Art Gallery of Hamilton
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Art Gallery of Hamilton
À la recherche de la lumière. L’œuvre peint de William Blair Bruce (1859–1906) Commissaire Tobi Bruce Avec la collaboration de Michelle Facos Ross Fox Arlene Gehmacher William H. Gerdts Richard W. Hill père Anne Koval Musée des beaux-arts de Hamilton Table des matières 6 Message du commanditaire Fondation A. K. Prakash 8Avant-propos Louise Dompierre 10 Préface Tobi Bruce 12 Remerciements Tobi Bruce 14 William Blair Bruce: une vue d'ensemble Tobi Bruce 36 Dans le sillage de Jules Bastien-Lepage et du naturalisme : William Blair Bruce à Barbizon, 1882–1885 Ross Fox 50 « La plus belle des campagnes que j’ai jamais visitées » : William Blair Bruce à Giverny William H. Gerdts 68 Grez-sur-Loing : une vie tranquille Anne Koval 82 « Ma reine de la sculpture » : Caroline Benedicks en tant que sujet de Bruce Arlene Gehmacher 94 Red Cloud, le Peau-Rouge : Réflexions sur la rencontre de William Blair Bruce avec l’indigène Richard W. Hill père 104 Bruce et la mer Baltique Michelle Facos 112 Collaborateurs 114 Partenaires Message du commanditaire William Blair Bruce est un des pionniers de l’art canadien, le premier artiste de ce pays à peindre dans le style impressionniste. Bien qu’il soit né et ait grandi à Hamilton, il a étudié en France durant plusieurs années et, après son mariage, s’est installé à demeure en Suède. Son parcours a fait de lui un artiste cosmopolite de haut calibre. La Fondation A. K. Prakash est heureuse d’être le commanditaire de cette rétrospective de l’œuvre de William Blair Bruce présentée par le Musée des beaux-arts de Hamilton. La mission de notre fondation est double : promouvoir l’étude, l’appréciation et la compréhension de l’art historique canadien, comme nous le faisons au moyen de cette exposition et du catalogue qui l’accompagne; et répondre aux besoins de soins de santé des pays en développement à l’aide de l’expertise canadienne, notamment en créant des bourses de recherche en chirurgie internationale à l’Université de Toronto. Nous félicitons le Musée des beaux-arts de Hamilton d’avoir organisé cette exposition. Les tableaux de Bruce sont à la fois fascinants et puissants. Nous espérons que les images contenues dans ce catalogue sauront compléter l’expérience proposée par le musée et inspirer les lecteurs une fois l’exposition terminée. Bruce mérite une nouvelle lecture de ses œuvres, et nous sommes ravis de faire partie de cette initiative qui donne aux Canadiens l’occasion de le découvrir ou de le redécouvrir. Fondation A. K. Prakash 6 7 Avant-propos Cette rétrospective majeure est bien plus qu’une intéres- Nous sommes aussi obligés envers la Mr. sante étude en profondeur de l’œuvre de William Blair and Mrs. Raymond J. Horowitz Foundation for the Bruce. C’est l’histoire d’un jeune homme ambitieux de Arts, la Fondation Barbro Osher Pro Suecia, PACART, Hamilton qui est allé en France dans le but de se faire et Friends of Canadian Art, qui ont apporté un soutien un nom parmi les plus grands artistes de son époque. particulier à cette exposition et à cette publication. C’est l’histoire d’un homme qui a trouvé un amour Nous désirons également remercier la ville de Hamilton, impérissable là-bas, dans la capitale artistique mondi- le Conseil des arts de l’Ontario et le Conseil des arts ale de l’époque, et dont le travail, après sa mort pré- du Canada pour leur appui soutenu de nos activités. En maturée en 1906, a donné naissance à l’un des plus terminant, nous remercions les nombreux prêteurs pu- grands musées d’art au Canada. blics et privés qui ont accepté de se séparer de leurs ta- Si l’on rêvait de fonder un musée d’art public à Hamilton depuis des années, c’est grâce au don de vingt-neuf toiles de William Blair Bruce que le rêve est bleaux afin que nous puissions rassembler un nombre d’œuvres aussi impressionnant. Nous sommes très fiers de vous présenter cette enfin devenu réalité. Aujourd’hui, notre grande collec- exposition et nous espérons que vous en profiterez autant tion de plus de 10 000 œuvres dépend encore largement que nous avons nous-mêmes profité de chaque étape de de généreux dons de cette nature. son élaboration. Nous sommes immensément fiers de pouvoir partager ce projet d’envergure avec le public canadien à Louise Dompierre l’occasion du centième anniversaire du musée. La re- Présidente et directrice générale cherche méticuleuse qui a servi à sa préparation, la sélection minutieuse des pièces les plus fortes et les plus révélatrices de Bruce, dont un grand nombre n’ont jamais encore été présentées au Canada, leur mise en espace soignée dans notre enceinte, ainsi que le dévouement et l’engagement avec lequel notre conservatrice principale, Tobi Bruce, a accompli toutes ces tâches font en sorte que cette rétrospective laissera sa marque dans le domaine de l’histoire de l’art au Canada et à l’étranger. Le Musée des beaux-arts de Hamilton se fait un point d’honneur d’entretenir la nécessité d’examiner en profondeur certains aspects de notre histoire de l’art et leurs interconnexions avec le monde entier. Ce projet nous a d’ailleurs rapprochés de nos collègues en Suède, où Bruce a passé de nombreuses années et où sont conservées et appréciées plusieurs de ses meilleures œuvres. Un projet d’une telle envergure ne peut être réalisé sans un généreux appui financier. Nous sommes éminemment reconnaissants au ministère du Patrimoine canadien d’avoir compris l’importance de cette exposition et de l’avoir financée en conséquence. Le soutien financier de la Fondation A. K. Prakash est tout aussi inestimable, de même que son engagement envers la publication. Cet organisme s’est joint à nous rapidement et généreusement dans cette aventure ambitieuse, et nous lui en sommes éternellement redevables. 8 9 Préface Le mardi 30 juin 1914, le Musée des beaux-arts de Ham- H. Gerdts, Anne Koval et Michelle Facos à contribuer dernier y vivait, ce qui lui a permis de traiter d’aspects ilton a ouvert ses portes en grande pompe, avec faste et de leurs idées et perspectives à la présente étude. Tour à de la colonie demeurés inédits jusqu’à maintenant. De de grandes attentes : l’artiste en vedette était William tour, leurs essais considèrent Bruce en fonction des la même manière, une lecture attentive de la correspon- Blair Bruce (1859-1906). Natif de la ville de Hamilton, lieux qui ont façonné son développement en tant qu’ar- dance entre Bruce et Benedicks a permis à Arlene Geh- Bruce est mort prématurément à Stockholm à l’âge de tiste et qui l’ont plongé dans différents milieux artis- macher de mieux saisir la complexité de leur relation et 47 ans. Sa veuve, l’artiste suédoise Caroline Benedicks tiques internationaux. Pour étoffer notre portrait du de jeter un autre éclairage sur les portraits que Bruce a (1856-1935), son père, William Bruce (1833-1927), et sa peintre (le jeu de mots est voulu), Arlene Gehmacher et peint de son épouse. sœur, Bell Bruce-Walkden (1868-1958), ont offert Richard W. Hill père se sont chacun penchés sur des ensemble à la ville de Hamilton une collection impor- groupes d’œuvres plus restreints, mais non moins signi- fonde sur le travail précurseur et fondamental de Joan tante de toiles de Bruce à la condition qu’un musée ficatifs : les portraits que Bruce a faits de sa femme, Ca- Murray et d’Arlene Gehmacher au sujet de l’artiste, elle d’art y fût établi. C’est ainsi que le Musée des beaux-arts roline Benedicks, et des chefs des Six Nations, respecti- représente la prochaine étape de la reconstitution du de Hamilton a vu le jour. Pour marquer notre cente- vement. J’ai pour ma part tenté d’effectuer un tour parcours de Bruce ainsi qu’une occasion importante de naire, nous rendons hommage à ce don fondateur et à d’horizon de la pratique de Bruce en rattachant les di- faire connaître cet important peintre canadien à une cet important peintre canadien en présentant une rétro- vers éléments géographiques et picturaux de sa vie nouvelle génération d’amateurs d’art. Bien que l’histoire spective majeure de son œuvre et en publiant l’ouvrage mouvementée et de sa carrière éclectique de peintre de Bruce émane de Hamilton, la façon dont elle se dé- que vous avez entre les mains. afin de brosser une forme de « vue d’ensemble », d’où le veloppe façonne en partie l’histoire de l’art canadien titre de mon essai. dans une perspective régionale, nationale et internatio- L’exposition et le livre ont pour but d’étudier Bruce dans différents contextes géographiques et artis- Compte tenu de la nature des différents essais, Dans la mesure où la présente publication se nale. C’est pourquoi notre musée est fier de ramener tiques, afin d’accroître notre compréhension du peintre, certains chevauchements étaient inévitables, car cha- William Blair Bruce à Hamilton et au Canada cent ans de sa vie et de son époque. Faisant partie de la première cun d’entre eux a été conçu de manière autonome, en plus tard. vague de peintres canadiens à traverser l’Atlantique en tant qu’étude approfondie distincte. De la même ma- quête d’une formation artistique et de reconnaissance, nière, ce qui est intéressant, divers auteurs, dont moi- Tobi Bruce Bruce s’est embarqué pour la France à l’été de 1881 et ne même, ont employé des citations similaires pour déve- Conservatrice principale l’a jamais regretté. Notre travail retrace l’histoire du lopper leurs thèses, ce qui sert à mon avis à relier les peintre, depuis sa jeunesse à Hamilton, puis à Paris, différentes analyses, fût-ce par ces points de vue singu- dans les colonies d’artistes en France comme Barbizon, liers. J’espère que, dans leur ensemble, ces essais offrent Giverny et Grez-sur-Loing (ci-après Grez), et finalement un éventail approprié de sujets et de perspectives per- en Suède, où lui et Benedicks se sont installés sur l’île mettant de contempler adéquatement notre peintre. de Gotland, au milieu de la mer Baltique. Le couple s’y Je m’en voudrais de ne pas souligner à quel est bâti une maison magnifique qui abrite aujourd’hui point la présente exposition et la publication qui l’ac- la plus importante collection d’œuvres de ces deux ar- compagne ont profité de l’accès illimité que l’on nous a tistes et qui est gérée par la Fondation Brucebo. accordé au trésor de matériel d’archives conservé par L’histoire riche et complexe de Bruce se lit les gens de la Fondation Brucebo à Gotland. La généro- comme un roman captivant. Le présent volume est sité avec laquelle ils ont ouvert leur porte et leurs boîtes conçu pour fournir un survol de son héritage artistique d’archives à ce projet nous a permis de brosser un por- tout en proposant des analyses plus approfondies sur trait nettement plus complet de Bruce, de Benedicks, de des périodes ou des thèmes spécifiques de sa pratique. leurs pratiques respectives et de leur vie commune. À Pour mener à bien cet imposant défi et, ce qui tout aus- divers degrés, nos auteurs ont tous puisé à même cette si important, y inclure des voix et des perspectives source substantielle pour approfondir leur analyse et autres que les miennes, j’ai fait appel à des collègues pour étayer de nouvelles perspectives. Par exemple, Wil- dont le champ d’expertise et les connaissances m’appa- liam H. Gerdts, qui étudie depuis longtemps la pre- raissaient essentiels à l’obtention de résultats significa- mière colonie d’artistes à s’être installés à Giverny à tifs. Pour traiter des séjours de Bruce à Barbizon, à Gi- l’été de 1887, a passé au peigne fin la correspondance verny, à Grez et à Gotland, j’ai invité Ross Fox, William écrite entre Benedicks et Bruce, au moment où ce 10 11 Remerciements Adresser ses remerciements au terme d’un projet d’ex- Youngstown; Thomas P. Campbell, Elaine Bradson, titre de collaboratrice la plus intrépide pour m’avoir re- facilitant mes voyages de recherche à Stockholm. J’ai position de longue haleine est un processus empreint Caitlin Corrigan, Peter M. Kenny, Bryanna O’Mara et jointe en France ainsi qu’en Suède afin d’effectuer des énormément apprécié notre collaboration et je la remer- de satisfaction et d’humilité, car il nous rappelle tout le H. Barbara Weinberg du Metropolitan Museum of recherches approfondies à Brucebo au printemps 2013. cie d’avoir joué un rôle de premier plan dans ce projet. soutien et la bonne volonté nécessaires pour mener à Art de New York; Carl-Johan Olsson, Sara Bernesjö et Je ne saurais trop insister sur son apport et sa générosi- Depuis le tout début, Louise Dompierre, notre bien des entreprises d’une telle envergure. Audrey Lebioda du Nationalmuseum à Stockholm. té d’esprit. Elle a été une interlocutrice attentive et une présidente et directrice générale, défend ce projet avec Je tiens également à remercier les nombreux collection- source de conseils précieux tout au long de ce projet, et ardeur. Comme toujours, son soutien indéfectible et ses dants de William Blair Bruce, qui ont été extrêmement neurs privés, et ceux qui désirent garder l’anonymat, je l’en remercie de tout cœur. conseils ont été essentiels, et sa confiance, sincèrement prodigues de leur temps et de leur appui. Patricia Glo- qui ont accepté de se séparer de leurs œuvres aux fins ver Zakrzewski, qui vient récemment de célébrer son de cette exposition. En premier lieu, je tiens à remercier les descen- centième anniversaire, est depuis longtemps la ma- Ce projet a bénéficié en Suède d’un soutien es- Les auteurs invités ont tous accepté avec plaisir appréciée. Mes collègues à la conservation, Melissa de contribuer à cette publication, ce dont je leur suis Bennett et Benedict Leca, ont aussi été d’un grand sou- très reconnaissante. Chacun d’eux m’a appris quelque tien, et l’ensemble du personnel du Musée des beaux- triarche du clan Blair Bruce et la gardienne de la sentiel, pour lequel je dois d’abord remercier la Fonda- chose et cette publication bénéficie largement de leur arts de Hamilton a été à la hauteur de la situation. Je flamme familiale. C’est parce qu’elle croit à l’héritage de tion Brucebo, sans l’aide de laquelle l’exposition n’au- contribution. Je tiens à remercier sincèrement Joan remercie sincèrement Christine Braun, Greg Dawe, Bruce que de nombreuses œuvres importantes sont de- rait pas vu le jour. En tant que dépositaire principal des Padgett, réviseure, et Nathalie de Blois, traductrice, Paula Esteves Mauro et Lela Radisevic, mes partenaires meurées dans la famille. Je la remercie pour sa détermi- œuvres et des archives de Bruce, son appui était essen- d’avoir apporté leurs connaissances et leur bonne hu- indéfectibles et imperturbables dans cette aventure, qui nation et pour son engagement. Je tiens aussi à remer- tiel à notre initiative. Je remercie sincèrement le pré- meur à ce projet; et Lauren Wickware d’avoir conçu le ont contribué aux différents aspects déterminants de la cier tout spécialement Bill et Sarah VanderBurgh ainsi sident du conseil, le Dr Joakim Hansson, ainsi que ses catalogue avec tant de sensibilité. réalisation de cette exposition et de cette publication. que Janet Rush, qui ont été des intermédiaires avertis et membres, Hanne Ödin, Lars Andersson, Sven Landahl efficaces avec la famille élargie, et de très agréables et Liv Berntsson. Par l’entremise de la Fondation, Su- et contribué à ce projet de toutes sortes de manières, grande détermination ont permis de mener ce projet à collaborateurs. sanna Carlsten, Maria Lantto, et Mikael Karlsson Aili grandes ou petites, professionnelles ou personnelles, et terme. Je remercie également Steve Denyes, Vince ont également été d’une importance capitale, ces deux je remercie chacune d’entre elles : Lydelle Abbott, Kate- Franco et Janet Mowat, qui ont mis leurs compétences concours et la coopération généreuse de tous nos prê- derniers ayant généreusement servi d’hôtes durant rina Atanassova, Mario Béland, Britt Bengtsson, Alicia en matière de marketing et de communications au pro- teurs. Nos collègues du pays et de l’étranger ont été d’un deux séjours de recherche à Brucebo. Au cours de l’au- Boutilier, Ian Bruce, Tracy Bruce, Will Bruce, Malcolm fit de cette entreprise. secours indéfectible, et nous tenons à remercier : Brian tomne 2013, nous avons eu la chance de pouvoir comp- Burrows, Larissa Ciupka, Patrick Côté, Bob Daniels, Meehan, Janette Cousins Ewan, Cassandra Getty et ter sur Johanna Karlsson, une étudiante de l’Université Luke Dawe, Kirk Delman, Sandra Dyck, Friends of Ca- tion A. K. Prakash, dont le soutien a permis à cette ex- Melanie Townsend du Museum London; Matthew Tei- d’Uppsala – Campus de Gotland, qui effectuait un stage nadian Art, John Geoghegan, Bertram Glover, Greg position et à la publication qui l’accompagne de croître telbaum, Alison Beckett, Felicia Cukier, Gregory Hume- au Musée des beaux-arts de Hamilton. Sa contribution Glover, Patricia Glover, Rodger Glover, Ihor Holubizky, en envergure et en ambition. Nous sommes extrême- niuk, Andrew Hunter, Larry Pfaff et Georgiana Uhlyarik à plusieurs aspects de l’exposition, notamment la tra- Grace et Rodger Inglis, Andrea Jackman, Dawn Johns- ment reconnaissants à cette fondation de son appui vi- du Musée des beaux-arts de l’Ontario; Gabrielle Peacock, duction des almanachs de Caroline Benedicks, a fait ton, Uno Langmann, Jeanette Langmann, Elizabeth tal à l’art historique canadien, car il permet de présen- Barb Duff, Linda Jansma et Sonya Jones de The Robert d’elle une partie intégrante de l’équipe responsable de Le, Catrin Lundeberg, David Lunderquist, Jan ter au public des expositions et des publications telles McLaughlin Gallery; Marc Mayer, Emily Antler, Cyn- l’exposition. Lundgren, Jackie Maman, Anders Martin-Löf, Robert que celles-ci. L’exposition n’aurait pu voir le jour sans le die Campbell, Charles C. Hill, Sharon Odell, Kristin La générosité de plusieurs collègues a considé- De nombreuses autres personnes ont collaboré Leur professionnalisme, leur engagement et leur Mes derniers remerciements vont à la Fonda- McNair, Kay Menick, Barbara Mitchell, Claes Moser, Rothschild, Jacqueline Warren et Karen Wyatt du Musée rablement enrichi un voyage de recherche en France. Je Joan Murray, Tomeka Myers, Tara Ng, Eva Nygårds, Tobi Bruce des beaux-arts du Canada; Gemey Kelly, Roxie Ibbitson, suis particulièrement reconnaissante à Katherine Bour- Carolina Palmstierna, David Passmore, Carol Poded- Conservatrice principale Lucy MacDonald et Jane Tisdale de l’Owens Art Gallery; guignon, conservatrice adjointe de la Terra Foundation worny, Ash Prakash, Alice Purkiss, Ulla Wikander Reil- le Hamilton Club; Karen Milligan-Thurston, Margaret for American Art, qui a servi d’hôte et de guide à Giver- ly, Caroline Ribers, Beverly et Fred Schaeffer, Karin Si- Houghton et Jennifer McFadden du Local History and ny, donnant sans compter de son temps et de son sa- dén, Michael Slade, Devon Smither, Patrik Steorn, Archives de la Hamilton Public Library; Elizabeth Glass- voir; et à Claire Leray, Jean-Paul Battin, Sophie Bastis, Jenny Stretton, Michael et Renae Tims, Ana Ugarte, man, Katherine Bourguignon, Peter John Brownlee, Ian Fuller ainsi que Jean et Maria Levot, qui ont tous Eric Usher, Chris Varley, Cathleen Walther, Michael Catherine Ricciardelli et Alissa Schapiro de la Terra facilité notre séjour à Grez-sur-Loing (ci-après Grez) et à Weinberg, Cecilia Wramsten, Greg Young, Julia Young Foundation for American Art à Chicago; Amy Nelson Barbizon grâce à leur impressionnante connaissance et Robin Young. Je tiens ici à souligner la contribution Young et Barbara Lovejoy du Art Museum at the Uni- du village, de son histoire et de ses habitants. Je remer- d’Ingrid Iremark, ancienne ambassadrice de la Suède versity of Kentucky; Louis A. Zona, Rebecca Davis et cie Anne Koval de m’avoir mis en contact avec ces au Canada, qui a soutenu avec enthousiasme et Pat McCormick du Butler Institute of American Art à bonnes gens de Grez et d’avoir fait partie de notre constance les phases préparatoires de l’exposition, en voyage de recherche. Arlene Gehmacher remporte le faisant d’importantes présentations en Suède et en 12 13 Barbizon William Blair Bruce : une vue d’ensemble Tobi Bruce 14 détail, cat. 4 Bataille sur la plage 15 Vue d’ensemble Parmi les vastes archives entourant la vie et l’œuvre se trouve à l’extrémité ouest du lac Ontario et occupe à l’époque, notamment Henry Nesbitt McEvoy (cat. 8 revienne à Hamilton, mais cette fois, ce n’était plus le du peintre natif de Hamilton William Blair Bruce se les plaines alluviales qui s’étendent entre la baie et l’es- et 9) et Alexander Loemans9 (cat. 7), témoignant ainsi même homme. Cette seconde visite, au cours de l’été et trouve un petit calepin noir dont les pages sont remplies carpement du Niagara et forment le pourtour du bassin de l’influence potentielle de ces deux artistes plus éta- du début de l’automne 1895, en compagnie de sa d’observations sur sa vie, ses voyages, sa peinture et ses du lac. Son environnement géographique unique offrait blis sur le jeune peintre. Ces illustrations de chutes femme, l’artiste suédoise Caroline Benedicks, fut en expositions. Ce calepin appartenait à la petite-cousine à ses résidents et à ses visiteurs les paysages les plus pit- abordent sans détour la topographie unique de Hamil- quelque sorte un retour triomphal12. Il fit l’objet d’un ar- de l’artiste, Belle Blair Barron, et les notes qu’il contient toresques du sud-ouest de l’Ontario, une particularité ton, laquelle se caractérisait par son escarpement élevé. ticle publié dans l’édition du samedi de The Hamilton ont été rédigées après sa mort, sans doute dans l’idée qui n’échappa point au jeune Bruce. de coucher par écrit les événements de sa vie et de sa car- William Blair Bruce est né le 8 octobre 1859 à rière de peintre en vue de recherches et d’études futures. Sur la toute première page, on peut lire : « À [l’âge de] À la fin du xixe siècle, la « montagne » – ainsi Herald au mois d’octobre cette année-là. Tout en rela- qu’on appelait communément l’escarpement à l’époque, tant les réalisations de Bruce à l’étranger et en saluant Hamilton, le second fils de William Bruce et de Janet et d’ailleurs encore de nos jours – était en fait la cam- son succès grandissant, en dernière phrase, l’article ra- Blair3. Son unique sœur, Bell (parfois appelée Bella ou pagne. Située à quelque deux kilomètres du centre-ville, mène le lecteur à Hamilton : « M. Bruce est épris de six ans, Blair Bruce s’est rendu [au] sommet de la mon- Buster), née en 1868, vient compléter le noyau familial4. elle était accessible par une poignée de routes et d’esca- cette ville et il considère que son paysage environnant tagne pour peindre [le] coucher du soleil¹. » Qu’il s’agisse Le frère de Bruce, Magnus, un pharmacien de quatre liers qui facilitaient les allées et venues (fig. 1.3). Wil- est un vrai paradis pour les artistes et les sculpteurs13. » d’un fait réel ou d’une légende familiale, il est intéres- ans son aîné, mourut tragiquement de la tuberculose en liam père et fils effectuaient tous les deux l’aller-retour Alors marié et installé dans une vie faite d’art et de sant de souligner l’importance accordée à cette remarque. 1878, à l’âge de vingt-deux ans. La seule image existante sur une base quotidienne. Bruce père avait un cabinet voyages, Bruce fut accueilli au pays comme un peintre Dès son plus jeune âge, Bruce cherchait à saisir quelque de la famille entière consiste en un portrait de famille de brevets au centre-ville en face du parc Gore, au 14 ½, continental chevronné, un artiste représenté régulière- chose du monde naturel et des phénomènes atmo- officiel datant de 1876, peu avant le décès du fils aîné rue King Est, tandis que Bruce fils fréquentait la Cen- ment aux Salons de Paris14, faisant ainsi honneur au sphériques qui l’entouraient. Ce contact avec la nature, (fig. 1.1) . La première maison familiale des Bruce était tral School, qui se trouvait non loin de là. Ces montées Canada et, par ricochet, à Hamilton. Artistiquement dans ses manifestations les plus grandioses comme située au centre-ville de Hamilton, à l’angle nord-est et descentes quotidiennes de l’escarpement ont sans parlant, William Blair Bruce avait réussi15. les plus humbles, jouera un rôle de premier plan tout au des rues John et Young, dans l’actuel quartier Cork- doute eu une influence sur la notion d’échelle du jeune long de sa carrière de peintre, et ce, quels que soient les town6. Les Bruce, qui louaient la propriété à un entre- garçon et sur son rapport à l’espace. Bien qu’Elmwood endroits où l’ont mené ses études et ses passions. Bien preneur en bâtiment nommé Thomas Collingwood, y se trouvait à bonne distance du sommet de la mon- que son ambition et sa confiance en son potentiel artis- restèrent jusqu’à leur déménagement sur le sommet de tagne, les déplacements réguliers de Bruce entre celle-ci Il y a quinze ans, ce jeune homme, encore adoles- tique aient facilité son accès aux ateliers et aux Salons l’escarpement, en 18697. C’est sur ce terrain que la fa- et la ville lui permettaient de jouir, au nord, d’une vue cent, mais porté par l’ambition de briller dans la pro- de Paris, c’est la peinture en plein air – aux champs ou mille construisit Elmwood, ainsi nommée en raison des panoramique sur la ville et la baie de Hamilton, sur les fession de son choix, quitta son pays natal, les pay- en forêt, au bord de la mer ou à flanc de falaise – qui ormes immenses qui délimitaient la propriété (fig. 1.2). terres, l’eau, le ciel et l’horizon infini (fig. 1.4). Cette vue sages fascinants de son enfance et tout ce qui lui définit la pratique de Bruce. Cette communion avec la Bien que Bruce y vécut à peine plus d’une dizaine d’an- lointaine et ces espaces étendus constituaient le pano- était cher pour étudier l’art à Paris, haut lieu pour nature, ce désir de transcrire et de traduire le monde nées, la maison et le domaine d’Elmwood deviendront rama auquel Bruce avait accès pratiquement au quoti- les peintres de talent et les grands sculpteurs de ce qui l’entoure, bien que limitée par les pressions et les pour lui la manifestation physique, émotionnelle et spi- dien. Et c’est d’ailleurs à ce genre de perspectives qu’il monde. Son unique ambition était d’être un artiste16. attentes du monde de l’art français, est au cœur même rituelle du chez-soi, tandis que Hamilton, dans une pers- reviendra dans les dernières années de sa vie, bien que de sa pratique picturale et est à l’origine d’un grand pective plus large, était sa patrie sur les plans à la fois de l’autre côté de l’océan, après s’être établi sur une île L’année 1881 constitue un tournant pour le jeune pein- nombre de ses toiles les plus réussies. géographique et métaphorique. entourée d’un horizon continu et sans fin au milieu de tre de Hamilton. Cette année-là, il présente pour la la mer Baltique. première fois ses œuvres à Toronto à l’occasion de l’Ex- La terre natale 5 Il subsiste très peu de tableaux de Bruce antérieurs à son départ pour la France , mais il y a parmi 8 Bruce n’est retourné en terre natale que deux À Paris position industrielle de Toronto et de l’exposition de ces derniers deux remarquables représentations de fois après son départ initial pour Paris en 1881, à l’âge l’Ontario Society of Artists17, marquant ainsi ses débuts Avec sa situation géographique unique et son cadre chutes (cat. 2 et 3). Ces deux œuvres sont très éclai- de vingt et un ans. Sa première visite eut lieu à la fin devant un public autre que celui de Hamilton. Mais naturel extraordinaire – et en tant que lieu où Bruce rantes pour comprendre ce dont Bruce était capable de 1885 et dura environ un an10. Le jeune artiste avait plus important encore, il s’agit de l’année de son départ a fait ses premiers apprentissages –, la ville de Hamil- en matière de rendu de la perspective, des formes et de passé quatre années consécutives en France à étudier, pour Paris, centre artistique du monde occidental et ton a joué un rôle essentiel dans sa relation soutenue la lumière avant sa formation européenne. Dans ces à peindre et à exposer. Les pressions occasionnées par destination incontournable pour tout artiste qui a de avec la nature. Selon tous les témoignages, le jeune compositions, il utilise une palette très restreinte – et cette vie, quoiqu’extrêmement gratifiante et hautement l’ambition18. Bruce partit en mai 1881, accompagné de garçon « a toujours été un élève de la nature2 ». Le Ham- sombre – pour créer les formes et le modelé. À ce titre, productive, l’avaient éprouvé; et Bruce revint au pays son professeur de peinture Henry Martin, et débarqua ilton que connut Bruce dans sa jeunesse semble effec- ces œuvres sont très caractéristiques des tableaux ama- pour y visiter sa famille, reprendre des forces et re- à Liverpool avant de poursuivre sa route vers Paris19. tivement avoir été un paradis pour le jeune peintre teurs de la fin du xix siècle au Canada. Sur les plans mettre les choses en perspective avant de retourner Les deux Canadiens passèrent leurs premiers jours à paysagiste en herbe. Sise à la limite sud de la baie de de la forme et du contenu, elles évoquent également les dans la fosse aux lions qu’était le monde de l’art fran- l’étranger à visiter les musées et les galeries de la région. Hamilton (anciennement la baie de Burlington), la ville compositions d’autres artistes travaillant à Hamilton çais11. Huit ans et demi s’écoulèrent avant qu’il ne Dans sa toute première lettre adressée aux siens, écrite 16 Tobi Bruce e 17 Vue d’ensemble le 10 juillet à Paris, le jeune peintre, un peu trop sûr de suffisamment à voir pour l’amener à chercher da- compréhension de l’univers et de la place qu’il y occupe. concurrence, vraisemblablement dans le but de les lui, ne mâchait pas ses mots. Tout en reconnaissant que vantage. Pour ce faire, il faut connaître son sujet Sa conception de l’univers englobait tout : l’homme et pousser à développer leurs talents de peintre, de même Turner « était capable de peindre », il se disait néan- parfaitement et, par-dessus tout, aimer l’émotion la nature, la matière et l’esprit, de même que les expres- qu’à renforcer leur détermination et leur caractère en moins « déçu » par l’exposition annuelle de l’Académie qu’il exprime . sions du divin. Il soutenait que la nature permettait de tant qu’artistes. Bruce, pour sa part, déclara simple- 22 saisir l’ordre divin de l’univers. Selon Emerson, la rela- ment : « J’ai intérêt à donner le meilleur de moi-même, déjà une idée de son attitude générale à l’égard de sa Ce passage confirme sans l’ombre d’un doute l’opinion tion entre l’art et la nature était symbiotique et relation- croyez-moi27. » Il ne fait aucun doute que Bruce fit des pratique : « Après avoir fait le tour de l’Académie royale, (certes grandiose) que Bruce avait de son potentiel artis- nelle : « Le poète, le peintre, le sculpteur […] s’efforcent progrès considérables au cours des mois qu’il fréquenta j’ai compris que j’étais un peintre, non pas des choses, tique. Mais ce qui est intéressant du point de vue de sa chacun de concentrer ce rayonnement du monde en un l’Académie Julian. Il suffit de considérer le chemin mais de la sensation des choses, du spirituel plus que peinture, c’est la certitude et la conviction avec lesquelles point unique, et […] à satisfaire cet amour de la beauté parcouru entre ses œuvres réalisées à Hamilton et les du matériel, de la poésie plutôt que de la prose [c’est moi il identifie les principes de base de sa propre entreprise qui le pousse à créer. Ainsi l’art n’est-il rien d’autre que toiles de 1882 qui nous sont parvenues pour constater qui souligne]21. » artistique. Arrivé sur le continent depuis quelques la nature distillée dans l’alambic de l’homme. Ainsi, les bienfaits de ces premiers cours d’art professionnels. semaines à peine, Bruce prend connaissance de chefs- dans l’art, la nature est au travail à travers la volonté Mais les restrictions imposées par le programme de d’œuvres de toutes les époques et de tous les pays et, de l’homme empli de la beauté de ses œuvres les plus l’école ne convenaient pas au jeune peintre qui était si rapidement – de manière instinctive –, il identifie les hautes23. » Il demande, en fait, que les créations éma- impatient de peindre en extérieur. Il n’est donc pas J’ai un aveu à faire. Ce que je vais dire est non pas éléments à la fois picturaux et ineffables qu’il souhaite nant de la communion de l’artiste avec la nature « nous étonnant qu’en janvier 1882 Bruce s’installe à Barbizon, de la vantardise, mais la conclusion à laquelle j’en exploiter dans son propre processus. Ceux-ci s’expri- en [donnent] seulement l’esprit et la splendeur24 ». C’est un village situé au sud-ouest de Paris, où se trouvait suis arrivé après avoir minutieusement étudié des ment sous la forme d’une aversion pour les détails et la précisément ce à quoi aspirait Bruce, car, après tout, une colonie d’artistes qui s’adonnaient à la peinture en peintres paysagistes anciens et modernes de précision au profit d’une recherche visant à saisir l’es- c’était un peintre paysagiste, totalement passionné par plein air28. presque tous les pays… Salvator Rosa, Claude Lor- sence même des sujets, quelque chose de leur substance l’immensité complexe de la nature, un interprète sen- rain, Nicholas [sic] et Gaspar Poussin, Turner, et de leur esprit. Sa quête est aussi spirituelle qu’artis- sible et dévoué des manifestations délicates et subtiles va les différents ingrédients dont il avait besoin pour Zeim [sic], Diaz, Rousseau, Troyon, Corot, Constable, tique et semble atteindre son but dans ces moments de de la nature. réellement commencer à développer sa démarche. Le Cox, ainsi qu’une multitude de membres de l’Aca- communion prolongée avec la nature, dans des œuvres démie royale et de peintres américains participant réalisées en plein air où l’exploration de la lumière, au Salon français, etc. J’ai souligné les poètes. La de la couleur et des valeurs – en fait l’immersion totale conclusion à laquelle j’en suis venu (ne riez pas, je dans l’atmosphère d’un lieu – conditionne et définit Bien que, comme la plupart des jeunes artistes anglo- et très productive qui le mènera dans les champs pour suis sérieux) est la suivante : dans un an, à cette son procédé pictural. phones de l’époque, Bruce s’inscrivit à l’Académie capter des vues des environs de Barbizon et de la forêt Julian à son arrivée à Paris, son passage relativement de Fontainebleau à toutes les heures du jour et sous bleaux contiendront plus de poésie dans un pouce être examinée dans le contexte plus large du mouve- bref à cette école laisse supposer un désir, voire un tous les éclairages imaginables, fut déterminant pour carré que ceux des autres peintres dans un pied ment romantique de la fin du xix siècle, et en particu- besoin, de s’implanter dans un endroit mieux adapté à l’élaboration de son style pictural. C’est d’ailleurs du- carré. [...] Une fois l’année terminée, je lancerai un lier de la philosophie de Ralph Waldo Emerson, poète ses besoins spécifiques en matière de peinture25. rant cette période que Bruce commence à s’épanouir défi aux artistes paysagistes du monde entier. J’ai et essayiste américain qui publiait, en 1836, son essai L’Académie Julian, tout comme les autres ateliers pleinement sur le plan artistique. Quelques mois après déjà le sentiment d’avoir des ailes en étant à Paris fondateur La nature. Le romantisme se caractérisait no- privés, était le lieu de formation de légions d’artistes en s’être installé à Barbizon, il écrivait aux siens au sujet de et à Londres, deux des plus grands centres artis- tamment par l’importance accordée à l’émotion, à la herbe durant les dernières décennies du xix siècle . Le cet endroit enchanteur : « C’est un véritable paradis au tiques dans le monde. Je m’attendais à être renver- spiritualité, à la subjectivité et à l’inspiration. Dans ses cursus classique dans les ateliers consistait en un pro- printemps aux abords de la forêt, et c’est un lieu idéal sé par la magnifique exposition de tableaux de notes détaillées, Bruce fait maintes fois référence à Em- cessus graduel, quoique quelque peu fastidieux, où pour peindre30. » paysages à propos de laquelle j’avais lu, mais les erson. Il transcrit d’ailleurs de longs passages des écrits l’élève devait maîtriser un ensemble d’exercices bien meilleurs peintres semblaient chercher à saisir du poète – notamment des extraits directement tirés de avant de pouvoir poser un pinceau sur une toile. À de peintres qui partageaient ses idées et avec lesquels il cette chose même dont j’estime avoir une connais- La nature – qui confirment son affinité avec les idées l’époque, les élèves devaient reproduire des gravures pouvait entretenir un dialogue artistique si essentiel à sance innée, à savoir, l’expression de grands senti- principales d’Emerson. La philosophie humaniste de puis dessiner d’après des plâtres antiques avant d’avoir sa pratique encore naissante. La colonie comptait des ments sans faire appel à plus de détails qu’il n’en faut. ce dernier plaçait l’individu au centre de l’univers. Em- accès à un modèle vivant. Ce n’est qu’après avoir atteint artistes professionnels chevronnés, notamment le Il ne s’agit pas d’un manque de détails causé par erson accordait une grande importance à la volonté hu- une maîtrise suffisante de la représentation de la figure peintre anglais Louis Welden Hawkins, auprès de qui un manque de connaissance, loin de là. Il s’agit maine et à l’expérience personnelle. Il avait la convic- humaine que les élèves étaient autorisés à peindre à Bruce allait chercher conseils et approbation. Fou de plutôt de s’en tenir à des détails suggérés, sans trop tion que chaque individu devait développer un rapport l’huile. Les ateliers érigeaient les élèves les uns contre joie lorsque sa première œuvre proposée au Salon des charger le regard, mais en lui donnant personnel avec la nature afin d’accéder à une meilleure les autres en faisant régner une atmosphère de artistes français en 1882 fut acceptée – le summum de la royale . Un passage déterminant de cette lettre donne 20 Quelques jours plus tard, il en vient à une conclusion et se lance un défi de taille : date (si la santé et l’argent le permettent), mes ta- 18 Tobi Bruce À cet égard, la pratique artistique de Bruce peut e C’est à Barbizon, et non à Paris, que Bruce trou- jeune artiste de Hamilton vécut à Barbizon de 1882 À la recherche de la poésie jusque vers la fin de 188529. Ce séjour de quatre ans, au cours duquel il s’imposa une routine de travail intense e 26 À Barbizon, Bruce découvrit une communauté 19 Vue d’ensemble reconnaissance pour tout artiste travaillant à Paris à et assuré, conférant ainsi un caractère vivant et un effet cette nature délicatement à demi dissimulée au artistique de Bruce, réduisit à néant tout espoir de part- cette époque –, Bruce était encouragé à poursuivre son d’immédiateté à de grandes parties de la composition. regard, on trouve plus de charme et de satisfaction ager les fruits de son labeur avec le public canadien. Cet cheminement artistique. Mais il était également très Bruce y exploite la couleur avec brio pour créer tant la que dans ce qui se montre sous une forme plus événement désastreux, combiné à la grande distance impressionnable et facilement influençable. La pré- lumière que les formes. Une gamme de bleus, de jaunes, vive et plus définie . qui le séparait sa nouvelle fiancée, plongea Bruce dans sence et l’ascendant de Hawkins en particulier, lui- de roses et de crèmes, remarquablement complexe pour même médaillé du Salon, fournit un cadre d’analyse in- une toile de cette dimension, constitue le fond sur le- Les heures du crépuscule attiraient Bruce précisément le pouvoir de dissiper. Sa correspondance régulière avec téressant pour aborder la production de Bruce à quel se déploie la scène et détermine la teneur générale parce qu’elles lui offraient le genre de poésie visuelle Benedicks durant cette période est un fascinant Barbizon. Hawkins apporta plusieurs conseils impor- de l’œuvre (fig. 1.5). C’est dans ces touches distinctes et qu’il cherchait à reproduire en peinture. Il rapporta mélange de détails du quotidien, de contemplations, de tants en matière de composition pour aider Bruce à ga- variées et dans l’évocation de la forme au moyen de la peindre ses nocturnes à la seule lueur de la lune, soulig- réflexions philosophiques et de témoignages de son pro- gner les faveurs du jury du Salon, et l’intégration de per- couleur que l’on décèle la poésie à laquelle Bruce faisait nant le caractère particulièrement « mystérieux » de fond désir de la retrouver41. sonnages n’était pas la moindre. Son insistance sur cet allusion à son arrivée à Paris. En revanche, la prose – es- leurs tonalités35. Le commentaire de Bruce à ce sujet est aspect, tout comme sa recommandation de réaliser des sentiellement la nécessité d’intégrer la vieille femme à intéressant. Les espaces temporels auxquels il revient familiarité et de l’inspiration que lui procurait sa région toiles de grand format, a eu des conséquences de taille des fins narratives et métaphoriques – détourne l’atten- constamment – les couchers de soleil, les crépuscules, natale : pour le jeune Canadien31. En mai 1883, après avoir été tion des qualités picturales de la composition et des ins- les clairs de lune – sont éphémères, fugaces et à durée refusé au Salon, Bruce écrivit : « J’ai le cafard. Je suis à tincts les plus sensibles de Bruce. Sa source de motiva- indéterminée. L’ambiguïté et l’obscurité qui les car- L’atmosphère, ici, a un quelque chose d’authen- la recherche de sujets à peindre pour l’année prochaine, tion et son défi artistique majeur au cours de ses années actérisent sont très évocatrices. La lumière se déplace et tique qui ne se trouve pas à Paris […] C’est sublime et je n’ai encore rien trouvé. Mes professeurs et mes à Barbizon réside d’ailleurs non pas dans l’élaboration se transforme tandis que la scène tout entière baigne au bord de mon lac en cette saison. L’endroit est amis souhaitent que je peigne de grands personnages. d’œuvres de grand format pour le Salon, mais plutôt dans une atmosphère surnaturelle. Ces heures sont plus impressionnant que l’océan, avec ses gros Ils disent que c’est triste que je passe tout mon temps à dans l’étude constante de la lumière et de la matière. énigmatiques et insondables, et c’est le moment où monticules de glace de trente à quarante pieds de Le flot régulier de lettres de Bruce aux siens Bruce se trouve dans son élément artistique et qu’il haut, ses immenses vagues qui se brisent sur eux s’avère le plus poétique. avec rage, son eau douce et ce froid si intense, une peindre des paysages alors que je pourrais combiner paysage et personnages, ce qui me permettrait de vrai- pendant cette période décrit la quête d’un jeune artiste ment mettre à profit ce que je sais faire. Et je commence à la recherche d’un langage pictural et d’une approche à penser qu’ils ont raison32. » correspondant à son tempérament et à ses préférences La première grande œuvre aux proportions am- 34 une sorte de léthargie que seule la peinture avait parfois « Au bord de mon lac » : le retour au pays artistiques. Ce qui ressort à la lecture de sa correspon- Au début, Bruce se délectait du sentiment de combinaison singulière d’éléments qui se produit uniquement sur les rives d’une mer d’eau douce [...] C’est merveilleux42. bitieuses de Bruce, Temps passé (cat. 17), présentée au dance – entre le moment de son arrivée à Barbizon et le Bruce était émotionnellement et financièrement à bout Salon de 1884, était le résultat de cette approche straté- milieu de l’année 1883 –, c’est sa fascination pour la re- de souffle lorsqu’il s’embarqua pour le Canada, le 22 L’attachement de Bruce à ce lieu est palpable lorsqu’il gique, mais elle rend peu compte des affinités naturelles présentation de scènes au clair de lune33. Ses allusions octobre 188536. Il partit peu après sa demande en parle de l’authenticité retrouvée sur les rives familières et profondes de la sensibilité artistique de Bruce. Afin fréquentes à ses recherches sur le thème sont impor- mariage à Benedicks, le 10 octobre à Paris. Bruce avait du lac Ontario. Un mois plus tard, il décrivait une sorte d’élaborer le meilleur sujet possible (et la meilleure tantes, car elles indiquent une tendance, tôt dans sa dé- rencontré l’artiste suédoise le 20 juin 1885, au village de d’extase devant cette nature : « Je me promène dans la échelle) pour que son tableau soit accepté au Salon, il a marche, pour un certain genre de sujets ou, plus préci- Grez-sur-Loing (ci-après Grez)37. Ils se fréquentèrent forêt vierge […] Je crie et je saute comme un fou pen- fallu que Bruce adapte et développe ses talents de sément, un certain genre de lumière. Dès les premiers très brièvement, et la demande de Bruce fut sans doute dant que la vie coule à flots dans mes veines. J’ai le sen- peintre, à un moment où ses préférences et son poten- temps à Barbizon, Bruce tente de rendre le déclin du précipitée par son départ imminent pour le Canada. timent d’être aussi intime avec la nature infinie que l’on tiel artistiques n’étaient toujours pas clairement établis. jour (cats. 12-15) avec persistance et sous un mode ex- Lors de son arrivée au pays au début du mois de novem- puisse l’être et j’éprouve une telle bonté à l’égard des Pour Temps passé, Bruce avait travaillé avec acharne- ploratoire. Quelques années plus tard, dans une lettre bre38, Bruce prévoyait rester à Hamilton quelques mois êtres humains que je serre littéralement les arbres dans ment pour parvenir à la bonne composition, le juste qu’il écrivit à Benedicks depuis Giverny après qu’elle lui pour voir sa famille et se ressourcer, mais également mes bras. Je lève les yeux au ciel et je pleure de joie43. » équilibre entre paysage et personnages. Si nous faisons eut envoyé une nocturne à l’aquarelle, il déclarait : pour organiser une exposition de ses œuvres afin de Le pouvoir de la nature à transformer, à inspirer et, en abstraction du personnage central de la vieille femme recueillir les fonds nécessaires en vue de retourner en fin de compte, à transporter Bruce rappelle, encore une au premier plan – plus précis et détaillé que tout autre C’est effectivement dans ce côté subtil de la nature France pour continuer à peindre, épouser Benedicks et fois, la philosophie d’Emerson. élément de la composition –, nous obtenons une repré- qu’il est le plus difficile de rendre la vérité de l’im- aller de l’avant. Mais les semaines se transformèrent en sentation picturale nuancée de l’espace, laquelle consti- pression – là où il semble y avoir le moins de tra- mois, et ce premier voyage au pays dura une année une petite série de dessins en plein air (cat. 23 et 24) re- tue assurément l’aspect le plus intéressant du tableau. vail (savoir-faire), mais où, en fait, il y en a beau- entière39. Il ne fait aucun doute que cette visite fut ten- présentant en détail et avec une profonde sensibilité des Tandis que l’avant-plan se révèle d’une grande préci- coup plus qu’il n’y paraît. Je suis heureux que vous due. Le naufrage du bateau à vapeur S.S. Brooklyn au fleurs et des feuilles. Mais ces dessins tiennent égale- sion, la partie centrale et l’arrière-plan se caractérisent soyez si sensible à cet aspect de la nature, voilée, large de l’île d’Anticosti au début de novembre 188540, ment lieu de notes personnelles saisies sur le terrain, pour ainsi dire, dans son atmosphère subtile. En lequel transportait pratiquement toute la production des tableaux visuels à partir desquels l’artiste tire des par une touche ample et libre. Le traitement est original 20 Tobi Bruce Pendant son séjour au Canada, Bruce réalise 21 Vue d’ensemble Giverny : la confiance s’installe peu à peu réflexions philosophiques et artistiques. À ce titre, ils dans lequel il déclare être « trop égocentrique pour me un lien entre celui-ci et ses observations. La distance – peuvent être compris comme des moments de commu- soucier [que mes œuvres plaisent] ou non aux autres », émotionnelle ou psychologique – entre l’artiste et ses su- nion de Bruce avec la nature environnante alors qu’il se suggère qu’il s’estimait en quelque sorte immunisé jets y est palpable, tout comme l’est la distance, sur le Le peintre américain et ami de longue date de Bruce, trouvait aux champs et en forêt : contre les influences extérieures et les commentaires plan esthétique, entre le peintre et la manière dont il Theodore Robinson52, se rendit avec lui en train à Bar- critiques. Bruce avait beau avoir la ferme conviction transpose la scène sur la toile. La rigidité et le manque bizon et tous deux s’installèrent à l’hôtel Siron le 8 jan- Je me demande pourquoi la nature pour laquelle que ce moment – cette intimité avec son précieux envi- de naturel de la composition dans son ensemble vier 188753. Bruce y passa la première moitié de l’année, j’éprouve tant d’admiration […] se prête si mal à la ronnement familier – lui permettait en quelque