Les croyances des Gnawa et leurs rapports avec l Islam orthodoxe

Transcription

Les croyances des Gnawa et leurs rapports avec l Islam orthodoxe
LescroyancesdesGnawaetleursrapports
avecl'Islamorthodoxe
On a souvent dit que la religion des Gnawa n'était qu'un syncrétisme entre le culte des génies, importé par les esclaves noirs de
leur pays d'origine et celui des populations islamisées du nord de l'Afrique. On considérait alors ce culte comme indépendant de
tout système global de croyances religieuses. C'était comme si, dans notre civilisation, le culte des saints pouvait se comprendre
sans référence au christianisme. Le résultat fut, dans le meilleur des cas, de prendre pour des réalités ontologiques ce qui n'était
qu'image et symbole. Nous voudrions au contraire, au lieu de partir d'une nomenclature des génies et de leurs caractéristiques
extérieures, voir comment ces génies procèdent d'une conception plus vaste de l'univers et de l'homme.
Il est clair que la cosmologie des Gnawa se fonde sur des thèmes cora- niques. Il est également clair qu'elle se distingue
sensiblement de l'enseignement actuel des oulema. Est-elle d'origine africaine, orientale, juive, chrétienne? Il n'est pas de notre
propos de le rechercher. Les Gnawa eux-mêmes savent ce qu'ils doivent au judaïsme comme au christianisme, ne serait-ce que
par les origines chrétiennes de Sidna Bilal et, prudemment, ils revendiquent l'œcuménisme dans la religion abrahamique.
Cependant, la simple approche phénoménologique montre que des groupes humains, qui baignent ensemble dans un milieu
fondamentalement islamique s'appuient sur des croyances souvent divergentes. Il nous paraît donc bon d'exposer d'abord
comment les musulmans marocains, en général, conçoivent l'origine et le développement de l'univers.
D'après le Qoran, Dieu créa le monde en sept jours. Au commencement était l'eau; le cosmos était eau. Une partie du cosmos
s'est solidifiée à par- tir de l'écume marine. Le contact entre l'espace et la mer a provoqué une évaporation qui forma les cieux.
Les étapes de la cosmogonie sont donc l'eau, l'écume qui en se solidifiant crée la terre et l'évaporation qui crée le ciel. Terre et
ciel sont des expressions génériques, en réalité il y a sept terres et sept cieux. Les sept terres et les sept cieux se créèrent en
raison du mystère universel qui tourne autour du chiffre sept et se résume dans la profession de foi,
La ilaha ila llah
Muhammed rassul allah
1 2 3 4 56 7
1 2
3
4 5 6 7
formée de deux fois sept syllabes. Le chiffre sept est le premier chiffre capital, après le six qui contient le trois et le deux. Son
dynamisme est représenté à La Mekke lorsque les pèlerins tournent sept fois autour de la Kaaba. Certains considèrent les sept
terres comme les sept planètes du système solaire qui s'échelonnent dans l'ordre ascendant suivant: Lune, Mercure, Vénus,
Soleil, Mars, Jupiter, Saturne. Les sept cieux de la tradition islamique ne sont pas formés comme dans notre astronomie par les
sept couches spatiales qui séparent les sphères célestes dont elles portent le nom. L'ensemble, comme le rappellera Abdallah
Ibn Abbas, le cousin du Prophète, est appelé sublunaire et constitue la première terre. La seconde est la première terre
cosmique, symbolisée par la Lune en tant qu'idée, non en tant qu'astre. Elle comprend tout le monde supralunaire qui effleure
le monde métaphysique, situé en-dehors du cosmos, le monde des Idées. C'est celui-là que le Prophète a exploré en compagnie
de l'archange Gabriel, d'après le hadith de l'Ascension lorsqu'il franchit la porte du premier ciel, « à côté du jujubier de la limite»
et qu'il y rencontra Adam. De la même manière il entre au second ciel où il rencontre Jésus et son cousin Yayah (Jean-Baptiste),
puis au troisième où se tient Joseph, au quatrième avec Idriss ou Enoch (appelé abusivement Hermès car pour les astrologues ce
ciel est celui du Soleil) puis au cinquième avec Aaron, au sixième avec Moïse, enfin au septième avec Abraham. Il est alors
transporté vers le jujubier de la limite, la Sedra al-Mantaha. L'ensemble des sept cieux est globalement appelé al malakut
(royaume céleste) le monde métaphysique par opposition au monde sublunaire al mulk (le monde sensible, royaume terrestre).
