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L'apport du son à l'image
Version revue et corrigée, avril 2006
INTRODUCTION
Ce petit guide à l'usage du réalisateur débutant est né de la pression amicale des stagiaires qui
suivaient nos enseignements à la réalisation vidéo à l'Université Paul Valéry de Montpellier, dans le
cadre de la formation permanente.
Trop peu d'ouvrages traitent de l'utilisation du son dans la réalisation filmique, et ils sont
parfois mal adaptés à leurs attentes.
On trouve, en effet, soit de la littérature purement technique sur la prise de son, le mixage, la
post-production, la description des matériels, soit des recherches de type universitaire dont Michel
Chion, par exemple, s'est fait une spécialité.
Il y a, entre les deux, un espace dans lequel espère se glisser cet opuscule. Il a été écrit avec le
souci constant d'aider le futur réalisateur à comprendre ce qu'est le son et le parti qu'il pouvait en tirer;
il a donc clairement un objectif pratique et pédagogique.
Mais pour espérer atteindre ce but, il ne pouvait prendre la forme d'un simple catalogue de
recettes, qui pour être utile aurait dû tendre vers l'exhaustivité.
J'ai donc préféré me limiter à dégager quelques lignes directrices, des leviers qui devraient
permettre à tout un chacun d'effectuer ses propres observations et inventer ses techniques personnelles
Mais la théorie ne nous intéressera ici que dans la mesure où elle débouche sur des applications.
Aussi me suis-je restreint à ce qui me semblait le plus efficace et le plus utile, en apportant à cette
réflexion sur le son, ma propre expérience de musicien, de technicien et d'enseignant.
Dans la formation et la culture du futur cinéaste, le son continue d'être un parent pauvre par
rapport à l'analyse de l'image et l'écriture du scénario. Dans le domaine de la musique, en particulier,
la réflexion et la conscience de nos stagiaires sont souvent peu développées, aussi insisterai-je un peu
plus sur ce point.
Je me suis efforcé enfin, de limiter les films pris comme exemples, à des œuvres connues ou
faciles à se procurer en vidéothèques, et dont on trouvera la liste en fin d'ouvrage.
Léon Tourtzevitch
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CHAPITRE 1
Quelques données acoustiques
Commençons par le plus austère.
S'il n'est pas question ici de faire de longs développements sur les formants acoustiques du
son, il me semble toutefois nécessaire d'en évoquer, trois qui sont essentiels du point de vue du
langage filmique et qui intéressent donc le réalisateur au plus haut point: la réverbération, la
spatialisation droite-gauche, et les volumes.
A - La Réverbération
Ce «Halo sonore» caractéristique des grandes pièces vides ou des cathédrales résulte de deux
phénomènes: la vitesse de transmission des ondes sonores dans l'air et leurs réflexions successives sur
des parois dures.
Contrairement au signal électrique et bien sûr à la lumière, le son se déplace dans l'air à une
vitesse relativement lente (340 m / sec) et dès que la distance entre le point d'émission d'un son et son
point de réception par un micro ou l'oreille humaine dépasse quelques dizaines de mètres, un décalage
entre les deux, se produit.
Prenons maintenant une pièce parallélépipédique avec des surfaces dures et réfléchissantes
(béton par exemple), plaçons-y à l'une des extrémités une enceinte qui diffusera une bande sonore et un
microphone relié à un magnétophone à l'autre extrémité.
Lorsque le son est émis par le haut-parleur, des ondes sonores sont transmises un peu dans toutes
les directions et principalement vers l'avant. Intéressons-nous aux trajets particuliers de deux d'entre
elles, α et ω.
ω
αα
α
ωω
L'onde α arrive directement au micro, alors que l'onde ω parcourt un très long trajet pour y
parvenir, elle sera donc enregistrée avec un certain retard par rapport à la première. Elle perdra
également de l'énergie en cours de route, suivant que les surfaces seront dures ou molles et la
réfléchiront plus ou moins.
D'autre part, les matériaux sont sélectifs dans la couleur sonore de ce qu'ils renvoient, les
surfaces en devenant de plus en plus molles absorbent d'abord les fréquences aiguës, qui ne sont donc
pas réfléchies.
Au total, l'onde ω arrivera en retard, avec un volume plus faible et un timbre modifié.
Mais de la même manière que l'on obtient des images animées d'un mouvement fluide à partir
d'une succession rapide d'images fixes (ce qui constitue le principe du cinéma), l'oreille comme l’œil à
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un pouvoir séparateur limité.
Dans le cas de cette pièce, il y aura une infinité d'ondes sonores qui vont parcourir des trajets
différents; elles vont se succéder au micro à des cadences très rapprochées de telle manière qu'elles ne
seront pas perçues comme distinctes les unes des autres, créant cet effet de «Halo sonore» derrière le son
principal.
Lorsque en revanche la géométrie du lieu l'imposera, les sons réfléchis seront entendus détachés
les uns des autres, et du son principal. C'est l'effet « d'écho ». Réverbération et écho sont des
phénomènes de même nature. Tout dépend donc de la forme du lieu, des matériaux qui constituent son
revêtement interne, des obstacles qui s'y trouveront et qui peuvent absorber, réfléchir, disperser le signal
sonore avant qu'il ne parvienne au capteur (micro ou oreille).
Du point de vue du langage filmique, il est important ici de souligner que la réverbération (ou
l'écho) constitue la signature acoustique d'un lieu, sa caractéristique sonore, et qu'elle donne des
informations multiples à l'auditeur: on est dans une pièce fermée ou à l'air libre, le lieu est vide ou plein
etc...
Le réalisateur peut ainsi se servir de cette propriété pour, par exemple, exprimer la solitude d'une
jeune femme dans un couloir désert. Il lui suffit de faire entendre le claquement de ses talons avec de la
réverbération. Ce sera le signe d'un lieu clos, constitué de surfaces rigides, et plus la réverbération sera
longue plus le couloir sera grand... et vide. L'information est suffisamment claire pour qu'il puisse se
passer de filmer le lieu lui-même.
Signalons que cette réverbération empoisonne la vie du cinéaste lorsque celui-ci doit utiliser une
musique enregistrée, mais supposée provenir dans la fiction, d'acteurs «ou stage» comme on dit.
Voici la scène d'un film où un musicien ambulant joue du violon dans un jardin public. Le
réalisateur sera bien souvent contraint d'utiliser un disque en post-production ; mais il sera quasiment
impossible de trouver dans le commerce un enregistrement qui ait une réverbération qui corresponde au
lieu supposé de l'action. Les enregistrements en studio, surtout pour une œuvre de violon solo, seront
réalisés avec une dose assez importante de réverbération, alors qu'en principe, dans un jardin public il
n'y a en aura aucune.
D'où l'impression, à la vision du film, d'une inadéquation entre ce que l'on voit à l'image et ce
que l'on entend, décalage qui peut être très gênant s'il n'est pas voulu et maîtrisé par le réalisateur dans
une intention signifiante.
Il est facile avec des appareils de rajouter de la réverbération, il est quasiment impossible de
l'enlever.
Il faudra donc être très vigilant lors des travaux de post-production. Faire entendre par exemple
une voix hors-champs nécessite de faire attention à la réverbération du lieu d'où elle est supposée émise.
Les autres problèmes relatifs à la réverbération, par exemple ce qui concerne l'intelligibilité du
texte, ne seront pas abordés ici, ils relèvent de la compétence de l'ingénieur du son.
B - La Spatialisation droite-gauche
Sur le plan strictement sonore, elle ne peut être obtenue que grâce à la stéréophonie. Sans rentrer
dans le détail de la stéréophonie de phase ou d'amplitude, disons simplement qu'elle nécessite d'envoyer
des signaux différents dans une enceinte droite, et une enceinte gauche. A l'écoute c'est la distance qui
sépare nos deux oreilles qui permet une interprétation de l'origine spatiale du son.
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Pendant plusieurs décennies le cinéma (et la télévision encore largement aujourd'hui) ont été
monophoniques, et la localisation droite / gauche ne pouvant être obtenue par le son lui-même, était
produite par l'image. Lorsque l'on voyait une diligence traverser l'écran dans un bruit d'enfer et que
pourtant le son provenait d'une source unique et fixe, c'est bien l'image qui nous imposait le trajet, pas le
son.
Cette convention, pourtant en contradiction avec notre expérience acoustique quotidienne a
parfaitement bien fonctionné jusqu'à l'apparition du son dolby stéréo. Et celui-ci paradoxalement, a créé
plus de problèmes qu'il n'en a résolu : en effet l'usage exagéré de la stéréophonie, surtout dans sa forme
extrême du surround, fait très facilement sortir les sons hors du cadre de l'écran, c'est-à-dire qu'ils
paraissent émis hors du champ de la caméra.
Supposons la vue d'un circuit de Formule 1 : on entend d'abord le vrombissement du bolide
venant de la gauche, il apparaît à l'image, puis disparaît de l'écran. TI sera dans ce cas crédible que ce
son apparaisse et disparaisse hors du cadre avec un effet de panoramique rapide de gauche à droite.
Voici maintenant, sur un plan fixe, un dialogue entre deux comédiens situés à chaque extrémité
de l'écran: il sera alors insupportable d'entendre leurs voix qui sembleront provenir de points droit et
gauche hors du champ de l'image. Ce problème vient du fait que les enceintes pour couvrir toute une
salle de cinéma sont placées trop écartées des bords de l'écran, et de ce point de vue, le réalisateur ne
peut rien maîtriser.
Il faut en tirer quelques règles pratiques :
Utiliser la stéréophonie à plein, nécessite d'élargir la conception du film à un espace virtuel plus
ouvert que celui de l'écran, ce qui revient à imposer au spectateur une convention autrement plus
difficile à gérer que celle de la monophonie !
Le réalisateur devait déjà se préoccuper de ce qui se passait à l'écran, le voilà maintenant obligé
de remplir un espace supplémentaire, qu'il ne peut en outre animer qu'avec du son !
Dans la pratique cela n'a pour l'instant débouché que sur quelques effets sonores ponctuels,
imposant au spectateur une perception en accordéon de l'espace filmique, tantôt rétréci à l'écran, tantôt
élargi à des zones qui débordent sur ses côtés. Aussi doit-on conseiller au réalisateur débutant d’utiliser
la stéréophonie avec infiniment de légèreté et de délicatesse.
C - Le proche et le lointain: les volumes
Sauf à imaginer que le réalisateur tente de nous faire croire à une source sonore qui serait émise
d'un point situé devant l'image, en principe la spatialisation proche/lointain se limitera à la profondeur
située derrière l'écran, le premier plan et ses arrières plans.
Ce sont, pour l'essentiel, les volumes respectifs des sources sonores qui pourront alors nous
indiquer qu'elles sont proches ou lointaines.
Si ce phénomène est issu de notre expérience acoustique, il est, lors de la réalisation d'un film,
largement conventionnel.
Il y a à cela d'abord des raisons techniques.
Imaginons une scène où, dans un coin de l'image, un individu en gros plan crie quelque chose à
un personnage que l'on voit apparaître assez loin à l'écran et que ce dernier lui réponde. Si l’on se
contentait de placer un micro près du premier, il y a de fortes chances pour que la réponse de l'autre soit
inaudible : elle sera trop faible, sans doute trop réverbérée et aura perdu des aiguës. La convention sera
ici de faire entendre sa réponse moins fort, mais certainement pas dans des rapports de volumes et de
timbres qui correspondraient à la réalité de ce qu'entendrait une oreille humaine dans de telles
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circonstances.
On en trouve un exemple dans «Psychose» d'Hitchcock, lorsque le personnage féminin, qui sera
poignardé dans sa douche, est supposé entendre depuis le motel un faux dialogue entre Norman Bates et
sa « mère », et qui ne peut provenir que de la maison.
Le volume auquel on nous le fait entendre dans la version française est irréaliste compte tenu de
la distance qui nous est montrée à l'image entre le pavillon et le motel. Il est d'ailleurs si peu crédible
qu'on hésite à le localiser comme provenant de la maison. Pourtant le reste du film semble l'imposer;
mais dans un rapport réel de volumes, on n'aurait rien compris de cet échange verbal simulé par le
psychopathe.
De la même manière, le rapport signal/bruit rendra délicate surtout en vidéo, l'utilisation de sons
très faibles en volume. J'attire au passage l'attention sur les machines à dupliquer les cassettes. Utilisant
presque systématiquement des compresseurs/exp4nseurs, elles interdisent pratiquement les crescendos
de volume très lents à ;partir de sons très faibles au départ. Sur la cassette dupliquée, là où on voulait un
silence avec un tout petit bruit, on entendra très fort un souffle de bande et le petit son noyé dedans. Là
encore on est obligé de tricher avec les écarts de dynamique et de faire entendre les sons faibles à des
volumes quelque peu exagérés.1
Mais au-delà des raisons techniques, il est surtout important de comprendre qu'un son n'est perçu
du point de vue de son volume que d'une manière relative, c'est-à-dire par rapport aux autres.
Aussi pour signifier le silence, fait-on entendre distinctement un bruit faible, c'est-à-dire que l'on
ne perçoit pas dans un environnement bruyant (le tic-tac d'une horloge, par exemple).