sorte donnent une fausse idée des progrès artistiques qu’il mais il était impatient; il avait hâte de retrouver Ben- représentation de l’esprit de la nature – la nature d’évoluer en marge des attentes et de l’approbation du avait réalisés à l’étranger. Mais cela n’exclut pas des edicks, de se marier, et que s’amorce enfin leur vie com- elle-même et les exemples venant des autres, mais monde artistique français, ses réalisations ultérieures zones exécutées avec habileté, comme l’éventail de la mune sous le signe de l’art et des voyages. Les lettres à principalement les siens propres, se mélangeant indiqueront tout le contraire. La dichotomie qui com- femme et les draperies de fin brocart à droite. J’aurais sa fiancée durant cette période témoignent de sa fébril- constamment dans le cerveau. Cet égotisme com- mence alors à se faire sentir entre ce qu’il considérait plutôt tendance à dire que le tableau reflète de façon as- ité, celui-ci éprouvant le besoin de s’installer, tant émo- mence à engendrer une certaine insatisfaction et être une capacité innée à « connaître son sujet parfaite- sez juste l’état d’esprit de Bruce. Il aurait sans doute pré- tionnellement et professionnellement, avant de pouvoir un certain mécontentement – l’envie se voit sup- ment et, par-dessus tout, [à] aimer l’émotion qu’il ex- féré disparaître lui-même derrière les draperies, pour entreprendre toute œuvre d’importance54. En février, la plantée par la suffisance. Le travail – une lutte prime » et la nécessité concomitante de satisfaire aux ainsi dire, quitter la scène côté jardin et rejoindre le situation restait inchangée, et Bruce mentionne que les entre soi et la nature44. exigences des Salons français constituera le principal monde extérieur. De fait, le traitement vif et dynamique « garçons » travaillaient à leur proposition pour le Salon, enjeu de sa carrière. de la vue derrière le rideau suggère le mouvement et la tandis qu’il continuait à se consacrer à de petites vie. Cette partie de la composition, où l’artiste se mani- pièces55. Bruce crée à cette époque une œuvre sur- Ces réflexions donnent un aperçu des efforts déployés 45 Autant Bruce s’était réjoui de cette première vi- par Bruce pour saisir la nature de l’intérieur afin d’en site à Hamilton au départ, autant il se sentait frustré à feste avec le plus de conviction, évoque certes davan- prenante (fig. 1.7), à la fois étonnamment monochrome traduire l’esprit sous une forme concrète et constituent mesure qu’elle s’étirait, et ce, en grande partie en raison tage l’approche investie que nous lui connaissons. Par et dont la touche libre crée un effet délavé. Il semble que une réitération des sentiments qu’il a exprimés à son du sentiment de n’avoir personne avec qui parler d’art, contre, Bruce se fait nettement plus présent dans deux le fait de s’adonner de manière assidue à des œuvres de arrivée à Paris. Tout en cherchant à réconcilier son être ce à quoi s’ajoutait le fait d’être entouré de trop de gens esquisses qu’il réalise à Hamilton, Clair de lune au Cana- plus petit format lui offrait une liberté picturale propice (en tant qu’humain), la nature et son art, Bruce se dont l’intérêt portait sur des questions commerciales46. da (fig. 1.6) et Lac Ontario (cat. 22), où, de nouveau à la à une approche expérimentale de la forme et de la démène pour approfondir sa technique. Au bas d’un Il trouvait réconfort et consolation dans ses excursions poursuite des heures sombres de la nuit, il se laisse ins- lumière. En mars, cependant, son anxiété à l’idée de ne dessin représentant un feuillage (cat. 23), il écrit : « Le de peinture en solitaire. En mai 1886, il écrivit à Bene- pirer par le jeu de la lumière. pas avoir de plan précis pour retrouver Benedicks dans besoin de cohérence provoqué par l’amour de la nature dicks : « Je deviens tellement désespéré. Je n’arrive pas est contrecarré par le désir d’exceller et de faire ce qui à peindre et je ne suis bon à rien. Puis je me ressaisis. Je gnée de son frère Gustaf, au début de novembre 1886, « L’idée de rester à Barbizon encore longtemps me me plaît; trop égocentrique pour me soucier que cela fais fi du monde entier, je sors une grande toile et j’en- contribua grandement à apaiser le sentiment d’isole- déplaît [...] Quand avez-vous l’intention d’arranger un plaise ou non aux autres. Moi + la nature, l’humanité. » terre mes soucis. Dans le calme de la nature, j’éprouve ment de Bruce et précipita son retour en Europe50. Il petit quelque chose quelque part où nous pourrons Le sentiment exprimé dans ces écrits de 1886 L’arrivée de Benedicks à Hamilton, accompa- un avenir proche transparaît dans sa correspondance : un enthousiasme sincère et, pour un temps, mon bon- quitta Hamilton à la fin du mois, après y avoir passé vivre en paix et poursuivre sérieusement notre travail ? fournit un cadre utile pour comprendre l’évolution de heur est réellement enviable47. » Bruce souhaitait ar- près d’un an jour pour jour. Impatient de retourner dans Là où je suis, je ne peux travailler comme je le voudrais. l’ensemble de la démarche artistique de Bruce tout au demment peindre en extérieur, mais le fait d’être sous le un milieu actif sur le plan artistique et de reprendre J’ai besoin de vivre dans un endroit paisible et confort- long de sa carrière. À ce stade, sa pratique picturale – toit familial, à Elmwood, impliquait certains compro- contact avec ses amis peintres, Bruce arriva à Paris en able. Ici, tout est agitation, confusion et tumulte56. » En encore naissante, quoiqu’elle murissait rapidement – mis quant au choix de ses sujets. Il y acquiesçait pour se décembre, après être passé par New York et Liverpool, mai, Bruce n’en pouvait plus de vivre à Barbizon, et il évoluait en parallèle à son développement émotionnel montrer conciliant et agréable : « Je viens de terminer et se rendit aussitôt à Barbizon, son second chez-soi en ressentait le besoin impérieux de s’établir ailleurs et professionnel. Ses années passées à Barbizon et à Pa- une “scène de salon” pour mon père. Imaginez peindre sol français51. Benedicks était retournée en Suède et, (idéalement en compagnie de Benedicks). Ce désir ris l’avaient rendu à la fois plus audacieux et plus un salon quand la terre entière est en fleur et que le jusqu’à leurs retrouvailles à Stockholm plus tard cette coïncida avec l’ouverture du Salon de Paris57 et avec le humble, mais cette expérience, aussi nécessaire et for- printemps radieux triomphe. Pauvre de moi, enfermé à année-là, Bruce s’installa à nouveau dans la campagne consensus parmi ses amis qu’un déménagement était matrice fût-elle, avait impliqué d’importants sacrifices l’intérieur à peindre des draperies et des ignorants48. » française, mais cette fois avec une idée plus précise de de mise. Ils passèrent donc le mois de mai 1887 à visiter sur le plan artistique. Bruce ne doutait pas de sa capaci- Le tableau possiblement intitulée Un coin confortable ce qu’il cherchait, tant du point de vue personnel que divers villages situés à un ou deux jours de voyage de té à rendre de manière efficace et sensible la complexité (cat. 70)49, une des rares œuvres de grand format réali- professionnel. Paris dans l’espoir de découvrir un nouveau paysage qui de la nature sur la toile, mais nous savons que ses choix sées par Bruce pendant son séjour au pays à nous être puisse inspirer et raviver leurs pratiques58. Finalement, en matière de composition étaient constamment sou- parvenue, constituerait un tel compromis. Bruce ne fai- ils optèrent pour un petit village peu connu de Nor- mis à l’examen et aux commentaires d’amis peintres et sait probablement pas allusion à cette toile en particu- mandie appelé Giverny. de mentors bien intentionnés. Le passage ci-dessus, lier dans sa lettre, mais on peut se permettre d’établir 22 Tobi Bruce 23 Vue d’ensemble la vigueur avec laquelle Bruce peint ces petites esquisses capitale suédoise avant de se rendre à Gysinge, le 23 dé- tombé au sol avec celui de l’artiste. Pour autant que l’on Bruce un endroit idéal pour peindre, et tout aussi et pochades semblent être en partie attribuables à leur cembre, où le frère de Benedicks, Gustaf, les accueillit puisse déceler des signes autoréférentiels dans ce ta- agréable pour y vivre. Environ trois semaines après son dimension. Dans ces ébauches plus intimes, il s’offre pour la période des fêtes66. Bruce fit alors connaissance bleau, il m’apparaît que la manière dont il a été exécuté arrivée, il mentionna dans une lettre à sa mère que Gi- plus de latitude pour explorer la couleur, la forme et avec la famille élargie de Benedicks, et tout porte à et le fait qu’il a été réalisé au moment même où Bruce verny était « vraiment supérieur à Barbizon sur tous les l’application de la peinture. Et les résultats sont tout à croire qu’ils se sont entendus à merveille. Gustaf avait revenait de son voyage réconfortant en Suède laissent plans59 ». Le fait d’avoir loué une maison avec un petit fait surprenants. Giverny (cat. 28), de juin 1887, une mis à sa disposition une de ses calèches pour qu’il place à une autre interprétation. Dans les semaines qui groupe d’Américains (plutôt que de rester dans un hô- œuvre où Bruce s’éloigne de plus en plus de la forme dé- puisse effectuer des excursions de peinture, facilitant suivirent l’achèvement du tableau et la nouvelle de son tel, comme ce fut le cas à Barbizon) contribua large- finie, est une véritable petite révélation. Une gamme ainsi ses premières tentatives de peindre le paysage sué- acceptation au Salon, Bruce écrivit à Benedicks au sujet ment à faire naître chez Bruce le sentiment de s’être chromatique de verts et de jaunes compose une rive fer- dois. Il ne fait pas de doute que le séjour de Bruce en de la nécessité de travailler dans un environnement fa- installé de manière plus permanente, un facteur essen- tile et luxuriante. La représentation au moyen de Suède fut un immense succès, du point de vue tant pro- vorable et compréhensif : « Le fait de vivre dans un tiel à sa capacité d’entreprendre des compositions plus touches larges de l’eau vive au premier plan, de l’herbe fessionnel que personnel67. Le 9 janvier 188868, il quitta contexte favorable, entouré de ceux qui vous com- complexes et de plus grand format. Et la présence du au bord de la rivière et au centre de la composition, et Stockholm, et Benedicks, pour retrouver le confort rela- prennent [...] sans avoir à fournir d’effort apparent, in- célèbre peintre impressionniste français Claude Monet, des arbres au loin crée une impression de mouvement et tif de la Ferme de la Côte, sa résidence à Giverny. Se cite spontanément à représenter ce qui vous entoure et qui vivait « à un jet de pierre60 » de leur maison, jeta un de vie dans l’ensemble de la composition. L’application sentant nettement plus rassuré sur le plan émotionnel vos œuvres vous plaisent davantage. Vous les aimez de éclairage impressionniste sur l’ensemble de l’expé- de la peinture dénote un sentiment d’urgence et d’im- concernant son avenir avec Benedicks et leur mariage à plus en plus, la confiance s’installe peu à peu et vous rience. L’arrivée de Bruce à Giverny représente sans médiateté; elle est simple et assurée, telle une pa- venir après avoir été bien accueilli par la famille de cette parvenez à de bons résultats bien plus vite que cela au- contredit un moment fort de son évolution en tant que raphrase de la nature. Et sur le plan de la facture et du dernière, Bruce retournait au village de Normandie ins- rait été possible dans un environnement froid et insen- peintre. Ragaillardi par le fait de vivre dans ce qu’il traitement, elle est immersive; on sent la rivière qui piré et motivé : « Depuis mon retour, j’ai fait autant de sible72. » Bien que la prémisse et le point culminant du considérait être « la plus belle et la plus romantique des coule à nos pieds et le vent nous caresser le visage. Dans progrès en une semaine que je n’en fais habituellement récit illustré par Le chasseur fantôme traitent l’une et campagnes [qu’il avait] jamais visitées61 » et par l’espoir ce tableau, plus que dans tout autre, Bruce arrive à se en trois semaines – le changement est parfois une l’autre d’épreuves et de la mort, l’œuvre elle-même peut de revoir Benedicks , Bruce retrouva le moral et sa perdre dans le moment et dans les replis de la nature. bonne chose . » L’avenir s’annonçait en effet radieux. être interprétée comme un triomphe, et ce, en grande D’entrée de jeu, Giverny parut aux yeux de 62 peinture s’en trouva galvanisée. Il démontre une déter- Ces petites esquisses s’inscrivent dans la lignée 69 De janvier jusqu’à la mi-mars, Bruce travaille partie en raison du fait que les traits du fantôme re- mination artistique renouvelée et entreprend un pro- des préoccupations formelles exprimées plus tôt par au tableau Le chasseur fantôme (cat. 39), sans contredit prennent ceux du trappeur effondré. L’œuvre représente gramme rigoureux d’excursions et d’exercices de pein- Bruce. Sa déclaration : « Ne croyez-vous pas que la liber- son chef-d’œuvre. Bien que le concept de l’œuvre ait en somme une forme spirituelle déterminée à pour- ture. Sa production picturale à l’été et au début de té de la nature puisse parfois nous échapper du fait d’y déjà été clair au mois d’août précédent, il ne réalisa suivre son chemin. La confiance et la conviction qui l’automne 1887 renvoie l’image d’un artiste actif et pro- apporter trop de soin63 ? » rend compte de ses efforts l’œuvre qu’à l’hiver 1888. Plutôt que de peindre directe- s’en dégagent la distinguent de toute réalisation anté- fondément inspiré par son environnement. Les diffé- pour préserver l’immédiateté de l’impression ressentie ment d’après nature, comme c’était presque toujours le rieure de Bruce. rents ingrédients de son séjour à Giverny – l’accent mis devant la nature. Il semble facilement y parvenir dans cas à l’époque de son premier séjour à Giverny, Bruce sur la peinture en plein air, les collègues peintres parta- ses petites ébauches picturales, mais il reconnaît que s’inspira d’une source littéraire , ce qui modifia sa fa- Bruce redirigea son énergie après avoir terminé Le chas- geant la même vision que lui et la présence de Monet – cette liberté est fragile : « J’ai tellement peur de terminer çon de travailler. Il était enchanté par l’image littéraire seur fantôme pour le Salon. Le 20 avril, il écrivit à Bene- ont permis la création d’un ensemble de pièces qui se les choses de manière machinale que je préférerais les du trappeur solitaire, isolé et vulnérable dans un pay- dicks qu’il faisait « d’étrange petites esquisses, des distinguent par rapport au reste de son œuvre. Aussi laisser en partie à l’état d’ébauche, et c’est ce que je fe- sage de neige désolé et battu par le vent, mais il était choses sans intérêt – dont on ne peut déduire le sens importante que fût l’évolution de la pratique de Bruce rais si je travaillais pour moi seul . » Quelle direction la tout aussi fasciné par le moment auquel le récit se dé- que grâce à la ligne d’horizon –, et c’est tout73 ». Son au cours des vingt années qui suivirent, c’est à Giverny peinture de Bruce aurait-elle prise s’il avait choisi de ne roulait : la nuit. Voilà qu’une fois de plus le peintre se commentaire à propos du sens ambigu de ses esquisses – sa période impressionniste – que ses intérêts et ses pas tenir compte des influences extérieures, pour suivre tourne vers les heures nocturnes, ce qui, dans le cas du suggère une approche expérimentale et exploratoire; ce préoccupations picturales de longue date trouvèrent son instinct et peindre uniquement selon sa propre vo- Chasseur fantôme, est essentiel à l’atmosphère générale qui annonce, pourrait-on dire, les nombreuses repré- leur expression. lonté ? La question est rhétorique, bien entendu, mais du tableau. La lumière surnaturelle dans laquelle sentations de la mer Baltique qu’il réalisera plus tard. au cours l’été 1887 à Giverny, l’œuvre de Bruce subit une baigne l’ensemble de la composition contribue particu- cette première saison sont parmi les plus fascinantes et transformation profonde qui aura des répercussions à lièrement au caractère fantomatique de l’œuvre. Tel le les plus abouties de sa carrière. L’éclaircissement mani- long terme – bien que souvent tempérées – sur sa pra- personnage du trappeur pourchassé, le spectateur se feste de sa palette, son utilisation de couleurs pures, sa tique picturale. voit hanté par son image. Les petites esquisses que Bruce réalise pendant touche morcelée et ses tentatives répétées de saisir di- 64 Le 6 novembre 1887, Bruce retrouve enfin Bene- 70 Il est intéressant de souligner la manière dont Monsieur et Madame Bruce Bruce retrouva Benedicks à Stockholm le 17 mai 1888 au On a longtemps attribué un caractère autobio- matin74. Le couple passa près d’un mois dans la capitale verses qualités de lumière, tout indique l’éclosion du vo- dicks à Stockholm, à nouveau un an après leur dernière graphique au Chasseur fantôme71, notamment en raison et ses environs pour y visiter la famille, les musées et les cabulaire impressionniste dans son œuvre. La liberté et rencontre65. Le couple passa un certain temps dans la de l’étonnante ressemblance du visage du chasseur galeries, avant de partir pour l’île de Gotland à bord 24 Tobi Bruce 25 Vue d’ensemble d’un bateau du même nom, le 11 juin75. Bruce adora, de toute évidence, sa première visite sur l’île, « un des des villages qu’ils visitèrent82. Bruce semble avoir été particulièrement séduit avait sans doute l’intention de rester au village pour une Composer en vue du Salon période prolongée, put à nouveau entreprendre des compositions de grand format. endroits les plus merveilleux que j’ai jamais visité76 », où par le village français de Saint-Nazaire – aujourd’hui Sa- il finira par s’installer. Il y fut également très productif, nary-sur-Mer – durant cette période, car plusieurs de ses peignant quelque vingt-cinq à trente esquisses et cinq petites esquisses peintes y trouvent leur origine (cat. 47 et L’atelier en plein air (la graveuse) (cat. 52) témoignent annuel. Et même si, à la fin du siècle, l’importance et la toiles d’un mètre77. Une de ces esquisses, tout simple- et 48). Il semble également que le couple se soit installé de la vie idyllique du couple à Grez. Ces tableaux sont le popularité du Salon déclinaient parmi les artistes ment intitulée Gotland (fig. 1.8) et datant de l’été 1888, dans ce village pendant des périodes prolongées au reflet de la vie quotidienne du couple, qui était axée sur français, celui-ci avait toujours une certaine influence constitue une vibrante exploration de la couleur et du cours desquelles ils faisaient des excursions journalières leurs pratiques artistiques respectives. Le fait que Bruce sur les légions d’artistes étrangers qui étudiaient et tra- traitement pictural. Il s’agit sans doute de l’œuvre la dans les environs. À l’examen des tableaux connus de intègre Benedicks dans deux de ses toiles majeures réa- vaillaient en France. Aussitôt arrivé en sol français, plus expérimentale qu’il réalisa cet été-là. Le point de Bruce réalisés au cours de ces mois de vie nomade, on lisées au cours de leur premier séjour à Grez est intéres- Bruce s’était lancé un défi non seulement pictural, mais vue depuis le haut d’une des falaises longeant en partie observe la présence d’un point de vue récurrent. Tandis sant. Après tout, ils étaient encore de nouveaux mariés, aussi en matière de renommée. Le flot régulier de la mer Baltique offre une double perspective : la forma- que Benedicks brossait essentiellement des vues pitto- s’adaptant à leur vie conjugale et au fait de vivre en- lettres aux siens témoigne des efforts déployés par le tion rocheuse escarpée au premier plan, et la mer au resques de tout village – dirigeant, pour ainsi dire, son semble pour la première fois. Dans les deux composi- jeune homme pour s’imposer avec sa peinture. L’am- loin, ce qui permet des traitements picturaux très dis- regard vers l’intérieur –, Bruce se tourne de l’autre côté tions, Benedicks est définie par sa pratique : artiste pleur de sa reconnaissance dépendait du Salon, et il en tincts. L’eau à distance est constituée de fines couches et oriente son regard vers la vue opposée, vers l’exté- d’abord, et en second lieu épouse et compagne89. Cette était parfaitement conscient. Son admission exception- de peinture très opaque, tandis que la formation rieur : la mer et la perspective éloignée, en retrait de première période à Grez se caractérise non seulement nelle au Salon de 1882, à peine quelques mois après son rocheuse, exécutée par empâtements, offre à Bruce l’oc- l’environnement humain et construit. Quelques jours par leur adaptation progressive à la vie conjugale, mais arrivée à Paris, marqua ses débuts là-bas et donna un casion de jouer en toute liberté avec la technique, après leur arrivée sur la côte, il écrit d’ailleurs à sa mère : également par l’accueil de Benedicks dans le giron fa- nouvel élan à ses recherches picturales. On ne saurait démontrant ainsi son exploitation toujours plus auda- « Les marines m’intéressent beaucoup dernièrement83 », milial de Bruce. Leur séjour prolongé permit la visite de trop insister sur l’importance de cette acceptation pour cieuse de la matière picturale, du moins dans certaines une prédilection qui, ayant pris naissance sur la mer la sœur de ce dernier, Bell, qui, arrivée à Paris le 1er juil- sa motivation et dans quelle mesure elle l’a inspiré à de ses toiles de plus petit format . Baltique cet été-là, définira sa pratique ultérieure. let, resta avec le couple tout au long de l’été et de l’au- peindre. Après en avoir appris la nouvelle, Bruce ne tomne90. La mère de Bruce se rendit également à Grez tempéra pas sa réaction lorsqu’il en informa les siens : 78 Jour d’été (cat. 54)88, présenté au Salon de 1890, Dans le Paris du xixe siècle, la reconnaissance artistique passait essentiellement par l’acceptation au Salon Bruce et Benedicks passèrent l’automne 1888 à Le 1er mai, Bruce et Benedicks amorçaient leur Stockholm afin de préparer leurs noces et de poser pour retour vers le nord en passant par Arles, Nîmes et Lyon en octobre91, et, au début décembre, ils partirent tous les « Je suis tout simplement fou de joie93. » Pendant des une série de portraits officiels (fig. 1.9) destinés à souli- pour se rendre à Grez, où ils arrivèrent le 6 mai84. Ce vil- quatre pour Rome92. années, le Salon demeura pour Bruce l’épreuve décisive gner la célébration de leur union, le 4 décembre79. Bene- lage français, situé en bordure de la forêt de Fontaine- dicks, qui était indépendante de fortune, mit essentiel- bleau, sera leur lieu de résidence jusqu’à leur départ bituel de portraits, étant donné qu’il était entouré de large. Il lui offrait la visibilité dont il avait besoin et con- lement Bruce à l’abri de tout souci financier, et leur vie pour Rome en décembre de la même année85. Le couple membres de sa famille. Il semble avoir tourné son atten- stituait une occasion de comparer ses œuvres à celles commune sous le signe de l’art et des voyages put ainsi était émotionnellement attaché à Grez, car c’est là qu’il tion essentiellement sur ses proches qui se trouvaient de ses contemporains. D’un point de vue international, enfin commencer. Leur vie de couple marié s’amorça s’était rencontré pour la première fois en 1885. En choi- en sa compagnie, peignant à Rome d’importants por- il s’agissait en effet du meilleur indicateur d’accom- donc par une tournée éclair de quatre mois à explorer la sissant de passer l’été et l’automne 1889 dans la région, traits de sa femme (cat. 71 et 72), de sa mère (cat. 73) et plissement et de réussite. côte méditerranéenne française80. Les agendas de Bene- Bruce et Benedicks retrouvaient en quelque sorte tous de sa sœur (cat. 74). La réalisation de ces œuvres sur- dicks témoignent des voyages d’un couple de peintres les deux leurs racines artistiques françaises86. L’endroit vient à un moment intéressant du développement de sa prix. Corps politique autant qu’artistique, le Salon favo- constamment en déplacement. De janvier à avril, ils se était familier et confortable, peuplé d’amis artistes, et le démarche artistique. Menant alors une vie plus rangée, risait et soutenait certains genres de peinture et cer- promenèrent beaucoup, parcourant la côte française et paysage était particulièrement pittoresque. La présence bien qu’il voyageait encore beaucoup avec Benedicks à tains sujets plus que d’autres, un parti pris qui n’était un allant même à l’est jusqu’à San Remo, en Italie. Bene- d’une importante colonie d’artistes scandinaves ainsi ses côtés, Bruce entreprend la création de grands ta- secret pour personne au sein de la légion d’artistes qui dicks note des visites d’un jour ou de plus longs séjours que de peintres américains influents – notamment bleaux destinés au Salon qui tiraient leur inspiration de espéraient y être acceptés. S’attirer les bonnes grâces dans les villes françaises de Marseille, de La Seyne-sur- l’Américain Robert Vonnoh et l’Irlandais Roderic O’Co- sa nouvelle épouse et de leur « histoire ». Il convient des membres du jury qui étaient, ou qui avaient été, pro- Mer, de Toulon, de Hyères, de Cap Saint-Martin, de nor, dont l’esthétique picturale était nettement mo- donc, à ce stade du présent récit, de délaisser la vie plus fesseurs (ceux-là mêmes qui formaient le jury) aidait Cannes, de Nice, de Monte-Carlo et de Menton, ainsi derne – permit au couple d’artistes de jouir d’une atmos- familiale de Bruce pour se pencher sur sa présence dans grandement à obtenir une place au Salon. Bruce com- que dans les villes italiennes de Vintimille, de Bordighe- phère à la fois familière et fertile sur le plan artistique87. la sphère artistique publique au début des années 1890, prit rapidement comment il fallait s’y prendre. Il suffit En 1890 et 1891, Bruce brosse un nombre inha- lui permettant de mesurer sa réussite artistique au sens Briguer une place au Salon avait cependant un ra et de San Remo, mentionnée ci-dessus . Tout en Les Bruce emménagèrent dans un appartement privé et en particulier sur ses propositions au Salon de la So- de se rappeler les stratégies auxquelles Bruce avait eu couvrant plus de deux cents kilomètres de côte, ils de l’hôtel Chevillon, situé sur la place principale du vil- ciété des artistes français. recours lors de la création de Temps passé, présenté au furent également prolifiques; en particulier Benedicks, lage et muni d’un jardin longeant la rivière Loing, et se Salon de 1884 – travailler en grand format, intégrer un qui réalisa un grand nombre d’aquarelles des villes et consacrèrent à la peinture et à la sculpture. Bruce, qui personnage et, si possible, toucher une corde sensible 81 26 Tobi Bruce 27 Vue d’ensemble Ces toiles, réalisées l’une à la suite de l’autre J’ai renoncé à peindre des tableaux pour le Salon vernissage, qui était réservé aux personnes invitées, se tistes devaient se soumettre en matière de conception et après leur mariage, offrent un témoignage de leur vie et et je me lance dans la création de grandes toiles déroula le 8 mai au soir105, et l’exposition, présentée à de réalisation pour obtenir l’attention du jury. Avant de leur histoire commune. En tant que scènes de genre, pour mon propre plaisir […] Cela ne m’empêchera l’Art Association à Stockholm, comprenait quelque cent 1890, Bruce avait été accepté au Salon à quatre de ses elles constituaient des œuvres de Salon typiques, et de pas d’exposer de temps à autre au Salon – à Muni- trente toiles. Cette entreprise ambitieuse106 avait égale- cinq tentatives : en 1882, 1884, 1885 et 1888. Du fait de par leurs sujets – l’artiste au travail, une scène galante –, ch – ou à l’Académie royale, mais je ne réaliserai ment pour but de mieux faire connaître Bruce, le sa participation relativement fréquente au Salon94, il elles étaient facilement accessibles. Du fait que Bruce plus de tableaux dans le simple but d’exposer – peintre, au public suédois. En l’espace de quelques an- commençait tranquillement à se faire un nom, du avait tourné son attention sur le quotidien qui l’entou- c’est dépassé et ça n’apporte rien à long terme. La nées, Bruce considérera la Suède comme sa patrie. moins au sein de la colonie d’artistes anglophones à Pa- rait – la vie contemporaine –, on pourrait même dire qualité du travail souffre inévitablement de cette ris. Le chasseur fantôme, sans conteste la meilleure qu’il travaillait dans une approche impressionniste. Ce- éternelle soif d’exposer. Il est préférable de œuvre parmi ces premières propositions, se distingue pendant, en choisissant de camper ses scènes pleine- concentrer son énergie sur la réalisation d’un en raison de son concept fort original et personnel. ment dans la sphère de sa vie privée avec Benedicks, il œuvre solide, indépendamment du milieu envi- Tout ce que je souhaite, c’est de vivre sur une Bruce était parvenu à cette composition de son propre exhibait davantage certains aspects de sa vie person- ronnant. Chaque œuvre constitue alors […] un pas île éloignée107… chef et il y travailla avec acharnement pendant plu- nelle dans son œuvre . Le grand format de ces toiles dans la bonne direction – et fait sa propre marque sieurs mois. Le choix du sujet était en partie motivé par suggère qu’il cherchait à faire sa marque au Salon, à se – une satisfaction face à soi-même et à toute autre son désir d’offrir un peu d’« exotisme » canadien au pu- faire remarquer, comme cela avait été le cas avec Temps partie concernée99. blic français, mais l’œuvre achevée dépassait nettement passé en 1884. Mais le format de ces tableaux devient la simple itération visuelle d’un conte nordique. Le pro- subtilement une source de problèmes, ceux-ci cédant, Bien que Bruce exposera de nouveau à Paris et à Lon- land lorsqu’il fit part à Benedicks de son désir de vivre cessus ayant mené à sa réalisation avait soulevé des en quelque sorte, à la pression des attentes. L’effet d’im- dres, son commentaire témoigne d’un engagement à loin de tout. Il ne pouvait pas non plus s’imaginer que questions et des notions plus importantes et plus com- médiateté et la touche picturale subtile qui caracté- réaliser des œuvres en accord avec sa sensibilité et ses cette île, située au milieu de la mer Baltique, serait le plexes. En ce sens, Bruce s’était engagé de façon nette- risent les meilleures œuvres de Bruce font défaut dans goûts artistiques, afin de faire sa propre marque. Fait lieu où il s’installerait à la fin de sa vie. Après sa ment plus profonde dans son œuvre; il s’était tourné Jour d’été et dans Agréable rencontre, deux tableaux de intéressant, l’année où il y présente Baigneuses au première visite à Gotland avec Benedicks, en juin 1888, vers l’intérieur plutôt que vers l’extérieur, et il y avait trop grande dimension qui, à leur tour, négocient diffi- Salon, Bruce y expose également pour la première fois Bruce y était retourné à plusieurs reprises et y avait projeté une part de lui-même. cilement le rapport entre la forme et le fond. Dans toute une marine100. L’événement est significatif, car il coïn- passé de longues périodes avec celle-ci et les membres leur grandeur, ces tableaux perdent de vue leur objectif cide avec un autre changement notable, quoique subtil, de sa famille élargie. Mais à partir du moment où Bruce de 1890, 1891 et de 1893 témoignent d’un changement en quelque sorte, tout comme Bruce, semble-t-il, dans dans la pratique de Bruce. À partir de la fin des années et Benedicks commencèrent à voyager de plus en plus notable en matière de sujet et de genre (cat. 54, 75 et 57). ses tentatives perpétuelles de composer en vue de son 1890, la mer, dans ses multiples formes et sous toutes fréquemment vers le nord, ce ne fut qu’une question de C’en était alors fini, bien que temporairement, des su- admission au Salon. les lumières imaginables, deviendra la muse la plus per- temps avant qu’ils ne décident de s’installer quelque sistante et la plus complexe de l’artiste. Dans ses deux part en Suède. Après avoir mené une vie de nomade – pour comprendre le cadre contraignant auquel les ar- Ses trois tableaux suivants exposés aux Salons jets conçus pour établir un récit de plus grande impor- 95 Ses deux œuvres suivantes présentées au Salon Brucebo : faire sa propre marque William Blair Bruce, lettre à Caroline Benedicks, 10 novembre 1885 Bruce n’avait sans doute jamais entendu parler de Got- tance ou pour stimuler la réflexion chez le spectateur. furent Les charrons, en 1894 (cat. 58), et Baigneuses au œuvres suivantes présentées aux Salons de 1896 et de depuis leur mariage – mis à part de longs séjours à Grez Cela ne signifie pas pour autant que les œuvres de bord de la Méditerranée, en 1895 (cat. 63)96, toutes deux 1898, Bruce se représente d’ailleurs lui-même avec la et à Paris –, le couple choisit d’établir ses racines à Got- Bruce étaient banales et sans ambition; elles semblent des scènes de genre narratives de plus petit format, exé- mer Méditerranée101. land. Leur choix était sans doute influencé, du moins plutôt être le reflet des changements fondamentaux qui cutées avec assurance et vigueur. Bruce mit plusieurs s’étaient opérés dans la vie de l’artiste juste avant leur années à réaliser les Baigneuses, dont certaines es- les Bruce s’installent à Paris réalisation. Considérées en tant que groupe, elles par- quisses complètes remontent à 189097. Exposée au Sa- plus le siècle, avancent, plus ils se rendent dans le nord continu qui offrait un point de vue infini sur la mer tagent un point commun majeur et fort évident : Caro- lon de 1895, l’œuvre, qui représente trois personnages de la Suède103. L’attrait de Paris et le sentiment de devoir Baltique. Sans compter que ce paysage lui rappelait line Benedicks. Qu’elle fût reconnaissable, comme dans féminins nus folâtrant au bord de la mer, annonce une y vivre pour mener à bien leurs activités artistiques également son pays natal. Jour d’été et Femme sculpteur, ou représentée de manière série de compositions de grand format portant sur le commençaient à diminuer, surtout après de longs sé- implicite, comme dans Agréable rencontre, il ne fait nul même thème98. Dans les Baigneuses, la chair, les formes jours à Gotland. De fait, plus le couple y passait du d’ailleurs que la mer Baltique ressemble merveilleuse- doute que la place de premier plan qu’elle en était ve- pulpeuses et la chevelure auburn ébouriffée du person- temps, plus il lui était difficile de rester dans la capitale ment au bon vieux lac Ontario. Lorsqu’on s’installe sur nue à occuper dans la vie de Bruce s’étendait alors à ses nage au premier plan mettent en valeur la vue étendue française pendant l’hiver et, à la fin, ils n’y séjournaient le rivage et qu’on regarde à l’horizon, on se penserait au tableaux. de la Méditerranée tout comme la facture vive de Bruce plus que « pour [leur] art Canada. J’ai rarement vu une aussi grande ressem- et son riche travail de coloration. La présentation de mettre sur pied une exposition majeure de son œuvre à blance […] Cette mer Baltique est réellement un miroir cette toile au Salon coïncide avec une déclaration im- Stockholm au printemps 1897, presque en même temps du Canada. Les forêts, les arbres et les fleurs sauvages portante de Bruce au sujet de sa motivation à peindre que les salons français, n’est pas négligeable. Le semblent, eux aussi, provenir de la même famille que Au cours de la seconde moitié des années 1890, , mais plus la décennie, et 102 ». La décision de Bruce de 104 en ce qui concerne Bruce, par la géographie de l’île, sa nature abondante et variée et, en particulier, son rivage Bruce écrivit à sa mère à Hamilton : « Je trouve et à exposer : 28 Tobi Bruce 29 Vue d’ensemble les nôtres. À l’exception de la langue, on pourrait tout ce rivage pour que sa peinture en soit aussi captivée ? infini115. » Ce commentaire rend bien compte de l’ambi- aussi bien se croire au Canada Une lumière changeante ? Des perspectives sans fin ? Un tion de jeunesse de Bruce, qui cherchait à créer des « ta- flore n’étaient pas les seuls attraits de Gotland aux yeux sentiment d’appartenance ? L’ensemble de ces éléments bleaux [qui] contiendront plus de poésie dans un pouce de Bruce; il y avait aussi l’altitude. À leur arrivée sur nourrissait en Bruce son besoin fondamental de s’im- carré que ceux des autres peintres dans un pied car- l’île, Benedicks écrivit à sa belle-mère au sujet d’une merger dans la nature et dans l’acte même de peindre. ré116 ». Il témoigne également de la portée et du carac- . » Mais la mer et la 108 nouvelle maison qu’ils se proposaient de construire sur Le panorama changeant qu’il pouvait observer tère ineffable de ses meilleures œuvres, lesquelles re- leur propriété : « Billy fera des dessins pour bâtir une depuis son propre rivage était précisément ce dont flètent son ambition de créer des images qui autre maison au sommet de la montagne. La vue y est Bruce avait besoin pour créer des œuvres originales et résisteraient à l’épreuve du temps. Comme il l’exprime magnifique vraiment authentiques. Plus il se familiarisait avec le de façon fort émouvante dans une lettre à Benedicks, montait et descendait la montagne, à Hamilton, alors lieu, plus sa communion avec celui-ci s’enrichissait, et « la vie est si courte, et l’art dure si longtemps117 ». qu’il vivait dans un lieu caractérisé par une géographie plus il s’approchait de cette complexité visuelle indis- favorisant les vues étendues (fig. 1.12). S’installer à Got- pensable à la réalisation d’œuvres durables. Bruce a land était en quelque sorte pour lui comme s’il rentrait écrit dans une note non datée : « L’artiste qui doute de au pays. sa thèse peut toujours la résoudre par la simple question . » On se souvient de l’époque où Bruce 109 En 1900, le couple acheta une bande de terre de à savoir si le sujet pourrait aussi bien être traité en prose. taille enviable sur la mer Baltique, avec une modeste Si tel est le cas, c’est que ce sujet ne s’adresse pas à la maison qu’ils appelèrent affectueusement Brucebo (fig. muse112. » À Brucebo, il semble que le peintre de Hamil- 1.10 et 1.11). Située sur la côte ouest, à quelque sept kilo- ton ait trouvé son ultime sujet dans cette vue lointaine mètres de Visby, la propriété s’avéra un véritable para- et étendue qui, de nombreuses manières, l’avait accom- dis pour le peintre qu’était Bruce. Ce dernier transfor- pagné depuis sa tendre enfance. Cette vue touchait au ma le petit hangar à bateaux qui se trouvait sur la particulier comme à l’infini, reflétant ainsi la déclara- propriété en atelier de fortune, comme le décrivit de tion de l’artiste : « Veillez à ce que votre quête d’infini manière vivante Benedicks à sa belle-mère : « Billy n’éclipse pas la réalité de la nature113. » Les paysages de peint. Il y a un vieux hangar à bateaux sur le terrain la Baltique ancraient la mission de Bruce dans la réalité dont il veut faire une sorte d’atelier temporaire. Pour le de cette nature si essentielle à sa pratique, tout en lui moment, il l’utilise comme chevalet ! C’est-à-dire qu’il a fournissant une image intemporelle et universelle qui, planté deux gros clous sur le mur à l’extérieur et qu’il y dans sa transposition, parvenait à transcender le temps suspend ses toiles […] Il adore son atelier en plein air et l’espace (fig. 1.13). Libre de toute attente et de toute parce qu’il peut reculer autant qu’il le veut pour ambition, Bruce regardait enfin par lui-même, avec une contempler ses esquisses110. » Bruce jouissait des condi- vision authentique et sincère. Le temps et la contempla- tions idéales pour peindre. Avec sa muse au pas de sa tion lui permirent de comprendre et d’approcher la mer porte, il amorça une série de tableaux qui, pris dans leur Baltique de manière profonde et signifiante, ce dont té- ensemble, pourraient résumer sa pratique. moigne son propos : « Pour comprendre une chose, il Les marines forment un ensemble d’œuvres riche et diversifié qui témoigne de la fascination de Bruce pour les possibilités que la mer lui offrait sur les faut la regarder, remonter à sa source, et là vous la connaîtrez à fond114. » Le 17 novembre 1906, lors d’un souper chez son plans visuel et pictural. L’eau et le ciel étaient en beau-frère à Stockholm, Bruce tomba subitement ma- constante transformation devant lui, et leur représenta- lade et mourut, coupant ainsi court à une carrière qui tion semblait pouvoir prendre des formes infinies. L’af- battait son plein. Dans le catalogue accompagnant l’ex- firmation d’Emerson selon laquelle « [l]a bonne santé de position commémorative qui lui a été consacrée à la Ga- l’œil semble réclamer l’horizon » et que « [n]ous ne lerie Georges Petit à Paris en mai 1907, le critique et au- sommes jamais las, tant que nous pouvons voir assez teur Alphonse Séché écrivait au sujet de ses marines : loin111 » s’applique tout à fait au rapport qu’entretenait « À peine si le pinceau a touché la toile et, pourtant, Bruce avec sa vue de la mer Baltique. Que trouvait-il sur voyez comme cela est grand, profond, silencieux, 30 Tobi Bruce 31 Vue d’ensemble J’aimerais remercier Alicia Boutilier, Arlene Gehmacher, Ihor Holubizky et Georgiana Uhlyarik d’avoir lu cet essai en cours de rédaction et de m’avoir fait profiter de leurs commentaires et suggestions éclairés. Notes 1 « Belle Blair Barron Black Book, General Notes », boîte 3, dossier 99, documents de William Blair Bruce, Archives du Musée des beaux-arts de Hamilton [désignées ci-après sous AMBAH]. 2 Janet Bruce, lettre à Caroline Benedicks, 27 juin 1886, boîte BB26, Archives de la Fondation Brucebo [désignées ci-après sous le nom Brucebo], Gotland. 3 William Bruce père (1833-1927) a eu une longue carrière diversifiée. Après avoir occupé le poste de maître d’écriture à la Central School de Hamilton, Bruce, qui était également un inventeur et un amateur d’astronomie renommé, a ouvert un cabinet de brevets en ville. (Thomas Bailey [dir.], Dictionary of Hamilton Biography, vol. 1, Hamilton, Dictionary of Hamilton Biography, 1981, p. 29.) Janet Blair (1833-1904) jouissait d’une relation très étroite avec son fils, ainsi qu’en fait foi leur correspondance soutenue tout au long de sa vie. 4 Bell Bruce-Walkden mourut à Hamilton en 1958. 5 D’ailleurs, Magnus Bruce, ainsi nommé d’après son grand-père paternel, n’est nulle part mentionné dans la vaste correspondance entre les membres de la famille Bruce, ce qui laisse supposer un profond chagrin qui rendait impossible toute allusion à sa vie ou à sa mort. Je remercie Margaret Houghton, archiviste au Local History and Archives Department de la Hamilton Public Library [désigné ci-après sous LHAD], pour ses travaux sur l’arbre généalogique de la famille Bruce et ses conseils avisés qui ont facilité mes recherches dans les documents conservés au Local History and Archives Department. 6 William Bruce père est inscrit comme locataire de la première résidence située sur le côté nord de la rue Catharina (aujourd’hui la rue Young) à l’angle de la rue John, lot 162. (Collector’s Roll for the St. Patrick’s Ward of the City of Hamilton, for the year 1863, p. 9. RG8 séries A 1863, LHAD.) 7 On mentionne que William Bruce père acquit huit acres et demi de terrain sur le sommet de la montagne (aujourd’hui Bruce Park), qu’il y construisit une maison et y installa sa famille en 1869. (Bailey, Dictionary of Hamilton Biography, p. 29.) 8 Seuls quatre tableaux réalisés par Bruce à Hamilton ont été localisés : cats. 2-4, et une grande scène mythologique faisant partie d’une collection particulière. 9 En 1881, l’atelier d’A. F. Loemans est enregistré au 14 ½, rue King Est, à la même adresse que le cabinet de brevets de William Bruce père. (City of Hamilton Directory for the year March 1881 to March 1882, Hamilton, W. H. Irwin & Co., 1882, p. 35, 109, 325. 10 Bruce revint chez lui, à Hamilton, au début novembre 1885 et repartit en Europe fin novembre-début décembre 1886. Voir les notes 38 et 39. 11 Pour le récit personnel de Bruce sur son premier séjour à 32 Tobi Bruce l’étranger, de 1881 à 1885, voir Joan Murray (dir.), Letters Home 1859–1906: The Letters of William Blair Bruce, Moonbeam, Penumbra Press, 1982, p. 35-114. 24 Ralph Waldo Emerson, « Art » [1841], Essai de philosophie américaine, traduit de l’anglais par Émile Montégut, Paris, Charpentier, 1851, p. 39. 12 Bruce et Benedicks arrivèrent à Hamilton le 18 juin 1895. Ils étaient accompagnés de la sœur de Bruce, Bell, qui avait effectué des études en musique en France et à Londres. (« Mr. W. Blair Bruce Home », Hamilton Evening Times, 18 juin 1895, p. 8.) Bruce et Benedicks s’embarquèrent pour l’Europe le 26 octobre 1895. (Caroline Benedicks, Almanack 1895, 26 octobre 1895, boîte BB19, Brucebo.) Selon l’agenda de Benedicks, ils montèrent à bord du bateau le 25 octobre et partirent le lendemain matin à huit heures. 25 Bruce n’est inscrit à l’Académie Julian que l’année de son arrivée, en 1881. Nous savons cependant d’après ses lettres qu’il continue de la fréquenter de manière sporadique et qu’il reste en contact avec ses professeurs William Bouguereau et Tony Robert-Fleury. (Catalogue général, AS-63 1, Archives nationales, Paris.) 13 « William Blair Bruce: A Hamilton Artist Who Has Won Fame », The Hamilton Herald, 5 octobre 1895, p. 5. 14 Lors de son retour en 1895, Bruce faisait partie des peintres canadiens les plus exposés aux Salons de Paris. Voir Tobi Bruce, « “I Have Arrived”: Canadian Painters Journey to the Paris Salons », in Tobi Bruce et Patrick Shaw Cable, The French Connection: Canadian Painters at the Paris Salons 1880–1900, Hamilton, Art Gallery of Hamilton, 2011. Le Salon dont il est question dans cette étude est celui de la Société des artistes français. À partir de 1890, il y eut également le Salon de la Société nationale des beaux-arts, mais Bruce n’y a jamais exposé. Il a cependant participé au Salon des artistes indépendants en 1898. 15 Pour une excellente analyse du rapport de William Blair Bruce à l’ambition et à la fierté civique, voir Arlene Gehmacher, William Blair Bruce: Painting for Posterity, Hamilton, Art Gallery of Hamilton, 1999. 16 « William Blair Bruce: A Hamilton Artist Who Has Won Fame », The Hamilton Herald, p. 5. 17 Bruce exposa Bataille sur la plage (cat. 4) à l’Exposition industrielle de Toronto (cat. no 311) et trois œuvres à l’exposition annuelle de l’Ontario Society of Artists : une aquarelle intitulée La bataille des Indiens sur la plage (cat. no 234); Intrus (cat. no 52); et Chute près d’Ancaster (cat. no 12), possiblement cat. 2. 18 Au moment de son départ pour Paris, Bruce se considérait comme un artiste à part entière et il est désigné en tant que tel sous la rubrique « Profession, occupation ou métier » dans le recensement de 1881. 1881 Census of Canada, « Ontario Wentworth South, Barton Township », liste C-13255, p. 51. 19 Bruce mentionne dans une lettre à Benedicks qu’il s’était rendu en Europe pour la première fois en mai 1881, à bord du Polynesian. (William Blair Bruce, lettre à Caroline Benedicks, 25 octobre 1886, boîte BB24, Brucebo.) 20 William Blair Bruce, lettre à sa mère et à sa grand-mère, 10 juillet 1881, in Murray, Letters Home, p. 35. 21 Ibid., p. 35–36. 26 Pour une étude approfondie de l’Académie Julian, notamment son histoire et la liste exhaustive des élèves, voir Catherine Fehrer, The Julian Academy: Paris 1868–1939, New York, Shepherd Gallery, 1989. 27 Bruce, lettre à son père, 30 octobre 1881, in Murray, Letters Home, p. 39. 28 Voir l’essai de Ross Fox dans la présente publication pour une analyse approfondie sur Bruce à Barbizon. 29 Bruce se rendait fréquemment à Paris, ce qui lui permettait de rester en contact avec la scène artistique, de voir des expositions et de se procurer des fournitures. 30 Bruce, lettre à sa mère et à sa grand-mère, 25 mars 1882, in Murray, Letters Home, p. 47. 31 Pour une analyse détaillée du premier tableau grand format de Bruce, Temps passé, voir l’essai de Fox. 32 Bruce, lettre à sa mère et à sa grand-mère, 9 mai 1883, in Murray, Letters Home, p. 77. 33 Voir l’essai de Fox pour une analyse du tableau peint au clair de lune La meule (cat. 14). 34 Bruce, lettre à Benedicks, 23 septembre 1887, boîte BB24, Brucebo. 35 Bruce, lettre à sa mère et à sa grand-mère, 20 août 1882, in Murray, Letters Home, p. 58. 36 Bruce, lettre à Benedicks, 25 octobre 1886, boîte BB24, Brucebo. 37 Bruce, lettre à Benedicks, 19 juin 1887, boîte BB24, Brucebo. 38 Bruce écrit à Benedicks de Québec le 2 novembre, et à nouveau de Hamilton le 10 novembre 1885. (Bruce, lettre à Benedicks, boîte BB24, Brucebo.) 39 Bruce quitta Hamilton à la fin novembre ou au début décembre 1886, et il se rendit dans un premier temps à New York, après la visite de Caroline et de son frère, Gustaf Benedicks, à Elmwood. 45 Bruce, lettre à sa mère et à sa belle-mère, 21 juillet 1881, in Murray, Letters Home, p. 37. 