile protégeait notre corps du froid, puis il est devenu protecteur de nos habitations avant de revenir à sa fonction première. La confrontation du textile et du béton est surprenante, la matière douce et souple opposée à celle robuste et infranchissable. C'est une manière impossible de parer la rigidité. Plus étonnant encore : le poids important de l'ensemble des échantillons qui fait tendre le panneau vers le bas, comme s’il souhaitait s’effriter. Une tension se crée entre la grandeur et la fragilité. Cette opposition permet de trouver un équilibre entre arts plastiques et arts appliqués. La pratique artisanale prime sur la technique, en laissant cours à un libre savoir-faire. Les résultats sont déroutants car nous ne savons plus à quel mouvement rattacher chaque réalisation. 4.3. La réintégration du vêtement dans l’architecture Le textile et l'architecture ont cohabité durant des siècles. Les échantillons de production pour la fabrication de vêtements sont réinvestis dans des créations gigantesques qui se marient au mur et au plafond. Comme leur nom l'indique, le but est de créer des installations architecturales propres à créer un effet de surprise, un sentiment de jamais vu. J’ai évoqué plus haut Sheila Hicks, qui est un maître dans son art. Les installations doivent 180 Source : http://www.allartnews.com/first-major-retrospective-to-honor-artist-sheila-hicks-at-the-institute-ofcontemporary-art/ 315 TROISIÈME PARTIE La dissolution du travail pictural vers une pratique purement textile par la réutilisation des matières recyclées être en adéquation avec les lieux où elles se trouvent. C'est pourquoi j'ai suspendu au plafond certains de mes longs panneaux, créant ainsi des « pièces à thèmes » au lieu de les plaquer contre un mur. Ces dernières délimitent l'espace et rendent les travaux plus imposants. La fragilité de la matière faite en point mousse devient évidente. J’ai dû trouver une solution alternative pour qu’elles ne s’effritent pas. Une œuvre architecturale a plusieurs significations : elle peut être considérée comme grandiose, ou bien devenir architecture même. Elle devient alors vraiment fusion entre les arts plastiques et les arts appliqués. Dans cette mouvance, je pense à Derick Melander, un artiste contemporain. Dans ses œuvres déroutantes, les vêtements sont réintroduits dans leur intégralité, ce qui n’est pas le cas dans mes travaux où il est quasi impossible d'imaginer la quantité de tee-shirts et de pulls qui auraient pu être fabriqués. Les œuvres de Derick Melander surprennent par leur finesse. Des centaines de pièces sont soigneusement pliées, dont le poids peut aller jusqu'à deux tonnes. Ces sculptures sont architecturales et pesantes dans un espace donné. L'artiste crée des colonnes, des murs droits et arrondis uniquement à partir de vêtements empilés les uns sur les autres. Les habits, non visibles de l'extérieur, sont imbriqués les uns dans les autres. Chaque pièce est méticuleusement repliée pour former des sculptures architecturales uniformes, linéaires et raides. Certains de ses travaux ne laissent même pas dépasser un fil et donnent l'impression d'être faits de pierres colorées. Par expérience, il est très difficile de faire tenir des pliés les uns sur les autres. Il faut prendre en considération la force et le poids des vêtements, qui peuvent tomber très facilement lorsqu'ils sont imbriqués, ce qui donne une valeur inestimée aux installations. 181 Figure 117 : Derick Melander, The Ocean is the Underlying Basis for Every Wave, 2008, 700 x 1400 x 700 cm, vêtements. 181 Source :http://www.derickmelander.com/works/sculpture/t_o_u_b_f_e_w/2_the_ocean_is_the_underlying_ basis.htm 316 CHAPITRE IX Le textile et le vêtement réutilisés pour une création contemporaine, purement artisanale et artistique Par les couleurs et les textures, nous pouvons distinguer les vêtements de différents âge et sexes. Avant de donner forme à la structure, l'artiste a regroupé les pièces par catégories : les chemises avec les chemises, les pantalons avec les pantalons, etc. pour faciliter son travail d’empilement. Le dégradé de couleur est primordial pour l’harmonie de ses sculptures. Le camaïeu coloré apaise notre regard. La rigidité des formes et des différentes structures donne une force aux architectures environnantes. Lorsque nous devinons qu’il s’agit de masses de vêtement, nous pensons à l'être humain. Ces habits dans le passé ont appartenu à des êtres vivants, les pièces sont toutes récupérées. Il se crée alors un certain malaise. Pour l’artiste, le processus de pliage et d'empilage des vêtements individuels ajoute une couche de sens à la pièce finie. Par exemple, l’artiste choisit une robe avec une réparation cousue à la main, ou un manteau avec un nom écrit à l'intérieur du col, le travail commence à se sentir comme un portrait collectif. Un portrait de vêtements qui ont été associés à des corps, et qui sont maintenant, dans l’œuvre de l'artiste, vidés de leur âme, soigneusement pliés et rangés comme de simples éléments architecturaux. Les couches d’habits s'accumulent, les vêtements individuels sont comprimés en une seule masse environnementale. L’œuvre fait un clin d’œil aux villes commerciales dans lesquelles des milliers de personnes sont obligées de cohabiter, car « tout » se passe dans cet environnement. Nous vivons dans des petites surfaces, les uns à côtés des autres, avec l’obligation de se supporter. Les espaces ont tendance à s’amenuiser, au vu du prix du mètre carré notamment à Paris et dans les grandes villes. Nous sommes chacun, d’une certaine manière, juxtaposés les uns aux autres. Les travaux de Melander créent un étonnant jeu d'ambivalence entre les êtres humains. Dans la réalité, ils peuvent se déplacer, ici ils sont emprisonnés. Nous vivons dans un monde où la « mobilité » est surveillée à l’intérieur des classes sociales. La liberté de circuler universellement est toujours contrôlée : bien définie dans un espace donné. Nous sommes cloîtrés dans un environnement bien délimité, même si nous n’en avons pas l'impression. La « mobilité » n'a jamais été vraiment possible car il faut avoir un passeport, un visa pour les pays hors de l’Union Européenne. Ces travaux sont symboliques, ils explorent le lieu conflictuel entre l'individu et l'espace, la société et les frontières et entre le moi et le monde extérieur. 317 TROISIÈME PARTIE La dissolution du travail pictural vers une pratique purement textile par la réutilisation des matières recyclées 4.4. Le vêtement vidé de sa personnalité Le vêtement est le reflet de chaque personnalité, sa manière de vivre, et véhicule une image très forte aux yeux des autres. Si nous prenons un certain recul, nous pouvons considérer que c'est un déguisement neutre qui nous permet d'avoir la bonne tenue exigée. Dans certains pays, comme au Proche Orient par exemple, les femmes et les hommes sont voilés et dans l'obligation de ne montrer aucune partie de leur corps et aucune marque de vêtement. Même si la fonction première est de cacher le corps à travers des drapés, c'est une manière de faire disparaître les différences, comme par exemple dans les établissements scolaires où l'uniforme est exigé pour montrer une appartenance à un groupe. Dans notre « société du spectacle », comme l’a nommée dans son œuvre Guy Debord, chaque personne a besoin de montrer son appartenance « physique » à un groupe, sans forcément s’en rendre compte. Lorsque nous voyons les vêtements que Derick Melander a soigneusement pliés et entassés les uns sur les autres, nous pensons à toutes les personnes et par voie de conséquence aux personnalités qui les ont portées. Dans ses œuvres, les êtres sont vidés de leur âme de façon encore plus marquante quand l'artiste a entre les mains un habit qui a été personnalisé. Cet entassement de vêtements bien rangés, bien ordonnés, fait penser à un amas d'êtres humains que nous aurions superposés délicatement, comme dans les catacombes de Paris qui datent de 1786. Les ossements sont finement imbriqués, dans des formats s’apparentant aux sculptures et aux architectures monumentales de Melander. Il n'y a plus de séparation, de rattachement et de personnalisation, tous les ossements ont été récupérés et placés pour être réduits à l'état d'objets. Ces défunts ne sont plus rattachés à la Terre Mère, ils sont devenus des objets vidés de leur âme. Comme les vêtements de Melander, les os, qui étaient les squelettes de milliers d'êtres humains, sont devenus des matériaux non nécessaires mais qui restent un art funéraire. Dans Fantômes crée en 2014, j'ai disposé les créations en patchwork que j'ai faites pour la Quinzaine du Commerce Équitable sur des mannequins blancs. Ces bustes en plastique sans jambes et sans bras sont suspendus au plafond, à l'aide de crochets et de fils métalliques, à des hauteurs différentes pour créer une mouvance. Ils sont au nombre de six. Les imprimés et les matières colorées donnent de l'énergie à l'installation. J'ai pensé utiliser une ventilation pour faire vibrer les silhouettes et peut-être jouer avec les ombres, mais je me suis résignée à les garder fixes. Ils bougent seuls de temps en temps. Nous avons 318 CHAPITRE IX Le textile et le vêtement réutilisés pour une création contemporaine, purement artisanale et artistique l'impression qu’il s’agit de fantômes, d’où le nom de la création. Ils surgissent du ciel ou de la terre. Cette réalisation a été photographiée de jour et filmée (vidéo projetée le jour de la soutenance) de nuit pour mettre l’accent sur les ombres laissées par les bustes. Ils bougent à leur rythme et le spectateur ne sait plus réellement où se situer. Est-ce un leurre ? Est-ce une résurrection ? L’atmosphère de ces créations textiles fusionnées aux bustes devient mystique. Les chutes textiles qui étaient vouées à disparaître reviennent avec la représentation vide de l'être humain. Une mise à mort, et une mort qui renaît en renouvelant les objets, voués à se décomposer. J'ai placé ces créations élevées à deux mètre du sol, car elles sont le symbole d'un renouveau et d'un retour contraire à l’œuvre de Christian Boltanski, Le stade industriel de la mise à mort, 2010, Paris. Figure 118 : Farah Kartibou, Fantômes, 6 prototypes de chutes recyclées, 2014, Paris, chutes textiles recyclées. Pour la troisième édition de Monumenta, l'artiste a exposé, sous la nef du Grand Palais, des vêtements au sol semblables à un « memento mori contemporain », pour mettre l'accent sur la fragilité de l'homme face à la mort. Les vêtements, comme ceux de Derick Melander, sont vides, posés les uns sur les autres, formant des rectangles au sol délimités par des piqués aux angles. Ce sont de grands tapis évoquant des cimetières où les vestes sombres priment sur les quelques habits d'enfants colorés. Ils sont superposés. L'atmosphère est très étrange. L'artiste a volontairement choisi cette ambiance sombre, avec par moment des concerts de musique très contemporaine et lugubre. Dans le renfoncement, une grue métallique surplombe une montagne de vêtements, descend et plonge ses crocs dans cette masse, puis remonte une poignée de vêtements dans sa mâchoire orangée. Elle remonte les pièces et les rejette sur le tas. Pour Boltanski, elle représente Dieu : « c'est le 319 TROISIÈME PARTIE La dissolution du travail pictural vers une pratique purement textile par la réutilisation des matières recyclées doigt de Dieu, qui prend la vie, qui tape au hasard. »182 Ces vêtements, pareillement à ceux de Melander, représentent des milliers de personnes vidées de leurs corps et de leurs âmes : la mort, les camps de concentration et les catacombes. Ce sont des vanités contemporaines qui mettent en avant la fragilité de l'homme. Chez Melander, ce sont ses œuvres et leurs accessoires qui nous font penser aux vêtements étalés de Boltanski. Dans ces différents travaux monumentaux, le vêtement représente l'être humain et devient son objet d'identification. Ce qui nous habille au jour le jour est un moule qui représente l'être, ce que les artistes contemporains mettent en évidence. 183 Figure 119 : Christian Boltanski, Monumenta 3ème édition, 2010, Nef du Grand Palais, Paris, vêtements. 