Communication corpus extrême-gauche

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Communication corpus extrême-gauche
LE CORPUS « EXTRÊME GAUCHE (MARXISTE) » DU MAITRON :
BILAN D’ETAPE
(Les militants d’extrême gauche de la Seconde Guerre mondiale à Mai 68)
Jean-Guillaume Lanuque
Quelques délimitations préalables
Voilà maintenant onze ans que ce corpus a été lancé dans le cadre du travail
prosopographique du Maitron, l’occasion de faire un point sur son apport. Comme l’intitulé
choisi le montre bien, au sein de la nébuleuse protéiforme de l’extrême gauche, il avait été
d’emblée décidé d’écarter les anarchistes, dévolus à un autre corpus. Le gros de notre travail
porte donc sur les différentes branches du trotskysme français, plus des trois quarts de notre
corpus (les différentes organisations qui se regroupent en 1944 dans le PCI unifié, puis les
PCI majoritaire et minoritaire après 1952, ainsi que l’Union communiste originelle puis
refondée, plus connues sous l’intitulé de VO), sur les communistes de gauche ou « ultra
gauches », terme plus péjoratif, très à la mode ces derniers temps (essentiellement les
conseillistes et les bordiguistes), sur le groupe Socialisme ou Barbarie, issu du trotskysme
mais qui s’en distingue nettement, et sur les situationnistes. Nous y avons même ajouté les
surréalistes, autre avant-garde artistique, bien que nous soyons là à la limite de nos
délimitations. Quant aux marxistes-léninistes, ou maoïstes, il avait été décidé au départ de
s’en occuper pour la période ultérieure à 1968, correspondant à leur essor quantitatif majeur,
mais des exceptions au cas par cas peuvent être opérées ; ainsi, suite au décès récent de
Patrick Kessel (journaliste, historien et éditeur maoïste, qui n’a jamais appartenu à une des
organisations de ce courant), une notice lui sera consacrée.
On saisit donc bien tout ce que ce corpus a de velléitaire, la notion d’extrême gauche ellemême méritant probablement d’être affinée voire remplacée à terme par des dénominations
plus exactes, quand bien même elle fait partie du discours public. La constitution de notre
listing de synthèse est le cœur de notre démarche. Actuellement, environ 810 noms y figurent,
que nous avions au départ hiérarchisé en trois catégories : les prioritaires, militants
d’envergure maximale, dont les notices devaient être les plus détaillées ; les retenus, militants
d’envergure nationale, et tous les autres, militants locaux ou de base qui n’étaient a priori pas
destinés à apparaître dans les volumes papier, mais uniquement sur cédérom ou à terme sur
internet. Notre travail de rédaction, qui a privilégié les prioritaires, a incontestablement permis
de peaufiner leurs biographies, qui ont circulé pour être relues, et de ne pas passer à côté de
figures incontournables ; il n’en reste pas moins que le choix d’une approche plus
respectueuse de l’ordre alphabétique nous aurait sans doute permis d’éviter quelques
manques, dont certains seront rattrapés à l’occasion du cédérom récapitulatif du sixième tome
ou de la mise en place des nouveaux sites internet du Maitron.
Les écueils rencontrés
Les difficultés rencontrées sont toutefois bien réelles, ce qui peut justement expliquer
l’avancée contrastée de notre travail. Concernant les sources utilisées, tout d’abord. Certes, les
archives publiques -BDIC, Archives nationales- ou privées -CERMTRI, essentiellementfournissent bon nombre d’informations, mais émanant quasi exclusivement des organisations
elles-mêmes ; les rares renseignements policiers ou judiciaires ne brillant pas toujours par leur
exactitude. N’ayant jamais bénéficié de la force du PCF, les organisations d’extrême gauche
n’ont pas toujours su, voulu ou pris soin de leurs archives, l’initiative de fondation du
CERMTRI par l’OCI étant un des rares contre-exemples. Le plus souvent, l’éparpillement des
forces organisées de l’extrême gauche oblige donc à des contacts individuels avec les
militants concernés ou leurs familles, induisant une forme particulière d’empathie. Leurs
1
quelques mémoires publiés sont également une composante incontournable : citons en
particulier celles de André Calvès, Yvan Craipeau, Simone Minguet, ou celles à venir de
Michel Lequenne. Mais il s’agit là d’entreprises occasionnelles, sans qu’on puisse parler de
démarche systématique, quand bien même la marginalité vécue par ce militantisme a pu
inciter davantage les individus à vouloir se raconter et se justifier… D’autant que le poids des
polémiques du passé pèse parfois sur la pleine compréhension de certaines trajectoires
biographiques.
La difficulté est exacerbée lorsqu’il s’agit de tous les militants de base, peu connus,
particulièrement ceux de province, dont on ne saisit l’existence qu’au détour d’un numéro de
journal ou d’une page de document intérieur. Par ailleurs, il n’est pas toujours aisé de bien
appréhender un certain nombre de ces militants, dans la mesure où beaucoup ne demeurent
pas trotskystes, par exemple, durant toute leur vie militante. La proportion exacte pourra
justement être un des résultats du bilan prosopographique final. La dernière limite concerne
l’équipe du corpus elle-même. Plutôt réduite et mouvante, elle ne compte actuellement qu’à
peine une dizaine de chercheurs mobilisés régulièrement, mais qui n’ont qu’un temps limité à
consacrer au Maitron, avec de surcroît la difficulté de maintenir une mobilisation sur une
longue période et une dispersion géographique prononcée (faible implantation parisienne, en
particulier, et absence de couverture pour la plupart des régions). Les réunions que nous avons
pu faire, qui étaient de l’ordre de deux par an dans les premières années, sont aussi désormais
plus espacées.
