Une approche systémique de quelques cas d`anorexie mentale?

Transcription

Une approche systémique de quelques cas d`anorexie mentale?
Mony Elkaïm
Quelques cas d’anorexie mentale
Une approche systémique de quelques cas d'anorexie mentale∗
Mony Elkaïm
Dans cet article, nous nous proposons de décrire les résultats préliminaires d’une approche
systémique appliquée à des familles d’anorexiques mentales. Deux des cas présentés
concernent les familles de jeunes filles de 18 ans anorexiques depuis l’âge de 15 ans. Le
troisième cas dont nous exposerons brièvement quelques aspects, est celui du couple d’une
femme de 45 ans, anorexique depuis l’âge de 15 ans.
Il est important de préciser qu’il ne nous semble pas possible de tirer quelque conclusion
valable que ce soit de notre travail sans un contrôle catamnestique portant sur quelques
années.
Notre travail de psychothérapie systémique des familles d’anorexiques mentales en est
encore à son début. Toutes les analyses et les réflexions qui suivront devront être
considérées à titre purement indicatif.
L’approche employée s’inspire des critiques que fait Korzybski de la pensée aristotélicienne
(1), des apports épistémologiques de Bateson (2), des programmes de comportement
(«behavioral programs») de Scheflett (3), des études de Haley sur la famille schizophrénique
(4), des écrits du groupe de Palo-Alto (5) et surtout des remarquables travaux de Mara Selvini
Palazzoli, L. Boscolo, O. Cecchin et G. Prata sur l’anorexie mentale (6).
Dans le type d’approche que nous avons entrepris, nous avons choisi arbitrairement de
recadrer comme «protecteur» le symptôme de l’anorexique mentale en insistant dès la
première séance sur les avantages pour l’homéostasie familiale que présentent les diverses
fonctions de ce symptôme.
Nous comprenons en effet le symptôme dans ce type de famille comme un pseudochangement créé par un système soumis à des pressions importantes incitant à la
transformation, mais dont les règles rigides empêchent toute modification de l’homéostasie.
Nous suivons en début de psychothérapie les étapes suivantes :
1) Nous tentons pendant la première séance de comprendre les différentes fonctions
du symptôme ou du moins ses principales fonctions.
2) Nous décrivons le comportement du «patient désigné» ou de la «patiente désignée"
» et son symptôme comme un acte de «protection» pour le système familial, en en expliquant
certaines fonctions par rapport à tous les membres de la famille.
Nous insistons sur le fait que «la patiente désignée» a «spontanément» choisi d’assumer ce
rôle afin d’éviter que la famille ne voie dans notre recadrement positif du symptôme un blâme
quelconque à son égard.
3) Nous expliquons en quoi la «patiente désignée», par cet acte de protection, traite
les membres de sa famille en «objets de soin» et non en «sujets» et nous proposons de
prendre sa relève d’une manière différente. Nous offrons alors aux parents de nous allier à
eux pour les aider à faire ce qu’ils faisaient déjà, mais en tentant de créer un contexte qui
puisse leur permettre de trouver des solutions à des tentatives, estimées par eux, jusque-là,
insatisfaisantes.
Ce faisant nous recadrons positivement ce que fait aussi bien la «patiente désignée»
que la famille.
4) Nous prescrivons implicitement le symptôme en expliquant que le système familial
en a peut-être besoin pour le moment et que nous n’attendons aucun changement.
5) Nous décrivons à la famille le programme du travail que nous comptons suivre. Ce
travail pourra être aussi bien une approche de type «restructuration» de la famille avec des
tâches négociées qu’un travail plus axé sur les prescriptions paradoxales. Mais même dans
∗
Communication présentée à la deuxième conférence internationale sur le thème « Family Therapy in the community », Florence, juin 1978, et publiée dans le n° 1 des Cahiers critiques de Thérapie familiale et de pratiques de
réseaux, Paris, 1979.
1
Mony Elkaïm
Quelques cas d’anorexie mentale
ce cas nous expliquons les paradoxes que nous prescrivons par souci d’aller pas à pas avec
la famille. Nous sommes cependant conscients de la critique qu’on pourrait nous faire en
paraphrasant T.S. Eliott : il comparait la fonction du «sens» dans un poème à celle du
morceau de viande donné par un voleur au chien de garde. Dans les deux cas, il s’agit de
distraire l’attention pour que le véritable travail puisse s’opérer ailleurs.
FAMILLE PETIT
Il s’agit d’une famille dont le père, Claude, âgé de 47 ans, après avoir fait des études
au séminaire, est devenu membre d’une profession libérale. La mère, Danielle, 46 ans
ancienne enseignante, ne travaille pas. Il y a quatre enfants : Aline, la «patiente désignée»,
est une jeune fille de 18 ans ; Honoré, Pierre et Théodore, les trois frères, ont respectivement
17, 15 et 14 ans. La famille habite une ville de province et vient à Bruxelles pour la thérapie
familiale. Cette famille a été vue en cothérapie par le docteur Passelecq et moi-même.
Aline mesure 1,59 m et pèse 35,2 kg. Son amaigrissement a commencé il y a trois
ans, époque à laquelle elle pesait 52 kg. Une aménorrhée était apparue dans les semaines
qui avaient suivi le début de l’amaigrissement. Le gynécologue d’Aline, apprenant qu’elle allait
nous consulter avec sa famille, nous a envoyé un rapport médical dans lequel il décrit un «état
physique lamentable», ajoute qu’il lui paraît que «la vie même de l’intéressée est en jeu» et
précise qu’il lui semble urgent «de prendre des mesures draconiennes».