182 France 2.fr, Christian Boltanski au Grand Palais pour Monumenta, publié le 21/01/2010, URL : http://culture.france2.fr/art-et-expositions/expos/christian-boltanski-au-grand-palais-pour-monumenta60013070.html 183 Source : http://blog.e-artplastic.net/index.php?post/2010/02/24/Près-de-150-000-visiteurs 320 CHAPITRE IX Le textile et le vêtement réutilisés pour une création contemporaine, purement artisanale et artistique Section 5. La déconstruction des bases techniques du vêtement 5.1. L’antiforme textile et le hasard Le travail est le fruit de la récupération de chutes réinvesties. Ces échantillons de tissus pour la réalisation de vêtements en série deviennent les maîtres d’une création artistique. Plusieurs réalisations mettent en avant un besoin de fuite de la perfection. Ainsi, j’ai commencé à créer un bustier - que j’ai laissé de côté lors de l’arrivée du tricot - avec de nombreux échantillons, déchirés à la main et noués les uns aux autres sans ustensiles de couture. Le but est de créer, sans avoir recours à aucune aide matérielle quelle qu’elle soit dans un monde orchestré par les machines et l’informatique. Bustier à nœuds réalisée en 2012, est un bustier très éloigné de celui que nous avons habitude de voir. Il a été fabriqué à partir de plusieurs toiles réinvesties dans un travail de tressage. Toutes les pièces ayant servies à sa réalisation ont été déchirées à la main avant d’être tressées ; puis elles ont été nouées les unes aux autres pour donner forme à la pièce. Le tressage s’est fait par catégorie de tissu et reste semblable à un patchwork coloré. Le geste répétitif de la création est mis en avant à travers l’artisanat qui prime sur la technique. Malheureusement, il m’a fallu en venir à l’utilisation de la machine à coudre pour assembler toutes les pièces tressées, sinon les pièces créées étaient trop grandes et trop grossières. La réalisation déposée naturellement sur le corps, le pare d’un vêtement harmonieux. Semblable à un happening, la création s’est modelée au corps en donnant vie à ce bustier, vide au départ, car elle n’est qu’un grand rectangle fait de tressage. Ce travail, à l’origine, qui n’est qu’une anti-forme faite de chutes sans destin, donne vie au bustier grâce au tombé et la souplesse de la matière. Une grande place est laissée au hasard. En tournant et disposant la création à l’envers, un autre résultat est obtenu en harmonie avec le bustier. Cette grande place de l’imprévu permet à la création de donner vie à une multitude de bustiers. C’est une manière de rompre avec ce monde du tout contrôle. C’est un lâcher prise de la mise en forme du bustier. Si la base n’était pas un buste, la création serait semblable à une toile libre, rectangulaire, qui s’affaisserait, comme des travaux de Robert Morris. Le poids de la création me fait penser aux œuvres de cet artiste comme si le trop plein de liberté permettait de laisser libre cours aux formes. C’est la mise en avant de l’informe. Pour l’artiste, la matière avec tous ses atouts et imperfections est valorisée. Laisser la matière textile réagir comme elle l’entend au moment de sa chute est 321 TROISIÈME PARTIE La dissolution du travail pictural vers une pratique purement textile par la réutilisation des matières recyclées une manière de faire perdurer l’éphémère par l’intermédiaire d’une substance qui ne l’est pas. La perfection ne doit pas être atteinte, afin de mettre en évidence l’antiforme tel Ohne Titel, 1967, Hamburger Kunsthalle, Allemagne. Un lien essentiel entre l’espace et le sol car les non formes se créent de cette fusion contradictoire. Les réalisations textiles à ce niveau n’ont jamais réellement de fin car avec le temps elles se détendent, se décolorent et se détériorent, beaucoup plus que les travaux plastiques. Figure 120 : Farah Kartibou, Bustier à nœuds, 2012, Paris, textiles récupérés et tressés. 184 Figure 121 : Robert Morris, Ohne Titel, 1967, Hamburger Kunsthalle, Allemagne, feutre découpé. 184 Source : http://www.hamburger-kunsthalle.de/index.php/minimal-and-beyond-270.html 322 CHAPITRE IX Le textile et le vêtement réutilisés pour une création contemporaine, purement artisanale et artistique L’antiforme dans le domaine du textile est une manière de fuir le perfectionnement de l’objet. Ce bustier fait référence aux réalisations de Marion Baruch, née en 1927. Ses travaux sont faits de chutes récupérées dans les bureaux de style du Sentier à Paris et réinvesties dans des sculptures textiles. Ils sont un espoir de paix entre les populations de cette Terre. Dans son œuvre, il est primordial de ne jamais faire appel à quelque ustensile que ce soit. La création de ses sculptures est un moyen de ne pas couper le lien entre les êtres humains. La symbolique du nœud très présente est de joindre, d’attacher et de rassembler les êtres différents de ce monde pour ne plus faire qu’un ! Il n’est plus question d’origine, de culture, de couleur tout est regroupé au sein d’un même travail. En 2011, dans le NeufCube de la Mairie du 9ème arrondissement à Paris, elle a mis à la disposition des visiteurs ces chutes amassées pour la réalisation spontanée de sculptures textiles. J’ai assisté à deux vernissages où les invités se mettaient à l’œuvre. Une énergie digne de la fusion à la fois humaine et textile se crée. Tout le monde essayait de mettre au monde des objets fictifs et instinctifs, des objets issus du fruit de leur imagination, laissant le champ libre à la création. Les travaux de Marion Baruch sont d’une grande poésie, à mi-chemin entre la sculpture molle et le tableau déconstruit. Son travail m’a permis d’aller plus loin dans l’investigation des textiles, de la chute à la résurrection des objets inutiles voués à l’oubli. 185 186 Figure 122 : Marion Baruch et élèves dans les chutes textiles récupérées, 2013, Italie. Figure 123 : Marion Baruch, Noués 1 & Noués 2, 2013, Italie, textiles récupérés. 185 186 Source : http://www.galeriedubuisson.com/Galerie_/Marion.html Source : http://www.galeriedespetitscarreaux.com/index.php?id=biographie-marion-baruch 323 TROISIÈME PARTIE La dissolution du travail pictural vers une pratique purement textile par la réutilisation des matières recyclées 5.2. La tension entre le contenu, le support et la surface En amont des trois grandes toiles tricotées, j’ai créé une multitude de petits morceaux, le plus souvent des rectangles en utilisant les mêmes gammes colorées correspondant à une saison : les couleurs chatoyantes ont été produites pour les collections printemps-été et les autres laissées pour l’automne-hiver. J’ai ajusté certains de ces coupons tricotés à un châssis. Ces pièces sont celles tricotées au point godron, alors que les grands panneaux sont conçus au point mousse. Le point godron, contrairement au point mousse, donne du relief au cours de sa réalisation. Un rythme se crée accentué par la répétition de la trame, de la ligne et du sillon. Ce point donne l’impression d’être beaucoup plus régulier que le point mousse. Toutes ces créations ont été fabriquées avec les mêmes tissus et le même procédé de fabrication : récupérations d’échantillons, de chutes et réinvestissement des pièces. J’ai cherché des châssis un peu plus grands que la création car les pièces ont été tirées et ajustées sur la base en bois. La toile tricotée s’étire facilement et s’ajuste à tout support, comme nous l’avons vu dans les travaux de Magda Sayeg. Le point godron permet à l’œuvre de bien épouser le châssis car il est de nature tendue, et cela n’est pas sans me rappeler le serrage du bustier. La tension de l’objet et du support fait référence à la pression entre le bustier et le corps. Dans les deux cas, il s’agit de la fusion des deux produit, à la fois un étirement de l’objet et une étroitesse du support, comme si la compression des deux pièces était une évidence, l’une ne pouvait pas aller sans l’autre. Les travaux de Magda Sayeg, souples, colorés et doux, épousent des structures architecturales raides, grises et rudes. Certaines pièces ont été disposées sur châssis, et le reste a été appliqué au mur à la suite des autres sans aucun support. J’ai perforé les pièces une à une au mur comme si ces réalisations se suffisaient à elles-mêmes. Cela donne l’impression d’un patchwork en train de s’exécuter progressivement. Les créations sont disposées les unes à côté des autres comme le célèbre jeu Tetris, où chaque forme doit s’ajuster à l’endroit le plus adéquat pour un gain d’espace, d’où le nom de la création Tetrisse, 2013. Cette continuité et cette juxtaposition des pièces se fait dans le respect d’un camaïeu. L’intérêt de la mise en place est de trouver le lien conducteur de la réalisation. Sur une pièce tricotée, le lien débute par une couleur, qui va se retrouver sur la pièce suivante et ainsi de suite. Le fil conducteur réside dans une continuité de la couleur qui n’est pas visible dans un premier temps. C’est en montrant l’indice du départ que tout s’éclaircit et se met en action pour permettre de trouver les liens entre les différentes pièces. 324 CHAPITRE IX Le textile et le vêtement réutilisés pour une création contemporaine, purement artisanale et artistique Figure 124 : Farah Kartibou, Tetrisse, 2013, Paris, textiles récupérés et tricotés. Créations faites de 50 pièces tricotées. Les pièces se propagent au fur et à mesure de leur création sur la totalité du mur. Ces créations rappellent Senza Titolo, d’Alighiero Boetti, 1988, Collection Provincia Autonoma di Bolzano, Alto Adige, Italie. Ce sont des réalisations presque carrées. Dans chacune d’elles, d’autres carrés de couleurs chatoyantes avec des lettres tissées apparaissent. Chaque lettre est brodée sur la hauteur du carré et donne l’impression d’être compressée, comme si elle avait été réduite pour s’intégrer dans le moule. Ceci est contraire à mes créations que j’étire pour les ajuster au support ou leur donner une forme géométrique. Les diverses couleurs utilisées par l’artiste italien effacent complètement le contenu de l’œuvre, les lettres disparaissent et laissent vibrer la toile tissée sans aucun sens de lecture. Seul l’aplomb des lettres nous donne la justesse de la disposition de la création. Pour le reste, « ça part dans tous les sens », comme un jeu de mots croisés enfoui dans un espace coloré. 187 Figure 125 : Alighiero Boetti, Senza Titolo, 1988, 105 x 115 cm, Collection Provincia Autonoma di Bolzano, Alto Adige, Italie. Exposition Alighiero Boetti, 2013, Musée MAXXI, Rome, Italie, (photographie personnelle). 187 Source : http://www.tobeart.com/Biographie/FiAlighiero_e_Boetti.htm 325 TROISIÈME PARTIE La dissolution du travail pictural vers une pratique purement textile par la réutilisation des matières recyclées Les œuvres sont exposées sur plusieurs murs de plus de six mètres de haut. Au Musée MAXXI de Rome, c’est une installation qui se veut à la fois tapisserie, tableau et peinture murale. Le résultat est saisissant face à ces matières colorées sur un mur blanc triste. Les volumes de la création ne se chevauchent pas, ils sont disposés les uns à côté des autres espacés de cinquante centimètres, tel un carrelage pour maison de géant. Un décalage se crée entre la finesse du motif - dont les femmes Afghanes ont réalisé les pièces avec la collaboration et les instructions de l’artiste - et la surface architecturale. La minutie du travail est en contradiction avec la rigidité, la grandeur et la grossièreté de l’espace. Un contraste entre un travail humain artisanal et un espace technique fabriqué par des machines. Senza Titoli, vibre dans cet espace rigide. Les répétitions à l’intérieur des créations créent du mouvement, comme dans les créations de Ghada Amer où le contenu de la toile semble sans cesse en mouvement. Les postures sulfureuses répétitives et identiques semblent s’agiter comme si elles étaient à l’œuvre. Dans les travaux d’Alighiero Boetti et de Ghada Amer, le motif vibre en opposition à la rigidité de l’espace et du support. Le mouvement et le sujet sont mis en valeur. À leur instar, Tetrisse, met l’accent sur le geste artisanal qui se reproduit sans cesse en oubliant le sens de lecture de l’œuvre car tous les éléments sont importants. La valeur n’est pas donnée à un élément mais à l’ensemble de la réalisation. L’œuvre est le fruit d’une création globale sans début et sans presqu’aucune finalité afin que notre imaginaire se laisse dériver. 