Quelle singularité pour ce corpus ?
Quant à la présence des militants de notre corpus dans les volumes parus jusqu’à présent, elle
se limite à une vingtaine. Cela peut paraître beaucoup comparativement aux effectifs de
l’extrême gauche dans la période 1940-1968, loin des sommets de la période historique
suivante, mais n’oublions pas que ces militants se sont distingués par des luttes anticoloniales
pleines et entières, des élaborations intellectuelles particulières, avec un rayonnement
idéologique ou directement personnel sur le reste de la gauche. Des passerelles nombreuses
existent d’ailleurs avec les socialistes (crise des jeunesses dans l’après-guerre, carrefour du
PSU), le PCF (cas des groupes Le communiste et Voix communiste), ou au sein même de
l’extrême gauche. Autres liens avec les autres corpus, l’appartenance syndicale largement
majoritaire chez ces militants d’extrême gauche (trotskystes, surtout), la représentation
importante des professions enseignantes (visible à travers l’exemple de la tendance Ecole
émancipée) ou la stature intellectuelle de certains de leurs leaders (Cornélius Castoriadis, Guy
Debord, Claude Lefort). Il serait d’ailleurs intéressant d’évaluer l’impact du militantisme
d’extrême gauche sur la vie politique ultérieure des « transfuges », voire même sur leur
« carrière » professionnelle ; ainsi de Fred Zeller, Robert Chéramy ou David Rousset...
On touche ainsi à l’articulation chronologique de la période concernant les militants de notre
corpus, qui recoupe d’ailleurs pour l’essentiel les dynamiques plus générales du mouvement
ouvrier. La période de la guerre, aussi dramatique qu’elle ait pu être, avec son lot de déportés,
de fusillés et d’assassinés (aussi bien par les nazis et leurs alliés -Marcel Hic, par exempleque par leurs adversaires politiques staliniens -tel Mathieu Bucholz-), initia dans le même
temps un essor du recrutement qui se confirma au moins jusqu’en 1947 ; elle contribua
également à cristalliser certaines des divisions majeures de tous les courants marxistes. Des
débuts de la guerre froide jusqu’à la fondation de la Ve République, l’isolement
s’accompagna de crises (scissions du PCI unifié, disparition de l’UC) et de recompositions, la
lutte contre les guerres coloniales en particulier ne permettant pas un recrutement massif sur
le court terme. Dans les années 60, on assiste aux derniers échos de cette crise (crise puis
dissolution de SouB) et à des retours en force de certaines organisations, en particulier
l’ancien PCI majoritaire qui fonde l’OCI en 1965, la nouvelle UC et son organe Voix
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ouvrière, matrice de Lutte ouvrière, et le PCI minoritaire dont le travail entriste a comme
conséquence indirecte la naissance de la JCR… Le climax des années 70 trouve bien ici ses
racines.
Les axes d’une analyse fine du corpus, une fois achevé le gros du travail de recherche et de
rédaction, devraient entre autres porter sur les profils sociologiques de ces militants d’extrême
gauche, leurs conditions d’entrée et de sortie éventuelle du militantisme, les générations
successives de militants1, leur implantation régionale (au-delà de la surreprésentation de l’Îlede-France, quels sont les espaces locaux les plus développés, et le sont-ils sur la longue
durée ?), la ventilation entre hommes et femmes (dans les instances de direction en
particulier), avec à la clef l’élaboration éventuelle de typologies et la fixation des
caractéristiques singulières de l’extrême gauche au sein du mouvement ouvrier et social en
général ; à moins justement que la diversité des cas n’empêche de tirer des conclusions trop
générales. Certains travaux universitaires commencent d’ailleurs sérieusement à aborder cette
période jusqu’alors davantage dans l’ombre que l’après 68. Ainsi, avant l’essor post 1995, le
gros des travaux portait sur la Seconde Guerre mondiale, et dans une bien moindre mesure sur
la scission du PCI-SFQI de 1952. Dans la dernière décennie, les luttes anticoloniales ont été
davantage abordées (Les camarades des frères, de Sylvain Pattieu, par exemple), et une thèse
est même en cours, menée par Jean Hentzgen, également un de nos collaborateurs, portant sur
le PCI majoritaire entre 1952 et 1969. Souhaitons que cette tendance à la recherche
s’approfondisse, notre corpus y participant à part entière.
3 décembre 2008
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J’en avais déjà proposé quelques unes autour du moment de l’adhésion au mouvement trotskyste des militants
de la période 1940-1968, tout en me penchant sur les années de naissance, d’engagement et de désengagement
des trotskystes de 1914-1939 : Jean-Guillaume Lanuque, « Les trotskystes dans le Maitron », in Cahiers Léon
Trotsky, numéro 79, décembre 2002, pp.47 à 54.
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