Sur la religion d`Alain - Alinalia
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Sur la religion d`Alain - Alinalia
Page 1 sur 19 Sur la religion d’Alain (avec quelques remarques concernant celle de Simone Weil)1 Il y a une religion chez Alain, et cette religion ne peut être rejetée hors du christianisme. Savoir si elle est tout le christianisme est une question trop difficile et qui peut-être n'a pas de sens. Car on ne s'accorderait pas seulement pour définir tout l'essentiel du christianisme, tel dogme faisant partie de l'essentiel pour l'un et non pour l'autre. Mais on y trouve certainement une partie du christianisme et peut-être la partie première et fondamentale. Après la mort d'Alain, nous avons pu lire : « Alain n'était pas chrétien....Peu de philosophes semblent avoir été plus radicalement irréligieux, fermés à la religion. » Peut-être cette opinion estelle partagée par certains de ses disciples, trompés par des précautions, par des apparences dont nous parlerons. Mais quelques-uns ne se sont pas trompés, Maurois entre autres. « Alain était peut-être anticlérical, dit-il, mais il était certainement religieux. Peu d'hommes ont su mieux parler du christianisme. En fait c’est lui qui, le premier, m’a révélé la grandeur de la doctrine chrétienne et m’en a fait accepter une si large part 2». C’est peu de dire qu'il ne s'opposait pas au christianisme. Il me semble qu’il en fondait de nouveau la vérité, d'autant plus qu'il ne l’acceptait pas par soumission à une autorité ou à une tradition, mais qu’il y venait comme du dehors, et n'y était pas conduit par des preuves abstraites, mais par des jugements particuliers, proches de l'objet, par des pensées réelles qui ne font aucun doute (ces jugements rapides et sûrs qui étaient pour nous aussi clairs que des éveils, aussi évidents que le monde après le rêve). Il me semble qu'il a fondé comme une base de christianisme dans la pensée de plusieurs de ses disciples, notamment chez Simone Weil. Le changement qui s’est fait en elle entre le temps où elle était l’élève d’Alain et celui où elle écrivait ses sublimes cahiers tout pleins de l'amour du Christ, ce changement n'est pas tel qu'on pense. Il y a eu changement, mais c’est une sorte de conversion à l’intérieur du christianisme. Il peut suffire ici de 1 ABREVIATIONS DES REFERENCES Œuvres d’Alain : Œuvres de Simone Weil : D = Les Dieux AD = Attente de Dieu EBM = Entretiens au bord de la mer C = Cahiers EDR = Eléments d’une doctrine radicale CS = La connaissance surnaturelle HP = Histoire de mes pensées LR = Lettre à un religieux P = Politique OL = Oppression et liberté PL = Propos de littérature PG = La Pesanteur et la Grâce PM = Préliminaires à la mythologie PR = Propos sur la religion SE = Saisons de l’esprit ère L’indication des pages se rapporte à la 1 édition de ces ouvrages 2 André Maurois : Mémoires, I, 53. Page 2 sur 19 rappeler un fait qui a déjà été cité : lorsqu'elle était à l'Ecole Normale, c'est-à-dire aussitôt après qu'elle eut été l'élève d'Alain, un des directeurs de l'École la définissait comme un mélange d'anarchiste et de calotine. Or par calotine il entendait chrétienne, car ce n'étaient pas les prêtres en qui elle croyait. Certains de ses écrits de jeunesse manifestent, au contraire, une grande défiance à l'égard des prêtres. Ce qui fait que beaucoup refusent d'admettre qu'il y ait une religion chez Alain, c'est qu'il n'y a presque personne pour qui ce fait ne soit scandaleux d'une manière ou de l'autre. Les uns ne peuvent convenir qu'il y ait une religion ou du moins un christianisme hors de l'Église. Les autres voient dans toute religion une menace pour la libre pensée. Ainsi amis comme adversaires se réjouissent quand ils croient le trouver irréligieux. Lui-même n'ignorait pas qu'on attendait de lui. Il savait que les pensées qu'il avait développées dans Les Dieux n'avaient guère plu aux instituteurs, pour qui d'abord il les avait exposées. Il savait que la plupart de ses lecteurs n'acceptaient qu'une moitié de sa doctrine, soit l'une, soit l'autre (« mes ennemis d'idéologie sont mes amis de politique ..., mes meilleurs lecteurs sont du côté des ennemis du peuple ... 3»). Il n'en maintenait pas moins fermement ces deux parts de la vérité dont la réunion brouille les cartes des partis et des églises. Ses amis matérialistes, il est avec eux en politique, non dans sa philosophie ni dans ce qu'il faut bien appeler sa religion. Il comprend leurs négations, mais il ne les partage pas : « L'ordinaire critique des Évangiles et l'ordinaire politique contre le prêtre sont un moyen de culture et de réflexion qui peut convenir à quelques-uns. Non pas à moi ; et tout est réglé par là, sans que je cesse d'être l'ami de tous ceux qui refusent de croire et prétendent examiner4 ». Il lui arrive de se donner lui-même pour irréligieux, et même une fois pour « le plus irréligieux peut-être » de tous les hommes qu'il a connus5. (Au reste, il ajoute immédiatement que les autres ne sont pas au fond plus religieux que lui.). Mais ailleurs il dit : « La position irréligieuse est faible6 » ; « il y a quelque chose de religieux dans toute conscience ferme7 » ; « la raison ne se sauve pas en se séparant de la religion, mais au contraire elle se perd8 » : « l'esprit est religieux9 ». Faut-il dire qu'il se contredit ? Nous avons au moins une clef de ces contradictions. C'est celle qu'il nous donne lui-même quand il montre comment religion et irréligion se croisent et sont presque toujours prises l'une pour l'autre. « Je soupçonne que ces termes de religion et d'irréligion s'échangent l'un pour l'autre dans nos drames d'âme, qui se jouent entre bassesse et noblesse. Et parce que nous retombons toujours à la religion la plus basse, qui adore le maître de soupe, et que nous devons nous en tirer, au moins une fois ou deux, par un mouvement de juge, il arrive que toujours le mouvement de religion a forme d'irréligion10 ». Nous voyons ce que signifie pour lui, dans certains cas, le mot « irréligieux ». C'est la vraie religion qui est irréligieuse. Toute vraie religion est irréligieuse pour les idolâtres. En effet, les premiers chrétiens étaient considérés par les païens comme des athées parce qu'ils ne croyaient 3 Dédicace manuscrite d’un exemplaire d’Esquisses de l’homme (Bibliothèque Nationale) HP p.44-45 5 HP p.12 6 SE p.257 7 EDR p.149 8 PM p.208 9 P p.252 10 SE p.301 4 Page 3 sur 19 pas aux dieux de la nature ni à César. De même, quand il se dit incrédule, il faut se rappeler qu'à ses yeux la foi est le contraire de la croyance et qu'ainsi incrédule ne veut pas dire sans foi. Une autre clé de ces contradictions, c'est qu'il a voulu lui-même brouiller ses pistes pour ne pas se laisser enfermer. Il est clair qu'il n'a pas voulu donner de dernier mot sur la religion ni sur l'irréligion sans doute parce que tout achèvement des pensées en cette matière lui parait dangereux. Il hait les systèmes, surtout en ce domaine. Mais qui sait si le christianisme de l'Évangile comportait une théologie parfaite et fermée ? ********** Il y a cependant chez lui une apparence d'irréligion qui nait d'autre chose que de déclarations sur son incrédulité. Elle nait d'une certaine façon de considérer les religions sans s'indigner d'aucune et en paraissant les recevoir toutes. Celui-là risque de n'être point religieux qui est trop tolérant. Or il y a chez Alain une bienveillance inépuisable qui sait comprendre toute croyance comme liée à la nature humaine. Il aime toutes les religions comme choses naturelles ; par là il semble les croire toutes ; or qui les croit toutes n'en croit aucune. C'est pourquoi certains qui l'ont lu, mais trop vite, pensent qu'il n'y a pas d'autre religion chez lui qu'une grande intelligence des religions. A mieux lire, on s'aperçoit qu'il est essentiel dans sa pensée de ne pas mettre sur le même plan toutes les croyances, mais de les mettre les unes plus bas, les autres plus haut, et de les juger toutes absolument par rapport à la vraie religion. Il dit bien que s'il pouvait « penser les dieux en dieu et comme dieu, tous les dieux seraient vrais » ; mais il ajoute que la condition humaine n'est pas de les penser ainsi11. Son regard n'est nullement celui d'un historien qui reste au dehors et ne prend pas parti. Tandis qu'il développe ses vues bienveillantes et sages sur les religions de la nature et de la société, tâchant de saisir en chacune ce qu'elle a de meilleur, il y a tout à coup un enthousiasme, l'expression