5.3. La double lecture de l’installation textile, par le jeu des lumières Les dernières réalisations mettent en scène la confrontation entre le volume et la surface convoitée. Les pièces récupérées sont de petites tailles, découpées puis réinvesties dans d’autres formats. Une tension se crée alors entre le support et la surface. Le point tricoté artisanal est mis en valeur. Il est la source de toutes les récentes créations et se répète à l’infini. Les grands panneaux suspendus au plafond mettent en évidence la confrontation de l’espace rigide et de la souplesse de la maille. La pesanteur fait perdre à la création exposée sa légèreté. Elle devient lourde et se détend, comme dans les travaux de Robert Morris, vus précédemment. Les chutes qui sont à l’origine légères et souples deviennent raides et pesantes. Seuls les petits formats tendus sur les châssis donnent l’impression d’être des créations plus rigides. Leur mise en place et leur environnement nous dévoilent une poétique de l’œuvre à part. Lors de l’exposition Miniartextile, en 2011, à 326 CHAPITRE IX Le textile et le vêtement réutilisés pour une création contemporaine, purement artisanale et artistique l’Hôtel de ville de Montrouge, la réalisation Damss met en scène des petits morceaux textiles (d’environ dix centimètres de chaque côté) semblables à des tissus prêts à l’emploi en couture. Les pièces paraissent être des empiècements carrés à vêtements du fait du surfilage, qui permet d’éviter l’effilochement des coupons, les morceaux restent intacts. Son utilisation est essentielle pour la maille qui est souple et dont la trame est très fragile. L’installation Damss présente des petits carrés tissés accrochés le long de multiples fils rigides, tendus entre deux murs. Tous les carrés sont disposés à égale distance, parallèles les uns aux autres. Ils ont été décalés pour être tous visibles. Les petits carrés tissés deviennent raides et filiformes, contrairement à leur contenu plus poétique. Chaque carré exprime un univers différent par les matières et les couleurs. Tous les goûts peuvent trouver leur bonheur dans cette représentation textile. Le contenu des œuvres est mis en valeur dans l’œuvre. La création donne l’impression de vêtements en train de sécher sur un étendoir à linge. La parodie est bien réussie, et fait rire. L’originalité se situe dans les fils de surfilage qui dépassent de chaque côté des carrés. Ces fils sont représentatifs des jambes, ce qui « humanise » l’installation à la fois par le fil à étendre le linge et la personnification de la réalisation. L’espace est essentiel car il donne du mouvement. Un contraste se crée entre la souplesse de la matière, la tension du fil et la profondeur de la réalisation. Cette union donne vie à l’œuvre comme si elle était représentative de la vie humaine. Sa vivacité est accentuée par le jeu des lumières qui laisse imaginer l’impulsion par les vibrations du clairobscur. Les pièces ont été tendues dans un endroit rectangulaire et creux. Une double lecture peut être faite par la présence de la lumière. Celle-ci est utilisée, comme dans toutes les expositions, pour éclairer, mais aussi pour donner existence à l’œuvre. Un travail parallèle à celui de la réalité se crée. Les ombres émises ne sont que fictives et éphémères, elles apparaissent lorsque l’action humaine les déclenche. La lumière devient un témoin supposé d’une réalité créative. Figure 126 : Damss, Damss, 2011, exposition Miniartextile, Hôtel de Ville de Montrouge, 2012, textiles mixtes. Photos personnelles. 327 TROISIÈME PARTIE La dissolution du travail pictural vers une pratique purement textile par la réutilisation des matières recyclées 5.4. Un processus de dissolution des réalisations dans la mode, l’artisanat et l’industrie de masse L’objet textile exprime un univers décalé par forcément contemporain, pourtant il rythme notre vie quotidienne sans nous en rendre compte. Sa banalité le désacralise du monde de l’art, même si de nombreux artistes ne renoncent pas à son utilisation. Les grandes toiles comme Linpisserie I (p.297), sont venues s’ajuster à un mannequin suspendu en hauteur. Plus précisément, j’ai moulé les corps des mannequins de style Stockman avec les grands panneaux textiles, en m’éloignant de leur aspect raide au plafond. La toile tricotée moule le buste tel un bustier, nous retrouvons la mise en valeur du corps féminin. Ils sont pour cette installation au nombre de deux, de longueurs différentes : l’un touche le sol et l’autre est dans le vide. Pour ce faire, j’ai ajusté la toile au buste comme moule et matrice de base. Elle est maintenue au corps par un tressage transparent de la poitrine à la taille, contrairement au bustier traditionnel où la fermeture se situe au milieu du dos ou sur la couture côté. Le tressage n’est pas visible, il est caché par les drapés de la matière. Le « fermoir » a été placé au milieu devant, permettant à la personne qui le porte de marcher. L’assise et la stabilité du mannequin suspendu sont données par la tapisserie qui recouvre les épaules. Il se crée une mise en valeur du décolleté pareillement aux bustiers traditionnels. C’est un retour aux sources, aux fondements principaux de ma création où le corps féminin recouvert de chutes textiles est mis en valeur. Les chutes tricotées réinvesties à travers un habit unique qui ne peut pas se porter au quotidien au vu de son épaisseur, de sa fragilité et de son caractère très stylisé. 328 CHAPITRE IX Le textile et le vêtement réutilisés pour une création contemporaine, purement artisanale et artistique Figure 127 : Farah Kartibou, Enveloppe tissée I & II, 2014, 420 cm et 300 cm de long, Paris, textiles récupérés tricotés. Les bustiers ont une allure longiligne et filiforme, ils donnent l’impression de flotter difficilement. Les panneaux textiles sont raides et tirent la création vers le bas. Un contraste se produit entre la réalisation textile souple et douce et le poids important qui la constitue. La contradiction des deux est accentuée par l’ajustement très serré du textile au buste, et par le lâcher prise du bas. Les mannequins sans jambes sont suspendus, habillés d’une matière qui veut se libérer de tout enfermement, prisonnière au corps et libre à la base. Comme finalité de l’œuvre, j’ai fait porter la réalisation par un modèle féminin, à même le sol, sans aucune suspension. Contrairement aux Enveloppes textiles, je n’ai pas souhaité que le mannequin porte la création avec la même mise en forme : un tressage au milieu devant. Celle-ci a enveloppé le corps comme s’il était un moule. La pièce donne l’impression que c’est une robe réalisée sur mesure, alors qu’elle a été ajustée à la personne qui la porte. Le résultat dans son ensemble fait penser à une statue romaine. La toile recouvre le modèle avec une mise en valeur du drapé, des couleurs et des matières le constituant. Contrairement aux bustes suspendus, la toile à même le sol « tasse » la personne, la pesanteur de la création est alors très importante. 329 TROISIÈME PARTIE La dissolution du travail pictural vers une pratique purement textile par la réutilisation des matières recyclées Figure 128 : Farah Kartibou, Enveloppe tissée III portée par un mannequin, 2014, Paris, textiles récupérés tricotés. Toutes les techniques en modélisme sont renversées pour laisser place à la liberté de la création textile. La sensation du toucher au corps, de la personne qui porte la réalisation, s’ajuste en fonction de sa morphologie de manière spontanée. Cette toile rectangulaire à la base sans recherche de mise en forme devient ainsi identique à une matrice pour tous les êtres, par l’utilisation de ruban et d’épingles. C’est une remise en question de la technique et de son avancée de plus en plus moderne. C’est une dissolution du processus de fabrication du vêtement pour un champ libre créatif. La méthode de fabrication traditionnelle du vêtement, du bustier, qui demande de nombreuses capacités, est « brisée » pour une liberté des techniques de conception. Le bustier est tiré vers l’espace et non vers la compression du corps, il se désacralise de son histoire dans le milieu de la mode. La réalisation textile a été ajustée au corps de celle qui le porte. Le modèle traine une multitude de créations textiles vouées à l’industrie de masse. La longévité de la toile est comme un témoin, c’est une lecture sans début, sans sens et sans fin. Elle donne l’impression qu’elle va se propager au fur et à mesure comme un ouragan de couleur et de matière. 330 CHAPITRE IX Le textile et le vêtement réutilisés pour une création contemporaine, purement artisanale et artistique L’ouvrage met en scène le travail artisanal dans toute sa splendeur par sa finesse, par sa répétition du geste et par sa durée. Face à un panneau porté ou pendu au plafond, la sensation est autre. Il y a une remise en question du vêtement, du bustier et de l’artisanat à travers toutes les idées reçues qui leurs sont associées. C’est un processus de recommencement, propre à ses envies de réalisations, loin des normes imposées depuis des générations. Une vision acide du monde industriel qui ne fait que créer des objets identiques et similaires sans particularité pour nous rendre semblable à des machines à vivre. La peinture qui n’apparaît plus dans le dernier chapitre s’exprime par la mise en valeur des couleurs et des matières textiles. Ce ne sont plus des objets en référence au monde de la mode qui sont réintroduits dans la toile, mais une toile sans fin faite de chutes recyclées. Le textile devient représentatif de tout ce qui le dépasse, c’est pourquoi il est au cœur de cette recherche, il fera l’objet d’une mise en scène vidéo projetée le jour de la soutenance de thèse. 331 TROISIÈME PARTIE La dissolution du travail pictural vers une pratique purement textile par la réutilisation des matières recyclées Ce dernier chapitre met en évidence le réinvestissement des matières textiles récupérées dans un bureau de style. L’artisanat est mis en valeur à travers la création plastique. Loin de l’idée que nous en avons, il se situe entre la technique, semblable à une machine, et l’être humain où l’erreur est possible. La technique, les machines industrielles, et le modernisme quant à eux cherchent une uniformisation sans originalité. Produire les mêmes objets, permet de mettre fin à l’originalité de la vie. Les recherches artisanales ne sont que provocation envers le modernisme. La technique artisanale la plus récurrente est celle du tricot. Il se présente sous la forme de découpe de chutes recyclées puis tricotées inlassablement proposant une lecture indéchiffrable. Les flous imprimés textiles ne sont que les images déchues vouées à la base à une production en série. Les couleurs et les matières sont les empreintes d’une mode, d’une collection et d’une saison. Elles se présentent dans l’œuvre de manière chronologique pour la mise en avant du temps. Même si la mode est un éternel recommencement, les couleurs restent propres à un temps, à un siècle et à une génération. Les tendances réapparaissent au cours des années mais en concordance avec leur temps, ce qui explique qu’à travers les grandes toiles textiles elles ne sont pas mélangées. Comme un retour aux sources, le bustier refait surface de manière libre et différente des fois précédentes. Il s’ajuste au corps de manière spontanée. La poitrine et les hanches de celle qui le porte sont mises en valeur. Il devient l’empreinte d’un geste répétitif, lourd et pesant. C’est globalement une déconstruction du travail et des techniques artisanales de fabrication du vêtement, pas forcément du bustier. Dans un monde où l’originalité est blâmée, la volonté est de créer des pièces uniques qui sortent de l’ordinaire semblables à celles de notre imaginaire. Cette recherche se finalise avec un processus de dissolution de fabrication du vêtement, pour laisser place à la liberté. Une liberté qui peut effrayer car elle n’est pas définie, mais qui ouvre un champ inouï de découverte, d’imaginaire et de réalisation, loin des normes usuelles en supprimant les prénotions. Une création en perpétuelle évolution. 332 CONCLUSION GÉNÉRALE 333 CONCLUSION GÉNÉRALE 334 Mon travail peut être d’une grande minutie même si j’utilise une matière grossière : il donne l’impression d’avoir été créé par deux personnes différentes. La mode me fascine mais le milieu me déplait. Mon discours peut être considéré comme très féministe, tout en défendant les idées masculines. Cette ambivalence est fondamentale dans ma démarche plastique et graphique. Journal 335 CONCLUSION GÉNÉRALE L’univers de la mode évoque la magnificence, pourtant il n’en est qu’un leurre. Je fais une critique acerbe de ce milieu, qui évolue de manière non productive, contrairement à l’impression qu’il dégage. La mode du vêtement lorsqu’elle n’est pas copiée montre que cet artisanat peut être art. Les réalisations haute couture, comme la production d’un chef d’œuvre, demandent un nombre d’heures infinies. Je développe une démarche plastique parallèle à la technique stylistique et modéliste, détachée des normes qu’on m’a imposées dans ce milieu. C’est la naissance de la fusion entre l’art et l’artisanat. Les pratiques de styles opposés s’enrichissent mutuellement. Elles contribuent à élever le travail plastique de manière inattendu, loin de l’idée initiale : « Si l’on sait exactement ce qu’on va faire, à quoi bon le faire ? »188, disait Pablo Picasso. L’idée évolue au contact de la matière, de l’objet et du support. Jusqu’à la Renaissance, le créateur était un artiste et un technicien. Puis les rôles se sont différenciés : l’art se définissait par « l’esthétique » et le « sublime » tandis que l’artisanat était associé au travail, à une réalité définie et répétitive des gestes. L’union s’est faite entre le vêtement, plus précisément le bustier et la création plastique. L’art et l’artisanat seront plus dissociés à travers la question de la femme, de la société de consommation et du bustier. La création du bustier demande un travail minutieux, réfléchi longuement, contrairement aux machines industrielle qui répètent à l’infini les mêmes opérations. Le temps est devenu une préoccupation de notre époque. Il est compté, comme s’il était devenu à son tour objet. Dans les métropoles, les individus sont stressés, dans l'incapacité de le matérialiser. La temporalité ne se limite pas seulement à un contenu, elle se caractérise par son cycle qui détermine la durée d’un moment. Le temps est omniprésent dans l’art et rythme notre quotidien. Dans mes travaux, il se concrétise par la vitesse du geste figé sur la toile. Il joue le rôle de témoin d’une action passée, pas nécessairement volontaire. La temporalité ne se délimite pas à un moment précis car elle peut être celle de l’action de la création, celle de la réflexion, celle de l’observation de la toile. 