Cette particularité de la relativité des volumes a plusieurs conséquences utiles au réalisateur.
D'abord un bruit peut en faire disparaître un autre. L'audition est en effet bien plus qu'une simple
réception, c'est une analyse et donc une sélection des objets sonores proposés à l'écoute. Ainsi, un bruit
plus fort, ou plus signifiant (le début d'un dialogue par exemple) élimine quasiment les autres de la
conscience auditive. Que ce nouveau son disparaisse à son tour, et les bruits précédents que l'on avait
«oubliés» resurgissent.
Il n'est donc pas nécessaire d'avoir toujours tous les sons en même temps, certains d'entre eux ne
seront même pas perçus. Leur disparition brutale pourra dans certains cas être ressentie, mais si on les
shunte progressivement pour ne sélectionner que ceux jugés réellement significatifs et utiles, le
spectateur ordinaire, celui qui ne se concentre pas spécialement sur la bande-son, n'y «entendra que du
feu». La présence de ces autres sons peut même parasiter le propos principal.
Il est impossible de donner ici une règle absolue. Faut-il ou non laisser certains sons d'ambiance,
faut-il les atténuer? Tout est affaire de circonstances, de scénario, de choix esthétique; mais le
réalisateur doit comprendre qu'il y a là tout un champ d'exploration livré à sa créativité sonore.
Ainsi dans «Fenêtre sur cour », Alfred Hitchcock joue fréquemment à nous faire entendre les
bruits de la ville, de l'extérieur, puis à les faire disparaître pour les scènes intimistes entre le personnage
et sa fiancée à l'intérieur de l'appartement.
.
Citons également « Citizen Kane» d'Orson Welles, film où il n'y a quasiment pas de sons
d'ambiance et où l'essentiel sur le plan acoustique se joue sur la parole (dialogues et voix « off »). Cette
particularité donne à l'ensemble du film un côté épuré stylisé à outrance. Il a été obtenu par l'image
certes, mais la bande-son y apporte sa contribution.
Ces quelques données acoustiques examinées, nous pouvons maintenant rentrer dans le vif du
sujet et examiner une première fonction du son : son rôle narratif.
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Ce paragraphe a, évidemment, beaucoup vieilli. Il ne concerne que les anciens procédés analogiques.
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CHAPITRE 2
Les Fonctions narratives du son
Ces fonctions seront ici examinées pour les bruitages, les sons d'ambiance et la voix. Ce qui
concerne la musique fera l'objet d'une étude à part.
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A La capacité narrative du son
C'est une fonction facile à mettre en lumière, mais c'est aussi l'une des plus productives. Il s'agit
simplement d'expliquer que le son va apporter des informations capables de raconter une histoire.
Imaginons un plan fixe sur un personnage installé derrière un bureau. On le voit se lever, mettre
sa veste et sortir du champ de la caméra qui continue de filmer la pièce vide. Puis l’on entend une porte
qui claque, le bruit de la chute d'un objet lourd accompagné d'un juron étouffé. On comprend alors que
le personnage est sorti de l'appartement et qu'il est tombé dans le couloir ou dans l'escalier. Dès qu'il est
sorti du champ, c'est le son, seul, qui va raconter son histoire.
L'intérêt principal de cette capacité narrative du son est de pouvoir dispenser le réalisateur de
tourner et de monter des images.
Il peut avoir au moins trois raisons pour cela : une difficulté technique, une insuffisance de
budget ou, surtout, la volonté d'obtenir un montage des images plus rapide (le désir de ne pas voir
l'attention du spectateur détournée par une incidente qui nuirait à la tension narrative, au rythme de
l'action). En voici trois exemples :
Dans « Il était une fois la révolution » de Sergio Leone, vers la fin du film, les héros se trouvent
pris au piège dans une grotte, assiégés par l'armée mexicaine. Le personnage du bandit détrousseur de
voyageurs, décide d'essayer de s'échapper. On va «assister» à toute cette tentative de sortie, sans en voir
une seule image, depuis l'intérieur de la grotte, grâce à un procédé sonore. L'armée mexicaine tire à la
mitrailleuse, alors que notre héros ne dispose que d'un fusil. Les sons de l'un et de l'autre sont très
caractéristiques, et tant que le fusil répond aux mitrailleuses, le spectateur sait que le héros est vivant et
se bat encore. Puis vient un moment, où l'on n'entend plus le fusil et où les mitrailleuses finissent par se
taire également. Comme tous ceux qui étaient restés dans la grotte et qui écoutaient les échanges de
coups de feu, le spectateur comprend que le personnage a perdu, qu’il est peut-être prisonnier ou, plus
probablement, mort. Le son nous a raconté toute l'histoire sans que S. Leone ait eu besoin de filmer le
combat. En restant dans la grotte, le réalisateur a pu se concentrer sur l'affect de l'Irlandais dynamiteur
qui « entend » disparaître ce personnage qu'il avait réussi à embringuer à son corps défendant dans un
combat révolutionnaire, et auquel il avait fini par s'attacher.
Un autre exemple, tout à fait extraordinaire, peut être trouvé dans « Le Messager», («The go
between ») de J. Losey.
Il y a une scène, où à la sortie de l'église, l'un des personnages masculins vient demander au
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jeune héros du film - celui qui sera «Le Messager », l'intermédiaire qui facilitera les amours coupables
de la Lady - de transmettre à cette dernière son bréviaire qu'elle a oublié à l'église. Vu les précautions
oratoires qu'il prend avec le garçon, on soupçonne qu'il y a quelque chose de suspect dans cette
demande. Peut-être même y a-t-il à l'intérieur, une lettre ou un billet doux adressé à la jeune femme ?
On voit ensuite le garçon rentrer dans la maison, monter un escalier, probablement celui qui
conduit à la chambre de la dame - et l’on entend seulement la voix «off» de cette dernière répliquer d'un
ton indifférent quelque chose comme «Oh, merci, effectivement je l'avais oublié ».
Aucune scène, où le garçon remet le bréviaire à la Lady n'est montrée à l'image, si bien que l'on
ne saura jamais, s'il y avait bien un message, si elle le dédaigne et n'y attache aucune importance, ou si
elle joue simplement la comédie devant le jeune garçon pour qu'il ne soupçonne rien.
Quand on pense à tout ce que ce simple commentaire en voix « off » de l'héroïne permet de
remplacer comme images et scènes délicates à tourner, on ne peut qu'être émerveillé par ce tour de
magie. C'est le son qui l'a permis.
C'est un film sur un scandale et donc sur la levée d'un secret. Non seulement cette astuce sonore
allège le montage, mais elle contribue à laisser le spectateur dans le soupçon qu'il y a quelque chose de
caché dans cette famille.
Voici un dernier exemple dans «Les Oiseaux» d'Hitchcock : il y a cette fameuse scène où
l'héroïne attend, assise sur un banc en face de l'école, la sortie de la maîtresse en fumant une cigarette, et
où progressivement les oiseaux viennent se poser dans son dos sur des structures métalliques et se
préparent à l'attaque. Au moment où ils s'élancent, si l’on fait bien attention, on constate que les
battements d'ailes, d'une part commencent nettement avant qu'ils ne prennent leur envol à l'image, et
d'autre part semblent très fournis et provenir d'un nombre d'oiseaux beaucoup plus important que ceux
qui apparaissent à l'écran dans le dos de la jeune femme. Cette astuce de montage qui fait d'abord
décoller par le son une masse d'oiseaux hors champ, permet de rendre un effet de multitude avec
finalement assez peu de volatiles montrés à l'image.
Il y avait là un problème technique de réalisation, et Hitchcock se sert à plusieurs reprises
de ce procédé au cours du film pour le résoudre.
B - Le réalisme sonore
Le son permet de donner de la vie à l'image, de renforcer la crédibilité d'une scène, de l'animer,
de la situer dans un contexte matériel, bref de lui donner plus de réalisme.
Cette fonction, dérivée de la précédente, concerne les bruitages et repose sur la même propriété
du son ; sa capacité à apporter une information.
Un bon exemple nous est fourni par la scène où dans le film de Rappeneau, «Cyrano de
Bergerac», le héros s'enferme dans une pièce de la caserne avec son «concurrent» dans le cœur de
Roxane et s'explique avec lui. Toute cette scène est ponctuée de cris, d'ordres qui laissent supposer que
des manœuvres, des exercices sont en cours à l'extérieur. Qu'on enlève ces bruitages et, tout à coup, le
lieu où se déroule cette scène cesse d'être caractérisé.
On perçoit mieux cette fonction... lorsqu'elle fait défaut. J'ai toujours été comme Michel Chion,
gêné par la bande-son de «l'Ours» de J. J. Annaud. Certes, c'est un film de fiction et non un
documentaire animalier, mais d'où vient malgré tout cette sensation quasi-permanente d'univers sonore
«artificiel» ?
L'attention auditive est sélective et va au plus signifiant, c'est-à-dire à la voix et surtout à la
parole. Or, en l'absence de dialogues, notre oreille devient plus disponible au reste, c'est-à-dire aux sons
d'ambiance. Ce sont eux qui semblent faire défaut dans ce film, dès que ce «vide» n'est pas rempli par de
la musique. Ce n'est donc pas tant le côté «fabriqué» des intonations de voix des ours ou l'irréalisme de
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leurs bruits de pas - qui font partie d'une convention facilement acceptée par le spectateur - qui gêne,
mais tout le reste, c'est-à-dire ces sons que l'on s'attend à percevoir dans un univers animalier et naturel,
dans une forêt, une prairie.
C'est tout l'inverse dans « Le Nom de la Rose» du même réalisateur, où la bande-son est
extrêmement riche, presque surchargée de bruitages d’ambiance.
Les choses ne sont pourtant pas si simples : en effet il est bien possible qu'en laissant juste
tourner un magnétophone sur les lieux du film pour prendre du son d'ambiance, l'ingénieur du son de «
l'Ours» n'en ait pas plus sur sa bande que ce qui est reproduit dans le film !
En effet le cinéma n'est qu'illusions, artifices et conventions, et il faut ici énoncer un paradoxe :
Le vrai, n'est pas toujours «vraisemblable» et «réalisme» n'est pas équivalent à réalité .
J'ai ainsi le souvenir de quelques expériences personnelles significatives. Il s'agissait de faire la
post-production d'un projet de publicité pour une nouvelle lessive liquide. Le film comportant un plan
où une jeune femme prenait en main le flacon en plastique, le débouchait et versait le liquide dans une
boule (en plastique également) qui était ensuite introduite dans le tambour de la machine. Le réalisateur
nous apporte la bouteille, la boule et nous demande d'enregistrer le bruit d'ouverture du flacon, du
liquide que l'on verse, et de les synchroniser à l'image. Il était hors de question de bâcler ces sons, car ce
film avait la particularité de ne comporter aucun dialogue, aucune voix « off », et sur ce plan, ces bruits
étaient les seuls qui étaient prévus. Entendus seuls au milieu du silence de la bande, ils étaient donc très
lourds de signification. Nous branchons un micro dans la cabine et nous voilà en train de déboucher le
flacon de toutes les manières possibles.
Malgré tous nos efforts, il nous a été impossible d'utiliser le son obtenu.
D'une part, il était trop faible, il manquait de dynamique et surtout il n'était pas signifiant : on
n'avait pas l'impression d'un récipient que l'on débouchait. Lorsque l'on versait le liquide dans la boule
de plastique, on avait la même difficulté : il était tellement épais qu'il ne faisait aucun bruit. Pour obtenir
ces sons qui semblaient relativement faciles à réaliser, nous avons été obligés de nous livrer àde
nombreuses manipulations : enregistrer d'autres bouteilles, des liquides moins denses, puis les ralentir
pour les rendre plus graves, bref nous avons passé beaucoup de temps sur ces deux malheureux petits
bruitages. Le « vrai son » n'était pas vraisemblable !
Une autre fois, il s'agissait d'une publicité pour une marque de cire à épiler. L'image montrait une
jeune femme en train d'arracher de sa jambe la cire solidifiée et les poils supposés collés avec !
Comme le lecteur s'en doute, montrer une comédienne poilue comme un orang-outan était exclu,
et bien entendu, la jeune femme avait déjà les jambes parfaitement glabres. Le bruit produit par son
geste étant jugé peu convaincant, on nous demande de le refaire. Comme les volontaires ne se
bousculaient pas pour se faire réellement épiler, nous avons été obligés de tricher. Le problème a été
résolu en collant du papier adhésif sur un pull en laine et en enregistrant le son produit lorsqu'on le
décollait, et il a été jugé tout à fait crédible.
Ce problème de la convention se pose encore avec plus d'acuité lorsque l'on doit inventer de
toutes pièces un environnement sonore pour lequel nous ne disposons d'aucune référence née de
l'expérience acoustique. C'est le cas des films de science-fiction et d'une façon générale de tous ceux qui
ne se déroulent pas à notre époque. Comment traiter le contexte sonore de la préhistoire dans « La
Guerre du Feu» de J. J. Annaud, en 2001, date de « l'Odyssée de l'Espace» de S. Kubrik, ou simplement
rendre convaincante une rue du Moyen-Age si le réalisateur en éprouve la nécessité ?