d'une admiration sans réserve, quand il vient à parler de la vraie religion, et les autres aussitôt se trouvent rejetées bien bas. C'est là qu'on saisit sa pensée, car il ne peut être sans religion celui qui croit qu'il y a une vraie religion. Or il parle (avec chaleur et en son propre nom) d'une « vraie religion », d’une « vraie foi », d'une « mystique vraie », d'une « vraie piété », d'un « Dieu véritable ». Il semble souvent combattre bien plus pour la vraie religion qu'il appelle aussi « la religion nouvelle », que pour la raison. « Le conflit n'est pas présentement entre la religion et la raison, mais entre les anciennes religions et la nouvelle12 ». Cette religion nouvelle n'est pas autre chose pour lui que le christianisme, car bien loin de l'avoir dépassé, nous n'y sommes pas encore13. C'est le crucifié qui est le « Dieu suffisant et véritable14 ». Ce qu'il reproche le plus souvent aux chrétiens, c'est de revenir à l'ancienne loi, aux anciens dieux, et de ne pas assez savoir que le christianisme est vrai. C'est de croire aux objets de leur foi comme à des choses douteuses alors qu'elles sont certaines. Il loue Hegel de s'être dit certain que le Christ est à la fois réellement Dieu et réellement homme. Il pense qu'il y a dans le christianisme quelque chose de clair qui est voilé par le « brouillard catholique15 ». Au reste, il n'a pas vu de croyants. 11 D p.13 PM p. 200 13 HP p.145 14 SE p.217 15 SE p.258 12 Page 4 sur 19 « Des pratiquants, oui, mais ce n'est pas la même chose16». La méthode des prêtres « n'a point précisément produit une masse de doux rêveurs, mais plutôt une masse de catholiques réellement incrédules, sans doctrine aucune, et revenus en vérité à une sorte de sauvagerie17 ». Le plus souvent c'est l'hérétique qui croit, ou celui qui est considéré comme incrédule. « Que de pierres à Jean-Jacques, à Hugo, à Tolstoï ! Qu'ont-ils dit d'impie ? Ils ont dit que la religion vraie ». Telle est donc son incrédulité. Le parfait incrédule, chez lui, ne diffère en général du parfait croyant que parce qu'il est plus assuré des mêmes choses ; parce qu'il voit ce que les croyants ont cessé de voir : leurs propres doctrines, leurs propres symboles. « Écoutez ce que chante la procession ; elle n'y comprend rien ; mais cela vaut la peine d'être écouté18 ». « Observez tous les porte-croix ; aucun d'eux ne voit le signe qu'il porte19 ». «Convenons que c'est une image digne de Platon que cette croix sur la poitrine de l'évêque ; il la montre aux autres, il ne la voit point20 ». Aussi dit-il qu'il faut peut-être « refuser d'être chrétien pour être réellement chrétien21 ». Il dit quelquefois que les religions ne sont pas des étapes, mais des étages de l'homme. Ce qui signifie d'abord qu'aucune d'entre elles n'a été réellement dépassée au cours de l’histoire, qu'aucune n'est jamais vaincue définitivement. Elles subsistent toutes par la nature humaine, par des passions et des vertus auxquelles elles correspondent et qui ne peuvent être supprimées ou négligées. C'est ainsi que la religion de la nature correspond dans une certaine mesure aux désirs et à la peur, la religion politique à la colère et au courage, le christianisme à l'esprit et au respect de l'esprit. Mais dire qu'elles sont des étages, c'est dire que l'une est plus élevée que l'autre et qu'elles se dépassent l'une l'autre en quelque sorte éternellement. Si elles subsistent toutes, certaines sont néanmoins des moments dépassés, en ce sens que l'homme les a surmontées au moins quelquefois et doit toujours les surmonter de nouveau pour atteindre celle qui n'est ni dépassée ni dépassable. Les deux religions anciennes, celle de la nature et celle de la société, sont d'autant inférieures à la nouvelle que dans l'homme les passions doivent être subordonnées à la raison. Toutefois elles ne sont pas nécessairement idolâtres si elles sont mises à leur rang. Au contraire, elles servent de base à la vraie. En effet, comme dans l' homme la raison peut être esclave des passions, et la cause de l'injustice est dans ce désordre, non dans les passions seules ou la raison seule, ainsi la religion de l'esprit, qui n'a peut-être jamais manqué entièrement, a été subordonnée aux deux autres ; elle l'est encore le plus souvent et c'est de ce désordre que naît l'idolâtrie, non pas d'aucune religion prise en sa pureté. Il semble en effet que pour Alain, les anciennes religions consistent essentiellement dans le culte et n’impliquent pas de jugement, de sorte qu'on ne peut les fausses et qu’il ne faut pas vouloir les arracher, mais seulement les régler. D’autre part, la religion de l’esprit est essentiellement jugement de valeur, vrai jugement sur la vraie valeur. L'erreur se trouve entre les deux, dans la « religion moyenne » qui est la « religion de la puissance22 ». Celle-ci est jugement de valeur, elle aussi, mais jugement faux, confondant la plus haute valeur, l'esprit, avec ce qui est bien au-dessous de lui : la force. Cela fait une nouvelle classification, qui se combine avec la première pour donner 16 PR p11 PR p.72 18 SE p.256 19 SE p.217 20 SE p.217 21 PM p.135 22 PM p.217 17 Page 5 sur 19 deux genres d'idolâtrie ; car la religion de la puissance peut se trouver jointe aussi bien à la religion de la nature qu'à la religion politique. Alain a vu que le paganisme est essentiellement sans doctrine ni croyance. « La plus ancienne forme de religion, autant qu'on pout savoir, n’enfermait aucune idée à proprement parler, en dehors du culte lui-même23 ». Il ne faut pas imaginer toujours des croyances pour expliquer les rites. « C'est grande folie de prendre des coutumes pour des pensées. C'est ainsi, je le soupçonne, que nous barbouillons notre frère le sauvage de superstitions qu'il n'a point24 ». On sait qu'Il y a des conduites convenables en certaines circonstances, des façons humaines de se tenir, et cette politesse s’exerce, dans les religions très anciennes, non seulement à J'égard des hommes mais des choses ou plutôt de soi-même. L'homme a le devoir de se gouverner quel que soit l'objet de son action. Les actes les plus brutaux, et même surtout ceux-là, il ne veut pas les accomplir sans cérémonie et sans règles. C'est plus par respect de soi que des choses et cela ne constitue pas un jugement. Ce regard charitable et pénétrant que porte Alain sur les religions voit que la superstition elle-même n'est point croyance. « Au temps de la guerre, il était admis qu'on ne doit point allumer trois cigarettes avec la même allumette ; est-ce à dire qu'on croyait que cela portait malheur ? Non pas, mais on évitait le pressentiment du malheur, qui est lui-même un mal. On ne croyait pas, mais on agissait comme si on avait cru25 » (on saisit la vérité de cette idée dans l'histoire de ce Romain qui faisait fermer sa litière pour ne pas voir les signes quand il avait pris une décision. En effet, il ne croyait pas réellement que les signes annoncent l'avenir, sans quoi il eût voulu les voir). Prendre soin de son imagination autant que possible est sagesse et ne signifie point croyance. Alain est donc bien loin de vouloir chasser de la religion cette partie qui consiste en rites, liturgie, fêtes, commémorations. Il ne changerait rien, même s'il le pouvait, à tous ces usages, dont certains paraissent bien déraisonnables mais sont des remèdes d'imagination pour des maux d'imagination. En quoi il ne suit nullement la critique protestante qui est faible en effet sur ce point. Car ce qu'elle nomme le paganisme catholique n'a aucune importance. « La Réforme a changé l'ordre ; et l'ordre peut-être n'en valait pas la peine26 ». Mais si le culte ou l'ordre doit être conservé autant que possible, même dans la religion de l'esprit, c'est à la condition qu'on le prenne pour ce qu'il est, qu'on le mette à son rang et qu'on lui donne la place qui lui revient, non pas toute la place. Car s'il y a un abus à mettre la croyance là où l'obéissance suffit, c'est aussi un abus d'abolir la croyance au profit du rite. Si dans l'ancienne religion c'est une erreur de croire, dans la religion de l'esprit cela peut être une erreur et une faute de ne pas croire. « Car il faut croire, et il faut vouloir croire ; et le doute là-dessus n'est pas permis. Le doute, c'est la faute27 ». La religion du jésuite « revient presque toute aux manières28 ». Or si nécessaires que soient les manières, ce n'est point là tout le christianisme. Ce n'en est même pas une partie, car c'est plutôt ce que le