Mais le terme générique al malakut comprend lui-même quatre mondes : aâlam malakut, qui contient les sept cieux, aâlam
jabarut (monde de l'omnipotence) situé entre le septième ciel et le kursî (piédestal), aâlam al Lahut situé entre le kursî et l'aârch
(trône de Dieu), et enfin, au-delà, al Bahamut, monde ineffable, ou monde de la présence miséricordieuse, impensable, ou Dieu
est seul. C'est un monde où il n'existe ni ange ni humain ni esprit, sain ou malsain, un monde où seul le Prophète est entré alors
que l'archange Gabriel lui-même a reculé car c'était là le terme de ses explorations célestes possibles. Le Prophète a dit: «
Quand je suis entré dans ce monde j'ai trouvé le vide, à tel point que je me suis demandé si le monde avait disparu ». C'est là
qu'il a trouvé Dieu en lumière.
Ces cinq mondes, mulk, malakut, jabarut, llahut, hahut, constituent un univers, mais certains parlent de 8 000, de 800 ou de 80
univers. Le dernier nombre retient la préférence des lettrés, tels que El Tijani, car on dit que le saint des saints, le grand Qûtb
domine 80 mondes. La terre, le paradis et l'enfer n'en forment qu'un seul. Ces mondes sont dominés par sept pôles (aqteb) - qui
rappellent les sept climats de Ptolémée - au-dessus desquels se tient le sceau lui-même dominé par le Sceau des sceaux - unique
en période humaine - qui est lalla Fatima Zhara. Ce terme ambigu de Zhara attribué à la fille du Prophète signifie pour les
oulema « la fleurie » car elle était parfaitement pure, n'ayant jamais eu de règles (conformément à la tradition biblique de la
Vierge : betula). Il signifie également la « brillante », nom donné à la planète Vénus à l'Ouest. L'absence de règles était une
nécessité pour un pôle qui ne peut interrompre son action pour cause d'impureté. Elle se trouve pourtant en contradiction avec
la tradition populaire qui raconte que Fatima chevauchait la même mule que son père quand le sang de ses menstrues tacha ses
vêtements. De honte elle maudit la mule, ce qui rendit l'espèce stérile. Il y a sans doute dans ce récit une contamination avec
l'aventure d'Aicha, racontée par El-Bukhari, laquelle, lors d'un pèlerinage à La Mekke en compagnie de son époux, dut
interrompre le rituel parce que ses règles venaient d'arriver. Cette confusion entre Aicha et Fatima est fréquente dans l'esprit
populaire qui fait souvent de Fatima la femme du Prophète. Nous verrons par ailleurs l'interprétation que donnent les Gnawa du
Sceau des Sceaux, rôle dévolu d'une manière inattendue à la fille du Prophète.
Au dessus des cinq mondes dont nous venons de parler, il y en a encore soixante-dix autres, appelés les voiles (hujub) qui
constituent une barrière au-delà de laquelle se trouve aâlam al-râha (le monde du terme) où seul Dieu réside. L'homme peut
entrer en communication avec ces différents uni- vers essentiellement par la naissance et par la mort.