188 Jean-Yves Dornon, Dictionnaires des citations françaises, Paris, éditions Archipoche, 2011, chapitre « Faire ». 336 Le bustier, vêtement raffiné, reste fabriqué artisanalement. Les techniques de fabrication compliquent sa mise en œuvre pour une production en série. Sa réalisation se fait manuellement : il devient une œuvre d’art par les matériaux, les couleurs et les techniques utilisées. Le bustier captive car il transforme le corps, dont il épouse les formes et accentue les rondeurs, il affine la taille et maintient la poitrine, il améliore les courbes, les souligne et les exagère. Les connotations sexuelles ne manquent pas : tout est suggéré. Ce vêtement métamorphose le corps de la femme, et en donne la vision que les hommes en ont. L’ambition première est de s’éloigner de cette beauté du corps mensongère, et de montrer le corps féminin différemment. Ce bustier n'est plus sensuel, créé grâce à des matériaux nobles et ajustés mais est devenu un vêtement massif, très imposant, lourd des substances épaisses, inachevées et imprécises qui le composent. Le corps devient moins attrayant et sexy. L’objectif est de souligner le corps refoulé que la société occidentale ne veut plus faire exister. La volonté est de dénoncer la femme-objet par ce vêtement qui a été, durant des années, un objet de torture régulièrement conspué par les féministes. Ce vêtement qui frustre le corps de sa liberté physique en le coinçant entre de multiples baleines devient flasque, imposant et sans armatures. Loin de toute beauté normalisée, le buste de la femme et les traits des personnages sont dépossédés de leur expression pour n’en conserver qu’un travail dépouillé de signes, qui va vers l’essentiel, en réaction au milieu de la mode qui en exprime le contraire. Le choix de ne rien dévoiler en détail démontre que la finalité d’un objet ne se limite pas uniquement à des canons de beauté. C’est un moyen d’aller au-delà de ce que nous voyons et de se créer chacun sa propre perfection, loin de tout faux semblant. Accepter cette non finalité, c’est accepter un non affinement que l’on connait depuis notre tendre enfance. La place de la femme dans la société occidentale est prédominante dans cette démarche. 337 CONCLUSION GÉNÉRALE Le corps nu fait vendre, particulièrement celui de la femme sensuelle. Il fait partie de notre quotidien. Pourtant sa représentation est intentionnellement imposée comme une : « malformation de l’esprit distordu par la culture du sous-entendu »189. Ces corps très souvent maigres véhiculent une fausse réalité et créent une sensation de malaise. Il engendre un état de frustration chez la gente féminine. Nombre d'artistes au cours de l’histoire de l’art ont élevé ce corps comme s’il était divin, de différente manière suivant les normes de la société. Ce corps est le moteur de nos actes et fige la pensée à travers des stéréotypes faussés. Les médias exposent cette image, la femme nue s’affiche sans limite, elle est un objet de consommation et rien d’autre. L’image du corps masculin commence à apparaître dans notre environnement, mais elle reste discrète. La place de la femme dans la société occidentale est ambiguë. Elle aspire à être une personne émancipée mais se voue à des codes parfois indignes. Elle est entourée d’images qui ne lui ressemblent pas mais cherche à leur ressembler. Ce référent est mis en place par une vision très machiste du corps féminin. C’est une forme de soumission plus implicite que celle imposée aux femmes des pays traditionnels. Il est quasiment impossible de se détacher de cette norme parce qu’elle est imposée. Le vêtement devient donc un instrument de servitude déguisé. Chacune s’habille selon ses goûts certes, mais se calque aux images médiatisées. Aucune échappatoire n’est possible car notre regard est formaté et familiarisé. Je ne cherche pas à avoir un discours féministe en dénonçant la soumission de la femme à une image masculine, mais à montrer le caractère déguisé par « la liberté d’être ». Depuis quelques décennies, les comportements féminins changent. Un sentiment de culpabilité et de peur, au vu de la situation économique mondiale, ramène de nombreuses femmes à des valeurs traditionnelles, comme dans un besoin de se rassurer. La femme en Occident se sent privilégiée en raison de sa culture, ses valeurs et sa religion. En Europe, nous les femmes avons une liberté de vie comparable à celle des hommes. Mais la valorisation de la femme et de son corps ne signifie pas l'égalité. La situation actuelle est ambiguë et me laisse croire que la liberté ne réside pas dans cette égalité. La femme a toujours cherché à séduire l'homme : recherche d’une certaine perfection du corps grâce au sport et au régime, le maquillage, les parfums, les accessoires, les vêtements moulants et courts, tous les moyens sont bons. J’en conclus que ce jeu continuel de séduction est une source de servitude. Elle cherche à se débarrasser des codes vestimentaires, à avoir une liberté sexuelle et une liberté de penser, tout en restant attachée aux convictions du foyer, 189 Rebecca Alboh, Pourquoi on a l’esprit si mal placé ?, Paris, éditions Timar, 2004, Stylist Magazine, N°054, 26 juin 2014, p.34. 338 c'est à dire les tâches ménagères et l'éducation des enfants. Elle reste en situation de contrainte. La crise ne fait qu’accentuer cette contradiction des rôles entre l’émancipation et la soumission. Les femmes se sont battues pour être professionnellement, socialement et politiquement à égalité avec les hommes. Aujourd'hui, nous assistons à un retour vers les mœurs et les valeurs traditionnelles. Dans le milieu de la mode, extraverti, plein de folies et de libertés, la plupart des femmes véhiculent des valeurs traditionnelles assez surprenantes. Elles sont soucieuses des enfants, de la cuisine et de leur apparence. La crise, apparue dès le premier choc pétrolier, a développé chez la femme des remords et un désir de revenir aux anciennes valeurs, comme une issue au mal et à la dépravation du monde. Ce sentiment d’anxiété, plus particulier aux femmes, fait réapparaitre des valeurs sûres comme la famille et le foyer, laissant les hommes affronter ce monde cruel. Par ailleurs, la religion prend une place de plus en plus importante, la montée des extrémismes religieux accentue ce sentiment de peur. Comme pour la femme, je constate que la jeunesse, sans espoir face à une crise interminable, à des nouvelles transmises par les médias constamment désastreuses, et un futur sans perspective, cherche à revenir aux mêmes valeurs. La jeune génération se raccroche au passé, la mode vintage en est une preuve. De nombreux artistes contemporains sont choqués de ce renversement. La femme occidentale n’est pas épanouie dans son rôle de Top model, Madone et Mère à la fois et n’est par conséquent pas un être de comparaison. Dans un milieu « puritain », se comparer aux icônes du showbiz devient plus qu’un challenge car les femmes doivent à la fois se soumettre à des normes traditionnelles et essayer de s’émanciper à travers des modèles qui leur échappent. Les femmes des pays en voie de développement devraient prendre du recul entre ce qui est montré et la réalité, et faire la part des choses. Ces femmes se comparent aux mannequins, aux personnages des séries télévisées, aux icônes, à des archétypes faussés. La mondialisation instaure les mêmes codes, qui font perdre leur identité aux femmes, contrairement aux hommes qui ne se soumettent à aucun diktat. Les limites deviennent de plus en plus floues. L’Occident est tenu responsable de cette liberté des mœurs dans les pays où la religion domine. Il se crée une confrontation de « styles » qui ne peuvent s’harmoniser du fait de leurs morales opposées. Les valeurs de genres opposés ne pourront jamais fusionner : c’est soit l’un, soit l’autre car réunir les deux est ridicule. 339 CONCLUSION GÉNÉRALE Conjointement à la question de la femme, s’est développée la pratique upcycling, un réinvestissement textile, voué à être jeté. Des textiles récupérés sont réintroduits dans de nouvelles créations en réaction à la société de consommation, où tout s’achète et se jette au lieu d’être réinvesti. À l’heure de l’écologie, les comportements ont des difficultés à se discipliner au réinvestissement des objets ; c’est pourquoi des vêtements recyclés vont être créés. Ces habits vont renaître de leur histoire. Ils seront plus créatifs et authentiques, loin de tout travail en série. La question du bustier est moins flagrante, ou plus précisément plus implicite. Il est un moyen de pointer du doigt cette société de masse et de gavage qui ne cesse d’acheter, de consommer et de jeter. Dans cette recherche, les objets les plus inattendus, issus de la rencontre de deux réalités différentes, seront essentiels à la finalité du travail plastique. L’effet recherché est la surprise, l’étonnement, le dépaysement comme celui provoqué par l’irruption du rêve dans la réalité. Ces objets sont une critique adressée à la société dans laquelle nous vivons. Ils sont un moyen d'ironiser le besoin de possession, dans une société où les choses inutiles sont montrées comme essentielles. La réutilisation des tissus, la répétition du geste et l’union de l’art et de l’artisanat vont se fondre comme finalité. L’un ne sera plus dissocié de l’autre à travers la question de la femme, de la société de consommation et du bustier. L’art et l’artisanat se confrontent depuis des siècles, même si aujourd’hui de nombreux créateurs assument leur démarche et se moquent des préjugés. Les techniques ancestrales, artisanales sont des méthodes de créations qui dépassent notre esprit. Tous les êtres ne peuvent pas être dotés des mêmes capacités créatrices, comme celles de la réalisation d’un tableau. Même si l’artisanat obéit scrupuleusement à des normes, il est à l’origine d’un art technique en complément à l’artistique. Il est ce lien entre la réalité physique et la frivolité invisible. Au cours de cette recherche, il se présente comme un processus de dissolution de la perfection, car il est représentatif de la « main de l’homme » dans une production. Il est l’empreinte d’un geste, d’un moment et d’un instant qui ne peut se recréer comme lors de la création artistique. La main de l’homme, contrairement aux machines, laisse des marques bienfaisantes qui le lient à la réalité. Quelles que soient les techniques utilisées, artistiques ou artisanales, elles se complètent dans ce travail pour ne plus faire qu’un. C’est une manière de ne pas donner plus d’importance à l’une qu’à l’autre. Face à certaines réticences, j'en viens à me poser une question. Malgré mon expérience qui me montre que la mode (la couture), la peinture et le tricot peuvent s'enrichir mutuellement, il me reste à réfléchir sur le statut que j'accorde à ces trois pratiques. Y-a-t-il des « arts majeurs » et des « arts mineurs » ? 340 ANNEXE La chaussure de la Grande Odalisque – le récit. 341 ANNEXE La chaussure de la Grande Odalisque – le récit Cela peut paraître étrange : pendant mes années de lycée et d’arts appliqués, j'aimais chaque été venir à Paris, moi qui suis originaire des montagnes du Ventoux, fascinée pas la nature, le silence et le chant des cigales. Je venais comme de nombreux touristes, flâner, fouiner et explorer la capitale à travers ses divers quartiers. L'une de mes premières préoccupations était de voir, de m'imprégner et de m'interroger sur les peintures des grands maîtres, exposées dans les plus grands musées de la capitale. Depuis que je suis née, j'aime plus particulièrement la peinture, je crois même que c'est une réelle passion. Je vibre et je m'émerveille à la vue d'un tableau, car celui-ci a forcément un petit quelque chose à m'apprendre soit par le sujet, le traité de la matière, la combinaison des couleurs, la composition, etc. Nous sommes un lundi, une très belle journée ensoleillée, je suis en compagnie de mes deux cousines qui m’hébergent lors de mon séjour, pour éviter de me ruiner en frais d'hôtel et ainsi utiliser mon modeste argent de poche au profit de mes découvertes et de la culture. Ce lundi est dédié à une journée culturelle au Louvre. Arrivées à l’heure précise, nous pénétrons dans l’entrée principale du musée celle de la Pyramide de verre et de métal, située au milieu de la cour Napoléon. 