christianisme a gardé d'une autre forme de religion, ce qu'il peut garder sans dommage pour la foi. En ce qui concerne l'idolâtrie, Alain montre au total plus d'indulgence pour la religion de la nature que pour la religion du social. En effet, elle est moins fanatique, moins dangereuse, soit par le fait qu'elle est moins organisée et que les dieux y sont plus nombreux, soit parce que l'humain a 23 PR p.109 SE p.57 25 SE p.264 26 EBM p.270 27 PR p.231 28 PR p.222 24 Page 6 sur 19 toujours plus de puissance sur nous que les choses. D'ailleurs les travaux paysans font connaître assez vite que le monde humain se distingue profondément du monde simplement naturel, et qu'il faut dans une certaine mesure traiter celui-ci sans égards, de sorte qu'ils servent de remède à cette religion même qui les accompagne. « La religion paysanne va à la raison .... Mais la raison d'état ... déformera toujours la raison29 ». Cependant Alain maintient que l'homme ne doit point de religion au monde ; que celui-ci n'est pas esprit et que, dans toute sa puissance, il est bien au-dessous de l’esprit en valeur. Ce qui caractérise l'univers, c'est d'être sans égard pour l'homme ni pour l'esprit ; non point sans doute ennemi ni fermant tous les chemins, mais indifférent et offrant des chemins par cette indifférence même. Aussi mettait-il l'idée de création à une place subordonnée dans le christianisme, et souvent même il parait la rejeter. « J'ai toujours lu avec étonnement, et dans les livres que je prenais au sérieux, que quelque Dieu avait fait ce monde, et même l'avait fait pour nous, et que cela se voyait bien .... Pour moi, j'avais choisi. Ce que je voulais bien nommer la justice céleste, c'était l'inertie même de ce monde, qui n'offre aucune trace d'intention ni de volonté30 ». Je voudrais remarquer ici que dans l'Évangile, c'est justement l'indifférence du monde et le fait qu'il ne juge pas qui sont loués dans le monde, au moins dans le passage si beau : « Afin que vous soyez les fils de votre Père qui est dans les cieux, car il fait lever son soleil sur les méchants et les bons et fait pleuvoir sur les justes et les injustes ». La vraie bonté du monde est l'indifférence ; n'en serait-ce pas aussi la justice ? Quoi qu'il en soit, Alain décrit « cette transparence du monde qui aussitôt nous fait libres et heureux. C'est pourtant un monde sans espérance, c'est un monde qu'on ne peut prier. Mais le monde qu'on prierait de bonne foi serait un royaume d'épouvante où sorcellerie et magie noueraient et dénoueraient leurs ficelles31 ». Il s'accuse en certain passage, comme d'une faiblesse, de n'avoir pas su comprendre que « Dieu est pourtant le monde aussi ». Mais tout en s'accusant il maintient : « Rien ne m'excuserait si je disais plus que je ne sais32 ». Le dieu du monde, il l'appelle « le dieu des choses telles qu'elles sont ». Or « je n'ai que faire d'un dieu des choses telles qu'elles sont. Telles qu'elles sont, c'est tout leur être, et cela ne vaut nullement respect, mais seulement attention33 ». Adorer le dieu du monde, c'est adorer la puissance, ou le fait, qui est aussi une puissance. Or « le respect de la force sera toujours une faute, et peut-être même la faute unique, et, comme on dit si bien, la faute contre l'esprit34 ». L'être n'est pas respectable, et ce qui est respectable, l'esprit ne reçoit pas ou reçoit mal la qualité d'être. « Le premier et suprême paradoxe, c'est que l'esprit n'est point35 ». Mais « quand on dit qu'il n'est point, on entend qu'il est plus qu'être36 ». Alain condamne formellement la mystique de la nature et approuve que le christianisme ait finalement rassemblé en Satan tous les dieux agrestes. Le monde « fidèle et pur », c'est le monde nettoyé du divin. « Ces solitudes sont belles, et elles prouvent que Dieu n'est pas par là 37». C'est la religion de l'esprit qui donnera finalement son sens à la religion du monde. « Que signifierait cette beauté du soir ? Que signifierait ce monde changeant, s'il n'était le lieu de notre 29 D p.169 HP p.109 31 Ibid. 32 HP p.93 33 HP p.110 34 PR p.173 35 D p.316 36 D p.316 37 HP p.110 30 Page 7 sur 19 salut ? Pourrions-nous l'aimer ?38 ». Mais réciproquement la religion du monde achève la religion de l'esprit. « Il y a quelque chose de plus dans une religion qu'une foi jurée. Il y faut les grands signes du monde39 ». « Les fêtes d'esprit ne peuvent réussir par l'esprit. Il y faut le décor du monde et la draperie de saison40 ». La religion de l'esprit ne suppose pas la condamnation du monde. Celui-ci est l'objet nécessaire de l’esprit lui-même. Nous ne pensons que lui; nous n'agissons raisonnablement que parce qu'il obéit à des lois que ni prières ni menaces ne peuvent troubler. En outre, il y a encore une raison de se fier à lui d'une certaine manière. En se fiant au monde, qui n'est pas esprit, on trouve quelque chose qui n'est pas ennemi de l'esprit, bien au contraire : c'est le beau. « Le beau n'a jamais rien coûté à l’intelligence, ni jamais exigé d'elle aucun reniement41 ». Le beau ne peut être atteint dans les arts sans qu'on accepte quelque mouvement de nature ; or dans le beau la pensée est chez elle non moins que la nature. Ainsi l'esprit n'est pas seulement récompensé de ses efforts, mais il rencontre encore une sorte de chance ou de grâce : non seulement quand il se bat contre le monde et le domine, mais aussi quand il s'accorde avec le monde et l'accepte, il a cette chance de se trouver parfois lui-même aussi parfaitement que possible. «Un beau vers est un miracle de nature; il nous prouve que notre corps n'est pas l'ennemi de nos pensées42 » ; « Le beau témoigne que la nature nous est amie ». Toutefois, si souvent qu'Alain ait médité sur ce miracle, il ne conclut pas qu'on doive se laisser conduire passivement par la nature. Même pour trouver le beau, on est obligé de vouloir. « Ce n'est pas du tout la fantaisie qui fait l'improvisation, c'est la volonté qui recommence impérieusement la même chose et qui finit par dépasser la fantaisie43 ». La religion politique est plus dangereuse que la religion de la nature, parce que moins séparable encore de nous que la nature est la société, ce grand être que nous ne voyons pas et qui ressemble à un esprit. Pourtant elle ne serait pas entièrement à rejeter si elle pouvait être comprise. Dans son principe elle est bonne et belle, car elle n'est pas autre chose que le culte des ancêtres et particulièrement des héros. Ainsi c'est déjà un culte de l'homme et de l'homme en ce qu'il a de meilleur. Dans celui qui est mort, le mauvais est oublié comme il doit l'être. Cette religion devrait donc conduire à la vraie religion, et en effet Alain dit qu'elle n'est qu'un passage, qu'« elle ne tient que par un dessus qu'elle nie44 ». Cependant elle le nie, elle manque ce degré supérieur. C'est que le culte du héros devient facilement le culte de la fortune et du succès. « Voulant honorer le courage, aussitôt nous honorons la victoire, et nos prêtres remercient le dieu fort qui a permis que nous fussions dix contre un45 ». L'athlète grec, modèle du héros, est réellement admirable, mais son bonheur est aussi « le bonheur d'être fort46 ». Bien plus, sous le nom du héros, c’est la cité qui s'adore elle-même ; c’est l’Etat, le « gros animal », Léviathan. Cette religion du social est peut-être la plus puissante de toutes, et parfois Alain semble dire, comme Durkheim, qu’elle est au fond de toute religion. Il l'appelle « cette religion des religions47 » et dit qu’elle l’emporte encore dans presque tous les cœurs, chrétiens ou non, sur la religion de la Croix48 ». Or Léviathan n'est 38 EBM p.258 SE p.73 40 D p.166 41 PR p.202 42 SE p.274 43 Dédicace manuscrite d’un exemplaire de Saisons de l’esprit (Bibliothèque nationale) 44 D p.379 45 PR p.142 46 D p.359 47 SE p.141 48 HP p.105 39 Page 8 sur 19 nullement respectable. Autant il est plus puissant matériellement que l'individu, autant il est moralement inférieur. Il ne pense pas ; il n'a aucune venu ; sa morale est le plus souvent celle des bandits ou pire encore. Il faut prendre soin de Léviathan, car nous en dépendons tous, mais cela .fait partie des nécessités inférieures, ce n'est pas affaire de religion. « César est utile en subalterne, comme la nature est utile en subalterne. Mais nul respect n'est dû aux forces49 ». Alain admet que c'est chez les Grecs, dans le culte des Olympiens, que la religion politique s'est manifestée le mieux possible. Il semble ici mettre trop bas la