À la naissance l'âme (roh) descend du monde luminescent dans le corps de l'homme « telle une colombe », Le corps de l'homme
est fait de terre et, comme celui de son ancêtre adamique, il contient les neuf métaux, les neuf éléments chimiques qui
composent le monde. Cette chute dans le corps est une épreuve infligée à l'âme par Dieu qui lui donne ainsi la possibilité de se
purifier avant de réintégrer le monde luminescent métaphysique dans lequel elle vivait, le barzah, cet hinterland entre le monde
terrestre et le monde angélique, point de ralliement des âmes des défunts. De son vivant, l'homme peut tout de même avoir
accès à ces mondes invisibles et cachés (gaib) mais jamais par la raison, qui ne peut s'évader d'un cadre restreint, l’aâqal al
mahasi d'Ibn Khaldoun, non plus que par la perception. C'est seulement par l'ascèse ou par l'inspiration qu'il peut atteindre à
l'hinterland du monde métaphysique, celui que Muhyî ad-Dîn Ibn' Arabî appelle la terre de Sésame (aâlam simsim). Cette terre
s'ouvre d'ailleurs par plusieurs portes sur les autres univers qui, par son intermédiaire, deviennent accessibles à l'homme.
Une conception particulière du temps se trouve liée à cette hiérarchie des univers. Plus on s'élève du monde sensible au monde
céleste et plus le temps se contracte jusqu'au moment où il atteint ce « jour du Seigneur » dont parlait déjà Saint Pierre. Cette
notion de temps est très importante pour comprendre l'efficacité des gestes rituels. Elle est, d'ailleurs, la même que celle des
Gnawa. Aux regards de Dieu le monde est achevé: il a été créé, il a vécu, il est mort en un instant. La durée est une donnée
sensible appartenant au monde physique; c'est une illusion de nos sens.
Cette idée de la naissance et de la mort de l'univers est liée à l'explosion qui eut lieu lorsque l'évaporation de la mer primordiale
atteignit le ciel. C'est cette explosion qui, par le moment mortel du contact, donna naissance aux sept cieux et c'est l'écho de
cette mort que nous vivons dans un temps-espace dilaté qui nous donne l'illusion de l'évolution et du déplace- ment. C'est
pourquoi chaque acte individuel, chaque sacrifice privé n'est; pas un fait particulier, délimité dans l'espace et dans le temps, non
plus qu'une commémoration, mais un aspect partiel de l'événement premier et même sous cette forme partielle, il participe de
l'événement primordial et le contient tout entier. Méconnaître cette croyance fondamentale, c'est se fermer à toute
compréhension des enseignements et des rituels propagés par les confréries. C'est sans doute là que réside la grande différence
entre les enseignements exotérique et ésotérique en Afrique du Nord. La rivalité qui a pu aller jusqu'à la persécution dans
certaines régions ne provient pas d'une divergence de croyances (tout le monde se réfère au Qoran et aux hadith) mais d'une
différence dans les situations où se place le croyant, suivant qu'il se situe dans le monde physique et rationnel ou qu'il
contemple l'univers dans l'unité d'espace et de temps qui est celle du regard divin.
Nous avons dit que les Gnawa étaient maîtres des cultes de possession et que tous leur reconnaissaient le pouvoir d'agir sur les
génies. Mais cette notion de génies est loin d'être simple. La tradition musulmane distingue trois espèces de créatures peuplant
la terre (en entendant par ce mot tout l'univers de la manifestation) : les anges (terrestres), les hommes et les esprits jnoun ou
rwahjnoun. Les anges peuvent dépasser notre monde et résider dans le monde métaphysique en en parcourant les degrés
suivant le niveau d'initiation qui détermine leur hiérarchie. En ce qui concerne les sept terres, elles sont dominées par sept «
princes » désignés chacun par une couleur ; on relève ainsi Samarus pour le blanc, Hamuda pour le rouge, Mirha - une femme pour le jaune, d'autres pour le bleu, le vert, le noir et pour un mélange de toutes ces cou- leurs. Ces sept princes sont
commandés par sept supra-princes et chacun d'eux régit un jour de la semaine. Eux-mêmes sont supervisés par sept autres
entités appartenant au monde métaphysique, au monde des célestiels. D'après le Qoran (LV, 13-14), Dieu a créé les hommes à
partir de la terre du potier et les génies à partir du feu sans fumée. Certains génies ont écouté le Qoran et ont été convertis. Aux
autres, Dieu dira: « Entrez dans le feu parmi les générations qui ont passé avant vous, soit génies, soit hommes» (VII, 36). Les
génies, à la porte du Paradis, « au ciel le plus bas» (LXVII, 5) cherchent à surprendre les secrets de l'avenir qu'ils communiquent
aux devins, mais les gardiens du ciel les chassent en leur jetant des étoiles filantes.