342 Comme beaucoup, je suis venue au musée équipée de crayons et d’un bloc-notes pour griffonner diverses idées fugitives qui me passeraient par la tête face aux œuvres. Je leur propose immédiatement de nous séparer. En effet, mon approche des créations et particulièrement de la peinture m’incite à en examiner certaines plus que d'autres, jusqu'à reproduire par le dessin de manière très rapide, les idées fondamentales du tableau. Connaissant mon goût de l’observation approfondie je savais que je serais lente et je risquais de les ralentir, voire de les impatienter. Je leur propose donc ainsi de nous retrouver pour déjeuner, puis de continuer à arpenter le musée jusqu’à la fermeture, chacune de notre côté et nous rejoindre ensuite. Compréhensives, elles acceptent ma proposition. Nous partons dans différentes directions, comme pour une chasse au trésor. La journée a été très fatigante. Je me suis perdue à plusieurs reprises, à vouloir « savourer » de toutes ces œuvres certaines plus que d’autres. J’ai été surprise devant le chef d'œuvre de Léonard de Vinci que je voyais pour la première fois « en vrai ». Non pas par le travail pictural du geste et de la perception, que j'avais déjà approchés, sur le plan théorique du moins, mais beaucoup plus par les multiples dispositifs instaurés pour la protection du tableau, contrairement aux milliers d’autres. L'œuvre est prisonnière de vitres d'où jaillissent par intermittence des éclats de lumière, qui d'une part empêchent le spectateur de regarder la peinture dans l'ensemble, dans la sérénité, et d'autre part enlève toutes les sensations « palpables » de l'œuvre. J’avais entendu dire qu’une foule bruyante de Japonais s’agitaient devant l’œuvre afin de la photographier dans les moindres recoins. J’ai eu confirmation ce jour-là, je me suis rendue compte « du spectacle ». C'était fou de voir ces gens se jeter contre les barrières de protection en se poussant et en criant, pour immortaliser dans leur appareil la mythique Joconde. À l’heure de la fermeture avant de rejoindre mes cousines, vidée de mon énergie je me rendis à la petite librairie du musée. Je commence à regarder les différents livres, bibelots et notamment les cartes postales. Quelle bonne idée pour donner des nouvelles à ses amis et sa famille ! J'en choisis une première, une seconde lorsque soudain... je laisse brusquement de côté tous les articles que j'avais choisis pour regagner précipitamment le musée. 343 ANNEXE La chaussure de la Grande Odalisque – le récit Lorsque j'étais en arts appliqués, une semaine était consacrée chaque année à des « ateliers de découverte ». Sept ateliers avaient été ainsi mis en place par l’ensemble des professeurs, classes et élèves de tous niveaux confondus. Les thèmes avaient été choisis en référence aux trois grands courants du design : design d'objet, design d'espace et design de communication. Cette année-là, j’avais décidé de faire un objet. Monsieur Joubert, un professeur charismatique, nous proposa de créer des chaussures en résine de verre et en thermoplastique. La chaussure ne devait pas provenir de notre imagination mais bien de l'inspiration et l'interprétation d'une peinture connue. Bien évidemment, le choix de la peinture ne devait pas non plus dépendre seulement du hasard, nous devions répondre de la pertinence de notre choix. Je me mis dès lors, avec mes collègues, dans la bibliothèque de la section à chercher une œuvre, une peinture dont l'intérêt de la symbolique, du traité et du sujet me serait spécifique. Au bout de quelques heures d'exploration picturale, je me résolus à mettre en forme La Grande Odalisque de Jean Auguste Dominique Ingres, peinte en 1814 sur une commande de Caroline Murat, reine de Naples. L'exotisme, l'ornement et la finesse de l'œuvre m’avaient interpellée. Depuis toujours je suis fascinée par l'ornement, les incrustations et la parure. J'aime à voir dans ces matériaux leur brillance semblable à des éclats de verre qui changent continuellement d'intensité en fonction de la lumière. La préciosité de ces matières m'émerveille. En leur présence tout devient magnificence. Cet univers évoque bien évidemment l'orientalisme voire même Les Mille et Une Nuits. Comme Ingres, Delacroix et bien d'autres, je suis fascinée par cet univers qui habite essentiellement nos imaginations, et que nous connaissons peu. Dès que mon choix fut arrêté, je photocopiais la peinture, en essayant de ne pas perdre les contrastes de la reproduction en couleurs, pour qu'elle soit la plus fidèle possible. Je me plongeai dans l'examen attentif de la peinture : les motifs, les incrustations, les tissus, etc. Je m'imaginais au sein de ce merveilleux décor, en me demandant ce que pouvait ressentir cette Odalisque, allongée comme une altesse face à tous, sur de vaporeux drapés, sans aucun vêtement. Le choix du titre et du sujet permettent de deviner les raisons de sa nudité. Odalisque vient du turc odalik se qui désigne une femme du harem. J'essayai d’éprouver, de vivre dans mon imaginaire cette situation pour créer une chaussure la plus vraisemblablement possible : cette femme nue, allongée, vue de dos selon l'archétype de l'époque, c'est-à-dire sous la forme d'un modèle offert aux regards, se prélassant lascivement. 344 Le style de Jean Auguste Dominique Ingres, pourtant formé auprès du maître du néoclassicisme Jacques Louis David, est caractérisé dans cette toile par l’usage d’une beauté allongée se situant loin de toute vision réaliste des proportions du corps humain, pour atteindre une dimension quasi maniériste. Le dos de la jeune femme, exagérément allongé on aurait compté trois vertèbres de trop ! - provoqua le scandale lors de la présentation de l’œuvre au Salon de 1819. Son bras gauche, semblant presque dépourvu de coude, paraît quant à lui d’une longueur interminable. De fait, le corps dans son ensemble ne répond à aucun souci d’exactitude anatomique, l’objectif du peintre étant de sublimer la réalité pour atteindre une vision idéalisée. Le résultat obtenu est néanmoins doté d’une extrême élégance, renforcée par le dessin sinueux et souple et le modelé lisse caractéristiques du style de l’artiste. Produire cette sublimation longiligne à travers un objet fut donc une expérience très enrichissante. Le moule en thermoplastique s'est construit à la fois de mon acte mais aussi de la dynamique du hasard de ce matériaux : la matière agit à travers nos pressions plus au moins appuyées, pour produire des formes multiples, par le matériau, ces formes blanches, se révélèrent sveltes voire filiformes. Elles me firent penser au drapé des étoffes du tableau, mais aussi aux courbes évoquées de la femme, plus particulièrement aux cheveux, au cou et au ventre. À contempler ce modelé, je m'imaginais le bassin d'une danseuse du ventre ou plus précisément d'une danseuse orientale (le terme danse du ventre est employé à tort car tout le corps travaille). J’ai modelé cette femme couchée, longue et élastique en utilisant une matière plastique afin de mettre l'accent sur son authenticité. D'image elle est devenue objet : une chaussure du soir. Cette femme allongée symbolise l'érotisme. Elle incite par son attitude le spectateur, comme pour le nu de Manet, dans le Déjeuner sur l'herbe, 1862-1863, à la charmer. Nous avons l'impression qu'elle nous invite à la rejoindre dans cet univers à la fois sensuel, charnel et pittoresque. Pour la psychanalyse, la chaussure est un objet dont la symbolique est très sexuelle. Soyons freudiens, le pied est le symbole du phallus et la chaussure est celui du sexe féminin. Si on est d'accord avec cette hypothèse d'analyste, on peut ensuite imaginer tous les rapports qui s'en suivent et comprendre pourquoi pieds et chaussures sont objets de désir et de vénération dans toutes les civilisations depuis la nuit des temps. Pourquoi leur rôle 345 ANNEXE La chaussure de la Grande Odalisque – le récit majeur dans la séduction et la sexualité, pourquoi on baise le pied des papes et des rois, pourquoi on réduit en mini pieds ceux des petites chinoises, pourquoi le chiffre d'affaire astronomique de l'industrie de la chaussure, pourquoi le conte de Cendrillon, pourquoi les fétichistes du pied, pourquoi les expressions « avoir les pieds sur terre », « faire du pied », « prendre son pied » et « trouver chaussure à son pied » ? La chaussure que j'étais en train de créer à travers l'Odalisque, matérialiserait le souhait du peintre, manifeste dans sa peinture. Cette chaussure en plastique, je l'ai étirée comme un élastique. Elle était blanche, éclatante, d'une splendeur juvénile avec des reflets mais sans aucune lumière et ombre. Elle ne vivait que par le rythme de ses contours, comme son modèle qui méprisait la vérité anatomique. La clarté du matériau plastique répond à l'attitude angélique, pure et innocente de la pose. Après la création du moule où s’enfile notre pied, je me suis occupée de la « garniture extérieure ». Cette anatomie plastique nette et claire, je l’ai enveloppée et enduite de matières plus précisément de taffetas et d'acrylique. Dans un instinct de pudeur, j’ai cherché à travers cette chaussure à protéger son corps du voyeurisme. Sa nudité, je décidai de la laisser à l’intérieur de la chaussure, là où nos pieds sont abrités pour qu'ils ne souffrent pas. Son corps dévêtu serait donc caché aux regards fruitifs, dans la chaussure, dans une pureté resplendissante. Seul les spectateurs attentifs à la minutie du travail auraient la faculté et dans le privilège de voir cette matière éclatante. Je l'ai donc habillée de cette étoffe identique au rideau que frôle du bout des doigts le modèle d’Ingres, ornementé de fleurs brodées, rouges à la racine et d'un jaune doré dans la partie du haut. J'ai pris un véritable plaisir à reproduire minutieusement ce motif comme les peintres d'autrefois, lorsqu'il s'agissait de peindre le plus vraisemblablement possible la nature. Un sentiment de bien-être m'envahit à la vue de la création de ces multiples arabesques. J’avais réussi, la chaussure et l'Odalisque étaient toutes les deux enveloppées de cette soierie, comme si elles s'apprêtaient à partir à un gala ou un rendez-vous. Je décidai d’ajouter des lanières de cuir au niveau de la cheville, d'un ton jaune ocre semblable au serre-tête que le modèle porte dans les cheveux. Elles étaient faites de plusieurs ficelles entrelacées les unes aux autres. Je les ai fixées sur les côtés de la chaussure, telle une broche au-dessus du talon, construite avec des perles de différentes grandeurs et du fil de fer. Ces lanières présentaient les deux avantages suivants : d'une part le pied dans la chaussure était maintenu avec plus de stabilité et d'autre part elles embellissaient les chevilles pour encore plus de raffinement. 346 Le talon, je l'ai confectionné en résine. J'ai voulu m'éloigner des talons traditionnels qui à mon avis sont trop classiques. Le moule de celui-ci était courbé, rappelant encore une fois le modelé du corps, et plus précisément le manche de l'éventail de plumes, « tube » constitué de plusieurs formes bombées. Les couleurs du manche disparaissent pour laisser place à la transparence du matériau qui évoque la limpidité du modèle. Étonnamment, cette matière brille mais se creuse à différents endroits, elle n'est pas lisse comme le corps du modèle mais plutôt grumeleuse, par le jeu du clair-obscur, et touchée par les reliefs qui sont discernables. Ce talon aux formes bombées est un talon aiguille, propre à la femme. Né il y a cinquante ans, tour à tour plébiscité, rejeté, relooké, il n’a pas vieilli. Déjà à la cour de Louis XVI les élégantes portaient des chaussures si hautes qu’elles ne pouvaient ni marcher sans une canne, ni gravie les escaliers sans s’appuyer sur un bras secourable. Pourquoi s’imposer un tel supplice ? Si l’on en croit Sacha Guitry : « Le talon haut a été inventé par une femme qui en avait assez d’être embrassée sur le front. »190 Le talon aiguille est un atout de séduction. J’oublie de préciser que le talon de résine est imprégné de gouttelettes rouge et or, représentant ainsi les motifs du rideau et les perles sur les différents accessoires. Je ne m'imaginais pas ce talon en résine sans aucun artifice. C'est une obsession chez moi : j'aime remplir, combler voire « inonder » mon quotidien, ce qui m’entoure sans pour autant que cela devient kitch - ce qui met en exergue un trait de ma personnalité. Comme je l'ai dit auparavant, je ne songeais pas non plus à le peindre afin de ne pas perdre la transparence du matériau. C'est donc lors de la fabrication du talon, avant qu'il ne sèche, que j'ai ajouté quelques perles provenant du lot avec lequel j'avais constitué les ficelles, qui l’ont orné de multiples sphères colorées de tailles différentes, flottant comme suspendues ou plus précisément qui semblaient figées dans cette substance pour l’éternité. La chaussure finie et le talon terminés, il ne me restait plus qu'à les assembler avec un pistolet à colle. C’était assez facile, les deux matériaux se mariaient bien. La chaussure était très stable et bien en harmonie avec le tableau ainsi que l’a souligné mon professeur. J’avais réussi à reproduire les principes de l'œuvre dans une chaussure en seulement quatre jours. Je m'amusais à regarder les autres chaussures qui avaient été fabriquées selon les mêmes directives : c'était un réel bonheur de deviner la peinture que chacun avait choisie. 