religion grecque, et l'on peut être tenté de protester lorsqu'il dit : « La force, ce dieu des Grecs50 » (Simone Weil eût protesté). Lui-même sait bien dire qu'il y avait aussi dans la religion hellénique quelque chose de la vraie religion. « Ce n'est pas un philosophe qui a écrit sur le fronton du sanctuaire de Delphes l'axiome fameux : Connais-toi ». Au contraire, c'est à la religion même que Socrate a pris sa règle de pensée51 ». Or, d'après Alain, on ne peut expliquer la naissance du christianisme sans tenir compte de « la pensée socratique, qui cherche le vrai au-delà de l'imagerie olympienne52 ». C'est lui qui dit que « l'Évangile est un livre grec53 » (il entend qu'il n'est pas grec seulement par la langue) ; c'est lui encore qui dit qu'on ne peut rejeter Platon hors du christianisme. Seulement il lui semble, non sans raison peutêtre, que les pensées de vraie religion sont restées chez les Grecs le bien de quelques sages et n'ont pas assez pénétré la religion populaire. Parlant de Platon il dit : « Ces œuvres subtiles, souriantes, balancées, qui refusent si évidemment la force, ne pouvaient remuer les masses; au lien que la poésie juive a porté fanatiquement cette liberté jeune jusqu'à nous 54 ». Il apparaît en effet que c'est dans la passion juive que le platonisme a pris racine pour croître en religion populaire. Le peuple juif a eu, même avant l’influence grecque, le culte de l'esprit, et c'est là une chose admirable. Mais dans ce culte il y avait aussi une religion politique. « Il s'est fait dans les pensées de ce peuple le mélange d'une religion évidemment politique, où Dieu est le Grand Ancêtre, et d'une religion de l'immense invisible, qui est partout, qui voit tout et qui fait tout55 ». Iahveh est bien l'Esprit, mais c'est aussi le Dieu des armées, le Dieu de la nation, et même encore le Dieu de la nature. Car de même que la religion de la nature était conservée dans la religion politique des Grecs, de même ici « la nature se trouve abaissée, comme œuvre arbitraire et incompréhensible ; mais en même temps elle est relevée, car tout est divin en ce sens que tout est symbole de Dieu56... ». Comme tout est créé et dirigé par Dieu, tout exprime Dieu. Ici se trouve la part du matérialisme, très attentivement conservée par l'excès même de la piété57 ». La vraie religion se définira par rapport à ces deux idolâtries, celle de la nature et celle de la société, qui se confondent dans l'adoration de la puissance. « Ces dieux anciens reviendront toujours ; mais le nouveau dieu les a jugés. Très explicitement il nous avertit de ceci, que celui qui adore les forces de la nature et les forces royales oublie aussitôt le vrai dieu58 ». 49 SE p.141 PM p.192 51 PM p.117 52 PM p.136 53 Ibid. 54 Ibid. 55 PM p.132 56 D p.326 57 Ibid. 58 PM p.200 50 Page 9 sur 19 L'essence de la nouvelle religion est de séparer l'esprit de la puissance. La Croix est le symbole le plus violent qu'on ait jamais trouvé de cette séparation. « Si l'instrument du supplice, adoré dans le temple nouveau, signifie quelque chose, il signifie, à n'en pas douter, que la puissance n'est plus un attribut de Dieu59 ». « La valeur de puissance est déposée .... Le nouveau dieu est faible, crucifié, humilié ; c'est son état ; c'est son essence. Ne rusez point là-dessus ; pensez sur l'image. Ne dites pas que l'esprit triomphera, qu'il aura puissance et victoire, gardes et prisons, enfin la couronne d'or. Non. Les images parlent trop haut ; on ne peut les falsifier ; c'est la couronne d'épines qu'il aura60 ». « Le modèle proposé, ce n'est pas un puissant, ce n'est pas un riche .... Je ne force point du tout les termes en disant que Dieu a rabaissé lui-même sa propre puissance, donnant clairement à entendre que ce n'est pas par là qu'il est dieu61 ». Ici donc est la vraie religion, qui brise les faux dieux. Ici sont niés les dieux de la nature et plus encore César. « Car la Croix ne peut pas ne pas signifier premièrement l'aveuglement de César62 » « Vous ne pouvez pourtant pas me cacher tout à fait cette terrible histoire, d'un juste mis en croix par les pouvoirs. Si c'était une exception, nous l'aurions oubliée... Songez qu'il n'y a presque pas de délibération entre les puissances qui ne prépare des maux inouïs pour les meilleurs63 ». « Ce qui est dieu maintenant, c'est l'homme encore sans puissance et même toujours sans puissance, l'homme de la crèche et l'homme du calvaire64 ». En effet, la crèche ne signifie pas moins que le calvaire l'abaissement de la puissance et de la richesse. « Cet enfant dans la crèche, entre le bœuf et l'âne, et ces rois mages adorant, cela ne signifie pas que les pouvoirs vaillent un seul grain de respect65 ». Cet enfant, l'être le plus faible, c'est l'image « de l'esprit, qui en -effet ne peut rien; de l'esprit qu'il faut servir et qui n'aura jamais l'âge de récompenser66 ». « L'enfant ne paie pas ; il demande et encore demande. C'est la sévère règle de l'esprit que l'esprit ne paie pas67 ». « Que le Janséniste se réfugie en un Dieu caché..., en un Dieu qui n'a rien à donner que d'esprit, en un Dieu absolument faible et absolument proscrit, et qui ne sert point mais qu'il faut servir au contraire, et dont le règne n'est pas arrivé, voilà le fond de la religion, je dis de la vraie et de la seule religion68 ». Telle est en tout cas la religion d'Alain lui-même. Car à supposer qu'il se trompe sur le christianisme en le concevant avant tout comme la religion d'un Dieu faible (et certes il ne se trompe pas sur un aspect au moins du christianisme, car le crucifié ne peut être oublié), il définit au moins sa propre foi. Dira-t-on que c'est une philosophie plutôt qu'une religion ? On voit au contraire que, comme Socrate, il a pris sa règle à la religion et non à la philosophie. « Cette amère vérité, est-ce que je la comprends toute ?... Au contraire, je reconnais que je ne l'aurais même pas vue, que je n'aurais pas osé la regarder, si le cri du peuple, par le langage mythologique des arts, ne me l'avait jetée au visage69 ». Ce cri du peuple, ce sont les crucifix aux carrefours, les madones avec l'enfant, et ces vieux saints « si rugueux, si pauvres d'aspect, images étonnantes de la vertu70 ». « 59 PR p.187 PM p.172 61 PM p.171 62 SE p.54 63 SE p.53 64 SE p.90 65 SE p.15 66 SE p.14 67 D p.397 68 EBM p.270 69 PM p.174 70 PM p.175 60 Page 10 sur 19 La religion de l'esprit a parlé plus fort que la philosophie, par la scandaleuse image du dieu crucifié.... Et même la religion de l'esprit ose ce que les philosophes ont rarement osé ; elle ose signifier que tous les genres de pouvoir corrompent l’esprit71 ». « L'égalité, l'affranchissement, la paix, l'humanité même viennent de là. La philosophie ne s'est pas montrée si hardie, il s'en faut ; elle suit péniblement ; elle arrive quand tout est fini72 ». « Je ne crois pas que la pensée moderne ait mieux à faire qu'à commenter le christianisme73 ». ********** Après cela, il faudra voir comment le christianisme « ne s'est jamais tout à fait lavé de puissance74 ». D'abord il a tout naïvement conservé le Dieu de la Bible, avec l’idée qu'il a créé le monde et le gouverne. Cette idée « sonne mal » dans le christianisme. « Elle n'y est point principale. C'est une méprise sur le sublime75 ». « Nos théologiens ont tracé finalement un assez beau portrait de dieu, d'après les saints et les justes ; mais peut-être ont-ils tout gâté en y mêlant la puissance....Il importe que notre Dieu soit digne de l'homme. Peut-être est-il tout-puissant ; mais il appartient à des religions dépassées de l'en louer trop76 » Il dit encore plus fortement : « La puissance déshonore même Dieu77 ». « L'attribut de puissance, délégué à l'esprit pur dans une sorte d'emportement, doit être pris comme la partie honteuse de la religion de l’esprit78 ». En outre, sans doute un peu à cause de cette première méprise, les forces ont repris « cette province nouvelle79 ». « Il est admirable que le christianisme ait été si tranquillement digéré par l'ordre armé80 ». Les pouvoirs ont apprivoisé cette nouvelle doctrine, si dangereuse pour eux, « et c'est merveille comme ils ont rangé la religion à l'ordre de la force ; l’histoire politique de l'Église ne nous raconte pas autre chose81 ». Il y a donc à discerner quelque chose de vrai et quelque chose qui a dévié de la vérité dans la tradition chrétienne. Qu'est-ce qui est vrai dans la vraie religion ? D'abord la morale. C'est là le point solide et qui ne fait aucun doute, « Il