Au premier entretien, Aline est assise entre ses deux parents, plus proche de sa mère
que de son père. Dès le début de la séance, elle tente d’offrir à sa mère son siége qu’elle
estime plus confortable que celui sur lequel la mère est assise. L’anorexie mentale d’Aline est
survenue un an après de très violents conflits au niveau du couple parental, conflits au cours
desquels il avait été à plusieurs reprises question de séparation. Ces conflits sont toujours
aussi vivaces, apprenons-nous, les parents étant dans l’incapacité aussi bien de s’entendre
que de se séparer.
Pendant cet entretien la ligne intergénérationnelle était constamment franchie dans les
deux sens ; les frontières individuelles étaient tout aussi peu respectées.
Progressivement, différentes fonctions du symptôme d’Aline apparurent :
1. Ce symptôme réalisait une coalition entre la mère et sa fille contre le père : «la
maladie d’Aline me donne raison contre mon mari. Je sentais que ça allait craquer», nous dit
la mère.
2. Ce symptôme protégeait la mère : à un moment, le thérapeute demande à Aline ce
qu’elle venait de dire à l’oreille de sa mère. La mère répondit : «Elle me demandait si je
m’étais pesée.» Aline alors explique : «Maman a tendance à dire que tout est fini. Quand
maman a maigri, elle est en moins bonne santé.» Ce qui revenait à dire que le symptôme
d’Aline protégeait la mère en l’empêchant de se déprimer (et peut-être aussi Aline signifiaitelle aux thérapeutes un élément auquel ils devaient veiller : la santé de sa mère).
Au fur et à mesure de l’entretien, la manière dont les fonctions du symptôme d’Aline
«protégeaient» ses parents et ses frères des effets du conflit conjugal et du conflit entre la
mère et certains enfants (particulièrement avec Théodore) nous est apparue assez clairement.
La tension à la maison était arrivée à un point tel que, depuis des semaines, Aline qui
a toujours été excellente élève ne pouvait plus aller à ses cours et que Aline, Honoré et
Théodore habitaient chez des amis depuis deux semaines sans que l’état d’Aline se soit
amélioré pour autant. Nous avons alors fait part de notre impression qu’Aline portait à bout de
bras le couple parental ainsi que toute la famille. Après une série de rétroactions positives de
la part de ses frères, nous avons ajouté à Aline que nous pouvions comprendre comment il
était difficile d’être le thérapeute de sa propre famille. Aline répondit alors : «surtout quand on
n’est pas formé pour cela».
Nous avons alors expliqué à Aline que c’était au docteur Passelecq et à moi de nous
occuper des problèmes du couple parental et de la famille, mais d’une autre façon. Nous
essaierions de voir comment nous pourrions aider tes parents, s’ils le désirent, à trouver une
solution à leur problème de couple et comment aider les enfants à ne pas se retrouver
constamment mêlés aux conflits conjugaux.
2
Mony Elkaïm
Quelques cas d’anorexie mentale
Nous avons ensuite négocié l’hospitalisation d’Aline dans un hôpital où travaille le
docteur Passelecq et décidé que nous verrions la famille chaque semaine. A l’hôpital, aucun
traitement spécifique ne sera offert à Aline. Elle négociera son régime avec la diététicienne et
mangera ce qu’elle souhaite. Il fut aussi décidé que les entretiens se passeraient en deux
temps : en un premier temps nous verrions le couple parental, en un second temps, nous
verrions toute la famille1.
Le second entretien a eu lieu neuf jours plus tard. Nous avons d’abord vu les parents
pour décider avec eux d’un contrat thérapeutique. La mère, après avoir résisté très fortement
à toute perspective de changement dans le couple («vous ne pouvez rien faire pour moi») et
avoir été assurée de notre soutien et de notre compréhension pour sa position, finit par se
mettre d’accord avec son mari pour tenter avec notre aide de créer une relation de couple
moins conflictuelle.
Nous voyons alors toute la famille, Aline pèse maintenant 38,5 kg. Elle s’assoit entre
les deux thérapeutes. Nous réalisons que dans cette famille s’était reproduite une transaction
décrite fréquemment dans les familles d’anorexiques... Aline avait été jusqu’à il y a très peu de
temps mise en position «basse» chaque fois qu’elle tentait de réclamer un statut égal face à
sa mère. Le leitmotiv de celle-ci étant : «tu n’es qu’une enfant».
Nous aidons la famille à tenter de nouvelles transactions chaque fois qu’un enfant est
pris en coalition par un parent contre l’autre.
Le troisième entretien a lieu une semaine plus tard. Lors de la première partie de
l’entretien avec le couple, l’épouse explique que son mari, au cours d’une scène de ménage,
lui avait dit qu’à la séance précédente je m’étais moqué d’elle lorsque je l’avais soutenue dans
son refus de changement.
Nous pointons alors le processus qui fait qu’à partir du moment où les enfants sont
moins «triangulés», une tierce personne est introduite afin de soulager la tension dès que le
conflit dans le couple arrive à un certain point. Nous les aidons alors à continuer leurs
transactions sans y mêler les thérapeutes.
Nous voyons ensuite la famille. Aline pèse maintenant 41 kg. Elle est assise entre les
parents. Aline négocie avec ses parents le lieu où elle ira à sa sortie d’hôpital. Le fils le plus
âgé, Honoré, nous explique qu’«il est difficile de dire à maman de ne pas parler de papa. Elle
ne parle que de ça». Pendant une partie de l’entretien nous discutons du fait que les membres
de la famille disent spontanément «on» et non pas «je».
