Sur une promesse, elle ferme la porte et, d`un bond, rejoint les

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Sur une promesse, elle ferme la porte et, d`un bond, rejoint les
Sur une promesse, elle ferme la porte et, d’un bond, rejoint les hommes qui se battent pour
sauver leur vie. L’issue de la bataille est jouée d’avance, mais elle n’a pas peur. Son couteau en main,
elle fléchit les genoux et se laisse gagner par une étonnante et complète sérénité. Le premier souvenir
lui revient en mémoire tandis qu’elle s’efface souplement pour esquiver la charge d’un guerrier
cochon.
*
La jeune fille avait dix ans, peut-être onze. Quelques mèches sombres s’échappaient de son
chignon et dansaient au rythme de ses mouvements. Elle acheva son enchaînement d’acrobaties par
une pirouette qui déclencha des applaudissements, salua avec élégance et un brin d’effronterie, puis
sauta à bas de l’estrade pour s’enfoncer dans la foule qui se massait sur la place.
La foire d’Al-Jeit attirait toujours beaucoup de monde. Loin de se laisser impressionner, la
jeune acrobate se déplaçait avec aisance parmi les badauds. Elle était née dans l’univers
mouvementé et coloré des forains ; elle avait marché sur les mains avant de savoir se tenir sur ses
jambes, et elle avait appris à compter en jouant aux cartes avec les membres de sa famille. Lire dans
les lignes de la main était pour elle un jeu d’enfant, tout comme effectuer un saut périlleux ou faire
disparaître des foulards en claquant des doigts.
Elle était jolie et pleine d’assurance. Son sourire illuminait ses grands yeux gris et, après les
prouesses qu’elle venait d’accomplir pour leur grand plaisir, les passants qu’elle croisait s’y laissaient
prendre ; attendris, ils répondaient à son salut sans se rendre compte qu’on les délestait de leurs
effets.
Un homme, toutefois, avait remarqué son manège. Il la suivait depuis quelques minutes et ne la
quittait pas des yeux, pas même lorsqu’elle se rendit compte de sa présence.
-
Comment t’appelles-tu ? demanda-t-il lorsqu’elle lui sourit.
Isaya.
Du coin de l’œil, il vit son geste, étonnant de rapidité. Le sien fut plus impressionnant encore. Elle
ne vit pas sa main bouger tandis qu’il interceptait la sienne et emprisonnait son poignet entre ses
doigts. Elle voulut se dégager ; il l’en dissuada d’un simple regard.
Franc et amusé.
-
Retrouve-moi ce soir, ici-même.
Pourquoi ?
Elle lâcha sa bourse, il lâcha sa main. Ce fut au tour de l’homme de sourire.
-
Il y a deux réponses à cette question…
*
Un Raï s’effondre. Un autre le remplace.
Les souvenirs défilent.
*
Sans broncher, Isaya accepta le prix de son énième erreur – un coup de coude entre les côtes,
suivi d’une tape sèche à l’arrière du crâne. Andorel se remit en garde, prêt à enchaîner, puis, soudain,
leva la main.
-
Stop.
Elle le regarda réfléchir et choisit de rester sur ses gardes. Parfois, souvent même, son maître
était imprévisible et ses réactions la prenaient totalement au dépourvu.
-
Quelque chose ne va pas. Tu n’es pas concentrée.
Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?
Le regard qu’il lui lança était d’une éloquence telle que la jeune fille se sentit rougir.
-
D’accord, je ne suis pas concentrée.
Qu’est-ce qui te tracasse ?
Je ne sais pas si…
Isaya, pose-moi ta question. J’y répondrai si je possède la réponse, et nous nous remettrons
au travail.
La proposition était simple mais honnête. Isaya se redressa tout en cherchant ses mots.
-
Vous souvenez-vous de cette première soirée, sur la place de la foire ?
Bien sûr.
Vous m’avez parlé longtemps. De votre vie, de la mienne, de celle de mes parents. C’était
ennuyant…
Andorel cilla.
-
-
… mais j’aimais votre voix et je vous ai écouté jusqu’au bout. Vous m’avez demandé de
grandir, d’être curieuse et de voir le monde avec le regard de celle qui veux tout apprendre,
tout comprendre. Et vous m’avez demandé de vous attendre, parce qu’un jour prochain,
lorsque je serai suffisamment grande et prête à vous suivre, vous reviendriez me chercher.
Je m’en souviens.
Vous vous souvenez sans doute, alors, que vous ne m’avez pas répondu.
Je te demande pardon ?
Isaya écarta les bras.