46 Pendant le séjour de Bruce dans sa famille, son père l’encourageait à peindre des scènes d’intérieur, de même que des commandes de portraits et des copies, dans l’espoir que ces œuvres trouvent preneurs à Hamilton et dans la région. Ces travaux contrariaient Bruce, paralysaient son sens artistique et lui causaient de grandes inquiétudes en ce qui avait trait à sa situation financière précaire. 47 Bruce, lettre à Benedicks, non datée, enveloppe portant le cachet de la poste du 5 mai 1886, boîte BB24, Brucebo. 48 Bruce, lettre à Benedicks, non datée, enveloppe portant le cachet de la poste du 20 mai 1886, boîte BB24, Brucebo. 49 Il s’agit possiblement de l’œuvre Un coin confortable, que Bruce réalisa pendant son séjour à Hamilton et qui constitua le premier prix d’un tirage au sort à l’occasion de l’exposition de l’Art Union à Hamilton, en 1887, laquelle avait été organisée par William Bruce père. Le tableau était décrit comme « une représentation d’une soirée dans un hôtel particulier à Paris » qui « visait à offrir une image libre et naturelle des personnages dépeints ». (« Art Union », Hamilton Times, 26 juin 1886.) 50 Benedicks et son frère passèrent environ deux semaines à Hamilton avant de retourner en Europe en passant par Philadelphie et New York, suivis de peu par Bruce. 51 Bruce passa les premières semaines de décembre à New York, où il rencontra notamment le Dr Robert Gunn, un spécialiste des troubles nerveux, avant de s’embarquer sur le bateau à vapeur City of Chester à destination de Liverpool. Il arriva à Paris à la fin décembre et descendit à l’hôtel Corneille avant de partir s’installer à Barbizon. (Bruce, lettre à Benedicks, 30 décembre 1886, boîte BB24, Brucebo.) 52 Bruce avait rencontré Robinson à Barbizon lors d’un séjour précédent, et ce dernier était devenu l’un de ses meilleurs amis et confidents à l’étranger. Dans ses fréquentes lettres à son fils, la mère de Bruce salue régulièrement chaleureusement Robinson et Henry Taylor, un autre peintre américain, qu’elle avait rencontrés lors de son voyage en France, en 1883. (Janet Bruce, lettre à son fils, boîte BB26, Brucebo.) 53 Bruce écrivit à Benedicks et à ses parents ce même jour, les avisant de son arrivée à l’hôtel Siron. (Bruce, lettre à Benedicks, 8 janvier 1887, boîte BB24, Brucebo; Bruce, lettre à sa mère, 8 janvier 1887, in Murray, Letters Home, p. 119.) 54 Bruce, lettre à Benedicks, 12 janvier 1887, boîte BB24, Brucebo. 40Gehmacher, Painting for Posterity, note 8. 55 Bruce, lettre à Benedicks, 27 février 1887, boîte BB24, Brucebo. 41 56 Bruce, lettre à Benedicks, 18 mars 1887, boîte BB24, Brucebo. L’ensemble de la correspondance échangée entre Bruce et Benedicks, actuellement conservée par la Fondation Brucebo, offre un portrait particulièrement riche de l’époque de leur période de fréquentation, laquelle a essentiellement pris la forme d’une correspondance écrite soutenue. 22 Bruce, lettre à sa mère et à sa belle-mère, 21 juillet 1881, in Murray, Letters Home, p. 37. 42 Bruce, lettre à Benedicks, 3 février 1886, boîte BB24, Brucebo. 23 Ralph Waldo Emerson, La nature [1836], traduit de l’anglais par Patrice Oliete Loscos, Paris, Allia, 2004, p. 29. 44 Ces réflexions de Bruce figurent au verso de cat. 23. 43 Bruce, lettre à Benedicks, 15 mars 1886, boîte BB24, Brucebo 57 Bruce n’a pas proposé d’œuvre pour le Salon de 1887. 58 Plusieurs villages ont été envisagés puis écartés pour différentes raisons. Pour une analyse approfondie de la fondation de cette colonie d’artistes à Giverny, voir l’essai de William H. Gerdts dans la présente publication. 59 Bruce, lettre à sa mère, 24 juin 1887, in Murray, Letters Home, p. 123. 33 Vue d’ensemble 60 Bruce, lettre à Benedicks, 2 juin 1887, boîte BB24, Brucebo. 61 Ibid. 62 Bruce adopte un ton plus optimiste dans ses lettres à Benedicks suivant son arrivée à Giverny, après avoir reçu sa correspondance, où elle évoque leurs retrouvailles à l’automne; boîte BB23 et boîte BB24, Brucebo. 63 Bruce, lettre à Benedicks, 23 juillet 1887, boîte BB24, Brucebo. 64 Bruce, lettre à Benedicks, 10 août 1887, boîte BB24, Brucebo. 65Benedicks, Almanack 1887, 6 novembre 1887, boîte BB19, Brucebo. 80 Le 5 décembre, à 18 h 30, les nouveaux mariés partaient vers le sud, en passant par Copenhague et l’Allemagne. Ils arrivèrent à Paris le 11 décembre. Le 28 décembre au soir, ils repartaient de Paris pour se rendre à Marseille, et ils arrivèrent le lendemain à Saint-Nazaire (aujourd’hui Sanary-sur-Mer), dans le sud de la France. (Benedicks, Almanack 1888, boîte BB19, Brucebo.) 81Benedicks, Almanack 1889, janvier-avril 1889, boîte BB19, Brucebo. 82 La Fondation Brucebo conserve un grand nombre de ces aquarelles, dont la plupart sont signées et datées, et comportent une indication du lieu où elles ont été réalisées. 66Benedicks, Almanack 1887, 23 décembre 1887, boîte BB19, Brucebo; et Bruce, lettre à sa mère, 22 janvier 1888, in Murray, Letters Home, p. 161. 83 Bruce, lettre à sa mère, 10 janvier 1889, in Murray, Letters Home, p. 170. 67 85 Le couple partit de Grez pour Paris le 1er décembre, en direction de Rome. (Benedicks, Almanack 1889, 1er décembre 1889, boîte BB19, Brucebo.) Une fois de retour à Giverny, Bruce participa à une exposition de l’Association des artistes à Stockholm, inaugurée en février 1888. Pour une analyse plus approfondie de cette exposition, voir l’essai de Gerdts. 68Benedicks, Almanack 1888, 9 janvier 1888, boîte BB19, Brucebo. 69 Bruce, lettre à sa mère, 22 janvier 1888, in Murray, Letters Home, p. 161. 70 Pour une analyse détaillée de la genèse de ce tableau, voir l’essai de Gerdts. 84Benedicks, Almanack 1889, 1er-6 mai 1889, boîte BB19, Brucebo. 86 Pour une analyse de l’expérience de Bruce à Grez, voir l’essai d’Anne Koval dans la présente publication. 87 Voir Kenneth McConkey, « “… the incommunicable thrill of things…” British and Irish Artists at Grez-sur-Loing », et William Gerdts, « The American Artists in Grez », in Toru Arayashiki (dir.), The Painters in Grez-sur-Loing, Japon, The Japan Association of Art Museums, 2000. 95 On pourrait supposer que Benedicks était un modèle facile, mais en tant qu’artiste sérieuse et engagée, elle était également occupée par son travail de sculpture, de sorte que sa disponibilité à poser était très limitée. 96 Baigneuses au bord de la Méditerranée, pour laquelle Bruce a reçu une médaille à l’Exposition panaméricaine à Buffalo en 1901, figure parmi ses œuvres les plus prisées. 97 Un grand nombre de ces esquisses font partie de la collection de The Robert McLaughlin Gallery (RMG). En 1993, Joan Murray a mis sur pied pour la RMG une exposition réunissant ces œuvres préparatoires et leurs tableaux achevés. L’exposition était accompagnée du catalogue Preparatory Sketches for a Salon Painting: Bathers at Capri by William Blair Bruce, Oshawa, The Robert McLaughlin Gallery, 1993. 98 Deux œuvres en particulier, portant sur ce thème et conservées à Brucebo, présentent un format similaire : La joie des Néréides, de 1896 (277,4 x 265,5 cm, Musée des beaux-arts du Canada, no 3361), et Héphaïstos enfant et les Néréides, de 1901. 73 Bruce, lettre à Benedicks, 20 avril 1888, boîte BB24, Brucebo. 89 Pour une analyse perspicace du rôle de Benedicks en tant que sujet des portraits de Bruce, voir l’essai d’Arlene Gehmacher dans la présente publication. 102 À Paris, il vivaient à la Cité Fleurie, située au 65, boulevard Arago, l’une des cités d’artistes de la ville (des ateliers/ appartements construits autour d’une cour centrale). 74Benedicks, Almanack 1888, 17 mai 1888, boîte BB19, Brucebo. 90Benedicks, Almanack 1889, boîte BB19, Brucebo. 75Benedicks, Almanack 1888, 11 et 12 juin 1888, boîte BB19, Brucebo. Benedicks note leur départ sur le bateau à vapeur Gotland, le 11 juin, et leur arrivée à 6 h 45, le lendemain. 91Benedicks, Almanack 1889, 26 octobre 1889, boîte BB19, Brucebo. 103 76 Bruce, lettre à son père, 29 septembre 1888, in Murray, Letters Home, p. 165. Bruce et Benedicks quittèrent l’île le 10 septembre 1888. (Benedicks, Almanack 1888, 10 septembre 1888, boîte BB19, Brucebo.) 77 Bruce, lettre à son père, 29 septembre 1888, in Murray, Letters Home, p. 165. 78 La collection de la Fondation Brucebo comporte plusieurs esquisses réalisées à Gotland en 1888, mais aucune d’entre elles n’est aussi expérimentale que Gotland. 79 Mutual Will and Testament of William Blair Bruce and Carolina Maria Bruce (née Benedicks), 10 décembre 1888, dossier Part 1, fonds William Blair Bruce, LHAD. Le document indique que Bruce et Benedicks se sont mariés le 4 décembre au consulat anglais et qu’ils célébrèrent leur union devant un prêtre le lendemain. 34 Tobi Bruce 92 Bruce et Benedicks partirent de Grez pour Paris le 1er décembre, suivis de Bell et de Janet Bruce, le 3 décembre. Ils poursuivirent tous les quatre leur route vers Rome, où ils arrivèrent le 5 décembre. (Benedicks, Almanack 1889, décembre 1889, boîte BB19, Brucebo.) Janet Bruce quitta l’Europe vraisemblablement en avril 1890. Sa première lettre à ses enfants, envoyée de Hamilton, est datée du 25 mai. Elle y fait allusion à une lettre de Benedicks, datée du 4 mai. (Janet Bruce, lettre à Benedicks, 25 mai 1890, boîte BB26, Brucebo.) Bell Bruce partit du Havre le 6 juin 1891, en soirée. Son séjour en Europe dura presque exactement deux ans. (Benedicks, Almanack 1891, 6 juin 1891, boîte BB19, Brucebo.) 93 Bruce, lettre à sa mère et à sa grand-mère, 24 avril 1882, in Murray, Letters Home, p. 50. 94 Bruce proposa une œuvre au Salon de 1883 et il fut refusé (mais il fut accepté pour la première fois cette année-là à l’Académie royale de Londres). Il ne proposa pas d’œuvres en 1886 et en 1887, en raison de son séjour à Hamilton, ni en 1889, à la suite de son mariage en décembre de l’année précédente et de ses voyages en Méditerranée avec Benedicks au cours de l’hiver qui suivit. 110 Benedicks, lettre à Janet Bruce, 2 août 1900, boîte 2, dossier 67, AMBAH. 111Emerson, La nature, p. 20-21. 112 Bruce, texte non daté, boîte BB22, Brucebo. 113 Ibid. 114 Ibid. 115 Alphonse Séché, Exposition rétrospective de l’œuvre de W. Blair Bruce, Paris, Galeries Georges Petit, 1907, p. 26. 116 Bruce, lettre à sa mère et à sa belle-mère, 21 juillet 1881, in Murray, Letters Home, p. 37. 117 Bruce, lettre à Benedicks, 31 mars 1886, boîte BB24, Brucebo. 100 Il s’agit de l’œuvre Un jour de mistral à Ventimille; marine (cat. no 211). 88 Bruce exposa Jour d’été au Salon de 1890 (cat. no 238). Caroline y est représentée assise à droite, dessinant le paysage; et la sœur de l’artiste apparaît à gauche, lisant étendue dans l’herbe. 72 Bruce, lettre à Benedicks, 10 avril 1888, boîte BB24, Brucebo. Benedicks, lettre à Janet Bruce, 2 août 1900, boîte 2, dossier 67, AMBAH. Cette maison ne fut jamais construite, les Bruce ayant plutôt décidé d’agrandir considérablement la maison qui se trouvait déjà sur la propriété. 99 Bruce, lettre à son père, 21 janvier 1895, in Murray, Letters Home, p. 193. 101 71 Joan Murray est la première à avoir établi un lien entre la physionomie de Bruce et celle du chasseur; Murray, Letters Home, p. 21. Cette interprétation est développée davantage par Gehmacher dans Painting for Posterity, p. 34-35. 109 Au Salon de 1896, Bruce présenta La Méditerranée, près Toulon; temps de mistral (cat. no 222); et au Salon de 1898, Temps de mistral; Méditerranée (cat. no 219). Selon Benedicks, ce dernier aurait été réalisé pendant leur « voyage de noces ». (Benedicks, lettre à Janet Bruce, 13 mai 1898, boîte 2, dossier 65, AMBAH.) Voir Benedicks, Almanacks 1895–1900, boîte BB19, Brucebo. Le voyage de quatre mois de Bruce à Hamilton, au cours de l’été et de l’automne 1895, constituera son dernier séjour au Canada avant sa mort en 1906. Selon l’agenda de Benedicks, ils arrivèrent à Hamilton le 18 juin au matin et repartirent le 26 octobre. (Benedicks, Almanack 1895, boîte BB19, Brucebo.) 104 Benedicks, lettre à Janet Bruce, 7 octobre 1903, boîte 2, dossier 70, AMBAH. 105Benedicks, Almanack 1897, 8 mai 1897, boîte BB19, Brucebo. 106 Selon Benedicks, Bruce n’avait pas été autorisé à participer à l’Exposition de Stockholm (Allmänna konst-och industriutställningen) de 1897. Le couple en vint donc à une autre « solution », qui fut d’organiser une exposition individuelle de son travail à l’Association des artistes. (Benedicks, lettre à Janet Bruce, 8 février 1897, boîte 2, dossier 64, AMBAH.) 107 Bruce, lettre à Benedicks, 10 novembre 1885, boîte BB24, Brucebo. 108 Bruce, lettre à sa mère, [été] 1900, in Murray, Letters Home, p. 217. 35 Dans le sillage de Jules Bastien-Lepage et du naturalisme : William Blair Bruce à Barbizon, 1882–1885 Ross Fox détail, cat. 17 Temps passé Barbizon Au cours de l’été de 1881, William Blair Bruce s’embar- Millet, ainsi que leurs disciples. Les artistes de l’école de les racines, tels des serpents, s’enroulent autour d’une croisements artistiques, ce qui entraîna une certaine qua pour Paris pour y effectuer des études auprès de Barbizon se consacraient à la représentation de pay- grosse pierre, évoquant le caractère sauvage de la forêt homogénéité dans les approches formelles. L’art de professeurs d’art de renommée internationale et se sages ruraux à l’état naturel plutôt qu’à celle de pay- de Fontainebleau. Les tons gris dominants et la vue Bruce s’inscrivait dans cette mouvance, tout en mainte- familiariser avec les artistes et les mouvements artis- sages classiques artificiels et convenus (italianisants), rapprochée du sol de la forêt, avec ses feuilles rendues nant une certaine autonomie et en restant plus fidèle à tiques dominants de l’époque. La célèbre Académie qui était privilégiée jusque-là. Ils furent à ce titre les par de simples taches rouges qui semblent scintiller à la Bastien-Lepage. Deux artistes proches de Bruce, Louis Julian était sa destination initiale, mais il rejoignit rap- précurseurs de la peinture de paysage moderne. En surface de la toile, rappellent les œuvres de Narcisse Welden Hawkins et Edwin Sherwood Calvert, exer- idement la colonie d’artistes de Barbizon, où il séjourna 1882, Grez-sur-Loing (ci-après Grez) avait éclipsé Barbi- Diaz de la Peña, un peintre de l’école de Barbizon. cèrent une grande influence sur lui au cours de cette pé- jusqu’en 1885. L’art de Bruce connut une importante zon en tant que destination de choix des artistes anglo- évolution au cours de ces premières années à Barbizon, phones dans la région. De nombreux artistes lorsqu’il rejoignit les rangs des disciples de Jules Bas- continuèrent néanmoins de séjourner à Barbizon. Tan- tien-Lepage, le représentant le plus important du nou- dis que la plupart étaient des visiteurs estivaux, Bruce Bruce fut rapidement séduit par le naturalisme, un nou- reprises au cours de 1882. Lors du Salon de l’année pré- veau mouvement naturaliste. fut parmi les rares qui y passèrent quelques hivers. veau mouvement artistique qui coïncida en grande par- cédente, il avait obtenu une médaille de troisième Influences majeures Hawkins, un citoyen anglais qui habitait en France depuis des années, visita Barbizon à différentes tie avec la fulgurante, mais courte carrière de Jules classe pour Les orphelins, qui lui valut de nombreux session d’automne seulement, ce qui était particulière- tainebleau, l’une des plus grandes forêts en France, en Bastien-Lepage. Catapulté comme parangon du natu- éloges de la part des critiques d’art10. C’était un très ment court étant donné que certains étudiants y pas- raison de son étendue, de la richesse de son paysage et ralisme au Salon de 1878 avec Les foins (fig. 2.1), Bas- grand honneur pour un étranger de recevoir une mé- saient des années. L’Académie dispensait des leçons de de sa proximité avec Paris. À l’époque de Bruce, elle tien-Lepage attira rapidement des imitateurs, dont le daille11. Deux peintures de Hawkins, dont Le lavoir de peinture et permettait d’avoir accès à un réseau de avait acquis un caractère mythique en tant qu’archétype noyau était essentiellement formé de jeunes artistes Grez (Seine-et-Marne) (fig. 2.4), furent acceptées au Sa- jeunes artistes anglophones, ce qui favorisait les liens de l’idéal artistique de la nature sauvage. Mais, en réali- français et de jeunes artistes étrangers vivant en France lon de 188212. Elles aussi furent acclamées par la cri- de camaraderie et l’appartenance à un groupe d’en- té, elle était plutôt dégarnie, ravagée par les bûcherons. (des Américains, des Anglais, des Écossais, des Scandi- tique. Ces trois tableaux avaient été réalisés à Grez en traide informel avec qui il était possible de partager des À Barbizon, Bruce se consacra principalement à la réa- naves, des Hongrois et des Canadiens comme Bruce, 1880 et 1881. Rappelant la manière de Bastien-Lepage trucs pour se débrouiller et d’échanger des idées et des lisation de tableaux de grand format pour le Salon an- William Brymner et Percy Woodcock) qui le con- transposée dans le style de Grez, les toiles de Hawkins, commentaires critiques sur l’art. Bruce fut présenté à ce nuel de Paris, surtout des paysages comportant des per- sidéraient comme le plus grand artiste de l’époque. Ils qui était alors au sommet de sa carrière, confirmèrent le cercle par J. W. L. Forster1. Il n’y avait que trois Cana- sonnages. L’admission aux salons représentait ni plus cherchaient à innover et à se libérer des contraintes rôle majeur que l’artiste joua dans la création de ce diens à l’Académie Julian à l’époque2. Forster se sou- ni moins l’apogée de la réussite artistique et signifiait la académiques, mais sans tomber dans un extrême qui style13. Ces facteurs ont sans aucun doute contribué au viendra : « J’étais heureux de ce rapprochement avec le consécration de l’establishment artistique. Bruce croyait aurait pu entraîner un rejet catégorique de la part de respect que vouait Bruce à Hawkins en tant que peintre. Canada [...] nous nous sommes beaucoup fréquentés à fermement que le succès obtenu aux salons lui apporte- l’establishment artistique et du public, car ils aspiraient l’Académie Julian et à Barbizon3. » rait notoriété, honneurs et récompenses pécuniaires4. tout de même à une carrière fructueuse. Bastien-Lepage Grez étaient le pleinairisme, le tonalisme, l’élimination avait acquis une solide réputation grâce à des œuvres sélective des détails (particulièrement au centre et à Bruce s’inscrivit à l’Académie Julian pour la Animé d’un vif désir de peindre des paysages et Les artistes étaient attirés par la forêt de Fon- riode initiale de sa carrière. La lisière de la forêt; matin fut sa première pein- Les principales caractéristiques du style de pressé par des difficultés financières, Bruce partit pour ture acceptée dans un salon, en 1882. Elle est au- comme Pauvre Fauvette (fig. 2.2) et Le père Jacques (fig. l’arrière-plan), les perspectives inclinées et la représen- Barbizon en janvier 1882, où le coût de la vie était jourd’hui connue par la description qu’en fit Bruce : 2.3), réalisées en 18817. En 1884, l’année de sa mort, il tation de scènes de la vie quotidienne imprégnées de moindre. Le village fut son lieu de résidence principale « Un rêve de couleur [...] peint dans des tons tellement était au sommet de sa renommée, et l’année suivante, spontanéité, et donc, de naturalisme. Le tonalisme met pendant trois ans et demi, bien qu’il effectua des visites clairs et chauds qu’il paraît éclairé par le soleil du matin en 1885, une rétrospective à l’École nationale des beaux- avant tout l’accent sur l’unification des tons et des occasionnelles à Paris afin de se tenir au courant de ce brillant sur les feuilles mortes et les tendres “chatons” arts et une biographie par l’auteur André Theuriet lui teintes. La palette est réduite (considérablement, dans qui se passait dans le monde de l’art, particulièrement des peupliers et des bouleaux au printemps5. » Vieil furent consacrées. Bien que cette exposition signifiât bien des cas) et les couleurs sont atténuées ou rompues dans les salons. arbre (cat. 10), un paysage daté de 1882, présente une l’approbation de l’establishment artistique, la réputation (mélangées) et uniformisées au moyen de subtiles mo- certaine ressemblance avec cette peinture. Elles ont de Bastien-Lepage déclina rapidement, alors que la dulations chromatiques permettant de créer des effets toutes deux été réalisées par observation directe de la majorité de ses disciples se tournaient vers des mouve- atmosphériques. Dans le style de Grez, ce sont les tons nature, ou en plein air, une pratique qui faisait fureur à ments modernes plus radicaux, comme l’impression- gris (cendrés) et verdâtres qui prédominent, évoquant la Le village de Barbizon est situé à la lisière nord de la l’époque. Cette approche permit à Bruce de comprendre nisme et le symbolisme9. mélancolie des temps maussades et humides. Les forêt de Fontainebleau dans la plaine de Bière, à l’importance de traiter les détails de manière judicieuse cinquante-huit kilomètres au sud de Paris. Reconnu en afin de saisir une atmosphère particulière : « sans trop pendant une courte période à une approche dérivée du tant que colonie artistique, il fut l’épicentre de l’école de charger le regard, mais en lui donnant suffisamment à naturalisme de Jules Bastien-Lepage, parfois appelée Barbizon à partir 1848-1849, alors que s’y installèrent voir pour l’amener à chercher davantage6. » Vieil arbre « style de Grez ». L’atmosphère conviviale entre les ar- melles du même ordre, ainsi qu’en témoignent les chan- ses chefs de file, Théodore Rousseau et Jean-François consiste en une vue rapprochée d’un tronc d’arbre dont tistes anglophones de la colonie favorisait les gements dans sa palette, soit la réduction de la gamme À Barbizon 38 Ross Fox 8 Les artistes de la colonie de Grez s’adonnèrent scènes comportent généralement un seul personnage représenté dans une pose méditative. Bruce était préoccupé par des questions for- 39 Barbizon Le verger de poiriers à l’Académie royale de Londres chromatique et l’élimination presque complète de la longue bande de blé doré traverse la toile. Au premier peinture noire : « Grâce en partie aux conseils de mes plan, d’un vert mousse très clair, apparaît un person- amis [...] j’ai rejoint les rangs de ces optimistes qui dé- nage assis dans l’herbe, le regard tourné vers le ciel. testent la noirceur et dont l’intérêt et les actions sont ré- Dans la partie centrale figure un cheval blanc22. » Les Bruce consacra la majeure partie de 1882 à se préparer solument tournés vers la lumière. Bien sûr, il est pos- scènes de paysans au repos, et non pas au travail en vue du Salon de Paris de 1883 et de son équivalent sible de créer une image sans faire appel à la couleur, comme dans les œuvres de Millet, constituent un des britannique, la tout aussi prestigieuse exposition de touches de vert pâle au premier plan, et de taches de mais, quand les valeurs tonales sont utilisées adéquate- thèmes caractéristiques de l’œuvre de Bastien-Lepage. l’Académie royale de Londres. En juillet, il travaillait au vert plus sombres pour délimiter le verger, les couleurs ment et que les couleurs sont justes, le rendu de la lu- Ce dernier innova également sur le plan de la composi- Verger de poiriers (cat. 11) dans lequel on peut constater, claires, tonalistes, ainsi que les contours indistincts du mière est parfait . » Ces propos confirment sa conver- tion avec l’introduction de la perspective inclinée et de encore une fois, les affinités de Bruce avec Bastien-Lep- Verger de poiriers évoquent la manière des impression- sion au tonalisme. Bruce était persuadé que cette la ligne d’horizon élevée, qui confèrent de l’amplitude à age26. Le tableau représente des enfants dans un champ nistes, bien que vaguement, car ces derniers préférant approche stylistique lui permettrait de « faire un grand la scène surplombée d’une bande de ciel étroite, et où d’herbes hautes où poussent quelques poiriers. Un les couleurs pures et vives. Un critique commenta l’ab- coup » (d’obtenir un gros succès) au Salon suivant. les éléments sont grossièrement définis, à l’exception rideau d’arbre dans la section centrale du tableau dis- sence de tout caractère anecdotique ou édifiant dans le Hawkins lui conseilla par ailleurs de travailler sur de d’un ou deux personnages et de quelques plantes au simule l’arrière-plan, un procédé populaire dans le style tableau de Bruce29. Mais les naturalistes, comme les im- grands formats de quelque deux mètres : « C’est la seule premier plan, comme dans Pauvre Fauvette (fig. 2.2). de Grez, ainsi qu’en témoigne Le lavoir de Grez (fig. 2.4), pressionnistes, évitaient de raconter des histoires, parti- de Hawkins, bien que c’étaient des bâtiments, et non culièrement lorsqu’ils peignaient à la manière de Bas- 14 façon de devenir célèbre en peu de temps15. » Hawkins Certains de ces traits caractéristiques sont pré- par les uns comme par les autres, les artistes du juste milieu eurent une influence considérable dans les salons28. Les naturalistes faisaient partie de cette catégorie modérée. Composées de teintes de pêche et de fines fut une source constante d’encouragement cette an- sents dans Crépuscule, de Bruce, malgré son format plus des arbres, qui servaient habituellement à cette fin. Ici, tien-Lepage, dont l’objectif consistait à saisir les gens née-là, ainsi qu’en font foi les fréquentes allusions à son petit. L’artiste décrivit le tableau comme suit : « Un cré- les arbres sont flous tandis que les herbes au premier ordinaires sur le vif alors qu’ils s’affairaient à leurs oc- sujet dans la correspondance de Bruce. puscule aux confins du village [...] Il est peint avec des plan sont traitées de manière très réaliste. Bruce relie cupations quotidiennes. L’effet d’instantanéité occupait tons très clairs pour un crépuscule23. » Le tableau est minutieusement ces éléments à l’aide d’un alignement également une place de premier plan dans l’esthétique et confident de Bruce16. Ils avaient été présentés l’année empreint de sobriété et les détails y sont supprimés, à de poiriers en diagonale. La scène, qui baigne dans une impressionniste, mais en tant que visualisation de la lu- précédente par J. W. L. Forster, qui partageait un atelier l’exception de quelques mauvaises herbes au premier douce et chaude lumière matinale de fin d’été, est mière changeante sur les surfaces, où la couleur est avec Calvert à Paris17. Ce dernier fut représenté au Sa- plan et d’une brouette à gauche. Pour le reste, le pre- diamétralement opposée à l’atmosphère maussade des morcelée et les formes, dissoutes. La couleur et la forme lon de 1882 par L’Adieu du soleil; Fontainebleau18. Le titre mier plan se compose d’une étendue aux tons harmo- ciels couverts qu’affectionnaient Bastien-Lepage et les étaient traitées de manière indépendante par les im- même du tableau suggère que l’artiste était à Barbizon nieux de vert mousse et de blond pâles. À gauche, un adeptes du style de Grez. À cet égard, Bruce affirmait pressionnistes, alors que les conventions de solidité de ou à Grez l’année précédente. Bruce rapporta qu’il s’y mur grisâtre décrépit s’étend jusqu’à une paroi horizon- une vision artistique indépendante tout en œuvrant la composition et de la forme rattachaient les natura- trouvait de novembre 1882 à janvier 1883 et qu’il y sé- tale de couleur brune située au centre du tableau. Ce dans le même cadre esthétique. listes à la tradition académique. Les naturalistes atté- journa presque toute l’année 188419. Calvert aussi fut sé- paysage semble être le même que dans Un coin de Barbi- duit par Bastien-Lepage et par le style de Grez au début zon (cat. 18), de Hawkins, mais traité du point de vue l’Académie royale de Londres et à la Walker Art Gallery veloppaient l’ensemble de l’image. Les résultats obtenus des années 1880, comme en témoigne son tableau Jeune opposé. Bruce écrivit que le jaune était sa couleur préfé- – fut tiède. Un critique qualifia le travail de Bruce d’il- différaient, mais dans un cas comme dans l’autre ils re- fille et chèvre (fig. 2.5)20. La jeune fille présente une rée, mais un jaune pâle, plus blond que celui qui figure lustration parfaite de l’impressionnisme, « un genre posaient sur les principes du pleinairisme. étrange ressemblance avec un type de personnage aussi ici, et vraisemblablement plus près des blés dorés d’Un d’œuvres dont MM. Bastien-Lepage et J. C. Cazin sont repris par Hawkins et William Stott of Oldham21. Ce après-midi d’été24. les principaux défenseurs27. » Il faisait en fait allusion Edwin Sherwood Calvert était lui aussi un ami rapprochement met en évidence les similitudes et les Les personnages féminins, jeunes ou vieux, ab- L’accueil réservé au Verger de poiriers – exposé à nuaient les couleurs au profit de valeurs tonales qui en- La meule, le « Fad Act » et Frank O’Meara au naturalisme. Le terme impressionnisme renvoie au- emprunts entre les artistes anglophones associés au sorbés dans une rêverie profonde, constituent un des jourd’hui à un mouvement artistique associé à des ar- Le verger de poiriers fut la seule peinture majeure de mouvement naturaliste en France, particulièrement thèmes de prédilection du style de Grez. Le personnage tistes comme Claude Monet et Auguste Renoir. Pour les Bruce présentée aux expositions de 1883. La première ceux qui entretenaient des liens avec les colonies de solitaire dans la toile de Bruce est une vieillarde tenant critiques de Bruce, il s’agissait d’un terme générique qui œuvre qu’il avait proposée pour le Salon, La meule (cat. Grez et de Barbizon. une canne. Hawkins traita un sujet semblable, mais re- était utilisé pour désigner les artistes qu’on qualifierait 14), un clair de lune, avait été refusée. Bruce était présenté à grande échelle, dans Le dernier pas (cat. 19)25. de nos jours d’artistes du « juste milieu ». Pluralistes sur obsédé par les clairs de lune depuis le mois d’août stylistique, ainsi que l’illustrent Un après-midi d’été (fig. La vieillarde de Bruce est minuscule et floue par com- le plan esthétique, ces derniers étaient les représentants précédent : « Je peins des clairs de lune jusqu’à deux ou 2.6) et Crépuscule (cat. 12), deux tableaux qu’il présenta paraison avec celle de Hawkins. Isolée dans la composi- de diverses tendances artistiques françaises qui mê- trois heures du matin [...] à la seule lueur de la lune [...] à l’exposition d’automne de la Walker Art Gallery à Li- tion, elle évoque la solitude et le déclin de la vieillesse. Bruce continua d’exploiter le même traitement laient académisme et avant-garde, donnant ainsi lieu à avec une technique nouvelle où chaque teinte fait appel verpool. Le premier est connu par une esquisse et par la des solutions de compromis. L’Académie des beaux-arts aux plus délicates et aux plus mystérieuses nuances de description qu’en fit Bruce : « De gros nuages de pluie représentait le côté académique; les véritables impres- gris30. » Le fait qu’il peignait ses clairs de lune à la seule occupent un ciel d’un bleu violacé foncé, tandis qu’une sionnistes, l’avant-garde. Même s’ils étaient méprisés lueur de la lune met en évidence l’adhésion de Bruce au 40 Ross Fox 41 Barbizon pleinairisme. Au cours des six mois qui suivirent, il réal- effet était obtenu grâce à l’observation directe de la na- cependant le thème en employant des tons jaunâtres presque inévitable que Bruce s’engage lui aussi dans isa des « douzaines d’études de clairs de lune31 », ce qui ture, dont l’essence lyrique était ensuite traduite en pastel de manière à créer des effets atmosphériques uni- cette voie. En août, il se décida enfin à aborder un sujet l’amena à écrire à son père : « Je serai bientôt un spé- peinture en tant qu’expérience sensorielle. Voilà en formes41. Bruce en fit de même. La meule présente une de la vie quotidienne : « La scène se situe à l’orée d’un cialiste en la matière32. » Cette déclaration était en quoi consistait le « Fad Act » de Bruce. certaine parenté avec cette approche, quoique le traite- petit bois. Une vieille femme assise lit la Bible. Derrière ment de Bruce, comme celui de O’Meara, est plus aus- elle s’étend l’ombre mystérieuse d’une forêt hantée. [...] tère. Bruce a sans aucun doute été inspiré par Cazin. Une tête de chèvre sort de l’ombre au-dessus de l’épaule La peinture rustique existe sous forme d’esquisse (fig. 2.7). La présence de la quelque sorte prophétique puisqu’il réalisera des clairs de lune à maintes reprises au cours de sa carrière. Bruce raconta qu’il avait discuté de sa technique du « Fad Act » avec Frank O’Meara, qui était en vi- gauche de la vieille femme43. » L’idée de ce tableau Tout au long de l’automne 1882, Bruce travailla site à Barbizon au moment où il venait de commencer à un grand clair de lune pour l’Académie royale, mais il La meule37. O’Meara était, paraît-il, enchanté de sa dé- l’abandonna en février pour en amorcer un autre ex- couverte – mais Bruce en était-il vraiment l’auteur ? Il ploitant une « nouvelle » approche picturale qu’il sur- est plus probable qu’elle ait été le résultat d’un partage En mai 1883, les amis et les professeurs de Bruce (sans non sans rappeler la peinture Jeune fille et chèvre, de Cal- nommait le « Fad Act » : « Elle [La meule] surclasse les de réflexions, et que Bruce se soit attribué un peu trop doute Tony Robert-Fleury et William Bouguereau de vert (fig. 2.5). La sentimentalité prend le pas sur le sé- clairs de lune habituels en matière de composition, de mérite. Le tonalisme était au cœur du « Fad Act », et l’Académie Julian) faisaient pression sur lui pour qu’il rieux malgré la représentation peu flatteuse du visage rabougri de la vieillarde. chèvre apporte une touche cocasse à la scène qui est d’émotion et de peinture . » Cette nouvelle œuvre repré- O’Meara était un virtuose du tonalisme. Originaire d’Ir- intègre des personnages dans ses tableaux, au lieu de sentait une meule de foin au clair de lune à Barbizon lande et résident permanent de Grez, Frank O’Meara s’en tenir uniquement aux paysages. On retrouvait déjà (cat. 14). Bruce décida finalement de l’envoyer au Salon était l’un des chefs de file du renouveau stylistique à des personnage dans certaines de ses peintures, mais ils Jean-François Millet, qui représentait les paysans avec en lieu et place du Verger de poiriers, car il la jugeait plus Grez. Vers la fin de 1881 et le début de 1882, son œuvre étaient accessoires. Or, on s’attendait à ce qu’il peigne une profonde empathie, soulignant la dignité dont ils intéressante. Il était plus important pour Bruce d’avoir prit une forme plus personnelle, pour s’attarder à la re- des personnages de grande dimension. Cette attitude faisaient preuve malgré leurs conditions de vie diffi- du succès à Paris qu’à Londres. Il écrivit : « Mon petit présentation de femmes solitaires. La première de cette était le reflet de la persistance des préjugés ciles. Les réalistes français, comme Alexandre Antigna, clair de lune s’appelle La meule, et c’est le meilleur ta- série, La veuve, fut présentée au Salon du printemps académiques entretenus par les naturalistes : les scènes et les naturalistes, comme Jean-François Raffaelli, al- bleau que j’ai jamais peint34. » Ravi de son œuvre, il en- cette année-là38. Les teintes contrastées et les couleurs avec personnages – même s’il s’agissait de sujets de la lèrent encore plus loin en explorant et en illustrant les visagea de peindre un troisième clair de lune de plus assorties avaient cédé la place aux tons gris, sombres et vie quotidienne plutôt que de sujets historiques – injustices sociales que subissaient les pauvres en milieu grande dimension, « quinze pieds sur onze pieds » uniformes, et à une palette réduite. Plongées dans une étaient perçues comme étant supérieures aux paysages. rural comme urbain. Les héritiers artistiques de Millet, (quelque quatre mètres cinquante sur trois mètres atmosphère sombre, les formes éthérées se mélangent Bruce admit s’être abstenu de peindre des personnages tels que Julien Dupré et Léon Lhermitte, avaient re- trente), pour le Salon de 1884. Ce tableau devait avoir et se fondent dans un brouillard, formant ainsi une évo- en raison du coût des modèles : « J’ai bien peur que les cours à des images plus idéalisées qui sous-tendaient un pour sujet Beaudeloup ou l’ancien château d’Ancenis, cation poétique de la mélancolie. La meule, de Bruce, se difficultés à surmonter, soit trouver le moyen de les véritable « culte du paysan » à la fin du xixe siècle44. En situé au bord de la Loire. La description suivante offre distingue par sa chaleur et sa matérialité de la froideur payer, soient trop importantes . » comparaison, les paysans de Bruce sont non idéalisés, un aperçu de ce que Bruce estimait être son accomplis- et du mystère qui enveloppe l’œuvre de O’Meara. Bruce sement dans La meule : « Il n’y aura que des murs de se conformait au naturalisme, tandis que la démarche tait de faire poser des modèles, contrairement à la pein- vision stéréotypée qu’en donnaient les disciples anglo- pierre grises et des religieuses vêtues de noir, des buis- de O’Meara était personnelle, presque symboliste. ture de paysages qui pouvait se faire spontanément sur phones de Bastien-Lepage. Ces derniers choisissaient sons de genévrier dans une bruyère déserte – le tout Leurs procédés formels étaient apparentés, mais utili- le motif, quoique, dans les faits, elle était souvent basée des images agréables et évitaient tout commentaire sur inondé par les rayons dorés de la lune, un rêve, des sés à des fins différentes. sur des esquisses, et donc sur un certain recours à l’arti- les conditions sociales. Ils ménageaient les susceptibili- 33 42 La représentation de la figure humaine nécessi- La peinture rustique fut popularisée par quoique domestiqués, réduits, comme sa vieillarde, à la teintes citronnées et grises à faire pleurer [...] J’ai vu de Parmi les contemporains des deux artistes figu- fice, bien que dans une moindre mesure. Même si les tés des bourgeois – et potentiels mécènes – de leurs pays nombreuses peintures sur le thème, mais aucun n’avait rait Jean-Charles Cazin, un praticien du tonalisme hau- personnages étaient représentés en extérieur, comme d’origine au moyen de représentations aseptisées et de réel caractère. Le clair de lune doit figurer dans toute tement respecté. Cazin était à Grez en 1880, et il est pos- dans les tableaux naturalistes, il ne s’agissait pas de édulcorées qui ne risquaient pas de choquer. Bastien-Le- sa splendeur35. » Le tonalisme n’était pas ici un simple sible que O’Meara l’ait connu personnellement. Alors pleinairisme à proprement parler, bien qu’on cherchât page, en revanche, visait un réalisme sans compromis outil de construction formelle, mais un mode d’expres- qu’il peignait La meule, Bruce écrivit au sujet d’une ex- immanquablement à leur donner un air naturel comme et s’autorisait à dépeindre la laideur et la misère de la sion distinct, où la poésie remplaçait la prose. Comme position de l’artiste à la Galerie Georges Petit à Paris : s’ils avaient été saisis sur le vif. De nombreux peintres condition humaine. il le mentionna ailleurs : « Une de mes plus grandes « Les peintures de Cazin sont les plus réussies. […] Ca- naturalistes sont même allés jusqu’à utiliser des photo- améliorations a été de réussir à éviter les sujets dénués zin est considéré au pays comme le Corot d’au- graphies comme aide-mémoire. La peinture de person- d’intérêt artistique et de tenter d’entrer en harmonie jourd’hui39. » Or les meules de foin constituaient un des nages impliquait donc une approche picturale fonda- avec la nature avant de chercher à la traduire en pein- thèmes de prédilection de l’artiste40, tout comme des im- mentalement différente, en plus d’être plus coûteuse. ture . » Baignée dans la douce lumière jaune-orangée pressionnistes, malgré son caractère quelque peu rétro du jour qui pointe et caractérisée par une économie de puisqu’on le retrouvait aussi chez les adeptes de l’école tique, faisait partie du répertoire de la plupart des inspiré d’une illumination qu’il avait eu à Chailly, un détails, La meule devient un véritable poème visuel. Cet de Barbizon, notamment chez Millet. Cazin rajeunit peintres anglophones du clan naturaliste. Il était village voisin. C’est ce qui devint le point de départ de 36 42 Ross Fox La représentation de paysans, ou peinture rus- Temps passé Alors qu’il travaillait au tableau Vieille femme lisant45, Bruce fut soudainement fasciné par un autre sujet, 43 Barbizon sa peinture Temps passé (cat. 17), sans conteste son penchée [...]. L’auréole autour de la tête de la fil- regorge de nostalgie. Isolée dans sa solitude, la vieille certain intérêt de la part des critiques, l’œuvre n’a pas œuvre la plus importante de l’époque de Barbizon46. lette était parfaite49. femme est absorbée par la contemplation de sa vie. connu le succès que Bruce escomptait. Il déclara néan- Bruce explore un état d’esprit dans lequel les enfants moins : « J’ai l’honneur d’avoir présenté l’œuvre la plus importante parmi celles de tous les artistes anglais, ca- Les champs dorés étaient inondés d’une lumière Bruce était persuadé que ce tableau serait le chef-d’œu- qui dansent, de par leur emplacement au loin, de- céleste. Ma vieille paysanne était assise là, perdue vre qui lui permettrait de redresser sa situation viennent une sorte de matérialisation symbolique de nadiens ou américains (à l’exception de Hawkins) qui dans ses pensées. Devant elle se trouvait ce qui, à financière précaire : « Je sens que cette peinture va mar- ses pensées. Quelques éléments dans le tableau ren- exposent au Salon cette année. [...] Ces paroles première vue, semblait être à un ange baigné de quer un tournant dans ma carrière50. » La toile fut réal- forcent ce thème. Les chardons qui entourent le person- viennent de la bouche d’un peintre américain qui fait lumière et drapé de blanc, avec une auréole lumi- isée dans le jardin de la vieille femme à Chailly, où nage évoquent les épreuves et les difficultés qu’elle a partie du gratin56. » Bruce se vante exagérément. L’Amé- neuse dorée autour de la tête. [...] Des voix en- Bruce se rendait quotidiennement. connues. Outre son expérience personnelle, Bruce s’est ricain Charles Sprague Pearce s’était vu décerner la mé- inspiré du Livre de Job, notamment pour la souche daille de troisième classe pour sa peinture La prière57. Et D’autres ajustements s’imposèrent avant qu’il jouées d’enfants retentissaient de l’autre côté du mur du jardin. Puis, de petites têtes se sont déta- décide de la composition finale. Notamment, l’église fut d’arbre : « L’arbre est espérance. Quand on le coupe, il la peinture Pauvres gens, de Hawkins, qui avait été réali- chées de la masse de lumière, chacune entourée rapetissée et déplacée pour rejoindre le mince ruban de repousse53. » Le sujet est non narratif et plutôt de l’ordre sée à Barbizon, ne fut pas primée58. d’un halo doré. Elles étaient là, près du sentier du bâtiments indistincts se profilant à l’horizon. La scène de la métaphore. village, et puis [...], comme un homme à demi représente une vue de la plaine de Bière en direction de éveillé, j’ai aperçu l’imposante église du village, Chailly, un paysage dont l’austérité est accentuée par la même Salon une peinture portant un titre semblable, doise qui vivait à Grez. Selon J. W. L. Forster, Benedicks avec sa dignité silencieuse et sa grande flèche perspective inclinée et l’horizon élevé. Au premier plan Souvenir du passé54. Comme Calvert vivait à Barbizon à avait exprimé le désir de rencontrer Bruce après avoir pointant vers le ciel tout en haut. Le soleil géant à droite, la sombre silhouette grandeur nature de la l’époque, il est possible que les deux artistes aient été au vu sa peinture au Salon59. Elle fit sa connaissance l’an- formait le sommet d’une grande pyramide avec ses vieille apparaît à contre-jour et contraste avec son envi- fait de leurs œuvres respectives. Plus tard cette année-là, née suivante à Grez, et devint plus tard son épouse. doux rayons qui, en se propageant vers le bas, ronnement baigné de lumière. Elle est exécutée avec Calvert exposa son tableau sous un titre différent, Or- semblaient apporter salut et bonheur à précision contrairement au reste de la peinture, qui est phelins. Comme l’a souligné un critique, l’œuvre « repré- l’humanité . traité sommairement. Son environnement immédiat – sente deux enfants sur une falaise à Jersey, l’un d’eux ob- le rocher sur lequel elle est assise, les chardons à proxi- servant avec tristesse des funérailles au loin55 ». Le sujet En 1884, Bruce soumit la peinture Sourire d’automne Bruce se rendit régulièrement à Chailly pour y faire des mité ainsi que la souche sur laquelle germent de nou- rappelle le tableau de Hawkins Les orphelins, de 1881. (cat. 16) à l’Académie royale, mais elle fut refusée. Il la esquisses, car le projet d’y réaliser une peinture était velles pousses à gauche de l’image – est rendu avec Ces correspondances sont le reflet de la connaissance décrivit comme suit : « Une femme âgée et un enfant devenu une obsession. En septembre, il écrivit : « Les minutie. Fait non négligeable, la petite fille et toute al- que ces artistes avaient l’un de l’autre à cette époque. qui chante dans un paysage d’automne. L’enfant est esquisses, dessins et compagnie que j’ai effectués au lusion au halo de sainteté qui l’accompagnait furent cours des dernières semaines pourraient remplir une supprimées de la composition. Avec ce changement, la de la part de Bruce, une observation de première main retrouve un concept similaire dans l’esquisse (fig. 2.10) petite maison48. » Les quelques esquisses qui ont été scène passa d’une peinture religieuse à une peinture des œuvres de Bastien-Lepage, probablement dans les d’un tableau auquel l’artiste travaillait deux ans plus conservées de même que cette lettre permettent de rustique, de l’expérience mystique à l’objectivité natura- salons ou d’autres expositions à Paris, car il en imite re- tôt61. Le paysage y est essentiellement identique. Ce mieux comprendre son processus créatif. La figure 2.8 liste . La fillette fut remplacée par une ronde d’enfants marquablement la technique. La palette aux couleurs sont les personnages qui diffèrent. Dans le dessin montre le projet après qu’il eut été modifié pour inclure dansant au centre du tableau. Cette modification s’ex- atténuées se compose de bleu clair, de mauve, de jaune préparatoire, un groupe de trois personnages de grande la figure d’une fillette qui tend un verre d’eau à la vieille plique difficilement à moins d’y voir un emprunt direct et de vert, et les formes, outre celles situées au premier dimension se profile au centre du premier plan, tandis femme. Comme l’a expliqué Bruce : au tableau Ronde d’enfants (fig. 2.9), de William Stott, plan, se fondent dans une atmosphère vaporeuse. La que la peinture comporte trois petits personnages – qui fut exposé au Salon de 188352. La présence des en- peinture est appliquée à grands coups de pinceau éner- deux sur la gauche au centre du tableau et le troisième L’autre jour, la vieille femme a eu un malaise après fants anime cette composition autrement statique en y giques par touches croisées, selon la technique du pin- au loin à droite. être restée assise trop longtemps au soleil. J’ai en- introduisant du mouvement. Il est possible que Bruce ceau carré, où les couleurs s’imbriquent et s’entre- voyé mon petit modèle lui chercher de l’eau [...] et ait également trouvé une source d’inspiration dans la mêlent. Au premier plan à droite, des sillons tracés l’idée de peindre un groupe de personnages plus d’un voilà que la composition – en fait le tableau tout peinture Le père Jacques (fig. 2.3), de Bastien-Lepage, où dans la peinture avec le bout du manche du pinceau in- an avant d’entreprendre Temps passé. Mais les person- entier qui m’obsédait ces dernières semaines – une fillette est représentée en plein mouvement. Cette diquent la présence de brins d’herbe. nages de grande dimension constituant un nouveau m’est apparue sous une forme tangible. [...] La pe- toile, comme Temps passé, met en opposition la vitalité tite était sur le point de donner le verre à la vieille. de la jeunesse et le calme de la vieillesse. 