Le quatrième entretien se passe une semaine plus tard. Nous voyons d’abord le
couple. Une partie de l’entretien est consacrée à commenter une poésie de Khalil Gibran. Ce
poète insiste sur le fait que les pensées des enfants sont leurs pensées et non celles de leurs
parents. Pendant cette discussion, la mère tente de justifier son souhait de ressembler à
Aline. En effet, plus loin dans le poème qu’elle cite, Gibran demande aux parents de tenter
plutôt de ressembler à leurs enfants.
La mère nous parle alors de sa propre mère à laquelle elle a toujours tenté de
ressembler. C’est à la mort de sa mère, il y a cinq ans, qu’elle s’est très fort liée à Aline.
Ceci nous aide à percevoir sous un nouveau jour une des fonctions du symptôme
d’Aline : Mme Petit a insisté au cours de cet entretien sur le soutien et la protection que lui
dispensait sa mère face à un mari que sa mère rejetait et avec lequel elle-même ne formait
guère un couple. Il est possible qu’à ce moment la relation qu’elle a développée avec Aline ait
remplacé celle qu’elle avait avec sa propre mère et qu’Aline ait alors endossé le rôle de mère
de sa mère.
Nous voyons la famille entière. Cette fois, les parents sont assis côte à côte. Les
enfants demandent que leur père joue un rôle plus important à la maison et qu’il soit plus
présent pour eux. Le père répond que c’est la tension qui l’expulse de la famille : «Quand je
suis à la maison, il faut se taire après vingt heures, je ne peux pas faire un bruit. Si les foudres
ne tombaient pas... ! ».
1. Nous voyons en général tes familles une fois par semaine au début, puis progressivement l'intervalle entre les séances
s'allonge pour se maintenir à une séance par mois. Dans le cas de la famille Petit, nous avons eu vingt-deux séances en dix
mois, dans celui de la famille Dupré, dix séances en cinq mois.
3
Mony Elkaïm
Quelques cas d’anorexie mentale
Au cinquième entretien, dix jours plus tard, les règles qui régissent le conflit du couple
sont toujours aussi rigides. Mme Petit semble résister aux tentatives de son époux lorsque
celui-ci essaie de parler de domaines qui pourraient intéresser sa femme : «II y a cinq ans, j’ai
voulu essayer, lui n’a pas voulu, maintenant tant pis.»
Lorsque nous voyons en un second temps la famille, la mère tente sans succès de
prendre son fils Honoré à témoin contre son époux en lui demandant son «témoignage» sur
un événement survenu pendant la semaine et sur lequel son mari et elle sont en désaccord,
Elle envoie une série de messages où le niveau verbal contredit le niveau non verbal (par
exemple elle dit à Aline : «je vais bien», en éclatant en sanglots) et tente constamment de
recréer une relation fusionnelle avec ses enfants : «Quand ma mère pleurait, je savais ce
qu’elle pensait. Mes enfants ne le savent pas.»
A partir de cet entretien, nous décidons de voir alternativement tantôt les parents tantôt
la famille entière, à des dates différentes et non plus pendant la même séance.
Pendant les séances suivantes nous découvrirons que cette famille est aussi une
famille à «la porte ouverte» (8) : le père a confisqué les clefs et la mère laisse constamment
sa porte ouverte pour savoir ce qui se passe.
Les transactions entre les parents restent toujours aussi rigides. Quand le père tente
de prendre des décisions en commun avec son épouse, celle-ci répond : «Pourquoi prend-il
des décisions avec moi et pas sans moi ?», et refuse.
A la quinzième séance, qui a lieu quatre mois et demi après le début de la thérapie
Aline nous apprend qu’elle pèse maintenant 45 kg. Elle habite chez des amis et tente d’être le
moins possible à la maison : «Ça me mange quand je reviens à la maison. Si je me détache,
c’est pour faire ma vie à moi, c’est pas parce que je la rejette (en parlant de sa mère). Maman
me demandait de me jeter à l’eau. J’ai vu et j’ai sauté. Je me rends compte qu’en me jetant à
l’eau, nous coulions à deux. Je me sens mieux sur la berge.»
Pendant la même séance Aline parle du rapprochement avec son père que sa mère
supporte mal : «C’est tout de suite une histoire parce que j’ai des relations avec papa. » La
mère réaffirme sa volonté de non-changement en disant au père : «Tu nous a toujours
abandonnés. Maintenant je dois changer ? Non, je ne changerai pas ». Elle nous apprend par
ailleurs qu’elle a commencé à voir un psychiatre en thérapie individuelle dans la ville de
province où ils habitent.
A la dix-septième séance, cinq mois et demi après le début de la thérapie, M. Petit
nous annonce «un grand changement, un point de non-retour. Après vingt ans de mariage,
nous nous séparons. Occupant certaines fonctions à X... (la ville de province où ils résident),
ça fera scandale». Mme Petit répond : «Je regrette qu’il ne l’ait pas voulu il y a cinq ans, c’est
une solution. Si ça se fait d’une façon honnête, oui.» Les enfants réagissent : Théodore : «ça
sera mieux que maintenant» ; Honoré : «ça serait mieux, il fallait en arriver là, je crois» ;
Pierre : «c’est heureux pour l’ambiance, mais ça posera des problèmes, financiers entre
autres» ; Aline ; «je suis tout à fait d’accord, ça peut être un nouveau départ. Le tout, c’est
qu’on n’ait pas à en subir les conséquences. Nous, on ne peut pas être là pour suppléer celui
qui manquera». Le père nous dira en partant, sur le pas de la porte : «pour moi, la vie n’a pas
de sens après cette décision».