n'importe guère que Dieu soit obscur si le saint est clair82 ». Les traits du saint, nous les connaissons tous : possession de soi, mépris des richesses et du pouvoir, courage, charité, une charité bien éloignée de la faiblesse ou du zèle désordonné (car Alain nous montre que la vraie bonté pout avoir un aspect fort sévère). Le saint est peut-être le même dans toutes les religions. « Sur les raisons d'être vertueux les hommes disputent, mais sur la vertu elle-même, non83 ». Alain ne croit pas plus que ne fait Kant que la morale doive être fondée sur la métaphysique (ceux qui mettent le croire avant le vouloir « font marcher l'homme la tête en bas » ; « les idées morales, qui ont puissance et beauté pour tous, sont subordonnées à des 71 SE p.306 PM p.135 73 PM p.137 74 D p.348 75 D p.363 76 PR p.141 77 D p.363 78 D p.328 79 PR p.66 80 SE p.123 81 PM p.145 82 SE p.256 83 SE p.68 72 Page 11 sur 19 doctrines métaphysiques qu'on ne peut prouver. Ce qui intéresse tout le monde est mis dans la dépendance de ce qui, au fond n'intéresse personne. Et bref, comme Socrate disait bien, ce n'est pas parce qu’il plait à Dieu que la décence, la justice, la maîtresse de soi sont des vertus84 »). Aussi est-il loin de penser comme Nietzsche que si la morale chrétienne n’est plus admise, la morale chrétienne doit tomber en même temps. La morale chrétienne, c’est la morale (« l’homme évangélique, c'est-à-dire l’honnête homme85 ») et la morale est immédiatement certaine. « La morale est sans doute le vrai de la religion86 ». Mais on reviendrait à dire que toutes les religions sont vraies, et en effet elles le sont par là, car les morales ne diffèrent guère et Rousseau disait déjà que les païens étaient aussi vertueux que les chrétiens. Cependant les images d'une religion s'accordent plus ou moins à sa morale, et celles du christianisme peuvent être dites plus 'vraies en ce sens qu'elles s'y accordent mieux. La morale s’y trouve rassemblée, quand ce qui est proposé à l'adoration c'est le juste qui n'a pour lui que sa justice, étant dépouillé de puissance, de gloire, de succès, de bonheur. Tel est donc le second sens dans lequel le christianisme est vrai : ses images, ses symboles sont vrais. Chose paradoxale, ses images sont plus vraies que ses dogmes. La théologie peut nous induire en erreur en nous faisant deviner le Tout-Puissant derrière Ie crucifié. Car si cet homme est tout-puissant, s'il sait que son Père est derrière lui, le vengera, le sauvera, que lui-même peut terrasser ses adversaires à tout instant, cette terrible histoire signifie-t-elle encore quelque chose ? Peut-il souffrir, celui qui ne souffre que parce qu'il le veut, autant qu'il le veut, et qui sait qu'il triomphera tout à l'heure et pour toute la suite des temps ? C'est l'image qui est vraie, elle qui représente le juste humilié, abandonné, comme il a dit lui-même qu'il l’était. La théologie peut avoir un sens, mais il ne faut pas que ce sens aille contre celui de l'image et fasse oublier ce qui est le plus vrai. La vérité du christianisme, c'est d'abord d'être une religion de l'homme, non pas sans doute de l'homme dans ses faiblesses, mais de l’homme dans sa vertu et sa vraie grandeur. La religion du Fils est vraie, et avec elle celle de l'Esprit, puisque la vraie grandeur de l'homme est dans l'esprit. Mais que devient le Père ? Est-ce une idée dépassée, ou même un obstacle au vrai christianisme ? Nous venons de voir que l'idée du Tout-Puissant abolit en un sens l'image du crucifié. Dieu le Père peut-il être autre chose que le Dieu de l'ancienne religion ? Reçu dans la nouvelle, ne la ramène-t-il pas à l'ancienne ? Or Alain est sévère pour l'ancienne religion et l'oppose fortement à la nouvelle. Ses jugements sur la Bible annoncent ceux de Simone Weil. En disant que le Dieu de l'Ancien Testament, au moins dans certains cas, n'est pas celui du Nouveau, Simone Weil semble se conformer à la pensée de son maître ou la retrouver. « Il y a bien de l'inhumain dans la Bible, dit Alain, et le christianisme, considéré comme pensée seulement humaine, veut mettre fin aux horreurs de la Bible et au terrible règne du dieu des armées87 ». « La Bible, ce livre cruel, n'a pas fini de massacrer88 ». « Ce culte de l'esprit extérieur, irrité, inflexible, invincible, est peut-être l'essentielle idolâtrie. Car les fétichistes ont consolation et espérance par la multitude des dieux ; l'un vaincra l'autre ... ; la variété des choses fait qu'il y a remède à tout. Mais un seul Dieu, qui est ensemble esprit et force, cela écrase, cela massacre par l'idée seule89 ». « Ce Dieu de la 84 PR p.52 SE p.257 86 PM p.78 87 P p.292 88 SE p.284 89 Ibid. 85 Page 12 sur 19 Bible qui massacre toujours…90 ». Alain sait bien dire aussi que la Bible est sublime et qu'elle a le même genre de puissance qu'un beau poème. Mais il se méfie de ce livre redoutable, aimant mieux, s'il fallait choisir, être paysan, c'est-à-dire païen, que biblique et fanatique. Mais il ne s'agit pas seulement du Dieu de la Bible. L'idée de Dieu en général, ou du moins l'idée qu'il existe, risque de détruire la morale en rendant presque impossible de faire le devoir pour le devoir seul. C'est un beau mouvement que celui de cette femme qui voulait brûler le ciel et éteindre l'enfer pour que Dieu fût enfin aimé pour lui-même. Pour que Dieu soit aimé pour lui-même, il ne faut pas trop songer à sa puissance, mais pas même à son existence. « Il faut que Dieu soit incertain ; il faut que son silence soit incompréhensible et ses projets impénétrables… Il faut que la religion soit comme si elle n'était pas, et Dieu comme s'il n'était pas91 ». C’est en ce sens que « le saint est l'homme qui se passe de Dieu92 ». On songe au « silence de Dieu » dont parle Simone Weil, à son Dieu qu'il faut aimer comme s'il n'existait pas, même s'il n'existait pas. « Prier Dieu, non seulement en secret par rapport aux hommes, mais en pensant que Dieu n'existe pas », dit Simone Weil93. « Même quand Dieu est devenu aussi plein de signification que le trésor pour l'avare, se répéter fortement qu'il n'existe pas. Éprouver qu'on l'aime, même s'il n'existe pas94 ». « L'amour de ce qui n'existe pas est plus fort que la mort. Aimer ce qui n'existe pas - quelle absurdité ! C'est une folie. Or là est le salut de l'âme. On peut prouver qu'il n'y a pas de bassesse à laquelle les circonstances ne puissent, en certains cas, réduire une âme incapable d'aimer ce qui n'existe pas95 ». Il faut ici découvrir une nouvelle sorte de pensée religieuse, ou plutôt une pensée religieuse qui nous semble nouvelle quoiqu'elle soit peut-être bien ancienne (car déjà Basilide, au IIe siècle de notre ère, appelait son Dieu « le Dieu qui n'est pas » ; et Platon, plus anciennement encore, disait que le Bien est au-delà de l'essence). Dans les temps modernes, l'origine s'en trouve peut-être chez Lagneau. Quand le maitre d’Alain affirmait que Dieu ne peut être dit exister (« nous ne pouvons dire ni que Dieu existe ni qu'il est96 »), ses disciples comprenaient que ce n'était point là un athéisme ordinaire, et que ce n'était même pas du tout un athéisme, car Lagneau ne niait pas la réalité de Dieu. Il croyait au contraire que la certitude de cette réalité constitue le fondement de toute la pensée. C'était donc là quelque chose de nouveau (car Basilide était bien oublié), une sorte de religion où la suprême valeur était détachée de l'existence. Et l'on ne pouvait savoir combien cette pensée se maintiendrait et se développerait chez Alain d'abord, puis chez Simone Weil. Il ne manque pas de textes où Alain semble nier Dieu ou même le nie (par exemple, quand il dit de Lagneau : « Le seul Dieu que j'ai reconnu »). Il y en a aussi où il pose Dieu et même énergiquement : « Il deviendra clair, si l'on pense tranquillement, que penser, c’est chercher la vérité en Dieu, c'est-à-dire l’esprit universel. Ou bien alors le vrai et le faux n'ont plus de sens, et j'en reviendrais à dire comme Descartes que rien ne peut être prouvé si Dieu n'est prouvé 90 SE p.285 PR p.255 92 Ibid. 93 PG p.27 94 PG p.22 95 CS p.293 96 De l’existence de Dieu p.142 91 Page 13 sur 19 d’abord97 ». On comprend que lorsqu'il nie Dieu il s'agit du « Dieu objet », que lorsqu'il le pose il s'agit du Dieu qui est l'esprit. Jusqu'à sa mort il est resté fidèle à la pensée de Lagneau, car dans une de ses dernières lettres il écrivait : « En ce moment je réfléchis beaucoup à ceci : que Dieu ne peut être dit exister, etc. ; aussi : qu'il