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RELIGION
La Bible
revue et corrigée par
l’archéologie
Bible de Lübeck, 1494
L'arche devant les murailles de Jéricho,
un épisode illustré dans la Bible de Lübeck, en 1494, mais contesté par
les archéologues du XXI e siècle
U
n documentaire télévisé confrontera
prochainement l’Ancien Testament aux
découvertes archéologiques. Cet exercice
nous oblige à relire la Bible d’une manière
plus distanciée, explique Thomas Römer,
professeur de théologie à l’UNIL et intervenant dans cette série.
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! / N°32 JUIN 2005
L’
archéologie va-t-elle nous forcer à
réécrire la Bible? A la réécrire, certainement pas. Mais elle nous oblige déjà
à relire l’Ancien Testament d’un œil très
différent. Les fouilles effectuées ces dernières décennies en Palestine nous apprennent en effet qu’Abraham n’a pas
effectué le périple de Babylonie en
Egypte, via Canaan, qu’on lui attribue
dans la Genèse.
Ces recherches nous apprennent aussi
que la fuite d’Egypte de Moïse et de ses
400’000 futurs compatriotes est, dans le
meilleur des cas, une sérieuse exagération.
Pas de bataille à Jéricho
lui attribuer les constructions mirifiques
que la Bible lui confère, puisqu’on n’en a
retrouvé aucune trace.
Les archéologues nous disent enfin
que, et c’est peut-être le plus frappant, la
fameuse bataille de Jéricho n’a jamais eu
lieu. Parce que la ville n’avait plus de
murailles quand le peuple d’Israël s’y est
installé, et parce que l’on n’y a retrouvé
aucune trace de siège et pas davantage de
trompettes.
Bref, si l’on en croit une école d’archéologues israéliens, dont Israël Finkelstein est le plus célèbre porte-parole grâce
à son best-seller international «La Bible
dévoilée», il n’est plus possible de lire à
la lettre les épopées les plus spectaculaires
de l’Ancien Testament, ce que l’exégèse
scientifique affirme par ailleurs depuis un
bon moment.
Bientôt à la télévision
Toutes ces découvertes figureront
bientôt au menu de quatre émissions de
télévision, que l’on doit au producteur Isy
Morgensztern. Une série qui sera diffusée cet été sur la Télévision suisse
romande, avant d’être reprise l’automne
prochain sur TV5 et Arte. Dans ce docu-
Les archéologues nous disent encore
que le roi David, s’il a vraiment existé,
n’a pas régné sur un empire qui allait de
l’Egypte à l’Euphrate, comme le dit la
Bible, mais plutôt sur un territoire limité
à quelques villages de Judée. Quant à son
successeur, le très sage Salomon, il ne sort
pas davantage indemne de ces études
archéologiques. Plus question, en effet, de
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→
La Bible revue et corrigée par l’archéologie
© N. Chuard
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→ mentaire, l’archéologue Israël Finkelstein
et le professeur de théologie de l’Université de Lausanne (UNIL) Thomas Römer
nous permettront de découvrir les résultats les plus récents de la recherche dans
le domaine de l’Ancien Testament.
«L’émission a pour but de comparer ce
que rapporte l’archéologie et ce que disent
les spécialistes de la Bible à propos des
événements fondateurs comme les
patriarches, l’Exode ou le peuplement de
Canaan», raconte Thomas Römer.
Point fort de la réalisation de ce documentaire, le face-à-face organisé à Lausanne entre l’archéologue et l’exégète.
«L’un des objectifs du tournage vaudois
était de provoquer une rencontre entre
Israël Finkelstein et moi, entre l’archéologue qui a écrit une Bible de pierre, et
le spécialiste du Livre», poursuit le professeur lausannois.
Abraham, qui n’a pas voyagé...
Dans les moments attendus du documentaire, il y aura la question de
l’historicité d’Abraham, et surtout celle
de son fameux voyage de Babylone en
Egypte, via Canaan. Une migration qui
se serait déroulée près de 2000 ans avant
J.-C., selon certaines interprétations
chronologiques fondées sur le récit biblique.
Rigoureusement impossible, répond
Israël Finkelstein, qui n’a trouvé aucune
trace de migration similaire à cette époque
et qui oppose encore la théorie du chameau au récit biblique des patriarches, où
cet animal apparaît par troupeaux entiers.