A la dix-huitième séance, nous voyons le couple. M. Petit : «C’est le terme d’une
évolution... je ne vois plus la nécessité de continuer les entretiens. C’est un cheminement qui
s’arrête.»
A la séance suivante, le père emmènera la famille mais ne rentrera pas. Aline nous
dit : «Mon père est venu me dire que s’il devait divorcer ce serait la nullité de sa vie. Pour moi,
mon horizon, c’est ailleurs que dans la famille. Je ne peux pas lui donner ce qu’une mère ou
une femme ne peut pas fui donner… Je dis à maman qu’elle doit trouver en elle-même
quelque chose pour s’en sortir.» Lorsque Mme Petit se met à attaquer son époux, Aline
interviendra : «On n’en a rien à foutre, démolis papa sur les arbres, où tu veux...»
Nous faisons parvenir une lettre au père dans laquelle nous recadrons positivement
son absence : «Nous avons été sensibles au fait que vous ayez choisi de ne pas participer à
la séance de thérapie familiale ce soir avec votre épouse et vos enfants. Nous y avons vu un
acte de protection de votre part pour tenter d’offrir un minimum de stabilité à une famille dont
4
Mony Elkaïm
Quelques cas d’anorexie mentale
vous vous souciez beaucoup et pour laquelle vous craignez les résultats des décisions que
vous aurez à prendre avec votre épouse...»
M. Petit répondra par lettre : «Aucune décision ne sera vraiment possible entre mon
épouse et moi, car, dans le concret, tout ce qu’il me sera possible de proposer et de faire sera
accueilli défavorablement si pas au moment de la décision, au moins lors de l’exécution. C’est
pourquoi, j’ai choisi maintenant le silence, qui me paraît, à côté d’apparence de sérénité, la
seule réponse possible actuellement. »
Pendant la vingt-et-unième séance, huit mois après le début de la thérapie, nous
apprenons qu’Aline a réussi ses examens ; son poids s’est stabilisé autour de 50 kg, elle nous
parle de ses plans de vacances. Mme Petit nous dit que son mari ne parle plus de divorce et
qu’elle souhaite ne pas avoir à participer aux séances. Les enfants demandent de continuer à
venir. Nous recadrons positivement la décision de la mère.
Deux mois plus tard a lieu la vingt-deuxième séance.
La mère vient avec les enfants et attend dans la salle d’attente.
Aline dit qu’elle va très bien et qu’elle est en train d’installer sa chambre dans la ville où elle ira
à l’université. Les enfants expliquent que les parents ne poussent pas plus loin l’idée du
divorce et que la situation à la maison est calme. Ils souhaitent pouvoir continuer à nous revoir
de temps en temps.
Deux mois plus tard, Aline vient seule. Nous acceptons de la voir sans le reste de la
famille. Elle a commencé à étudier dans une université située dans une autre ville que celle où
ses parents résident. Elle a de nouveaux amis et nous explique :
«Avant, la relation avec maman était tellement profonde, je ne voyais plus la nécessité
de voir des copains ou des copines. Maintenant, je suis disponible à des relations avec les
uns ou les autres.»
Elle ajoute : «Tous les mois, tous les mois et demi, je me dis : ça va mieux pour ça...
pour ça...»
Elle demande à continuer de nous voir de temps en temps.
Pendant les mois qui suivront, Aline sera encore vue à deux reprises. Ses études
évoluent favorablement. Tantôt il lui semble que sa mère évolue : «Maman a changé de
comportement. Elle n’est plus aussi nerveuse. Elle essaie de vivre plus pour elle-même. Elle
sort un peu plus. Elle reprend goût à faire la cuisine.» Tantôt il lui semble que celle-ci n’a pas
accepté que sa fille poursuive des études à l’université : «Elle me dit que je gâche ma
jeunesse, qu’elle ne s’en remettra pas des études que j’ai choisies.»
Le père est le moins possible à la maison.
Les frères semblent aller bien ; l’un d’entre eux, Honoré, étudie dans une ville autre
que celle de ses parents. Sa sœur l’y rejoint quelquefois le week-end quand elle ne rentre pas
au domicile familial.
FAMILLE DUPRÉ
C’est une famille qui vit également en province. Le père, Fernand, 47 ans, dirige une
petite entreprise familiale ; la mère, Geneviève, 46 ans, s’occupe de la maison et aide son
mari de temps en temps au travail.
A la première séance, ils viennent avec David, un garçon de 21 ans, Mauricette, la
«patiente désignée», 18 ans, Chloé, une fille de 13 ans, et Patrick, un garçon de 12 ans.
Mauricette est une jeune fille de 1,63 m qui pesait 56 kg il y a trois ans. La mère nous
explique que la fille a commencé à suivre un régime pour maigrir et n’a plus pu s’arrêter. Elle
ne pèse plus que 38,500 kg. Une aménorrhée est apparue deux mois après le début de
l’amaigrissement. Pour le reste, tout va bien dans la famille. Mes questions se heurtent à des
repensés polies réaffirmant que le seul problème est celui de l’amaigrissement de Mauricette.
Je demande alors si toute la famille est au complet et je découvre «qu’il y a un fils, Blaise, de
20 ans, qui est placé par le juge des enfants. Un an avant le début de l’amaigrissement il y
avait eu de grosses disputes à la maison avec Blaise, ce qui avait très fort affecté Mauricette.