190 Sacha Guitry, Pensées, maximes et anecdotes, Paris, éditions Le Cherche Midi, 2011, p.68. 347 ANNEXE La chaussure de la Grande Odalisque – le récit Au fond, je savais bien que le choix de chacun reflétait les traits profonds de leur personnalité. À mon grand regret, nous n'avons créé qu'une chaussure telle que Cendrillon, un collègue de classe et un ami m'aida à enfiler la chaussure : curieusement, elle m'allait comme un gant. Je fis quelques pas en prenant grand soin de ne pas l’abimer, afin de ressentir la sensation du matériau et du bruit du talon de verre. La dureté du plastique n’était pas ainsi inconfortable que j’avais pu le supposer. Cela a bien fait rire mes collègues, qui ont fini par en faire autant. Nous nous sommes alignés comme des miss, chaussure au pied droit et avons élevé et penché la jambe pour accentuer l'effet d'ampleur. Il ne nous restait plus qu'à sourire bêtement à l'objectif avant que celui-ci, d'un flash, immortalise le moment. 348 Me voilà à courir dans les couloirs du musée du Louvre. Vite, vite, il ne me reste que peu de temps pour aller la voir. Je montre ma carte d’identité au contrôle des billets. L’accès aux salles est gratuit pour les mineurs. Je remonte les escaliers quatre à quatre. Me voilà dans la salle 75 où elle est. C'est une très grande et vaste salle d'exposition, où apparaissent les peintures néo-classiques françaises du XIXe siècle. Les tableaux y sont très légèrement éclairés, malgré une très grande verrière sur toute la largeur du plafond. Deux touristes assis sur les bancs verts du musée, contemplent le Sacre de Napoléon, le splendide tableau de Jacques-Louis David. Toute essoufflée, transpirante et rouge comme une tomate. Je fais un premier tour de la salle. Où était-elle ? Pourtant, la salle était indiquée sur la carte postale. Je refais le tour et elle m’apparait soudainement. Coincée dans un angle entre plusieurs tableaux, sa disposition me surprend : comme si le peintre avait été puni de n'avoir pas peint de manière plus conventionnelle. Je suis très surprise par la taille du tableau. Je l'imaginais cinq fois plus grand. Curieusement il ne traite pas du même sujet que les autres tableaux. Les couleurs sont différentes, comme l'encadrement de l'œuvre. Je m’interroge véritablement sur les raisons qui ont pu pousser les conservateurs à le placer là, comme ce fut le cas pour le Bain turc que l'artiste a peint quelques années plus tard. Ce dernier tableau, où le regard est fait prisonnier des lignes souples et courbes à l'intérieur d'un univers complètement circulaire, était placé dans une petite salle du même musée, au-dessus d'une porte de plus de deux mètres de haut ! Ce tableau splendide, riche et innovateur était disposé comme au sommet d'une tour, ce qui rend la perception de la peinture quasi impossible pour les gens de petite taille comme moi. Par ailleurs, pourquoi dissocier ces deux tableaux qui sont en parfaite harmonie et dont le sujet est le même : le harem en Orient. Je me disais que c'était vraiment une étrange idée, d'une part de les placer à des endroits différents et d'autre part sans aucun effort apparent de mise en valeur. Ces deux peintures, ne l'oublions pas, sont avec l'Olympia d'Edouard Manet, 1863, à l'origine des avant-gardistes modernes. J’explore le tableau dans ces moindres recoins, comme plongée dans un rêve. Elle est là, allongée face à moi, sans aucune expression sur son visage. J'ai l'impression que c'est une poupée, et non un personnage qui se serait laissé deviner. Son corps est traité à la perfection. J'en oublie même qu'elle est longiligne et « non réaliste » ; cela ne m'interpelle et ne me dérange pas, contrairement au scandale qu'elle suscité lors de sa présentation au 349 ANNEXE La chaussure de la Grande Odalisque – le récit Salon, en 1819. On reprocha alors au peintre de ne pas avoir respecté les proportions de l’anatomie humaine dans ce nu provoquant. Le dos du personnage est en effet d’une longueur irréaliste, comme vu précédemment, faisant d’Ingres l’un des premiers à jouer sur l’idéal du corps humain. Sur le tableau, on ne voit pas l'ombre portée du corps : cela renforce la sensation que c'est du corps lui-même que vient la lumière, sensation accentuée par le contraste créé par l'arrière-plan sombre. Qu'importe qu'il y ait trois vertèbres de plus à la colonne vertébrale, que les bras soient trop longs... Ce que veut Ingres, ce n'est pas donner une description du corps ou le montrer comme objet de péché, mais le présenter comme une invitation au plaisir. Il affiche sa liberté par rapport aux lois de l'anatomie et de la proportion des corps. Pour affirmer le caractère du personnage, une certaine exagération est permise, nécessaire quelque fois, quand il s'agit de dégager et de faire jaillir un élément du beau. Remarquez la chaleur dégagée par le corps, sa couleur chaude, son ondulation lascive. Le musicien qu'était aussi Ingres nous montre la montée chromatique du plaisir, des pieds dont on remarque la blancheur froide au visage marqué du rouge du plaisir. En réponse aux critiques de ses détracteurs, Ingres dit : « Jamais un corps de femme n'est trop long. » Il prône l'exagération de la ligne, ce qu'il appelle « corriger la nature par elle-même ». J'oublie de dire que la peinture légèrement craquelée, donne à mon avis d'autant plus de vie à l'œuvre. Le corps est construit comme un puzzle. Les contours du craquèlement m'évoquent les vaisseaux sanguins du corps et la chair réelle, ce qui expliquerait la matérialité du personnage. Le décor au fond du tableau en parait d'autant plus desséché, par le changement des pigments employés. Son regard très sombre et le peu de lumière dans le musée mettent l'accent sur cette tempérance. Les deux poches rondes au-dessus et au-dessous de l'œil me font penser au regard que je peux avoir le lendemain d'une soirée un peu folle, enflé comme si un insecte m'avait piqué. Pourtant le regard du modèle s'estompe pour revenir en harmonie avec le reste du visage et du corps. Je retrouve dans ce tableau les éléments que j'ai reproduits et matérialisés à l'identique, notamment le rideau de taffetas bleu nuit brodé de fleurs rouges, jaune-or. Le serre-tête, les perles, les plumes de paons, la fourrure, tous les éléments sont là, bien présents dans cet infime espace, avec un réalisme d'une étrange singularité. 350 Rien dans le tableau n'incite à une participation ou à une identification, rien ne m'invite à chercher un thème mythologique ou historique ou encore un sens caché à la composition de cette œuvre picturale. Comme dans le Bain turc, 1862, les scènes sont dépourvues d'une structure temporelle interne, mais aussi d'ancrage historique. Je n'arrive pas détacher mon regard du tableau alors que mes cousines m'attendaient à la sortie depuis une demi-heure. Par un souci de ne pas oublier un morceau de l'œuvre, mes yeux revenaient se plonger, voire même se noyer dans ce décor des Mille et une nuit. Je m'obligeais à tout enregistrer, à tout m’approprier et à tout inscrire dans ma mémoire, comme un devoir, voire même une nécessité. Je suis tout de même partie. Il n'y avait plus personne d'autre que moi et les gardes de sécurité du musée dans la salle. J’ai quitté les lieux avec un sentiment de bonheur infini. J'étais heureuse, je sautais comme une gazelle, j’avais l'impression d'avoir racheté un oubli, d'avoir refermé une boucle... Quelle curieuse coïncidence d'avoir retrouvé après une journée d'exploration au Louvre, et en regardant les cartes postales de l'accueil du musée, le tableau qui m'avait tant interpellé il y a de cela plus d'un an. Mon sentiment ne pouvait s'expliquer. J'étais d’autant plus surprise par ce qui venait de m'arriver, j'étais passée à plusieurs reprises devant ce tableau sans le voir, caché qu'il était dans un coin. Est-ce une révélation, un signe ou même un présage ? Que pouvais-je en déduire ? Aujourd'hui, chaque fois que je vais au Louvre, je passe par la salle 75. Si je ne le fais, j’ai la sensation de manquer à mon devoir. Ce tableau m'émerveille toujours davantage et il est, j’en suis sûre et comme pour beaucoup d'autres artistes, à l'origine de mon inspiration plastique... 351 ANNEXE La chaussure de la Grande Odalisque – le récit 352 BIBLIOGRAPHIE _____________________________________________________ OUVRAGES GÉNÉRAUX BARDIN Julie, Citations, proverbes et dictons de chez nous : toute la sagesse ancestrale du terroir, Volume 3 de la Terre de poche, Sayat, éditions de Borée, 2004, 320 pages. BLOCH Olivier, Philosopher en France sous l'Occupation : actes des journées d'études organisées à la Sorbonne, Paris, éditions la Sorbonne, 2009, 254 pages. BRUGERE-TRELAT Vincent, Encyclopédie générale Hachette, Paris, éditions Hachette, 1977, 4783 pages. CLÉMENT Élisabeth, DEMONQUE Chantal, HANSEN-LOVE Laurence, KAHN Pierre, La pratique de la philosophie de A à Z, Paris, éditions Hatier, 2000, 480 pages. 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L’artiste à l’arrière en blanc sur la photo. ______________________________________________________________________35 Figure 2 : Farah Kartibou, Premières figurines de style « surréalistes », 2003, 50 x 65 cm, Paris, techniques mixtes._______________________________________________________40 Figure 3 : Farah Kartibou, Planche tendance surréaliste, 2003, 45 x 65 cm, Paris, technique mixtes. _____________________________________________________________________40 Figure 4 : Elsa Schiaparelli, Le Chapeau Chaussure, 1937, Musée Galliera, Paris, daim._____44 Figure 5 : Elsa Schiaparelli, Veste dessinée par Jean Cocteau, 1937, vendue aux enchères en 2009, coton et incrustations. ___________________________________________________44 Figure 6 : Farah Kartibou, Chaperon rouge surréaliste, 2004, Avignon, à base de multiples vêtements. __________________________________________________________________44 Figure 7 : Farah Kartibou, Figurines de style, 2005, 21 x 29,70 cm, Paris, stylo noir et argenté. ___________________________________________________________________________45 Figure 8 : Farah Kartibou, Endosmose, création quatre pièces (bustier, jupe, collier et sac), 2006, Paris. _________________________________________________________________47 Figure 9 : Farah Kartibou, Endosmose, détails bustier, 2006, Paris, soie taffetas et incrustations broderies. ________________________________________________________47 Figure 10 : Neri Oxman, Multiversités culturelles, Bustiers, 2002, taille 38, impressions 3D, plastique. ___________________________________________________________________50 Figure 11 : Elsa Schiaparelli, La Robe à tiroirs (esquisse du modèle), 1936-1937, illustration papier. _____________________________________________________________________53 Figure 12 : Dalí, La Vénus de Milo aux tiroirs, 1936, 98 x 32,5 x 34 cm, Museum Boysmans van Beuningen, Rotterdam, bronze peint. _________________________________________53 Figure 13 : Créateur inconnu, Déesse aux serpents, 1600 avant Jésus-Christ, 29,50 cm de hauteur, Musée archéologique, Héraklion, faïence. __________________________________64 Figure 14 : Dita Von Teese en bustier, « sa tenue traditionnelle », 2010. ________________64 Figure 15 : Farah Kartibou, L’Envoûteuse, 2005, 53 x 63 cm, Paris, techniques mixtes._____66 Figure 16 : Farah Kartibou, Le Mirage, 2005, 47 x 55 cm, Paris, techniques mixtes. _______66 367 Figure 17 : Jean Dubuffet, Gymnosophie, 1950, 97 x 146 cm, Centre Georges Pompidou, Paris, techniques mixtes._______________________________________________________68 Figure 18 : Neri Oxman, Êtres imaginaires : Mythologie du Pas Encore, Séries de dix-huit prototypes, Centres Georges Pompidou, Paris, plastique. _____________________________70 Figure 19 : Farah Kartibou, Atypie Zigue, 2008, 116 x 89 cm, Paris, techniques mixtes. ____73 Figure 20 : Farah Kartibou, Chimère ruisselée, 2006, 63 x 49 cm, Paris, techniques mixtes. 