Or l’archéologie révèle que le dromadaire
ne fut pas employé comme bête de somme
au Proche-Orient avant l’an 1000!
On trouve encore, dans l’histoire de
Joseph, le récit d’une caravane de chameaux qui transporte de «la gomme adragante, du baume et du laudanum». «Cette
description correspond au commerce de
ces mêmes produits entrepris sous la surveillance des Assyriens entre les VIIIe et
VIIe siècles avant J.-C.», ajoute Israël
Finkelstein. Et la découverte de nombreux ossements de chameaux confirme
que c’est uniquement à cette époque que
le chameau commence à faire partie du
paysage.
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Thomas Römer,
professeur de théologie à l’UNIL
Bref, nous sommes bien loin du récit
biblique. Ce qui pousse Israël Finkelstein
à imaginer que le récit d’Abraham a été
écrit au VIIe siècle plutôt qu’en 2000
avant J.-C. Et qu’il reprend un mythe
local. «En cela, il rejoint plusieurs exégètes pour penser que les patriarches sont
plutôt une tradition autochtone à l’origine,
ajoute Thomas Römer. La figure d’Abraham est clairement liée au sanctuaire
d’Hébron. C’est un peu l’ancêtre des gens
du sud, comme Isaac à Bersheva, alors
que Jacob aurait plutôt habité dans le
nord de la contrée.»
Une figure légendaire
«Ce qui est intéressant dans le récit
d’Abraham, c’est que l’on y retrouve la
Babylonie, la Judée et l’Egypte, soit les
trois endroits où se sont installées des communautés juives au VIe siècle avant J.-C.,
à une époque où cette histoire a probablement été réécrite sur la base d’une tradition orale, explique Thomas Römer.
Ainsi, Abraham devient l’ancêtre non seu-
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lement du peuple juif, puisqu’il est aussi
l’ancêtre d’Ismaël, qui est à l’origine des
tribus arabes, d’où son importance dans le
Coran. Mais Abraham est également, dès
le départ, une sorte d’ancêtre œcuménique
à l’intérieur du judaïsme, puisqu’il regroupe tous les endroits de présence juive.»
Toutefois, sa valeur symbolique ne suffit pas à prouver son existence. «On peut
toujours faire des rapprochements, mais
cela ne permet pas de retrouver Abraham,
le personnage historique. Je crois que la
plupart des exégètes, à part ceux qui
mènent un combat d’arrière-garde perdu
d’avance, doivent admettre qu’il s’agit
d’une figure légendaire, ce qui n’enlève
rien à sa valeur spirituelle», conclut le professeur lausannois.
Moïse également amoindri
Comme celle d’Abraham, la figure de
Moïse pose de nombreux problèmes historiques. «On ne peut pas prendre à la
lettre un exode tel qu’il est décrit dans la
Bible, avec 400’000 hommes qui partent
Collection privée
pas pu rattraper le fugitif. A la suite de
cet épisode, Beya a constitué petit à petit
une bande d’Asiates qui ont accaparé l’or
et l’argent des Egyptiens. Si cet épisode
avéré peut avoir donné naissance à l’histoire de Moïse, «il n’a pas l’ampleur des
«Dix Commandements» de Cecil B. de
Mille», sourit Thomas Römer.
«Sur ce point, l’archéologie nous pousse à corriger la présentation biblique : la
population qui deviendra Israël n’est pas
venue massivement d’Egypte, via le
désert, assure Thomas Römer. Elle était
déjà là, sur place, comme le montrent
toutes les traces archéologiques. Et elle
s’est regroupée à la suite d’une réorganisation à l’intérieur de Canaan.»
Des Egyptiens moins «méchants»
qu’on ne l’a dit
▲
De nombreux peintres (ici La découverte de Moïse par la fille du pharaon,
par Sir Lawrence Alma-Tadema, 1904, collection privée), ont été inspirés par la légende
des premiers jours de Moïse, qui aurait été retrouvé
miraculeusement dans sa corbeille flottant sur les eaux du Nil
DR
d’Egypte accompagnés de leurs femmes
et de leurs enfants, analyse Thomas
Römer. Une telle migration aurait forcément laissé des traces dans les textes égyptiens. Or ce n’est pas le cas.»