Mauricette «s’en fait» très fort pour toute la famille : pour son père quand il a des
problèmes avec ses employés, pour les examens, pour sa sœur quand on la critique à l’école,
5
Mony Elkaïm
Quelques cas d’anorexie mentale
pour son frère Blaise quand on l’attaque. Pendant la séance elle semble très proche de sa
mère. Le père parle très peu et d’une voix faible.
Je recadre le symptôme de Mauricette comme celui d’une fille sensible qui prend sur
elle une série de problèmes qui concernent la famille, même si les parents et le reste de la
fratrie n’ont pas l’impression que ces éléments font tellement problème.
Je demande que Blaise soit présent au prochain entretien et, à la famille, de ne pas
s’occuper de la nourriture de Mauricette dans l’intervalle entre cette séance et la suivante. Je
dis à Mauricette que, si elle le souhaite, elle peut se faire hospitaliser pour une courte période
à la clinique où travaille le docteur Passelecq. Il la suivra pendant son séjour (cette famille, à
la différence de la première, n’était pas vue en cothérapie).
La seconde séance a lieu dix jours plus tard. Blaise est là. Il explique qu’il fréquentait
les «milieux marginaux», qu’il avait fait une fugue et que son père avait déposé plainte. Il avait
été placé une première fois. Après sa sortie, il avait été arrêté avec du haschich et replacé
une seconde fois. Blaise confirme que Mauricette cherche à protéger constamment les
membres de la famille : «Mauricette venait me dire : enlève ce blue-jean, ça énerve maman».
Mauricette pleure et ajoute : «Quand il y avait des problèmes, j’écrivais à David qu’il devait
réussir». Mme Dupré intervient alors : «J’ai eu le tort de faire de ma fille une confidente. Elle
devrait être comme son père. Il se fout de tout. Avec un mari qui ne parle pas beaucoup et
cinq enfants, au jour d’aujourd’hui !».
David : «II y a un grand problème dans la famille : c’est qu’on ne parle jamais. Quand il
y a un problème avec ma fiancée, je dis : ce n’est pas un problème.»
Mme Dupré : «Ton père est comme cela. Il ne parle pas à la maison. Heureusement
que j’ai une bonne santé, je ne peux pas craquer.»
Mauricette : «Mon père n’est jamais content. Ce qui m’énerve le plus, c’est quand il dit
que maman ne fait rien. Je lui donnerais des gifles alors...»
Mme Dupré : «II dit : maman a la belle vie, elle ne fait rien.»
J’apprends également que Mauricette s’est fait hospitaliser.
Au troisième entretien, onze jours plus tard, Mauricette nous dit qu’elle a téléphoné à
sa mère de la clinique : «Maman était fatiguée et se plaignait : j’ai pleuré hier et avant-hier.
C’est une preuve que mamy qui dit "j’en ai marre, je dois travailler au magasin", ça m’a
chipotée !». Elle ajoute : «On ne parle pas assez à la maison, on coupe tout de suite la parole.
On ne parle pas de nos problèmes.»
M. Dupré : «Quand j’ai des problèmes, je ne les communique pas.»
La mère nous parle d’une forme de communication courante dans la famille, qu’elle
appelle «le triangle». David demande quelque chose au père. Le père ne répond pas. David
demande alors à sa mère de le demander au père.
Madame Dupré : «Je fais le triangle à la maison.»
Mauricette : «Je crois que tout le monde fait le triangle à la maison. Il y a chaque fois
un triangle. Quand tu dis quelque chose de papy, tu me le dis à moi. Pourquoi tu ne le dis pas
à papy directement ?»
Mme Dupré se plaint également du fait que le père ne prend que rarement des
décisions : «Au restaurant, il dit : «décide» ; c’est tout de même lui qui va manger !»
Mauricette pèse maintenant 42 kg.
Le quatrième entretien a lieu quinze jours plus tard. Mme Dupré pleure : «J’en ai
marre, c’est dur d’avoir une fille à Bruxelles. J’ai fait tout ce que j’ai pu et je n’ai aucun
résultat». Pendant que la mère pleure, Mauricette et les enfants les plus jeunes, Chloé et
Patrick, pleurent.
Mauricette répond : «Ce n’est pas à cause de l’éducation, il y a beaucoup de choses,
c’est un tout qui a fait ça.»
Mauricette pèse 45 kg.
Dix jours plus tard, au début du cinquième entretien, Mauricette demande à me parler
seule. Je lui réponds que je ne peux le faire que s’il m’est possible d’en reparler à la famille
ensuite si je l’estime nécessaire. Elle accepte. Mauricette est sortie de clinique il y a une
semaine. Elle pesait à sa sortie 46,500 kg. Elle a voulu habiter pendant quelque temps chez
sa tante. Elle m’explique : «Maman a une mauvaise réaction que je ne sois pas à la maison.
6
Mony Elkaïm
Quelques cas d’anorexie mentale
Elle se plaint de son travail et elle dit : "j’aime bien le faire". Elle veut trop s’occuper de moi,
Elle me dit : "tu devrais m’aider". Entre mon père et moi il y a quelque chose qui ne va pas.»
Je fais remarquer à Mauricette la manière dont elle me demande de faire le «triangle»
entre elle et les membres de sa famille et lui propose de leur parler elle-même de ces sujets.
Au moment où je vais chercher la famille dans la salie d’attente, les parents me demandent
s’ils peuvent me voir sans Mauricette ni le reste des enfants. Je leur explique ce que je viens
de dire à Mauricette. Ils consentent alors à parler devant elle.