n'y a pas de preuves de l'existence de l'existence ; et que l'Entendement est souverain de tout, mais ne peut être dit existant…98 ». Et Simone Weil dit qu'il est vrai à la fois que Dieu existe et n'existe pas. « Notre amour a deux objets. D'une part, ce qui est digne d'être aimé, mais qui, au sens qu'a l'existence pour nous, n'existe pas. C'est Dieu. D'autre part, ce qui existe, mais ne contient rien qu'il soit possible d'aimer. C'est la nécessité99 ». « Rien de ce qui existe n'est absolument digne d'amour. Il faut donc aimer ce qui n'existe pas. Mais cet objet d'amour qui n'existe pas n'est pas sans réalité, n'est pas une fiction. Car nos fictions ne peuvent être plus dignes d'amour que nous-mêmes, qui ne le sommes pas100 ». « Dieu, en tant qu'il existe, c'est l'univers des phénomènes. Dieu en tant qu'autre que l'univers est autre que l’existence101 ». S'il est vrai pour elle que Dieu existe, c'est dans un sens mystérieux, difficile à saisir purement, et cela n'empêche pas qu'en un sens il n'existe pas. « Que Dieu soit le bien, c'est une certitude. C'est une définition. Que Dieu, d'une certaine manière - que j'ignore - soit réalité, cela même est une certitude102 ». « Le réel est pour la pensée humaine la même chose que le bien. C'est le sens mystérieux de la proposition : Dieu existe .... Identité du réel et du bien. Nécessité comme critérium du réel. Distance entre le nécessaire et le bien. Débrouiller cela. C'est de toute première importance. Là est la racine du grand secret103 ». « Cas de contradictoires vrais : Dieu existe ; Dieu n'existe pas. Où est le problème ? Nulle incertitude. Je suis tout à fait sûre qu'il y a un Dieu, en ce sens que je suis tout à fait sûre que mon amour n'est pas illusoire. Je suis tout à fait sûre qu'il n'y a pas de Dieu, on ce sens que je suis tout à fait sûre que rien de réel ne ressemble à ce que je peux concevoir quand je prononce ce nom ». « Pour autant que « Dieu existe » est une proposition intellectuelle - mais seulement, dans cette mesure - on peut la nier sans commettre aucun péché ni contre la charité ni contre la loi (et même cette négation, faite à titre provisoire, est une étape nécessaire dans l'investigation philosophique)104 ». Il y a donc une continuité entre la pensée de ces trois grands esprits au sujet de l'existence de Dieu. Encore bien plus entre celle d'Alain et celle de Simone Weil au sujet de la puissance de Dieu. Quand Alain dit que la puissance déshonore même Dieu, que l'attribut de puissance ne devrait pas sans prudence être attaché à l'esprit, on ne pout s'empêcher là encore de penser au Dieu de Simone Weil, qui s'est retiré à lui-même la puissance, qui a cédé la place à la nécessité, qui a créé le monde en s'en retirant et ne veut pas y intervenir sinon par les hommes. Dans le monde, Dieu n'est pas un roi, il est un esclave crucifié. La Croix est la seule image dans laquelle nous puissions l'aimer, le seul objet de contemplation par lequel nous puissions parvenir à lui, non la création, non la providence, non les miracles. La Croix et encore l'Enfant dans la crèche105. Il faut séparer le bien de la puissance ; quand on les aime ensemble, c'est la puissance qu'on aime. « Aimer Dieu 97 Dédicace manuscrite d’un exemplaire des Propos sur la religion (Bibliothèque nationale) Lettre du 29 juin 1950 (Bibliothèque nationale) 99 CS p.293 100 C, II, p.121 101 C, II, p.285 102 CS p.275 103 C, II p.337 104 C, I p.200 105 PG p.18 98 Page 14 sur 19 impuissant106 ». « Dieu est faible107 ». « Se représenter Dieu tout-puissant, c'est se représenter soimême dans l'état de fausse divinité. L'homme ne peut être un avec Dieu qu'en s'unissant à Dieu dépouillé de sa divinité (vidé de sa divinité)108 ». « Dieu se donne aux hommes en tant que puissant ou en tant que parfait - à leur choix109 ». Dieu est absent du monde, ne représente nulle force dans le monde ou une force infinitésimale. Dieu est peut-être tout-puissant, mais il ne faut pas trop le savoir, et d'ailleurs ce n'est pas en ce monde qu'il est puissant. Il ne peut quelque chose icibas que par le grain de bien pur qu'il sème dans certaines âmes. « Il est tout-puissant ; mais cette toute-puissance se définit comme une abdication volontaire en faveur de la nécessité. Selon la causalité directe, la puissance de Dieu ici-bas est un infiniment petit110 ». Dieu est absent du monde et il ne faut pas vouloir qu'il y soit présent. Il faut vouloir la distance qui seule permet à l'amour d'être vrai. Simone Weil considère comme plus important de croire que Dieu est au delà du monde, croire qu'il y a une réalité au delà, que la croyance même en Dieu. Croire à un Dieu dans le monde est pire que l'athéisme. Le Dieu du crucifié n'est pas du monde, et s'il y est néanmoins présent (tout à fait absent, on ne le connaîtrait pas), on doit concevoir cette présence de telle manière que subsiste la possibilité de l'amour courageux. Ce Dieu est d'abord un Dieu intérieur, « celui qui est dans le secret » comme dit Simone Weil citant l'Evangile, ou c'est un Dieu de l'autre monde, « celui qui est dans les cieux », et cela revient peut-être au même. Cependant Alain, s'il accepte le Dieu intérieur, évite la métaphore des cieux ou de l'autre monde ; sans doute parce qu'il lui semble que l'autre monde est encore un monde et que le Dieu qui est dans les cieux est encore un « Dieu objet ». De là vient que la transcendance de Dieu n'est pas aussi nettement posée chez lui que chez Simone Weil. Il y a ambiguïté chez celui qui ne croit qu'au Dieu intérieur. Ne croit-il qu'à son propre esprit, ou croit-il à un Dieu qu'il faut chercher et qui est le témoin et le juge de sa pensée, au-delà de sa pensée ? Croit-il que la vérité existe en elle-même ? Là est le point le plus difficile, la question à laquelle il est le plus malaisé de répondre en ce qui concerne la religion d'Alain. Qu'il y ait une religion chez lui, on ne peut guère en douter ; mais il peut sembler que c'est seulement une religion de l'homme, une religion de l'âme, une religion de l'esprit humain. Aussi disais-je en commençant qu'il n'y a peut-être chez lui qu'une partie du christianisme, encore que ce soit la principale. Car il est bien vrai que le christianisme est d'abord la morale chrétienne : les Évangiles synoptiques parlent de morale plus que de théologie ; ils font de la morale la condition du salut ; et la théologie même la met au premier rang quand elle met au rang de Dieu le modèle humain qu'est le juste crucifié. Cependant il faut reconnaître qu'il n'y a pas seulement le Fils et l'Esprit dans l'Évangile ; il y a aussi le Père, quelqu'un qu'on nomme simplement Dieu, et si la morale est sans doute première dans la certitude, Dieu est premier dans la réalité (le juste qui fait le bien vient de Dieu). De même dans Platon, quoi qu'on ait voulu dire, le Bien existe en soi, il est premier, et l'homme ne le crée pas mais le contemple. Alain n'a-t-il accepté qu'une part de l'Évangile, et qu'une part aussi de Platon ? On se tromperait pourtant si l'on pensait que l'esprit qu'il vénère est l'esprit individuel et subjectif. Dans un des textes que nous avons cités, il appelle Dieu l'esprit universel, Dieu, c'est l’esprit tel qu'il n'est jamais réalisé entièrement dans les hommes, en un sens au moins. « Ce que je cherche, dès 106 C, II p.221 C, II p.122 108 C, II p.220 109 PG p.121 110 CS p.262 107 Page 15 sur 19 que j'ai résolu de ne me plus tromper, c'est la pensée, ce n'est pas ma pensée ; et, quelque étrange que cela soit, ce n'est pas mon Moi, c'est le Moi. L'esprit dépasse l'homme. Ou bien disons que l'homme dépasse l'homme111 ». Ainsi la religion de l'homme, telle qu'il la conçoit, n'est pas une religion qui nous laisse où nous sommes et nous enferme en nous-mêmes. Bien plutôt elle conduit à se nier soi-même en un sens. « La révolution chrétienne signifie une valeur plus haute que la beauté de la forme humaine. Disons, pour abréger, l'infini de l’âme et l'appétit de mourir à soi pour revivre112 ». On peut dire que dans cette religion il y a transcendance, si ce mot signifie dépassement. Et si cela signifie que le terme du dépassement est donné d'abord, on sait que pour Alain le tout de l'esprit ou de la conscience est en quelque sorte avant les parties ou les degrés, que si le plus haut manque, les degrés inférieurs manquent aussi, enfin que le supérieur n'est pas produit par l'inférieur. Ainsi le terme du dépassement, le parfait, doit exister en soi d'une certaine