47 51 Le traitement pictural de Temps passé dénote, Avec Temps passé, Bruce s’approche plus que ja- L’intérêt pour Temps passé vint d’une source inattendue : Caroline Benedicks, une jeune artiste sué- Sourire d’automne amusant et la lumière du soleil est dorée60. » On L’esquisse suggère que Bruce avait contemplé défi pour lui, il est possible qu’il se soit découragé et mais du style de Bastien-Lepage. Il semble tout naturel qu’il ait renoncé. C’est peut-être aussi pour cette raison que cette peinture ait été réalisée l’année de la mort de qu’il laissa tomber la petite fille dans Temps passé. Le thème incontournable pour les artistes travaillant à ce dernier. Aucun autre peintre canadien ne l’a imité de fait d’intégrer pour la première fois un personnage de Grez. Comme le temps file ! La peinture de Bruce manière aussi systématique. Bien qu’elle ait suscité un grande dimension dans un tableau était une tâche C’était absolument exquis. L’inquiétude sur son La rêverie et la méditation constituaient un joli petit visage formait tout un contraste avec le visage sombre de la vieille, dont la tête était 44 Ross Fox Par pure coïncidence, Calvert a présenté au 45 Barbizon suffisante, sans qu’il soit nécessaire d’en ajouter un deu- Le braconnier (fig. 2.12), présenté au Salon de Les naturalistes recouraient fréquemment à la xième ou plus. Il semble qu’il ait remanié sa toile anté- 1885, fut le dernier grand tableau que Bruce réalisa à photographie pour composer leurs œuvres70. Bruce rieure dans Sourire d’automne. Barbizon et sa dernière composition dans l’esprit fran- s’était lui-même porté à la défense de cette pratique à chement naturaliste de Bastien-Lepage. Dans cette peine un an plus tôt lorsque sa mère s’était montrée cri- tableau est un procédé caractéristique du style de Grez, œuvre, le personnage du braconnier, courbé sous le tique à l’égard du peintre Julian Seavey, de Hamilton, que l’on rencontre dans Le lavoir de Grez (fig. 2.4), de poids d’une carcasse de chevreuil, s’impose dans l’es- pour son utilisation de photographies. Il répondit : « Ne Hawkins. Les mauvaises herbes et les ronces au pre- pace, comme s’il était sur le point de sortir de la toile. soyez pas trop dure avec Seavey et son appareil photo, mier plan sont si denses qu’elles forment une seconde Sa posture rappelle celle du vieillard qui transporte son car la photographie offre de belles possibilités. [...] Il faut frise. Ces deux bandes délimitent l’espace pictural dans fagot dans Le père Jacques (fig. 2.3), de Bastien-Lepage. être expert pour savoir quelles informations sont à rete- lequel se trouvent deux personnages à gauche : une L’artiste américain Theodore Robinson peignit un per- nir dans une photographie. Certains de nos meilleurs vieille femme assise de profil et une fillette debout der- sonnage de braconnier comparable (cat. 20) à Barbizon hommes ici adorent la photographie, et ils ont raison [...] rière elle. La vieille est absorbée par son tricot tandis au cours de l’automne 1884, soit en même temps que J’ai vu des photographies prises par des hommes comme que la petite regarde par-delà les limites du cadre, la Bruce. Le fait que les deux personnages partagent des Bastien-Lepage qui sont absolument superbes71. » bouche grande ouverte, comme si elle avait été croquée traits communs soulève la question de savoir si ces ar- sur le vif dans une pose naturelle. Son regard tourné tistes avaient employé le même modèle. La peinture de C’est là qu’il devint un artiste accompli en approfondis- vers l’extérieur interpelle directement le spectateur. En- Robinson était toute petite en comparaison de celle de sant l’approche naturaliste pratiquée par Jules Bas- core une fois, l’attitude contrastée des personnages rap- Bruce, qui était de grande dimension. On peut facile- tien-Lepage et ses disciples, sans pour autant l’imiter pelle celle des protagonistes du Père Jacques (fig. 2.3), de ment imaginer que la peinture de Bruce avait nécessité servilement. Il élaborera sa propre manière de peindre, Bastien-Lepage, et le traitement d’ensemble du tableau plusieurs mois de travail66. Mais aucun modèle, aussi caractérisée par une chaleur subtile, mais omnipré- rejoint la manière de ce dernier. fort fût-il, n’aurait eu la capacité de garder la pose bien sente, grâce au tonalisme. Barbizon permettra égale- longtemps avec un chevreuil sur le dos. Puis il y a la ment à Bruce d’entrer en contact avec un cercle plus question de la carcasse et de la décomposition de la large d’artistes étrangers – surtout des Américains – tels chair qui l’aurait rendue difficile à utiliser en tant que que Louis Welden Hawkins, Edwin Sherwood Calvert, En août 1884, Bruce travaillait au tableau Sieste (fig. modèle. Il est plus plausible que Bruce ait utilisé une ou Theodore Robinson et bien d’autres, relations qui lui se- 2.11), qui consistait en l’image d’« un enfant endormi plusieurs photographies. ront plus tard très utiles. Son art va se transformer par La frise constituée de bâtiments au centre du Les œuvres destinés aux expositions de 1885 près des champs de récolte et de gens qui travaillent au La réponse se trouve dans la photographie Le séjour de Bruce à Barbizon fut formateur. la suite, alors qu’il poursuivra d’autres quêtes artis- loin62 ». L’œuvre partage des affinités formelles et con- Homme et chevreuil mort (fig. 2.13), attribuée à Theodore tiques. La prochaine grande étape dans l’évolution de ceptuelles avec le tableau Les foins (fig. 2.1), de 1877, de Robinson. Le personnage et le paysage y sont iden- sa démarche artistique consistera en la découverte de Bastien-Lepage, qui avait pour thème des paysans au tiques à ceux qui figurent dans le Braconnier, de Robin- l’impressionnisme à Giverny. repos. Bastien-Lepage était aussi reconnu pour ses por- son. Une autre peinture signée « Th. Robinson » et por- traits touchants d’enfants, mais la pose du petit garçon tant l’inscription « Barbizon – 188467 » reproduit avec dans l’œuvre de Bruce évoque plutôt le peintre améric- une extraordinaire précision une photographie du pho- ain Alexander Harrison, particulièrement son Château tographe attitré de Barbizon, Charles Bodmer, repré- en Espagne63. Bastien-Lepage avait vu ce tableau au sentant deux moissonneurs dans un champ de blé, à Salon de 1882. Il en fut fortement impressionné et se lia l’exception d’un détail ajouté, la silhouette de l’église de d’une profonde amitié avec Harrison. Ils étaient si Chailly à l’horizon68. Ce type de copies cadre avec la dé- proches qu’au moment de la mort de Bastien-Lepage marche de Robinson, car on sait qu’il avait recours à la beaucoup voyaient en Harrison son héritier artistique64. photographie pour composer ses œuvres. Il reproduisait Bruce avait également des liens avec Harrison à cette aussi des images réalisées par d’autres photographes, y époque. Il connaissait donc probablement sa peinture compris Bodmer69. Il est probable que Bruce ait été in- au moment où il travaillait à Sieste, qu’il considérait fluencé par la démarche de Robinson au moment de comme étant « sans doute mon meilleur tableau jusqu’à leur rencontre à Barbizon. Tout semble indiquer que maintenant65 ». L’œuvre fut exposée à l’Académie royale Bruce se serait basé sur une photographie datant de la et à la Walker Art Gallery en 1885. même époque qu’Homme et chevreuil mort. 46 Ross Fox 47 Barbizon Notes 15 Ibid. 1 16 Originaire de Norval (Halton Hills), en Ontario, John Wycliffe Lowes Forster (1850-1938) étudia à l’Académie Julian de 1879 à 1882. Il est principalement connu pour ses portraits. 2 Le nom de John Pinhey figure dans le Catalogue général des élèves : répertoire alphabétique de 1881 de l’Académie Julian. Archives nationales, Paris, AS-63 1. Voir également Samuel Montiège, L’Académie Julian et ses élèves canadiens, Paris, 1880- 1900, Thèse de doctorat, Université de Montréal, 2011, p. 223-233. 3 J. W. L. Forster, Under the Studio Light: Leaves from a Portrait Painter’s Sketch Book, Toronto, The Macmillan Company of Canada Limited, 1928, p. 21. 4 Tobi Bruce, « “I Have Arrived”: Canadian Painters Journey to the Paris Salons », in Tobi Bruce and Patrick Shaw Cable, The French Connection: Canadian Painters at the Paris Salons 1880-1900, Hamilton, Art Gallery of Hamilton, 2011, p. 36-39. 5 William Blair Bruce, lettre à sa mère et à sa grand-mère, 25 mars 1882, in Joan Murray (dir.), Letters Home 1859-1906: The Letters of William Blair Bruce, Moonbeam, Penumbra Press, 1982, p. 47. 6 Bruce, lettre à sa mère et à sa grand-mère, 21 juillet 1881, in Murray, Letters Home, p. 37. 7 Marie-Madeleine Aubrun, Jules Bastien-Lepage 1848-1884 : catalogue raisonné de l’œuvre, Paris, Imprimerie Chiffoleau, 1985, p. 132-135, 212-213 et 222-224; Serge Lemoine et collab., Jules Bastien-Lepage (1848–1884), Paris, musée d’Orsay et Nicolas Chaudun, 2007, p. 96-97, 101, cat. no 20; p. 148-49, cat. no 50; p. 152-53, cat. no 52. 8 André Theuriet, Jules Bastien-Lepage: l’homme et l’artiste, Paris, G. Charpentier et Cie, 1885. 9 Gabriel P. Weisberg, Beyond Impressionism: The Naturalist Impulse in European Art 1860-1905, Londres, Thames and Hudson, 1992, p. 61-67. 10 Lucas Bonekamp, Louis Welden Hawkins 1849-1910, Amsterdam, Van Gogh Museum, 1993, p. 26-27, cat. no 1. 11 L’influent Albert Wolff déplora même qu’il n’ait pas obtenu une distinction supérieure, mentionnant qu’il était une des figures de premier plan de la « nouvelle école de peinture ». « Le tableau de M. Hawkins est […] une des œuvres les plus complètes de la jeune école. » (« Les médailles », Le Figaro [Paris], 30 mai 1881.) 12 Bruce exprima de l’admiration pour cette peinture : « Le tableau de Hawkins est très beau, très fidèle à mère Nature en effet. » (Bruce, lettre à sa mère et à sa grand-mère, 9 mai 1882, in Murray, Letters Home, p. 51.) 13 Le critique d’art contemporain E. H. reconnaissait le rôle de Hawkins : « Rien n’était si délicieux que les petites paysannes de ce dernier [Hawkins], à l’Exposition [au Salon] de 1881. Par malheur, les imitateurs n’ont pas tardé à affluer, et c’est ainsi qu’il s’est formé dans les villages avoisinant la forêt de Fontainebleau, une sorte d’école anglo-américaine dont la manière est aisément reconnaissable. » (E. H., « Le Salon de 1883 », Revue des Chefs-d’Œuvre [anciens et modernes], vol. 2 [1883], p. vii.) 14 Bruce, lettre à sa mère et à sa grand-mère, 25 mars 1882, in Murray, Letters Home, p. 47. Peu connue aujourd’hui, l’œuvre de Calvert n’a pas encore fait l’objet d’étude approfondie. Ce peintre remporta pourtant un certain succès au cours de sa vie et il exposa abondamment, y compris au Canada. Voir « Death of a Well-Known Artist », Evening Telegraph (Angus, Écosse), 5 avril 1898. Le Musée des beaux-arts de Hamilton conserve une de ses peintures, Paysage au crépuscule (75.29). 17Forster, Under the Studio Light, p. 21-22. 18 Cette peinture valut à Calvert d’être qualifié de « vrai Barbizonniste » par le critique Maurice du Seigneur. (L’art et les artistes du Salon de 1882, Paris, Aux bureaux de l’artiste, 1882, p. 67.) 19 « Mr. Calvert’s Exhibition », The Morning Post (Londres), 4 décembre 1884. Il avait une adresse à Barbizon, comme mentionné dans Explication des ouvrages de peinture, sculpture, architecture, gravure et lithographie des artistes vivants exposés aux Palais des Champs-Élysées le 1er Mai 1884, 2e éd., Paris, E. Bernard et Cie, 1884, p. 40. 20 Vendu chez Waddington’s, à Toronto, le 2 décembre 2008, lot 154. 21 Parmi les exemples d’œuvres de Hawkins, mentionnons Dimanche, in Anne Koval, Louis Welden Hawkins: Shades of Grey, Sackville, Owens Art Gallery, 2010, p. 22, fig. 10 et 31, cat. no 8 (ill.), et L’oiseau mort, vendu chez Aspire Auctions, Cleveland (Ohio), le 6 septembre 2012, lot 45 (ill.). On retrouve ce type de personnage dans la gravure d’Un rêve de midi, d’après Stott (voir François-Guillaume Dumas [dir.], The Illustrated Catalogue of the Paris Salon, Londres, Hamilton Adams and Co., 1881, p. 169 [ill.].) 53 Bruce, lettre à sa mère et à sa tante, 9 avril 1884, in Murray, Letters Home, p. 92-93. 36 Bruce, lettre à sa mère et à sa grand-mère, 1er mai 1883, in Murray, Letters Home, p. 77. 54 François-Guillaume Dumas (dir.), 1884 Livret illustré du Salon, Supplément, Paris, L. Baschet, 1884, p. 333 (ill.). 37 Bruce, lettre à sa mère et à sa grand-mère, 27 décembre 1882, in Murray, Letters Home, p. 67. 55 « Minor Exhibitions », The Academy, 13 décembre 1884, p. 401. 38 Mary Stratton Ryan, « Frank O’Meara’s Muse », Irish Arts Review, vol. 28, no. 1 (printemps 2011), p. 92-97; Julian Campbell, Frank O’Meara and His Contemporaries, Dublin, Hugh Lane Municipal Gallery of Modern Art, 1989, p. 40-41. 39 Bruce, lettre à sa mère et à sa grand-mère, 9 janvier 1883, in Murray, Letters Home, p. 70. 40 Comme dans Meules au clair de lune. Voir St. Charles Gallery Inc., 21-22 novembre 2009, lot 287 (ill.). 41 Paul Desjardins, « En mémoire de Jean-Charles Cazin », Gazette des beaux-arts, vol. 3, no. 26 (septembre 1901), p. 186. Les vergers constituaient un thème apprécié des naturalistes comme des impressionnistes. Des documents attestent que Calvert aurait peint plusieurs vergers au début des années 1880, dont certains à Barbizon (voir Jeune fille et chèvre, fig. 2.5). 27 « Walker Art Gallery », Liverpool Mercury, 1er novembre 1883. 28 Albert Boime, The Academy and French Painting in the Nineteenth Century, Londres, Phaidon, 1971, p. 16-17. 29 « Impressionist Pictures, as Illustrated in the Autumn Exhibition », Liverpool Mercury, 19 septembre 1883. 30 Bruce, lettre à sa mère et à sa grand-mère, 30 août 1882, in Murray, Letters Home, p. 58. 31 Bruce, lettre à sa mère et à sa grand-mère, 9 janvier 1883, in Murray, Letters Home, p. 70. 32 Bruce, lettre à son père, 9 janvier 1883, in Murray, Letters Home, p. 71. 33 Bruce, lettre à sa mère et à sa grand-mère, 9 mars 1883, in Murray, Letters Home, p. 73. 58 Explication des ouvrages, p. 107. 59Forster, Under the Studio Light, p. 22. 61 Bruce, lettre à sa mère et à sa grand-mère, 14 juillet 1882, in Murray, Letters Home, p. 54. 44 Gabriel P. Weisberg, The Realist Tradition: French Painting and Drawing 1830-1900, Cleveland, Cleveland Museum of Art et Indiana University Press, 1981, p. 230-231. 45 Il est peu probable qu’il ait terminé cette peinture. 46 Pour une analyse de Temps passé, voir Arlene Gehmacher, William Blair Bruce: Painting for Posterity, Hamilton, Art Gallery of Hamilton, 1999, p. 14-16. 48 Bruce, lettre à sa mère et à sa tante, 11 septembre 1883, in Murray, Letters Home, p. 83. 26 Dumas (dir.), 1884 Catalogue illustré du Salon, p. 14. (ill.); Explication des ouvrages, xiii, p. 167. Pearce, qui avait aussi remporté une médaille de troisième classe l’année précédente, était un artiste alors bien établi en France et ses peintures avaient des acheteurs. (Mary Lublin, A Rare Elegance: The Paintings of Charles Sprague Pearce (1851-1914), New York, The Jordan-Volpe Gallery, 1993, p. 24, 29.) 43 Bruce, lettre à sa mère, août 1883, in Murray, Letters Home, p. 81. 23 Ibid. 25 Autre exemple de Hawkins, Le retour au foyer, vendu chez Sotheby Parke Bernet & Co., le 18 juillet 1984, lot 240 (ill.). 57 60 Bruce, lettre à sa mère et à sa tante, 9 avril 1884, in Murray, Letters Home, p. 92. 47 Bruce, lettre à sa mère et à sa tante, 11 août 1883, in Murray, Letters Home, p. 82. 24 Bruce, lettre à sa mère et à sa grand-mère, 13 août 1882, in Murray, Letters Home, p. 56. 56 Bruce, lettre à sa mère et à sa tante, 4 mai 1884, in Murray, Letters Home, p. 95. 42 Bruce, lettre à sa mère et à sa grand-mère, 9 mai 1883, in Murray, Letters Home, p. 77. 22 Bruce, lettre à sa mère et à sa grand-mère, 14 juillet 1882, in Murray, Letters Home, p. 54. 34 Bruce, lettre à sa mère et à sa grand-mère, 20 mars 1883, in Murray, Letters Home, p. 75. 48 Ross Fox 35 Bruce, lettre à sa mère et à sa grand-mère, 8 avril 1883, in Murray, Letters Home, p. 75-76. 49 Ibid., p. 83-84. 50 Ibid., p. 84. 51 Peut-être avait-il tiré un enseignement des critiques caustiques dont avait fait l’objet le tableau Jeanne d’Arc (1879), de Bastien- Lepage, au Metropolitan Museum of Art, qui avait été décrié parce que les spectres des saints interpellant Jeanne d’Arc de leur voix céleste lors de sa transe visionnaire y étaient représentés plutôt qu’évoqués en tant qu’expérience intériorisée. Son application du naturalisme à des sujets religieux fut dès lors perçue comme un échec. (Dominique Lobstein, « Jules Bastien- Lepage [1848-1884] », in Lemoine et collab., Jules Bastien-Lepage, p. 32-34.) Il se peut également que Bruce ait suivi l’exemple de Hawkins qui avait éliminé une représentation surréelle du même ordre dans une peinture destinée au Salon de 1883, ainsi que Bruce lui-même le rapporte : « Il a supprimé l’esprit pour ne conserver que la fillette en prière. » (Bruce, lettre à sa mère et à sa grand-mère, 27 décembre 1882, in Murray, Letters Home, p. 67.) Ce commentaire fait sans doute allusion à Dimanche, reproduit dans Koval, Louis Welden Hawkins, p. 31, cat. no 8. 52 Par son tonalisme, son application fine et étendue de la peinture et sa « qualité méditative et mélancolique », il se rapproche de l’œuvre de O’Meara. (Roger Brown, William Stott of Oldham 1857-1900: “A Comet Rushing to the Sun”, Londres, Paul Holberton Publishing et Galerie Oldham, 2003, p. 26-27.) 62 Bruce, lettre à sa mère, 1er octobre 1884, in Murray, Letters Home, p. 100. 63 Annette Blaugrund, Paris 1889: American Artists at the Universal Exposition, Philadelphie, Pennsylvania Academy of the Fine Arts; New York, Harry N. Abrams, 1989, p. 161-162, fig. 139. 64 Emmanuelle Amiot-Saulnier, « Influence de Jules Bastien- Lepage : un passage vers la modernité », in Lemoine et collab., Jules Bastien-Lepage, p. 66-67. 65 Bruce, lettre à sa mère, 16 décembre 1884, in Murray, Letters Home, p. 103. 66 Bruce avait du mal avec son tableau au moment où il écrivit à sa mère, le 16 décembre 1885 : « Si seulement je pouvais terminer mon tableau Le Braconnier pour le Salon », (in Murray, Letters Home, p. 103.) 67 Christie’s, New York, 22 mai 1991, lot 141 (ill.). 68 Elle s’intitule Travaux dans les champs. Récolte du blé et est signée Charles Bodmer. (Ader-Kapandji Morhange, Paris, 21 novembre 2010, lot 35 [ill.].) 69 Stephanie Mayer, First Exposure: The Sketchbooks and Photographs of Theodore Robinson, Chicago, Terra Foundation for American Art, 2000, p. 35. L’inscription « C. Bodmer ’79 » sur la plaque photographique ne permet pas de déterminer avec certitude lequel de Bodmer ou de Robinson est l’auteur de la dite photographie. La Terra Foundation for American Art l’attribue actuellement à Theodore Robinson. 70 Pour une analyse sur la photographie et les naturalistes, voir Weisberg, Beyond Impressionism, p. 24-47. 71 Bruce, lettre à sa mère et à sa tante, 11 décembre 1883, in Murray, Letters Home, p. 89-90. 49 « La plus belle des campagnes que j’ai jamais visitées » : William Blair Bruce à Giverny William H. Gerdts 50 détail, cat. 30 Giverny, France 51 Giverny À la fin du xixe siècle, Giverny était un petit village rural l’école à Vernon, qui était le deuxième bourg en impor- mit à changer, bien que lentement. Sa première exposi- venir l’hôtel Baudy (fig. 3.2). Le lieu hébergera des français de moins de trois cents habitants situé près de tance de l’Eure. Il se trouvait directement sur la ligne de tion individuelle à la Galerie Durand-Ruel à Paris, en générations d’artistes, de même que des musiciens, des la rive nord de la Seine, à mi-chemin entre Paris et chemin de fer entre Paris et Rouen, mais il existait en février 1883, avait connu peu de succès. La même an- journalistes, d’autres visiteurs aux professions diverses Rouen, dans le département de l’Eure (fig. 3.1). Sur la ce temps-là un deuxième pont ferroviaire – le Pont de née, ses œuvres impressionnistes furent présentées et des touristes, tandis que ceux qui louaient une pro- rive sud du fleuve, face à Giverny, s’élevaient des col- fer, construit en 1870 à un kilomètre en aval – qui servait pour la première fois aux États-Unis dans le cadre de la priété pouvaient toujours venir y prendre leurs repas. lines boisées escarpées. Le village consistait essentielle- de voie secondaire de Vernon vers l’est au nord de Gi- Foreign Exhibition, à Boston, qui comprenait une petite L’hôtel Baudy devint le principal lieu de rencontre des ment de deux rues bordées de maisons basses en pierre sors, et qui faisait une première escale à la petite gare sélection de tableaux de l’artiste et de quelques-uns de artistes de différentes nationalités qui peuplaient la co- recouvertes de stuc rose ou vert délavé, avec des toits de de Giverny1. ses confrères impressionnistes, lesquels avaient été en- lonie. Les artistes français étaient rares parmi la clien- voyés par le marchand parisien Paul Durand-Ruel. tèle internationale du Baudy, mais Paul Cézanne y sé- rue », ou la rue du village, et le chemin du Roy, route sionniste Claude Monet, ses deux fils – nés de son Trois ans plus tard, les œuvres de Monet – quarante-neuf journa en 1894. De nombreuses personnalités connues, principale qui reliait Vernon et Gasny, situé à faible dis- union avec sa défunte femme, Camille –, sa compagne, peintures – constituèrent la majeure partie de l’exposi- comme Mary Cassatt, y furent de passage pour rendre tance au nord-est. Elles étaient coupées par des allées Alice Hoschedé, ainsi que les quatre enfants Hoschedé tion des grands impressionnistes français organisée visite à Monet. tout juste assez larges pour laisser passer les charrettes. s’installèrent à Giverny. Les deux familles avaient par Durand-Ruel à l’American Art Galleries à New York, Derrière les murs qui longeaient les chaussées se dissi- d’abord vécu ensemble à Vétheuil au bord de la Seine, à ce qui entraîna dès lors une augmentation sans cesse cause le récit de la fondation de la colonie. Dans un mulaient des basses-cours et des poulaillers au-dessus soixante-quatre kilomètres au nord de Paris, avec le croissante de la demande de la part de mécènes écrit daté du 8 mars 1895, le frère de John Leslie Breck, desquels pointaient les cimes d’arbres fruitiers. Pour ga- mari d’Alice – et mécène de Monet –, Ernest Hoschedé. américains. Edward, se rappelle qu’il était le « seul profane dans le gner leur vie, les villageois cultivaient des céréales sur Ce dernier, qui avait fait faillite, était retourné à Paris, les basses plaines des Ajoux et de La Prairie ainsi que mais sa famille était restée avec Monet. Toutefois, à la sur les flancs des collines qui dominaient le village. Les fin de 1881, Monet, qui n’avait plus les moyens de gar- plaines étaient réservées aux grandes cultures tandis der la maison de Vétheuil, déménagea à Poissy, un fau- Comme il a déjà été démontré, Bruce a essentiellement Fourges, situé non loin dans l’Eure. Flânant dans la val- que les coteaux étaient divisés en lots de manière à ce bourg industriel populeux de la banlieue ouest de Paris. élaboré sa démarche artistique professionnelle au cours lée à l’approche de la Seine après avoir quitté Coquand, que chaque famille du village puisse y cultiver les ali- Poissy avait peu à offrir pour stimuler l’inspiration de de ses années passées à Barbizon, première colonie d’ar- ils découvrirent Giverny par hasard et furent enchantés ments de son choix. Sur la colline de plus en plus escar- Monet. Lorsque son bail prit fin, le peintre ratissa la tistes en France à attirer des élèves et de jeunes artistes par « la beauté transcendante du paysage ». Ils écri- pée qui se terminait en falaises de calcaire – « Les campagne près de Vernon. Il fit plusieurs fois le trajet à de Paris et d’autres centres urbains dotés de presti- virent à leurs amis à Paris : « Nous avons trouvé le para- Grosses Pierres » qui surplombaient vertigineusement bord du petit train qui allait de Vernon à Gisors en em- gieuses écoles d’art. Barbizon fut le lieu de résidence de dis, il ne nous reste plus qu’à en jouir. » Robinson, Wen- la vallée de l’Epte –, il y avait un chemin qui contour- pruntant la ligne Pacy-sur-Eure le long de l’Epte, et dé- Jean-François Millet jusqu’à sa mort en 1875, comme del, Bruce et Breck reçurent l’invitation et gagnèrent la nait les parcelles de terre au-dessus de Giverny, et qui couvrit ainsi Giverny, où il s’installa avec sa famille et Giverny fut celui de Monet à partir de 1883. Les autres région sur-le-champ, pour n’apprendre que par la suite menait au Bois-Jérôme en passant par les Bruyères. En vécut jusqu’à sa mort en 1926. Monet y avait déniché communautés artistiques, telles que les colonies de Grez que Monet lui-même y vivait3. plus de cultiver des céréales, les paysans faisaient paître une grande maison à deux étages, la Maison du Pres- et de Bretagne, se formèrent pour des motifs différents. du bétail et fabriquaient du cidre avec les fruits récoltés soir, qui était située entre la ruelle LeRoy et la rue de dans les vergers. Parmi les principaux bâtiments du vil- l’Amiscourt et était entourée d’un terrain de deux acres plus juste, l’origine de la colonie d’artistes à Giverny dé- pour la simple et bonne raison que le village, le paysage lage figuraient trois moulins, l’atelier du maréchal-fer- et demi comportant plusieurs dépendances, un verger coulerait de la décision commune, prise au printemps et Monet étaient déjà connus de plusieurs. Theodore rant, la mairie et l’église romane de Sainte-Radegonde, et des jardins de fleurs qui s’étendaient jusqu’au chemin 1887 par sept jeunes artistes et étudiants en art des Robinson avait rendu visite à Monet en 1885 en compa- dont certaines parties dataient du xie siècle. Il y avait du Roy. Au départ, Monet louait la propriété à Louis-Jo- États-Unis et du Canada, d’aller passer l’été quelque gnie d’un ami commun, le peintre paysagiste Ferdinand aussi des moulins dans les villages voisins, et celui de seph Singeot (qui s’était retiré à Vernon), puis, en no- part aux abords de la Seine dans un lieu propice à la Deconchy, qui possédait une maison de campagne dans Limetz, qui était situé à quelques kilomètres au sud-est vembre 1890, il put enfin l’acheter grâce à son succès peinture de paysage. Le groupe aurait été composé des le village voisin de Gasny4. Et comme l’a écrit Edward de Giverny et qui était alimenté par un affluent de la commercial en tant que peintre. Aussitôt installé à la Américains Theodore Robinson, Willard Metcalf, Louis Breck, Metcalf était allé à Giverny en 1885 pour y visiter Seine (le bras de l’Epte), était particulièrement apprécié Maison du Pressoir, Monet entreprit des travaux de ré- Ritter, Theodore Wendel, John Leslie Breck et Henry son ancien camarade d’études, Paul Coquand, qui avait des artistes. Deux bras de la Seine passaient par Giver- novation, annexant à la maison principale une grange Fitch Taylor ainsi que du Canadien William Blair repris le château de son père à Fourges, un village voi- ny même : l’Epte et un petit cours d’eau nommé le Ru. attenante qui servit d’abord d’atelier, puis de salon fa- Bruce. À un certain moment, Willard Metcalf aurait ap- sin de Gasny près de l’Epte, tout juste à une dizaine de Vernon, à deux kilomètres de distance, était relié au ha- milial. Il remplaça également le potager devant la mai- proché la famille Baudy, qui tenait un bar-tabac, et l’au- kilomètres de Giverny. Coquand connaissait Monet et, meau de Vernonnet par un pont sur la Seine situé à son par un jardin de fleurs et acquit la Maison Bleue à rait persuadée d’héberger des artistes chez elle, puis de de toute façon, Metcalf y était de nouveau en mai-juin quelques kilomètres en aval de Giverny. À l’époque, l’autre bout du village afin d’y aménager un nouveau leur louer des chambres et de leur aménager un atelier 1886; plusieurs de ses tableaux de Giverny sont datés quelques familles de Giverny envoyaient leurs enfants à potager2. À cette même époque, le destin de l’artiste se après avoir agrandi l’établissement, lequel finira par de- de cette année-là. Il aurait déjeuné avec Monet et peint chaume ou d’ardoise. Ces rues s’appelaient la « grand- 52 William H. Gerdts Au printemps de 1883, le grand peintre impres- La fondation de la colonie artistique Plusieurs témoignages divergents ont remis en petit groupe d’artistes » qui s’installa à Giverny après que Metcalf et Ritter eurent rendu visite à leur ami peintre français, Paul Coquand, à son château de Selon l’interprétation courante, et sans doute la Cette version est toutefois improbable. Selon toute vraisemblance, les artistes ont choisi Giverny 53 Giverny dans son jardin en compagnie d’une personne dont on grande majorité des autres artistes afin d’éviter qu’ils il l’écrivit à sa mère, il s’était installé « dans cette si belle enregistra son premier hôte, Jaime Vilallonga, un artiste ignore l’identité5. Il s’agissait probablement de Wendel, envahissent le lieu10 ». Bruce dressa la liste de ses futurs région de la France, avec la Seine quasiment à nos pieds. espagnol de Barcelone. Bien que la plupart des auteurs car plusieurs tableaux connus de ce dernier sont égale- colocataires : en plus de Metcalf et de Theodore Wen- Le village est vraiment supérieur à Barbizon sur tous les qui ont écrit sur Giverny évoquent l’indifférence voire ment datés de 1886. Metcalf revint à Giverny en sep- del11, il y avait Theodore Robinson et Henry Fitch Tay- plans14 ». Bruce faisait sans doute allusion à l’esthétique l’hostilité de Monet à l’égard des artistes de la colonie, tembre et emmena Michel, le fils de Monet, et Jean-Pierre lor, avec qui il avait séjourné à Grez, en 1885, et qui sem- plus moderne, caractérisée par la liberté de la touche et ce n’était pas le cas avec les membres fondateurs. Bien Hoschedé, le fils d’Alice, faire des balades botaniques. blaient être ses meilleurs amis artistes à l’époque. Bruce l’intérêt pour la couleur, la lumière et l’atmosphère, que entendu, Monet entretenait déjà des liens amicaux avec Et si l’affirmation d’Edward Breck est exacte concernant s’attendait aussi à ce qu’Alexander Harrison soit des ses collègues et lui avaient adoptée à Giverny. Et à Ben- Robinson et Metcalf avant 1887; mais une carte de la la visite de Ritter à Coquand en compagnie de Metcalf, leurs. Il avait dit à sa mère qu’ils seraient six à occuper edicks, il relata être « dans la plus belle et la plus roman- part de madame Hoschedé, conservée dans les archives Ritter aurait lui aussi connu Giverny en 1885. la maison, mais ils ne furent en fait que cinq. Le si- tique des campagnes que j’ai jamais visitées. Nous vivons de Brucebo, témoigne des bonnes relations de Bruce xième auquel il faisait allusion devait être Alexander dans une vieille maison de ferme tout à fait charmante, avec le ménage Monet-Hoschedé20. Dans cette carte, fondation de la colonie artistique est documentée dans Harrison, dont le frère, l’artiste Birge Harrison, était à meublée de façon des plus pittoresques et confortables malheureusement non datée, madame Hoschedé pré- sa correspondance avec sa famille au Canada et dans l’époque bien établi au sein de la colonie d’artistes [...] près de collines vallonnées et de jolis ruisseaux. sente ses « félicitations » à Bruce, très probablement ses lettres hebdomadaires à la sculpteure suédoise Ca- d’Étaples. Alexander ne fit jamais partie de la colonie, Imaginez deux grands ruisseaux longeant un fleuve, de pour son admission au Salon (ce qui suppose que la roline Benedicks, qu’il épousera après son séjour à Gi- bien qu’il effectuât une visite de quelques jours à Giver- bonnes vieilles routes et une foule de gens charmants15 ». carte aurait été écrite durant la seconde saison que verny. Il y demeura de l’été 1887 au printemps 1888, en- ny en janvier 1888 et séjourna au Baudy. Bruce espérait Bruce décrivit à Benedicks le « long et vaste atelier muni Bruce a passé à Giverny, soit entre la fin de l’hiver et le trecoupant son séjour par un voyage hivernal de deux aussi que se joigne à eux un autre peintre américain qui d’un grand miroir d’un côté et d’un énorme foyer de début du printemps 1888). Elle fait également allusion mois en Suède pour retrouver Benedicks et sa famille. était alors en France, Gaines Ruger Donoho, également l’autre » que les artistes avaient tapissé de croquis . Le à une invitation à la résidence Monet-Hoschedé, puisque Le couple avait fait connaissance par l’entremise de un confrère de Grez12. Robinson et Metcalf effectuèrent fascinant dessin à l’encre L’intérieur de la ferme, Giverny madame Hoschedé mentionne que Breck et Metcalf Taylor dans la colonie d’artistes de Grez en juin 1885, et possiblement le voyage à Giverny ensemble; et le 26 mai (cat. 27) donne une certaine idée de l’atmosphère qui ainsi que sa fille Blanche seraient présents le lendemain. il s’était fiancé le 10 octobre de la même année6. 1887, Bruce écrivit à Benedicks qu’il partait le lende- régnait à la Ferme de la Côte. Bien qu’on ne puisse Les artistes de la colonie semblaient en général très bien La participation de William Blair Bruce à la 16 main avec Taylor pour la campagne, ce qui fixe la date établir avec certitude l’identité des deux personnages s’entendre, à l’exception de Robinson qui eut un diffé- ris, lui disant que ses amis et lui n’avaient toujours pas du début de son séjour à Giverny au 27 mai. On a cru lisant, on serait tenté d’identifier l’homme au centre rend avec un des colocataires – Bruce n’indique pas de déterminé où ils passeraient l’été. Ils envisageaient une par le passé que Theodore Wendel faisait aussi partie à Robinson, avec qui il présente une certaine ressem- qui il s’agit –, ce qui le poussa à déménager pour s’instal- région côtière. Ritter et Metcalf avaient visité Ault, un de la colonie dès ses débuts, mais il était alors à Flo- blance; étant donné la profonde amitié qui l’unissait ler à l’hôtel Baudy à partir du 18 septembre21. Les hommes village situé sur le littoral au nord-est de Dieppe, mais rence, et ne s’y est joint que le 18 ou le 19 juin. Bruce à Robinson et à Taylor, il est possible que Bruce ait de la maisonnée se rassemblaient souvent à la résidence l’endroit ne leur avait pas plu et ils prirent collective- écrivit à Benedicks le 19 juin au matin que Wendel ve- voulu les intégrer tous les deux dans sa composition. où Breck vivait avec sa mère et son frère. Les soirées ment la décision de rester plus près de Paris7. Le 14 mai, nait d’arriver13. Le 7 mai 1887, Bruce écrivit à Benedicks de Pa- ils avaient arrêté leur choix sur Giverny, Bruce faisant état du caractère « pictural » du paysage à Benedicks. Le La vie dans la colonie : 1887–1888 groupe de jeunes artistes s’établit dans une maison Les liaisons amoureuses ne furent pas complè- musicales étaient fréquentes, car madame Rice était une tement inexistantes au sein de la colonie. Le 17 juillet, pianiste talentueuse tandis que Louis Ritter et Edward Benedicks écrivit à Bruce : « Comment vont M. Taylor Breck, qui chantait également, jouaient tous deux du et sa promise17 ? » Et le 22 juillet, Bruce lui répondit que violon. Bruce mentionne qu’on jouait du Beethoven et louée par Metcalf, à qui chacun payait sa part8, tandis Bruce demeura deux saisons à Giverny. Il y séjourna Taylor avait des « ennuis » avec sa compagne. Les parents du Wagner au clair de lune. Autrement, Bruce consa- que Breck et son frère s’installèrent, conjointement avec d’abord du 27 mai 1887 au mois d’octobre de la même de celle-ci, vraisemblablement français, lui avaient choi- crait ses soirées à lire et à jouer aux cartes et aux échecs, Louis Ritter, dans une autre demeure avec la mère, année, moment où il quitta la région pour se rendre à si un mari, et Bruce croyait qu’ils demeureraient fermes surtout avec Robinson (fig. 3.4). Il y avait parfois de deux fois veuve, des frères Breck, Mme Ellen Frances Stockholm y visiter Benedicks et sa famille. Il retourna dans leur décision – en fait, c’est ce qu’il espérait18. grandes fêtes – des bals masqués et autres choses du Newell Breck Rice. La maison louée par Metcalf, la ensuite à Giverny autour du 12 ou 13 janvier 1888, essen- Somme toute, la vie était agréable à la Ferme de la Côte, genre –, mais il n’existe aucune liste des invités. Il semble Ferme de la Côte (fig. 3.3), était la propriété des Le- tiellement pour terminer son tableau pour le Salon, Le même si l’argent se faisait rare. À un certain moment, peu probable que les paysans du coin y aient été invités, doyen, la famille d’Angelina Baudy qui, avec son mari chasseur fantôme (cat. 39). Une fois le travail accompli, Bruce vint en aide à Robinson et à Taylor, bien qu’il pût bien que l’artiste Paul Coquand, de Fourges, semble Lucien et son fils Gaston, tenait le café-épicerie du Bruce repartit peu après le 7 mai pour retrouver Ben- difficilement se le permettre. La routine des repas, telle avoir été un visiteur régulier de la maison22. coin, lequel allait bientôt devenir l’hôtel Baudy, le lieu edicks en Suède. Les deux saisons où il vécut à Giverny, qu’il la décrivit à Benedicks après son retour à Giverny, de résidence de générations d’artistes étrangers à Giver- Bruce demeura dans la maison louée par Metcalf et, fut probablement la même tout au long de son séjour : domaine à l’entière disposition de Bruce, qui décrivit ny9. Ritter et la famille Breck arrivèrent à Giverny le 20 bien que ses nombreuses lettres à sa fiancée témoignent petit déjeuner composé de chocolat, de rôties et d’œufs leur propriétaire comme « l’homme le plus accueillant mai, et Bruce s’attendait à ce que les autres quittent Pa- de son amour et de son désir d’être avec elle, il semble à huit ou neuf heures, second « déjeuner » à midi et dîner au monde23 », tout en louangeant aussi sa femme et sa ris quelques jours plus tard pour se joindre à eux. Ils avoir toujours apprécié les conditions dans lesquelles à dix-neuf heures19. De manière générale, les artistes fille. Coquand commandera plus tard un portrait de sa s’étaient « gardés de révéler [leur destination] à la il vivait ainsi que l’environnement de Giverny. Comme prenaient leurs repas à l’hôtel Baudy qui, le 6 juillet, petite fille (localisation inconnue) à Bruce24. La visite 54 William H. Gerdts En fait, Coquand avait mis sa demeure et son 55 Giverny attendue de « monsieur Carey » et de « son cousin, mon- tard, le 4 décembre 1888, que Bruce et Benedicks se ma- sieur Chauler [sic]25 » aura une grande importance dans rieront enfin. L’art de Bruce à Giverny cours d’eau était représenté de front avec, de part et d’autre, une dense végétation comme dans Le ruisseau à la carrière de Bruce. Il s’agissait d’Arthur Astor Carey et De retour à Giverny le 13 janvier 1888, après un de John Armstrong Chanler, deux Américains fortunés Comme l’a écrit Katherine Bourguignon : « Giverny se Giverny, de Bruce; soit que l’Epte apparaissait d’un côté séjour de deux mois en Suède suivi d’une escale d’un ou distingu[ait] de Barbizon et des autres villages d’artistes du tableau, tandis des arbres et un terrain herbeux occu- qui étaient les mécènes de Bruce . Ils étaient tous deux deux jours à Paris, Bruce s’installa à nouveau dans la par son paysage normand de vertes collines et de paient le reste de la composition asymétrique, comme attendus vers la fin de l’été 1887, mais Carey ne semble maison où il avait vécu avec ses confrères l’année précé- champs à ciel ouvert, mais aussi, et surtout, par sa situ- dans d’autres toiles de Wendel, de Metcalf et de Bruce. pas avoir séjourné à Giverny avant janvier 1888. À me- dente31. Metcalf avait partagé un appartement à Paris ation à l’écart de sites où se pressent les artistes39. » Quelques-uns des artistes explorèrent les deux modes sure que la nouvelle de la colonie se propageait à Paris, avec Robinson pendant un certain temps, mais autre- Cependant, cet isolement n’allait pas durer au-delà de de composition : L’étang aux nénuphars (fig. 3.7), de d’autres artistes voulurent s’y joindre, mais, comme le ment il était demeuré à Giverny . Les allées et venues la première année d’existence de la colonie. À partir de Metcalf, par exemple, offre une vue plus frontale de la mentionne Bruce, bien que les habitants du village des autres confrères de Bruce n’ont pas été documen- mai-juin 1888, d’autres peintres commencèrent à s’in- rivière, tandis que les deux tableaux de Bruce intitulés aient commencé à construire des ateliers, il leur était tées, et ce dernier n’en fait aucune mention explicite staller à l’hôtel Baudy, tandis que les pionniers, eux, Giverny (cat. 28 et cat. 29) proposent des vues asymé- impossible d’accueillir les collègues de Paris, faute de dans ses lettres. Robinson, qui était resté au Baudy quittaient les lieux, à l’exception de Wendel, qui y passa triques de l’Epte. La facture plus audacieuse et plus libre 26 32 logement . Certains soirs, Bruce aimait faire de lon- jusqu’au 4 janvier, quitta le village au moment où Bruce l’été 1888, et de Robinson et Breck, qui y retournèrent à de ces œuvres témoigne de l’intérêt croissant de Bruce gues promenades dans la paisible campagne éclairée y revint. Bien qu’on ait toujours pensé que Robinson re- plusieurs reprises jusqu’en 189140. Comme l’indiquent pour l’esthétique impressionniste. Le 10 août 1887, il par la lune – il peignit aussi des paysages au clair de tournait aux États-Unis après la plupart de ses séjours à les lettres de Bruce adressées à sa mère et à Benedicks, écrivait à Benedicks que « [de] peur de terminer les lune, comme il l’avait fait à l’occasion d’un retour au Giverny, Bruce rapporta ultérieurement qu’il se trouvait c’était la beauté du paysage qui le fascinait le plus et choses de manière machinale, je préférerais les laisser en Canada en 1885-1886. Et, après une séance de travail in- à Paris en février, et qu’il y travaillait à une peinture de qui, de toute évidence, l’inspirait. Les artistes de la colo- partie à l’état d’ébauche », faisant ainsi sans doute allu- tense surtout consacrée à son grand tableau destiné au Giverny, L’apprenti forgeron (collection particulière), nie s’attachèrent à rendre deux aspects du paysage en sion à la nouvelle liberté picturale qui caractérisait l’im- Salon, il sortait de jour afin de se détendre. Le 20 oc- pour le Salon. Le 24 mars, Bruce transmit par ailleurs particulier : les méandres du Ru et surtout de l’Epte, pressionnisme43. Rivière à Giverny (cat. 37), l’un des rares tobre, Bruce parcourut à pied les seize kilomètres qui sé- les salutations de Robinson et de Taylor à sa mère. Quoi ainsi que les flancs des collines qui surplombaient le vil- paysages givernois connus de l’artiste à avoir été réalisés parent Giverny de Vétheuil, où Monet avait vécu de qu’il en soit, il existe relativement peu de documenta- lage. Curieusement, ils ne s’attardèrent à peindre ni la en 1888, offre un point de vue inusité sur l’Epte depuis 1878 à 1881, spécialement pour y admirer la vieille tion sur les allées et venues des autres compagnons de Seine, qui a inspiré à Monet toute une série d’œuvres en la rive opposée, ce qui permit à Bruce d’intégrer à église du village, l’église Notre-Dame28. l’artiste à Giverny pendant l’hiver 1887-188833. Le mé- 1896-1897, ni le village lui-même ou la population l’œuvre le village et ses collines découpées au loin. cène de Bruce, Arthur Astor Carey, s’enregistra à l’hôtel locale41. Même l’imposante église ancienne de majeur de Giverny. Le 30 juin, Bruce écrivit qu’il était Baudy peu après que l’artiste fut revenu de Suède. Il se Sainte-Radegonde n’a pas retenu leur attention au retrouvés semblent tous avoir été réalisés en 1887. Les récemment allé à Paris avec Taylor pour commander serait rendu à Giverny en compagnie d’Alexander Har- cours de cette première année. Ce n’est que plus tard tableaux de cette période témoignent d’un esprit non des matériaux et s’occuper de certaines affaires essen- rison, très probablement en raison du retour de Bruce34. que viendront les vues du village, comme dans Giverny pas de compétition, mais plutôt d’émulation entre les tielles29. Les artistes arrivaient à garder le contact non L’artiste mentionne également dans une lettre qu’il y (cat. 45), une œuvre de Dawson Dawson-Watson datant artistes, chacun cherchant à élaborer ses propres mé- 27 L’accès facile à Paris constituait un autre attrait Les autres paysages de Bruce qui ont pu être seulement avec leurs collègues de Paris, mais aussi avait un nouveau locataire à la maison : un chien appe- de 1888. À l’instar de ses confrères, Bruce s’est imposé thode et solution par rapport à un thème donné, pour avec ceux des autres colonies artistiques. Le 24 octobre, lé Cinders, qui lui avait mordu le pouce – le gauche heu- en tant que peintre paysagiste. Il fera du paysage de ensuite possiblement les comparer entre elles et en faire Bruce écrivit à Benedicks que le peintre irlandais Frank reusement, ce qui ne l’empêcha pas de peindre35 ! Giverny le sujet de la grande majorité de ses tableaux, y ressortir les différences. Comme le note Nina Lübbren, intégrant à l’occasion quelques fermiers de la région. les artistes ont peint ces vues « comme s’ils s’étaient O’Meara, une des figures centrales de la colonie de Grez, Lorsque Bruce revint à Giverny, le temps était L’Epte, avec ses berges bordées de saules sou- consultés auparavant. Du reste, les choix de sujets avait eu un différend avec l’hôtel Chevillon, où bon agréable, et l’artiste semble avoir passé le plus clair de son nombre de peintres résidaient, et qu’il avait quitté la temps à faire du patin, surtout le soir36. Il avait appris à vent étêtés, fut sans doute le sujet le plus fréquemment n’avaient rien d’exceptionnel44 ». Chaque tableau plonge colonie. Il mentionne également que le peintre améri- jouer de la guitare en Suède, ce qu’il mit à profit à l’occa- représenté. Reproduisant le miroitement de l’eau qui le spectateur au cœur du paysage riverain sans évoca- cain Frank Chadwick et sa femme, qui finiront par s’ins- sion d’un bal masqué le 21 janvier, à l’occasion duquel il glisse sur les pierres à l’avant-plan et le contraste de ses tion du village, et encore moins du monde extérieur. taller en permanence à Grez, venaient d’avoir un autre s’était habillé en Pierrot. À la même époque, les artistes reflets argentés avec le riche feuillage vert, Le ruisseau à Dans Le ruisseau à Giverny (cat. 34), de Bruce, les deux enfant. Dans la même lettre, Bruce informa Benedicks de la colonie furent soupçonnés par la police – vraisem- Giverny (cat. 34), de Bruce, en offre l’un des meilleurs minuscules personnages au loin sur la droite huma- qu’il revenait de Paris et qu’il lui avait envoyé ses ta- blablement des gendarmes de province – d’être des es- exemples. Ce thème fut exploité par presque tous les ar- nisent la scène, bien que très légèrement. Les diffé- bleaux et croquis à Stockholm30. La date précise de son pions allemands, et Metcalf dut se rendre à Paris pour ob- tistes de la première génération de la colonie, tel qu’en rentes vues que Metcalf a peintes de l’Epte laissent en- départ n’était pas mentionnée, mais, le 1 novembre, tenir un passeport, ce qui fut réglé en quelques semaines témoignent Saules et ruisseau, Giverny (cat. 44), de Rit- trevoir des bâtiments de ferme derrière les arbres. Les il avait atteint Berlin et, le 5, il retrouvait Benedicks à avec l’aide de Paul Coquand37. Le 7 mai, Bruce pliait ba- ter; Le ruisseau à Giverny (fig. 3.5), de Wendel; L’Epte, Gi- artistes représentaient les éléments naturels avec divers Stockholm, où il put faire plus ample connaissance avec gage pour se rendre à Stockholm, puis à Visby, sur l’île de verny (fig. 3.6), de Breck; et Giverny (cat. 42), de Met- degrés de précision. Dans Le ruisseau à Giverny, le trai- sa famille, ses amis et son milieu. Ce n’est qu’un an plus Gotland en Suède, où il irait s’installer avec Benedicks38. calf42. Le sujet était abordé de deux manières. Soit que le tement pictural des rochers et de l’eau à l’avant-plan er 56 William H. Gerdts 57 Giverny dénote une touche ample; dans Giverny (cat. 29), elle particulièrement un de ses chefs-d’œuvre de Giverny, pas d’innovation esthétique, comme dans le cas des écrivit à Benedicks qu’il avait « presque terminé ma est nerveuse et sommaire. Ce travail de la surface té- Vue à vol d’oiseau (cat. 46), de 1889. « études en série » que fit Monet de meules de foin ou de “femme qui coud” [et] un autre petit tableau d’une fille la façade de la cathédrale de Rouen, mais plutôt une qui lit55 ». Il semble fort probable que cette « femme qui moigne de la promptitude avec laquelle Bruce a adopté L’immersion de Bruce dans l’esthétique impres- certains principes impressionnistes, bien qu’aucun do- sionniste trouve son expression la plus complète dans le question pratique. Et Bruce en tira parti dans un de ses coud » corresponde au tableau aujourd’hui appelé Mère cument n’indique qu’il ait eu des liens avec Monet pen- remarquable tableau Paysage aux coquelicots (cat. 31). plus grands paysages de Giverny, Pluie à Giverny (cat. et enfant (Giverny) (cat. 33), titre sous lequel il avait été dant son séjour à Giverny. Ironiquement, il semble que L’artiste, qui s’est placé à distance en contrebas du flanc 35). Le tableau offre un point de vue du haut de la col- présenté lors des deux expositions commémoratives qui Robinson – qui, de tous, noua la relation la plus étroite de colline, mise à nouveau sur une composition basée line, mais près du village, où un personnage descend eurent lieu à la Galerie Georges Petit, à Paris, et à la avec le maître français – était, en 1887, le moins sur une série de diagonales formées par de somptueux sous une pluie battante. Le paysage verdoyant est déli- Konstakademien, à Stockholm, en 1907. Le luxuriant convaincu par les procédés impressionnistes, bien que prés verts au premier plan, une étendue de coquelicots bérément flou et balayé par le vent, tout comme le per- paysage de verdure et d’arbres massés à l’arrière-plan, cela changeât l’année suivante. d’un rouge éclatant, puis des champs dorés avec une sonnage, à droite, qui marche à grandes enjambées en sur lequel se détache au-devant la silhouette de la meule de foin que l’on