Les rapports du son et de l'image, du point de vue du réalisme, ne sont donc pas si «naturels» et
évidents, ils sont beaucoup plus codés et conventionnels qu'on ne l'imagine généralement.
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Il paraît, ainsi, que le bruit du coup de feu tiré par la Winchester que l'on entend dans tous les
westerns n'est pas son bruit réel, mais un son inventé qui a fini par s'imposer dans tous les films de ce
genre !
De la même manière, l'un des premiers plans du film «Les Visiteurs» de J. M. Poiré, nous montre
les pieds en armure et éperons du personnage joué par Jean Reno faisant le guet et les cent pas. Je n'ai
jamais porté d'armure de ma vie, mais je doute qu'elle fasse un vacarme pareil lorsque l'on marche
avec… Le son est ici purement conventionnel et travaillé dans le sens de la dérision : c'est de la
«ferraille», ce bruit est volontairement exagéré.
Les problèmes ne sont jamais les mêmes d'une histoire à l'autre, et il est totalement impossible de
donner de règle générale.
Dans la « Guerre du Feu », on ne disposait même pas d'une référence verbale, ce qui a incité le
réalisateur à inventer de toute pièce des embryons de langages primitifs. On n'a pas la moindre idée, non
plus, des bruits produits par les animaux sauvages de cette époque, on n'est même pas sûr que le
mammouth barrissait comme l'éléphant actuel ! Aussi le travail du bruiteur a consisté à modifier,
décaler, déduire ou parfois complètement « bidouiller» ces sons.
Par exemple, lors du périple de nos trois héros à la recherche du feu, dans un paysage de forêt
avec une végétation de pays tempéré, on entend des cris d'animaux qui ne sont pas ceux de nos forêts
actuelles. On a bien l'impression que sur ce paysage familier de l'Europe du Nord, le bruiteur a
superposé des sons d'animaux exotiques contemporains peu connus, «inouïs» sous nos latitudes. C'est le
moyen qu'il a trouvé pour nous signifier la non-conformité du paysage sonore préhistorique avec le
nôtre.
Bien qu'il s'agisse d'un pur artifice, c'est une forme de «vérité », de « réalisme », de
« crédibilité » sonore qui est ici recherchée.
On pourra soutenir qu'il n'y a dans le cadre de la convention globale d'un film de fiction aucune
«vérité» à attendre, et objecter par exemple le cas extrême des bruitages des dessins animés burlesques
tels que ceux de Tex Avery, qui reposeraient au contraire sur le non-réalisme.
À y entendre de près, il faut pourtant souligner que ces bruitages font bien référence à une
expérience acoustique, et que c'est même le principe de base de leur fonctionnement. Le lien avec le
réel est distendu, mais il est nécessaire, faute de quoi, au lieu d'être drôles, ces bruitages pourraient se
révéler très perturbants et angoissants. Lorsqu'un personnage tourne la tête, et que l'on fait entendre le
bruit d'une porte qui grince, on associe un mouvement de rotation de la tête, sur l'axe de la colonne
vertébrale, au mouvement analogue d'un autre objet sur un pivot correspondant à une expérience sonore
vécue (la porte qui grince en s'ouvrant). Lorsqu'un personnage saute en l'air et que l'on fait entendre le
son d'un ressort qui se détend, on procède de la même manière. On fait référence à une expérience
acoustique où un mouvement semblable est lié à ce bruit.
Cette fonction de «création de réalisme» par le son, n'est donc pas inutile à mettre en lumière,
même si elle doit largement être interprétée dans un sens conventionnel.
C - Le rôle de la voix
De tous les objets sonores qui peuvent être soumis à une interprétation du spectateur, le plus
signifiant et le plus précis est incontestablement la voix humaine.
Notre oreille est particulièrement bien adaptée à l'entendre. En effet la «bande passante », c'est-àdire l'éventail des sons que l'on peut percevoir en allant du plus grave au plus aigu, on le sait, se rétrécit
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avec l'âge. Mais les fréquences que l'on perd le plus lentement, celles pour lesquelles on devient sourd
le plus tard, sont précisément celles qui correspondent au registre principal de la voix humaine. Mais
l’on a observé également que les aveugles et ceux dont le métier nécessite une attention sonore soutenue
(les musiciens et les ingénieurs du son par exemple) perdent l'audition des fréquences extrêmes plus
lentement que les autres (sauf dans le cas où des écoutes à volume trop fort entraînent des lésions de
l'oreille). Ce phénomène n'est donc pas uniquement mécanique et imputable au durcissement du tympan,
il est aussi fonctionnel. Tout se passe comme si l'oreille se "concentrait" pour entendre principalement la
voix. Or si cette dernière émet des cris et borborygmes qui peuvent être signifiants, elle produit surtout
le verbe, la parole.
Notre audition, mais surtout notre attention sonore est comme l'indique Michel Chion « vococentriste » et surtout « verbo-centriste ».
Il est intéressant, d'ailleurs, d'observer que la voix, beaucoup plus que d'autres éléments
physiques appartient, dans la convention cinématographique, à l'acteur et non à son personnage. Si l’on
admet parfaitement que le comédien travestisse son apparence, son visage, parfois jusqu'à les rendre
méconnaissables, on a en revanche plus de mal à accepter qu'il puisse modifier sa voix, sauf si dans le
film le personnage lui-même doive le faire pour ne pas être reconnu.
La voix de Daniel Auteuil pour «Hugolin» dans « Jean de Florette » et « Manon des Source » de
C. Berri ne peut être considérée comme « travestie» parce qu'il prend un accent méridional qu'il n'a pas
naturellement, elle reste parfaitement reconnaissable.
La plupart des bons comédiens sont pourtant parfaitement capables de changer leur voix et sont
souvent d'excellents imitateurs. Il y a bel et bien là une convention cinématographique qui est d'ailleurs
très forte, puisque tous les grands acteurs ont leur voix attitrée de doublage dans chaque langue
étrangère, et en principe toujours la même. Quand par suite de circonstances diverses c'est la même voix
française qui a doublé deux acteurs étrangers connus dans des films différents, le spectateur ressent une
gêne parfois longue à se dissiper. Tout à coup le procédé du doublage saute aux yeux (ou plus
exactement « à l'oreille »).
Cette prééminence de la voix et surtout du verbe sur tous les autres sons a des conséquences
importantes.
Si l'ingénieur du son doit bien sûr s'arranger pour que la parole soit toujours audible et
compréhensible, le réalisateur doit savoir que sur du dialogue, les autres sons deviennent facilement
secondaires et quasiment imperceptibles, quand ils ne sont pas franchement gênants et perturbants.
Car attention ! Même si nous sommes très habitués, très entraînés à déchiffrer et à comprendre la
parole, cela nécessite tout de même une mobilisation maximale de notre attention qui a, de ce fait, du
mal à s’intéresser à d’autres sons émis en même temps.
11
CHAPITRE 3
Le rôle spatio-temporel du son
La deuxième grande fonction du son concerne la gestion de l'espace et du temps dans le récit
filmique.
A - L'unification spatiale
Une fonction très utile du son d'ambiance est d'unifier un lieu pour permettre un découpage plus
libre des plans. Donnant une information stable sur un espace unique où les images sont tournées, ces
bruits permettent au réalisateur de se promener dans le décor, d'enchaîner des plans nombreux et
rapides, tout en faisant comprendre ou croire au spectateur que l'on reste dans un même lieu global.
Si l’on filme, par exemple, une soirée mondaine, sur le brouhaha continu des conversations, des
bruits de verre et de la musique, on peut monter n'importe quelle image qui ne soit pas en contradiction
formelle avec l'action qui se déroule dans cet espace, le spectateur comprendra que tout ce qui est
montré a lieu là où se tient cette fête. Des exemples d'application de ce principe sont innombrables, on
citera à nouveau pour ne pas se disperser, le « Cyrano de Bergerac » de Rappeneau et toute la scène du
début qui se déroule à l'intérieur et l'extérieur du théâtre.
B - Le Son et la durée - la vectorisation sonore
Le son entretient des rapports très spécifiques et complexes avec le temps.
D'abord il lui est consubstantiel. Si l’on arrête le déroulement d'un film, on a une image fixe ; si
l’on fait de même avec une bande magnétique, on n'a plus rien, que du silence. Un son ne peut être
interprété de la même manière qu'une image, car pour être identifié, il doit se dérouler sur «un certain
temps», d'où une règle générale, qui demanderait à être affinée : pour être perçu comme simultané avec
l'image, le son doit plutôt la précéder. D'autre part, moins le son correspond à une expérience vécue,
plus le temps d'identification et d'interprétation est long, ce qui explique que de tous les sons, c'est la
musique qui a tendance à devoir anticiper le plus l'image.
Le son a aussi cette particularité d'être nécessairement orienté dans le temps, d'être vectorisé.
Ce n'est pas obligatoire pour l'image ; sur une série de plans fixes ou de travellings, il est souvent
possible de passer le film «à l'envers» sans que cela induise un non-sens. C'est rigoureusement
impossible avec le son. On se sert de cette propriété précisément pour imprimer un ordre temporel aux
images. Michel Chion dans« l'Audio-vision » décrit très bien cette fonction.
Il explique notamment qu'elle n'avait pas toujours été très bien maîtrisée au début des films
«parlants». Lorsque le cinéma muet filmait une foule, il pouvait nous montrer une succession de plans
d'ensemble et de gros plans qui étaient autant de points de vue de la scène, mais en l'absence de son in la
conscience du spectateur ne leur attribue pas d'ordre nécessaire. Avec le son, obligatoirement le gros
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moustachu réagissait à ce que venait de crier le petit maigre etc... Le son donne un ordre temporel à
ces plans successifs et il ne fallait pas que les images le contredisent.
Un exemple très subtil nous est fourni par l'une des premières séquences de « Il était une fois en
Amérique » de S. Leone.
Ce film est construit sur un système très compliqué de retours en arrière (flash-back) et le
réalisateur joue parfois avec le spectateur en lui fournissant de vraies-fausses vectorisations, c'est-à-dire
un déroulement temporel apparemment logique, mais qui se révèle être parsemé de pièges.
Cette longue séquence nous montre des plans successifs d'une fumerie d'opium et des images
diverses telles qu'une fête pour célébrer la fin de la prohibition etc... En réalité le spectateur le
découvrira, il s'agit de scènes qui seront montrées et expliquées plus tard dans le film. C'est déjà un
retour en arrière par rapport au début de l'histoire qui se déroule dans les années 50 ; mais ce flash-back
lui-même nous montre un individu qui fait, lui aussi, un retour sur sa vie dans les fumées de l'opium et
qui se rappelle des événements encore antérieurs à la scène qui nous est montrée. Toute cette longue
séquence est rythmée par la sonnerie lancinante d'un téléphone qui devient vite insupportable. On voit
enfin un gros plan de l’appareil et une main qui le décroche, mais la sonnerie continue et la caméra
quitte le téléphone pour nous montrer autre chose. La signification narrative de ce téléphone sera révélée
tout à la fin du film, mais pour le spectateur qui le voit pour la première fois, son rôle est de créer une
attente, et de donner un semblant de vectorisation temporelle à ces images vers une fin lointaine et
encore inconnue.
Sergio Leone rompt du même coup avec la manière classique d'effectuer un retour en arrière
puisqu’en même temps, il nous impose une tension vers le futur. Mais quel futur ? Est-ce celui du temps
narratif, c'est-à-dire celui du spectateur ? Celui du personnage à l'époque évoquée par ces images? Ou
celui de notre héros dans les années 50 ?
En réalité il s'agit des trois à la fois : d'un côté cette sonnerie de téléphone met un peu d'ordre
dans ce système de poupées-gigognes temporelles, mais d'un autre côté, en les confondant, elle brouille
savamment les pistes2.
C - Associations verticales et horizontales
Dans « l'Audio-vision », Michel Chion explique que la perception verticale du couple image-son
prend le pas sur la perception horizontale ; c'est-à-dire que ce qui se passe sur le plan sonore avant et
après une image est infiniment moins importante que ce qui se déroule en même temps.
Si l’on poursuit sa pensée jusqu'au bout - quitte peut-être à la tordre un peu- cela voudrait dire
que, au contraire de l'image qui se doit d'avoir une cohérence expressive et narrative du début jusqu'à la
fin, les sons (et en particulier la musique) n'auraient pas cette obligation ; il leur suffiraient d'être
cohérents avec l'image au moment voulu.
Certes, il y a des arguments forts dans ce sens. L’auteur cite l'exemple du bruitage d'ouverture et
de fermeture de ces portes en losanges ou hexagonales de « La guerre des étoiles » de G. Lucas. Tout au
long du film, le bruiteur les a accompagnées d'une espèce de chuintement pneumatique caractéristique,
et le réalisateur peut ensuite se permettre de nous montrer une porte fermée, puis un plan cut sur la porte
ouverte, le tout accompagné de ce bruitage ; le spectateur aura vu la porte s'ouvrir, alors que l'ouverture
n'est pas filmée. Cette astuce de montage ne fonctionne effectivement que parce que l'on a enregistré
dans notre mémoire le couple vertical d'un son et d'une image associés.