manière, avant nos pensées imparfaites qui en dépendent et ne sauraient le produire. Elles ne portent peut-être dans le monde, comme notre corps porte nos pensées (le supérieur est porté par l'inférieur), mais elles ne le produisent pas. Cependant nous nous trouvons ici dans une obscurité profonde. Car d'une part, si la pensée doit se dépasser elle-même, nous ne sommes pas Dieu ; et d'autre part, si toute la pensée est dans la moindre de nos pensées, nous sommes Dieu. Ou nous ne pensons pas, ou nous sommes Dieu, ou encore c'est Dieu qui pense en nous. Mais si Dieu pense en nous et s'il est l'universel, pourquoi voudrait-il se dépasser lui-même ? La solution est sans doute en ceci que l'universel n'est pas tant dans une représentation que dans une volonté, et que c'est le mouvement même de se dépasser qui est Dieu. Ainsi il peut être vrai à la fois que la pensée veut aller au delà d'elle-même, et que le plus haut est pourtant en elle d'une certaine manière. Car le plus haut est présent dans la volonté. Tout homme a en soi tout l'esprit, non par la perfection de sa représentation, mais par la liberté infinie de sa volonté. Celle-ci est libre non seulement par rapport aux forces extérieures, mais par rapport à elle-même. « Libre en soi, libre de soi113 ». Ainsi on ne peut chercher Dieu que parce qu'on l'a. Mais il reste qu’il faut le chercher, il reste que nous ne sommes pas dans tous les sens l'esprit universel. Dieu reste au-dessus de nous comme un but et un idéal. Mais chercher Dieu ou chercher le bien et le vrai, c'est la même chose. C'est pourquoi Dieu n'apparaît que rarement dans la pensée d'Alain (du moins le Dieu qui n'est pas incarné, Dieu le Père). Il ne faut pas dire peut-être qu'il est identique au bien et au vrai, car il est libre, il est donc, en un sens, personnel, mais on le cherche quand on cherche le bien et le vrai, sans avoir besoin de le nommer lui-même. Et pourquoi chez Simone Weil en est-il autrement ? Estce parce que Dieu existe davantage pour elle ? Nous avons vu qu'en un sens il existe et en un sens non, et dire que Dieu est un idéal ou qu'il existe dans un autre monde, ce n'est pas tellement différent. La différence parait être ailleurs. S'il y a opposition entre Alain et Simone Weil, ce n'est pas tant sur la question de l'existence de Dieu que sur celle de la grâce et de la liberté. Là est la rupture s'il y en a une. Alain, préoccupé de morale, a cru devoir insister presque toujours sur la liberté de l'homme. En effet, si l'homme n'est pas libre, il n'y a pas de devoir pour lui ; s'il doit croire au devoir, il doit croire à sa liberté. Il doit donc croire, en un sens au moins, qu'il n'a pas besoin de Dieu. Simone Weil, au contraire, insiste sur la nécessité de la grâce. Elle sent profondément cette nécessité. De là vient que Dieu occupe dans ses pensées une place bien plus grande. Et par là, elle achève sans doute de comprendre le christianisme. 111 HP p.256 SE p.122 113 D p.306 112 Page 16 sur 19 « Le mal, quand on y est, n'est pas senti comme mal, dit-elle, mais comme nécessité ou même comme devoir114 ». C'est pourquoi Dieu seul peut nous réveiller. « On ne peut pas monter ; il faut être tiré115 ». « Les efforts de volonté sont illusoires116 ». « On ne peut pas sortir de soi par la volonté. Plus on veut, plus on est en soi. On ne peut que désirer, supplier 117 ». « C'est Dieu seul qui vient saisir l'âme et la lève118 ». « Dieu seul est capable d'aimer Dieu119 ». Ces idées sont mystiques, mais la mystique n'est pas un accident de la pensée chrétienne, elle en est un élément essentiel. Si, dans le Nouveau Testament, elle est développée surtout par saint Paul et saint Jean, elle apparaît déjà dans les Évangiles synoptiques, expressément dans certains passages et implicitement presque partout ; car il est évident que la simple morale n'expliquerait pas le besoin qu'on a du Père. La mystique de la grâce a peut-être accompagné non seulement la naissance, mais toutes les renaissances du christianisme. Et déjà elle se trouvait chez Platon, comme Simone Weil a eu raison de le dire, et on ne pourrait comprendre sans elle une part essentielle du platonisme. Or Alain se méfie de la mystique. Ce n'est pas qu'il ne la comprenne. Il parle en deux passages au moins de l'idée de grâce comme quelqu'un qui la comprend très exactement. L'un d'eux est un commentaire à Pascal : « Mais pour l'esprit, quel aliment ? Lui-même. Tout de libre consentement. Tout gratuit. Tout généreux. On ne peut crocheter le ciel. D'où ce rabaissement des œuvres et des mérites devant la grâce ; d'où l'humilité, l'inquiétude et le paradoxe de la prédestination, qui est pour enlever l'assurance. Ces mythes font un objet insupportable ; mais prenez-les comme signes ; ils représentent assez bien la situation du penseur dès qu'il se risque ; car il n'a jamais assurance sans en être aussitôt puni ; l'infatuation est l'enfer de l'esprit. Et les œuvres ne sauvent jamais l'esprit, comme mille lignes écrites n'assurent pas la ligne qui suivra ; car telle est la sévère condition de ce qui est libre, c'est qu'il n'y a point de condition... Qui peut se promettre une pensée ?120 ». Ainsi la volonté, qui en un sens ne peut s'assurer que sur elle-même, en un autre sens ne peut s'assurer sur elle-même et doit se défier de soi. Il le dit de nouveau dans Les Dieux : « Dire qu'il faut mériter la grâce et qu'on ne la mérite jamais sans la grâce, c'est dire de la plus riche façon, et par le mot sans doute le plus beau, que nous nous affirmons libres, et que, par les données mêmes du problème, cette affirmation ne garantit rien ; elle n'est inépuisable que si l'on y croit ; et cette foi même, qui est la suprême foi et la seule foi, cette foi même est libre. La nature ne fournit point ; la nature ne marche point par la liberté une fois posée, de même que le courage de la veille ne sert pas pour le lendemain121 ». Mais il ne veut pas s'engager trop avant dans ce chemin. Il craint que la mystique ne se retourne contre la morale. Il distingue un lien entre jansénisme et quiétisme, et par là le jansénisme, qu'il aime, ne lui plait pas entièrement. Il dit au sujet des spéculations sur la grâce et la prédestination : « Le jésuite, qui est un politique, écarte ce genre de spéculations ; mais le janséniste s'y abîme. Bref, la foi la plus profonde est justement celle qui agit le moins ; elle attend, elle espère, elle adore. Ainsi 114 PG p.93 PG p.131 116 CS p.285 117 CS p.224 118 AD p.118 119 AD p.139 120 PL p.117 121 D p.366 115 Page 17 sur 19 la théologie peut bien enseigner la pureté du cœur, mais elle ne donne point le courage de changer le cours des choses selon la justice. Et les forces de la foi se dépensent dans le vide, comme le fait voir cette doctrine mystique que l'on appelle quiétisme, autrement dit doctrine du repos. Ce n'est donc point par politique que le catholicisme conserve tout et adore ce qui est, richesse, injustice, guerre ; c'est, plus profondément, par l'effet du virus théologique. Contre quoi le génie moral finit toujours par se mettre on révolte122 ». Il lui semble que le beau mouvement de remercier pour ce qu'on a fait de meilleur, ce qui est croire à la grâce, s'achève en passivité et en croyance prosternée. Or foi, ce n'est pas croyance prosternée. « La stupide croyance fait un prêtre décoré, car toute puissance n'est-elle pas de Dieu ? Mais cela est ridicule au saint, qui toujours méprise ce qui n'est que fait accompli123 ». « La foi est toute de volonté et de courage et directement opposée à la croyance. La foi nie le destin ; la foi nie les preuves, qui sont toutes contre. La foi est ce qui travaille à relever la justice, à chaque moment, comme par une tourmente, balayée et méprisée. Rien ne fatigue la foi ; rien ne l'use ; et ce qu'il y a de plus beau en elle, c'est qu'elle jure de cela même...124 ». Le côté d'Alain est le côté de la foi. Foi en la volonté ; foi en la liberté ; foi en l'homme. Il y a pour lui deux faces de la religion ; l'une est acceptation et remerciement, mais l’autre est action et c'est la principale. La religion se perd dans la théologie, elle revit au contraire dans la morale. « Ce feu du jugement moral…, ce culte du Dieu seulement aimé, nu et sans aucune puissance, voilà pour où la religion vit et revit ». Et il ajoute : « Plus religion dans ce socialiste que dans ce thomiste125 ». Car à force d'oublier la morale par théologie, on ne laisse plus qu'au révolutionnaire, qui ne croit pas en