Mme Dupré : «Oncle J... [chez qui Mauricette habite depuis sa sortie de clinique]
demande si elle peut tout manger ?»
Mauricette :«Je sentais qu’il me surveillait.»
Mme Dupré : «Est-ce qu’on peut lui dire ce qu’on veut ?»
Il s’ensuit une discussion où il apparaît que les parents ne disaient que très rarement à
Mauricette ce qu’ils pensaient d’elle, la traitant souvent comme une enfant. Je recadre ce
comportement comme faisant partie de la règle de protection qui anime les membres de la
famille les uns vis-à-vis des autres.
Le sixième entretien a lieu dix jours plus tard. J’apprends que la communication dans
la famille est en train de changer.
Mme Dupré : «On a croisé en venant de Y... [la ville où ils habitent] mon fils aîné. Mon
mari a commencé à dire : "Ah, cette voiture !". Je lui ai dit : "pas à moi, à David" [le fils].»
David : «II me l’a dit directement, avant que je ne quitte la voiture».
Mme Dupré explique que les relations ont complètement changé avec le fils Blaise qui
est beaucoup plus «gentil».
La septième séance a lieu quinze jours plus tard.
Mme Dupré : «Je ne veux rien dire. Ici, c’est comme le jeu des quatre vérités.»
Mauricette : «Tu t’es fâchée contre David, tu ne dis rien, on le sent.»
M. Dupré : «On ne peut pas dire la vérité. La vérité ne doit pas être dite. Quelquefois il
y a un problème. Si on ne dit rien, il est, après, résolu.»
Mme Dupré : «Mais moi, je vois que ça ne va pas, alors ça me travaille.»
M. Dupré ; «On craint de dégrader les relations.»
Mme Dupré : «Ma belle-mère détestait les discussions.»
M. Dupré : «On s’est dit des choses qu’on ne disait pas avant, ça crée des ambiances
de nervosité. »
Mme Dupré : «Quand Blaise vient, il parle.»
M. Dupré : «On découvre des choses qui étaient de la réalité. Je ne le nie pas.»
Au huitième entretien, quinze jours plus tard, Mauricette commence : «Pour maman,
c’est dur que je ne sois pas à la maison. Maman me dit : si tu pars, pars pour de bon. Elle
s’imagine que je ne veux plus venir à la maison. Maman dit qu’à la maison, personne ne
l’écoute. Si elle ne le dit pas, c’est de nouveau moi qui dois le dire. Je veux que ça se règle
entre eux. C’est un problème entre papy et mamy. Tu me dis [à la mère] : si tu ne me parles
pas, à qui je vais parler ? aux choses ? »
Mme Dupré : «Je lui parle tout le temps, il ne m’écoute pas. »
La neuvième séance a lieu un mois plus tard. Mauricette se prépare pour ses examens
terminaux.
Mme Dupré : «Mon mari s’occupe de moi, nous sortons ensemble.»
B. : « Je vois que mon père commence à parler. Avant, il disait : "il faut que tu vives
comme moi", maintenant il accepte d’autres critères.»
Nous nous revoyons un mois plus tard pour la dixième séance.
Mauricette : «Les examens sont finis, je vais très bien, je vois la vie en rose.».
Mme Dupré : «Je vois la vie du bon côté.»
Mauricette : «Maman dit que je deviens agressive.»
Mme Dupré : «Elle change.»
Mauricette : «J’ai eu de meilleurs contacts avec mon père aussi. Pour la première fois
papa m’a dit : "Téléphone-moi quand il y a un problème." Maintenant il m’emmène à l’école.
Ça m’a permis de discuter avec mon père. Avant, je préférais être seule avec ma mère,
maintenant j’aime bien être avec papy aussi.»
7
Mony Elkaïm
Quelques cas d’anorexie mentale
M. Dupré : «II y a trois ou quatre semaines que je ne fume plus.»
Mauricette ; «Je sens que j’ai fort évolué.»
J’apprends que la mère, Mauricette et Chloé vont aller en Grande-Bretagne pour
quelques jours. Je demande à Mme Dupré de ne faire aucun effort pour laisser sa fille plus
libre en voyage. Ainsi elle continuera à aider sa fille en lui permettant de prendre elle-même
des distances par rapport à sa mère.
Nous convenons de nous recontacter après les vacances scolaires.
Mme Dupré, au téléphone, m’expliquera trois mois plus tard que, peu après la dernière
séance, Mauricette est revenue habiter à la maison. Après un moment difficile, elle a continué
à prendre du poids. Elle est partie avec la famille en vacances et prépare maintenant son
départ pour Bruxelles où elle étudiera après la fin de ses études secondaires. Mauricette et
son père ont d’excellentes relations, il est beaucoup plus proche d’elle. Mme Dupré définit sa
relation de couple comme «très bonne».
Mauricette pèse maintenant 50 kg.
Deux éléments que nous avons rencontrés dans les familles Petit et Dupré se
retrouvent dans le cas du couple Chemin :
- la fonction du symptôme que nous avons choisi de recadrer comme «protecteur» pour
le système familial ;
- la lutte, que Mara Selvini Palazzoli décrit si bien, de l’anorexique mentale pour tenter
de s’arracher de la position «basse» qui lui est faite. Lutte que l’anorexique, d’ailleurs,
mène tout en la niant.