venait de récolter, des fermiers direction du village. À mi-distance, les toits de diffé- femme cousant et de son enfant à ses côtés, est caracté- Giverny ou encore du paysage vu depuis celles-ci consti- au loin, et une petite bande de ciel bleu dans la partie rentes teintes de brun et de gris des bâtiments du village ristique de l’approche singulière de Bruce à l’époque. Il tuèrent un autre thème cher aux premiers artistes de la supérieure droite du tableau. Monet n’avait pas encore créent un motif géométrique, et au loin, la longue est difficile d’établir l’identité du personnage. Et rien colonie. Le tableau de Bruce Giverny, France (cat. 30), amorcé sa célèbre série sur le motif de la meule. Bruce trainée de fumée noire du train allant de Vernon vers n’indique que les artistes de la première génération de de 1887, en représente un bel exemple avec sa composi- avait cependant traité le sujet à Barbizon, et certains de Paris indique la présence de vents violents. Bruce a réa- la colonie faisaient venir des modèles de Paris. L’hypo- tion en diagonale offrant à la fois une forte présence au ses compagnons de Giverny, dont Metcalf, s’y étaient lisé ici un véritable tour de force à partir de conditions thèse sans doute la plus plausible est que la femme et la premier plan et un vaste point de vue sur la vallée au déjà attardés, immortalisant ainsi la ressource princi- atmosphériques banales. Le 5 septembre, il rapporta à fille de Paul Coquand aient servi de modèles. Il est pos- loin, où l’on peut distinguer le pont traversant la Seine à pale de l’économie locale47. Bien que son tableau évoque Benedicks avoir terminé le tableau51. sible que madame Coquand ait accepté de poser pour Vernon. Bruce démontre ici son intérêt constant pour la la corvée annuelle des habitants du village, cet aspect lumière du soleil avec une nouvelle palette de couleurs revêt une importance mineure pour Bruce. Son atten- Bruce écrivit le plus souvent à Benedicks, Le pont à Li- fille. Quoi qu’il en soit, la mère est élégamment vêtue et vives qui accentue particulièrement le contraste entre tion porte plutôt sur le champ foisonnant de coqueli- metz (fig. 3.9), portait sur un sujet inhabituel pour un ar- occupée à de délicates tâches féminines tradition- les diverses teintes de vert du paysage et la lisière jaune cots, fleur qui peut d’ailleurs être considérée comme la tiste de la colonie à l’époque. Dans une lettre du 17 juil- nelles : la couture et le soin des enfants, et non la mois- de la colline, qui suggère une parcelle de terre sur la- « fleur impressionniste » par excellence. Parmi l’en- let, Bruce mentionne qu’il avait commencé la toile et son, le lavage, la récolte des fruits et la garde des ani- quelle une famille du village cultivait une céréale de semble des peintures de Monet présentées à la grande qu’il la laissait chez le propriétaire du moulin lorsqu’il maux de ferme, qui feront plus tard l’objet de tableaux cette couleur. Theodore Robinson adoptera un point de exposition impressionniste de 1886 à New York, soit un retournait à Giverny, à deux kilomètres de là . Dans ce paysans de Robinson, Dawson-Watson et autres. vue assez semblable dans des œuvres telle que Giverny an avant que Bruce réalise cette toile étonnante, aucune tableau, Bruce concentre son attention sur le pont qui (Philadelphia Museum of Art, Philadelphie) ou d’autres n’attira davantage l’attention que ses deux champs de enjambe l’Epte à Limetz, au sud-est de Giverny, tout en Benedicks au sujet de l’envoi de ses œuvres, ne sachant peintures connues telles que Val d’Arconville (Art Insti- coquelicots des environs de Giverny48. Bruce s’intéres- mettant l’accent sur le grand bâtiment à gauche, le trop « combien de tableaux prendre avec moi exacte- tute of Chicago, Chicago) , toutes deux réalisées vers sait aux paysages en fleurs aux couleurs vives, mais moulin du village, et la petite scène anecdotique à ment – devrais-je en emporter beaucoup ou juste ce qu’il 1888. Par contre, ses vues panoramiques de 1887, rares sont ses œuvres sur ce thème à nous être parve- droite, où un personnage sur le pont discute avec une faut56 ? » Et le 24 octobre, il l’informe qu’il « arrive de Pa- comme sa petite toile La vallée de la Seine (fig. 3.8) ou nues à ce jour. Le 7 mai 1888, il écrivit à Benedicks qu’il femme assise au bord de la rivière, en train de laver des ris d’où j’ai fait acheminer mes tableaux et études à l’œuvre plutôt terne intitulée Giverny (collection parti- peignait des fleurs de cerisier et de prunier. Il quittera vêtements53. La scène baigne dans une lumière vive, ce votre adresse à Stockholm57 ». L’éventualité d’une expo- culière), sont d’une facture hésitantes. L’éclat et la Giverny avant l’éclosion de ses fleurs préférées, les qui permet à l’artiste de mettre en valeur les ombres sition de son travail à Stockholm avait peut-être déjà été touche vive des œuvres de Bruce leur font défaut et elles fleurs de pommiers49. mauves, le feuillage vert pâle et les murs blancs de l’im- soulevée, mais rien ne l’indique dans leur correspon- posante structure du moulin, le tout se détachant sur dance avant son arrivée en Suède. Quoi qu’il en soit, le 5 Les vues des collines abruptes qui dominent 45 rappellent davantage la manière de ses peintures de Dans les lettres hebdomadaires (ou plus fré- La peinture de Giverny à propos de laquelle 52 Bruce, car il mentionne avoir peint un portrait de sa Avant de se rendre à Stockholm, Bruce écrivit à Barbizon de 1885. Dans son important ouvrage sur quentes) qu’il envoyait à Benedicks, Bruce donnait tou- un ciel azuré. Dans les années qui suivirent, les trois février 1888, une exposition de quelque quarante-cinq Bruce, Joan Murray laisse entendre que Robinson au- jours des descriptions du temps qu’il faisait à Giverny. moulins de Giverny et ceux des villages avoisinants al- tableaux et études de Bruce fut inaugurée à l’Associa- rait incité l’artiste à adopter les procédés impression- Ce n’était pas que du « remplissage ». Lorsqu’il peignait laient devenir un thème privilégié des artistes de la co- tion des artistes de Stockholm. Le 2 février, Benedicks nistes, mais il semblerait que ce fut plutôt l’inverse, car sur le motif, ses œuvres devaient nécessairement reflé- lonie, en particulier Robinson, qui prirent conscience lui écrivit qu’elle avait passé la veille à monter l’exposi- Robinson ne s’était toujours pas rallié à la nouvelle es- ter les fréquents passages d’un soleil éclatant à un ciel de leur importance pour l’économie de la région. Mais, tion58. Ce n’était pas une exposition individuelle, mais thétique en 1887 . À partir de l’année suivante, il explo- couvert et à une pluie torrentielle. Dans une de ses en 1887, ce choix de thème était inusité . Benedicks mentionna à Bruce qu’il avait la première rera plus en profondeur les techniques impressionnistes lettres, Bruce évoque le fait qu’il emportait plusieurs et recourra, comme Bruce, au fameux axe diagonal toiles avec lui afin de pouvoir passer de l’une à l’autre compositions telles que Le pont à Limetz, Bruce peignit qui soulignait que ses œuvres formaient plus de la moi- dans ses peintures de paysage, tel que l’illustre tout dès que le temps changeait50. C’était une question non aussi des modèles vivants à Giverny. En septembre, il tié de l’exposition. Malheureusement, aucun catalogue, 46 58 William H. Gerdts 54 Outre les petites silhouettes figurant dans ses salle pour lui tout seul et, plus loin, elle cite un critique 59 Giverny de l’autre. L’un représente un être réel et vivant; l’autre, Temps passé (cat. 17), de 1884, consiste en une scène l’histoire est une légende. Vous n’avez pas besoin de lut- une présence spectrale transparente, au-delà du réel. Le paysanne qui, malgré la présence d’enfants dansant au ter contre l’irréel. Simplement du fait que l’histoire est et ses environs, la principale préoccupation de la majo- chasseur implore l’esprit; celui-ci poursuit sa route. Le loin, est campée dans un champ désert, avec comme une légende, le fantôme y a sa place. Vous savez bien rité des artistes de la colonie était de se préparer pour le premier s’effondre dans la neige; le second s’éloigne personnage principal une pauvre vieillarde boiteuse as- que j’étais la première à m’opposer au fantôme, mais si jamais il y en eut un, n’a été retrouvé59. Malgré leur intérêt pour le paysage de Giverny Salon de Paris de 1888 . Bruce avait déjà « fait ses avec effort à grands pas. Et pourtant, ils ne semblent sise sur une grosse pierre au bas du tableau à droite. Sa c’était avant de connaître la légende, et c’est justement preuves » aux Salons de 1882, 1884 et 1885, et à l’Acadé- pas si éloignés l’un de l’autre, le réel et l’imaginaire, ou toile pour le Salon de 1885, Le braconnier (fig. 2.12) re- parce qu’il s’agit d’une légende que le fantôme est réel75. » mie royale de Londres en 1883 et 1885. En août 1887, le vivant transformé en mort, en windigo. Le chasseur présente un hors-la-loi dans un paysage sauvage, en- Il est bien possible que la forme actuelle du Chasseur Bruce avait déjà décidé du tableau qu’il allait proposer fantôme n’est pas un tableau impressionniste, mais combré par le cerf qu’il vient d’abattre. L’histoire du fantôme ait été influencée, du moins en partie, par les au Salon de l’année suivante. Celui-ci allait porter sur comme le remarque Murray : « Après avoir appris à maî- Chasseur fantôme, qui a trait aux esprits, à la mort et au conseils de Benedicks. un thème proprement canadien et représenter un décor triser la nouvelle approche, et à donner de la matière à cannibalisme, aurait pu représenter le paroxysme de la De retour à Giverny, Bruce écrivit à Benedicks et un costume reconnaissables. Le 10 août, Bruce écri- la couleur, Bruce l’assimila au style figuratif qui lui avait dépression, voire du désespoir, mais l’initiation et l’ad- le 15 janvier 1888 qu’il travaillait à son grand tableau et vit à Benedicks qu’il avait « entrepris une grande com- été enseigné à l’Académie Julian68. » Plusieurs facteurs hésion de Bruce aux procédés impressionnistes permit qu’il faisait littéralement « voler la peinture76 ». À la fin position où toutes mes études de neige canadiennes se- entrent ici en jeu quant aux choix artistique et théma- d’élever l’œuvre au rang de grand art. La teneur de ses du mois de janvier, l’œuvre était suffisamment avancée ront mises à contribution. Je m’efforcerai de la terminer tique de Bruce. D’un côté, il avait de meilleures chances tableaux changera après son mariage avec Benedicks. pour qu’il se rendit à Paris prendre des arrangements pour le prochain Salon. C’est un sujet étrange, le “Pro- d’être accepté au Salon avec une œuvre à teneur histo- Ses œuvres plus tardives seront imprégnés de couleur, pour la faire encadrer77. Au début de février, Bruce, qui meneur dans la neige”, un homme qui erre dans la nuit, rique, littéraire ou allégorique représentant la figure hu- de lumière ensoleillée, de charme et de joie. Même le n’était toujours pas convaincu de l’idée du « fantôme » ni un ciel étoilé et un lumineux clair de lune, la forêt à maine. Toutefois, sa connaissance de l’impression- mouvement du windigo s’éloignant du chasseur effon- de vouloir l’intégrer à sa composition, écrivit à Bene- peine visible dans le coin droit, [l]es empreintes nettes nisme lui offrait une plus grande gamme de possibilités, dré reflète un certain changement d’attitude de la part dicks: « Il se peut que je l’envoie au Salon sans “spectre”, et précises [de l’homme] au premier plan et une ombre et il se peut que cela l’ait incité à innover en matière de de Bruce, ce qui est révélateur du bonheur qui l’habitait mais je ferai mon possible pour lui insuffler une énergie qui flotte à ses côtés sans laisser de traces61. » Ce ta- sujet, de composition, de style et de couleur. La couleur après avoir visité Benedicks en Suède au cours de l’éla- de tout premier ordre78. » Le 12 mars, l’œuvre était bleau, du reste assez conforme au concept d’origine, de- revêt d’ailleurs plus d’importance que le laissent géné- boration de sa grande œuvre. presque achevée. Il écrivit à Benedicks: « Je peux dire viendra Le chasseur fantôme (cat. 39) qui sera effective- ralement supposer les reproductions. Il y a de petites ment présenté au Salon de Paris en 188862. taches colorées dans le grand banc de neige en appa- au cours de ses deux saisons passées à Giverny re- lorsque la toile sera encadrée79 ». Il l’emporta donc à Pa- rence tout blanc, et le « capuchon gris » décrit dans le gorgent de détails sur ses inquiétudes et sur l’état ris pour la faire encadrer et, le 18 mars, il écrivit à Bene- évoque les grandes inquiétudes et la fierté qu’il éprou- poème devient un élément bleuté, malgré « l’absence de d’avancement de son tableau pour le Salon. Deux sujets dicks qu’il l’avait livrée et qu’il en était venu à « l’aimer vait du fait d’avoir choisi un thème national, distincte- couleur » qui caractérise le gris69. le préoccupaient particulièrement : l’acquisition du cos- passablement – selon mes confrères, le spectre est très tume et des raquettes pour son chasseur73 en prove- bien réussi et il constitue le point fort du tableau ». La 60 Dans une lettre adressée à sa mère, Bruce ment canadien63. Comme l’a démontré Joan Murray, le Selon Bernard Mergen, ce tableau correspond Les lettres que Bruce a envoyées à Benedicks que j’ai terminé, à part une ou deux retouches à faire sujet du tableau est inspiré du poème soi-disant basé tout à fait à la mélancolie de la fin du xixe siècle70. Bruce nance de son pays natal et, surtout, le concept du chas- tâche qui l’attendait, continua-t-il, consistait à faire l’il- sur une légende indienne « The Walker of the Snow » lui-même reconnaissait le caractère morbide de l’œuvre. seur fantôme. Le 27 août, il écrivait à Benedicks que lustration pour le catalogue, bien que ce ne sera que le [Promeneur dans la neige], de Charles Dawson Shan- Il écrivit plus tard à Benedicks: « Il est regrettable que « peindre quelque chose d’irréel sous une forme irréelle 24 mars qu’il pourra écrire à sa mère qu’il avait appris ce ly64, publié dans l’Atlantic Monthly en mai 185965. Bruce, son sujet soit si terrifiant. La prochaine fois que je peins – surnaturelle –, ce n’est pas la même chose que de re- jour-là que son tableau avait été accepté80. Or, le croquis qui avait lu le poème pour la première fois dans un ou- en vue du Salon, ce sera quelque chose de chaleureux et présenter des idées au moyen d’allégories, avec des reproduit au catalogue s’avéra nettement plus intéres- vrage de John Burroughs, auteur et naturaliste améri- plein d’enchantement, quelque chose de plus optimiste corps bien réels de chair et de sang et de laisser l’imagi- sant que le dessin qu’il avait envoyé81. Au début d’avril, cain, pria son père à plusieurs reprises de lui envoyer le et représentatif des beautés de la vie . » Bruce écrivit à nation se charger de leur potentiel surnaturel. Je dois il rapporta que l’entreprise parisienne Goupil et Cie avait 71 livre66. Bruce dépeint ici le chasseur d’ombre « qui son père que le tableau était basé sur une légende « is- dire qu’il y a quelque chose d’extrêmement affecté dans photographié sa toile et qu’elle pourrait en vendre des marche dans la neige de minuit », fauchant la vie des sue d’un vieux conte traditionnel du début de la coloni- la première idée – c.-à-.d. représenter une chose imma- épreuves au Salon si elle lui versait des redevances82. En hommes qui traversent la vallée en solitaire pendant les sation du Canada », laissant ainsi entendre que la térielle de manière trop immatérielle – et je préférerais mars, Bruce put d’ores et déjà annoncer à Benedicks froides nuits d’hiver67. Murray mentionne que « le vi- scène se déroulait au Québec ou dans le nord de l’Onta- nettement suivre l’autre voie – mais, dans ce cas-ci, il qu’il avait été invité à présenter son tableau à l’Exposi- sage, pour autant qu’on puisse en juger, est le sien [...] et rio. Il est intéressant de noter, lorsqu’on se penche sur la s’agit d’une légende qui porte sur un moment fantoma- tion universelle de Munich l’année suivante83. le haut banc de neige en arrière-plan est une transposi- démarche artistique de Bruce dans les années 1880, que tique et ce serait difficile de l’éliminer74 ». À l’origine, tion de celui qu’il y avait chez lui – il s’est inspiré d’une plusieurs de ses premières œuvres sont en effet délibé- Benedicks était contre l’idée du fantôme ou de l’« es- Bruce, même s’il n’y vécut que deux saisons. Jouissant étude qu’il avait réalisée sur le chemin d’Elmwood [la rément sombres, maussades et tout en gravité, comme prit », mais le 27 février elle se ravisa. « Vous devriez de la société intime d’artistes déjà établis, et sans doute maison familiale] alors qu’il était en visite ». Les deux on pouvait s’y attendre de peintures destinées au très peut-être inclure le fantôme, non seulement parce que stimulé par leurs démarches communes, Bruce – dont le personnages sont à la fois le double et le contraire l’un important Salon de Paris. Son premier grand succès, c’était votre première intention, mais aussi parce que rapport aux nouveaux procédés impressionnistes 60 William H. Gerdts 72 L’expérience de Giverny fut déterminante pour 61 Giverny dépendit moins d’échanges avec Claude Monet que de l’aura générale qui entourait le maître – a su assimiler et traduire dans son art une tendance qui était encore considérée comme novatrice et moderne. Et en même temps, il a réussi à intégrer cette plus grande liberté acquise de son expérience givernoise : la stimulation de son imaginaire alors qu’il travaillait à ses grandes toiles destinées au Salon de Paris, ce qui mènera à la réalisation de son œuvre sans conteste la plus remarquable, Le chasseur fantôme, qui marquera son « heure de gloire ». Notes 1 Voir mon ouvrage Giverny : une colonie impressionniste, traduit de l’anglais par Xavier Carrère, Paris, Abbeville, 1993, p. 7-10; Rosalie Gomes, Impressions of Giverny: A Painter’s Paradise 1883- 1914, San Francisco, Pomegranate Books, 1995; Katherine M. Bourguignon (dir.), Giverny impressionniste : une colonie d’artistes, 1885-1915, Giverny, Musée d’art américain Giverny; Chicago, Terra Foundation for American Art, 2007. Je remercie Jean- Michel Peers de m’avoir envoyé une quantité incroyable d’information sur le pont ferroviaire de Vernon et sur les trajets de train entre Vernon, Giverny et Gisors. Le trajet entre Giverny et Gisors prenait deux heures. 2 La documentation sur Monet à Giverny est considérable. Voir en particulier Claire Joyes, Monet at Giverny, New York, Mayflower Books, 1975; Daniel Wildenstein (dir.), Monet’s Years at Giverny: Beyond Impressionism, New York, Metropolitan Museum of Art, 1978; Michel de Decker, Histoires de Vernon-sur- Seine... Giverny et d’alentour, Candé-sur-Noireau, Éditions Charles Corlet, 1982; Jacqueline et Maurice Guillaud (dir.), Claude Monet au temps de Giverny, Paris, Centre culturel du Marais, 1983; Claire Joyes, Claude Monet: Life at Giverny, New York et Paris, Vendome Press, 1985; Karin Sagner-Duchting, Monet at Giverny, Munich, Prestel, 1994. 3 Edward Breck, « Something More of Giverny », Boston Evening Transcript, 9 mars 1895, p. 13. La version initiale a par ailleurs aussi été remise en cause par la publication, en 1979, du compte rendu de l’artiste anglo-américain Dawson Dawson-Watson, qui devint membre de la colonie en 1888. Dawson-Watson s’était retrouvé à Giverny en juin de cette année-là pour y rencontrer John Leslie Breck, qui l’invita à se joindre au groupe et lui raconta l’histoire suivante. Au printemps 1887, Breck, Metcalf, Robinson, Bruce, Wendel « et un type appelé Taylor » étaient à Paris et se demandaient où ils pourraient éventuellement passer l’été. Ils pensaient notamment à Pont-Aven, Étretat, Ecoigu (possiblement « Écouen », mal écrit ou mal compris). Breck leur suggéra alors d’aller à la gare Saint-Lazare et de choisir une destination au hasard. Ils arrêtèrent leur choix sur Pont-de- l’Arche et, en chemin, ils changèrent de train à Vernon pour prendre celui qui longeait la Seine. Sur la route, ils aperçurent le village de Giverny de l’autre côté du fleuve, et encore une fois sur le retour de Pont-de-l’Arche. Le village de Pont-de-l’Arche ne leur avait pas plu et ils optèrent pour Giverny. Selon Dawson- Watson, la présence de Monet ne représentait pas un attrait, ou on ignorait tout simplement qu’il demeurait là. (Dawson Dawson-Watson, « The Real Story of Giverny », in Eliot Clark, Theodore Robinson: His Life and His Art, Chicago, R. H. Love Galleries, 1979, p. 65-68.) 4 Pierre Toulgouat, « Skylights in Normandy: The Art Colony at Giverny », Holiday, vol. 4 (août 1948), p. 55-70. 5Joyes, Monet at Giverny, p. 25. Joyes se penche sur les premières visites de Robinson et de Metcalf chez Monet dans Giverny : un village impressionniste au temps de Monet, Paris, Flammarion, 2000, p. 54. Voir aussi Elizabeth de Veer et Richard J. Boyle, Sunlight and Shadow: The Life and Art of Willard L. Metcalf, New York, Abbeville, 1987, note 13, p. 256-257. 62 William H. Gerdts 6 L’artiste évoque leur rencontre deux ans plus tôt. (William Blair Bruce, lettres à Caroline Benedicks, 3 et 10 octobre 1887, boîte BB24, Archives de la Fondation Brucebo, Gotland [désignées ci- après sous le nom Brucebo].) 7 « Je prévois aller sur la côte dans quelques jours avec un petit groupe d’Américains, tous musiciens. Nous passerons sans doute un ou deux mois dans le plus grand sérieux avec de la bonne musique et de la bonne peinture aussi, j’espère. » (Bruce, lettre à Janet Bruce, sa mère, 6 mai 1887, in Joan Murray (dir.), Letters Home 1859-1906: The Letters of William Blair Bruce, Moonbeam, Penumbra Press, 1982, p. 122-123.) 8 Bruce, lettre à Benedicks, 2 juin 1887, boîte BB24, Brucebo. Bruce décrit leur résidence et mentionne que Monet et sa famille vivaient à deux pas de chez lui. 9 De Veer et Boyle, Sunlight and Shadow, p. 44. 10 Bruce, lettre à Benedicks, 20 mai 1887, boîte BB24, Brucebo. 11 Il semble que, des artistes du groupe, Wendel était celui que Bruce connaissait le moins. Il orthographie mal son nom, « Wendell », dans toute sa correspondance. 12 Donoho et Bruce étaient de toute évidence de bons amis, et Bruce le vit lors d’un séjour ultérieur à Paris, le 14 juillet 1887. Donoho passa la journée à Giverny le 22 juillet, la veille de son retour vers les États-Unis. 13 Bruce, lettre à Benedicks, 19 juin 1887, boîte BB24, Brucebo. 14 Bruce, lettre à sa mère, 24 juin 1887, in Murray, Letters Home, p. 123. 15 Bruce, lettre à Benedicks, 2 juin 1887, boîte BB24, Brucebo. 16 Bruce, lettre à Benedicks, début juin 1887, boîte BB24, Brucebo. 17 Benedicks, lettre à Bruce, 17 juillet 1887, boîte BB23, Brucebo. 18 Bruce, lettre à Benedicks, 22 juillet 1887, boîte BB24, Brucebo. 19 Bruce, lettre à Benedicks, 10 mars 1888, boîte BB24, Brucebo. 20 Box BB22, Brucebo. 21 Bruce, lettre à Benedicks, 10 octobre 1887, boîte BB24, Brucebo. 22 Bruce, lettre à Benedicks, 19 juin 1887, boîte BB24, Brucebo. Coquand était récemment allé à la ferme et il avait fait l’éloge des tableaux de Bruce, en particulier un lever de lune réalisé au Canada. Bruce a écrit à Benedicks qu’il peignait des clairs de lune et des crépuscules, mais ces paysages de Giverny ne nous sont pas parvenus. (Bruce, lettre à Benedicks, 5 septembre 1887, boîte BB24, Brucebo.) 23 Bruce, lettre à sa mère, 24 juin 1887, in Murray, Letters Home, p. 124. 24 Bruce, lettre à Benedicks, 27 août 1887, boîte BB24, Brucebo. Bruce écrivit à Benedicks qu’il était allé à Fourges la veille pour y peindre le portrait de la fillette, mais que ce n’était encore qu’une ébauche. 25 Bruce, lettre à Benedicks, 20 mai 1887, boîte BB24, Brucebo. 63 Giverny 26 Bruce, lettre à sa mère, 11 février 1887, in Murray, Letters Home, p. 121. Carey et Chanler étaient cousins et tous deux amis et mécènes de Bruce ainsi que les descendants de John Jacob Astor. Ils séjournèrent à Paris entre le milieu et la fin des années 1880. Arthur Astor Carey a étudié la peinture en 1879-1880, mais il n’a pas mené de carrière professionnelle. Il est le fondateur de la Naval Division of the Boy Scouts du Massachusetts, et l’auteur de plusieurs ouvrages sur le scoutisme. (Bruce, lettre à sa mère, 6 mai 1887, in Murray, Letters Home, p. 122-123.) À Paris, Carey acheta un tableau de Bruce représentant un enfant qui dort, lequel avait été exposé à l’Académie royale de Londres sous le titre Sieste (localisation actuelle inconnue), et il promit de l’exposer à Boston et à New York. Le 15 janvier 1888, Bruce écrivit à Benedicks que le tableau avait été présenté à Boston, mais l’endroit n’est pas indiqué. Aucun document n’a été trouvé jusqu’à maintenant concernant sa présentation à New York. Bruce s’attendait à ce que Carey vienne à la maison de Giverny en août, mais on ignore si c’est en tant que visiteur ou locataire. Chanler (que Bruce nomme par erreur Chauler) était « un millionnaire de New York [qui] est tombé sous le charme d’une de mes petites toiles, laquelle fait maintenant partie de sa collection ». Murray identifie le collectionneur comme étant William Astor Chanler. Mais ce dernier n’avait que vingt ans à l’époque, et était étudiant de deuxième année à Harvard. Il est fort possible que le Chanler dont il est ici question soit le « tristement célèbre » frère aîné de William, John Armstrong Chanler (connu sous le nom d’« Archie »), qui était très impliqué dans les arts et qui fonda le prix Chanler, toujours géré par l’Académie américaine à Rome, qui offre la possibilité à des artistes américains d’étudier à l’étranger. Archie Chanler passa le plus clair de son temps à Paris à la fin des années 1880, quand il n’était pas à la maison familiale de Rokeby, située sur le fleuve Hudson à Newport, ou à Castle Hill en Virginie, à pourchasser la belle Amélie Rives. Concernant la « notoriété » du personnage, voir le très distrayant (mais peu précis en ce qui a trait aux dates) livre de Donna M. Lucey, Archie and Amélie: Love and Madness in the Gilded Age, New York, Harmony Books, 2006. Bruce écrivit à sa mère que Chanler avait louangé ses talents auprès de « sa clique d’amis » à Paris, et qu’il avait acquis un petit tableau. (Bruce, lettre à sa mère, 24 juin 1887, in Murray, Letters Home, p. 123.) 27 Bruce, lettre à sa mère, 3 octobre 1887, in Murray, Letters Home, p. 125. 28 Bruce, lettre à Benedicks, 24 octobre 1887, boîte BB24, Brucebo. 29 Bruce, lettre à Benedicks, 30 juin 1887, boîte BB24, Brucebo. 30 Bruce, lettre à Benedicks, 24 octobre 1887, boîte BB24, Brucebo. 31 Benedicks, lettre à Bruce, 10 janvier 1888, boîte BB23, Brucebo. Benedicks mentionne, dans sa première lettre à Bruce après qu’il eut quitté la Suède, que douze heures s’étaient écoulées depuis son départ. 32 De Veer et Boyle, Sunlight and Shadow, p. 44. 33 Ritter n’a passé que la saison 1887 à Giverny. Breck et sa mère y seraient restés, tout en effectuant possiblement des séjours à Paris. Breck s’installa à l’hôtel Baudy au début d’avril et y demeura plus de six mois. Wendel emboîta le pas le 7 mai et resta jusqu’à la fin de l’été 1888. Taylor faisait toujours partie de la maisonnée, mais il s’absenta environ six semaines pour effectuer un voyage en Italie avec Henry, ou « Harry » Carey, le frère du mécène de Bruce, Arthur Astor Carey. 34 Bruce, lettre à Benedicks, 15 janvier 1888, boîte BB24, Brucebo. 35 Bruce, lettre à Benedicks, 22 janvier 1888, boîte BB24, Brucebo. 36 Bruce, lettre à sa mère, 22 janvier 1888, in Murray, Letters Home, p. 161-162. Bruce écrivit à sa mère s’être bien amusé à faire du patin sur la glace avec son mécène Carey, lors de sa visite. 37 Bruce, lettre à Benedicks, 22 janvier et 2 février 1888, boîte BB24, Brucebo. Bruce mentionne que certains étudiants de l’Académie Julian qui étaient en Bretagne avaient connu un incident similaire, et que trois d’entre eux avaient été incarcérés pendant trois jours. 38 Bruce, lettre à Benedicks, 10 avril et 7 mai 1888, boîte BB24, Brucebo. 39 Katherine M. Bourguignon, « Giverny, un village pour les artistes », in Giverny impressionniste : une colonie d’artistes, 1885-1915, p. 18. À l’exception de Breck, les fondateurs de la colonie avaient tous déjà profité de retraites semblables, soit à Barbizon et à Grez en France, ou à Polling en Bavière. 40 Le tableau de Wendel, Champs de fleurs à Giverny (Terra Foundation for American Art, Chicago), reproduit dans Bourguignon, Giverny impressionniste, y est daté de 1889, mais des documents témoignant de la présence de l’artiste à Boston tendent à démentir l’hypothèse de son retour cette année-là. Wendel a quitté Giverny en septembre 1888. (Laurene Buckley, Theodore Wendel: An American Impressionist 1859-1932, manuscrit non publié, s. d.) Il semble que Breck se soit montré particulièrement actif dans la promotion de Giverny auprès des artistes à Paris. Voir Clark, Theodore Robinson, p. 66-67. 41 Le petit tableau de Willard Metcalf daté de 1888, Route vers le village, Giverny (collection particulière), fait exception. Ce n’est qu’un peu plus tard que des artistes de la colonie, comme Dawson Dawson-Watson et Thomas Meteyard, feront du village lui-même le sujet de leurs tableaux. Un autre cas d’exception serait le tableau réalisé expressément pour le Salon de Paris de 1888, L’apprenti forgeron (collection particulière), de Robinson (probablement commencé à Giverny et terminé à Paris). 42 Robinson ne semble pas avoir cherché à explorer le thème comme ses confrères, bien qu’il figure dans certaines de ses peintures ultérieures : Au bord du ruisseau, vers 1889 (New Britain Museum of American Art, New Britain); Le ruisseau, vers 1891 (Mead Art Museum, Amherst College, Amherst); et Paysage, vers 1892 (anciennement à la Harry Shaw Newman Gallery, New York). Aucune peinture de Giverny de Taylor n’a été retrouvée. 43 Bruce, lettre à Benedicks, 10 août 1887, boîte BB24, Brucebo. Le 14 août, Benedicks répondit à Bruce : « En ce qui concerne votre esquisse, il est du “devoir” de chacun de finir ce qui est important pour lui sans s’occuper du reste. C’est une bonne chose de se connaître soi-même. “Je peux finir [l’esquisse] si je le souhaite” [...] vous avez tout à fait le droit de laisser certaines parties à l’état d’ébauche si cela exprime mieux votre idée. » (Benedicks, lettre à Bruce, 14 août 1887, boîte BB23, Brucebo.) 44 Nina Lübbren, « Petit déjeuner chez Monet. Giverny dans le contexte de colonies d’artistes en Europe », in Bourguignon, Giverny impressioniste, p. 35. 45Dans Val d’Arconville (Art Institute of Chicago, Chicago), de Robinson, on aperçoit au loin la fumée blanche d’un train qui se déplace sans doute sur la ligne de Gisors à Vernon. Robinson considérait ses trois tableaux intitulés La vallée de la Seine (Corcoran Gallery of Art, Washington, D.C.; Addison Gallery of American Art, Phillips Academy, Andover; Maier Museum of Art, Randolph College, Lynchburg), réalisées à flanc de coteau en 1892, comme ses œuvres les plus significatives. 46Murray, Letters Home, p. 19-20. 47 Breck s’inspirera de la série de Meules de foin de 1891, de Monet, dans Études d’un jour d’automne (Terra Foundation for American Art, Chicago), douze petites toiles reprenant le même thème, réalisées sur une période de trois jours. 48 En 1885-1886, les Américains de la colonie de Broadway en Angleterre – John Singer Sargent, Edwin Austin Abbey, Frank Millet et Edwin Blashfield – ont tous peint des coquelicots. Robert Vonnoh, l’impressionniste américain le plus reconnu de Grez, y a réalisé son immense chef-d’œuvre Coquelicots (Butler Institute of American Art, Youngstown, Ohio) en 1890, après y avoir peint plusieurs études de champs de coquelicots. Aux États-Unis, les peintures de coquelicots de Childe Hassam, réalisées dans le jardin de Celia Thaxter, sur l’île d’Appledore au large du New Hampshire et du Maine, figurent parmi ses œuvres impressionnistes les plus admirées. En Californie, de nombreux peintres impressionnistes se sont intéressés aux vastes champs de coquelicots sauvages et certains d’entre eux, comme Granville Redmond, en ont fait un thème central. En 1886, lors d’une visite à Giverny où il rencontra Monet, Metcalf avait peint le petit Champ de coquelicots (Paysage à Giverny) (collection particulière) avec une approche entièrement impressionniste. Mais, de tous les artistes pionniers de la colonie, c’est Bruce qui exploita le thème des champs de coquelicots avec le plus de brio, surpassant Metcalf et même Monet. Il est possible que Bruce ait réalisé son grand parterre de coquelicots au même endroit où Monet avait peint son Champs de coquelicots, Giverny (Virginia Museum of Fine Arts, Richmond), en 1885, mais d’un point de vue différent. 49 Bruce, lettre à Benedicks, 7 mai 1888, boîte BB24, Brucebo. 50 Bruce, lettre à Benedicks, 20 avril 1888, boîte BB24, Brucebo. « Hier j’ai fait cinq études l’une après l’autre, trois ensoleillées et deux grises. Les nuages deviennent parfois épais, ce qui crée un effet assez grisâtre, et la dernière a une atmosphère de tempête. » 51 Bruce, lettre à Benedicks, 5 septembre 1887, boîte BB24, Brucebo. 64 William H. Gerdts 52 Bruce, lettre à Benedicks, 17 juillet 1887, boîte BB24, Brucebo. Bruce écrivit à Benedicks que le Pont à Limetz (fig. 3.9) était presque terminé et qu’il ne restait qu’à ajouter les personnages. (Bruce, lettre à Benedicks, 13 septembre 1887, boîte BB24, Brucebo.) 53 L’Epte serpente à travers la région de Giverny et de Limetz avant de bifurquer au nord-est. Je remercie Nicole et René Guillemard du Moulin de Villez à Limetz d’avoir identifié la rivière. 54 Breck peindra plus tard Le ruisseau du moulin, Limetz (collection particulière), dans lequel il applique une touche nettement plus morcelée, caractéristique de l’impressionniste, et où le feuillage constitué de petites taches au-dessus du ruisseau masque pratiquement le moulin. 55 Bruce, lettre à Benedicks, 13 septembre 1887, boîte BB24, Brucebo. 56 Bruce, lettre à Benedicks, 10 octobre 1887, boîte BB24, Brucebo. 57 Bruce, lettre à Benedicks, 24 octobre 1887, boîte BB24, Brucebo. 58 Benedicks, lettre à Bruce, 2 février 1888, boîte BB23, Brucebo. 59 Benedicks, lettre à Bruce, 13 février 1888, boîte BB23, Brucebo. Benedicks nota également la surprise du critique devant ses « juxtapositions de couleurs criardes », ses effets violents et ses perspectives singulières. Elle mentionne aussi que les peintres paysagistes de la région préféraient ses paysages, et ceux qui peignaient des scènes à personnages préféraient ses tableaux avec figures. L’exposition ne comportait pas que des œuvres réalisées pendant sa première saison à Giverny. Bruce écrivit à Benedicks le 2 février, après être retourné à Giverny : « Presque tous les petits tableaux [...] sont de ce coin de pays ». Et lorsque Benedicks monta l’exposition, elle nota que les œuvres avaient été réalisées en France, au Canada et en Suède. Bruce mentionne dans ses lettres certains paysages de Giverny dont on n’a plus la trace aujourd’hui : « le petit pont, Giverny »; deux tableaux – l’un ensoleillé, l’autre sous un ciel orageux – du pont de Vernon avec le village au loin; « après l’averse (arc-en-ciel) »; « vue sur Giverny (meules de foin un jour gris) »; et une vue identique mais réalisée un « après-midi ensoleillé (avec enfants) »; « soleil d’après-midi (avec volée de pigeons) »; et « meules au clair de lune ». « Effet ensoleillé; ruisseau dans le coin gauche » pourrait être Giverny (cat. 29), et Bruce décrit Le pont à Limetz, qui faisait parti de l’exposition, comme « le grand tableau ». Il mentionne également « la dame » – « Vous pouvez lui donner le titre que vous voulez ». Il s’agit sans doute de Mère et enfant, Giverny (cat. 33). Au final, l’exposition a été bien accueillie par la presse suédoise. Mais, bien qu’elle ait duré plus de deux mois, soit jusqu’à la mi-avril, l’exposition fut un échec retentissant en ce qui à trait aux ventes. Seule une petite œuvre a été vendue, ce qui incita Benedicks à vouloir quitter la Suède pour s’installer en France et bénéficier du marché de Paris. Le 5 mars, Benedicks proposa d’envoyer une sélection de peintures de Bruce à Copenhague pour une exposition. Trois d’entre elles – Le pont à Limetz, Pluie à Giverny (cat. 35) et un tableau antérieur de Barbizon – ont été présentées à l’exposition semestrielle de l’Académie royale des beaux-arts du Danemark en avril 1888, ce qui témoigne de leur importance aux yeux de Bruce et de sa nouvelle épouse. 65 Giverny 60 Breck, Metcalf et Robinson ont participé avec Bruce au Salon de 1888. On ignore si leurs confrères ont soumis ou non des œuvres ou s’ils ont été refusés. Ritter avait exposé un Portrait en 1887. Les œuvres de Wendel et de Taylor n’ont jamais été présentées au Salon. Wendel et Ritter étaient peut-être moins motivés par cet événement comme ils avaient essentiellement été formés à Munich et non à Paris (bien que Wendel ait aussi étudié à l’Académie Julian en 1886-1887). 61 Bruce, lettre à Benedicks, 10 août 1887, boîte BB24, Brucebo. 62 Cette peinture est analysée en profondeur dans Sherrill E. Grace, Canada and the Idea of North, Montréal et Kingston, McGill-Queen’s University Press, 2001, p. 3-4, 104-123. 63 Bruce, lettre à sa mère, 24 mars 1888, in Murray, Letters Home, p. 162-163. 64 Charles Dawson Shanly (1811-1875) est né en Irlande. Il s’est installé au Canada en 1840, puis à New York en 1857 et est décédé en Floride. Il a écrit « Winter in Quebec » (Appleton’s Journal of Literature, Science, and Art, vol. 9 [15 février 1873], p. 204-206). Le poème de Shanly est reproduit dans Grace, Canada and the Idea of North, p. 107-109. 65 [Charles Dawson Shanly], « The Walker of the Snow », Atlantic Monthly, vol. 3 (mai 1859), p. 631-633. « The Walker of the Snow » apparaît également dans le poème « The Raconteur » d’Oliver Call (Poetry, vol. 23 [février 1924], p. 251). Le poème a aussi eu une influence sur Howard O’Hagan (Tay John, New York, Clarkson N. Potter, 1960). Le tableau de Bruce a possiblement inspiré la nouvelle du renommé auteur canadien Bliss Carman, « A White Cauldron » (The Knight Errant, vol. 1 [avril 1892], p. 20-23). Le poème « The Walker of the Snow » de Shanly a été mis en musique par le chanteur et compositeur irlandais Sean Tyrrell en 2013. Dans la chanson de Tyrrell, l’histoire se passe au Yukon. 66 Murray affirme que Bruce avait emprunté un exemplaire de Birds and Poets, de John Burroughs (New York, Hurd and Houghton; Cambridge, Riverside Press, 1887) pour réaliser Le chasseur fantôme, et que ledit livre était dans sa bibliothèque à Brucebo. (Murray, Letters Home, p. 163, note 1.) C’est possible, mais le poème de Shanly n’est pas reproduit dans ce livre. En fait, Burroughs avait auparavant fait réimprimer le poème dans « A Bed of Boughs » (in Locusts and Wild Honey, Boston, Houghton, Osgood and Company, 1879, p. 161-163). « A Bed of Boughs » avait été publié pour la première fois dans Scribner’s Monthly (15 novembre 1877), avec le poème de Shanly reproduit en page 72. 67 Selon la légende ojibwée, répandue en fait parmi toutes les tribus algonquines, les chasseurs qui avaient subi trop longtemps les froids de l’hiver et qui avaient connu la famine devenaient des « windigos », des esprits poussés au cannibalisme. La très populaire série télévisée Le trône de fer, qui se déroule dans le Grand Nord (mais à l’époque médiévale) et qui traite de fantômes et de cannibalisme, semble inspirée en partie de cette légende. 69 Le poème en soi est très « coloré » : « soleil jaune », « bandes pourpres », « feuilles rouges », « capuchon gris », « cheveux foncés recouverts de blanc ». La seule couleur vive dans le tableau est la petite tache rouge sur la ceinture et la bordure des gants du chasseur. 70 Bernard Mergen, « Snow in Canadian and U.S. Art and Poetry, 1840-1980 », in Snow in America, Washington, D. C., Smithsonian Institution Press, 1997, p. 52. Mergen est professeur émérite en civilisation américaine à l’Université George Washington, à Washington, D. C. 71 Bruce, lettre à Benedicks, 25 avril 1888, boîte BB24, Brucebo. Dans sa réponse, Benedicks confirme être du même avis : « Oui, votre prochain tableau se doit d’être chaleureux et plein de délices. » (Benedicks, lettre à Bruce, 3 mai 1888, boîte BB23, Brucebo.) 72 Bruce, lettre à son père, 13 novembre 1888, in Murray, Letters Home, p. 167. 73 Bruce, lettre à sa mère, 3 octobre 1888, in Murray, Letters Home, p. 126. Bruce rapporte à sa mère qu’il avait demandé à son père de « rechercher un vieil habit pour faire de la raquette et une paire de raquettes au bout retroussé ». 74 Bruce, lettre à Benedicks, 27 août 1887, boîte BB24, Brucebo. 75 Benedicks, lettre à Bruce, 27 février 1888, boîte BB23, Brucebo. 76 Bruce, lettre à Benedicks, 15 janvier 1888, boîte BB24, Brucebo. 77 Bruce, lettre à Benedicks, 29 ou 30 janvier 1888, boîte BB24, Brucebo; lettre non datée, mais elle porte un cachet de la poste de Vernon daté du 30 janvier. 78 Bruce, lettre à Benedicks, 9 février 1888, boîte BB24, Brucebo. 79 Bruce, lettre à Benedicks, 12 mars 1888, boîte BB24, Brucebo. 80 Bruce, lettre à Benedicks, 18 mars 1888, boîte BB24, Brucebo; et Bruce, lettre à sa mère, 24 mars 1888, in Murray, Letters Home, p. 162-163. Les œuvres que les confrères de Bruce de Giverny ont présentées au Salon de 1888 furent : L’apprenti forgeron (collection particulière), de Robinson; Le marché de couscous, Tunis (localisation inconnue), de Metcalf, qui selon la description de Bruce contenait plus de cinquante personnages; et Automne à Giverny (Terra Foundation for American Art, Chicago, daté de 1889 sur le site Web de l’organisme) de même que Première neige (probablement Hiver, Giverny, collection particulière), de Breck. Metcalf avait passé l’hiver 1886-1887 en Afrique du Nord. 81 Bruce, lettre à Benedicks, 7 mai 1888, boîte BB24, Brucebo. Le nom de la personne qui a fourni le croquis auquel il fait allusion n’est pas indiqué. 82 Bruce, lettre à Benedicks, 2 avril 1888, boîte BB24, Brucebo. 83 Bruce, lettre à Benedicks, 18 mars 1888, boîte BB24, Brucebo. On ignore si cette invitation dépendait de son admission au Salon de Paris. 68Murray, Letters Home, p. 21. 66 William H. Gerdts 67 Grez-sur-Loing : une vie tranquille Anne Koval 68 détail, cat. 56 Printemps, Grez 69 Grez Pour les Bruce, Grez était un village où ils pou- Grez est bien mieux que Barbizon, c’est un tout Dans sa lettre à sa mère (citée ci-haut), Bruce autre monde, en fait1. n’indique pas clairement en quoi Grez était « un tout connaissaient tous deux l’endroit depuis longtemps. En 1889, à la suite de leur mariage et de leur voyage de autre monde » que Barbizon (qui se trouvait à distance Caroline y avait vécu pendant l’été, de 1883 à 188511, et y noces, Benedicks veilla à leur installation à l’hôtel Chevil- Nous menons ici une vie tranquille. Je n’ai donc de marche). Barbizon était populeux, bruyant, et recon- avait séjourné au printemps 1885. Avec son oncle Oscar lon et se chargea de toutes les questions d’ordre domes- pas tant de nouveau à vous raconter, si ce n’est de nu pour sa vie de bohème et son atmosphère de cama- Cantzler, elle faisait partie, à l’origine, du contingent de tique et financier. Leur appartement, qui se trouvait à vous entretenir sur le confort de notre vie quoti- raderie masculine5. L’attrait pour Grez reposait non pas Suédois qui étudiaient à Paris, mais bon nombre d’entre l’écart des autres, avait été construit pour l’artiste dienne, qui est des plus agréables, si j’ose dire ! que sur son caractère pittoresque, comme le soulignait eux s’étaient installés à Grez pour y peindre pendant la Giuseppe Palizzi, puis occupé par les artistes suédois Caroline Benedicks Bruce, lettre à Mme Bruce la peintre américaine May Alcott Nieriker dans son période estivale . Une photographie montrant Bene- Carl et Karin Larsson20. Connu sous le nom d’« apparte- William Blair Bruce, lettre à sa mère 2 La vie conjugale vaient vivre et se mettre au travail. Benedicks et Bruce 12 guide pratique pour les artistes, mais aussi en partie sur dicks travaillant à Grez en compagnie de ses contempo- ment Carl Larsson », le spacieux logement était doté d’un Le pittoresque petit village de Grez-sur-Loing (ci-après « la vie désinvolte qu’on y menait6 ». Son compatriote, rains suédois témoigne de sa formation en tant qu’ar- atelier et d’une salle à manger avec vue sur le jardin qui Grez) fut le lieu de destination des Bruce qui, après leur l’artiste américain Lowell Birge Harrison, observa que tiste professionnelle (fig. 4.1). À la suite de leur donnait sur la rivière Loing. Caroline ne put contenir sa voyage de noces au printemps 1889, avaient adopté le Grez avait eu sa « juste part de grisettes et de modèles ». rencontre, Caroline et Bruce commencèrent rapide- satisfaction : « Nous somme profondément heureux, con- rythme de vie plus lent de la campagne3. Grez était Mais, en même temps, les deux artistes décrivent la ment à se fréquenter. Moins de deux semaines après fia-t-elle avec enthousiasme à la mère de Bruce, à la fois connu pour sa rivière, qui était traversée par un vieux communauté de Grez de telle façon à suggérer qu’elle qu’ils eurent fait connaissance, Bruce peignit le portrait dans cet environnement et ensemble. Willie peint, pont en pierre, ainsi que pour sa tour médiévale en était composée d’hommes et de femmes distingués. « Il de Benedicks – une esquisse à l’huile exécutée en vitesse chante et siffle toute la journée, en plus de jouer régulière- ruine. Situé à la frontière sud de la forêt de Fontaineb- y a un vieux pont et des ruines, écrit Nieriker, on y fait la représentant de profil – et écrivit son nom et la date ment de la guitare lorsqu’il réfléchit à ses tableaux21. » leau, à seulement quatre-vingts kilomètres de Paris, le du canotage et de la baignade, la rivière est accessible directement sur la toile (cat. 69). Il pourrait s’agir du village de Grez était une destination touristique et artis- aux dames comme aux hommes, et les chemises de fla- portrait auquel Benedicks fait allusion dans une lettre lon était dotée d’une salle à manger privée, un luxe dont tique très courue depuis le milieu des années 1870, et sa nelle et les tuniques sont à l’ordre du jour8 ». Et Harri- ultérieure à la mère de Bruce : « À Grez, je me souviens Benedicks fit mention dans une lettre à sa belle-mère : popularité ne fit qu’augmenter dans les années 1880, son fait remarquer qu’il y avait « un certain nombre de que je lui reprochais d’être paresseux, et donc, un ma- « Nous prenons de bons petits déjeuners et dîners dans lorsqu’il devint accessible en train depuis le village voi- femmes peintres très sérieuses qui étudiaient beaucoup, tin, il m’a dit : “Je vais travailler aujourd’hui. Je vais notre propre petite salle à manger, ce qui est bien plus sin de Bourron-Marlotte. La communauté artistique de et parmi lesquelles certaines finiraient plus tard par se peindre votre visage.” J’ai tellement été prise par sur- agréable que de se joindre à l’autre “bande”22. » L’atelier Grez, qui était d’abord composée d’artistes anglais, tailler une place enviable9 ». Le groupe suédois, en par- prise que j’ai tout simplement acquiescé, sans même lui en plein air (la graveuse) (cat. 52) traduit la félicité do- écossais et irlandais – les « Anglo-saxons » – s’était vite ticulier, comptait beaucoup de femmes artistes, dont répliquer qu’il aurait pu m’en faire la demande ! » Ce mestique de leur nouveau foyer, où ils établirent leurs fortement internationalisée avec l’arrivée d’importants Karin Bergöö, Tekla Lindeström, Julia Beck et Emma souvenir de Benedicks témoigne de la rapidité avec la- habitudes de travail, de repas et de loisir. Le sujet du ta- contingents scandinaves et nord-américains. L’artiste Löwstädt, parmi lesquelles certaines se marieraient et quelle leur relation s’est développée. De fait, moins de bleau est à la fois la table dressée pour trois – la troi- américaine Fanny Osborne, accompagnée de sa fille, fonderaient une famille à Grez10. quatre mois plus tard, il la demandait en mariage14. sième personne étant probablement Bell, la sœur de l’artiste Isobel Field, s’y était installée dès 1877. À cette 7 13 La nouvelle demeure des Bruce à l’hôtel Chevil- Bruce, qui était alors en visite – et Benedicks, travaillant Si la présence des femmes artistes eut pour ef- Bruce et Benedicks se sont probablement ren- époque, l’écrivain Robert Louis Stevenson et son fet de réduire le chahut au sein de la colonie artistique contrés à l’hôtel Chevillon (fig. 4.2) plutôt qu’à la pen- sur la terrasse dans le prolongement de la salle à man- cousin, le critique R. A. M. Stevenson, faisaient égale- de Grez, c’est aussi vrai de celle des villageois, jeunes et sion Laurent, située quelques portes plus loin, qui était ger. « Willy a déjà commencé deux tableaux de notre ment partie du groupe anglo-saxon4. Dans les années vieux, qui servaient de modèles et de sujets à de nom- mieux aménagée, mais où l’atmosphère était moins salle à manger, rapporte Benedicks, un premier sous 1890, la colonie artistique de Grez rassemblait non breux peintres. On pourrait dire qu’il régnait à Grez une agréable . Un des éléments déterminants de l’ambiance une lumière matinale et un autre au crépuscule. J’ima- seulement des peintres et des écrivains, mais elle comp- atmosphère plus familiale, dans l’ensemble, l’absence chaleureuse qui régnait à Grez était en effet l’hospitalité gine que je devrai aussi y apparaître d’une manière ou tait aussi dans ses rangs le musicien Frederick Delius. de « grand peintre » ayant sans doute eu une influence de la mère Chevillon, qui veillait à maintenir un établis- d’une autre, même si je n’y suis que de la taille d’une La présence de Bruce et de Benedicks, un Canadien et sur la nature des liens entre les artistes. Barbizon avait sement suffisamment respectable pour la clientèle fé- tête d’épingle23 ! » Dans le tableau, les portes ouvertes une Suédoise qui s’étaient rencontrés à Grez en 1885, Jean-François Millet; Giverny avait Claude Monet. À minine de la classe moyenne . L’hôtel louait des sur le jardin évoquent la chaleur de l’été, et Benedicks reflétait l’internationalisme croissant de la colonie artis- Grez, comme il n’y avait aucune sommité de qui suivre chambres avec pension et possédait un jardin qui des- travaille à une étude, assise devant un écran filtrant la tique. Le retour du couple au village après leur mariage, les traces, les artistes interagissaient davantage sur un cendait jusqu’à la rivière Loing (fig. 4.3)17. Son site près lumière du soleil. Bien que Caroline tourne le dos au en 1889, témoigne de l’attraction exercée par Grez en pied d’égalité, s’intéressant aux œuvres des uns et des du pont, le célèbre « vieux pont », a constitué une source spectateur, la scène suggère une certaine intimité. La tant que colonie artistique ayant acquis une certaine autres, tout en travaillant de façon indépendante sur les d’inspiration pour de nombreux artistes, dont l’Irlan- nature morte sur la table est soigneusement étudiée : un importance. Les années qu’ils y vécurent leur permirent thèmes de leur choix selon leurs tendances stylistiques dais John Lavery, qui y peignit plusieurs tableaux18. La repas simple composé de pain et de fromage, une carafe d’enrichir non seulement leurs amitiés artistiques, mais personnelles. section de la rivière longeant le terrain de l’hôtel Chevil- d’eau en verre et un bouquet de fleurs du jardin. Les lon était également un endroit propice à la baignade et couverts disposés dans l’alignement de Benedicks aussi leurs pratiques respectives. 