Cela suffit-il à faire basculer Moïse,
comme Abraham, dans le domaine du
mythe? «Le cas est assez différent»,
répond le professeur de l’UNIL. «D’abord
parce que le nom de Moïse est effectivement égyptien. Ensuite parce que certains
Asiates (c’est le nom que les Egyptiens
donnaient aux habitants de la Syrie-Palestine) ont bien fait carrière en Egypte. Il
y a même eu des pharaons, les fameux
Hyksos, qui étaient d’origine sémite.»
De l’histoire,
pas du Cecil B. de Mille
On peut enfin s’appuyer sur des
sources égyptiennes qui racontent l’histoire d’un chancelier Beya, qui a apparemment provoqué une sorte de guerre
civile en s’alliant avec la reine-mère, avant
d’être chassé par le pharaon, lequel n’a
Conséquence de ce qui précède : l’archéologie nous force à regarder l’Egypte
d’une manière moins négative. Le pays des
pharaons n’est pas seulement cette
nation qui réduit Israël en esclavage. Si
l’Exode nous laisse imaginer un vaste
mouvement de population qui va d’Egypte
vers Canaan, l’archéologie nous montre
exactement le
contraire.
«Les Asiates
allaient souvent
en Egypte, pour
plusieurs raisons.
Certains y arrivaient, poussés
par la faim, pour
se nourrir dans
une région fertile.
D’autres y trouvaient un asile
politique ou des
carrières à faire.
Enfin, parfois,
certains y arrivaient comme prisonniers de guerre.»
▲
Selon la Bible, Abraham et ses
proches voyagent avec de nombreux chameaux,
vers 2000 avant J.-C.
Mais l'archéologie montre que le dromadaire
n'est pas domestiqué dans la région
avant l'an 1000 avant J.-C.!
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Pas de murailles à Jéricho
Deuxième conséquence de ce qui précède, il faut réévaluer toutes les scènes de
batailles qui racontent la prise de Canaan
par Israël dans le Livre de Josué. Et
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La Bible revue et corrigée par l’archéologie
DR
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Selon les archéologues, des reliefs assyriens de ce genre auraient inspiré le récit légendaire de
la prise de Jéricho par le peuple d'Israël, par un effet d'imitation
→ notamment la plus célèbre d’entre elles,
Jéricho. «Depuis les années 1930 et les premières fouilles sur place, l’épisode biblique
fait problème, explique Thomas Römer.
Parce que les archéologues n’ont pas
trouvé de murailles datant de la conquête
décrite dans la Bible, soit le XIIIe siècle
avant J.-C. A cette époque, le site était une
ville ouverte, s’il n’était pas inhabité.»
Voilà qui vient contredire les spectaculaires récits bibliques où le son des
trompettes et le passage de l’Arche font
tomber les murailles... «Il ne faut pas lire
le Livre de Josué comme le récit historique de l’installation d’Israël dans son
pays, observe le professeur lausannois,
mais comme des histoires qui doivent laisser penser que le petit royaume de Juda
et son armée est aussi puissant que ses voisins assyriens.»
Un récit inspiré par l’ennemi
Cet ennemi serait encore à l’origine du
récit biblique de Jéricho, puisque les basreliefs assyriens montrent de nombreux
sièges de villes fortifiées. «Le motif de
Jéricho vient probablement de là», poursuit Thomas Römer. «Comme le royaume
de Juda est menacé au VIIe siècle avant
J.-C., il tente de s’inspirer de l’idéologie
ennemie pour montrer que le dieu d’Israël
est aussi fort que celui des Assyriens. Du
coup, le dieu YHWH devient aussi guerrier, si ce n’est plus guerrier que les divinités concurrentes.»
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Ainsi, quand on apprend dans la Bible
que Josué, avec l’aide de YHWH, est
capable d’arrêter le soleil et la lune, il faut
savoir que ces deux corps célestes faisaient partie des divinités assyriennes les
plus importantes. «Pour comprendre ce
texte, il faut absolument connaître le
contexte dans lequel il a été rédigé, sinon,
avec la montée des intégristes, on peut lui
faire dire n’importe quoi», ajoute Thomas
Römer.
Certains ne s’en sont d’ailleurs pas privés. Les colons du Nouveau Monde l’ont
ainsi utilisé pour légitimer l’extermination
des Indiens d’Amérique du Nord en assimilant leur périple à celui du peuple
d’Israël. «Ce faisant, ils ont oublié qu’à
l’origine, le texte biblique constitue plutôt un livre de résistance, ce que les
esclaves noirs qui chantent Jericho ont
bien mieux saisi.»