COUPLE CHEMIN
Il s’agit d’un couple de 46 ans. L’épouse se décrit comme ayant été «grosse» entre 12
et 15 ans. Elle a commencé à perdre du poids à partir de 15 ans. Vers 17 ans, elle ne pesait
plus qu’une quarantaine de kilos, l’aménorrhée s’installant à ce moment. Elle s’est mariée à
25 ans. Entre 25 et 37 ans, elle dit avoir pesé aux environs de 42 kg. Grâce à l’aide d’un
gynécologue, elle a pu, par un traitement hormonal, avoir ses règles de nouveau.
Elle a trois enfants : deux filles de 19 et 15 ans et un garçon de 13 ans. Depuis la
naissance du dernier, aucun traitement n’a pu faire disparaître l’aménorrhée. A partir de l’âge
de 37 ans, son amaigrissement a repris. Depuis des années elle pèse aux environs de 35 kg.
Elle ne cesse de faire des séjours réguliers en hôpital, reprenant quelques kilos qu’elle perd
tout aussitôt. Depuis quatre ans, des œdèmes importants apparaissent fréquemment aux
membres inférieurs.
Le contexte dans lequel le symptôme est apparu dans le passé semble assez clair :
son frère aîné et sa plus jeune sœur étaient souvent malades. Des trois enfants, elle était la
seule à être en bonne santé. «On disait : "Tu n’as pas besoin de soins, tu te lèves toute seule,
tu n’as besoin de rien". Mon frère et ma sœur étaient cajolés, bien traités. J’ai été élevée plus
durement. J’essayais de me faire remarquer, on me disait que j’étais vaniteuse. Mon père était
sévère avec moi parce que je n’avais aucun problème. J’avais les moyens de réussir et je ne
réussissais pas... On disait à ma sœur : "danse", elle ne voulait pas. Je disais : "je veux bien".
On disait alors : "Oh non, tu es trop grosse". On m’appelait "hippopotame voltigeant de fleur
en fleur". Papa disait ça quand je dansais.»
Après ses études secondaires, elle a voulu devenir infirmière ; le père a refusé. Elle a
voulu devenir médecin ; il a refusé également : «Je ne te paierai des études que si tu ne te
maries pas», lui aurait-il dit. Elle a alors opté pour la kinésithérapie. Son père ne lui a pas
parlé pendant deux ans. Elle avait alors 17 ans. Sa mère lui disait : «demande pardon», mais
elle refusait.
«Petite, mon grand défaut c’était la vanité. Je voulais m’affirmer. La danse, ma sœur
dansait mieux. Je voulais étudier, mais j’étudiais mal. Tout ce que je faisais pour briller ratait.
J’ai eu tant de mal à dominer ma gourmandise que je ne vais pas maintenant...
8
Mony Elkaïm
Quelques cas d’anorexie mentale
«Au moins, je brille dans la minceur. C’est bien d’avoir une belle silhouette. Au moins
là, j’ai réussi, c’est un apanage à moi seule.»
Elle se décrit comme ayant été très proche de sa mère : «Je voulais protéger ma sœur
et maman. J’incitais ma soeur à manger.» Elle décrit d’ailleurs sa mère comme une «mèreenfant».
Quand elle a rencontré son époux, «il m’a dit qu’il aimait les femmes comme moi, je
craignais que les raisons qui l’avaient attiré ne changent. Il ne s’est pas obnubilé sur la
nourriture et il m’a aidée en finissant mon assiette au restaurant». Le mari, par ailleurs, dira à
un moment, en parlant de sa fille aînée qui mesure 1,67 m et pèse 50 kg : «Elle est presque
grosse.»
Mme Chemin expliquera : «II m’a dit : une femme malade, ça va, on peut l’accepter.
Une femme déprimée, pas.»
Le mari indiquera qu’étudiant, il avait besoin, pour réussir aux examens, d’être assis
près de quelqu’un qui en connaissait moins que lui. «Mon patron m’a dit : "Tu n’avais que des
exécutants autour de toi, pas d’égaux autour de toi." C’est plus fatigant pour moi, les égaux.
J’aime les situations de lutte. J’aime la difficulté, c’est pour cela que j’ai épousé ma femme,
Une fois que j’ai maîtrisé et que cela marche, il faut me confier d’autres responsabilités.»
La fille aînée dira de sa mère : «Elle a envie de prendre toutes les plaies du monde sur
son dos.»
Malgré le recadrement des comportements des deux membres du couple et le travail
systémique entrepris, la santé de madame Chemin a continué à se dégrader et ses œdèmes
à se faire plus prononcés. Le médecin qui la suivait depuis des années proposa de
l’hospitaliser en hôpital général. Ce qui fut fait avec mon accord. Là, la situation continua à se
dégrader à un point tel qu’elle était fréquemment inconsciente et que le médecin responsable
de la salle refusa de la garder plus longtemps. Elle me remit alors son journal où elle avait
écrit : «Lors de mon arrivée, j’ai dit au docteur X... que j’étais un cas désespéré. A quoi il m’a
répondu que personne ne sortait de son service sans amélioration. Pourtant, maintenant, il
refuse de me garder dans son service et il n’y a aucune amélioration.»
Je réalisais à ce moment que je n’avais sans doute pas suffisamment tenu compte de
la lutte pour la symétrie qu’elle menait également avec moi. Je lui dis alors que j’estimais avoir
échoué dans mon travail thérapeutique. Lorsqu’elle tenta de me convaincre du contraire, je
n’eus aucune peine à démontrer que toutes les circonstances prouvaient bien mon échec.