-
J’ai voulu savoir pourquoi vous, parfait inconnu vêtu de cuir et plus rapide qu’une ombre,
vouliez me retrouver, moi, gamine insignifiante et voleuse prise la main dans le sac. Depuis,
j’attends toujours les réponses du savant et du poète.
Pendant un long, un très long moment, Andorel garda le silence. Puis, alors qu’Isaya commençait
à se dire que sa question était destinée à rester sans réponse, il prit la parole :
-
Le savant trouvait que tu étais bien talentueuse pour une acrobate, et bien habile pour un
détrousseur de bourses ; il était curieux de savoir ce que tu allais devenir.
Et que pensait le poète ?
Que tu n’étais pas, n’avais jamais été et ne serais jamais insignifiante.
Isaya soutint le regard d’Andorel, touchée au plus profond de son être par les deux réponses
qu’elle avait attendues si longtemps.
-
Et que disait le marchombre ? murmura-t-elle.
Cette fois, Andorel resta silencieux. Il s’accroupit, caressa le sol de la paume de sa main et, dans
la poussière, écrivit pour elle ces quelques mots qui devaient rester gravés dans sa mémoire à jamais.
Force vive et pure
Eclat de lumière
Promesse
Le regard d’Isaya refléta son émotion.
Elle se remit en garde.
Parfaitement concentrée.
*
Un à un, les pionniers tombent sous le joug de l’ennemi. Leurs cris retentissent, couverts par
celui, inhumain et barbare, des Raïs qui continuent d’affluer en nombre…
Elle se laisse emporter par un autre souvenir.
Infiniment précieux.
*
-
Offre-nous ton nom et celui de ton maître.
Je m’appelle Isaya Lozen, et mon maître est Andorel Declan.
Ton âge ?
J’ai dix-neuf ans.
Debout au centre de la salle, Isaya souriait. Les mots, acrobates de ses sens, résonnaient dans le
silence qui s’était créé lorsqu’elle s’était avancée. Parfait écho des battements de son cœur, ils
jaillissaient avec une force qui l’animait depuis toujours.
-
Que dit le soleil aux nuages ?
Il ne dit rien. Il les éblouit.
Où naissent les arcs-en-ciel ?
Dans le rire d’un enfant.
Es-tu l’enfant ou le vieux sage ?
La jeune femme qui se trouve entre les deux.
Ombre ou lumière ?
Ombre et lumière.
C’était aussi facile que jongler avec des balles. Gagnée par la beauté de l’instant, Isaya répondait
sans rien savoir du sourire qui dansait sur les lèvres de son maître. Il la regardait comme ce jour-là, à
Al-Jeit, fier et curieux tout à la fois.
Elle irait loin, bien plus loin que quiconque.
Bien plus loin qu’il n’irait jamais.
*
Elle essuie le sang qui coule sur sa joue et le cherche du regard. Celui dont la seule présence
fait battre son cœur depuis quelques années. Lorsqu’elle l’aperçoit, elle se met à courir vers lui, ne
s’arrêtant qu’un bref instant pour ramasser une hache, et se plante à ses côtés. Colle son dos contre le
sien. A deux, ils repoussent l’ennemi, quelques secondes encore. Le temps de vivre un autre souvenir.
*
-
… jusqu’à ce que la mort vous sépare ?
Isaya leva la tête et plongea ses yeux gris dans ceux, noirs comme la nuit, d’Homaël Caldin.
Convaincue que la mort elle-même ne saurait les séparer.
-
Oui.
Leurs lèvres se joignirent, et les mains d’Homaël se posèrent sur la courbe de son ventre que la
robe, fourreau de soie blanche, mettait en valeur.
-
Il se fait attendre, lui glissa-t-il à l’oreille.
Elle, rectifia-t-elle dans un souffle.
Le bonheur illumina le visage d’Homaël.
*
Homaël s’effondre.
Puis c’est au tour d’Isaya. Elle tombe avec la grâce qui la caractérise depuis son enfance. Ses longs
cheveux noirs sur son mince visage, ses yeux gris grand ouvert, le regard tourné vers le chariot. Sa vie
s’achève dans un dernier souvenir, le plus beau.
*
Un Rêveur coupa le cordon ombilical et souleva la petite chose, nue et toute fripée, pour la poser sur
le ventre d’Isaya tandis qu’Homaël, sidéré, retenait son souffle.
-
Elle est si petite… murmura-t-il enfin.
Et si jolie, acquiesça Isaya, épuisée.
Comment se nomme cette petite princesse ? demanda le Rêveur attendri.
Elle s’appelle…
*
Son cœur s’arrête.
Dans le chariot abandonné, celui d’une petite fille bat comme celui d’un oisillon affolé.