La possession s'explique par l'enchevêtrement de deux êtres qui n'appartiennent pas au même monde. L'homme peut être
possédé par un être de l'autre monde, de même qu'un tel être peut être soumis par l'homme: les jnun nous craignent et ne
veulent pas être touchés par les humains, tout comme les hommes ne veulent pas être possédés. Comment un être humain
peut-il agir sur un djinn ? Parfois les génies sont très vulnérables à des procédés simples : on brûle un parfum qu'ils ne peuvent
supporter et qui les chasse de leur propre domaine ; on récite un verset du Qoran, de l'Évangile ou de la Bible, ce qui les brûle.
Inversement, le sang versé lors d'un sacrifice a le pouvoir de les attirer. Encore faut-il que ce sang soit versé selon certaines
règles car tous n'attirent pas les génies, certains au contraire les rebutent. Il est interdit de sacrifier sur le tombeau d'un saint car
- contamination évidente avec des croyances antéislamiques - l'ancien culte des ancêtres se répercute dans le saint qui les
personnifie ; on se trouve alors agir, par le moyen du sacrifice sanglant sur l'élément spirituel indivis entre tous les hommes, on
féconde et multiplie sa puissance. Pour un Marocain sacrifier sur le tombeau d'un saint, c'est obtenir sa grâce fécondante par la
communion et, en même temps, c'est donner l'aâr le don contraignant qui rendra inoffensifs ou neutres les « hommes
invisibles », les « hommes de Dieu (Rijâl Allah), les génies. Ces conceptions générales et vagues vont être analysées et précisées
par les Gnawa.
Nous pouvons déjà indiquer qu'un homme possédé se reconnaît aux symptômes classiques de glossolalie, d'actes hors du
commun, etc. Ces phénomènes sont bien connus des Marocains et font partie de leur vie quotidienne. Il est bien possible qu'on
ne puisse trouver dans le pays quelqu'un qui n'aurait pas eu, au cours de son existence, une expérience directe de contact avec
un génie, un melk, même s'il n'est pas allé jusqu'à la forme complète de la possession.
LE MONDE DES REPRESENTATIONS DES GNAWA
Il est temps maintenant de voir comment toutes ces connaissances reçues de l'Islam ont été accueillies et interprétées par les
Gnawa. Pour eux tout est sorti de Dieu (min Allah). Tout ne fut pas créé mais engendré, la terre, le ciel, la Voie lactée et la
montagne cosmique de l'est, la qibla. Tout sera entraîné dans un mouvement de montée et de descente par l'âme, le souffle
(nefs), la respiration cosmique qui donne la vie.
Le procès sus de génération qui donna naissance à ces éléments primordiaux va se répéter à l'infini pour créer l'univers en trois
mouvements. « La Terre», disent les Gnawa, « a tourné trois fois », L'homme, qui est à l'image de Dieu, donc de l'univers, obéira
également à ce processus de formation, comme d'ailleurs tout ce qui vient à l'existence. Il semble bien que, de même que temps
et espace tels que nous les percevons sont une illusion de nos sens, de même l'appréhension de la création est due à nos
perceptions qui partagent, analysent et fragmentent. En réalité, tout serait une métamorphose intérieure de Dieu, qui donne
l'illusion de la création, alors qu'Il s'agirait d'un mouvement de vie dans l'instant éternel de l'être de Dieu.
Tout va se former suivant ce mouvement respiratoire de montée et de descente : le souffle (nefs) solaire, chaud, masculin,
descend, meurt et fait monter; le souffle lunaire, froid, féminin, monte, vit et fait descendre. Ce double mouvement inspirationexpiration est symbolisé par celui de la qibla (Vénus à l'est, Lucifer, qui suit le soleil) et celui de la zohra (Vénus à l'ouest, Vesper,
qui suit la lune). La première descend pour faire monter et la seconde monte pour faire descendre. Ce « respir » est celui du
Dieu créateur.