Après discussion, je finis par accepter de continuer à travailler avec elle, mais il était
clairement entendu que j’étais à son service. A ce moment, je pus négocier les conditions qui
m’étaient indispensables pour pouvoir travailler avec ce nouveau contrat : entre autres, que sa
santé s’améliore suffisamment pour qu’elle soit consciente et qu’une discussion devienne
possible.
Elle fut alors changée de salle et son poids remonta régulièrement jusqu’à 42,500 kg.
Dans les mois suivants, son mari me dira : «Depuis que ça va bien, je sens une fatigue
qui me tombe sur les épaules. Sur le plan professionnel, mes années les plus actives, c’est
quand elle était malade, mes années les plus quelconques, c’est quand elle était en forme.
J’aime bien les défis. Ce n’est que quand il y a des difficultés que je trouve que c’est amusant,
que je sois mobilisable.»
Cette situation est encore en évolution, et ce moment heureux de la psychothérapie ne
préfigure pas pour autant que le travail thérapeutique puisse être interrompu.
Nous espérons que la description de l’évolution de ces familles, à défaut d’exposer
clairement ce que nous faisons (ou du moins la rationalisation que nous en faisons), donne
une idée du type d’intervention que nous réalisons.
Il nous semble cependant, avant de terminer cet article, important de préciser la
manière dont nous utilisons le symptôme dans ce type d’approche. Quand nous prescrivons le
symptôme implicitement ou explicitement, ce n’est pas dans la même optique que celle du
groupe de Palo-Alto (5).
En effet, pour ce groupe, «on formule une injonction dont la structure est telle qu’elle renforce
le comportement que le patient s’attend à voir changer ; elle implique que ce renforcement est
le véhicule même du changement, elle crée par là un paradoxe, puisqu’on demande au
9
Quelques cas d’anorexie mentale
Mony Elkaïm
patient de changer en restant inchangé. Eu égard à ses troubles pathologiques, il se trouve
placé dans une situation intenable. S’il obéit, il ne peut plus dire : «Je ne peux pas m’en
empêcher» : il «agit» son symptôme, ce qui, nous avons essayé de le montrer, «le» rend
impossible, but que poursuit la thérapie. S’il refuse d’obéir à l’injonction, il ne peut y parvenir
qu’en ne se comportant pas symptomatiquement, but que poursuit la thérapie. Si dans une
double contrainte pathogène, le patient est "condamné s’il le fait et condamné s’il ne le fait
pas", dans une double contrainte thérapeutique, le patient "change s’il le fait et change s’il ne
le fait pas"» (pp. 245-246 de l’édition française).
Pour nous, si le symptôme a une fonction, alors, il est nécessaire qu’il ne disparaisse pas tant
que les conditions qui l’ont fait apparaître et persister existent. En effet, ce symptôme joue un
rôle important pour l’homéostasie d’un système aux règles rigides, résistant au changement.
Quand nous prescrivons, implicitement ou explicitement, le symptôme, ce n’est pas seulement
pour nous allier à l’homéostasie du système familial ou pour nous exprimer comme la patiente
désignée2, mais parce que nous estimons que cet équilibre est compatible avec l’évolution du
système à ce moment de son histoire.
Si malgré tout, dans deux des cas décrits, le symptôme a disparu après la première séance,
c’est peut-être parce que, en dehors de l’effet du paradoxe décrit par le groupe de Palo-Alto,
le système thérapeutique formé par l’agencement thérapeute-famille a permis à un nouvel
équilibre, régi par des règles autres, d’apparaître.
BIBLIOGRAPHIE
1.
2.
3.
4.
5.
6.
7.
Alfred KORZYBSKI : Science and Sanity. An introduction to non-aristotelian systems and
général semantics. International non-aristotelian library, Lakeville, Connecticut, third
édition, 1948.
Gregory BATESON : Steps to an ecology of mind, Ballantine Books, New York, 1972.
Albert E. SCHEFLEN : «Behavioral Programs in Human Communication», in General
Systems Theory and Psychiatry, par William GRAY, Frederick DUHL et Nicholas RIZZO,
Little, Brown and Company, Boston, 1969.
Jay HALEY : «The family of the schizophrénic : a model system», J. Nerv and Ment-Dis.,
129, 357-74, 1959.
Paul WATZLAWICK, BEAVIN and JACKSON : Pragmatics of human communication,
Norton and company, New York, 1967. (Une logique de la communication, le Seuil,
Paris, 1972),
Mara SELVINI PALAZZOLI : Self-Starvation. Front the intrapsychic to the transpersonal
approach to Anorexia Nervosa, Chaucer Publishing C, London, 1974; Mara SELVINI
PALAZZOLI : «La Famiglia anoressica e la fagmilia schizofrenica : ano studio
transazionale», in Terapia Familiare, n° 1, juin 1977.
Mara SELVINI PALAZZOLI, L. BOSCOLO, G. CECCHIN, G. PRATA : Paradosso e
controparadosso, Fehrinelli, 1975.
Harry APONTE, Lynn HOFFMANN «The open door : a Structural Approach to a Family
with an Anorectic Child», Family Process, March 1973, vol. 12, n° 1.
2
L'anorexique mentale exprime par son symptôme ce qu'il ne lui a pas été possible de manifester autrement. Elle
communique alors un message à un niveau non verbal qu'elle dénie apparemment au niveau verbal. Le
thérapeute, en prescrivant le «non-changement», semble s'exprimer de la même manière. Il émet au niveau du
«contenu» le message : «Que le symptôme ne change pas», message que la «relation» dénie puisque la famille le
consulte justement pour que le symptôme change !
10