15 16 au canotage de plaisance . 19 70 Anne Koval 71 Grez Les paysages en plein air rappellent le rituel quotidien des repas et du travail. La tableaux26. Bell, qui était arrivée le 1er juillet 1889, fit un reprise par Bruce d’un même sujet à des moments diffé- long séjour à Grez, logeant dans le bâtiment principal de rents de la journée est une pratique liée à l’impression- l’hôtel, tout en partageant ses repas avec le couple27. Le Tandis que le mode de vie du couple fournissait à Bruce avec sa femme, la sculpteure Bessie Potter, puis qui s’y nisme, qui permet aussi de mettre en évidence la rou- tableau Jour d’été (cat. 54) témoigne de l’affinité entre les des sujets pour ses grands tableaux à personnages des- était installé par la suite. En 1897, Vonnoh se rappele- tine quotidienne de leur vie domestique. deux femmes, mais il révèle aussi les occasions que leur tinés aux Salons, le village de Grez constituait, quant à rait ce qui suit : « J’ai peu à peu pris conscience de l’im- sens de la famille offrait à Bruce pour la création de cer- lui, une source d’inspiration infinie pour la peinture de portance de la première impression et du caractère es- nant l’intimité relative de leur logement à l’hôtel Chevil- taines de ses grandes œuvres destinées aux Salons. paysage, ainsi que le faisait remarquer le critique et sentiel des valeurs justes, des couleurs pures et des tons lon donne une fausse impression des relations qu’entre- Bruce exposa Jour d’été au Salon de 189028. peintre suédois, Georg Nordensvan, en 1884 : clairs, ce qui fit rapidement de moi un fervent adepte de La satisfaction exprimée par Benedicks concer- Comme l’a souligné William Gerdts, Vonnoh était un impressionniste américain qui avait visité Grez tenait le couple Bruce avec les autres membres de la L’œuvre montre sa sœur et sa femme vaquant chacune communauté artistique. Par exemple, la Suédoise à leurs activités respectives, mais de toute évidence à Grez est un petit endroit idyllique offrant des su- Emma Löwstädt et l’Américain Francis Brook Chad- l’aise en présence l’une de l’autre. Bell lit, étendue dans jets partout où l’on regarde : des jardins, de jeunes raient tous les deux à l’hôtel Chevillon, et la fréquence wick, qui s’étaient également mariés, étaient un couple l’herbe, tandis que Benedicks, assise sur une chaise arbres fruitiers, de magnifiques aménagements de de leurs rencontres est consignée dans l’agenda de Be- d’amis intimes des Bruce. À titre de résidents perma- pliante portable, peint une esquisse du paysage devant fleurs et de végétaux, des bords de rivière avec nedicks34. Les deux artistes exploitèrent un grand nents de Grez, les Chadwick – qui visitèrent peu après elle. Installées à l’ombre d’un bosquet de bouleaux, les leurs terrasses et leurs paliers, de vieilles maisons nombre de sujets en commun, caractérisés par un trai- d’autres colonies artistiques à Concarneau, en Bre- deux femmes portent des robes claires et amples, d’étés avec leurs débarcadères, la rivière avec ses tement similaire de la matière et de la couleur. Ils tagne, ainsi qu’à St. Ives et à Newlyn, en Cornouailles24 comme il était de mise pendant les chaudes journées moulins et ses petites cascades, le soleil sur les s’adonnaient aux techniques picturales répandues par- – jouèrent un rôle important dans le développement du d’été. Un champ inondé de soleil s’étend jusqu’au village murs blancs, les vieux en sabots, les vieilles en mi les artistes de Grez qui, selon l’écrivaine anglaise village en tant que colonie artistique. Dans Double por- de Grez au loin. L’étude préparatoire mise au carreau coiffe, les jeunes filles au soleil, les poules, les ca- Alice Meynell, « adoraient les magnifiques ombres trait, leur autoportrait en tant que couple d’artistes pro- (cat. 53) permet de voir le procédé auquel Bruce avait re- nards, le bétail en train de paître, les bosquets, les mauves et les nuances violettes35 ». Leur usage de la cou- fessionnels, les Chadwick apparaissent dans le jardin cours pour créer ses compositions, ainsi qu’on peut l’ob- champs et les forêts . leur reflète bien ce que l’auteur suédois August Strind- de la propriété qu’ils louaient à Grez, assis devant un server dans plusieurs de ses œuvres. Mais en dépit de chevalet au soleil. Par son thème comme par son traite- l’approche académique de la composition, le rendu pré- Cette vision de Grez imprègne une grande partie des village : « Point d’ombres prononcées, point de lignes ment, ce tableau reflète les liens étroits entre les deux cis du passage de l’ombre à la lumière indique que œuvres réalisées dans la colonie, et se reflète clairement dures, l’air aux teintes de violet est presque toujours artistes, notamment leur adaptation réciproque à l’ap- Bruce travaillait directement sur le motif en plein air. dans les paysages de Bruce. Ces derniers sont plus brumeux, les objets se confondent36 » (fig. 4.5). ce nouveau mouvement en peinture33. » 31 À l’automne 1889, Bruce et Vonnoh demeu- berg décrivait comme les qualités atmosphériques du proche impressionniste en peinture (fig. 4.4) . En 1892, Il se dégage de Jour d’été une atmosphère pai- les Chadwick achetèrent la pension Laurent et en firent sible qui rappelle les tableaux de John Lavery, un bon de sa pratique de la peinture sur le motif en plein air. fruitiers en fleur au printemps, constituaient l’un des leur résidence privée. Vivant à quelques pas les uns des ami de l’artiste irlandais Frank O’Meara que connais- Grez fournit à Bruce l’occasion de mettre en pratique ce thèmes de prédilection des impressionnistes. Dans son autres, les Chadwick et les Bruce se recevaient à leur sait également Bruce. Lavery réalisa la majorité de ses qu’il avait appris à l’époque où il était à Giverny avec petit tableau Grez (cat. 51), Bruce peint des arbres bour- domicile respectif, l’agenda de Benedicks témoignant œuvres des environs de Grez en 1884, mais il est retour- Theodore Robinson et les autres impressionnistes geonnant au printemps. La facture est libre et la palette de la fréquence de leurs rencontres. né peindre au village au début des années 189029. Plutôt américains. Entre autres, tandis que nombre d’artistes se compose d’une variété de verts, allant des herbes que de représenter des scènes paysannes, comme le fai- à Grez optaient pour des tonalités gris sombre dans hautes aux bouleaux à l’arrière-plan. L’artiste, utilisant lettres et l’agenda de Benedicks, permettent de rendre saient nombre d’artistes à Grez, il choisit de peindre des leurs paysages, Bruce, tout comme le peintre américain la peinture et la surface avec la parcimonie caractéris- compte de la camaraderie qui existait entre le couple scènes de la vie de la classe moyenne de l’époque. De Robert Vonnoh, choisit une palette impressionniste tique de Monet, laisse notamment la couche d’apprêt Bruce et les autres artistes, comme les Chadwick. À ce nombreux peintres suédois de la colonie, de même que plus prismatique lui permettant d’explorer les effets de visible de manière à suggérer une lumière et une atmos- jour, on n’a retrouvé aucun tableau de Bruce ni aucune Bruce, adoptèrent cette nouvelle thématique, un fait at- la lumière. Ainsi, Bruce et Vonnoh peuvent être con- phère plus chaudes. photographie représentant des artistes que Benedicks et tribuable en grande partie à la préférence des impres- sidérés comme partie prenante du changement d’orien- lui auraient fréquentés à Grez. Lorsqu’il peignait des sionnistes pour le quotidien. Dans ce contexte, Jour tation artistique qui s’est opéré au début des années fleur, Grez (cat. 59), Bruce adopte une perspective simi- personnages dans ses tableaux, Bruce se tournait plutôt d’été, de Bruce, peut être considéré comme une illustra- 1890, ainsi qu’en fait foi le commentaire d’un critique laire à celle de Vonnoh, mais il oriente son point de vue vers ses proches, comme on l’a vu dans L’atelier en plein tion des loisirs et des activités professionnelle des américain anonyme : « Depuis un an ou deux, Grez a vers le champ lui-même, loin de toute structure archi- air (la graveuse). Sa sœur Bell, de dix ans sa cadette, femmes de la classe moyenne30. cédé à l’engouement pour l’“impressionnisme”, et tecturale, pour donner préséance aux arbres fruitiers en pour qui Benedicks et lui éprouvaient tous deux une Monet est maintenant le Dieu des jeunes paysagistes. fleur. Bien que ce sujet puisse être considéré comme ty- grande affection, servit aussi de modèle pour ses Les meilleurs adeptes des “ombres mauves” parvien- pique de la région, l’intérêt de Bruce pour les saisons et nent à de magnifiques résultats en matière de couleur et la conception qu’il en avait seraient aussi liés à ses sou- de lumière32. » venirs d’enfance à Elmwood, la maison familiale à 25 Seules des sources textuelles, telle que des 72 Anne Koval révélateurs de sa communion intime avec la nature et Les changements de saison, avec les arbres Dans une œuvre plus tardive, Arbres fruitiers en 73 Grez Hamilton. Dans une lettre adressée à sa mère en 1892, vue sur la cour derrière l’hôtel Chevillon et sur les jar- retournèrent à Grez à l’automne 1891, avec l’ambition réaliser une si belle sculpture44. » Ce que Kuroda omit Bruce exprime sa joie à l’annonce du printemps : « Les dins voisins, illustrant les murs et la verdure qui d’y créer des œuvres majeures pour le Salon annuel . cependant de préciser est le fait que la sculpture en cerisiers sont en fleur et nous aurons bientôt des s’étendent jusqu’à la rivière Loing à peine visible au Selon les agendas de Benedicks, ils vécurent et tra- question représentait un homme nu et que Benedicks pommes et des poires. Il n’y a rien comme la vie à la loin, et évoquant le printemps au moyen de vifs vaillèrent à Grez les deux années qui suivirent, tout en travaillait à partir d’un modèle vivant, ainsi que l’illus- 39 campagne, n’est-ce pas, mère ! » L’anticipation de contrastes entre les tons verts plutôt froids et une effectuant de fréquents séjours à Paris. Benedicks réal- tre clairement le croquis au pastel à l’huile de Bruce Bruce à la perspective de voir les arbres produire leurs chaude lumière rose. Bruce prêtait une grande atten- isa notamment Baigneur blessé – qui lui valut une men- (fig. 5.5)45. Dans une lettre aux siens, Kuroda mentionna fruits témoigne de sa communion intime avec la nature tion aux effets de lumière, et les teintes claires reflètent tion honorable au Salon de 1893 –, et Bruce peignit deux l’importance des Bruce dans sa vie à Grez : « Il y a un à l’époque où il était à Grez. la luminosité du paysage en plein air. L’éclat du soleil grands tableaux (cat. 57 et 58) destinés au Salon. peintre canadien qui vit à Grez. Sa femme est Suédoise 37 La technique de Bruce s’apparente à celle de est accentué par l’ajout de couleurs complémentaires Quelques mois après leur arrivée à Grez, Bene- et sculpteure. Le mari comme la femme sont tous les Vonnoh, qui peignait en plein air, généralement sur un générant une lumière orange sur les branches d’arbres dicks, amorça une sculpture ambitieuse, plus grande deux des êtres particulièrement aimables, et pendant support non préparé, ainsi qu’en témoigne son œuvre qui se découpent au loin dans le ciel bleu. Bruce ap- que nature, représentant un nu masculin. En 1892, elle que je vivais à Grez, ils ont toujours été bons pour moi46. » Bouleaux, de 1889 (fig. 4.6). Cette huile sur panneau met plique la peinture de façon spontanée en utilisant la écrivit à sa belle-mère : « J’ai engagé un modèle (un l’accent sur la verticalité des bouleaux, un procédé de touche caractéristique des peintres impressionnistes, jeune homme) pour tout l’été, jusqu’à la fin octobre. était le Canadien Maurice Cullen. L’agenda de Bene- composition qui se compare aux vigoureuses lignes ver- donnant ainsi forme aux nombreux arbres et arbustes J’aurai donc un été bien occupé. Il s’agit maintenant de dicks contient une multitude de références relatives à ticales formées par les pins dans le tableau de Bruce en fleur au moyen de couches épaisses de matière pictu- ne pas me surmener. Je vais réaliser une sculpture gran- ses nombreuses visites au cours de l’automne 1891 et au L’intérieur de la forêt, Grez (cat. 55), probablement peint rale. Bruce excelle dans cette œuvre où il a peint la na- deur nature. Billy travaille aussi, mais il a dû mettre son début de l’hiver 189247. Cullen, tout comme Bruce, s’in- dans la forêt de Fontainebleau. Bien que l’œuvre de ture littéralement de sa cour arrière. grand tableau de côté et attendre le retour du printemps téressait à la peinture de paysage et, comme lui, il re- avant de poursuivre son travail40. » Benedicks nota aussi courait à la palette impressionniste pour traduire les ef- Bruce représente une forêt dense, le soleil brille à travers Bien que, parmi les peintres qui séjournèrent à Un autre artiste important qui visitait les Bruce les branches de pin vert, et la touche plus libre suggère Grez, nombreux sont ceux qui ont peint son célèbre dans son agenda que le jeune modèle en question s’ap- fets de lumière. L’agenda de Benedicks rend également qu’il utilisait une technique très similaire à celle de Von- pont, on ne connaît à ce jour qu’une seule étude à pelait Albert Boyer41. compte de fréquentes visites du peintre écossais Ed- noh, basée sur l’application d’épaisses couches de pein- l’huile de Bruce sur le thème, intitulée Pont, Grez (cat. ture sur la surface. Bruce peint la forêt comme s’il y était 49). Plutôt que de représenter le pont enjambant la ri- tié avec l’artiste japonais Kuroda Seiki, qui vivait et tra- s’imposait alors comme l’un des Glasgow Boys, un plongé, tandis que Vonnoh ouvre la perspective sur le vière, comme le faisaient la plupart des peintres, Bruce vaillait à Grez au début des années 1890. Kuroda rendit groupe de peintres novateurs parmi lesquels bon champ qui s’étend au loin. Il y a quelque chose de pro- choisit de le peindre depuis un sentier longeant la ri- souvent visite aux Bruce pendant son séjour de six mois nombre réalisèrent des œuvres importantes lors de leur fondément troublant dans cette forêt de Bruce, qui vière, mettant ainsi moins l’accent sur l’architecture du à Grez. Dans une lettre aux siens, il mentionna sa rela- séjour à Grez49. évoque le paysage canadien et qui, tant par son sujet que pont en pierre que sur les jeux d’ombre et de lumière tion avec Benedicks et Bruce, parlant plus précisément par son traitement pictural, annonce le Groupe des Sept. dans le paysage. La rivière est à peine visible. Le specta- ce dernier : « Je me rends parfois chez lui pour y prendre teur se trouve plutôt sur le sentier qui mène à la route le repas, et il vient parfois chez moi pour voir mes ta- forêt, le tableau Sur le Loing (cat. 50) présente ce carac- principale. De l’autre côté du pont, on entraperçoit l’hô- bleaux. J’aime bien discuter avec lui42. » Benedicks De 1892 à 1893, Bruce travailla intensivement à une tère lumineux qui tend à imprégner la plupart des tel Chevillon et le balcon de l’appartement que Bruce évoque également le rôle de mentor que Bruce a joué œuvre ambitieuse pour le Salon, intitulée Agréable ren- œuvres que Bruce a réalisées à Grez. Dans cette repré- partageait avec Benedicks. L’artiste utilisera le pont à pendant leur séjour à Grez : contre (cat. 57). Il s’agit d’un tableau de genre représen- sentation de la rivière Loing, où l’eau réfléchit le ciel et nouveau quelques années plus tard dans une scène de la rive, Bruce utilise une gamme subtile de tons verts et genre plus ambitieuse, connue aujourd’hui sous le titre Il est amusant de voir que les gens s’intéressent antérieures de Jules Bastien-Lepage et du vieil ami de argentés. Le tableau évoque le cours alangui de la ri- Agréable rencontre (cat. 57), qu’il exposa au Salon de Pa- aux œuvres de Billy et qu’ils passent à son atelier Bruce, Louis Welden Hawkins, qui s’était fait connaître vière par une chaude journée d’été. Il rappelle un pas- ris de 1893. pour obtenir des trucs et conseils. Certains veulent au Salon de 1881 avec son tableau Les orphelins50. Les savoir comment peindre la végétation et d’autres scènes galantes étaient toujours populaires au Salon, souhaitent voir son grand tableau pour examiner mais il est possible que ce tableau ait revêtu une dimen- comment la chair sombre se découpe sur un ciel sion autobiographique pour Bruce : Benedicks posa bleu, etc.43. sans doute pour le personnage féminin et on peut inter- Contrastant avec l’obscurité de L’intérieur de la sage de la nouvelle Le trésor de Franchard, de Robert Louis Stevenson : « La rivière coulait avec des remous Les œuvres en atelier d’argent huileux et une chanson basse et monotone. De Durant cette période, les Bruce se lièrent d’ami- ward Arthur Walton et de sa femme Helen48. Walton Les œuvres destinées aux Salons tant une scène galante, dans l’esprit des œuvres légers voiles de brume se mouvaient dans les peupliers Bien que les Bruce résidèrent en permanence à Grez au de l’autre rive. Les roseaux se balançaient douce- cours de l’été et de l’automne 1889, ces derniers se sont ment . » Cette description éloquente de Stevenson et le également absentés du village pendant de longues péri- Kuroda était, quant à lui, fasciné par le professionnal- même. Comme le couple s’était rencontré à Grez, le tableau de Bruce témoignent de leur intérêt mutuel odes, notamment pour un séjour d’un an et demi en isme de Benedicks en tant que sculpteure, ainsi qu’en pont constitue un important symbole du village. L’étude pour la rivière Loing et ses environs. Italie – où Benedicks et Bruce poursuivirent leur dével- témoigne une note dans son journal en date du 1er octo- préparatoire à la mine de plomb (fig. 4.7) présente une oppement professionnel – suivi d’un été en Suède. Ils bre 1892 : « Je suis impressionné qu’une femme puisse forte ressemblance avec la composition finale, à 38 Dans Printemps, Grez (cat. 56), Bruce saisit la 74 Anne Koval préter le personnage masculin comme étant Bruce lui- 75 Grez l’exception du repositionnement du pont et de l’ajout du davantage du néo-impressionnisme que dans les ta- panier d’œufs et du chien dans le tableau achevé. bleaux plus impressionnistes de Bruce. Bien qu’il mé- son grand tableau pour le Salon suivant, traitant lui rend compte de la manière dont la perception sensori- lange toujours ses couleurs, plutôt que de les séparer, aussi d’un thème rattaché à la vie rurale, Les charrons elle était évoquée dans l’art et la littérature symboliste à vaillait toujours à Giverny et avait peint peu de temps comme le faisaient Seurat et ses collègues avec le divi- (cat. 58), de 1894, exposé au Salon cette année-là. Le l’époque. Le tableau de Bruce s’approche remarquable- auparavant une scène de genre intitulée La débâcle (fig. sionnisme, Bruce applique la peinture par stries colo- thème de la masculinité, basé sur la représentation ment du postimpressionnisme de Roderic O’Conor (fig. 4.8), dans laquelle figurait un pont. Inspiré d’un roman rées, ce qui permet une touche plus affirmée. Cela est d’une forge en plein air, probablement à Grez55, où 4.10), un disciple de Paul Gauguin à Pont-Aven qui avait d’Émile Zola du même titre publié plus tôt cette an- surtout manifeste dans le traitement des pantalons du quatre ouvriers travaillent de toutes leurs forces à la fa- passé un certain temps à Grez60. Selon Julian Campbell, née-là, en 1892, le tableau représente une femme de personnage masculin (fig. 4.9), une combinaison de brication d’une roue, y est intéressant. Bruce profite de O’Conor avait vécu à la pension Laurent vers 1889- l’époque, assise près d’un pont rustique, un exemplaire teintes très lumineuses et de tons mauves dans les par- ce sujet pour représenter un groupe en action dans un 189061. Il y était retourné en 1894. Francis Chadwick du livre de Zola posé sur les cuisses. Sa tête est tournée ties à l’ombre, qui dénote le caractère passablement ex- environnement extérieur. La fumée et la vapeur qui informa Bruce, qui était alors à Paris, que « O’Conor de côté, comme si elle attendait quelqu’un. Le roman se périmental de cette œuvre malgré son sujet convention- s’élèvent dans le paysage contribuent à mettre l’accent [était] revenu à l’improviste. Je crois bien que c’est pour déroulait pendant la guerre franco-allemande, mais le nel – une stratégie néo-impressionniste qui sera plus sur le laborieux travail en cours. le plaisir de notre compagnie, car il m’a fait savoir peu tableau de Robinson s’intéresse moins au conflit armé élaborée encore dans l’œuvre suivante de Bruce pour le qu’au récit romantique de la rencontre imminente de la Salon. Le vieil ami de Bruce, Theodore Robinson, tra- jeune femme avec son bien-aimé. Le tableau est très im- En mars 1893, Bruce et Benedicks prirent des Bruce poursuivit dans le même registre avec L’artiste danois Peder Severin Krøyer, qui avait Cette description de Séché est intéressante en ce qu’elle après son arrivée qu’il avait fait le tour de l’endroit sans déjà vécu à Grez, s’était fait connaître pour ses scènes de rien trouver d’intéressant à peindre, ce qui est plutôt dif- travail manuel, notamment son tableau La fonderie Bur- ficile à Grez62 ». Les trois artistes travaillèrent étroite- pressionniste, tant par sa touche que par l’emploi de dispositions pour rester à Paris au moment de proposer meister et Wain, de 1885. Il est possible que le sujet du ta- ment ensemble pendant cette période, explorant les couleurs complémentaires qui font ressortir la couver- leurs œuvres pour le Salon annuel . Sur place, ils en- bleau de Krøyer et sa tendance à fusionner différentes techniques élaborées par les artistes postimpression- ture arrière jaune du roman sur le violet et le mauve de trèrent tous les deux en contact avec leurs anciens pro- sources de lumière aient suscité l’intérêt de Bruce, qui nistes tels que Vincent van Gogh et Gauguin, ce qui est la robe. La débâcle témoigne de l’évolution de la pein- fesseurs, comme l’écrit Benedicks à son beau-père : aurait par ailleurs visité la célèbre forge de Gysinge, en particulièrement manifeste dans l’œuvre de O’Conor. Ils Suède, qui appartenait à la famille Benedicks56. semblaient également au courant des développements 51 ture de genre dans les années 1890, alors que les artistes appliquaient les procédés impressionnistes à des ta- La visite que nous avons rendue au maître de Bil- bleaux narratifs. Par sa tonalité et par sa dimension, la ly, M. Tony Robert-Fleury, dont on vous a sans vantage de son thème conventionnel par son traitement les œuvres divisionnistes de Georges Seurat, de Paul composition de Robinson diffère considérablement de doute déjà parlé, a été très intéressante et très pictural57. Pour Bruce, l’intérêt de ce sujet repose sur la Signac et même de Camille Pissarro. Agréable rencontre, la grande œuvre de Bruce présentée agréable. C’est l’un des piliers de l’ancien Salon, et transformation des couleurs et de la lumière alors que au Salon, même si, techniquement, elles entrent toutes il a eu la gentillesse d’offrir d’écrire une lettre au la roue prend sa forme, au fur et à mesure que la jante lettres de Benedicks, c’est que cette notion de « vie tran- les deux dans la catégorie scène de genre. jury pour que Billy obtienne un bon numéro et un adhère à celle-ci. L’œuvre a été présentée au Salon de quille » à Grez était, en fait, quelque peu exagérée. Pen- bon emplacement, étant donné que Billy ne 189458 et, à l’occasion de sa présentation à l’exposition dant leur séjour, les Bruce y ont mené une vie sociale semblent être une domestique et un charretier ou un connaissaît aucun digne membre du jury. N’est-ce commémorative consacrée à Bruce à Paris, le critique très animée, ponctuée du va-et-vient des visiteurs, de meunier travaillant probablement pour les différentes pas aimable ? Alphonse Séché commenta avec justesse les intentions fréquents voyages à Paris, ainsi que de longs séjours en de l’artiste : Suède, en Italie et, plus tard, au Canada. Mais ce fut Les personnages dans Agréable rencontre 52 meuneries de Grez. Il est plausible que Bruce ait em- L’ambitieux tableau Les charrons s’éloigne da- du néo-impressionnisme que l’on pouvait observer dans Ce qui ressort clairement de l’agenda et des ployé le même modèle qui posait pour la grande sculp- L’œuvre de Bruce présentée au Salon se vit accorder ture de Benedicks, Baigneur blessé. Les personnages ont une place de premier choix. Elle reçut une critique dans [...] les Charrons [...], une des plus remarquables quelle le couple bénéficia d’un foyer et d’un environne- interrompu leurs corvées matinales – la collecte des le Pall Mall Gazette qui mentionnait que : « Blair Bruce œuvres du peintre. Avec une ingéniosité extraordi- ment de travail stables et propices à la réalisation de œufs et la livraison de la farine – et semblent être en semble être le réaliste le plus puissant cette année. La naire, Blair Bruce est arrivé à nous rendre percep- certaines de leurs œuvres les plus importantes. En ré- pleine conversation. Bruce a prêté une attention parti- lumière du soleil dans son tableau Agréable rencontre est tible non pas seulement les vibrations de la lu- trospective, la colonie artistique internationale de Grez culière à la posture du charretier, qui a le pied posé sur traitée de manière quelque peu crue, certes, mais au mière, mais bien aussi la chaleur qui se dégage du leur aura permis de s’établir professionnellement en son chariot en bois. Un petit chien, possiblement le ter- moins elle est sans compromis et sans harmonie fer brûlant et tournoie dans l’air. Au reste, tout dans tant qu’artistes et de tisser des liens d’amitié qui, dans rier des Bruce, Tot, regarde avec curiosité par-dessus le maniérée de couleurs complémentaires53. » Benedicks cette toile, depuis les personnages jusqu’au pay- de nombreux cas, ont continué de s’épanouir après leur pont en pierre. Au loin à droite, du linge sèche sur une transcrivit la critique dans une lettre à la mère de sage, tout est d’une parfaite réalité. Si je dis réalité et déménagement à Paris, et plus tard en Suède. corde à linge, tandis que, de l’autre côté du pont, une Bruce, tout en passant modestement sous silence la non réalisme, c’est que Blair Bruce était trop poète bergère abreuve ses vaches dans la rivière. mention honorable qu’elle avait reçue pour Baigneur pour être brutalement réaliste. Il ne se contentait blessé. Bruce ajouta ce fait important dans la lettre et pas de voir la nature, il la pensait, il la rêvait et, au son sujet, qui est conforme aux normes conventionnelles déclara qu’elle « gravira[it] les échelons du mérite, il n’y sortir de son cerveau après une sorte d’incubation de l’époque, mais pour son traitement pictural. La pein- a aucun doute 54 ». réfléchie, elle était comme recréée et magnifiée59. Ce tableau est intéressant non pas tant pour également une période très productive au cours de la- ture est appliquée d’une manière qui se rapproche 76 Anne Koval 77 Grez Notes 1 William Blair Bruce, lettre à sa mère, 28 juillet 1889, in Joan Murray (dir.), Letters Home 1859-1906: The Letters of William Blair Bruce, Moonbeam, Penumbra Press, 1982, p. 173. 2 Caroline Benedicks, lettre à Janet Bruce, 17 juin 1889, boîte 2, dossier 57; documents de William Blair Bruce, Archives du Musée des beaux-arts de Hamilton [désignées ci-après sous le nom AMBAH]. 3 Caroline Benedicks, Almanack 1889, 5 mai 1889, boîte BB19, Archives de la Fondation Brucebo [désignées ci-après sous le nom Brucebo], Gotland. Selon Benedicks, ils arrivent à Grez en mai 1889. Ce séjour durera jusqu’en décembre 1889, moment où ils se rendent en l’Italie. Ils retourneront à Grez en novembre 1891 pour un plus long séjour. Voir note 39. 4 Robert Louis Stevenson rencontra Fanny Osborne à Grez en 1877, et ils se marièrent aux États-Unis en 1880. (Michael Jacobs, The Good and Simple Life: Artist Colonies in Europe and America, Oxford, Phaidon, 1985, p. 32.) 5 Pour une description plus détaillée de ce terme, voir Marilyn Brown, « Barbizon and Myths of Bohemianism », in A. Burmester, C. Heilmann et M. Zimmermann (dir.), Barbizon: Malerei der Natur – Natur der Malerei, Munich, Klinkhardt & Biermann, 1999, p. 448-467. 6 May Alcott Nieriker, Studying Art Abroad and How to Do It Cheaply, Boston, Roberts Brothers, 1879, p. 59. Artiste vivant à Paris, Nieriker était la sœur de Louisa May Alcott, auteure du roman Les quatre filles du docteur March. 7 Lowell Birge Harrison, « With Stevenson at Grez », Century Magazine, vol. 93 (1916), p. 312. Le terme « grisette » renvoie aux femmes de la classe ouvrière, y compris les prostituées. 8Nieriker, Studying Art Abroad and How to Do It Cheaply, p. 60. 9 Harrison, « With Stevenson at Grez », p. 312. Parmi les femmes artistes à Grez, beaucoup avaient suivi une formation à l’Académie Julian, à Paris, qui, à la faveur d’une politique plus libérale, acceptait les femmes. Voir Gabriel P. Weisberg et Jane R. Becker (dir.), Overcoming All Obstacles: The Women of the Académie Julian, New-Brunswick, Rutgers University Press, 1999, p. 41. 10 Parmi les couples mariés vivant à Grez, mentionnons les artistes suédois Carl Larsson et Karin Bergöö, Karl Nordström et Tekla Lindeström, et Emma Löwstädt et Frank Chadwick. (Jacobs, The Good and Simple Life, p. 38.) 11 Benedicks s’est rendu à Grez pour la première fois en 1883 avec les artistes suédois Ingeborg Nordberg, Hanna Hirsch, Gerda Rydberg et Per Hasselberg, qui étudiaient tous à Paris. (Toru Arayashiki, « The Artists’ Community of Grez-sur-Loing: Its Preceding History, Geographical Features, and Relationship with Japan », in Toru Arayashiki [dir.], The Painters in Grez-sur- Loing, Japon, The Japanese Association of Art Museums, 2000, p. 253.) 12 C’est possiblement l’oncle de Benedicks qui l’incita à visiter Grez en compagnie de ses compatriotes qui étudiaient à Paris. 78 Anne Koval Michael Jacobs ainsi que Torsten Gunnarsson donnent une bonne idée de ce que fut la colonie artistique suédoise à Grez. (Jacobs, The Good and Simple Life, p. 33-39; Gunnarsson, « Swedish and Scandinavian Painters at Grez-sur-Loing », in Arayashiki, The Painters in Grez-sur-Loing, p. 263-266.) Pour des lectures additionnelles sur le phénomène des colonies artistiques en Europe, voir Nina Lübbren, Rural Artists’ Colonies in Europe, 1870–1910, Manchester, Manchester University Press, 2001, p. 169-170. 13 Benedicks, lettre à Janet Bruce, 28 mai 1886, boîte 2, dossier 54, AMBAH. 14 Bruce demanda Benedicks en mariage le 10 octobre 1885, quelque quatre mois après avoir peint ce portrait. 15Jacobs, The Good and Simple Life, p. 36. La pension Laurent deviendra plus tard l’hôtel Beauséjour. 16 Les classes sociales étaient en mutation, et la clientèle de l’hôtel Chevillon était clairement bohème, comme le suggère R. A. M. (Bob) Stevenson qui, à la fin des années 1870, écrivait dans une lettre à son cousin : « Tout le monde entretient une femme maintenant. Je commence à sentir l’intrusion de la vie du Quartier latin. » (Jacobs, The Good and Simple Life, p. 32.) 17 L’hôtel Chevillon est aujourd’hui la Fondation Grez-sur-Loing, un organisme sans but lucratif qui offre des bourses de résidence à des artistes, des auteurs, des compositeurs et des scientifiques de Suède et de l’étranger. Nous remercions son intendante, Bernadette Plissart, qui nous a aimablement ouvert les portes des lieux à plusieurs occasions. 18 Ces tableaux comprennent Sur le pont à Grez (1884, Galerie nationale d’Irlande, Dublin) et Sur le bord du Loing, bavardage d’après-midi (1884, Musée Ulster, Belfast). 19 Will H. Low démontre que Grez était un lieu prisé pour les activités nautiques. (Will H. Low, A Chronicle of Friendships, 1873–1900, New York, Charles Scribner’s Sons, 1908, p. 172-187.) 20Jacobs, The Good and Simple Life, p. 39. 21 Benedicks, lettre à Janet Bruce, 24 mai 1889, boîte 2, dossier 57, AMBAH. 22 Benedicks, lettre à Janet Bruce, 17 juin 1889, boîte 2, dossier 57, AMBAH. Par « l’autre bande », Benedicks fait allusion à la table commune que partageaient les artistes et les clients de l’hôtel. Isobel Field (qui avait habité à l’hôtel Chevillon, avec sa mère, plus tôt) décrit la bonne chère qu’on y faisait. « La nourriture était simple, mais merveilleusement bien cuisinée; pot-au-feu servi dans de gros bols jaunes, pains d’un mètre de long, fromage fabriqué au village, salade assaisonnée à l’ail et à l’estragon, poulet rôti à la broche sur un grand feu, le tout accompagné de bon vin rouge. » (Isobel Field, « The Best of All Good Times at Grez », extrait tiré de ses mémoires, This Life I’ve Loved (1937), publié dans R. C. Terry [dir.], Robert Louis Stevenson: Interviews and Recollections, Iowa City, University of Iowa Press, 1996, p. 69-70.) 23 Benedicks, lettre à Janet Bruce, 17 juin 1889, boîte 2, dossier 57, AMBAH. 37 Bruce, lettre à sa mère, 7 avril 1892, in Murray, Letters Home, p. 181. 24 Je remercie William Gerdts pour les renseignements qu’il m’a fournis sur les Chadwick. Pour une présentation plus générale, voir William H. Gerdts, « The American Artists in Grez », in Arayashiki, The Painters in Grez-sur-Loing, p. 267-277. 38 Robert Louis Stevenson, « Le trésor de Franchard », tiré du recueil Les gais lurons, Paris, Éd. d’Aujourd’hui, 1975, p. 283. 25 La propriété, qui appartenait au marquis de Cazaux, sera habitée plus tard par l’artiste allemande Jelka Rosen et le compositeur anglais Frederick Delius. (« Jelka Delius: Memories of Frederick Delius », annexe 7, in Lionel Carley [dir.], Delius: A Life in Letters, 1862–1908, vol. 1, Londres, Scolar Press, 1983, p. 408-415.) 26 La relation intime entre Bruce et Bell, et plus tard entre Benedicks et Bell, est bien documentée dans leur correspondance. Les deux femmes restèrent en contact jusque tard dans les années 1920. 27 D’après l’agenda de Benedicks, Bell resta jusqu’au mois de décembre, moment où, après l’arrivée de sa mère, ils partirent pour Rome. (Benedicks, Almanack 1889, boîte BB19, Brucebo.) 28 Jour d’été a été exposé au salon de la Société des artistes français en 1890, cat. no 238. 29 John Lavery maintenait que ses premières années à Grez avaient été sa période la plus heureuse. Ce fut, de toute évidence, une étape de transition dans sa carrière. (Roger Billcliffe, The Glasgow Boys: The Glasgow School of Painting 1875–1895, Londres, John Murray, 1985, p. 81-90.) 30 Les femmes peintres étaient souvent représentées comme des peintres amateurs, à l’époque. Bien que Bruce a souvent dépeint sa femme en tant qu’artiste professionnelle, cette lecture n’est pas implicite. 39 Leurs divers séjours prolongés à Grez, après leur installation initiale en 1889, sont notés dans les agendas de Benedicks. Le premier s’étend du 2 octobre 1891 au 15 décembre 1893, et comprend de nombreuses visites à Paris. Les Bruce ont ensuite voyagé en Italie du mois de janvier au 8 juin 1894. Ils sont retournés à Grez le 22 octobre et y sont restés jusqu’en novembre de la même année, moment où il déménagent à Paris. (Benedicks, Almanack 1891, Almanack 1892, Almanack 1893 et Almanack 1894, boîte BB19, Brucebo.) 40 Benedicks, lettre à Janet Bruce, 7 avril 1892, boîte 2, dossier 60, AMBAH. La peinture à laquelle Benedicks fait allusion est Agréable rencontre. 41 Benedicks inscrivit ce qui suit dans son agenda de 1892 : « J’ai commencé avec le modèle Albert Boyer » (1er avril 1892); et « Albert Boyer a démissionné comme modèle » (5 novembre 1892). (Benedicks, Almanack 1892, boîte BB19, Brucebo.) 42 Lettre non datée, cité dans Arayashiki, « The Artists’ Community of Grez-sur-Loing », p. 248. Benedicks inscrivit également dans son agenda les jours où Kuroda était venu dîner. (Benedicks, Almanack 1892, 3, 8 et 10 octobre 1892; 24 décembre 1892, boîte BB19, Brucebo.) Les innombrables occasions où il était venu prendre un café y sont également consignées. 43 Benedicks, lettre à Janet Bruce, 19 septembre 1892, boîte 2, dossier 60, AMBAH. 44 Note au journal de Kuroda Seiki en date du 1er octobre 1892, in Arayashiki, « The Artists’ Community of Grez-sur-Loing », p. 249. 33 Robert Vonnoh, cité dans Gerdts, « The American Artists in Grez », in Out of Context, p. 53. 45 L’artiste allemande Jelka Rosen, qui avait rencontré le compositeur anglais Frederick Delius par l’entremise des Bruce, a écrit plus tard au sujet de cette sculpture : « Elle conservait dans son atelier une sculpture grandeur nature du boulanger de Grez qu’elle avait réalisée pour le “Salon”. Cette vilaine sculpture était placée dans un coin de la pièce, dos au public, comme pour cacher son sexe, bien qu’elle avait modelé cette partie dans le détail. » (Tiré de « Jelka Delius: Memories of Frederick Delius », annexe 7, in Carley, Delius: A Life in Letters, 1862–1908, p. 408.) 34 46 Lettre de Kuroda à son beau-père envoyée de Paris, le 9 mars 1893, alors qu’il se préparait à retourner au Japon. (cité dans Arayashiki, « The Artists’ Community of Grez-sur-Loing », p. 248.) Dans sa lettre, Kuroda mentionne également l’intention des Bruce de visiter le Japon dans les trois ans à venir, un voyage qui ne s’est jamais concrétisé. 47 Maurice Cullen se rendit à Paris en 1889 et étudia à l’École des beaux-arts ainsi qu’à l’Académie Julian. Il effectua divers séjours à Grez entre 1892 et 1894. Les nombreuses occasions où les Bruce l’accueillirent à dîner ou pour prendre le café, d’octobre à décembre 1892 en particulier, sont inscrites dans l’agenda de Benedicks. (Benedicks, Almanack 1892, boîte BB19, Brucebo.) 31 Georg Nordensvan, Ny Illustrerad Tidning (1884), in Gunnarsson, « Swedish and Scandinavian Painters at Grez sur-Loing », p. 264. 32 Auteur anonyme, San Francisco Call (26 avril 1891), cité dans William H. Gertds, « The American Artists in Grez », in Laura Felleman Fattal et Carol Salus (dir.), Out of Context: American Artists Abroad, Westport, Praeger, 2004, p. 51. Les jours où les Bruce et Vonnoh se sont rencontrés, entre le 15 septembre et le 21 novembre 1889, sont consignés dans l’agenda de Benedicks. (Benedicks, Almanack 1889, boîte BB19, Brucebo.) May Brawley Hill indique que Vonnoh restait à l’hôtel Chevillon à l’automne 1889. (Brawley Hill, Grez Days, Robert Vonnoh in France, New York, Berry Hill Galleries, 1987, p. 17.) 35 Alice Meynell, « Pictures from the Hill Collection », Magazine of Art, vol. 5 (1882), p. 82. 36 August Strindberg, cité dans Brian Radford, « Delius, Grez and the Scandinavian Connection », The Delius Society Journal, no. 118 (Hiver/Printemps 1996), p. 42. 79 Grez 48Benedicks, Almanack 1892, 3 mai, 24 juillet et 14 août 1892, boîte BB19, Brucebo. 49 Pour plus de renseignements sur ce groupe d’artistes, voir Billcliffe, The Glasgow Boys. 50 Les orphelins, de 1881, de Louis Welden Hawkins (collection du Musée d’Orsay), remporta une médaille au Salon cette année-là. Pour plus de renseignements sur l’œuvre de Hawkins à Grez, voir Anne Koval, Louis Welden Hawkins: Shades of Grey, Sackville, Owens Art Gallery, 2010. 51 Les dates de leur séjour à Paris, du 16 au 28 mars 1893, sont notées dans l’agenda de Benedicks. (Benedicks, Almanack 1893, boîte BB19, Brucebo.) 52 Benedicks, lettre à William Bruce père, 22 mars 1893, boîte 2, dossier 72, AMBAH. 53 Benedicks, lettre à Janet Bruce, 29 mai 1893, boîte 2, dossier 61, AMBAH. 54 Ibid. 55 Au cours de l’été 1893, Bruce écrit de Grez : « Cet été, je me consacre à mon prochain tableau pour le Salon. » (Bruce, lettre à sa mère, 2 août 1893, in Murray, Letters Home, p. 187.) 56 Murray est la première à évoquer ce lien important avec l’œuvre de Krøyer. (Murray, Letters Home, p. 25.) 57 La Fondation Brucebo et le Musée des beaux-arts du Canada conservent plusieurs études préparatoires de ce tableau. 58 Les charrons a été reproduit dans Société des artistes français, Catalogue illustré de peinture et sculpture, Salon de 1894, Paris, Ludovic Baschet, 1894, p. 46. 59 Alphonse Séché, Exposition rétrospective de l’œuvre de W. Blair Bruce, Paris, Galeries Georges Petit, 1907, 19-20. 60 Les charrons préfigure également l’œuvre du peintre futuriste italien Umberto Boccioni, qui s’était installé à Paris en 1906, et qui réalisa en 1910 le tableau Travail (intitulé plus tard La ville se lève), lequel fait appel à une touche tout aussi vigoureuse et au thème de l’effort physique. 61 Julian Campbell, Frank O’Meara, 1853–1888, Dublin, Hugh Lane Municipal Gallery of Modern Art, 1989, p. 32. 62 Francis Brooks Chadwick, lettre à Bruce, 27 décembre 1894, boîte BB11, Brucebo. 