Les Gnawa expliquent l'origine de l'univers par l'autosacrifice de Dieu, le Père, la Tête, et son autofécondation. Ce sacrifice,
semblable à une défloration, aboutit à une fragmentation en sept parties formées de trois éléments : l'un, féminin, qui descend,
un autre, masculin, qui monte et un troisième, élément intermédiaire, tous trois fécondés par le Père. Pour la commodité de
l'expression, on peut les appeler la Mère, le Père et l'Enfant, ou bien le Ventre, la Tête et le Sexe ou colonne vertébrale, ou bien
la Terre, le Ciel et la Voie lactée, ou encore la Terre, le Ciel et les Nuages Noirs. Dans une autre formulation, on dira que le Bas et
le Haut sont semblables; ils sont « comme deux femmes» dont l'élément intermédiaire constitue la copule qui permet à leur
union d'être féconde. On pourra également les désigner comme les trois principes vitaux fondamentaux, le sang, le lait (ou
souffle intermédiaire) et l'eau. On peut encore exprimer cette relation en termes de forge (le feu, le fer et l'eau) mais c'est
toujours l'élément intermédiaire qui va tenter de réunir le Haut et le Bas, le Ciel et la Terre pour donner naissance à un monde
nouveau, semblable à l'Être originel car l'Enfant est de même nature que le Père dont il est issu et dont il a reçu tous les
principes. Cet être intermédiaire servant de lien entre le Haut et le Bas, pénètre le Bas par un mariage avec sa Mère-Sœur et en
ressort comme un enfant sort de sa mère à la naissance ; il se dresse ensuite vers le Ciel, le pénètre et fait monter à travers lui sa
mère, la Terre. Alors il s'embrase et meurt, circoncis, en émettant le monde nouveau qui va, à son tour, s'autoféconder comme
le fit Dieu, dont il est le représentant consubstantiel. Une image sera souvent employée pour rendre explicite ce processus de
génération, celle d'une semence qui pénètre la terre puis en ressort sous la forme d'un arbre, lequel se dresse vers le ciel et dont
la tête va brûler, après avoir émis la semence qui reçoit une âme sous forme de pluie avant de retomber. Mais cette image,
comme nous le verrons, est extrêmement simplifiée et incomplète.
HOMOLOGIE ENTRE DIEU, L’UNIVERS ET L’HOMME.
LES DIX «ÉTATS» (OU GÉNÉRATIONS) DE LA COSMOGONIE
PROCÉDANT DE L'AUTOSACRIFICE DIVIN
La cosmogonie que nous allons tenter de reconstituer ici, connue des Gnawa et de nombreux vieillards, est secrète, interdite,
jamais racontée d'une manière discursive. Elle ne relève pas du discours mais elle est quotidienne- ment vécue, si bien qu'elle
peut varier dans sa formulation selon le degré de compréhension de chaque individu. Pour en parler, les Gnawa se réfèrent
toujours à la derdeba, soit l'ensemble des chants et des danses qu'ils exécutent pendant toute une nuit après les sacrifices
rituels. Des variantes peuvent apparaître dans les détails du récit, mais l'ensemble est reconnu par tous.
L'histoire de l'univers que nous allons tenter de décrire, c'est celle du dernier univers, le plus haut, le nôtre, mais six autres l'ont
précédé, six terres se sont situées sous la nôtre et six cieux au-dessus. Mais tout ce que l'homme peut en connaître, c'est qu'ils
ont suivi le même processus de formation que le dernier, qui est aussi celui de l'homme. En prendre conscience c'est connaître
l'univers tout entier et c'est le seul moyen de connaître Dieu.