75 Figure 21 : Jackson Pollock, Reflection of the Big Dipper, 1946, 111 x 91,50 cm, Musée Stedelijk, Amsterdam, peinture à l’huile. __________________________________________80 Figure 22 : Farah Kartibou, Embrasements des excès, 2007, 85 x 69 cm, Paris, techniques mixtes. _____________________________________________________________________80 Figure 23 : Farah Kartibou, Nébuleuse Illusion, 2009, Paris, 130 x 97 cm, techniques mixtes. ___________________________________________________________________________88 Figure 24 : Farah Kartibou, Nu allongé et Rose et vert, 2009, 220 x 110 cm, Paris, peinture acrylique. ___________________________________________________________________90 Figure 25 : Simon Hantai, Blancs, 1974, 205 x 182 cm, Collection Larock-Granoff, Paris, peinture acrylique. ____________________________________________________________91 Figure 26 : Simon Hantai, Tabula, 1980, 285, 60 x 454,50 cm, Galerie Zlotowski, Paris, peinture acrylique. ____________________________________________________________92 Figure 27 : Farah Kartibou, Bling-Bling, peinture, 2009, 81 x 65 cm, Paris, techniques mixtes. ___________________________________________________________________________99 Figure 28 : Farah Kartibou, Bling-Bling, prototype, 2009, taille 38, Paris, techniques mixtes. __________________________________________________________________________101 Figure 29 : Yves Saint-Laurent, Robe Mondrian, Collection haute couture automne/hiver, 1965, Paris, laine. ___________________________________________________________103 Figure 30 : Jana Sterback, Vanites : la robe de chair pour albinos anorexique, 1987, 113 cm, Centre Georges Pompidou, Paris, viande de bœuf crue. _____________________________105 Figure 31 : Lady Gaga en couverture du Vogue Hommes Japan du 10 septembre 2010, viande de bœuf crue. ______________________________________________________________107 Figure 32 : Lady Gaga au MTV Video Awards à Los Angeles, 2010, viande de bœuf crue. __107 Figure 33 : Philippe Mayaux, Série Savoureux de Toi, 2006, Paris, résine acrylique peinte, porcelaine et inox. ___________________________________________________________108 Figure 34 : André Courrèges, Pantalons, 1960. ____________________________________121 368 Figure 35 : Annette Messager, La femme et la jeune fille, 1975, peinture sur corps. ______126 Figure 36 : Natacha Lesueur, Aspics, 1999, aliments recouverts de gélatine. ____________127 Figure 37 : Ghada Amer, The Large Black Painting, 2001, 182,90 x 213,40 cm, Galerie Gagosian, New-York. _________________________________________________________129 Figure 38 : Détail de The Large Black Painting , broderie blanche sur toile noire. _________129 Figure 39 : Toshio Saeki, Tentacules, 1970, Japon, dessins illustrés. ___________________131 Figure 40 : Toshio Saeki, Tentacules, 1970, Japon, dessins illustrés. ___________________131 Figure 41 : Yayoi Kusama, The Moment of Regeneration, 2004, Courtesy Victoria Miro Gallery, Londres, textiles. ____________________________________________________________132 Figure 42 : Yayoi Kusama, In Yellow Tree Furniture, 2002. Installation à la Triennale d’Aichi, 2010, Tokyo. _______________________________________________________________132 Figure 43 : Yayoi Kusama, Soul under the moon, 2002, Collection Queensland Art Gallery, Sidney. ____________________________________________________________________132 Figure 44 : Yayoi Kusama, Photo of Naked Protest at Wall Street, 1968, photographie. ___132 Figure 45 : Lamia Ziadé, Pigalle, 2008, 63 x 127 cm, Galerie Benjamin Trigano, Los Angeles, mousse et textile. ___________________________________________________________134 Figure 46 : Lamia Ziadé, Passy, 2008, 63 x 127 cm, Galerie Benjamin Trigano, Los Angeles, mousse et textile. ___________________________________________________________134 Figure 47 : Lamia Ziadé, Pussycat, 2008, 18 x 23 cm, M+B, Los Angeles, textile. ________134 Figure 48 : Zeina El Khalil, Bifteck, 2008, 25 x 25 cm, Galerie Tanit, Munich, techniques mixtes. ____________________________________________________________________141 Figure 49 : Jeff Koons, Balloon Dog Magenta, Série Célébration, 1994-200, 307,30 x 363,20 x 114,30 cm, Musée des arts appliqués, Boston, sculptures en métal. ___________________155 Figure 50 : Jeff Koons, Balloon Dog Cyan, Série Célébration, 1994-200, 307,30 x 363,20 x 114,30 cm, Musée des arts appliqués, Boston, sculptures en métal. ___________________155 Figure 51 : Farah Kartibou, Synchronie, 2010, taille S, Paris, techniques mixtes. _________158 Figure 52 : Farah Kartibou, Tête à Tête, première version, 2009, 150 x 120 cm, Paris, techniques mixtes. ___________________________________________________________160 Figure 53 : Détails de l’installation Tête à tête (Épinglage aux intersections des coutures et croisement du droit-fil), 2009, Paris, toile de coton. ________________________________161 369 Figure 54 : Farah Kartibou, Tête à Tête, deuxième version, 2009, 80 x 42 cm, Paris, techniques mixtes. ___________________________________________________________162 Figure 55 : Farah Kartibou, Étendue Psychose, la garniture, 2009, 240 x 130 cm, Paris, techniques mixtes. ___________________________________________________________164 Figure 56 : Farah Kartibou, Étendue Psychose, la doublure, 2009, 240 x 130 cm, Paris, techniques mixtes. ___________________________________________________________165 Figure 57 : Farah Kartibou, La Série des Bling-Bling, 2010, Centre Saint-Charles UFR 4, Sorbonne Paris I, Paris. _______________________________________________________165 Figure 58 : Issey Miyake, Staircase Pleats, Robe à plat et portée, 1994-1995, tissu plissé. _167 Figure 59 : Issey Miyake, Robe Spring, 1994, tissue plissé. __________________________167 Figure 60 : Issey Miyake, Bustier rouge, 1983, plastique moulé. ______________________167 Figure 61 : Niki de Saint-Phalle, La Crucifixion, 1963, 240 x 150 x 60 cm, Centre Georges Pompidou, Paris, techniques mixtes. ____________________________________________172 Figure 62 : Niki de Saint-Phalle, La Mariée, 1963, 222 x 200 x 100 cm, Centre Georges Pompidou, Paris, techniques mixtes _____________________________________________173 Figure 63 : John Chamberlain, La Mariée, 1968, 216 x 120 x 114 cm, Centre Georges Pompidou, Paris, métal carrosseries de voiture. ___________________________________173 Figure 64 : Anselm Kiefer, Lilith am Roten Meer, 1990, 280 x 498 cm, Musée contemporain, Berlin, techniques mixtes. _____________________________________________________175 Figure 65 : Farah Kartibou, Troubles, 2007, 250 x 250 cm, Paris, techniques mixtes. _____175 Figure 66 : Farah Kartibou, Diablerie, mars 2010, 200 x 105 cm, Paris, techniques mixtes. _196 Figure 67 : Gabor Osz, Colors of White and Black, 2009, Galerie Loevenbruck, Paris, photographie. ______________________________________________________________197 Figure 68 : Yves Klein, Saut dans le vide, 1960, Fontenay-aux-Roses, photographie journal du dimanche 27 novembre 1960. _________________________________________________198 Figure 69 : Malévitch, Carré noir sur fond noir, 1915, 79,50 x 79,50 cm, Galerie Tretiakov, Moscou, peinture à l’huile. ____________________________________________________199 Figure 70 : Malévitch, Carré blanc sur fond blanc, 1918, 79,50 x 79,50 cm, Moma, New-York, peinture à l’huile. ____________________________________________________________199 Figure 71 : Hans Holbein le Jeune, Les Ambassadeurs, 1553, 207 x 209,50 cm, Londres, National Gallery, peinture à l’huile. ______________________________________________205 370 Figure 72 : Farah Kartibou, Diablerie, détails installation 2010, Paris, ceinture à tête de mort, corail noir. _________________________________________________________________208 Figure 73 : Farah Kartibou, Robe aux multiples têtes, taille unique over size, 2012, Paris, viscose. ___________________________________________________________________210 Figure 74 : Damien Hirst, For the love of God, 2007, 17,10 x 12,70 x 19,10 cm, White Cube Gallery, Londres. ____________________________________________________________212 Figure 75 : Pierre Soulages, Peinture 222x137 cm, 1990, 222 x 137 cm, Centre Georges Pompidou, Paris, peinture acrylique. ____________________________________________227 Figure 76 : Coco Chanel, La Petite Robe Noire, inspirée du sarrau d'orpheline que Coco portait dans son enfance, Paris, 1926, esquisse stylistique. ________________________________231 Figure 77 : Farah Kartibou, Diablerie portée par Amy, 2010, Paris, Studio Espace Max, techniques mixtes. ___________________________________________________________234 Figure 78 : Farah Kartibou, Diablerie portée par Sheila, 2010, Paris, Studio Espace Max, techniques mixtes. ___________________________________________________________234 Figure 79 : Jeff Koons, Balloon Vénus, un écrin dédié pour Dom Pérignon, 2003. ________243 Figure 80 : Yves Klein, Monogold (MG26), 1960, 51,50 x 44,80 cm, Collection Philippe Dotremont, Paris, feuilles d’or sur bois et monnaie d’or. _____________________________246 Figure 81 : Jean-Paul Gaultier, Bustiers Madonna, Tournée Blond Ambition Tour, 1990, Paris, techniques mixtes. ___________________________________________________________254 Figure 82 : Diablerie, bustier mis à plat, 2009, Paris, techniques mixtes. _______________254 Figure 83 : CPoR, Le lingot d’or estampillé Jean-Paul Gaultier, 2011, une once 31,1035 grammes soit 24 carats. ______________________________________________________255 Figure 84 : Créateur inconnu, Cône d’Avanton, datant de l’âge du bronze, vers 2000 à 750 avant Jésus-Christ, hauteur de 55 cm pour un poids de 285 g, feuilles d’or. _____________260 Figure 85 : Gustav Klimt, Judith et Holopherne, 1901, 84 x 42 cm, Osterreichische Galerie Belvedere, Vienne, peinture à l’huile et feuilles d’or. ________________________________268 Figure 86 : Mike Kelley, Memory Ware #41, 2003, 193,70 x 132,70 x 10,20 cm, Skarstedt Gallery, New-York, techniques mixtes. ___________________________________________270 Figure 87 : Maison de Jean-Pierre Raynaud construite en 1969 entièrement de carreaux en céramiques blancs. __________________________________________________________270 Figure 88 : Farah Kartibou, Efflorescence, avril 2010, Paris, 220 x 250 cm, techniques mixtes. __________________________________________________________________________272 Figure 89 : Fête religieuse, procession de Saint-Dominique, Cocullo, Italie, chaque année. _274 371 Figure 90 : Bernin, La Gorgone Méduse, 1616-1618, 68 cm, Musée Capitole, Rome, Italie, marbre. ___________________________________________________________________274 Figure 91 : Farah Kartibou, Efflorescence, détails de la création, 2010, 220 x 250 cm, Paris, rubans de velours. ___________________________________________________________274 Figure 92 : El Anatsui, Sasa, 2004, 640 x 840 cm, Centre Georges Pompidou, Paris, aluminium, cuivre et capsules. _________________________________________________278 Figure 93 : El Anatsui, Broken Bridge II, 2012, le New York High Line, New-York. ________278 Figure 94 : El Anatsui, Sasa détails de l’œuvre, 2004, Centre Georges Pompidou, Paris, capsules. __________________________________________________________________278 Figure 95 : Lucy et Jorge Orta, Antarctic Village – No Borders, 2007, 180 x 180 x 150 cm, Antarctique, textile. __________________________________________________________289 Figure 96 : Farah Kartibou, Denim patch, 2012, Paris, 120 x 70 cm, échantillons de jean. _291 Figure 97 : Levi’s, Levi’s Water Contemporist, British architect Ian McChesney, 2011, 940 x 480 x 300 cm, Londres, jeans de la marque réinvestis. _____________________________292 Figure 98 : Jeffrey Wang, Persona, 2011, jeans récupérés. __________________________292 Figure 99 : Farah Kartibou, Collection Méli-Mélo, 2012, Mairie d’Alfortville, textiles recyclés. 