Dieu, l'essentiel de la religion. « L’essentiel de la religion, c'est qu'il faut se mettre à la réaliser .... Sans attendre, car on n'a pas le droit d'attendre; sans désespérer, car on n'a pas le droit de désespérer. Tel est l'esprit révolutionnaire, qui ne diffère en rien de l'esprit religieux126 ». C'est pourquoi « la religion vit sous la forme de l'irréligion127 ». « J'ai souvent pensé que la religion de l'homme, qu'on peut dire aussi religion de la valeur vraie, a passé aux mains de ceux qui reconnaissent tout homme et qui voudraient vivre selon la divine égalité128 ». Il n'a donc rien oublié, mais pesant toutes ces choses ensemble, il a jugé bon d'insister sur la morale et sur la loi en la liberté qui en est la condition. « La faute principale, et peut-être la seule, est de prononcer que l'homme est incapable de vouloir129 ». Il a craint que la mystique, la théologie, la croyance à la grâce ne fassent renoncer à agir. Cette crainte, cependant, n'est-elle pas vaine ? Qui a plus agi que Simone Weil et mieux ? Dans sa courte vie, on trouve une activité prodigieuse et la plus pure qui soit possible. Celle qui semble se refuser à l'action pour attendre que Dieu agisse en elle, c'est celle-là même qui a eu une vie pleine d'entreprises extraordinaires, qui a montré une énergie surprenante et hors du commun. C'est chez elle peut-être que la volonté est la plus forte et elle ne croit pas à la volonté. Par ailleurs, si les jansénistes n'ont pas su changer le cours des choses selon la justice, pourquoi donc les protestants, qui sur la grâce et la prédestination allaient plus loin que les jansénistes, ont-ils été dans les temps modernes les fondateurs de la démocratie, 122 PR p.33 SE p.144 124 SE p.268 125 PR p.184 126 PR p.24 127 PR p.68 128 SE p. 87 129 D p.364 123 Page 18 sur 19 qu'Alain regarde comme la justice ? On nous a toujours effrayés avec le fatalisme des jansénistes, on nous a dit qu'ils étaient contre la liberté. Il ne faut pas confondre liberté métaphysique et liberté politique. C'est justement cette sorte de doctrines, où la liberté métaphysique n'est posée qu'avec ambiguïté, qui a le plus de force, semble-t-il, pour affermir l'individu, et qui a le mieux soutenu en fait la liberté politique et la justice. Que l'idée de grâce soit en un sens la négation de la liberté, on ne peut le nier, et Simone Weil, avec son courage habituel, accepte de dire qu'il y a une nécessité dans l'âme. « Les pensées sont soumises à un mécanisme qui leur est propre. Mais c'est un mécanisme130 ». « Une nécessité rigoureuse qui exclut tout arbitraire, tout hasard, règle les phénomènes matériels. Il y a, si possible, moins encore d'arbitraire et de hasard dans les choses spirituelles, quoique libres131 ». Mais outre que cette idée n'est pas autant qu'on pourrait le croire étrangère à Alain (qui expliquait si bien la puissance des choix antérieurs par lesquels l'âme est liée au moment du choix), on voit par les derniers mots que Simone maintient la liberté. Si le côté d'Alain est celui de la foi, le sien plutôt celui de l'amour, non seulement elle ne dit jamais rien contre cette foi que prêchait Alain (la foi que nous pouvons quelque chose), mais elle a elle-même à un degré extraordinaire la foi que notre amour ou notre désir n'est jamais vain, et la seule différence est qu'avec un humble respect elle nomme désir et non volonté ce qui attire la grâce. Il faut croire, dit-elle, que le désir oblige Dieu à descendre132. On peut bien dire : après avoir nié en quelque façon la liberté de l'homme, elle nie trop maintenant celle de Dieu eu pensant que l'homme peut l'obliger (et si le désir est aussi efficace que la volonté, pourquoi ne pas l'appeler volonté). Maie cela exprime très exactement une de ces contradictions inévitables qui, bien loin d'être preuves d'erreur, sont signes de vérité. Il y a un sens dans lequel il faut nier la liberté de l'homme et affirmer celle de Dieu, un sens dans lequel il faut nier on quelque manière celle de Dieu et affirmer celle de l'homme ; c'est-à-dire qu'il faut croire que Dieu se lie luimême. Et il ne faut pas vouloir accorder les deux choses en les affaiblissant l'une et l'autre, mais les maintenir en entier et accepter la contradiction. Alain aussi pense qu' « il y a beaucoup de choses évidentes et qui ne s'accordent point133 ». Lui-même pose à la fois la liberté de Dieu et la liberté de l'homme : « Si Dieu n'est pas libre, il n'y a pas de Dieu134 ». La contradiction n'est pas un obstacle à ce qui est clair. *********** Finalement il faut et on peut maintenir ensemble ces deux pensées, celle d'Alain et celle de Simone Weil. Même s'il faut les opposer sur un point, elles ne s'excluent pas, car ce point est celui où les contradictoires sont vrais ensemble. Du reste, Alain et Simone Weil ont accepté l'un et l'autre les deux faces de la contradiction, tout on regardant de préférence, l’un vers la puissance de la liberté humaine et de la volonté, l'autre vers la puissance de l’effacement humain et de la grâce. D'une manière générale, ils sont bien loin d’être opposés. La religion de Simone Weil révèle souvent celle d'Alain (dont les traits forts et simples peuvent être cachés par la multitude des pensées particulières et des images). Nous les avons rapprochées sur quelques points ; nous pourrions les rapprocher sur beaucoup d’autres. Bien que le style diffère profondément, et parfois les théories en ce qu’elles ont d’extérieur, on verrait que Simone Weil a retrouvé presque toujours peut-être toujours – la pensée de son maître, sous une forme originale et justement parce qu’elle 130 OL p.233 PG p.122 132 AD p.118 133 PR p.192 134 PR p.247 Cf. HP p.256 131 Page 19 sur 19 s’en est éloignée. Elle s'éloigne, puis elle retrouve l'essentiel. Par exemple, son idée de la création (le retrait de Dieu) justifie qu'en un sens on veuille nier la création. Son idée de la présence infinitésimale de Dieu dans le monde justifie en un sens celle d'un monde soumis à la nécessité. Son idée d'un Dieu hors du monde justifie en un sens celle d'un Dieu qui ne peut être dit exister. Sa conception de l'immortalité justifie la prudence d'Alain sur ce point, Quand elle cherche à s'anéantir, à devenir transparente au vrai, on se croit bien loin d'Alain. Mais elle dit : « Voir un paysage tel qu'il est quand je n'y suis pas135 ». Et lui : « Nettoyer ce monde de toute la buée humaine et le voir tel qu'il serait sans nous136 ». Ils distinguent tous deux profondément le bien du nécessaire et l'esprit du monde, mais ils aiment tous deux la nécessité et la trouvent belle. Elle parle du silence de Dieu et de l'abandon du Fils, mais il dit que Dieu se tait et que Dieu nous laisse. Elle n'aime point le social, et lui aussi peu. Elle est aussi individualiste que lui. Elle n'aime guère l'Ancien Testament, et lui aussi peu. Elle pense comme lui que le christianisme est grec, que Platon est chrétien. Elle nie le progrès et pense qu'il faut chercher le salut de l'humanité dans son passé ; et lui a fini par dire à peu près de même (« Je suis assuré que nous ne fonderons pas l'avenir sur le mépris du passé .... Bien au contraire, c'est dans le passé que luit la justice et l'espoir.... Le progrès n'entre point parmi les choses auxquelles je crois137 »). Ils réunissent tous deux une politique avancée qui effraie les bien-pensants et un refus du matérialisme et un refus de condamner le passé qui inquiètent les révolutionnaires. Ils out su tous deux que le christianisme est la religion de l'esclave et que l'esprit chrétien est le même que l'esprit démocratique et libre. Ils veulent tous deux sauver la liberté de penser, ils refusent de souscrire d'avance à un ensemble de dogmes. « Penser est une aventure, dit Alain. Nul ne peut dire où il débarquera ; ou bien ce n'est plus penser138 ». Et elle : « C'est une méthode bien caractéristique que celle qui consiste à réfléchir pour réfuter, la solution étant donnée avant la recherche139 ». Ils n'aiment pas les partis. Bien qu'ils aiment tous deux la liturgie catholique, il se méfie de l'Église et elle n'a pas voulu y entrer. Elle ne veut pas qu'on condamne les hérétiques et lui dit que les hérétiques ne cessent de sauver les religions. Il se méfie des systèmes et elle justifie la contradiction dans certains cas. Ainsi sont-ils amis et inséparables, bien qu'ils soient parfois en désaccord, comme il arrive aux amis. Simone PETREMENT Etudes - 1951 135 PG p.55 HP p.108 137 HP p.285 138 PR p.181 139 OL p.46 136