On peut également citer les procédés d'annonce. Ainsi dans «Les dents de la mer» de Spielberg,
2
Il est indispensable de voir le film en entier et de revenir ensuite sur la séquence du début. C’est quasiment inracontable…
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au bout d'un moment, lorsqu'une certaine musique retentit, on est sûr que le requin va apparaître. Là
encore cela ne marche que parce que le spectateur a associé ces images et cette musique dans des
simultanéités antérieures.
Cette association verticale explique aussi qu'il soit très difficile, pour ne pas dire impossible, de
reprendre pour un nouveau film, des musiques déjà utilisées sur un autre, sauf à y faire expressément
référence, sous forme d'un «clin d’œil ».
Le spectateur a cette fois réalisé une association globale de type « vertical » par exemple entre
« Il était une fois dans l'Ouest » de S. Leone et la musique de « L'homme à l'harmonica » par E.
Morricone, et l’on voit mal comment on pourrait se resservir de sa partition, sauf dans une intention
parodique.
Le problème se pose en particulier pour le répertoire qui n'a pas été conçu spécialement comme
musique de film et dans lequel à priori tous les réalisateurs peuvent puiser. Il suffit que quelqu'un en
associe un jour, même un extrait, à des images, pour pratiquement interdire sa réutilisation dans un autre
film.
Ainsi l’on peut considérer pratiquement comme «grillée» la musique de «Roméo et Juliette» de
S. Prokofiev (publicité pour «Égoïste» de Chanel) ou la « valse jazz » de D. Chostakovitch utilisée pour
la promotion de la « Caisse Nationale de Prévoyance ».
Cela va même plus loin : j’ai le souvenir d'un journal télévisé dans lequel un reportage montrait
l'arrimage de la navette spatiale américaine à la station russe «MIR ». Sur les images on nous faisait
entendre en fond sonore le début du « Zarathoustra » de R. Strauss dont Stanley Kubrick s'est servi
comme musique dans «2001, Odyssée de l'Espace ». Il a créé une association tellement forte entre cette
œuvre et son film, que pour faire un clin d’œil à ses images, c'est la musique que l'on nous fait entendre
!
C'est dire, si cette association verticale son/image est puissante. Cela ne suffit pas pour autant,
me semble-t-il, à éliminer toute forme de liaison horizontale.
Certes, imaginer un rapport véritablement contrapuntique entre l'image et le son n'est ni crédible,
ni soutenable, mais je prends le risque d'affirmer que des liaisons décalées dans le temps existent bien,
même si elles sont beaucoup plus difficiles à mettre en lumière, et n'ont pas la même force.
D'abord, si ce n'était pas le cas, les réalisateurs n'attacheraient pas une telle importance au climat
sonore général de leur film : que l'on écoute attentivement les bandes sons dans « Le nom de la rose » de
J. J. Annaud ou « Alien » de R. Scott et on percevra à quel point il y a un vrai travail sonore, cohérent du
début à la fin. Or là-dessus vont venir se greffer des images, et peut-on réellement soutenir que la
perception de l'une d'entre elles au milieu du film n'est pas influencée par les sons que l'on nous a donné
à entendre au début de l'histoire ?
Déjà, c'est insoutenable au niveau du discours, de la parole. En général, on ne peut comprendre
certaines images sans quelques explications verbales - donc sonores - fournies antérieurement.
Mais il nous faut évoquer d'autres formes d'associations, décalées dans le temps, entre son et
image, et qui relèvent d'une esthétique qui emprunte quelque peu à celle de la musique.
Reprenons « Le messager» de J. Losey.
A de multiples passages de ce film, le réalisateur insiste sur la vie animale, le foisonnement de la
nature, et oppose les pulsions vitales, sexuelles de certains personnages, avec le carcan rigide et
hypocrite de la morale puritaine de cette famille de la haute société britannique.
Ainsi, il nous fait entendre des bruits d'insectes, d'oiseaux, le hululement d'une chouette à la nuit
tombante, mais sans les montrer à l'image. A un autre moment, au contraire, il filme des cerfs en train de
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s'ébattre, mais sans les bruiter, car dans un plan large et lointain.
Sans pouvoir vraiment le prouver, je suis persuadé que nous ne percevons pas tout à fait l'image
des cerfs de la même manière, suivant que l'on ait entendu ou non le bourdonnement des insectes dans
un plan précédent. Il y a là un sens qui se crée par une liaison horizontale entre des images et des sons.
Cette association est ténue, fragile, mais n'est-ce pas précisément dans ce type de liens de nature
quasi-subliminale qu'il faut chercher les raisons du charme et de l'impact inexplicables et mystérieux de
certains films ?
Et après tout, lorsque Eric Serrat construit ses musiques pour Luc Besson autour de sons
échantillonnés à partir de bruitages du film, n'utilise-t-il pas sciemment un procédé qui fait référence
expressément à ce genre d'association «horizontale» ?
D - Le cas particulier du temps musical
Comme les autres sons, la musique se «déroule dans le temps» mais celui-ci n'est pas le même
suivant qu'il s'agit d'une musique « in » ou « off ».
La musique est « in » lorsqu'elle émane d'une source visible à l'image, par exemple, si l’on filme
un orchestre en train de jouer. Je continuerai de l'appeler « in » même si temporairement on ne voit plus
les musiciens et que la caméra s'intéresse à autre chose. Il suffit que leur présence dans l'action soit
certaine.
Dans ce cas, comme le brouhaha de la soirée mondaine créait une unité spatiale, la musique crée
une unité de temps: l'action se déroule dans la durée objective pendant laquelle la musique est exécutée.
Il en est ainsi dans la même scène des « Oiseaux » de Hitchcock déjà évoquée plus haut, lorsque
l’héroïne attend la sortie de la maîtresse d'école sur un banc public en face de la classe et que dans son
dos les oiseaux se rassemblent. Nous disposons de deux indices pour nous signifier que cette scène dure
très exactement la durée objective pendant laquelle elle nous est montrée : l’héroïne allume une cigarette
et a le temps de la griller, mais surtout on entend chanter les enfants de l'école ; ainsi l’on nous fait
croire, dans la réalité narrative, que les oiseaux mettent pour se rassembler, très exactement le nombre
de minutes que dure cette scène à l'image.
En l'absence de telles indications, la vitesse de ce rassemblement aurait été beaucoup plus
indéterminée, car l'image peut opérer un raccourci temporel par le montage. La musique «in» devient ici
un son d'ambiance presque comme les autres, mais qui travaille davantage à créer une unité temporelle
que spatiale.
À cette musique « in », il faut opposer la musique « off », celle que Michel Chion appelle
« musique de fosse », qui émane d'un orchestre invisible et dont les musiciens n'ont aucun rôle dans
l'histoire.
Cette musique dite « d'accompagnement » présente la particularité d'avoir un temps propre,
autonome, indépendant du temps de la narration. On se sert de cette particularité pour faciliter des
raccourcis temporels et imposer une continuité narrative à des séquences qui nous sont montrées avec
des durées élastiques par rapport à leur durée d’exécution réelle.
Quand dans « La guerre du feu » de J. J. Annaud, les trois héros partent à la recherche du feu,
lorsque le réalisateur nous les montre successivement dans des environnements variés, ce ne sont pas
des angles de vue différents d'un même paysage, mais des lieux éloignés les uns des autres.
Comment le sait-on ? Grâce à l'utilisation d'une musique « off » continue qui est là pour nous
indiquer que le réalisateur effectue une contraction du temps, et que le voyage a été long, infiniment
plus long que la durée objective qui nous en est montrée à l'image. Curieusement d'ailleurs, c'est cette
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musique « off » qui semble avoir un temps irréel alors que, au contraire, elle a (nécessairement) une
durée objective immuable, et ce sont les images qui trichent !
Un exemple exceptionnel de virtuosité dans l'utilisation de ces « marqueurs de temps » que sont
les musiques peut être trouvé avec « Le Parrain n °3 » de F. F. Coppola dans la longue séquence finale
qui se déroule à l'opéra de Palerme en Sicile.
Michaël Corleone vient assister avec le reste de sa famille aux débuts officiels de l'un de ses fils
comme chanteur d'opéra.
Le réalisateur va donc filmer la représentation, ce qui se passe sur scène et nous faire entendre la
musique, qui est donc, ici, « in », même si l’on ne voit pas toujours les musiciens, on sait qu'ils sont là et
dans la fiction jouent « en direct ». Pendant ce spectacle, le drame va se dénouer : l'un des chefs
mafieux, ennemi de la famille Corleone, venu lui aussi assister à la représentation mourra, empoisonné
par des gâteaux qu'il grignote en écoutant l'opéra et qui lui ont aimablement été offerts par le clan
Corleone.
En même temps une tentative de meurtre, que ce parrain avait commandité contre Michaël, a
lieu.
La musique fonctionne ici tantôt pour donner une unité de lieu (tout se passe à l'opéra) mais aussi
une unité de temps : tout ce qui nous est montré se passe dans un temps réel identique au temps objectif
dont le déroulement est marqué par la diffusion continue de cette musique « in ».
Mais la caméra quitte par moments l'enceinte de l'opéra pour nous montrer d'autres actions qui se
déroulent ailleurs et qui contribuent au dénouement du drame.
Ainsi le nouveau pape Jean-Paul 1er est assassiné. On nous montre la manière dont il est
empoisonné dans ses appartements privés au Vatican, et ceci sur un fond de musique sacrée que l'on
prend alors pour une musique « off » illustrative. Mais tout à coup la caméra revient à l'opéra en Sicile,
et on voit que sur scène se déroule une procession religieuse et que c'est la musique de ce tableau qui a
servi de fond sonore aux scènes du Vatican. Contrairement à ce que l'on a cru un instant, la musique n'a
donc pas cessé d'être « in », et cela impose alors au spectateur une unité de temps : l'assassinat de JeanPaul 1er a été perpétré pendant la représentation de l'opéra en Sicile à laquelle nous assistons.
D'autres actions dramatiques se déroulent également et viennent entrecouper la représentation,
mais elles ne sont pas accompagnées par cette musique « in ». On comprend alors qu'elles se sont
déroulées « à peu près » en même temps mais pas d'une manière aussi synchrone que l'assassinat du
pape. Ceci permet également de contracter la durée de l'opéra en lui imposant grâce à l'interruption de la
musique «in» des ellipses temporelles par l'image cette fois-ci.3
Enfin, l'assassinat de Michaël Corleone n'a pu être mené à bien pendant la représentation, une
nouvelle tentative a lieu à la sortie du spectacle. Les coups de feu sont tirés mais atteignent sa fille,
Michaël n'est que blessé. Et l’on entend à nouveau la musique de l'opéra. Le réalisateur fait alors un
effet de gel sur le visage de Michaël hurlant de douleur devant le cadavre de sa fille.
La musique ne peut plus être « in » puisque le spectacle est terminé. Devenue « off », elle
retrouve son autonomie sur le plan temporel et peut donc se dissocier du temps de l'action. Notons que
ce dernier, au lieu d'être raccourci comme dans le cas du voyage des héros de «La guerre du feu », est
ici au contraire rallongé par cet effet de gel de l'image de quelques secondes.
Mais le réalisateur reprend cette musique à ce moment là pour une autre raison : l'opéra racontait
exactement ce qui se passe dans la réalité du film, des histoires d'amour, de vengeances, de meurtres. En
nous faisant réentendre cette œuvre, F. F. Coppola veut aussi nous faire sentir l'enracinement de la mafia
dans l'histoire et là culture de la Sicile, au destin marqué par le sang et la violence.
Mais l’on entre là dans d'autres dimensions de la musique qu'il nous faut maintenant examiner.
3
Notons que parfois c’est l’image qui impose le raccourci temporel sur une musique. Lorsque l’on voit un musicien jeune
entrain de jouer un morceau et que l’image nous le montre tout à coup adulte jouant le même morceau sans que le son se soit
interrompu
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CHAPITRE 4
Généralités sur la musique
La musique est l'un des éléments les plus difficiles à maîtriser par le réalisateur, tout
simplement parce qu'en principe, elle ne fait pas vraiment partie de sa culture technique et de sa
formation.
Autant il aura appris à comprendre, disséquer, utiliser l'image, les mouvements de caméra, les
scénarios, les plans visuels et les dialogues, autant pour ce qui concerne la musique il est en général
renvoyé à sa propre expérience individuelle.
C'est une véritable gageure que de tenter d'apporter quelques lumières à l'apprenti-réalisateur
sur le fonctionnement de la musique, son esthétique, son langage et sur l'utilisation qu'il peut en
faire. Pourtant, cette lacune dans son apprentissage impose de ne pas reculer devant la difficulté, et
de tenter de dégager au moins quelques points de repère. Ces développements paraîtront sans doute
bien sommaires aux véritables musiciens ; qu'ils me pardonnent, mais ce petit guide s'adresse, par
hypothèse, à des personnes qui ne le sont pas.
A - Écoute musicale et écoute « visuelle »
On n'entend pas la musique de la même manière lorsqu'on l'écoute seule, ou lorsqu'elle est
associée à des images.
