28L`été - La BD en Suisse

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28L`été - La BD en Suisse
28L'été
Tribune de Genève | Mardi 24 juillet 2012
Série Genève dans les yeux de Hergé
Logé au centre-ville
Dans le seul épisode de Tintin se déroulant en Suisse, Hergé installe
le professeur Tournesol à l’Hôtel Cornavin. Sa chambre, la 122 au
4e étage, n’existe pas dans la réalité. PHOTO/MONTAGE PHILIPPE MURI
Une fiction bien réelle
Pour «L’affaire Tournesol», le créateur de Tintin a fait des repérages précis au bout du lac
Philippe Muri
S
ur l’étrange paquet de cigarettes que vient de ramasser Tintin, trois mots
griffonnés au crayon frappent le regard: «Genève
Hôtel Cornavin». Dans une
atmosphère de roman
d’espionnage, L’affaire Tournesol démarre sur les chapeaux de roue. En ce
début d’album, le petit reporter créé par
Hergé pressent un problème grave. Et
c’est la mine préoccupée qu’il apostrophe le capitaine Haddock, à ses côtés:
«Capitaine, quelque chose me dit que
Tournesol est en danger à Genève…»
Conclusion, matérialisée par un geste
énergique de Haddock, deux cases plus
loin? «En avant!… A Genève!»
Un sommet de la BD
En 1956, alors qu’il vient d’envoyer ses
héros sur la lune, Hergé les expédie en
Suisse, pour une aventure considérée par
beaucoup comme un des meilleurs albums de Tintin. Scénariste, écrivain et
biographe, Benoît Peeters n’hésite pas
dans Le monde d’Hergé à désigner L’affaire Tournesol comme un chef-d’œuvre:
«Richesse du thème, rapidité des enchaînements, science des cadrages, art du
dialogue, tout contribue à faire de ce volume un sommet de la bande dessinée
classique.»
La particularité de ce récit situé en
pleine guerre froide? Pour la première
fois, Hergé accomplit ses premiers repéContrôle qualité
rages sur le terrain, à la manière d’un
cinéaste. Plus tard, pour Coke en stock, il
embarquera sur un cargo avec son principal assistant, Bob de Moor. Mais là, il se
rend seul en Suisse. Appareil photo en
bandoulière et carnet de croquis à portée de mains, il trace peu à peu un cadre
des plus réalistes à l’aventure qu’il a en
tête.
«Il fallait que je découvre l’endroit
exact, près de Genève, où une voiture
peut quitter la route et tomber dans le
lac», explique Hergé dans Tintin et moi,
un passionnant livre d’entretiens avec
Numa Sadoul. «Tout autour du lac, il y a
des quantités de propriétés privées, de
villas, etc., et très peu d’endroits où la
route longe réellement le lac et le surplombe. Je suis donc allé vérifier sur
place.»
Comme le remarque l’auteur britannique Michael Farr (Tintin, le rêve et la réalité): «Dès l’instant où le Douglas DC-6 de
la Sabena atterrit à 15 h 30 à Genève-Cointrin, l’épisode suisse est parfaitement
conforme à la réalité: la tour de contrôle,
les bâtiments de l’aérogare, le terminal
d’autobus de Cornavin, le café, la rue
devant l’Hôtel Cornavin.»
Pour Hergé, pas question de travestir
la réalité. Les uniformes suisses – contrôleur de trains, gendarme – sont également
fidèlement reproduits, de même que les
voitures d’époque et leurs plaques minéralogiques. Même le tram, dans sa belle
livrée verte d’époque, figure sur une des
cases de l’album.
Seule entorse à la réalité, la chambre
de Tournesol à l’Hôtel Cornavin, la fameuse «122 au 4e étage», n’existe pas.
«C’est une des rares erreurs d’Hergé, qui
a rarement été aussi exact que dans cet
album», note l’écrivain Pierre Assouline
dans Hergé, la biographie de référence
consacrée à l’auteur de Tintin.
Repères
Des centaines de lettres
Malgré cette erreur, la fiction va vite prendre le pas sur la réalité. Pendant des années, l’Hôtel Cornavin recevra des centaines de lettres adressées au «Professeur
Tournesol, chambre 122». «Afin que la vie
ressemble à une bande dessinée et non le
contraire», écrit encore Assouline, «les
propriétaires de cet établissement quatre
étoiles décident de mettre une porte contre un mur, avec la plaque 122 «pour faire
comme si».
Après avoir installé une reproduction
grandeur nature de Tintin dans le hall de
son hôtel, la direction du Cornavin se
fendra d’un mot pour dire qu’il n’est pas
possible d’occuper la chambre du professeur Tournesol…
A Hergé à qui j’en faisais la remarque
dans une lettre adressée à la fin des années 70, le dessinateur répondra par
quelques lignes sibyllines mais sympathiques. Pour L’affaire Tournesol comme
pour tous les autres albums de Tintin, le
père de la ligne claire recevait un courrier
de ministre. Gentleman, il se faisait un
point d’honneur d’y répondre. Car
comme il le disait volontiers: «Ne pas donner des suites à des lettres d’enfants serait
trahir des rêves»…
Hergé en 1959. «L’affaire Tournesol»
est paru en 1956. AFP
1907: naissance à Etterbeek de
Georges Prosper Remi, le 22 mai.
1924: invention du pseudonyme Hergé,
inversion des initiales de l’auteur (RG).
1929: création de Tintin et Milou dans
Le petit vingtième, supplément du
journal Le XXe siècle.
1946: lancement du journal Tintin en
Belgique. Version française en 1948.
1950: Hergé fonde les studios Hergé.
1969: Le temple du soleil au cinéma,
premier dessin animé de long-métrage
inspiré des aventures de Tintin.
1983: Hergé décède à Bruxelles,
le 3 mars.
Une Suisse
gaillarde
U Quand il arrive à Genève pour y
effectuer des repérages, Hergé ne
débarque pas en terre inconnue. La
Suisse, il connaît, et plutôt bien. En
pleine déprime après la Libération, ne
venait-il pas se ressourcer sur les bords
du Léman? Près de Gland, il loge à
«Fend-la-bise», sympathique résidence
secondaire d’un couple travaillant dans
la Cité de Calvin. Auprès d’eux, comme
le révèle Pierre Assouline dans sa bio
Hergé, il passe ses journées «à faire la
sieste, canoter, prendre des apéritifs…»
A Numa Sadoul qui relève dans
Tintin et moi qu’Hergé a assez peu
insisté sur la «Suisse éternelle», l’auteur
de Tintin réplique que s’il avait
développé l’épisode genevois et
nyonnais, il aurait plutôt montré une
Suisse éloignée des clichés. «Je connaissais des pêcheurs du lac de Genève, qui
(…) vont, la nuit, placer leurs filets. (…)
Il s’agissait d’une joyeuse bande de gais
gaillards, buvant sec, au langage dru,
bagarreurs… J’aurais donc montré le lac
«vu du lac», avec ces bonshommes
redoutables et fascinants; j’aurais fait
découvrir une Suisse bien différente de
la Suisse ripolinée et ordonnée que l’on
voit habituellement.» PH.M.