80 Anne Koval 81 « Ma reine de la sculpture » : Caroline Benedicks en tant que sujet de Bruce Arlene Gehmacher détail, cat. 75 Femme sculpteur 83 La reine de la sculpture Vous, une femme, contribuez par l’œuvre de votre humide « selon la volonté de [son] esprit et de [ses] esprit et de vos mains à démontrer que la femme doigts agiles6 ». Peindre le portrait d’un sujet vivant peut consti- Caroline, bien que détourné, demeure l’élément central tuer une expérience intime, en ce qu’elle implique des du portrait, l’artiste prêtant une attention particulière à échanges verbaux et des jeux d’expressions faciales la commissure de ses lèvres, comme si, du bout du pin- convaincu, malgré ce que beaucoup en disent), oui, était un sujet facile pour Bruce, comme elle faisait par- entre l’artiste et le modèle. Bruce a exécuté son premier ceau, il l’embrassait14. Mais c’est la main de Caroline et à de très nombreux égards, beaucoup plus forte – tie de sa vie quotidienne et qu’elle était sensible au pro- portrait de Caroline moins de dix jours après l’avoir ren- qui, en fin de compte, domine vraiment la composition. pensez-y, vous êtes jeune, vigoureuse à la fois men- cessus de la création artistique. Il réalisa en effet des contrée12 (cat. 69). Il était tombé amoureux d’elle dès la Bien qu’esquissée à l’aide de quelques traits seulement talement et physiquement, et dans votre esprit gît croquis d’elle (fig. 5.2), et elle figure également, plus ou première rencontre, et on se serait attendu à ce que la et à peine colorée, elle s’impose, claire et démesurément un pouvoir, une magnifique capacité à inculquer moins incognito tout en demeurant reconnaissable, séance de portrait eût permis de briser la glace. Mais grande, à l’extrémité de la manche. C’est une main de de bons principes et l’amour de la beauté, et à ap- dans plusieurs de ses tableaux de genre achevés, parta- Benedicks apparaît en buste, de profil, assise le dos bien sculpteure, l’« instrument » vivant avec lequel Benedicks porter plaisir et bonheur à vos semblables pendant geant souvent la scène avec un autre personnage ou en- droit, les yeux tournés vers le bas et les bras croisés. façonne, modèle, crée ses œuvres. Si ce portrait de Caro- encore longtemps. Ne cherchez pas trop à réfléchir core apparaissant dans un environnement domestique. C’est à se demander qui décida de la pose. line devait figurer sur une pièce de monnaie, son revers votre foi, faites-en une pensée consciente, façon- Elle est habituellement représentée absorbée par sa lec- nez-la, sculptez-là, c’est ainsi que vous enseignez ture ou dessinant (Jour d’été [cat. 54], L’atelier en plein air tude de Caroline : son regard dirigé vers le bas et ses à ceux qui n’ont pas votre imagination, […] et c’est (la graveuse) [cat. 52] et Soirée à la maison [cat. 71])7. Mais bras croisés la font paraître sur la défensive. Elle porte portrait, avec la mention du nom de son auteur, du lieu votre devoir de penser pour eux et de leur donner les portraits achevés de Caroline – où son identité est au son chapeau, une marque de formalité, voire un signe et de la date de sa réalisation : À Caroline Benedicks / une leçon inscrite dans le bronze et la pierre . centre de l’œuvre, où ses traits physiques sont recon- de réticence de sa part à tenir pendant un bref moment Blair Bruce / Grez, 30 juin 1885. Cette dédicace, aussi William Blair Bruce, lettre à Caroline Benedicks, cachet de la poste daté du 18 décembre 1885 naissables et où elle domine à elle seule l’espace et cap- le rôle de modèle. « Bref », car le portrait fut de toute évi- convenue que l’attitude de Caroline est réservée, illustre tive l’attention du spectateur (Caroline Benedicks, 1885; dence exécuté en vitesse. Le visage est travaillé avec parfaitement le manque de naturel de cette interaction, Portrait de la femme de l’artiste, Caroline, 1890; Femme soin, mais la robe et l’arrière-plan se résument en de ce que sous-tend la sévérité d’ensemble du portrait et William Blair Bruce et l’artiste suédoise Caroline Ben- sculpteur, 1891; Le vitrail, 1899) – sont peu nombreux. Il minces couches de peinture appliquées à grands traits l’attitude déférente de Bruce à l’égard de son modèle. edicks (1856-1935) se sont rencontrés à Grez-sur-Loing est difficile de déterminer si cette rareté est due au fait sur la toile, qui demeure apparente par endroits. Qui Mais elle contredit également l’accès discret à son inti- (ci-après Grez) en juin 1885. Ils se sont fiancés moins de que Caroline était absorbée par son propre travail ou à plus est, la toile est de petit format, elle n’a pas été pré- mité que Bruce s’est ménagé grâce à de subtils tours de quatre mois plus tard et se sont mariés à Stockholm à la l’indifférence de Bruce pour le portrait en général8. parée et elle est découpée de manière irrégulière. Ses passe-passe sur le plan de la composition. fin de 1888. Grâce à sa fortune familiale, Benedicks Mais on peut dire que chacun des portraits qu’il entre- coins sont perforés comme si on l’avait fixée négligem- avait pu se consacrer à volonté à l’étude et à la pratique prit le fut principalement de sa propre initiative. Ne se- ment sur un chevalet, et la toile nue est visible là où les line semble indiquer une certaine tension dans leurs de la sculpture, de la gravure et de la peinture (à rait-ce que pour cette raison, les quelques portraits punaises avaient été enfoncées. rapports. Un état d’émotivité semblable aurait aussi l’aquarelle et à l’huile)2 (fig. 5.1). La correspondance achevés de Caroline forment un ensemble distinct dans entre les deux artistes révèle leur interdépendance la vaste production de l’artiste et ils méritent une atten- pouvoir, que l’on associait aux pièces de monnaie sur brosser un portrait intime de Caroline au cours de leurs affective, leur intérêt commun pour la spiritualité et tion particulière. lesquelles figurent la tête de dirigeants tels que des em- fréquentations. Ce dessin est malheureusement dispa- pereurs et des monarques. La distanciation inhérente ru, mais les allusions de Bruce à son sujet révèlent à la est l’égale de l’homme (ce dont je suis fermement 1 leur respect mutuel pour leurs professions respectives3. On pourrait penser que Caroline Benedicks On dit qu’en raison de leur sujet unique les por- On décèle même un certain malaise dans l’atti- Le profil a longtemps constitué un signe de serait sans doute orné d’une de ses sculptures en relief. Bruce inscrivit une dédicace toute simple sur le Ce premier portrait que réalise Bruce de Caro- prévalu lorsque Bruce tenta, à une autre occasion, de Les lettres datant de l’époque de leurs longues fréquen- traits mobilisent et engagent profondément le specta- qui caractérise le profil favorisait le respect des popula- fois le contexte tendu dans lequel il fut réalisé et le ca- tations, lesquelles portaient généralement sur l’art, teur de par leur nature même9. On s’attendrait à un en- tions à l’égard de leurs dirigeants13. Dans le cas de Caro- ractère positif qu’il finira par lui accorder. La séance de témoignent également de leur symbiose créative et de gagement plus intense encore dans le cas où l’artiste et line Benedicks, cependant, le profil semble plus ambigu. pose, qui se déroula lors de leur dernière journée en- leur identité en tant qu’« union artistique4 ». son modèle entretiennent déjà une relation profonde, D’une part, le « profil » fait paraître Caroline vulné- semble à Grez, fut chargée d’émotion, Bruce étant au comme William Blair Bruce et Caroline Benedicks. En rable : dans cette vue de côté, qui lui enlève la possibili- bord de la dépression, tandis que Caroline, qui cher- dicks (ci-dessus), William Blair Bruce la décrit comme tant que confidents, partenaires de vie et artistes, Bruce té d’entrer en contact avec son portraitiste, son person- chait à compenser, se montrait d’autant plus enjouée15. une femme de grand courage et comme une artiste dont and Benedicks partageaient assurément un « espace nage est en fait neutralisé. Le profil évoque d’autre part Dans un moment de calme, Bruce décrira plus tard ce la mission sociale consistait à promouvoir l’apprécia- psychologique [très] intime10 », animé par la dynamique une certaine indépendance, d’autant plus si c’est Caro- dessin comme « l’œuvre d’un homme désespéré16 ». Ce tion de la beauté au moyen de ses œuvres. La vocation de leur relation11. C’est cette dynamique qui rend les por- line qui a décidé de la pose. L’angle fuyant empêche le portrait eût beau évoquer un moment d’angoisse, il ap- de sculpteure de Caroline, en particulier, participa traits que Bruce effectua de Caroline si intrigants et évo- portraitiste d’avoir accès à une dimension importante porta également beaucoup de réconfort à Bruce. Il l’em- grandement à l’estime que Bruce lui portait en tant cateurs. Complexes tant sur le plan conceptuel que sur de sa personne : l’expression de son visage, de face, en porta avec lui lorsqu’il s’embarqua pour le Canada en qu’individu et à la manière dont il représentait son celui de la réalisation, ils transcendent la conception particulier son regard. octobre 1885, et le montra aussitôt secrètement à sa identité. En effet, Bruce la surnommait sa « reine de la élémentaire du portrait en tant que « ressemblance » ou sculpture5 » et admirait son habileté à modeler l’argile de l’art du portrait comme processus mimétique. Dans son « portrait textuel » de Caroline Bene- 84 Arlene Gehmacher Bruce trouva toutefois un moyen de contourner cette attitude en apparence évasive. Le visage de mère afin de lui annoncer ses fiançailles avec Caroline17. Bruce l’emportait aussi avec lui lors de ses promenades : 85 La reine de la sculpture « J’ai beaucoup contemplé votre cher portrait, écrivit-il conceptuelle que Bruce ressentait à l’égard de son ami25. à Caroline, pendant que je me promenais au fin fond Vu la popularité des images d’« ateliers de arrête son regard en tout premier lieu (ce que sa pose de d’argile, outils de façonnage au même titre que les ins- trois quarts favorise), mais cela ne dure qu’un instant truments de modelage qui reposent sur la table. L’effet hyperréaliste est accentué par l’ar- des bois, seul avec la nature et vous18. » Dans l’attente de sculpteur », il est possible que Bruce ait cherché à ré- puisqu’il est aussitôt entraîné par le regard fasciné de la ses retrouvailles avec Caroline, Bruce rapporta le por- pondre à une certaine demande pour ce genre de sujet sculpteure, traité de profil, sur son œuvre : un modelage rière-plan, une surface murale qui évoque une marine trait avec lui à Barbizon, où il s’avéra un objet privilégié avec Femme sculpteur. Le titre générique du tableau en argile représentant non pas une figure masculine ou représentant une mer bleue calme et un ciel mauve, et d’expression de son amour : « Je viens de regarder votre semble indiquer qu’il était conscient que les acheteurs une figure féminine isolée et idéalisée, mais un couple où figurent un sarrau suspendu et son ombre projetée, cher portrait, écrivit-il, et je l’ai embrassé19. » éventuels préféreraient probablement un tableau illus- d’amants, un homme et une femme nus s’étreignant lesquels confèrent une touche surréaliste au tableau. La trant un « type » (sculpteur) plutôt qu’une sculpteure en dans un baiser passionné. La sculpture, possiblement signature de Bruce sur « l’eau » vient couronner la série avec l’intimité et le petit format de Caroline Benedicks, particulier (Benedicks), qui n’avait toujours pas rempor- Couple enlacé , de Caroline, fut sans doute inspirée du d’interventions de l’artiste dans ce tableau censé être un ainsi qu’avec son évocation toute simple et subtile du té de succès critique au Salon26. Mais la complexité ico- Baiser de Rodin, que les Bruce avaient vu à Paris en juin simple portrait. métier de Caroline par la mise en valeur de sa main. nographique de Femme sculpteur transcende les limites 188930. Cette appropriation du thème par Caroline peut Grand tableau d’« un mètre quatre-vingts » représentant du simple sujet à la mode. être considérée comme une manière de se positionner nedicks, tous deux les auteurs de la sculpture dans le ta- Femme sculpteur (cat. 75) contraste vivement 29 Du point de vue de Bruce, ils étaient, lui et Be- une femme sculpteure dans son atelier qui prend du Les tableaux d’ateliers de sculpteur de Dantan comme l’égale du célèbre peintre parisien. Femme sculp- bleau, puisque le couple enlacé les représentaient. Bien recul pour étudier sa sculpture en cours d’exécution, montraient généralement un sculpteur de sexe mascu- teur est, pour ainsi dire, l’incarnation picturale de la que destiné, en principe, à être montré au « public », Femme sculpteur a été exposé au Salon de la Société des lin en compagnie d’une figure féminine idéalisée, soit description que Bruce en avait fait précédemment – Ca- Femme sculpteur renferme une signification hautement artistes français (ci-après SAF) en 189120. La plupart des une sculpture à laquelle il travaillait ou un modèle vi- roline était sa « reine de la sculpture ». Et si son rôle en personnelle. Ces glissements conceptuels sont au cœur visiteurs du Salon y virent une scène de genre à carac- vant . Femme sculpteur allait à contre-courant de cette tant que sculpteure devait consister à enseigner l’amour du tableau de Bruce et constituent un aspect fonda- tère narratif, la représentation monumentale d’une ar- tendance et de la convention voulant que le nu féminin de la beauté, du plaisir et du bonheur, c’est en sculptant mental de son approche du portrait. En assimilant son tiste au travail, dont le titre générique, « femme sculp- fût un sujet réservé aux sculpteurs de sexe masculin et, la ferveur de l’amour sentimental et charnel qu’elle le fit. rôle d’artiste (de peintre et, par l’entremise de la pein- teur », confirmait l’anonymat. Mais ceux qui étaient par voie de conséquence, au regard de spectateurs mas- dans le secret reconnurent Caroline Benedicks, étant culins. En prenant pour sujet une femme sculpteure af- de « l’atelier de sculpteur » est remarquable du fait que sculpteure), Bruce affirme sa présence dans le ta- donné l’évidente ressemblance du personnage peint fichant un air satisfait et portant un sarrau pleine lon- qu’elle renverse la perspective masculine traditionnelle. bleau, partageant, en somme, la paternité de l’acte créa- avec la sculpteure suédoise. Le dualisme de Femme gueur, Bruce rendait hommage non seulement à Les astuces subtiles dont il use pour s’introduire dans la teur d’une façon qui complexifie et enrichit plus encore sculpteur – le sujet abordé, d’une part, en tant que Caroline – et, ce faisant, à sa propre conviction de l’éga- composition sont également à souligner, l’artiste adjoi- la dualité paradoxale du portrait de genre « narratif ». « type » et, d’autre part, en tant qu’individu aux traits re- lité des hommes et des femmes –, mais aussi à une caté- gnant une dimension d’autoportrait à sa représentation connaissables21 – relève d’une approche courante en gorie restreinte d’artistes, en raison à la fois de leur sexe de la sculpteure à la fois en tant que type et comme une Salon un portrait de genre à caractère narratif avec Ca- personne précise. roline comme sujet. Le vitrail (1899) (cat. 76) semble à 27 L’interprétation que propose Bruce du thème ture, de sculpteur) à celui de son sujet (Caroline, en tant Ce fut la seule occasion où Bruce présenta au peinture à la fin du xixe siècle. Il rend parfaitement et de leur moyen d’expression artistique. Les femmes compte du terrain glissant sur lequel s’aventurait Bruce, artistes représentaient moins de dix pour cent des expo- ce dernier cherchant à la fois à répondre au goût du pu- sants au Salon de Paris. Elles étaient encore moins l’auteure de la sculpture en argile du couple enlacé. éléments narratifs qui caractérisent la peinture de blic du Salon et à préserver l’intégrité de sa représenta- nombreuses parmi les sculpteurs28. Bien que Bruce eût Dans l’acte de peindre, Bruce en est également l’auteur. genre y font défaut. Caroline, en tant que « type » – une tion de Caroline en tant que sculpteure, un thème qui été amplement capable de représenter une femme Cette « appropriation » est mise en évidence par le trai- artiste –, l’inspira à nouveau pour ce seul autre portrait lui tenait profondément à cœur. sculpteure travaillant la matière avec vigueur (fig. 5.4 et tement hautement réaliste – à la limite du trompe-l’œil « public » qu’il réalisa d’elle. Peint une dizaine d’années Dans le récit de Femme sculpteur, Benedicks est première vue en être la suite, mais le naturalisme et les 5.5), le personnage dans Femme sculpteur est absorbé – qui transforme l’atmosphère tonale d’ensemble du ta- plus tard, ce portrait en buste, de face, montre Caroline pour son grand tableau destiné au Salon, Bruce optait dans ses pensées, son travail intellectuel s’exprimant bleau. De par leur apparence tridimensionnelle, le pla- encore vêtue d’un sarrau, mais cette fois devant un vi- pour un sujet qui avait fait ses preuves, principalement par l’entremise de son attitude flegmatique et de son re- teau tournant (qui s’avance comme pour effleurer la trail sur le rebord duquel apparaît partiellement sa grâce aux œuvres de l’artiste académique français gard contemplatif plutôt que par une gestuelle franche. surface de l’image), les outils et la sculpture, en particu- sculpture Baigneur (cat. 68). Le thème du tableau Édouard Dantan , et notamment son dernier tableau, L’acte physique de sculpter est toutefois bien évoqué lier, semblent avoir été taillés dans l’ombre et la lumière semble assez simple, mais son titre suppose une inter- Le moulage sur nature (fig. 5.3; Salon de la SAF, 1887), par l’argile qui sèche sur la main de la sculpteure tandis par Bruce. La sculpture elle-même est en outre formée prétation plus complexe31. Bien que le titre générique, acheté par le collectionneur et mécène suédois Pontus que celle-ci relâche sa prise sur l’éponge de finition. de couches de peinture visuellement perceptibles. L’hy- Le vitrail, ait pu séduire d’éventuels acheteurs32, il ne re- Fürstenberg23. Bruce et Dantan firent connaissance sur Femme sculpteur célèbre à la fois l’effort mental et l’ef- perréalisme de Bruce vise toutefois également à mettre flète pas adéquatement la présence de Caroline qui, par l’île de Capri en octobre 1890 . Avant même la tenue du fort physique qui participent à l’acte de création. en valeur Caroline et son travail sculptural. Les jeux sa dimension et par son attitude, domine l’espace pictu- d’ombre et de lumière définissent les plis horizontaux ral sans profondeur. Cette dichotomie entre le titre et En choisissant le thème de l’atelier de sculpteur 22 24 Salon de 1891, Bruce envoya à Dantan une photographie Si l’on ramène Femme sculpteur au « portrait », de Femme sculpteur, un geste qui témoigne de l’intimité c’est en raison de l’habile manière dont Bruce attire l’at- de son sarrau – décoloré et raidi par le matériau brut l’iconographie fut évoquée par la vague allusion d’un professionnelle entre les deux hommes et de la dette tention sur Caroline. C’est sur elle que le spectateur utilisé dans son travail – ainsi que ses mains recouvertes critique aux « défis que pose un tel sujet33 ». 86 Arlene Gehmacher 87 La reine de la sculpture sculptural, comment expliquer que son activité profes- pas de sa propre initiative, mais à la requête de sa mère, passés en famille dans un environnement des plus ignorer la présence impressionnante de cette femme sionnelle soit représentée par une statuette nettement Janet Bruce, qui passa un long moment à Rome en com- charmants, aviva sans doute de magnifiques souve- qui, en tant qu’« artiste », si ce n’est en tant que « Bene- moins impressionnante, comme Baigneur ? Cette sculp- pagnie du couple marié. Une fois de retour à Hamilton, nirs39. Et les visiteurs découvrant ce portrait dans le dicks », impose le respect. Vêtue d’un sarrau en lin ture et l’éponge sur le rebord du vitrail sont-ils une celle-ci avait tout simplement formulé le vœu qu’il lui salon d’Elmwood, la maison des Bruce à Hamilton, blanc par-dessus sa robe, elle confronte le spectateur du simple indication du métier de sculpteure de Caroline ? peigne un portrait de Caroline38. Les détails du tableau – seraient à même de deviner, à la vue du port majes- regard tout en brandissant des pinceaux dans sa main Si tel est le cas, que signifient les pinceaux à l’huile la posture de Caroline, ses vêtements et son environne- tueux de Caroline et de son appartement manifeste- gauche. Sa main droite est fermement posée sur sa qu’elle tient dans sa main ? Bruce chercha-t-il à insinuer ment immédiat – furent apparemment laissés à la ment confortable, les conditions agréables dans les- hanche et son coude s’avance dans un geste suprême de qu’elle était autant peintre que sculpteure ? Ou doit-on discrétion de Bruce et de Caroline. quelles vivait leur fils William. fierté, de confiance et de contrôle . On ne plaisante pas déduire que ces pinceaux le représentent, lui, en tant avec Benedicks. qu’auteur non seulement du vitrail coloré dans le ta- une pose sculpturale. Elle est appuyée contre le cadre bleau semble assez naturel, mais il est possible que bleau, mais du portrait tout entier ? d’une porte en pierre, la main glissée dans son dos et la Bruce y ait intégré de subtiles références afin de mar- tête tournée en direction du spectateur. Une cascade de quer l’importance des liens familiaux. Le tableau sur Malgré ce titre détourné, on peut difficilement 34 Si les caractéristiques du portrait s’imposent d’elles-mêmes, le positionnement audacieux de l’artiste Ce portrait de Caroline semble essentiellement Caroline est représentée en pied, de profil, dans L’intérieur domestique représenté dans le ta- devant le vitrail invite par ailleurs le spectateur à établir être une « allégorie de la victoire ». Mais la représentation lierre encadre son visage et des iris d’un rouge éclatant, le chevalet, éclairé par le soleil, représente une tête de un lien entre les deux. Le vitrail, encadré et placé dans d’un artiste par un autre artiste, comportant un symbo- en pot à ses pieds, ancrent son corps dans l’espace. Der- femme aux cheveux attachés en chignon. Il s’agit proba- ce qui semble être une niche déjà existante, représente lisme personnel connu de seuls l’artiste et son modèle, rière elle se trouve un rideau à motifs légèrement tiré blement de Janet elle-même, intégrée à la composition saint Georges terrassant le dragon, la jeune fille dont il donne lieu à plusieurs possibilités de sens complexes, sur le côté, révélant ainsi l’intérieur d’une pièce tache- en guise de remerciement pour avoir « commandé » le sauve la vie figurant sur la droite du panneau de verre. voire alambiqués. Ces énigmes compliquent la nature en tée de soleil. La scène respire la « vie domestique » mal- portrait de Caroline, à l’origine. Et les iris particulière- L’inscription « [Geor]gius et [V]irgine » confirme le sujet apparence « publique » du portrait d’artiste. Le vitrail gré la présence du chevalet qui rappelle, bien sûr, la pro- ment saillants au premier plan pourraient renvoyer à du vitrail. Cette légende, qui depuis longue date consti- condamne à l’incertitude tout spectateur cherchant à fession artistique et les choix de carrière qui étaient au ce que les dictionnaires de botanique populaires au xixe tue une importante métaphore de l’identité nationale concilier les différents symboles au sein de ce tableau. cœur de la relation du couple. siècle définissaient comme le symbole du « messager » La composition du portrait témoigne de l’atten- suédoise, est représentée au pays par une énorme et qui, à l’instar de la déesse grecque Iris, voyageait de complexe sculpture en bronze et en cornes d’élan, datée tion que Bruce et Caroline prêtèrent à la demande de par le monde40. Dans le même ordre d’idée, le lierre qui de 1489 et consacrée à Stockholm en mémoire de la vic- Janet et, en même temps, d’un souci de préserver leur encadre la tête de Caroline pourrait symboliser la toire de Sten Sture l’Ancien (« saint Georges »), qui re- Je pense à vous deux tous les jours, et il m’arrive intégrité personnelle. Caroline y est présentée comme constance41, une allusion évidente au mariage de Bruce poussa l’envahisseur danois (« le dragon ») pour délivrer souvent de souhaiter vous avoir près de moi. […] l’exemple même de la femme élégante et moderne. La et de Caroline. Mais comme le couple vivait loin du la Suède (« la jeune fille »). Mon imagination comble cependant les lacunes tête haute, les cheveux attachés et dégagés de manière à « foyer familial » (Hamilton), le lierre pouvait également dans une certaine mesure puisque, chaque jour, révéler de discrètes boucles d’oreille en perle, elle porte représenter, pour Janet, les liens familiaux durables. manifeste, et les circonstances entourant la production je vois votre portrait sur le mur de notre salon et je une gorgerette en métal dont les rubis s’accordent avec sculpturale de cette dernière en 1899 laissent croire que vous envoie plein de baisers paternels que le vent sa blouse au goût du jour, d’un rouge intense, aux line constitua sans doute, initialement, une simple effi- Bruce voulut souligner avec ce portrait une année faste du nord-est transporte jusqu’à votre île suédoise épaules bouffantes et aux avant-bras ajustés. Son élé- gie de sa belle-fille, et possiblement aussi le point de de sa carrière. En 1899, Benedicks termina une impor- entourée par les vagues déferlantes de la magni- gance sculpturale est accentuée par sa taille cintrée. départ de conversations avec sa femme, Janet, sur son tante sculpture, L’obsédé (fig. 5.6). Consistant en allégorie fique mer Baltique qui m’est si précieuse, car elle Bruce s’est manifestement amusé, en tant qu’artiste, à séjour en famille à Rome. William Bruce père, qui était de l’obsession, la sculpture représente un homme plus a été peinte par mon cher Willie . » réaliser ce portrait qu’on pourrait considérer comme alors resté au pays, n’avait rencontré Caroline qu’une grand que nature marchant à grandes enjambées, tout William Bruce père, lettre à Caroline Benedicks, 12 décembre 1910 une étude de lumière et de couleurs complémentaires, seule fois auparavant, à Hamilton, en 1886. Il ne la avec ces verts et ces rouges qui se répondent tout en mo- verra qu’une autre fois, en 1895, encore en terre cana- dulant les surfaces dans l’ensemble du tableau. dienne42. Il est donc touchant de constater, à la lecture Le parallèle entre Caroline et saint Georges est en portant sur son dos le fardeau écrasant de l’être en 36 proie à la possession, personnifié ici par une femme. La Ce portrait de Caroline eut, bien sûr, l’effet es- Pour William Bruce père, le portrait de Caro- sculpture fut exposée à la SAF en 1899 , et si l’on se fie à Portrait de la femme de l’artiste, Caroline (cat. 72), auquel son omniprésence dans les publications tout au long de Bruce l’aîné fait affectueusement référence dans sa compté. Il procura aux Bruce, à Hamilton, la présence que le portrait que son fils avait brossé d’elle en 1890 la vie de Caroline, elle constitua une œuvre jalon. lettre (ci-dessus), fut réalisé en 1890 par William, à en image d’un membre absent de la famille, une femme était devenu pour lui, une vingtaine d’années plus tard, Rome, où il vivait alors avec Caroline. C’est à Rome qu’il qu’ils considéraient comme leur fille, mais qui vivait une sorte de talisman ou de référence qui lui permettait en guise de symbole personnel de Caroline en tant que avait aussi peint Femme sculpteur, son « portrait de genre loin d’eux, à une quinzaine de jours de voyage en bateau de se sentir plus près de son fils décédé. Pour Janet sculpteure, ce portrait demeure ambigu et ouvert à l’in- narratif » hybride de Caroline. Mais avec Portrait de la et en train. Un simple portrait du visage de Caroline eût Bruce, le portrait de Caroline confirmait l’existence terprétation. Si Benedicks devait être comparée à saint femme de l’artiste, Caroline, Bruce nous ramène dans la fait l’affaire, mais, pour Janet, cette vue d’intérieur, d’êtres chers, aussi loin fussent-ils. Pour William Bruce Georges pour avoir « affronté » un défi dans son travail sphère personnelle et privée37. Il exécuta ce tableau non condensant dans le bref moment du portrait six mois père, il devint carrément un moyen de voyager en esprit 35 Tout en épousant la légende de saint Georges 88 Arlene Gehmacher de sa lettre de 1910 adressée à sa belle-fille, alors veuve, 89 La reine de la sculpture là où il pouvait ramener William d’entre les morts. Notes 1 William Blair Bruce, lettre à Caroline Benedicks, 18 décembre 1885, boîte BB24, Archives de la Fondation Brucebo [désignées ci-après sous le nom Brucebo], Gotland. 2 Bruce et Benedicks firent connaissance le 20 juin 1885, à Grez, et se fiancèrent le 10 octobre de la même année, peu avant que Bruce se rende au Canada pour une période prolongée. Ils se marièrent le 4 décembre 1888 à Stockholm. Pour plus de renseignements sur la vie personnelle et professionnelle de Caroline, voir Hanne Ödin, « Caroline Benedicks Bruce – skulptris och akvarellist », Gotländskt Arkiv, vol. 2 (1990), p. 177-190. 3 La correspondance considérable qui subsiste du couple ainsi qu’entre différents membres des familles Bruce et Benedicks est particulièrement éloquente à cet égard. Voir Archives de la Fondation Brucebo; documents de William Blair Bruce, Archives du Musée des beaux-arts de Hamilton. 4 Bruce, lettre à Benedicks, 19 février 1886, boîte BB24, Brucebo. Bruce cite son père, William Bruce. rentes identités, mais également à traiter des siennes – 5 Bruce, lettre à Benedicks, 21 novembre 1886, boîte BB24, Brucebo. en tant qu’artiste, confident et mari. Caroline fut peut- 6 Bruce, lettre à Benedicks, 24 novembre 1886, boîte BB24, Brucebo. Bruce effectue, en fait, un commentaire sur son propre caractère, sur la malléabilité de ce dernier et sur la manière dont Caroline pourrait le façonner : « Si vous étudiez mon caractère et ses phases, vous verrez qu’il n’est soumis à aucune règle établie, mais qu’il évolue constamment. Il n’est pas formé ou figé comme un moule en plâtre séché; il est comme l’argile humide, toujours prêt à être modelé, pour le meilleur et pour le pire, selon la volonté de votre esprit et de vos doigts agiles. » 7 Le personnage féminin dans la scène de genre narrative Agréable rencontre pourrait également être Benedicks. 8 Bruce se plaignait à Caroline de la nature intéressée du « commerce de l’art » et protestait contre le fait de devoir « peindre des portraits qui s’apparentent à de mauvaises photographies », c’est-à-dire de simples reproductions dénuées de la complexité et de la profondeur qui caractérisent l’art véritable. (Bruce, lettre à Benedicks, 10 novembre 1885, boîte BB24, Brucebo.) 9 David Freedberg, The Power of Images: Studies in the History and Theory of Response, Chicago, University of Chicago Press, 1989, cité dans Richard Brilliant, Portraiture, Chicago, Reaktion Books, 2001, p. 19. Quatre tableaux ne permettent pas de cerner une démarche, et il serait malaisé d’effectuer des déclarations formelles sur la manière dont Bruce abordait les portraits de Caroline Benedicks. Bruce semble avoir été charmé par son identité, célébrant son personnage public de sculpteure professionnelle, mais aussi, dans l’intimité, sa « reine de la sculpture ». Les différentes circonstances, impulsions et contraintes ayant mené à la réalisation de ces portraits eurent tout de même une incidence remarquable sur leurs qualités expressives et leurs fonctions respectives. Ce qui est toutefois évident, c’est que Bruce s’appliqua à introduire une petite part de lui-même dans ces portraits. Le portrait lui a servi non seulement à mieux comprendre Caroline et à articuler ses diffé- être sa reine, mais elle fut aussi son sujet. 10Brilliant, Portraiture, p. 19. Déterminer la façon la plus appropriée de désigner un couple d’artistes lorsque l’un des époux réalise le portrait de l’autre représente un défi : « William », « Bruce », « Caroline » ou « Benedicks ». Les noms utilisés dans le présent texte varient en fonction du contexte donné et de la nécessité, dans certains cas, de marquer une distance critique. 11 Shearer West, Portraiture, Oxford, Oxford University Press, 2004, p. 37. 90 Arlene Gehmacher 12 Bruce et Benedicks firent connaissance le samedi 20 juin 1885. « Vous rendez-vous compte que nous sommes aujourd’hui le 19. Il y a deux ans, c’était la veille du jour où je posai pour la première fois les yeux sur Mademoiselle Benedicks – une inconnue – ma bien-aimée. Je crois rêver [dessin de lèvres]. » (Bruce, lettre à Benedicks, 19 juin 1887, boîte BB24, Brucebo.) 13 John Gage, « Photographic Likeness », in Joanna Woodall (dir.), Portraiture, Facing the Subject, Manchester et New York, Manchester University Press, 1997, p. 121. 14 Dans une lettre écrite deux ans après qu’ils eurent commencé à se fréquenter, Bruce envoie des « baisers » à Caroline et se remémore leurs premiers jours ensemble : « Et un [baiser] “pour la chance” à la commissure de vos lèvres si finement dessinées. Vous souvenez-vous à quel point j’ai travaillé et travaillé pour en rendre le tracé, il y a de cela maintenant deux longues années ? » (Bruce, lettre à Benedicks, 19 juin 1887, boîte BB24, Brucebo.) 15 Bruce, lettre à Benedicks, 26 novembre 1885, boîte BB24, Brucebo. 16 Bruce, lettre à Benedicks, 31 mars 1886, boîte BB24, Brucebo. 17 Bruce, lettre à Benedicks, 10 novembre 1885, boîte BB24, Brucebo. 18 Bruce, lettre à Benedicks, 12 juin 1886, boîte BB24, Brucebo. 19 Bruce, lettre à Benedicks, 4 mai 1887, boîte BB24, Brucebo. 20 Société des artistes français, Explication des ouvrages de peinture, sculpture, et architecture, gravure et lithographie des artistes vivants exposés au palais des Champs-Élysées, Paris, Paul Dupont, 1891, p. 7. De par sa dimension et sa thématique, Femme sculpteur est tout à fait conforme à la stratégie d’exposition mise de l’avant par Bruce pour les Salons à partir de 1884. Temps passé (Salon de 1884) fut sa première proposition stratégique. Voir Arlene Gehmacher, William Blair Bruce: Painting for Posterity, Hamilton, Art Gallery of Hamilton, 1999; Tobi Bruce et Patrick Shaw Cable, The French Connection: Canadian Painters at the Paris Salons 1880–1900, Hamilton, Art Gallery of Hamilton, 2011. 21West, Portraiture, p. 24. Woodall situe le « dualisme » dans le contexte de la distinction entre le corps d’une personne vivante et son « vrai soi ». (Woodall, Portraiture, Facing the Subject, p. 9.) 22 Acclamé pour ses interprétations du thème depuis 1874, Édouard Dantan en réalisa tant de versions qu’un critique l’exhorta, en 1891, de varier. Voir Albert Wolff, « Le Salon », Le Figaro (Paris), 30 avril 1891 [sous « Salle XXIII »] : « M. Dantan me cause quelque chagrin; il a débuté par un atelier de sculpteur; il a continué par des ateliers de sculpteur, et le voici encore avec un atelier de sculpteur. Cela fait bien des ateliers de sculpteurs. Le moment me semble venu pour cet homme de talent de nous faire une surprise au prochain Salon. » 23 Sophie de Juvigny, Édouard Dantan, 1848-1897, Paris, Somogy éditions d’Art, 2002, p. 162. Mentionné dans une lettre de Caroline (Benedicks, lettre à Bruce, 10 octobre 1887, boîte BB23, Brucebo). Le moulage sur nature deviendra le plus connu des tableaux de Dantan sur ce thème. 91 La reine de la sculpture 24 Elisa Dantan, lettre à Benedicks, 28 mars 1891, boîte BB53, Brucebo. La façon dont Elisa Dantan évoque Capri suggère que c’est à cet endroit que les Bruce et les Dantan se seraient rencontrés : « Vous avez été si charmants pour nous pendant notre séjour à Capri, que nous avons parlé souvent de vous depuis et n’avons pas oublié combien vous avez été gentils le jour de notre départ, en agitant vos mouchoirs, de votre atelier, en signe d’adieu. » 25 Édouard Dantan, lettre à Bruce, 28 mars 1899, boîte BB53, Brucebo. Dantan félicite Bruce pour « femme sculpteur » et il mentionne qu’il serait « heureux de le voir, le 1er mai », soit le jour de l’ouverture du Salon. Parmi les documents de Bruce se trouve un exemplaire de Gil Blas dans lequel figure le dessin au trait de Moulage sur nature, reproduit initialement dans le catalogue du Salon de 1887. Voir « Le moulage sur nature – d’après le tableau de Dantan », Gil Blas illustré, no. 2 (9 mai 1896). (Boîte [non numérotée] portant l’étiquette « Trycksaker », Brucebo.) En 1890, Dantan fut nommé membre du jury de peinture de la SAF, mais il y siégea en fait de 1894 à 1897. Voir Juvigny, Édouard Dantan, p. 162. 26 Caroline Benedicks reçut une mention d’honneur lors du Salon de 1893, ainsi qu’une médaille de bronze lors de l’Exposition universelle de 1900, à Paris, où elle participa en tant que Canadienne. Voir « The Paris Exhibition 1900 », in D. Croal Thomson (dir.), The Art Journal, Londres, H. Virtue and Company, 1901, sous « Awards to British Artists at the Paris Exhibition ». Sa sculpture L’obsédé apparaît au premier plan d’une carte postale intitulée Exposition universelle 1900, Pavillon du Canada, Vue intérieure, boîte BB39, Brucebo. 27 Exemples de tableaux d’« ateliers de sculpteur » de Dantan : Atelier de mon père (Salon de 1881); Un moulage sur nature à l’atelier de sculpture de Saint-Cloud (Salon de 1886); Une restauration (Salon de 1891). Voir Juvigny, Édouard Dantan. 28 Ces affirmations sont fondées sur une analyse statistique réalisée à partir des catalogues du Salon de Paris de 1887 – le premier Salon auquel Bruce assiste (sans cependant y participer) à son retour en Europe – et de 1891, l’année où Femme sculpteur fut exposée. En 1887, le Salon comptait 725 exposants, dont 52 femmes (7,17 %). Parmi les 76 sculpteurs participants, il n’y avait que deux femmes (2,6 %). Le Salon de 1891 (deux ans après la séparation et la revitalisation de la Société nationale des beaux-arts) comptait 461 exposants, dont 38 femmes (8,2 %); des 42 sculpteurs, 4 étaient des femmes (9,5 %). 29 On ignore où se trouve la sculpture figurant dans Femme sculpteur. Le titre Omframnande par [Couple enlacé], qui apparaît dans un des premiers inventaires de l’œuvre de Benedicks, pourrait y faire référence. (Courriel de Mikael Karlsson Aili à Johanna Karlsson, le 8 novembre 2013, transmis par Johanna Karlsson à Gehmacher, à pareille date.) Une sculpture en cire, dont l’emplacement actuel est inconnu, portant le titre L’amour et les passions figure également à l’inventaire, mais celle-ci est reproduite dans le catalogue de l’exposition de 1901.Voir Les Arts réunis, Première Exposition, 1901 Catalogue, Paris, Galerie Georges Petit, 1901, p. 7, nº. 62. 92 Arlene Gehmacher 30 Caroline Benedicks, Almanack 1889, 23 juin 1889, boîte BB19, Brucebo. Le baiser retint l’attention du public d’abord en 1887. Il fut présenté de nouveau à l’exposition de Rodin à la Galerie Georges Petit, à Paris, en juin 1889. Voir Janet Brooke et collab., Rodin à Québec, Québec, Musée du Québec, 1998, p. 85. Voir également Claude Monet – Auguste Rodin, centenaire de l’exposition de 1889, Paris, Musée Rodin, 1989. 31 La peinture fut possiblement intitulée Dans l’atelier, à l’origine. Un tableau portant ce titre fut présenté en 1899 à la SAF. (Société des artistes français, Explication des ouvrages de peinture, sculpture, architecture, gravure et lithographie des artistes vivants, exposés au Palais des machines, Paris, Paul Dupont, 1899, p. 20, cat. no 205. 32 Exhibition of Oil Paintings: Animals by Surand (Paris), and Pictures of Trafalgar & Marines by Blair-Bruce (Paris), Together with Water-Colour Drawings and Sculpture by Mme. Benedicks- Bruce (Paris), 4–25 novembre 1905, Londres, Galerie Doré, 1905, p. 1, cat. no 11. Son prix était de 30 livres sterling. 33 « Bien que peu agréable à regarder, Le vitrail possède plusieurs belles qualités, même si on peut difficilement considérer que les défis que pose un tel sujet ont été surmontées. » Court Journal, 11 novembre 1905, boîte BB35, Brucebo. 34 La représentation du « coude affirmé » dans l’art européen occidental remonte à l’époque de la Renaissance. Voir Joaneath Spicer, « The Renaissance Elbow », in Jan Bremmer et Herman Roodenburgh (dir.), A Cultural History of Gesture, from Antiquity to the Present Day, Cambridge, Polity Press, 1991, p. 84-128. 35 Société des artistes français, Catalogue illustré du Salon de 1899, Paris, Ludovic Baschet, 1899, p. 262 [repr.]. Voir également Société des artistes français, Explication des ouvrages de peinture, 1899, cat. no 3207 (« L’obsédé; – groupe, plâtre »). Benedicks exposera par la suite la sculpture dans la section canadienne à l’Exposition universelle de 1900 (Paris), ce qui lui vaudra une médaille de bronze. 39 Janet Bruce arriva à Rome avec le couple Bruce au début décembre 1889 et elle demeura avec eux au moins jusqu’en juin 1890. (Benedicks, Almanack 1889, 5 décembre 1889, boîte BB19, Brucebo.) Une décennie plus tard, elle se souviendra du « bon temps passé à Rome ». (Janet Bruce, lettre à Benedicks, 5 décembre 1899, boîte BB26, Brucebo.) 40 Voir, par exemple, Catharine H. Waterman, Flora’s Lexicon, Philadelphie, Hooker and Claxton, 1839, p. 111, et ses éditions ultérieures, telles que Boston, Phillips Sampson & Co., 1857. Les fleurs étaient importantes aux yeux des Bruce, en général, ainsi que pour Caroline. De nombreuses lettres entre Caroline et les membres de la famille Bruce, y compris William avant leur mariage, contenaient des fleurs séchées. Voir, par exemple, Bruce, lettre à Benedicks, 4 décembre 1885, boîte BB24, Brucebo; Janet Bruce, lettre à Benedicks, 27 juin 1886, boîte BB26, Brucebo; Benedicks, lettre à Bruce, 6 janvier 1887, boîte BB23, Brucebo. 41Waterman, Flora’s Lexicon, p. 112. 42 Bruce père aurait rencontré Caroline à la fin octobre-début novembre 1886 lors de sa visite au Canada, et une autre fois à Hamilton lors d’un séjour de la mi-juin à la fin octobre 1895. (Bruce, lettre à Benedicks, 25 octobre 1886, boîte BB24, Brucebo; Benedicks, Almanack 1895, boîte BB19, Brucebo.) 36 Bruce père, lettre à Benedicks, 12 décembre 1910, boîte BB26, Brucebo. 37 Un tel portrait, lorsqu’il est conservé par la famille, demeure particulièrement intime. Il va de soi que les membres de la famille de Bruce y reconnaissaient sans peine Caroline. Mais le titre du portrait fut mis à la troisième personne après que la famille s’en fut départi en faveur de la collection du Musée des beaux-arts de l’Ontario. Gertie S. Allworth (née Hutchison), qui vendit le portrait au Musée, était la fille de Christina (Blair) Hutchison – la sœur de Janet (Blair) Bruce – et donc la cousine de William et de Bell Bruce. 38 Janet Bruce, lettre à Bruce, [octobre 1890], boîte BB26, Brucebo. « Mon cher fils, j’aimerais que vous peigniez pour moi un portrait de Caroline, et un autre de Bell, que celle-ci pourra rapporter avec elle au pays. » Nous avons daté cette lettre d’octobre 1890, car Janet évoque le fait que William et Caroline étaient à Capri, où le couple passa le mois d’octobre. Voir les lettres de William Blair Bruce à sa mère, 10 octobre et 23 octobre 1890, in Joan Murray (dir.), Letters Home 1859–1906: The Letters of William Blair Bruce, Moonbeam, Penumbra Press, 1982, p. 175-176. 93 Red Cloud, le Peau-Rouge : Réflexions sur la rencontre de William Blair Bruce avec l’indigène Richard W. Hill père détail, cat. 78 Portrait du chef Kien-Da (Indien canadien) 95 Rencontre avec l’indigène À la rencontre d’étrangers familiers J’écris rarement sur des artistes non autochtones, à moins que ce soit pour décoder les stéréotypes raciaux s’il avait remporté la victoire dans la région de Powder Le concept de Nord-Amérindien apparaît au En Europe, l’écrivain allemand Karl Friedrich River en 1868. Il devint l’un des leaders amérindiens les cours du dernier quart du xixe siècle dans la littérature, May fut le premier auteur à créer l›image de l’Indien. Il plus célèbres en Amérique jusqu’à sa mort en 19092. les arts visuels, les spectacles westerns, les expositions est l’auteur de romans hautement fantaisistes, publiés culturelles et les premiers films. La représentation pour la première fois en 1875, qui se déroulaient dans le Le thème de l’Exposition universelle de 1876 dans leurs œuvres. Je n’ai cependant pas pu résister à fut repris lors de l’Exposition panaméricaine de 1901, à qu’on en faisait allait du sympathique au pathétique. Far West et qui avaient pour héros un Amérindien nom- l’invitation à examiner les œuvres « indiennes » de Wil- Buffalo. Des bâtiments abondamment décorés évo- Certains glorifiaient les vertus du bon sauvage, qui était mé Winnetou. Ses œuvres devinrent si populaires que liam Blair Bruce en raison de leur sujet spécifique, un quant les origines de la civilisation occidentale faisaient en train d’être emporté par le raz de marée de la civilisa- c’est à partir de ses descriptions que se constitua la no- homme de la tribu cayuga qui se faisait appeler Red office de temples de l’art, de la littérature, des sciences tion. D’autres cherchaient avec ferveur à exterminer le tion d’« indianité » en Europe. Il est difficile d’imaginer Cloud . J’ai pris connaissance de l’existence de Red et de l’histoire naturelle. Des tableaux illustrant les ves- sauvage sanguinaire, devenu un obstacle au progrès. que Bruce ne fut pas au fait des écrits de May alors qu’il Cloud en 1974, alors que je préparais une exposition à la tiges du monde « sauvage » servaient à marquer un Ces représentations opposées des Amérindiens tirent vivait à l’étranger. Buffalo and Erie County Historical Society, à Buffalo, contraste. L’exposition présentait la reconstitution de leur origine d’une matrice très ancienne basée sur une dans l’État de New York. C’est là que j’ai découvert plu- scènes de batailles avec les Lakotas, de parties de crosse dichotomie amour-haine. sieurs photographies de lui. Red Cloud, aussi connu et d’un village des Six Nations indiennes permettant de sous le nom de William Bill, avait participé en tant découvrir la culture des Hodinohso:ni – le peuple de la tus du passé et la réalité sociale de l’époque constituait Six Nations dépassa le cadre des spectacles et des expo- qu’acteur à l’Exposition panaméricaine de 1901. Son maison longue – établis dans l’ouest de l’État de New un important thème sous-jacent dans la culture popu- sitions universelles. Il la connut de l’intérieur. Avant de personnage était fascinant, et il est devenu pour moi un York et dans la région de la rivière Grand, en Ontario laire d’alors. Les pensionnats fonctionnaient à plein ré- partir pour Paris, en 1881, Bruce s’était lié d’amitié avec étranger familier à mesure que j’étudiais ces vieilles (fig. 6.1) . Un des acteurs de ce diorama vivant était un gime, et beaucoup considéraient qu’il valait mieux sous- la célèbre famille Johnson, qui vivait à la villa Chiefswood, photographies, que j’écrivais sur son époque et que je Cayuga, connu sous le nom de chef Red Cloud. C’était traire les enfants à leur culture, pour leur propre bien, au bord de la rivière Grand, en Ontario. Les Johnson m’interrogeais sur sa vision des choses. William Blair son nom de scène. Son nom anglais était William Bill, d’où l’expression « tuer l’Indien au cœur de l’enfant ». En permirent à Bruce de savoir ce qui se passait dans la ré- Bruce m’a permis de porter un nouveau regard sur Red et son nom en cayuga était Oh-tgae-yah-eht. Il était âgé même temps, les festivals culturels semblaient célébrer serve des Six Nations, et il est fort probable qu’ils facili- Cloud, et ainsi d’en finir avec cette fascination et de de quatre-vingt-trois ans au moment où il revêtit ses cette culture en voie de disparition. À l’Exposition co- tèrent ses rapports avec Red Cloud (William Bill). En partager les questions que je me pose depuis quarante plus beaux habits pour l’Exposition panaméricaine. lombienne de 1893, à Chicago, comme à l’Exposition pa- 1886, alors qu’il était en visite au Canada, Bruce écrivit ans concernant la nature de l’interaction entre « sujets » Fait intéressant, Red Cloud et William Blair Bruce « fi- naméricaine de 1901, les Nord-Amérindiens furent pré- qu’il prévoyait assister au sacrifice du chien blanc à la ré- autochtones et artistes non autochtones. gurèrent » tous les deux dans cette exposition : Bruce, sentés comme des icônes du passé, figés dans le temps; serve des Six Nations en compagnie de son « jeune ami, avec sa peinture, et Red Cloud, en qualité d’acteur. les descendants de guerriers autrefois puissants qui le fils du chef Johnson », ce dernier étant le chef mohawk constituaient une menace à l’expansion vers l’Ouest. Onwanonsyshon (George Henry Martin Johnson)5. 1 Mise en contexte 3 Red Cloud n’est pas un nom hodinohso:ni, ni même un titre attribué à un chef. On peut présumer que La question du conflit entre les prétendues ver- C’était également l’époque d’Edward S. Curtis, Voilà en quoi consistait la perception populaire du monde autochtone à l’époque de William Blair Bruce. Toutefois, le contact qu’eut ce dernier avec la culture des L’ami auquel Bruce faisait allusion est probablement Al- Le 10 mai 1876, les États-Unis s’apprêtaient à célébrer William Bill était au courant de l’existence d’un leader dont l’ambitieux projet de photographies artistiques len W. Johnson, qui travaillait dans un commerce à Ha- leur centenaire, avec l’ouverture de l’Exposition univer- lakota appelé Red Cloud, et qu’il choisit d’adopter son permit de conserver des images de ces « Américains en milton. Comme sa mère était Anglaise, Allen avait gran- selle de 1876, à Philadelphie. De grands dioramas (des nom comme nom de scène. On peut également suppo- voie d’extinction » avant qu’ils ne disparaissent. Son ou- di dans un environnement offrant un intéressant tableaux grandeur nature dans lesquels figuraient des ser que de nombreux Hodinohso:ni se prêtèrent au jeu vrage en vingt tomes, The North American Indian, ren- mélange d’identités. Sa sœur fut la célèbre poète E. Pau- mannequins habillés) représentant diverses cultures des stéréotypes répandus à l’époque, en se présentant ferme 1 500 photographies ainsi que le récit de ses expé- line Johnson. Leur maison était un carrefour de cultures amérindiennes côtoyaient des expositions portant sur comme de pittoresques guerriers « indiens ». Leurs cos- riences parmi les Amérindiens. Ironiquement, il ne tint fréquenté par de nombreux artistes, écrivains, intellec- les découvertes en science, en ingénierie, en santé et en tumes consistaient souvent en un mélange éclectique pas compte des Six Nations, mes ancêtres, qu’il jugeait tuels et dignitaires, notamment Alexander Graham Bell, agriculture, de manière à symboliser les progrès de l’hu- des styles vestimentaires des Indiens des forêts et de trop acculturés et éloignés de leur mode de vie ances- le célèbre peintre paysagiste Homer Watson, l’anthropo- manité depuis le passé sauvage jusqu’à l’Amérique mod- ceux des prairies. Mais le grand public ne faisait pas la tral. En tant que tels, ils ne cadraient pas avec sa vision logue Horatio Hale, et même des membres de la royauté, erne. Seulement, voilà que le 26 juin 1876 le général différence. Ils étaient tous considérés comme des « In- artistique. Dans de nombreux cas, Curtis créait une réa- tels que Frederick Temple, 1er marquis de Dufferin. Avec américain George Armstrong Custer et deux cent soix- diens ». À la fin du xix siècle, les spectacles westerns lité de toutes pièces, qu’il photographiait par la suite. tous ces individus, la réserve des Six Nations dut ressem- ante-sept soldats du 7e régiment de cavalerie étaient Buffalo Bill’s Wild West (1883-1913) et Pawnee Bill’s Histo- Dans ses mises en scène, il éliminait toute trace de la bler, aux yeux de Bruce, à un amalgame d’expression tués par une coalition de Lakotas et de Cheyennes lors ric Wild West (1888-1908) ancreront ce stéréotype dans vie moderne, il recréait des costumes traditionnels pour culturelle amérindienne et de mode de vie acculturé. de la bataille de Little Big Horn dans le Territoire du la conscience nord-américaine et européenne. La habiller ses sujets et, dans l’ensemble, il représentait ses D’où le fait que ses représentations du peuple des Six Montana. Un des leaders lakota, Mahpíya Lúta – ou ̌ troupe de Buffalo Bill se produisit à l’Exposition colom- modèles amérindiens comme les vestiges d’un mode de Nations, caractérisées par la présence de perles et de Red Cloud – refusa de prendre part au combat, même bienne de 1893, à Chicago, devant plusieurs acteurs des vie depuis longtemps révolu. plumes, et non pas de complets et cravates, semblent fi- e Six Nations4. 96 Richard W. Hill père gées dans le temps. 