Notre attention et notre conscience sont en effet irrésistiblement attirés, happés par l'image au
détriment du son en général, et de la musique en particulier. Lorsque l'on veut écouter attentivement un
disque, on ferme volontiers les yeux, pour éviter d'être distrait par la vue.
Point n'est besoin de se boucher les oreilles pour se concentrer sur la vision; au contraire il n'y a
aucun effort de volonté à faire pour ne pas percevoir, remarquer un grand nombre de sons dès lors qu'ils
sont associés à des images. Est-ce un phénomène de nature physiologique ou culturelle ? Nul ne le sait
vraiment, mais c'est un fait amplement démontré par de nombreuses observations. Si nos stagiaires en
formation à la réalisation vidéo se doutent de ce qu'ils vont apprendre sur le scénario ou l'image,
visiblement, chaque année, la découverte de la bande-son est pour eux une expérience inattendue ; ils
n'y avaient jamais vraiment prêté attention.
Dans ce vampirisme de 1’image par rapport au son, seule la parole, le dialogue peut lutter à peu
près à armes égales avec elle. La musique fait donc partie, en principe, des sons dits « secondaires » au
niveau de l'attention, même si elle n'est pas, nous le verrons, un objet sonore comme les autres.
On peut, de cette première réflexion, dégager une conséquence : contrairement à ce que
souhaiteraient et parfois soutiennent les musiciens, une « bonne » musique de film, n'est pas
nécessairement une « bonne musique » tout court. La meilleure preuve en est, qu'une infime minorité de
celles qui furent composées pour les besoins du cinéma ont réussi à faire une carrière indépendamment
de leur support visuel. Qu'on le veuille ou non, il est très difficile de composer de la même manière pour
l'image ou pour l’écoute seule, et pas seulement en raison des contraintes de découpage temporel qui
sont imposées. Certes les compositeurs mettent un point d'honneur à tenter d'élaborer une partition qui
continue de présenter un intérêt par elle-même, indépendamment des images ; mais ils sont, en général,
assez conscients que la musique de film obéit à des critères assez différents de celle qui est destinée à
être seulement écoutée.
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Il semble que le spectateur ne perçoive de la musique d'un film que la surface, l'écume, ce que
l'on pourrait péjorativement qualifier de « grosse ficelle », « d'effet », c'est-à-dire de signification
émotionnelle grossière et peu nuancée. Certes, qui peut le plus peut le moins, mais rares, en effet, sont
les moments où il sera donné au spectateur d'avoir une écoute un peu concentrée et attentive à la
musique : les génériques de début et de fin et peut-être quelques moments où ce qui est montré à l'écran
a suffisamment peu d'intérêt ou de contenu pour que l'on se détache de l'image. (On mettra à part des
films où le rôle de la musique est central « Amadeus » de Milos Forman par exemple).
Ceci pose, d'ailleurs, la question de la validité de l'utilisation d'une musique « off ». Hitchcock
prétendait ainsi (et beaucoup de réalisateurs continuent de le penser) que la musique est le plus souvent
un cache-misère et qu'un bon film n'en a pas besoin. On remarquera par exemple qu'il n'y a pas dans
« Les Oiseaux ».
En sens inverse, on peut citer l'observation de B. Shroeder à propos de « More ». Il déclarait
avoir été obligé de mixer la musique de Pink Floyd à un niveau très faible, la trouvant trop expressive et
captivante. Un tel jugement fait alors apparaître ce que l'on pourrait appeler une réciproque au premier
principe évoqué plus haut : une « bonne musique » n'est pas nécessairement une « bonne musique…de
film ! ».
Lorsqu’au cours cette concurrence qu'elle livre au visuel, elle parvient à s'imposer à l’attention
du spectateur, c'est peut-être le signe d'une faiblesse relative de l'image, mais aussi d'une musique qui
remplirait particulièrement bien les conditions et les critères propres à . l'esthétique musicale.
B - L'esthétique musicale
Pour éviter de rentrer dans une analyse trop philosophique, conviendrait-il sans doute mieux de
limiter le propos au « plaisir musical », tel qu'il peut être vécu par l'auditeur.
Abordé de ce point de vue, il me semble qu'il repose principalement sur deux couples :
identification/différenciation, et tension/résolution.
a) L'identification
L'un des principes de base du plaisir musical consiste, pour l'auditeur, à reconnaître un objet
musical comme « identique » ou « semblable » à un autre, entendu précédemment. Il fonctionne donc
sur la mémoire sonore, et tout l'art du compositeur consiste à piéger le parcours mémoriel, à engager
l'auditeur dans des voies détournées vers d'autres objets livrés à une future reconnaissance auditive. La
répétition est donc un principe essentiel de l'esthétique musicale.
Mais il y a répétition et répétition. Il y en a de grossières (couplet, couplet, refrain, couplet,
refrain), il y en a de plus subtiles : on modifie l'orchestration, on transpose, on harmonise différemment,
on défait la mélodie jusqu'à la rendre méconnaissable, on intercale un nouvel objet sonore ; et quel
plaisir alors, lorsque le compositeur nous reconstruit tout cela et nous le fait réentendre à nouveau dans
sa forme première !
Qu'il n'y ait pas de malentendu, il s'agit d'identification et non d 'identité. Pour que ce plaisir
existe, il est nécessaire que se produise un jeu permanent entre des éléments stables et des éléments qui
varient, et ces derniers sont essentiels. Une musique qui se contenterait de répéter à l'infini et à
l'identique deux notes successives ne procurerait à l'auditeur aucune satisfaction. Et même la chanson
populaire, d'un couplet à l'autre, modifie au moins le texte. Il s'agit donc bien, dans l'écriture, d'un
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couple identité / différence, qui permet à' l'auditeur un processus actif d'identification, qui est à
l'origine de ce plaisir, et qui fait de la musique un parcours et non un objet sonore immédiat.
Toutefois ce principe très général peut être traité et respecté avec des techniques diverses.
La musique de J. S. Bach et de ses contemporains utilise à plein le système dit de « l'imitation ».
On se donne un thème, et on lui superpose des «voix», c'est-à-dire la même musique décalée dans le
temps (canon, ex : « Frère Jacques »), transposée à une tierce une quarte une quinte etc... (fugue), avec
des valeurs de notes qui sont des multiples de leurs durées initiales (contrepoint), et l’on fait un savant
mélange de tous ces procédés. Exercice d'ailleurs extraordinairement difficile dès que l'on augmente le
nombre de voix, car les superpositions de notes que l'on obtient ainsi doivent par ailleurs obéir à des
règles d'harmonie très strictes...!
Très rapidement, d'ailleurs, ces procédés rendent quasiment impossible l'identification « à
l'oreille » et nécessitent pour être compris de passer par la lecture de la partition. L'écriture « en miroir »
par exemple, où les notes sont posées à l'envers du thème initial, rend quasi-impossible la
reconnaissance auditive de ce dernier.
.
Pour le lecteur qui voudrait prendre conscience de ce système de « l'imitation », je conseille
d'écouter une Passacaille de J. S. Bach. Dans ce type d'exercice, une ligne de basses est répétée à
l'identique d'un bout à l'autre du morceau, et les autres voix « brodent » par-dessus. C'est presque le
moyen parfait de mettre en lumière ce couple identité/différence qui est à la base du processus de
« reconnaissance ».
Certes, l'extrême sophistication des procédés de répétition ne permet pas vraiment une
identification permanente du thème, mais donnent tout de même à ces musiques un aspect sonore bien
particulier. Elles apparaissent à l'auditeur comme assez linéaires, lisses, sans accident majeur, peu
tourmentées et relativement rassurantes.
On sent bien malgré tout, que c'est « toujours un peu la même chose », même si un monde entier
se dissimule derrière ce « un peu »…
Dans notre univers contemporain chaotique et incertain, ces musiques extrêmement contraintes
fascinent ; et le goût actuel pour la musique baroque est certainement plus qu'une simple mode, il
correspond à un manque, à un désir profond de stabilité et de rigueur.
Avec la variation chez Beethoven, le principe de la reconnaissance est traité de manière toute
différente.
Ce compositeur va nous proposer un monde musical basé sur l'affrontement, la coexistence
successive d'objets sonores perçus à l'oreille comme radicalement différents par leurs volumes, leurs
structures sonores, harmoniques et mélodiques. Et les transformations ne seront pas progressives,
insensibles, mais affirmées brutalement en quelques fractions de secondes.
Ce n'est pourtant pas n'importe quoi mis bout à bout ; la rigueur compositionnelle est tout aussi
présente que chez Bach, elle est toutefois de nature différente, basée sur un principe « dialectique » de
créations, destructions, reconstitutions et résurrections. Mais, plongeant volontairement et fréquemment
l'auditeur en plein désarroi sonore, il ne manque pas de répéter, de temps à autre, les objets musicaux
principaux, faute de quoi ses compositions nous apparaîtraient comme incohérentes, désordonnées et
confuses, ce qui les rendraient incompatibles avec ce premier principe de l'esthétique musicale, celui de
l'identification.
On retrouve ce fondement du plaisir musical partout : en jazz avec la répétition ad libitum de la
grille harmonique du thème, sur laquelle les solistes improvisent, dans la chanson populaire comme cela
a déjà été indiqué, et même dans certaines musiques contemporaines.
19
Mais l'identification, qui repose sur la mémoire sonore, ne fonctionne pas uniquement dans le
temps limité de l'écoute d'une œuvre. On peut éprouver du plaisir à se passer inlassablement un disque
que l'on connaît déjà par cœur. On l'identifie dans notre mémoire musicale à une expérience passée. On
le reconnaît !
Le « matraquage » d'une chanson de. variétés pour en faire un « tube », s'efforce d'utiliser à plein
ce principe.
b) Le couple tension/résolution
Autre fondement du plaisir musical, il est beaucoup plus difficile à expliquer à des nonmusiciens car il concerne principalement les règles de l'harmonie. La dissonance impose une résolution
consonante et même si le contenu de ces deux notions a fortement évolué dans le temps, la musique
emprunte encore beaucoup à ce couple exquis.
Une dissonance est un accord qui est vécu comme une gêne, un état transitoire de la musique et
qui appelle un accord plus apaisant, plus stable. C'est tout le jeu du compositeur de provoquer chez
l'auditeur ce délectable plaisir constitué d'une succession d'agacements, de gênes, puis de détentes
harmoniques.
Ces notions de consonances et de dissonances sont partiellement culturelles mais reposent, au
départ, sur les propriétés physiques de résonance des matériaux, et elles ne sont donc pas purement
« idéologiques » .
Même si notre oreille est habituée à supporter des superpositions de notes qui auraient été
considérées comme abominablement dissonantes au XVIIe Siècle, on ne peut affirmer pour autant que
ce principe ait disparu de la musique, même dite « contemporaine ». L'usage en est différent mais il
continue de fonctionner (au moins chez l'auditeur, chez le compositeur, c'est un autre problème).
On peut étendre ce couple tension / résolution au binôme certitude / incertitude, peut être plus
intéressant encore ; il permet d'inclure le premier (identité/différence), mais aussi quelques procédés
harmoniques comme celui qui est utilisé dans le début de la très célèbre Ve symphonie de Beethoven.
Le compositeur y réalise le tour de force de nous laisser longtemps dans l'incertitude sur la
tonalité majeure ou mineure du morceau. C'est presque avec soulagement qu'au bout d'un certain
nombre des mesures, enfin, la tonalité est affirmée. Il est à signaler d'ailleurs que cette astuce opère
beaucoup plus difficilement lors d'une réécoute, car notre mémoire a enregistré la tonalité, et il faut faire
un effort important pour réentendre cette incertitude voulue par le compositeur.
Ces quelques considérations sur l'esthétique musicale sont là pour nous rappeler que la musique
est un monde autonome qui fonctionne sur des principes qui lui sont propres, et qui se suffisent à euxmêmes. D'où le hiatus qui peut se produire lorsque le réalisateur voudra l'utiliser pour les besoins de son
film. D'une certaine manière il détourne la musique vers une fin qui n'entrait pas à priori dans ses
intentions.
Le cinéaste, lui, cherche uniquement à se servir des significations qu'elle peut apporter à l'image.
20
CHAPITRE 5
La signification musicale
La musique est un langage, personne n'en doute vraiment, mais que nous dit-elle? Voilà une
bonne question, et à laquelle il est bien difficile de répondre...
Il serait très immodeste de prétendre faire le tour du problème, mais puisqu'il est question
seulement de donner quelques pistes utiles au réalisateur débutant, l'entreprise apparaît déjà moins
ambitieuse. Celui-ci n'utilise, en effet, qu'une partie limitée du message musical.
Cela tient, d'une part, au rapport subordonné qu'entretient le son en général, et la musique en
particulier, par rapport à l'image dans l'attention du spectateur (voir « écoute sonore et écoute
visuelle ») et, d'autre part, au fait que le réalisateur ne va travailler que sur les sensations émotives
que la musique peut procurer, qui relèvent du domaine de la psychologie « de masse ».
Mais il faut signaler d'abord que la musique (surtout celle que l'on peut qualifier de «
savante» et qui passe quasi-nécessairement par l'écriture) est bien plus qu'une simple technique à
procurer des sensations, c'est aussi une forme de pensée.