David, roi ou bandit?
Non content de réécrire l’Ancien Testament, l’archéologue israélien Finkelstein
égratigne encore le mythe de David. Glissant dans un passage de sa «Bible dévoilée» que le roi légendaire a pu être un horsla-loi. «Le récit biblique le suggère très
fortement, précise Thomas Römer. Il a
d’ailleurs du mal à expliquer que David
se comporte un peu comme un condottiere ou le chef d’une mafia rurale. Après
s’être allié aux Philistins, présentés
comme des ennemis d’Israël, David a ran-
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çonné les paysans en leur proposant de
payer pour être protégés.»
La réécriture archéologique du personnage ne s’arrête pas à cette anecdote.
Elle porte encore sur des questions politiquement plus sensibles, comme la grandeur réelle du royaume créé par David.
Selon l’archéologue, le «Grand Israël»
du roi David se limitait en réalité à
quelques villages. «La remarque vaut
encore pour Jérusalem, qui ne devient
une ville importante qu’à partir de 722
avant J.-C., donc bien après David.»
Que reste-t-il de la Bible après
Israël Finkelstein?
Impossible, donc, quand on a lu les
550 pages de «La Bible dévoilée», de relire
l’Ancien Testament comme avant. Justement, que reste-t-il de ces récits après que
l’archéologie les a ainsi réaménagés? «Il
faut lire, par exemple, les histoires de Saul,
David et Salomon comme des textes qui
nous montrent des modèles de roi à l’œuvre. Il y a Saul, l’anti-roi, celui qui fait ce
qu’il ne faut pas faire. Mais il y a aussi David, le roi guerrier, et Salomon, le roi sage,
le bâtisseur. Ce sont des figures typiques
qui rencontrent des problèmes typiques,
comme la guerre, la construction, la sagesse, la fertilité, l’abondance... La Bible
nous propose des modèles dont on peut s’inspirer ou que l’on devrait éviter d’imiter.»
Des récits qui racontent la conquête
militaire de Canaan, Thomas Römer pro-
La Bible attribue au roi David un territoire immense
et des armées nombreuses.
En réalité, ce souverain, s'il a existé, dirigeait
au mieux quelques villages. Rien à voir, donc, avec sa légende
gravée ici par Gustave Doré
La Bible/Gustave Doré
▲
pose de retenir l’idée que ces textes
bibliques ne sont pas triomphalistes, écrits
par un peuple qui conquiert son nouveau
pays. Mais plutôt des récits de crise, qui
ont permis au peuple d’Israël, quand il
était en exil et divisé, de croire en un
retour à la maison et d’y trouver un
modèle identitaire quand il se sentait fragilisé par l’exil.
Enfin, on peut lire les récits d’Abraham et de Moïse comme des modèles qui
permettent au lecteur de trouver une
réflexion par rapport à des questions théologiques et existentielles. «L’histoire ne
prouve pas la vérité des textes, mais la
vérité peut surgir des textes, conclut le
professeur de l’UNIL. Quand on voit
qu’Abraham est devenu l’ancêtre commun
du judaïsme, de l’islam et du christianisme, cette figure a acquis un potentiel
de réconciliation qui fait que, à la limite,
savoir s’il a existé ou non n’a plus d’importance, à cause des valeurs qu’il véhicule
aujourd’hui.»
Jocelyn Rochat
A voir :
«La Bible dévoilée» (titre
provisoire), un documentaire en
quatre parties, qui sera diffusé cet
été sur la TSR (date non précisée),
et repris cet automne sur TV5 et
Arte. Avec Israël Finkelstein et
Thomas Römer.
A lire:
Thomas Römer et al.,
«Introduction à l’Ancien
Testament», Labor et fides, 2004.
Thomas Römer, «Moïse, lui que
Yahvé a connu face à face»,
Découvertes Gallimard, 2002.
Thomas Römer, «Enquête sur
le «Dieu obscur» : faut-il brûler
l’Ancien Testament ?»,
Allez savoir N° 12, janvier 1998.
Israël Finkelstein,
«La Bible dévoilée», Bayard (2001)
et Folio histoire (2004).
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