Pour simplifier la représentation de la puissance infinie de Dieu, on la décrit comme un sexe mâle qui serait en même temps un
ventre de femme. Une formulation enfantine parle d'un « sexe sans propriétaire ». Cependant une certaine hésitation se
manifeste à propos de cet être premier. Pour la plupart, il s'agit des maâsboh, le souffle, préfiguration de la Voie lactée, qui est
le « lait» sorti du sexe; ce qui, dans le processus de génération suppose l'existence d'un « autre sexe» dont serait sortie la
semence qui donnerait naissance au sexe premier lors de l'autosacrifice. Mais cette opération est impensable pour l'homme qui
hésitera toujours quant à la préexistence de l'œuf du monde ou de sa mère.
PREMIER « ETAT» OU GENERATION
Partons donc de ce sexe mâle, seul, puisque « Dieu n'a ni père ni enfant ». Il est une personne tout entière et les Gnawa, bien
que le désignant comme Dieu (Allah) ont conscience également qu'il s'agit d'un Démiurge, d'une « Terre », Dieu étant en-dehors
de l'entendement. Cette personne, en tant que principe, est appelée « Tête ». Suivant une autre image, on dit qu'elle est « la
Montagne qui ne repose sur rien, au milieu du monde ». Tout ce qu'on sait de ce sexe mâle c'est qu'il est androgyne et qu'il
contient en puissance toute la création, dans le secret de la Nuit. Il est dit androgyne parce qu'il va procréer seul, après un
autosacrifice. Sur le plan rituel, il est représenté par le bélier, si l'on veut insister sur l'aspect chérifien et noble de celui qui sera
sacrifié, par le bouc lorsqu'on veut mettre en relief son aspect mâle et fécondant ou par la vache stérile, celle qui va être
fécondée par le sacrifice, lorsqu'on veut porter son attention sur l'aspect féminin. La vache est dite stérile (aâgra) car elle est
comme Dieu: il n'a pas plus d'enfant que de père et il est stérile car il est enfermé en lui-même et ne peut engendrer. La vache
aâgra se reconnaît à sa vulve haute et petite comme celle d'une vieille bête et à son pis, petit, qui ne donne pas de lait. C'est une
vache grasse car elle ne porte jamais. Sa chair abondante, bonne pour la consommation, en fait un animal de boucherie. On la
considère comme androgyne car il lui arrive de monter d'autres vaches comme le fait un taureau.
Ce sacrifice de la vache stérile, considéré comme androgyne, peut s'observer encore de nos jours au Tchad, en pays barma. La
création va donc se faire à partir d'un autosacrifice. « Il faut égorger l'aâgra » pour que le lait sorte et engendre. Avant « il n'y a
rien », aucune manifestation. Le sacrifice va dégager et séparer le sexe mâle, la Montagne, qui est une femme et le sexe féminin,
qu'on appellera la Terre rouge, la main droite ou le bras droit, et qui est un homme. Cette ambiguïté des sexes est familière à la
langue arabe, qui considère qu'un sexe mâle est tellement masculin que son genre est du féminin (en français aussi on dit: la
verge). Inversement le sexe féminin est masculin. Il faudra toujours avoir présente à l'esprit cette ambiguïté pour suivre le fil de
la création à venir. De plus le sexe de l'individu est considéré comme une personne entière, son fils ou sa fille.
La Nuit, Li! (au masculin) c'est Dieu, inconnaissable, enfermé en lui-même, comprenant tout. C'est la Tête. Les Gnawa se disent «
les gens de la Nuit, Lila (au féminin) la femme qui engendre, en insistant sur l'aspect féminin et fécond de la Nuit, sexe
androgyne. Le terme Lila insiste sur l'aspect sensible et connais sable de la Nuit, qui jouera le rôle du Démiurge-Terre, celui qui
engendre par rapport à Dieu-Ciel avec lequel la communication directe est impossible. Dieu Li! c'est Celui vers qui tendent en
vain tous les désirs. L'homme restera toujours « entre Terre et Ciel ».
La Nuit, c'est toute la forge et les Gnawa sont des forgerons-alchimistes. Ils se considèrent comme les fils de l'Homme, issu de
Nuit (Li! masculin) qui tombe sur le hla, le vide, le désert, l'Océan primordial, lui-même issu de la Nuit.