A - La musique comme forme de pensée
Sans développer ce point outre mesure, puisqu'il ne concerne que modérément le réalisateur, on
peut tout de même en dire quelques mots.
Comment ne pas voir, en effet, la coïncidence entre le principe de la « variation » chez
Beethoven et la pensée « dialectique » de son contemporain Hegel ? L'histoire rapporte, d'ailleurs, que le
compositeur a découvert vers la fin de sa vie la pensée du philosophe et qu'il devint un Hégelien
enthousiaste. C'est dire que le musicien n'échappe pas à l'ensemble du climat intellectuel d'une époque,
il est lui-même partie prenante des mouvements de pensée qui la traversent; souvent même il les précède
et les anticipe, si on en croit J. Attali dans « Bruits ».
Il y a dans le procédé de « l'imitation » chez Bach la transcription musicale de la vision d'un
monde ordonné, stable, hiérarchisé par une superposition de valeurs et de forces sociales immuables :
Dieu, l'église, les princes, le peuple. Son œuvre nous renvoie à un univers statique où la tradition
l'emporte sur l'innovation. C'est une musique qui joue à se répéter, dans un monde où le changement ne
peut affecter l'essentiel.
On perçoit la différence avec Beethoven qui nous propose une musique en perpétuel
bouleversement, et où le procédé compositionnel de la « variation » annonce les révolutions politiques,
économiques, scientifiques et sociales en gestation au début du XIXe siècle.
Ces compositeurs-là n'écrivaient que rarement ce qui leur « passait par la tête » dans la fièvre
brûlante d'une inspiration immédiate.
Leur « métier », leur technique étaient invraisemblables. On raconte l'histoire de Hendel qui
composait la musique plus vite que son copiste n'arrivait à l'écrire, de Bach qui était capable de produire
une fugue à trois ou quatre voix en quelques heures, de Mozart qui à 14 ans savait tout ce qu'il était
possible de connaître sur la musique de son époque, et qui était capable d'écrire un opéra entier en
quelques mois, avec des pages et des pages sans une seule rature etc...etc...
Il faut souligner que lorsque des musiciens d'un tel niveau passaient une semaine sur une page de
partition, il s'agissait d'un processus beaucoup plus conscient et réfléchi qu'on ne le soupçonne
généralement..
21
Il y a donc des manières différentes de comprendre, d'apprécier, et recevoir la musique. Les
grandes œuvres sont probablement celles qui satisfont à toutes les exigences en même temps, de telle
manière que tout un chacun puisse y trouver son compte. Comme dans les autres formes d'art, ce sont
celles qui nous donnent simultanément à jouir et à penser, celles qui parlent à nos sens et à notre
intelligence, à notre conscience et à notre inconscient.
Mais le réalisateur va surtout s'intéresser à une propriété particulière de la musique : sa capacité à
provoquer chez le spectateur des sensations émotives. Il va les utiliser dans une intention signifiante
pour les besoins de son film.
B - Les codes psychologiques musicaux
Chacun percevra la musique d'une manière personnelle, mais cela ne veut pas dire qu'il
l’interprétera différemment de son voisin. Les hommes d'une collectivité ont des points communs dans
leur physiologie, leur culture, leur histoire, et la musique fonctionne à travers un certain nombre de
codes qui lui attribuent des significations moyennes ou « massives » à peu près identiques.
En gros, si quelqu'un ressent une musique comme « triste », il y a de fortes chances pour que son
voisin partage ce sentiment. Ce n'est pas uniquement une affaire individuelle. Or le réalisateur travaille
pour un public, il lui est donc utile de savoir que de tels code, « clichés » ou « lieux communs » existent
et d'essayer d'en décrypter quelques-uns, au moins ceux qui peuvent être expliqués à des non-musiciens.
S'agissant de significations « massives », il sera toujours possible à chaque fois de trouver des
contre-exemples ou des exceptions, mais s'il y a un intérêt à tenter d'élucider ces codes, il réside
précisément dans leur généralité.
a) Les genres musicaux
Commençons d'abord par évoquer les grands genres musicaux. Taillons à coups de hache et
distinguons la musique classique, contemporaine, le jazz, la variété et enfin les musiques que nous
qualifierons d'exotiques c'est-à-dire provenant de régions ou de civilisations éloignées de la nôtre.
J'entends déjà les objections des puristes ! Doit-on mettre dans le même sac Louis Amstrong et
Charlie Parker ? Peut-on mélanger Edith Piaf, Led Zeppelin et N.T.M. ? comment confondre les
musiques bantoue et indienne, que doit-on ranger exactement dans la musique « classique », ou
« contemporaine »? etc...
Ces classements, je le rappelle, ne m'intéressent ici que par l'usage qu'en font les réalisateurs et
surtout le public dans l'ordre des codes qui leur sont associés généralement. Je veux dire par là, que de
telles catégories sonores existent dans les structures mentales, même si elles résultent surtout d'une
connaissance très superficielle de chacun de ces répertoires, et que le spécialiste ne peut évidemment y
souscrire. Cette précaution prise, cela ne me gêne pas de ranger dans la musique « classique » des
baroques, des romantiques, des post-romantiques, des expressionnistes, de Vivaldi à Fauré en passant
par Schubert et Malher. C'est l'idée de la « grande musique » qui est intéressante ici et qui constitue leur
point commun.
En effet lui sont associés les idées ou les sentiments suivants : le sérieux, la gravité, la
profondeur, la rigueur, la «classe», la tradition, la noblesse des sentiments, la culture, les milieux grandbourgeois contemporains etc...
A la musique plus nettement baroque (Hendel par exemple), est associée l'époque elle-même et
les structures sociales qui y correspondent: le Roi, la noblesse de cour, Versailles, la pompe du Grand
Siècle etc.
La liaison avec le temps historique où ces musiques ont été produites, c'est un fait curieux,
semble se déliter quand on avance un peu dans le temps. Accompagner un film qui se déroule à l'époque
22
contemporaine avec du Schubert ou du Mozart semble poser moins de problèmes qu'avec du Rameau
ou du Couperin. Les musiques baroques semblent plus connotées historiquement, plus « datées » que
celles qui les suivront, même d'assez près.
Les mêmes précautions verbales doivent être prises avec le répertoire « contemporain ». Il ne
s'agit pas d’œuvres qui ont été produites dans les années 80, 90 ou 2000 mais d'un courant musical dont
on peut fixer un peu arbitrairement le point de départ aux dodécaphonistes (Berg, Shoenberg, Webern).
Ces musiques d'avant-garde dont les représentants les plus connus sont des compositeurs comme
Stockhausen, Xenakis ou Boulez, présentent la particularité de renoncer explicitement à trois structures
essentielles : la tonalité, le rythme et la mélodie. Autant dire, d'emblée, qu'elles se privent de quasiment
tous les moyens qui leur permettraient de réaliser les objectifs de l'esthétique musicale, telle du moins
qu'elle a été définie dans le chapitre précédent. Aussi ne faut-il pas s'étonner si leurs significations les
plus émergentes vont toutes dans le sens du contraire : leur utilisation dans les films est liée à tout ce qui
fait peur, qui est horrible, qui déstabilise, qui angoisse.
C'est sans doute très injuste pour cette musique, beaucoup plus diversifiée que l'image qui nous
en est fournie par ce courant qui devient finalement plutôt minoritaire.
A ces significations de l'épouvante, il faut en ajouter une autre qui emprunte à son côté « avantgardiste » : le modernisme, la technologie de pointe, la science du futur.
On a avec le jazz des problèmes analogues. Éliminons les ancêtres, le blues rural, le gospel, le
style New-Orléans, très connotés historiquement et géographiquement. Faisons un sort au Free-jazz qu'il
faut rapprocher, pour ses significations, de la musique contemporaine, à l'exception peut-être du
modernisme. Entre les deux on trouve des styles variés tels que le be-bop ou le modern-jazz par
exemple. Globalement ces musiques sont associées aux ambiances de films noirs, aux gangsters, au
milieu urbain.
Les musiques qui ont été qualifiées d' « exotiques » renvoient presque irrésistiblement au lieu
dont elles sont issues. L'expérience est facile à réaliser : il suffit de monter sur des images assez neutres
(par exemple un individu marchant dans une rue), des musiques de caractères différents.
Lorsque vient le tour par exemple d'une musique indienne, la signification est très claire: il est de
«là-bas» il en revient, ou il y va.… c'est quasiment le seul sens qui « passe ».
La «variété», le «rock», la «techno» et ses sous-produits sont tout aussi hétérogènes, mais
globalement symbolisent ce qui est futile, jeune, «branché», clinquant. Pour obtenir cet effet, il faut
prendre la précaution de suivre les modes dans ce domaine.
On mettra à part le rap, que l’on est bien obligé d’identifier à une musique « exotique » attachée
aux banlieues et à tout ce qui les concerne.
b) L'instrumentation
L'orchestration, ou plus exactement le choix des instruments par lesquels la musique sera
exécutée, influence ses significations psychologiques ; les instruments aussi sont codés.
Il s'agit du son qu'ils produisent et non de leur forme. Indiquer que la contrebasse a une forme
ventrue avec des hanches, et lui attribuer un caractère féminin, ou observer que la guitare électrique a
des allures de plus en plus «phalliques» ne nous est ici d'aucun secours. Ceci relève d'une très
improbable psychanalyse de la musique à travers des formes et non des sons.
Il est impossible de les passer tous en revue, mais voici une sorte de catalogue des principaux
instruments, et des significations qui me semble-t-il leur sont associées le plus souvent.
23
Les cuivres en général et la trompette en particulier, surtout appuyés par des tambours, caisses
claires, timbales et autres percussions de ce type, renvoient d'abord à leur utilisation militaire (et à toutes
les significations dérivées et associées: la puissance, l'héroïsme, la majesté, l'épopée, le combat etc...
L'orgue d'église mais aussi la cloche, c'est Dieu, le sacré, les grands mystères, la vie et la mort.
Il ne faut pas ici confondre la cause et la conséquence. La puissance sonore a toujours été
associée à la puissance tout court; l'orgue et la cloche sont les instruments acoustiques les plus puissants
jamais inventés par l'homme, et c'est tout naturellement qu'ils ont été associés au pouvoir suprême c'està-dire Dieu. Venaient ensuite, dans l'ordre, les militaires. C'est aussi très logiquement pour symboliser
leur force, qu'ils ont utilisé parmi les instruments transportables en campagne, ceux qui étaient les plus
puissants : toutes sortes de cuivres et de percussions.
La voix chantée, c'est bien sûr l'homme, la référence à l'humain en général, par opposition au
reste (animal, végétal, minéral). Le chœur c'est le groupe, voire l'humanité toute entière.
La voix est de tous les « instruments » le plus signifiant en raison de son association à la parole,
mais aussi le plus intime parce que directement intégré à la biologie personnelle, et donc à ce titre le
moins « instrumentalisé » de tous. Il n'y a aucun intermédiaire mécanique entre le son émis et le corps
physique de l'individu.
Rappelons également le voco-centrisme de notre écoute: si la voix est mélangée à d'autres
instruments notre attention sera irrésistiblement happée par elle, et encore plus s'il s'agit d'une chanson
dans une langue que nous comprenons, car notre oreille est encore plus « verbo-centriste » que « vococentriste » comme l'indique Michel Chion.
Le violon et les instruments à cordes frottés de la même famille (alto, violoncelle, contrebasse)
ont des significations assez proches de celles des voix humaines.
Leurs tessitures les imitent quelque peu (sopranos, altos, ténors, basses), mais surtout ils sont
aussi fragiles et peu fiables dans l'émission du son.
Aussi malléable dans son vibrato, aussi souple dans les possibilités d'attaque du son, le violon est
assez souvent associé à la sensualité, à l'amour, aux grands sentiments subtils.
Tout comme Lucifer est un ange déchu, cet instrument est une sorte de clone monstrueux et un
peu obscène de la voix humaine. Il a même été considéré comme « diabolique » par l'Eglise qui a tenté
de l'interdire au Moyen-Age.
A ces significations, il faut ajouter celle du « classicisme » l'ensemble à cordes en étant
quasiment le symbole sonore.
Le piano est très lié au répertoire romantique contemporain de son invention, à Liszt et Chopin
par exemple.
Instrument très malaisé à décrypter, il est à la fois celui dont apprennent à jouer les jeunes filles
de bonne famille, mais aussi celui du romantisme le plus débridé et le plus passionné. Le plus complet
dans sa tessiture et le plus précis dans l'émission du son, c'est à la fois un instrument mélodique et une
percussion. Il a aussi un côté éducatif et rassurant, bref il se prête difficilement à une interprétation très
tranchée. On retiendra tout de même à la fois la passion, le romantisme, mais aussi la tradition et
l'éducation.
Les instruments à anche double ou simple, ceux que, à l'exception du saxophone, on appelle
des « bois » (clarinette, basson, hautbois, cor anglais et accessoirement biniou et cornemuse) semblent
renvoyer à un ensemble de sens plutôt « bucoliques » peut-être par référence à des instruments
populaires utilisés dans les campagnes et dont ils sont issus; mais l'explication n'est pas très
convaincante.