97 Rencontre avec l’indigène Poser en Indien de la main est intéressant également, car il constitue bagage10. » Dans la même lettre, Bruce mentionna à son ritable nom. Il n’était pas chef. Et sa vie en dehors habituellement un geste de provocation à l’endroit d’un père qu’il ne lui enverrait pas de photographies de son des représentations stéréotypées, qui étaient devenues Né quelques années après la Guerre de 1812, le chef Red ennemi imaginaire. L’ouverture de la main produit œuvre, car : « Je crains que vous ne la trouviez trop rudi- son « art de la performance », était tout autre. Cloud deviendra un personnage important au tournant pourtant l’effet contraire. On ignore si le chef Red mentaire et audacieuse pour nos amis canadiens ». Le Sur scène, le chef Red Cloud avait l’apparence du xx siècle, en tant que membre de la garde des Six Cloud a jamais participé à un véritable combat. Il pre- triptyque décrit ici, en particulier La danse de la guerre, et l’attitude d’un guerrier féroce. Souvent, il portait une Nations chargée de veiller à la protection du Gouver- nait toutefois son rôle de garde du corps au sérieux, et Canada, qui ne comporte pas de détails précis, semble grosse boucle de nez qui renforçait l’effet de sauvagerie neur général lorsque Son Excellence venait dans région ce petit tableau saisit cette attitude. être un de ces tableaux « rudimentaires ». Qu’il en ait eu (figs. 6.4, 6.5). On attendait de lui et de sa génération l’intention ou non, Bruce saisit, ou crée, l’émotion du qu’ils fassent tourner leur tomahawk, qu’ils lancent danseur exécutant la danse de la guerre. leur cri de guerre, qu’ils dansent la danse de la guerre e de Brantford6. Il faisait également partie d’une troupe Dans Le calumet de paix (cat. 77c), nous voyons ambulante de danseurs des Six Nations qui effectuait le un homme aux cheveux blancs, Red Cloud je présume, tour des foires locales, des festivals culturels et des fêtes assis sur une peau de cerf, portant le collier typique de civiques. Un jour, le chef Red Cloud et plusieurs autres coquillages et de dents et fumant une longue pipe. Ce réaliser les tableaux d’« Indiens » qu’on attendait de nage de scène contrastait cependant avec la manière empoignèrent leurs tomahawks et leurs massues de genre de pipe, surtout associée aux nations de l’Ouest, lui11. Bataille sur la plage (cat. 4), de 1881, dans lequel dont il vécut la majeure partie de sa vie à la réserve guerre pour se faire prendre en photo par A. E. S. s’appelle un calumet. Les Cayugas (peuple du grand Bruce tenta de créer un paysage canadien autrefois oc- des Six Nations. Nous ignorons tout de sa vie « sans Thompson. La photographie fut publiée en 1897 (figs. marais) ont aussi un deuxième nom, que certains pour- cupé par les peuples amérindiens, en fournit un bon plumes », la vie au jour le jour de ce chef imaginaire, 6.2, 6.3)7. Leurs mouvements de danse simulés évoquent raient à prime abord considérer comme culturellement exemple. Le tableau consiste, en fait, en une représen- mais on peut supposer, d’après d’autres images photo- la gestuelle corporelle du personnage dans un tableau erroné : le peuple de la grande pipe. La pose du person- tation assez fantaisiste d’une bataille qui aurait eu lieu graphiques prises dans la réserve de la rivière Grand à la de William Blair Bruce, réalisé deux ans plus tôt. Au nage, dans le tableau, évoque un ancien chef qui fumait sur le site de l’actuelle baie de Burlington, dans laquelle même époque, que ce personnage de scène n’avait rien début de l’automne 1895, Bruce visita la réserve des Six soi-disant une telle pipe lorsque le Grand Pacificateur figurent des personnages s’apparentant aux Indiens des à voir avec la vie quotidienne du peuple des Six Nations. Nations avec sa femme, Caroline Benedicks, afin d’y rassembla les chefs des premières tribus pour former la plaines. Bruce reçut une critique très favorable pour son effectuer des « croquis des chefs indiens, de la danse du Confédération Haudenosaunee, il y a plus de mille ans. œuvre dans un journal de Hamilton12, mais cela tenait les Indiens autrement que dans un contexte indien évi- maïs et des sorciers guérisseurs8 ». Il est important de Le fourneau brun rougeâtre de sa pipe est probablement davantage au besoin des Canadiens de se doter d’un ré- dent – il fallait qu’ils portent leurs costumes « tradition- souligner que cette visite, qui eut lieu entre le 17 août et fabriqué en catlinite (une variété d’argilite, aussi appe- cit historique apologétique qu’à la qualité d’exécution nels ». Quoi qu’il en soit, Bruce n’était pas à même de le 6 septembre9, est à l’origine de l’ensemble des por- lée pierre à pipe rouge), l’unique minéral qui porte le nom de l’œuvre ou au juste reflet qu’elle offrait d’événements savoir si leurs costumes étaient authentiques ou non. Il traits de leaders et de chefs des Six Nations dont il est d’un artiste, George Catlin, lequel exécuta des centaines réels. En fait, il est peu probable que la bataille, telle était l’héritier d’une collection de stéréotypes perpétués question dans ce texte. de tableaux, dans les années 1830 et 1840, représentant que décrite dans le journal, ait même jamais eu lieu. par des générations d’artistes avant lui. Il y avait une La danse de la guerre, Canada (le tableau central des hommes tenant ou fumant de longues pipes. La En 1882, Bruce écrivit au sujet de sa lassitude à Bruce commença à repousser ses propres li- et, dans l’ensemble, qu’ils aient l’air féroces. Son person- C’est à se demander si Bruce pouvait imaginer vieille tradition artistique en Amérique du Nord qui d’un triptyque de 1895, cat. 77b) représente le chef Red coiffe ornée de trois plumes d’aigle du fumeur de pipe mites et, à un certain moment, il écrivit à sa mère que si consistait à représenter les Amérindiens comme les Cloud. La peinture fut appliquée rapidement et de ma- s’apparente cependant davantage à celle d’un Mohawk. elle voyait sa nouvelle œuvre, celle-ci « [vous] mettrait icônes intemporelles d’une époque révolue, le regard ro- Les parures et les jambières du personnage hors de vous et vous feriez définitivement disparaître mantique tourné vers un avenir incertain, ou encore danseur. Chez les Hodinohso:ni, la danse de la guerre dans le troisième tableau du triptyque, La sentinelle (cat. ces Indiens (la quintessence du “chic”)13 ». Le goût des comme d’éternels guerriers, toujours prêts au combat. avait pour but de rassembler les esprits des guerriers et 77a), présentent des liens évidents avec celles des per- Canadiens pour ce genre de représentations roman- De plus, en 1899, Joseph Sharp, un éminent peintre d’obtenir leur protection sur le champ de bataille. Le sonnages figurant dans les autres tableaux, mais sa tiques l’indignait. En 1893, Bruce écrivit sur la notion américain qui s’est attardé aux sujets « indiens » dans le danseur imitait les mouvements corporels du guerrier pose et le fait qu’il ne porte pas de coiffe en font une d’authenticité en art : « Ceux qui pensent que les sculp- Sud-Ouest, écrivit dans la revue Brush and Pencil : « En au combat. La danse commençait lentement et, à me- image de guerrier plus stéréotypée. Le tomahawk glissé teurs et les peintres ont la tâche facile sont vraiment tant que modèle, l’Indien n’est pas une grande réussite. sure que le tambour accélérait le tempo, les gestes du dans sa ceinture et le mousquet posé à ses côtés consti- dans l’erreur. Il n’y a que le peintre de la bonne société Après diverses tribulations, il accepte de poser, mais il danseur guerrier se faisaient plus énergiques. En 1895, tuent des éléments que l’on s’attend à voir dans des re- et l’amateur qui s’amusent vraiment en dehors de leur est impossible de l’amener à se détendre. S’il s’agit de sa cependant, elle était devenue une danse-spectacle exé- présentations de guerriers. travail artistique [...], mais du moment qu’on peut réali- première expérience, il adoptera immanquablement ser des œuvres pures, personnelles et achevées, on ne une pose d’une raideur majestueuse, souvent ridi- nière fluide afin de saisir le caractère de la danse et du cutée devant un public qui s’attendait à voir la danse de En janvier 1895, avant son retour au Canada au cours de l’été, Bruce écrivit, en parlant de deux formes devrait pas se plaindre14. » Ces trois mots – pur, person- cule15. » Le public s’était habitué à un certain genre de réalisme, que : « L’une tient compte de l’action réelle nel et achevé – constituent une référence importante d’images et, à première vue, ces portraits semblent sion du visage de Red Cloud, qui semble momentané- et des effets réels sans trop se préoccuper des menus dé- pour évaluer sa réussite comme peintre. Quand on chercher à satisfaire cette attente. ment déconcentré par quelque chose se trouvant en de- tails. L’autre se compose d’une foule de petits détails – pense au chef Red Cloud, en tant que sujet, on se de- hors du champ de l’image. Le traitement du visage met de vrais petits détails. C’est cette dernière qui plaît au mande en quoi les portraits qu’en réalise Bruce sont pu avoir les images du passé et les attentes des consom- en évidence son regard distrait. Le mouvement vertical public à tout coup – celle qui se met bien dans son purs, personnels et achevés. Red Cloud n’était pas son vé- mateurs sur les choix de poses de Bruce. Initialement, la guerre et la danse de la pluie. Ce qui rend ce tableau intéressant est l’expres- 98 Richard W. Hill père On ne peut que spéculer sur l’influence qu’ont 99 Rencontre avec l’indigène ses œuvres me faisaient penser à certains tableaux des pourquoi il représente Red Cloud comme s’il se trouvait derniers reflets du jour. Je ne peux m’empêcher d’inter- années 1840 de George Catlin, créés à partir de croquis au bord de la mer. Il s’agit peut-être du lac Ontario, préter cette image. Red Cloud n’est plus un Peau-Rouge. réalisés sur le terrain représentant des Amérindiens qui mais il est possible qu’en situant son modèle devant un Son visage n’est pas stoïque. Il présente le genre de avaient posé pour lui lors de ses expéditions dans plan d’eau, Bruce cherchait à introduire un élément de traits, de formes et de caractéristiques qui font de la l’Ouest. Bruce et Catlin traduisent tous les deux un sen- la nature à l’horizon. Les vagues d’un bleu vif qui s’im- peinture un véritable défi. Ce portrait se distingue éton- timent d’« Amérique en voie de disparition », mais sans posent à l’arrière-plan contrastent avec le visage rouge namment des autres en ce qu’il dégage plus d’humani- réelle mise en perspective. Par ailleurs, on sait que foncé de Red Cloud. Ses cheveux blancs clairsemés té. C’est le portrait d’un vieil homme qui se demande si Bruce était profondément conscient de l’appétit du pu- semblent voler au vent, et seule une plume s’élève sur le le jeu en valait la chandelle. Est-il en train de devenir blic français pour de telles images. En 1885, il écrivit : sommet de sa tête. Sa pose est plutôt rigide et son corps, son propre passé ? Pour une fois, Bruce ne crée pas un « Il ne faut pas oublier d’ouvrir l’œil en vue de l’Exposi- disproportionné, mais son visage transcende à la fois le personnage, il renvoie l’image du personnage qu’il tion universelle de 1889, à Paris. J’ai la certitude absolue temps et l’espace. connaissait sous le nom de chef Red Cloud. que ce sera la bonne année pour tenter une grande of- Au début des années 1880, Bruce commença à Je dois admettre qu’au cours des quarante der- fensive et présenter un tableau indien. J’ai une foule manifester un rapport plus spirituel à son art, comme si nières années, j’ai eu de nombreuses conversations avec d’idées en tête. Je suis tout à fait persuadé, vu ma sa vérité, inspirée par la volonté divine du « Grand Bien- ce personnage qui fascinait Bruce. Depuis quarante connaissance des Français et de leurs Salons, que j’ai faiteur », lui donnait accès aux « vraies beautés de l’uni- ans, j’observe les photographies de cet homme en me toutes les chances d’être l’un des grands coups de cœur vers ». Peignant en plein air plutôt qu’en atelier, il voyait demandant quels genres d’histoires il me raconterait. À de l’exposition. [...] On trouve en terre canadienne l’en- alors sa peinture davantage comme un « cantique ». quoi pensait-il quand les gens le regardaient, bouche droit par excellence où peindre les sujets les plus origi- Dans les années 1880, les écrivains et les peintres ro- bée, sur scène ? À quoi songeait-il lorsqu’il incarnait des naux qui soient à l’heure actuelle, et c’est ce que j’en- mantiques préoccupés par l’horizon doré (la place de clichés ? Que croyait-il accomplir en jouant l’Indien tends faire. C’est ce que veut le public d’ici, qui réclame Dieu) se servaient souvent des Amérindiens comme dans les expositions internationales ? Peut-être est-ce toujours plus de nouveauté . » métaphore de la relation de l’être humain avec la na- un effet de l’âge, mais j’ai l’impression que ce dernier ture. Bruce, qui avait étudié dans le milieu des arts, portrait de Red Cloud me laisse enfin voir au-delà de la traits de membres des Six Nations au public français connaissait certainement ces artistes et leur conception pose. Il faisait simplement ce qu’il avait à faire pour s’en lors du Salon des artistes indépendants de 1898. Por- de l’Indigène. Dans sa lutte pour se libérer des attentes sortir. Je demeure tout de même un peu jaloux de trait du chef Red Cloud, Indien iroquois (cat. 79), un de ses qui pesaient sur lui, Bruce explora avidement de nou- Bruce. J’aurais aimé avoir aussi eu la chance de peindre tableaux les plus aboutis, fut exposé au Salon des ar- velles manières de voir. Son obsession pour les œuvres le portrait de Red Cloud. Aurais-je mieux fait ? Mon li- tistes français de 1905. Red Cloud y est représenté de pures, personnelles et achevée prendra des formes variées gnage me procure-t-il une perspicacité artistique parti- manière plus détaillée, même si la pose classique de et atteindra des niveaux de réussite divers. Le fait qu’il culière ? J’en doute. Je suis donc reconnaissant que l’Amérindien regardant au loin vers un avenir incertain peignit à plusieurs reprises le sujet pour lequel il avait Bruce ait pris le temps de repenser ses représentations a toujours préséance. En 1901, le chef Red Cloud posa montré tant de mépris en 1882 dénote de deux choses d’« Indiens » et de mettre à profit ses compétences nou- pour une photographie lors de l’Exposition panaméri- l’une : il croyait que ces images se vendraient, ou il esti- vellement acquises et son énergie pour créer une œuvre caine à Buffalo, dans l’État de New York (fig. 6.6). Wil- mait que le nouveau Bruce, qui avait une conscience ac- à la mémoire du vieil homme qui existait derrière les liam Bill y apparaît de trois quarts, affichant le regard crue de la nature grâce à son expérience à l’étranger, peintures de guerre. romantique habituel et portant un collier qui semble parviendrait à tirer du même sujet quelque chose de être le même que celui qui apparaît dans le tableau de plus profond. 16 Bruce présenta pour la première fois ses por- Bruce. Il ne ressemble plus au redoutable guerrier 17 À mon avis, c’est son magistral Portrait du chef jouant avec les stéréotypes de son époque. Le temps Kien-Da (Indien canadien) (cat. 78)18, le plus intrigant de semble avoir fait son œuvre. Cherchant à refléter cette ses portraits des Six Nations, qui est le mieux réussi. réalité, Bruce l’arme d’une hachette en pierre comme Au-dessus des épaules du chef on entraperçoit une mer symbole d’antiquité. Ces « haches » dataient de plus de agitée. Les yeux du personnage sont presque fermés. cent ans auparavant. Bruce s’appliqua manifestement à Son visage a pratiquement l’aspect d’un masque mor- la réalisation de ce tableau, ce dont témoignent les dé- tuaire. Représenté à l’ombre, avec des rehauts bleu pâle, tails finement exécutés, la touche délicate et l’utilisa- il donne l’image d’un être en transition qui s’estompe tion habile de la couleur. On s’explique difficilement dans le passé. Les savants coups de pinceau captent les 100 Richard W. Hill père 101 Rencontre avec l’indigène Notes 1 En français « Nuage rouge » (N.d.T.). 2 Pour des lectures additionnelles, voir Herman J. Viola, Trail to Wounded Knee: The Last Stand of the Plains Indians 1860–1890, Washington, D.C., National Geographic Society, 2003; James Welch et Paul Stekler, Killing Custer: The Battle of the Little Bighorn and the Fate of the Plains Indians, New York, Norton, 1994; Philip J. Deloria, Playing Indian, New Haven, Yale University Press, 1998. 18 En 1905, Bruce exposa ce tableau et le portrait de Red Cloud sous les titres Portrait du chef sénéca « Red Cloud » et Portrait du chef cayuga « Kien-da ». L’affiliation sénéca est vraisemblablement erronée, car on sait que Red Cloud était Cayuga. Le mot rouge en cayuga est otgwęhj’ia:’. Or, on ne connaît pas la signification de Kien-da. On ne peut établir clairement si Kien-da et Red Cloud sont la même personne, bien que les traits de leur visage le laissent croire. Le traitement pictural ne permet pas une identification précise. 3 À certains égards, les Hodinohso:ni étaient considérés comme plus évolués que les autres peuples autochtones. Un écrivain nota, en 1896 : « Il y a peu de raisons de le croire capable, sous les meilleurs auspices, de mettre en péril la supériorité des Blancs en ce qui a trait aux compétences intellectuelles. » (J. B. Mackenzie, The Six-Nations Indians in Canada, Toronto, Hunter Rose, 1896, p. 61.) 4 Le 1er juin 1889, Caroline Benedicks note avoir vu « Buffalo Bill » à Paris, sans doute à l’Exposition universelle qui eut lieu du 6 mai au 31 octobre 1889. (Caroline Benedicks, Almanack 1889, 1er juin 1889, boîte BB19, Archives de la Fondation Brucebo [désignées ci-après sous le nom Brucebo], Gotland.) 5 William Blair Bruce, lettre à Caroline Benedicks, 3 février 1886, boîte BB24, Brucebo. 6 Edward Marion Chadwick, The People of the Longhouse, Toronto, The Church of England Publishing, 1897. Dans d’autres photographies, Red Cloud figure parmi les guerriers protégeant le prince Albert lors de sa visite à la chapelle mohawk en 1869. 7Chadwick, The People of the Longhouse, après p. 80. 8 « William Blair Bruce: A Hamilton Artist Who Has Won Fame », The Hamilton Herald, 5 octobre 1895. 9Benedicks, Almanack 1895, août et septembre 1895, boîte BB19, Brucebo. 10 Bruce, lettre à son père, 21 janvier 1895, in Joan Murray (dir.), Letters Home 1859-1906: The Letters of William Blair Bruce, Moonbeam, Penumbra Press, 1982, p. 194. 11 Bruce, lettre à sa mère et à sa grand-mère, 10 avril 1882, in Murray, Letters Home, p. 49. 12 « A Fine Painting », Hamilton Spectator, 18 février 1881. 13 Bruce, lettre à sa mère et à sa grand-mère, 10 avril 1882, in Murray, Letters Home, p. 49. 14 Bruce, lettre à sa mère, 9 décembre 1893, in Murray, Letters Home, p. 189. 15 Joseph Sharp, « An Artist among the Indians », Brush and Pencil, vol. 4 (avril 1899), p. 1. 16 Bruce, lettre à son père, 26 août 1885, in Murray, Letters Home, p. 113. 17 Bruce, lettre à sa mère et à sa grand-mère, 25 mars 1882, in Murray, Letters Home, p. 48. 102 Richard W. Hill père 103 Bruce et la mer Baltique Michelle Facos 104 détail, cat. 82 Les nuages de la tempête 105 La mer Baltique Larsson (qui reçut une médaille de troisième classe plus tard, coordonna la participation de la Suède à l’Ex- liam Blair Bruce écrivit une lettre à sa mère et à sa nale, Bruce dut faire des compromis. Son parcours s’ap- pour ses paysages à l’aquarelle de Grez-sur-Loing en position colombienne de 1893, à Chicago. Anders Zorn, grand-mère leur faisant part de ses impressions sur la parente à celui de la plupart des jeunes artistes ambi- 1883) et Nils Kreuger (qui exposa un paysage, Le chemin l’artiste suédois alors le plus en vue sur la scène interna- scène artistique de Londres, qu’il venait de quitter, et de tieux d’origine étrangère à Paris. Il effectua des études vers la carrière, en 1883). En 1884, le gouvernement fran- tionale, assuma la fonction de commissaire de la section sa perception de son rôle en tant qu’artiste : « Après avoir auprès d’artistes français réputés, comme William-Ado- çais fit l’acquisition de L’étang de Grez-sur-Loing (fig. suédoise de l’exposition de Chicago. Ce dernier vécut fait le tour de l’Académie royale, j’ai compris que j’étais lphe Bouguereau, et réalisa des œuvres de nature à 7.1), de Larsson, ce qui constituait alors l’un des plus principalement à Paris de 1888 à 1896, une époque pen- un peintre, non pas des choses, mais de la sensation des plaire au pointilleux jury du Salon de Paris, qui ne rete- grands honneurs accordés à un artiste contemporain. dant laquelle Bruce et Benedicks y ont également effec- choses, du spirituel plus que du matériel, de la poésie nait alors qu’environ un cinquième des tableaux qui lui Bruce ne mentionna qu’un seul artiste suédois primé au tué de fréquents séjours. Rien ne laisse croire, cepen- plutôt que de la prose . » Fait intéressant, cette vision étaient soumis. Ce parcours impliquait un important Salon, Nils Forsberg, qui s’était installé à Paris – où il vi- dant, que Zorn et Bruce se soient jamais rencontrés. Il que Bruce avait de lui-même le rattachait à la jeune degré de conformisme en matière de sujet et de style, vra pendant trente-cinq ans – en 1861 et qui avait rem- est regrettable que Bruce ne se lia jamais d’amitié avec génération d’artistes, de musiciens et d’écrivains sym- conformisme auquel seuls les artistes indépendants de porté une médaille de première classe en 18886. les collègues de Zorn qui faisaient partie de l’Union des bolistes, pour qui la description des apparences était fortune ou délibérément avant-gardistes pouvaient se une tâche superficielle et sans intérêt, souvent mieux soustraire. Bien que les soucis financiers de Bruce ment animée à cette époque, avec la formation du mou- gine du « romantisme national », un mouvement cultu- remplie par la photographie. Les symbolistes s’abste- furent apaisés par son mariage avec la riche sculpteure vement des « Opposants » (Opponenterna) à l’Académie rel patriotique dont les œuvres consistaient essentielle- naient de décrire les aspects du monde extérieur pour en suédoise Caroline Benedicks en 1888, il demeura loyal suédoise, un groupe de jeunes artistes suédois insatis- ment en des représentations évocatrices et épurées de la révéler plutôt les vérités invisibles sous-jacentes et nos au système académique et au Salon de Paris, sans doute faits parmi lesquels figuraient Bergh, Kreuger, Larsson nature suédoise, un sujet qui occupa une place centrale réactions psychoaffectives à celles-ci. Bruce se con- en partie parce que Benedicks était un pur produit de et Nordström, et qui, dès 1885, organisa à Stockholm dans le travail de Bruce à la fin de sa carrière. sidérait également comme un artiste de génie, qui savait l’Académie royale des arts de Suède, dont certains une série d’expositions qui connurent un vif succès cri- « dégager des accidents, des habitudes, des préjugées, membres faisaient partie intégrante du cercle d’amis de tique et commercial. En 1886, les Opposants officiali- lait à Bruce l’Ontario qu’il avait quitté, fut pour lui une des conventions et de toutes les contingences l’élément sa famille4. La sécurité financière et les idées nouvelles sèrent leur association, lui donnant le nom d’Union des révélation. Dans sa première lettre envoyée à sa famille d’éternité et d’unité qui luit, au[-]delà des apparences, au que lui inspirait le paysage suédois conduisirent toute- artistes (Konstnärsförbundet), et poursuivirent leur lutte depuis l’île de Gotland, en Suède – qu’il visita régulière- fond de toute essence humaine2 », ainsi qu’il le déclara fois Bruce, au cours des dernières années de sa carrière, contre l’emprise de l’Académie sur l’enseignement de ment avec Caroline à partir de 1888 et qui, en 1900, de- sans détour dans une lettre à sa mère en juillet 1881. à peindre d’audacieux paysages non narratifs qui sem- l’art et le marché de l’art. Le groupe acquit progressive- vint leur résidence d’été – Bruce mentionne que « le pay- blaient correspondre à ses ambitions de jeunesse. ment prestige et influence, notamment grâce au soutien sage est vraiment très magnifique. Il ressemble au Peu après son arrivée à Paris, au cours de l’été 1881, Wil- 1 Soucieux de se bâtir une réputation internatio- La vie culturelle en Suède était particulière- artistes, car Bergh, Kreuger et Nordström furent à l’ori- La Suède, dont le rude paysage nordique rappe- Dans un an, à cette date (si la santé et l’argent le Bien que Bruce ne mentionne nulle part dans enthousiaste du fils du roi Oscar de Suède et de la reine paysage canadien à certains égards, ce qui me fait l’ai- permettent), mes tableaux contiendront plus de sa correspondance la présence d’une enclave assez im- Sophie, le prince Eugène, lui-même un artiste et un col- mer encore davantage11 ». En septembre 1888, à la fin de poésie dans un pouce carré que ceux des autres portante d’artistes scandinaves à Paris dans les années lectionneur, de même que des banquiers et collection- leur premier séjour de trois mois, Bruce décrivit Got- peintres dans un pied carré. [...] Une fois l’année 1880, l’agenda de Benedicks témoigne des liens d’amitié neurs juifs Ernest Thiel (à Stockholm) et Pontus land comme « l’un des endroits les plus merveilleux que terminée, je lancerai un défi aux artistes paysa- que le couple entretenait avec plusieurs d’entre eux, en Fürstenburg (à Göteborg). Une note dans l’agenda de j’ai visités12 ». Le lieu eut l’effet inattendu de rapprocher gistes du monde entier. J’ai déjà le sentiment particulier avec les femmes artistes qui vivaient et tra- Benedicks, en date du 22 janvier 1886, révèle que Ri- Bruce de ses aspirations premières, évoquées au début d’avoir des ailes [...] Les meilleurs peintres [paysa- vaillaient aussi à Paris. La plupart des Suédois chard Bergh et Hanna Hirsch (la future Mme Georg de son séjour en Europe – peindre des paysages épurés, gistes] semblaient chercher à saisir cette chose connurent un parcours semblable à celui de Bruce, ef- Pauli) visitèrent son atelier ce jour-là7, et les références ramenés à leur essence, et empreints d’une sensibilité même dont j’estime avoir une connaissance innée, fectuant des études dans une des prestigieuses écoles nombreuses à « Hanna » indiquent que les deux femmes qui capte l’attention du spectateur. à savoir, l’expression de grands sentiments sans faire d’art privées de la ville et proposant leurs œuvres aux se fréquentaient régulièrement, souvent en compagnie appel à plus de détails qu’il n’en faut. Il ne s’agit pas Salons annuels5. La majorité des artistes suédois travail- d’autres femmes artistes, en particulier Eva Bonnier, vrit Gotland, Nordström manifesta également de l’inté- d’un manque de détails causé par un manque de lant en France dans les années 1880 avaient étudié à Venny Soldan (plus tard Soldan-Brofeldt) et Emma rêt pour l’île, qu’il avait visitée pour la première fois au connaissance, loin de là. Il s’agit plutôt de s’en te- l’Académie suédoise comme Benedicks, mais ils Löwstädt-Chadwick . Les Bruce connaissaient égale- cours de l’été 1889, alors que Bruce était à Grez-sur- nir à des détails suggérés, sans trop charger le re- s’étaient installés à Paris en raison de l’absence d’un ment Carl Larsson, bien qu’apparemment assez peu Loing (ci-après Grez), une colonie d’artistes où des gard, mais en lui donnant suffisamment à voir marché de l’art viable en Suède à l’époque. Avant de (Benedicks prit un café avec lui et d’autres personnes le membres de l’Union des artistes vécurent à différents pour l’amener à chercher davantage. Pour ce faire, il rencontrer Benedicks, en 1885, Bruce semble ne pas 21 octobre 1889)9. moments dans les années 1880. Parmi ceux-ci figu- faut connaître son sujet parfaitement et, par-des- avoir eu connaissance de la présence de collègues sué- En 1889, lorsque la Suède refusa de participer sus tout, aimer l’émotion qu’il exprime3. dois à Paris, même de ceux qui exposaient au Salon et officiellement à l’Exposition universelle de Paris parce logement, à l’hôtel Chevillon de Grez, fut plus tard oc- qui y remportaient des médailles, tels que Karl qu’elle commémorait le centenaire de la Révolution cupé par Bruce et Benedicks. Comme Bruce, Ce ne sera qu’après s’être établi sur l’île de Gotland, en Nordström (qui présenta Paysage de l’Eure en 1882), Ri- française10, le gouvernement confia l’organisation du vo- Nordström fut moins impressionné par la ville médié- Suède, plus d’une décennie plus tard, que Bruce réali- chard Bergh (qui exposa deux portraits en 1883), Carl let artistique à l’Union des artistes qui, quelques années vale de l’île, Visby, extraordinairement bien conservée 8 À peu près à la même époque où Bruce décou- raient Carl Larsson et sa femme, Karin Bergöö, dont le sera cette ambition. 106 Michelle Facos 107 La mer Baltique et entourée d’énormes murs flanqués de bastions, que d’atmosphère dans les années 1890, notamment avec pays natal en tant que source d’inspiration pour la réali- l’atmosphère, permettant ainsi au spectateur connais- par le paysage qui s’étendait au loin. Selon Nordström, Gustaf Fjæstad, installé dans la province de Värmland, sation de tableaux « incarnant l’atmosphère, le caractère sant bien ce genre de conditions de saisir concrètement « la nature ici est très différente, et parfois, sous une lu- située dans le nord-ouest, et Helmer Osslund, qui pei- et l’esprit » du Canada15. les particularités des moments représentés, tout en l’in- mière favorable, elle est magnifique – avec de belles gnit les saisissants contrastes caractéristiques du pay- grandes lignes simples et de ravissantes couleurs. Il y a sage du nord-est de la Suède. beaucoup à peindre – tout s’y prête, à l’exception de ces La motivation principale des artistes suédois à Peindre la mer qui s’étendait à la limite de son vitant, de manière plus générale, à s’abandonner à la jardin, situé juste au nord de Visby, la capitale de Got- contemplation. Il est difficile de se rendre compte au- land, fascinait Bruce. Celui-ci n’a peut-être pas peint le jourd’hui de l’audace qu’impliquaient ces images de quelques satanées ruines d’églises [à Visby] qui, selon représenter la nature suédoise différait de celle de Bruce. lac Ontario de son pays natal, mais ses paysages marins grande dimension, à une époque où les spectateurs s’at- moi, n’apportent rien et ne sont pas intéressantes13 ». Ce dernier semble avoir suivi sa voix intérieure sans réel- déserts, empreints d’atmosphère, s’inscrivaient dans tendaient à ce que les tableaux de paysage monumen- Quatre étés plus tard, Bergh peignit sur l’île de Gotland lement subir l’influence de ses pairs. Ses vues de la mer l’esprit du courant romantique national de l’époque, qui taux comportent la noble trace de l’activité humaine. et, en juin 1894, Georg Pauli et sa femme, Hanna Hir- Baltique semblent en effet être une forme aboutie de insistait sur l’observation attentive, la sensation et l’ex- sch-Pauli, y travaillèrent également. Cette dernière y ré- l’idée qu’il avait dans sa jeunesse d’extrapoler la dimen- périence de la nature, tout en ramenant ses diverses ca- pression que son contemporain Claude Monet qui, lors alisa d’ailleurs son chef-d’œuvre, Princesse à la porte du sion lyrique et intemporelle du paysage et de la représen- ractéristiques à leur essence. C’est avec ces œuvres que d’une visite en Norvège en 1895, eut du mal à saisir de château (fig. 7.2). Mais aucun des Opposants ne s’établit ter sous une forme visuelle. La motivation de Bruce s’ap- Bruce tint la promesse qu’il avait faite en 1881 de subor- façon satisfaisante le paysage accidenté. Dans une à Gotland, car aucun d’entre d’eux n’en était originaire. parentait étroitement à celle des peintres paysagistes de donner l’apparence de la nature à ses qualités poétiques lettre au critique d’art Gustave Geffroy, Monet déclara : l’avant-garde suédoise, un groupe dont l’allégeance an- et spirituelles. La mer Baltique en hiver (Brucebo) (cat. « Il faudrait vivre un an ici pour faire quelque chose de Suède de jeunes artistes qui s’étaient établis à Paris. ti-institutionnelle influença souvent le choix des sujets 88) est une œuvre monumentale, dont l’ampleur évoque bien et [...] faire connaissance avec le pays16 », un senti- Bon nombre d’entre eux s’appliqueront à saisir les ca- traités de même que les approches picturales. Ces ar- l’immensité de la mer Baltique telle qu’elle apparaît le ment que Bruce partageait. Mais celui-ci vécut sur l’île ractéristiques fondamentales de l’atmosphère, de la tistes rejetaient les approches convenues et les sujets matin en hiver, lorsque les rayons intenses du soleil à de Gotland pendant plus d’un an et il finit par bien géographie et de la lumière propres à leur pays d’origine conventionnels avalisés par l’Académie suédoise, car ils l’horizon accentuent la tridimensionnalité des formes connaître la mer Baltique, suffisamment pour savoir afin de créer une école de peinture nationale clairement les jugeaient artificiels et désuets. Les artistes de l’avant- tout en les baignant d’une lumière bleu rosacée diffuse. que la vue changeait constamment. Elle variait consi- identifiable. C’était le but de nombreux artistes progres- garde suédoise cherchaient à créer des tableaux authen- Fjæstad est celui, parmi les peintres suédois, qui fut le dérablement en fonction de l’humidité, de la lumière, sistes à l’époque. Les expositions universelles, à com- tiques et, pour eux, cela signifiait deux choses : peindre plus fasciné par l’hiver. Son tableau Givre sur la glace de la température, du vent et des importants change- mencer par la première, la Great Exhibition of the des sujets typiquement et incontestablement suédois (fig. 7.3) traduit le caractère très différent de l’hiver dans ments d’angle du soleil. Clair de lune sur la mer (cat. 81) Works of Industry of all Nations, qui eut lieu au Crystal pour un public suédois; ou peindre les lieux et les gens la province de Wärmland, située dans le nord-ouest de représente un jour d’hiver, lorsque le soleil reste sous Palace, à Londres, en 1851, favorisa une forme de com- qu’ils connaissaient bien et auxquels ils étaient émotion- la Suède, où les températures sont généralement beau- l’horizon et enveloppe la nature de tons bleus paisibles. pétition amicale entre les pays, et le développement de nellement attachés. Dans la mesure où ils cherchaient à coup plus froides et les journées, plus courtes. Bruce et Dans Paysage de neige, Tjörn (fig. 7.4), Nordström avait profils ou de styles nationaux clairement identifiables saisir l’essence du paysage et à le peindre d’une manière Fjæstad semblent tous deux avoir été fascinés par la saisi un phénomène semblable dans sa région natale. en constituait un élément incontournable. Lors de l’Ex- authentique, intuitivement compréhensible par le spec- géométrie épurée de leurs paysages respectifs. Bruce in- Alors que Nordström introduit un élément narratif position universelle de 1889 à Paris, toutefois, les cri- tateur, les peintres travaillant dans le style romantique siste sur les bandes de ciel et de mer aux tons bleu pas- dans son tableau sous la forme d’un personnage traver- tiques français, visiblement incapables de distinguer les national suédois poursuivaient des objectifs similaires à tel, séparés par une couche rose créée par le soleil poin- sant le paysage enneigé de teinte bleu pâle, Bruce éli- caractéristiques nationales des artistes nordiques, les ceux de Bruce. Au cours des décennies qui ont précédé tant à l’horizon. La planéité tout en nuance de cette mine toute présence vivante de son paysage pour se regroupèrent tous sous l’étiquette « scandinaves », une et suivi 1900, l’ambition de développer un style pictural zone du tableau contraste avec sa partie inférieure, concentrer exclusivement sur les subtiles nuances de la situation que les artistes danois, finnois, norvégiens et national reconnaissable était partagée par les artistes composée de rochers massifs et d’étranges motifs circu- nature. La simplification audacieuse du paysage à ses suédois cherchèrent à corriger14. La plupart des peintres occidentaux qui, confrontés à la question de ce que si- laires dans la neige le long du rivage glacé. La géomé- formes élémentaires distingue également les tableaux paysagistes suédois se tournèrent naturellement vers les gnifiait être un Suédois, un Norvégien, un Hongrois ou trie du paysage semble également avoir séduit Fjæstad : de Bruce de ceux de Kreuger, qui peignit à maintes re- paysages de leur enfance. Nordström peignit dans la un Polonais, cherchaient à élaborer une série de motifs les triangles imbriqués d’un terrain enneigé et d’un lac prises les côtes de son île natale, Öland, mais en s’attar- péninsule rocheuse et dénuée d’arbres de l’île de Tjörn, et un langage pictural qui reflétaient sincèrement et clai- gelé ainsi que les boules de neige qui tendent à se for- dant essentiellement à ses pâturages de chevaux et de située sur la côte ouest; Kreuger travailla sur l’île d’Öl- rement ce style. Ce n’est qu’après que les artistes cana- mer par temps humide contrastent avec les étroites vaches. Dans Pâturage au bord de la mer (fig. 7.5), Kreu- and, située sur la côte est; et Zorn travailla souvent aux diens Lawren Stewart Harris et J. E. H. MacDonald, bandes gris-bleu des arbres, des montagnes et du ciel ger illustre lui aussi l’heure « bleue », mais en été, alors alentours de Mora, son village natal situé en Dalécarlie, deux des fondateurs du Groupe des Sept, eurent décou- hivernal nuageux. L’épaisse couche de givre qui re- que les couleurs sont plus saturées et les contrastes, au centre de la Suède. Après leur retour au pays, ces ar- vert les paysages de style romantique national suédois couvre la végétation dénote la forte humidité de cette plus saisissants. Ces deux artistes suédois proposaient tistes encouragèrent leurs jeunes collègues à y rester et lors d’une exposition d’art scandinave à l’Albright Art journée manifestement glaciale. Dans leurs paysages au spectateur un point de vue bien ancré sur la terre à peindre la nature suédoise, ce qui entraîna un épa- Gallery de Buffalo, en 1913, que les artistes canadiens d’hiver, Bruce et Fjæstad prêtèrent tous deux une atten- ferme, tandis que Bruce en faisait totalement abstrac- nouissement sans précédent de la peinture de paysages prirent conscience du potentiel des paysages de leur tion constante aux fluctuations de la lumière et de tion. Bruce se désintéressait de la matière physique au Dans les années 1890, on assiste au retour en 108 Michelle Facos Au début, Bruce eut sans doute la même im- 109 La mer Baltique profit d’une sorte de flottement contemplatif qui évoque les tableaux expressionnistes abstraits de Mark Rothko, réalisés cinquante ans plus tard (par exemple, Terre et vert, fig. 7.7), où la conscience du spectateur semble s’unir paisiblement au paysage, rejoignant ainsi le sentiment poétique et spirituel que décrivait Bruce dans sa lettre de 1881. Ainsi qu’en témoigne Le long nuage (la mer Baltique) (cat. 89), Bruce étudia les nuages de manière intensive, tout comme le fit le prince Eugène de Suède. Dans une lettre de 1893, Eugène déplorait le fait qu’il avait eu « de la difficulté à peindre les nuages cet été [… ils] disparaissent dès qu’ils sont à leur plus beau17 ». Eugène réalisa six versions du Nuage (fig. 7.6) entre 1894 et 1941, mais les couleurs intenses et la présence massive de son nuage blanc floconneux contrastent avec la représentation plus monochrome et contemplative de Bruce. Eugène avait peint un nuage imposant et affirmé qui, tel un OVNI bien dissimulé, plane au-dessus du paysage estival, tandis que Bruce mettait l’accent sur les reflets harmonieux entre matière tangible (la mer) et présence éphémère (les nuages). Pour Eugène, les éléments distincts dans le paysage avaient de l’importance. Bruce, par contre, semblait plutôt intéressé par l’atmosphère contemplative créée par l’intégration subtile et nuancée des éléments du paysage. Au cours des années où il vécut sur l’île de Gotland, Bruce perçut et interpréta de manière intuitive les qualités fondamentales de la majestueuse mer Baltique sur laquelle donnait son jardin. Ses représentations singulières de la Baltique reflètent la pensée de Richard Bergh : « Les gens aiment imaginer une personnalité dans toute œuvre d’art, y sentir un cœur qui bat [...], prêter écoute à un esprit ayant la faculté de s’enthousiasmer et, par conséquent, d’enthousiasmer. Cet élément – l’inspiration personnelle et unique – est lié à la nature même de l’art. Sans lui, il n’y a pas lieu de parler d’art18. » Notes 1 William Blair Bruce, lettre à sa mère et à sa grand-mère, 10 juillet 1881, in Joan Murray (dir.), Letters Home 1859-1906: The Letters of William Blair Bruce, Moonbeam, Penumbra Press, 1982, p. 36. 2 Charles Morice, La littérature de tout à l’heure (1889), Paris, Perrin et Cie, 1889, p. 355. 3 Bruce, lettre à sa mère et à sa belle-mère, 21 juillet 1881, in Murray, Letters Home, p. 37. 4 Le directeur de l’Académie, August Malmström, assista au mariage de Bruce et de Benedicks. (Bruce, lettre à sa mère, 10 janvier 1889, in Murray, Letters Home, p. 170.) 5 Voir Michelle Facos, « Swedish Artists in Paris », chap. 1, in Nationalism and the Nordic Imagination: Swedish Art of the 1890s, Berkeley, The University of California Press, 1998. 6 Bruce, lettre à son père, 13 novembre 1888, in Murray, Letters Home, p. 167. 7 Caroline Benedicks, Almanack 1886, 22 janvier 1886, boîte BB19, Archives de la Fondation Brucebo [désignées ci-après sous le nom Brucebo], Gotland. 8Benedicks, Almanack 1886, janvier à juin 1886, boîte BB19, Brucebo. 9Benedicks, Almanack 1889, 21 october 1889, boîte BB19, Brucebo. 10 La plupart des monarchies refusèrent de participer officiellement à l’événement, car il commémorait le renversement de la monarchie française. 11 Bruce, lettre à sa mère, 9 juillet 1888, in Murray, Letters Home, p. 164. 12 Bruce, lettre à son père, 29 septembre 1888, in Murray, Letters Home, p. 165. 13 Karl Nordström, lettre à l’artiste Georg Pauli, 19 juillet 1889, in Georg Pauli, Konstnärsbrev, vol. 1, Stockholm, Bonnier, 1928, p. 207. 14 Michelle Facos, Thor J. Mednick et Janet S. Rauscher, « National Identity in Nordic Art: Perceptions from Within and Without in 1889 », Centropa, vol. 8, no 3 (septembre 2008), p. 214-215. 15 Lawren Stewart Harris, « The Story of the Group of Seven », in Roald Nasgaard, The Mystic North: Symbolist Landscape Painting in Northern Europe and North America, 1890–1940, Toronto, Musée des beaux-arts de l’Ontario, 1984, p. 161. 16 Gustave Geffroy, Claude Monet. Sa vie, son temps, son œuvre, Paris, Éditions G. Crès et Cie, 1922, p. 203. 17 Prince Eugène, lettre à Carl Larsson, septembre 1893, in Prins Eugen, Vidare berätta breven, Stockholm, Nordstedt, 1946, p. 16. 18 Richard Bergh, « Om öfverdrifternas nödvändighet i konsten » [Sur la nécessité de l’exagération en art], in Om Konst och Annat, Stockholm, Bonnier, 1908, p. 3. 110 Michelle Facos 111 Collaborateurs Tobi Bruce est conservatrice principale de l’art historique Ross Fox est un spécialiste des arts décoratifs et de William H. Gerdts est professeur émérite d’histoire de Anne Koval est professeure agrégée d’histoire de l’art à la canadien au Musée des beaux-arts de Hamilton. Elle la culture matérielle. Il a été pendant dix ans conserva- l’art à l’école d’études supérieures de la City University faculté des beaux-arts de l’Université Mount Allison. Elle cumule au-delà de vingt ans d’expérience dans le domaine teur de la collection d’arts décoratifs anciens canadiens de New York. Il détient un baccalauréat du Collège a écrit abondamment sur l’art du xixe siècle, notamment des collections publiques, au cours desquels elle a organisé au Musée royal de l’Ontario, où il est actuellement Amherst, ainsi qu’une maîtrise et un doctorat de l’Uni- les ouvrages Whistler, Beyond the Myth (coauteure) et plus de cinquante expositions, donné de nombreuses con- attaché de recherche. Sa carrière aux multiples facettes, versité Harvard. Il a reçu un doctorat honorifique en Whistler in His Time (Tate Britain), ainsi que des essais férences sur le collectionnement et le commissariat d’ex- qui l’a mené de la conservation muséale à l’enseigne- lettres humaines du Collège Amherst en 1992 ainsi comme « Strange Beauty in the Night: Whistler’s Nocturnes position, sur l’histoire de l’art en général, ainsi que sur les ment, tant au Canada qu’aux États-Unis, a débuté au qu’un doctorat honorifique en beaux-arts de l’Univer- of Cremorne Gardens », publié dans The Pleasure Garden, femmes artistes. Elle a également participé en tant qu’in- département de l’art ancien du Detroit Institute of Arts. sité de Syracuse en 1996. William Gerdts a été respons- from Vauxhall to Coney Island, en 2013. Elle a travaillé en vitée à des conférences nationales et internationales. Il a ensuite travaillé au département d’art canadien able de la collection d’œuvres d’art du Norflok Museum tant que conservatrice d’art historique et contemporain, Parmi ses plus récentes réalisations, mentionnons The ancien du Musée des beaux-arts du Canada; au dépar- avant d’être conservateur des peintures et sculptures au et a organisé entre autres expositions Framing Nature: The French Connection: Canadian Painters at the Paris Salons tement d’art historique canadien et européen du Musée Newark Museum durant douze ans. Il a été professeur Picturesque in Landscape; Louis Welden Hawkins: Shades of (2011) et William Kurelek: The Messenger (2011–2012), une des beaux-arts de Hamilton, et au département d’art agrégé d’art et directeur de musée à l’Université du Grey; ainsi que The Art of the Copy pour l' Owens Art Gal- collaboration avec le Musée des beaux-arts de Winnipeg et européen du Mead Art Museum du Collège Amherst, Maryland, avant d’occuper son poste à la City Univer- lery. Plus récemment, elle a mis sur pied l’exposition d’art l’Art Gallery of Greater Victoria, qui comptait parmi les avant de devenir directeur de l’Arno Maris Gallery de sity de New York, où il a aussi agi en tant que directeur contemporain Paper Doll, qui a voyagé à la Mendel Art trois meilleures expositions de 2012 selon les rédacteurs l’Université Westfield State. Il a aussi enseigné l’histoire du programme de doctorat en histoire de l’art pendant Gallery de Saskatoon en 2012. du magazine Canadian Art. de l’art au Collège Springfield et à l’Université Westfield six ans. William Gerdts a signé de nombreux cata- State, et demeure professeur associé à la faculté des logues d’expositions et articles, ainsi que plus de vingt- beaux-arts de l’Université de Toronto. Ross Fox détient cinq ouvrages, dont American Impressionism (1984, un doctorat en histoire de l’art et en archéologie de 2001); Giverny : une colonie impressionniste (1993); The l’Université du Missouri. Color of Modernism: The American Fauves (1997); et The Michelle Facos enseigne l’histoire de l’art à l’Université de l’Indiana à Bloomington. Elle a été la première Golden Age of American Impressionism (2003). Nord-Américaine à écrire une thèse de doctorat sur la peinture suédoise. Son ouvrage intitulé Nationalism and the Nordic Imagination: Swedish Art of the 1890s (Californie, Arlene Gehmacher est conservatrice des peintures, 1998) a permis aux lecteurs anglophones de se familiariser estampes et dessins canadiens au Musée royal de Richard W. Hill père est un commissaire indépendant avec la peinture romantique nationale suédoise. Elle a l’Ontario (MRO), à Toronto, où elle met au point des travaillant à domicile, dans la réserve des Six Nations, replacé l’art scandinave dans un contexte européen élargi recherches et des expositions fondées sur les collections. le long de la rivière Grand. Il a travaillé comme directeur à l’aide de ses plus récents livres Symbolist Art in Context Son cours intitulé « Collecting Canada » (la collection adjoint des programmes publics au National Museum (Californie, 2009) et An Introduction to Nineteenth-Century au Canada) porte sur l’acquisition, l’interprétation et la of the American Indian de l’Institution Smithsonian; Art (Routledge, 2011). Spécialiste de l’art scandinave de présentation de la collection d’œuvres d’art du MRO, et comme directeur du musée du Institute of American réputation internationale, la professeure Facos a donné de est donné par l’entremise de la faculté d’histoire de l’art Indian Arts de Santa Fe, au Nouveau-Mexique; et comme nombreuses conférences et présentations, en plus d’ensei- de l’Université de Toronto. Ses publications traitent de directeur du Centre de l’art indien du ministère des gner dans des universités allemandes et suédoises. l’art du xixe au xxie siècle et comprennent des articles sur Affaires indiennes et du Nord, à Ottawa. Il a étudié la Ozias Leduc (1996), Cornelius Krieghoff (2003), Naoko photographie artistique à l’école de l’Art Institute of Chi- Matsubara (2003), Paul Kane (2010 et à venir en 2014, cago et détient une maîtrise en études américaines de pour l’Institut de l’art canadien), et Arthur Heming la SUNY à Buffalo. Il a écrit plusieurs ouvrages, dont (2013). Elle est également l’auteure de Painting for Poster- Skywalkers: A History of Indian Ironworkers (1987); Creativ- ity: The Paintings of William Blair Bruce (Art Gallery of ity is Our Tradition: Three Decades of Contemporary Indian Hamilton, 1999). Art (1992); War Clubs and Wampum Belts: Hodinohso:ni Experiences of the War of 1812 (2012); Making a New World: Haudenosaunee Creation Story (2013); et, en collaboration avec Tom Hill, Creation’s Journey: Native American Identity and Belief (1994). 112 113 Partenaires Publié à l’occasion de l’exposition À la recherche Tous droits de reproduction, d’édition, de traduction, de la lumière. L’œuvre peint de William Blair Bruce d’adaptation, de représentation, en totalité ou en partie, (1859-1906) organisée par le Musée des beaux-arts réservés en exclusivité pour tous les pays. La reproduc- de Hamilton, et présentée à Hamilton du 24 mai tion d’un extrait quelconque de cet ouvrage, par quelque au 5 octobre 2014; et à l’Owens Art Gallery de procédé que ce soit, tant électronique que mécanique, Sackville, sous une forme réduite, du 20 février en particulier par photocopie ou par microfilm, est inter- au 5 avril 2015. dite sans l’autorisation écrite du Musée des beaux-arts © 2014 Musée des beaux-arts de Hamilton. Textes de Hamilton. individuels ©Tobi Bruce, Michelle Facos, Ross Fox, Arlene Gehmacher, William H. Gerdts, Richard Wayne Hill père et Anne Koval. We acknowledge the support of the Government of Canada through the Department of Canadian Heritage Museums Assistance Program. Révision anglaise Tobi Bruce Joan Padgett Correction d’épreuves 123 King Street West Hamilton, Ontario L8P 4S8 www.artgalleryofhamilton.com Tobi Bruce Larissa Ciupka Dawn Johnston Joan Padgett Lela Radisevic Preferred Fine Art Transportation Provider Conception graphique Lauren Wickware Traitement des images Paul Jerinkitsch coordination de production Christine Braun Tobi Bruce Lela Radisevic Traduction vers le français Nathalie de Blois Révision française Magalie Bouthillier Benedict Leca Lela Radisevic En couverture Printemps, Grez (détail), cat. 56 114 115