DEUXIEME « ETAT» OU GENERATION
La première chose qui est sortie de Dieu, de son sexe mâle dakar symbolisé par le bouc, c'est l'Océan primordial, l'eau amère et
stérile. On dit qu'il est sorti de Dieu poussé par son souffle nefs ou par sa parole kalma. Cet Océan, el bhâr, la mer, est peut-être
issu des eaux d'un accouchement antérieur dont on ne sait rien. On sait qu'il est tombé de la partie inférieure de la personnesexe. Son eau serait rougeâtre, mais elle est considérée comme blanche parce qu'elle est pure. C'est peut-être l'urine du bouc
(en considération de cette origine, un gnawa peut faire la prière même si son vêtement est taché d'urine de bouc). Cet Océan, le
hla, le vide, est « une terre déserte, la première terre en vérité ». On l'appelle Terre parce qu'elle est venue en bas, du côté de la
manifestation, par rapport à Dieu - Tête qui est en haut. C'est un principe féminin et elle tombe comme un serpent lové qui se
mord la queue. Elle représente l'espace limité, démarcation entre l'infini et le fini, qui va recevoir le monde à venir. On dit que
l'Océan est rouge car il est la préfiguration de la Terre-sang, la goutte de sang originelle, mais il est aussi blanc car il sort de Dieu,
comme du sperme (al manï)
On l'appelle encore urine parce que c'est un liquide stérile, qui n'a pas encore été fécondé par le sacrifice. Ce liquide est blanc,
ce qui fait dire que le Blanc est sorti du Noir (le bouc, la Nuit, Dieu inconnaissable, non manifesté) comme par la suite le Rouge
(le sang du sacrifice) est sorti du Noir. Blanc, Rouge et Noir seront les trois couleurs fondamentales.
L'Océan va être le grand miroir où le monde se manifestera, mais sous une forme inversée. Pour les Gnawa, comme pour tous
les Musulmans et une grande partie des Africains, ce que nous appelons réalité n'est qu'une illusion, une image de la réalité non
perceptible par nos sens. Dans cet Océan-miroir, Dieu se révèle à lui-même. Tout ce que nous percevons n'est que le reflet
inversé du monde réel, inaccessible à l'homme, lequel sera toujours « entre Ciel et Terre ». La remontée de tout ce qui tombe
n'étant qu'à la mesure de la chute, ce qui est en haut dans le miroir est en bas dans la réalité. Tout ce qui monte, en réalité
descend. C'est sur cette eau, ce miroir, que va tomber la Terre, l'enclume, terre des morts apparemment renversée, dont une
partie va apparemment remonter pour former la terre des vivants, avec son miroir. C'est entre ces deux terres que va circuler
toute l'existence. C'est le miroir qui va s'interposer entre Adam et Ève, ainsi que le relate un conte. « Satan se plaça entre Adam
et Ève. Avec de l'eau il fit un miroir de glace et le tendit à Ève en lui disant qu'Adam avait une autre femme. Ève, irritée, s'en va.
Elle marche jour et nuit; Adam la poursuit le jour. Ils finissent par se rencontrer entre la nuit et le jour (au dernier tiers de la nuit)
sur la montagne Arafat près de La Mekke. Ils eurent deux fils, l'un au Sud (gauche), l'autre à l'Est (droite) et deux filles, l'une au
Sud, l'autre à l'Est. Le fils du Sud a épousé la fille de l'Est et a tué son frère de l'Est. La fille du Sud, restée vierge, est partie au
désert (hla) et est devenue sauvage. (Rappelons que le sexe de la femme est son jumeau mâle et celui de l'homme son jumeau
féminin. L'égorgement, c'est l'union sexuelle). Ce conte est un moyen mnémotechnique de se rappeler les circuits que vont
emprunter les principes spirituels de l'homme et de l'univers dans leur cycle de mort et de résurrection, comme nous le verrons
plus loin.
L'Océan est un monde sauvage, peuplé de génies, entités différentes de celles avec lesquelles vont travailler les Gnawa, car leurs
génies ou mlouk … (à poursuivre dans l’ouvrage)

Documents pareils