24
Il y a peut être l'idée du « bois » tout simplement, de l’anche, du roseau, de l'arbre....
La harpe, c'est la magie, le surnaturel, les anges, le paradis, les légendes; et l'origine de ce code
est toute aussi mystérieuse que le code lui-même. On pense bien sûr à toutes les représentations des
angelots munis de harpes diverses mais cela n'explique pas pourquoi c'est précisément cet instrument là
qui leur a été attribué !
Le saxophone est à ranger tantôt parmi les cuivres, tantôt lorsqu'il est utilisé comme instrument
soliste en jazz, comme l'un de ceux qui imitent le mieux certaines intonations de la voix humaine. Un
saxophone peut rire, pleurer, chanter, grincer, crier, etc...
La flûte traversière et ses petites cousines (flûte à bec, kena, flûte de pan) c'est l'air, le souffle, la
respiration, l'oxygène et tous les sens dérivés : la pureté, la simplicité, la modestie, les jeux innocents
etc...
L'harmonica, c'est la vie au grand air, la randonnée, le boy-scout, mais aussi le cow-boy. C'est
en fait l'un des rares instruments qui (avec la voix !) peut être transporté avec soi en toutes circonstances
tant il tient peu de place dans une poche ou un sac à dos.
L'accordéon, bien qu'il fut à l'origine un instrument très bourgeois, est vite devenu, surtout dans
sa version désaccordée (dite «musette»), le symbole du populaire. C'est Paris, la France profonde avec
un côté passéiste, un peu ringard et franchouillard qui le renvoie aussi à un sens « folklorique » plus
étendu.
La guitare reste un instrument encore très connoté géographiquement. C'est le Sud, l'Espagne,
l'Italie, la Méditerranée mais aussi l'espace rural américain.
Il est à noter que la guitare électrique, au contraire, renvoie à la ville, aux bandes de jeunes, à la
délinquance, aux bagarres, à la révolte etc... .
Le synthétiseur n'est pas tout à fait « un » instrument, car il est supposé capable, d'une part
d'imiter tous les instruments existants avec plus ou moins de fidélité, mais aussi de produire des sons
« inouïs »
Le symbole est facile, c'est celui de la technologie, de la modernité et tous les sens dérivés.
Les instruments « exotiques », du sitar indien, au charango d'Amérique du Sud en passant par
la balalaïka russe ou le balafon africain, renvoient, comme les musiques elles-mêmes, à leur lieu
d'origine.
En dehors du choix des instruments principaux, un autre élément de l'orchestration intervient,
c'est leur nombre.
A la musique « de chambre »… la chambre, c'est-à-dire un lieu intime, théâtre de huis clos entre
un petit nombre de personnages; à l'orchestre symphonique le nombre, la foule, la puissance, la majesté
etc... La quantité d'instruments est ici l'image du nombre de participants à l'action.
c) Le tempo et le rythme
Le tempo est la vitesse d’exécution du morceau indiquée par la valeur métronomique de la noire.
Un tempo essentiel qui nous gouverne et celui du rythme cardiaque. Il s'accélère en cas d'émotion
violente et d'effort, il ralentit en période de repos.
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Les émotions procurées ou suggérées par le tempo musical en sont un calque : aux musiques
rapides les situations stressantes et les efforts physiques, aux musiques lentes, la sérénité et le calme.
Le rythme marque la répartition des temps forts et des temps faibles, c'est-à-dire accentués ou
non accentués. La barre de la mesure indique la fin de la cellule rythmique qui sera reconduite à la
mesure suivante. Ainsi la mesure à 3 temps a donné naissance à deux rythmes connus, la valse qui
accentue le premier temps, et la java qui accentue le troisième.
La musique occidentale, sauf exceptions et recherches spécifiques, utilise principalement deux
familles de rythmes : binaires et ternaires associés à des mesures comportant le plus souvent un nombre
pair de temps.
La physiologie humaine et son environnement, mais aussi sa pensée, sont plutôt
naturellement binaires : le rythme cardiaque, la marche sur deux jambes, le jour et la nuit, oui-non, plusmoins etc...
Aussi tout ce qui est ternaire (le jazz) ou impair dans la mesure (la valse) est symbolique du
déséquilibre, du mouvement et de toutes les significations dérivées : l'ivresse, la danse, la déraison ;
mais aussi sur des mesures impaires comportant plus de 4 temps, la maladresse, la boiterie, l'hésitation
et quelquefois le « mécanique » opposé au naturel, au vivant.
,
d) La tonalité
La grande structure psychologique de la musique occidentale est l'opposition entre le mode
mineur et majeur.
Aux harmonies et gammes mineures sont associées la tristesse, la mélancolie, la rêverie,
l'intimité, la sensualité; au mode majeur, l'action, l'optimisme, la gaieté.
L'origine de ce code reste d'ailleurs pour moi largement une énigme. Et le mystère est d'autant
plus épais qu'il s'agit d'une structure forte, très marquée dans notre conscience sonore, mais par ailleurs
très contingente au regard d'un grand nombre de systèmes musicaux dans le monde, qui ignorant la
tierce, ne peuvent établir la différenciation entre les deux modes.
C – Une application
Comme on l'aura compris, ces codes musicaux dont nous avons examiné quelques exemples,
tirent leur origine de sources très diverses : certains résultent de notre physiologie, d'autres de lois
physiques, d'autres encore de notre histoire, et d'autres enfin semblent être de purs produits de notre
culture et de notre éducation.
Le lecteur se fera lui-même une opinion sur la validité de ces codes. Pour le persuader de leur
existence, il faudrait passer en revue un grand nombre de musiques de films, l'accumulation des
exemples rendant plus crédible leur réalité. C'est évidemment exclu, et je me contenterai d'un seul, la
musique de J. C. Petit pour le « Cyrano de Bergerac» de Rappeneau.
Le personnage de Cyrano est un mélange de brute militaire et de poète à la sensibilité exacerbée,
dévoré par un amour sans espoir pour la belle Roxane, et la musique va s'efforcer de rendre compte de
cette complexité.
Le thème principal que l'on n'entend dans sa version complète que dans les génériques de début
et de fin présente plusieurs caractéristiques.
Il comporte deux parties : une partie lente dans une tonalité mineure qui évoque l'intimité, la
souffrance du personnage, et une partie rapide en majeur pour le «panache», l'action, les batailles, la
gaieté et l'optimisme. L'orchestration, de type «classique» fonctionnant surtout sur des cordes et
l'orchestre symphonique, renvoie au côté « culturel » d'une pièce de théâtre étudiée dans les écoles, mais
aussi à la noblesse et à la profondeur des sentiments qui y sont exprimés. On ne peut considérer en
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revanche. qu'elle fasse référence expressément à l'époque où est supposée se dérouler l'action. Tout en
étant de facture assez classique elle ne puise pas vraiment dans les « tics » de la musique baroque et de
ce fait apparaît plutôt intemporelle, non connotée historiquement.
Le thème principal de la partie lente présente la particularité d'être exécuté par une trompette
solo (peut-être la seule référence au baroque) qui renvoie d'une part à la signification militaire du
personnage, mais aussi (ce n'est pas un ensemble de cuivres) à l'individu lui-même, c'est-à-dire à Cyrano
et non au groupe (l'armée, le bataillon).
Il est à noter d'ailleurs que ce thème n'est exécuté à la trompette que dans les génériques. Il est
repris souvent dans le film, mais par des cordes, comme si le personnage étant alors présent à l'écran, il
n'était pas nécessaire de l'affirmer avec tant de force sur le plan sonore. Et d'ailleurs c'est ce thème joué à
la trompette qui nous reste en mémoire lorsque l'on n'a plus les images sous les yeux.
Il y a d'autre part une astuce rythmique dans cette mélodie. Le premier temps, celui qui est
accentué est une note longue, et par ailleurs le découpage de la mesure est ternaire, ce qui nous renvoie à
ce qui a été dit sur l'hésitation, le déséquilibre, l'ivresse.
Je n'ai pas le privilège de connaître J. C. Petit, et j'ignore donc dans quelle mesure il y a eu chez
lui une analyse et une conscience très claire des procédés qu'il a utilisé ; mais ces structures musicales
sont tellement intégrées par les compositeurs, qu'ils les utilisent et les maîtrisent spontanément avec une
grande facilité et sans même y réfléchir...
Muni de cet embryon de grille d'analyse, le futur réalisateur pourra l'appliquer à des musiques de
films célèbres, telles que par exemple celle de E. Morricone pour les westerns de S. Leone. Il verra
qu'en dépit de la présentation sommaire et peu nuancée de ces codes, ces derniers fonctionnent souvent
très bien et en les croisant entre eux, on obtient déjà une belle gamme de nuances.
Toutefois, même si ces significations musicales existent, le problème de leur usage par le
réalisateur reste entier, et c'est ce que nous allons maintenant explorer.
Ennio Morricone a vraiment renouvelé le genre des musiques de film et l’analyse de chacune d’entre elles, du
point de vue du langage et de la plus-value qu’elle apporte à l’image est un vrai régal.
Par exemple, dans « Le bon, le brute et le truand » avec cette incroyable onomatopée « a-hi-a-hi-ah ! ».
Quel est son sens, en termes de langage filmique ?
Le premier qui vient à l’esprit est qu’il s’agit du cri d’une bête, mais l’on entend qu’il est poussé par un humain.
Un humain qui serait à ce point pourri qu’il est devenu un…chacal, une hyène ?
Renseignement pris, ni le chacal ni la hyène ne produisent de cri de ce genre ; il n’empêche une sorte
d’association se fait dans l’esprit du spectateur avec ces animaux qui sont dans la mythologie du western (pour le chacal),
les symboles de la fourberie et de la nuisance. En même temps, le fait qu’il soit poussé par une voix humaine fait
clairement apparaître le côté parodique du propos, en plein accord avec le parti-pris de l’ensemble de ce westernspagetti !
On se penchera avec intérêt sur la musique du "Professionnel"' et sur cette étrange mélodie à peine esquissée, à
la rythmique très cahotique et qui comporte une partition de percussions tout à fait atypique. Une musique qui introduit
un étrange climat d'incertitude, d'hésitation, dans un film dont l'action est à mille lieues de cela.
On tentera de comprendre ce qu'apporte le "chon-chon" au climat de "Il était une fois la révolution"; cette
"mémoire" des amours de jeunesse dans le contexte de violence du film.
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CHAPITRE 6
L'Utilisation de la musique dans le film
A- Emploi et contre-emploi de la musique
Il y a deux manières principales d'utiliser les musiques dans un film. On peut se servir de celles
qui sont « redondantes » qui soulignent, exagèrent une situation montrée à l'écran, mais qui « disent la
même chose », ou à peu près.
On peut aussi monter une musique qui du point de vue de ses significations constitue un apport
nouveau, autonome, qui ajoute un sens qui n'était pas contenu expressément dans les images.
Le spectateur percevra alors un sens global né de l'amalgame de cette musique au reste du film.
Nous dirons alors qu'elle est utilisée à « contre-emploi ». Il ne faut pas entendre ce terme dans le sens où
la musique dirait nécessairement le contraire de ce qu'il y a à l'image, mais qu'elle lui apporte une
signification que cette dernière ne contenait pas. 4
Les compositeurs aiment bien proposer ainsi des musiques inattendues au réalisateur (sans
d'ailleurs qu'elles soient nécessairement à contre-emploi), et cela donne souvent d'excellents résultats.
On citera, par exemple, la musique de W. Cosma pour « Le grand blond avec une chaussure
noire» où l'utilisation de la flûte de pan comme instrument soliste n'avait rien de prévisible par rapport
au thème général du film.
Pourtant si l'on se réfère à la grille de décodage proposée plus haut, on comprend pourquoi cela
fonctionne : la flûte de pan, cousine de la flûte traversière renvoie aux significations de simplicité, de
jeux enfantins et d'amusements. Il y a aussi, peut-être, avec cet instrument populaire roumain, un clin
d'œil aux pays de l'Est, au "rideau de fer" et aux histoires d'espions.
En revanche un superbe exemple de musique « à contre-emploi » peut être relevé dans 2001,
Odyssée de l'Espace de S. Kubrick.
Le réalisateur y utilise trois sortes de musiques. On y trouve d'abord l'ouverture de Ainsi parlait
Zarathoustra de R. Strauss qui, par l'empilage de cuivres qui la caractérise, renvoie à la signification
épique de cette « Odyssée ». Il y a également de la musique électro-acoustique contemporaine atonale,
que l'on s'attend à trouver dans un film de science-fiction sérieux et profond (on y trouve le sens
« culturel » de la musique d'avant-garde, la référence à la technologie de pointe, à la science, mais aussi
aux sentiments d'angoisse et d'inconnu).
Mais l'originalité réside dans l'utilisation du «Beau Danube bleu» de J. Strauss, musique
totalement inattendue dans le contexte de ce film, et qu'il faut ranger ici dans celles qui sont
réellement utilisées à contre-emploi.