293 Figure 100 : Swatchs lins (en entier, première découpe et en pelotes), 2013, multiples tailles, Paris. _____________________________________________________________________295 Figure 101 : Karl Marc John, La réalisation finale du tee-shirt pour une production en série de 2000 pièces. ________________________________________________________________296 Figure 102 : Karl Marc John, Tee-shirt Teharo-7 porté et à plat, Collection Printemps/Eté 2012, Paris, lin. _____________________________________________________________296 Figure 103 : Farah Kartibou, Linpisserie I, 2013, 300 x 100 cm, Paris, chutes de lin tricotées. __________________________________________________________________________297 Figure 104 : Alighiero Boetti, Tutto, 1987, 174 x 251 cm, Centre Georges Pompidou, Paris, broderies. __________________________________________________________________300 Figure 105 : Karl Marc John, Robe Reggia, Collection Printemps/Été 2013, Paris, produite en série pour 2500 pièces. _______________________________________________________304 Figure 106 : Farah Kartibou, Rectangle 1, 2013, 22 x 15 cm, Paris, échantillon tricoté avec chutes de Reggia. ___________________________________________________________304 Figure 107 : Hanne G., Chaussure gauche, Crochet pour la paix et Rouleau à pâtisserie , série Armes Féminines, 2011, Danemark, tricot acrylique et polyester. _____________________305 372 Figure 108 : Laurence Waldner, Exposition Mains et Merveilles, Centre d’Art contemporain du Morbihan, Kerguehennec, 2010, fibres textiles tissées. ______________________________308 Figure 109 : Magda Sayeg, Pont Confluences, 2012, Angers, Festival ARTAQ, tricot laine. _310 Figure 110 : Magda Sayeg, Knitted Trees, 2009, tricot laine. _________________________310 Figure 111 : Magda Sayeg, Knitted stair, 2010, Sydney, Australie, tricot laine. ___________310 Figure 112 : Magda Sayeg, l’artiste à l’œuvre, 2010, tricot laine. ______________________310 Figure 113 : Magda Sayeg, Knitted Bus, 2009, Mexico, Mexique, tricot laine. ____________310 Figure 114 : Sheila Hicks, M’hamid, 23 x 17,75 cm, Musée d’Art de Cleveland, Ohio, 1970, soie. ______________________________________________________________________314 Figure 115 : Sheila Hicks, Wrapped and Coiled Traveller, 2009, Collection privée, Cristina Grajales Gallery, New-York. Fibres textiles : bambou, coton, laine et soie. _____________314 Figure 116 : Sheila Hicks, With May I have this dance, 2002-2003, Musée du design, Caroline du Nord. ___________________________________________________________________315 Figure 117 : Derick Melander, The Ocean is the Underlying Basis for Every Wave , 2008, 700 x 1400 x 700 cm, vêtements. ___________________________________________________316 Figure 118 : Farah Kartibou, Fantômes, 6 prototypes de chutes recyclées, 2014, Paris, textiles recyclées. __________________________________________________________________319 Figure 119 : Christian Boltanski, Monumenta 3ème édition, 2010, Nef du Grand Palais, Paris, vêtements. _________________________________________________________________320 Figure 120 : Farah Kartibou, Bustier à nœuds, 2012, Paris, textiles récupérés et tressés. __322 Figure 121 : Robert Morris, Ohne Titel, 1967, Hamburger Kunsthalle, Allemagne, feutre découpé. __________________________________________________________________322 Figure 122 : Marion Baruch et élèves dans les chutes textiles récupérées, 2013, Italie. ____323 Figure 123 : Marion Baruch, Noués 1 & Noués 2, 2013, Italie, textiles récupérés. ________323 Figure 124 : Farah Kartibou, Tetrisse, 2013, Paris, textiles récupérés et tricotés. Créations faites de 50 pièces tricotées. __________________________________________________325 Figure 125 : Alighiero Boetti, Senza Titolo, 1988, 105 x 115 cm, Collection Provincia Autonoma di Bolzano, Alto Adige, Italie. __________________________________________________325 Figure 126 : Damss, Damss, 2011, exposition Miniartextile, Hôtel de Ville de Montrouge, 2012, textiles mixtes. ______________________________________________________________327 373 Figure 127 : Farah Kartibou, Enveloppe tissée I & II, 2014, 420 cm et 300 cm de long, Paris, textiles récupérés tricotés. ____________________________________________________329 Figure 128 : Farah Kartibou, Enveloppe tissée III portée par un mannequin, 2014, Paris, textiles récupérés tricotés. ____________________________________________________330 374 INDEX DES NOMS PROPRES _____________________________________________________ Alain Alberti Amer Gahda Anselmo Giovanni Ardenne Paul Arendt Hannah Aristote Badinter Élisabeth Barthes Roland Baruch Marion Baudelaire Charles Baudrillard Jean Bernin Bleuler Eugen Boetti Alighiero Bolduc Evelyn Boltanski Christian Borges Jorge Luis Braque Georges Breton André Buffon Casanova Giacomo Chamberlain John Chanel Coco Cocteau Jean Cônes d’or d’Avanton Courrèges André Daireaux François Dalí Salvador Damss Debo Kaat Debord Guy Démoris René De Saint Phalle Niki Descargues Pierre Doerner Dubuffet Jean El Anatsui Eliacheff Caroline El Khalil Zeina Freud Sigmund Gauguin Paul Gaultier Jean-Paul G Hanne Giacometti Alberto Giard Agnès Golsenne Thomas Hantai Simon Heinich Nathalie Hicks Sheila Hirts Damien 284, 219, 29, 36, 37, 156, 253, 375 57, 61, 69, 201 75, 76, 78 126 105 84, 104, 142 113, 176, 177, 276 71, 94 113, 139 186, 187 11, 219, 284, 322, 323 61, 237, 238 53, 113, 179, 276, 287 274 46 299, 300, 313, 325, 326 229 284, 319, 320 69 74 97 136 237 113, 172, 175, 279 43, 52, 60, 230, 286 43 258 121 283, 293, 294, 306, 307 43, 52, 285 327 227 187, 188, 189, 190, 318 93 170, 171, 172, 192 171 88 25, 67, 73, 74, 75 219, 251, 276, 277, 279 169 113, 117, 140 46 67 254, 255, 260, 262, 264 303 62 130 47 84, 90 169 219, 284, 313, 315 211, 212 Holbein Hans Kelley Mike Kiefer Anselm Klein Yves Klimt Gustav Koons Jeff Kusama Yaoui Lehman Brothers Lesueur Natacha Malévitch Mayaux Philippe Melander Derick Merleau Ponty Maurice Messager Annette Miyahara Nicole Miyake Issey Mondrian Piet Morris Robert Orta Lucy Orta Jorge et Lucy Osz Gabor Oxman Neri Pastoureau Michel Picasso Pablo Platon Poiret Paul Pollock Jackson Polony Natacha Raynaud Jean-Pierre Renaissance Rist Pipilotti Rosenberg Harold Rothko Mark Rousseau Jean-Jacques Saeki Toshio Saint-Laurent Yves Saint-Martin Fernande Sartre Jean-Paul Sayeg Magda Sherman Cindy Schiaparelli Elsa Soulages Pierre Stendhal Sterbak Jana Tamarin François Thomass Chantal Todd Emmanuel Valéry Paul Virilio Paul Von Teese Dita Wajcman Gérard Waldner Laurence Wang Jeffrey Yamamoto Yohji Ziadé Lamia 204 219, 268, 269 174 196, 197, 219, 223, 244, 245, 255 266, 267 153, 154, 241, 242, 255 113, 129, 131 140, 229 126, 127 199 25, 107 284, 316, 318, 319 72 113, 117, 126, 127 65 166, 287 102 11, 284, 321, 326 25, 35, 219, 287, 288 288, 289, 290, 295 196, 200 25, 30, 50, 51, 54, 69 10, 223, 224 43, 52, 74, 285 41 153, 154 25, 57, 77, 78, 79, 86 257 270 52, 63, 76, 285, 301 127 77 88, 89 202 130 25, 33, 102, 286 264 201 219, 284, 308, 309, 324 127 25, 30, 42, 52, 54, 283, 285, 287 219, 226, 227 238 104, 106 155 163, 233 117, 143 60 288 64 76 307, 308 291 166 113, 132, 133 376 INDEX DES NOTIONS _____________________________________________________ ambivalence 7, 30, 39, 40, 41, 46, 64, 196, 203, 237, 238, 254, 260, 285, 317, 335 bling-bling 36, 100, 154, 219, 223, 241, 242, 244, 247, 251, 269, 293 burlesque 9, 19, 129, 151, 153, 154, 155, 156, 164, 206, 231 bustier7, 9, 10, 16, 18, 20, 23, 25, 48, 49, 50, 51, 53, 54, 57, 60, 63, 64, 65, 66, 67, 68, 69, 72, 78, 87, 93, 97, 100, 102, 104, 109, 123, 128, 129, 131, 149, 151, 152, 153, 154, 156, 157, 158, 159, 160, 161, 162, 163, 164, 166, 167, 170, 172, 173, 174, 177, 178, 180, 192, 195, 206, 207, 215, 226, 228, 232, 237, 253, 257, 258, 260, 263, 266, 271, 272, 273, 275, 286, 287, 288, 312, 313, 321, 323, 324, 328, 330, 332, 336, 340 camaïeu 99, 210, 299, 301, 309, 313, 317, 324 capitalisme 37, 38, 203, 205 chaos 16, 68, 71, 95, 167, 200, 224, 228, 271, 300 collection capsule 48 consommation8, 9, 22, 36, 37, 38, 53, 59, 113, 129, 131, 137, 149, 152, 176, 177, 178, 179, 185, 189, 190, 193, 195, 197, 215, 277, 279, 283, 285, 287, 336, 340 design 39, 45, 49, 109, 179, 285, 291, 314 dripping 57 érotique 34, 63, 106, 130, 156, 159, 207, 234, 235, 236, 238, 266 fashion 38, 102, 185, 187 féminisme 121, 122, 126, 127, 131, 144, 145 féministe 40, 335 fétichisme 9, 18, 63, 102, 122, 156, 157, 158, 159, 238 geste 8, 17, 75, 84, 94, 95, 228, 283, 294, 298, 306, 307, 321, 326, 331, 332, 336, 340 happening 321 hasard 8, 11, 17, 84, 97, 98, 241, 245, 265, 285, 301, 312, 320, 321, 322 impression 3D 51, 69 individualisme 21, 168, 176, 177, 187, 190, 215 industrie de masse 11, 211, 284, 302, 304, 309, 328, 330 informe 16, 57, 61, 62, 68, 70, 71, 81, 84, 85, 164, 273, 275, 286, 321 kitch 49, 154, 293, 312 matiériste 7, 23, 67, 84, 192, 223, 286 melting pot 313 modélisme 44, 84, 286, 312, 313, 330 modéliste 42, 58, 289, 312 modernité 124, 149, 284, 302 organique 74, 105, 106, 208 origami 166 ornement 31, 47, 48, 49, 51, 60, 65, 66 parure 33, 60, 66, 192, 253 patchwork 59, 130, 171, 290, 312, 318, 321, 324 patron 18, 160, 161, 163, 166, 169, 194, 195, 271, 286 plafond de verre 139 recyclés 10, 170, 192, 276, 279, 289, 291, 306, 307, 340 réinvestissement 11, 219, 289, 306, 324, 332, 340 standardisation 7, 29, 36, 37, 50, 51, 193, 215, 285, 312 styliste 30, 36, 42, 43, 52, 58, 59, 163, 285, 287, 290 surcyclage 291 surréalisme 7, 30, 39, 41 swatchs 210, 296, 311 tête de mort 9, 183, 204, 206, 207, 208, 209, 210, 211, 213, 214, 273 trame 161, 227, 235, 298, 324, 327 tricot 11, 284, 298, 299, 301, 302, 303, 304, 306, 307, 308, 309, 313, 321, 332, 340 377 trompe l’œil uniformité upcycling vanité vintage vitalisme yarn-bombing 8, 52, 73, 75 7, 29, 37, 51, 193, 283, 294, 306, 312 289, 291 20, 202, 203, 205, 209, 213, 233 11, 35, 228, 284, 302, 303, 304, 311, 339 71 307 378 RÉSUMÉ en français Rapports entre arts plastiques et mode, travail ironique de l'image de la femme Ce travail de recherche s'est orienté progressivement sur une investigation de plus en plus approfondie de l'univers des représentations liées à la mode, plus particulièrement à un vêtement : le bustier-corset. Se pose la question des rapports qu'entretiennent l'art et cet artisanat spécifique qu'est la couture. Nous pouvons l'étudier à travers les œuvres d'artistes telles que Natacha Lesueur, Jana Sterbak, Niki de Saint Phalle, Annette Messager et Elsa Schiaparelli. Il est à remarquer que la plupart de ces artistes étaient féministes et nous pouvons faire l'hypothèse qu'un travail esthétique de cette nature, impliquant une réflexion sur l'image de la femme, incite à une prise de conscience et de position sur la place qu'on lui donne dans la société. Un point de vue ironique, voire burlesque, a souvent été recherché pour créer une distanciation, un effet de surprise propre à déclencher une prise de conscience. Il est d'ailleurs également possible d'investiguer le corps de la femme et l'imaginaire qui l'entoure à travers l'existence et l'utilisation de symboles tels que la passementerie, le bijou, les matières brillantes et clinquantes. Bien que la représentation de la mode ait toujours existé dans les Arts, ce travail se focalisera sur les artistes des périodes modernes et contemporaines, qui accompagnent la naissance du design et son développement. Cependant il sera nécessaire de s'interroger sur ce qui s'est joué pendant la Renaissance, période pendant laquelle la notion de métiers d'art s'est développée, et sur l'historique du bustier, de son apparition jusqu'à sa déconstruction. Enfin, comment situer certaines de ces démarches en se référant aux notions d'art majeur et d’art mineur ? Faut-il dissocier des démarches artistiques de techniques différentes ? Pour figer le travail à un style correspondant à des normes dictées. RÉSUMÉ en anglais Relationships between plastic arts and fashion, ironic art work of the woman image The research work gradually focused on a more and more deeper investigation of the universe related to fashion, and more particularly to a garment : the strapless corset. This raises the question of the relationships between art and the sewing craft work. We can look into it, through the work of artists such as Natacha Lesueur, Jana Sterbak, Niki de Saint Phalle, Annette Messager and Elsa Schiaparelli. We can notice that most of these artists were feminists and we can make the assumption, that an esthetic work of this nature, involving a reflection on the image of women, creates an awareness on the position we confer to them in our society. Very often, an ironic attitude, even burlesque (or caricatural) was often looked for, to create a distance, and an attitude of surprise, appropriate to trigger an awareness of the situation. Moreover, it is also possible to investigate the body of the woman and the fantast around it, through the existence and the use of symbols such as trimmings, jewels, and bright and flashy materials. Although the representation of fashion has always existed in Art, this work will focus on modern and contemporary artists, who accompanied the birth and the development of the design artwork… However it is also necessary to take into consideration, what happened during the Renaissance period, during which the notion of craftsmanship has developed, as well as the pathway of the bustier, from its creation until its deconstruction. And finally, how to position some of these works (or analysis) in conjunction with major art, and minor art, art work and artcraft ? Are they an extension of technical and symbolic practices so it leads to a combination. DISCIPLINE - SPÉCIALITÉ DOCTORALE Arts plastiques, Esthétique et Sciences de l’art MOTS-CLÉS Ambivalence, burlesque, bustier, consommation, couture, féminisme, fétichisme, individualisme, informe, kitch, matiérisme, modélisme, ornementation, recyclage, standardisation, stylisme, tricot INTITULÉ ET ADRESSE DE L’ÉCOLE DOCTORALE OU DU LABORATOIRE ÉCOLE DOCTORALE (ED 279) « Arts plastiques, Esthétique et Sciences de l’art » UNIVERSITÉ PARIS I – SORBONNE PANTHÉON INSTITUT ACTE CNRS, Centre Saint-Charles, 47, rue des Bergers, 75015 Paris Illustration de couverture : Farah KARTIBOU, Enveloppe tissée I, 2014, Paris. 379