Cette valse viennoise suggère, bien sûr, la danse, mais aussi la fête retenue et de bon goût, les
mondanités, la gaieté superficielle et la futilité. On ne sait en outre s'il faut la ranger dans la catégorie
4
* Cette distinction ne se confond pas avec celle qui est proposée par Michel Chion entre musique «emphatique» qui participe à l'action et«
anemphatique », qui est distancée et qui poursuit son chemin inexorable, indépendamment de l'action. Il faudrait plutôt alors reprendre le
terme de « valeur ajoutée» par le son mais qui ici ne s'appliquerait qu'à la musique.
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« classique » ou « variétés » tant elle est simple, connue et populaire.
Sur les scènes du film où elle est utilisée, elle va apporter un sens très fort qui n'est absolument
pas contenu dans les images : le voyage en fusée dans la lune est devenu une banalité, on y va comme
on prend le TGV, c'est simple, amusant, récréatif. Mais tout cela est aussi dérisoire : les stations
orbitales, toute cette technologie sont insignifiantes, ridicules par rapport à la puissance qui se dissimule
derrière le monolithe noir, et pour qui les planètes, les humains, ne sont que des jouets.
Cette musique fournit donc, par moments, un point de vue extérieur et ironique sur ce qui est
montré, et cet exemple va nous permettre d'introduire une autre fonction de la musique « off » , qui est
de permettre d'opérer une distance par rapport à l'action; aux personnages, ou aux images5.
B - La création de distances par la musique
Sur le plan temporel, cette fonction a déjà été évoquée, en ce qu'elle permet d'établir une
durée fictive différente du temps objectif ; mais la musique « off » a également un pouvoir
séparateur, la capacité de faire franchir d'autres barrières.
Cette fonction est par exemple utilisée pour faire entrer le spectateur dans la narration. De la
même manière qu'à l'opéra, les ouvertures, puis, à la fin, les applaudissements et les saluts permettent
d'établir un passage entre la situation triviale du mélomane assis à sa place et le spectacle, les musiques
de générique de début et de fin de film créent les frontières entre la réalité quotidienne et la parenthèse
temporelle de la fiction proposée à l'écran. Elles permettent de rentrer dans le film et d'en sortir.
On peut ainsi établir une sorte « d'entonnoir de sons » vers la fiction.
Sons
de
salle
Musique
"off"
Musique "off"
+ bruitages
d'ambiance
Bruitages +
voix
Voix, action du
film, personnages
Un cône en sens inverse peut être établi pour quitter le film.
Une autre utilisation de cette fonction permet à la musique de faire franchir la barrière visible de
l'enveloppe charnelle d'un personnage et de faire accéder le spectateur à son intimité, ses sentiments
secrets, son affect.
On voit ainsi dans certaines scènes de « Mort à Venise » de Visconti, le compositeur G. Mahler
déambuler dans les rues de la ville, et l'on entend sa musique qui devient alors l'expression de sa propre
psychologie, des émotions qui le traversent. Il y a, d'ailleurs, là, une ambiguïté intéressante: c'est
incontestablement une musique « off » puisque aucun orchestre symphonique en train d'exécuter son
œuvre ne fait partie de l'action à ce moment-là. Mais n'est-ce-pas aussi une musique un peu « in »
puisqu'elle est fabriquée par le personnage lui-même? Peut-être est-il en train de composer « dans sa
tête », pendant sa promenade, l'œuvre que l'on entend ?
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Un autre exemple célèbre de musique tout à fait à contre-emploi est celle de Michel Legrand pour « Le messager », dont
Losey n’a pas voulu au début.
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Il y a dans ce genre de situation un jeu intéressant et essentiel entre les sons d'ambiance et la
musique. Lorsque les deux sont émis en même temps et donc mélangés, c'est le personnage qui se retire
dans ses pensées, c'est lui qui s'abstrait de son environnement. Lorsque l'on retire les sons d'ambiance et
qu'on ne laisse que la musique, c'est le spectateur que l'on invite à prendre du recul par rapport à ce qui
est montré à l'image. La musique devient alors un point de vue extérieur sur le film, à la manière de la
voix « off » d'un narrateur.
Un bel exemple de ce fonctionnement parfois très subtil, peut être trouvé dans la scène du début
d'« Apocalypse Now» de F.F.Coppola, entre la musique « off » des Doors, les bruits d'hélicoptères qui
lui sont par moments superposés et l'image des pales du ventilateur de la chambre où le héros est affalé
sur son lit, en train de se soûler.
C - Le dialogue du réalisateur avec le musicien
La musique est un monde fermé et en fait peu accessible. C'est un univers de grande abstraction
qui fonctionne sur des règles inconnues des non-initiés, et le seul point de contact entre le profane et le
spécialiste réside dans l'émotion que la musique peut produire et que l'auditeur peut ressentir. C'est dire
si le dialogue sera difficile !
Un vocabulaire technique précis, existe bien, mais n'a aucun sens pour le non-musicien. Les
mots manquent pour décrire la musique dès lors que l'on n'utilise pas son jargon spécifique. Il n'est pas
nécessaire d'être peintre ou photographe pour comprendre ce qu'est le rouge, le bleu, le clair, le foncé,
un premier plan, un arrière-plan. En revanche, si l'on n'est pas musicien, on ignore la signification de
termes tout aussi basiques que : gamme, mesure, mode, cadence, mineur, majeur, harmonie, tonalité
etc...
Lorsque le réalisateur, supposé non-musicien lui-même, devra passer commande d'une musique
à un compositeur ou à un illustrateur sonore, il aura une difficulté réelle à lui expliquer ce qu'il veut.
C'est le réalisateur qui est le maître d’œuvre du film d'un point de vue artistique. Il doit donc
maîtriser le travail du musicien, comme celui du décorateur ou du chef opérateur. Or l'intérêt du
compositeur est de faire de la musique, le plus de musique possible et qu'elle soit valorisée ; ce n'est pas
nécessairement l'intérêt du film et du réalisateur…
Compte tenu de ces problèmes, il me semble utile de donner au futur réalisateur quelques clés du
dialogue avec le musicien.
Il y a deux manières principales de procéder :
La première consiste à terminer le montage images et sons « directs », à indiquer les moments du
film où l'on souhaite qu'il y ait de la musique et à laisser le compositeur se débrouiller à partir de
quelques indications.
Mais la méthode la plus pratiquée et peut-être la plus féconde en termes artistiques, impose de le
faire travailler parallèlement à l'élaboration du film. Dans ce cas, on fournit le scénario, quelques
explications bien avant le montage et même le tournage. Le musicien va alors agir de son côté, chercher
des climats, des thèmes, des arrangements, et proposera une première « mouture » qui nécessairement ne
sera pas cadrée du point de vue des durées d'utilisation dans le film.
Le réalisateur pourra alors déjà juger sur pièces, et éventuellement, demander des modifications.
Cette phase est intéressante car elle peut aussi donner des idées nouvelles au réalisateur et modifier peu
ou prou sa conception de certaines scènes ou du montage. En cela que cette méthode est sans doute plus
productive que la précédente.
Mais elle est plus longue, car le compositeur devra de toute façon tout refaire « au propre » pour
que ses musiques tiennent dans les espaces qui leur seront impartis au montage final.
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Quelle que soit la méthode choisie, il arrivera nécessairement un moment où, en tant que
réalisateur, vous devrez expliquer au musicien ce que vous voulez ou ne voulez pas.
Parlez-lui du film en général, des personnages, des émotions qu'ils sont supposés ressentir et
exprimer. Vous êtes probablement « habité » par votre projet depuis de longs mois parfois des années,
c'est ce fantasme qui doit être exprimé au musicien. Plus vous lui expliquerez ce qui vous touche, vous
motive dans la réalisation de ce film, mieux le musicien comprendra ce que vous souhaitez.
Si vous devez évoquer la musique elle-même, utilisez d'abord des concepts émotionnels
simples : musique « gaie », « angoissée » etc... vous affinerez ensuite, le compositeur traduira. Musique
« triste » par exemple, signifie pour lui, en principe, une tonalité mineure et un tempo lent. Ce genre de
catégorie, il les comprend facilement.
Lui fournir des exemples de musiques déjà existantes peut être utile, au moins pour fixer le
genre, la sonorité globale, mais peut se révéler dangereux. A trop le sécuriser on peut bloquer sa
créativité, aussi faut-il bien lui préciser qu'il s'agit juste d'une indication, et qu'il est hors de question de
refaire la même chose (sauf si, bien sûr il y a la volonté dans le film de créer une référence explicite, une
parodie, un clin d’œil).
Même si vous n'êtes pas musicien, il y a au moins un certain nombre de données techniques
minimales que vous pouvez maîtriser : souhaitez-vous peu ou beaucoup d'instruments ? quels
instruments dominants ? un tempo lent ou rapide ? des rythmes bien marqués ou non ? une musique très
heurtée, avec beaucoup «d'accidents sonores» ou, au contraire, très lisse, linéaire ? Voulez-vous des
mélodies ou plutôt des masses sonores peu mémorisables ?
Si vous avez une idée assez précise de ce que vous voulez, il ne faut pas hésiter à affronter la
description d'un certain nombre de formants musicaux élémentaires, mais évitez un vocabulaire trop
métaphysique qui risque de plonger votre compositeur dans un abîme de supputations sur le sens qu’il
doit lui donner en termes strictement musicaux !
Au prix de ces quelques précautions élémentaires suggérées ici, le dialogue avec le musicien sera
fructueux et productif. Artistes l'un et l'autre, le réalisateur et le compositeur doivent finir par se
comprendre.
Il en va, parfois, autrement pour les films institutionnels ou les publicités. Le musicien a pour
interlocuteur, au mieux un spécialiste de la communication, et au pire un simple commercial qui n'a
souvent que deux références musicales en tête: « les bas Dim » et « Hollywood chewing-gum ».
Je ne peux pour ce genre de situations donner (au musicien) que deux conseils malheureusement
contradictoires :
1) «Ils» ont toujours raison...
2) Même s' « ils » sont parfois nuls, « ils » ne le sont pas toujours et, à un moment ou un autre,
votre travail sera nécessairement jugé par quelqu'un qui ne l'est pas.
Ces recommandations sont également valables pour le réalisateur...
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CONCLUSION
Une approche créative du son
Si ce texte n'avait qu'une ambition, ce serait d'expliquer que le son est utile, efficace et
que le futur réalisateur a tout intérêt à en avoir une approche créative. On est certainement loin
d'avoir exploré toutes les possibilités qu'il offre, et le cinéaste dispose là d'un champ immense
d'exploration livré à sa sagacité et son imagination.
Non seulement il ne devra pas oublier la colonne « son » dans le découpage technique,
mais il devra également penser à la remplir et à l'animer.
Il est nécessaire également qu'il éveille son attention sonore, et un bon moyen pour cela,
est de visionner ne serait-ce que les films qui ont été cités dans ces pages, en masquant tantôt
l'image, tantôt le son, pour percevoir le travail accompli par les réalisateurs.
Il est indispensable, en outre, qu'il ouvre son horizon musical et s'oblige à écouter
toutes sortes de musiques, et en priorité celles qui ne lui sont pas familières. Il pourra prendre
conseil auprès de mélomanes spécialisés afin de ne pas perdre trop de temps. La recherche
d'une collaboration suivie avec des musiciens est également souhaitable. Les jeunes sont
nombreux, talentueux et inconnus et ne rêvent que de cela : faire de la musique de film ! Ils
apporteront également une acuité auditive précieuse pour tout ce qui concerne les bruitages et
les sons d'ambiance.
S'il faut terminer enfin sur une recommandation et une seule, ce serait celle-ci : ne
jamais rester bloqué sur une solution ou un choix, mais tenter, innover, entreprendre... et
« philosopher » le moins possible. C'est bon pour l'enseignant ou le théoricien, mais le
réalisateur, lui, doit… réaliser, c'est-à-dire, créer, agir. Très souvent des solutions qui se
révéleront à l'analyse, « géniales » ont été prises à l'instinct, au « feeling ».
Mais ne perdons pas de vue, toutefois, que cette inspiration du moment a été nourrie au
préalable par tout un apprentissage, et une réflexion à laquelle, par exemple, ce modeste
ouvrage espère avoir contribué.
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Liste des films cités
***
- La guerre des étoiles
* - 2001 Odyssée de l'espace
* - Apocalyse Now
* - Le Parrain 3
- Alien
- L'Ours
* - La guerre du feu
- Le nom de la rose
- Citizen Kane
* - Le messager
- More
* - Les Oiseaux
- Fenêtre sur cour
- Psychose
- Il était une fois dans l'Ouest
* - Il était une fois la révolution
* - Il était une fois en Amérique
* - Cyrano de Bergerac
- Les Visiteurs
- Jean de Florette
- Les dents de la mer
* - Mort à Venise
- Amadeus
(G. Lucas)
!
(S. Kubrick)
(F. F. Coppola)
(F. F. Coppola)
(R. Scott)
(J. J. Annaud)
"
"
"
"
(O. Welles)
(J. Losey)
(B. Shroeder)
(A. Hitchcok)
"
"
"
"
(S. Leone)
"
"
J. C. Rappeneau)
J. M. Poiré)
(C. Berri)
(S. Spielberg)
(L. Visconti)
(M. Forman)
Les plus indispensables à la compréhension des exemples développés dans ce livre sont marqués
d'un astérisque (*)

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