De la question sociale aux problèmes urbains : l`exemple

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De la question sociale aux problèmes urbains : l`exemple
Dossier du cevipof
Mars 2006
De la question sociale aux
problèmes urbains : l'exemple
de Vaulx-en-Velin
Didier Chabanet
Dossiers du Cevipof / mars 2006
Immigration et mobilisations sociales
De la question sociale aux problèmes urbains : l'exemple de Vaux-en-Velin
De la question sociale aux
problèmes urbains :
l'exemple de Vaulx-en-Velin
Didier Chabanet
De la fin du XIXème siècle au début des années 1970,
l’immigration a été dominée par la question industrielle, l’arrivée d’étrangers ayant eu, d’abord
et surtout, vocation à répondre aux besoins économiques et au déficit chronique de main
d’œuvre du pays. La figure de l’immigré occupant un emploi industriel peu qualifié est
largement répandue. Une caractéristique importante concerne la durée de présence sur le sol
national. En effet, « on supposait que les travailleurs migrants, après quelques années
d’épargne, rentreraient spontanément et par le jeu même du marché dans leur pays, laissant
la place libre pour d’autres migrants. Le retour constituait l’aboutissement naturel des
mouvements migratoires » (Schnapper, D., "Modernités et acculturations. A propos des
travailleurs émigrés", in Communications, n°43, 1986). Cette idée est entretenue par la
société d’accueil et par les immigrés, quand ce n’est pas par la société d’émigration toute
entière. Pour tous, « un immigré, c’est essentiellement une force de travail et une force de
travail provisoire, temporaire, en transit. En fin de compte, un immigré n’a sa raison d’être
que sur le mode du provisoire et à condition qu’il se conforme à ce qu’on attend de lui : il
n’est pas là et n’a sa raison d’être là que par le travail, pour le travail et dans le travail ; parce
qu’on a besoin de lui, tant qu’on a besoin de lui, pour ce pourquoi on a besoin de lui et là où
on a besoin de lui » (Sayad, A., "Qu'est-ce qu'un immigré ?", in L'immigration ou les
paradoxes de l'altérité, Bruxelles, De Boeck, 1992). Réduite à sa dimension économique,
l’immigration est absente des débats politiques.
Aujourd’hui, les traits de l’immigration ont considérablement
changé. Il est ainsi banal de constater la substitution d’une immigration de peuplement à une
immigration de travail. Paradoxalement, c’est l’arrêt officiel des entrées migratoires, en 1974,
qui a accéléré ce mouvement, contribuant à réduire l’incitation au retour, à prolonger la durée
de séjour et à envisager pour beaucoup un établissement définitif. A compter de cette date,
l’éventualité du retour au pays s’efface. En même temps qu’elle se stabilise, l’intégration des
populations immigrées change de nature. L’analyse de ces évolutions met en évidence des
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constantes sociologiques lourdes (Sayad, A., "Les trois "âges" de l'émigration algérienne en
France", in Actes de la recherche en sciences sociales, n°15, 1977). Dans un premier temps,
le migrant est fortement lié à sa communauté - rurale le plus souvent - et à son pays
d’origine. Il est jeune et célibataire. Son séjour en France vise à procurer au cercle familial les
ressources dont ce dernier a besoin. Cette immigration n’est généralement pas durable.
Placé sous le contrôle du milieu dont il est issu, l’immigré est régulièrement relayé par
d’autres membres de la communauté. Dans un deuxième temps, les migrants se détachent
de cette influence, au fur et à mesure qu’ils adoptent les modes de vie et les représentations
dominantes en France. En se développant, le processus migratoire échappe peu à peu à
l’emprise de la communauté primaire. Plus âgés, séjournant plus longuement en France, les
migrants n’en sont plus véritablement les délégués. Leurs liens avec le pays d’origine
deviennent également plus fragiles. Le troisième temps constitue le prolongement du
processus de distanciation entamé. L’immigration tend alors à devenir définitive. Les migrants
viennent beaucoup plus souvent avec leur famille. Cette perspective diachronique souligne le
passage d’une immigration de main d’œuvre, temporaire, portée par l’image de l’immigré
célibataire et ouvrier, à une immigration de peuplement, définitive, que rend particulièrement
visible les jeunes des deuxième et troisième générations.
L’histoire de Vaulx-en-Velin illustre de façon éloquente ce
changement. Dans une première phase, elle témoigne de la marche vers l’industrialisation à
partir de laquelle se sont organisés la plupart des rapports sociaux et l’intégration des
étrangers. Dans une seconde phase, elle est révélatrice de la montée de problèmes liés à
des logiques de paupérisation et de stigmatisation. Jusqu’au milieu du XIXème siècle, Vaulxen-Velin est un village pauvre, marqué par une culture maraîchère ayant fait du cardon sa
spécialité. L’industrialisation des activités de commerce se développe avec la construction du
canal de Jonage entre 1892 et 1898, destiné à subvenir aux besoins en électricité de
l’économie lyonnaise. Certains quartiers de la ville commencent à concentrer une grande
partie des ouvriers travaillant sur la commune. Vaulx-en-Velin va alors progressivement
s’agrandir, au dur et à mesure de l’implantation de nouvelles fabriques. L’impulsion va
principalement venir du groupe Gillet qui, tirant les enseignements du déclin des soyeux
traditionnels lyonnais, fonde en 1911 le Comptoir des Textiles Artificiels. Toute une couronne
d’usines, à Vaulx-en-Velin et dans les alentours se consacre à la fabrication de nouvelles
fibres. L’adoption de techniques jusqu’alors inédites est à l’origine de ce qui deviendra un
empire économique de dimension internationale : Rhône-Poulenc.
L’industrialisation de la ville est indissociable de l’arrivée de
populations étrangères, appelées à répondre aux besoins de plus en plus importants en main
d’œuvre. Les premiers immigrants arrivent pour la plupart de Pologne, en particulier de
Silésie. Après le génocide arménien, des dizaines de familles trouvent refuge au moment où
l’entreprise Gillet s’installe sur le site. Dans la foulée, des Hongrois et des Russes notamment
sont embauchés. Dans l’entre-deux guerres, ce sont des Italiens et des Espagnols qui fuient
respectivement le fascisme et la guerre civile. Après la seconde guerre mondiale, ce sont des
populations kabyles qui quittent l’Algérie pour des raisons économiques et/ou politiques.
Beaucoup de Portugais viennent ensuite, fuyant le régime dictatorial de Salazar. Dans les
années 1970, Rhône-Poulenc part de nouveau en quête de main-d’œuvre, dans les pays du
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Maghreb. La dernière vague d’immigration précède de peu la fermeture des frontières. Elle
est essentiellement composée de ressortissants d’Afrique - Noire et du Nord - et d’ExtrêmeOrient. La montée de l’industrialisation et la poussée démographique qu’elle implique étrangère ou non - seront les moteurs de l’urbanisation accélérée de la ville. A l’image des
« banlieues rouges », les activités sociales et politiques prennent corps à partir de
l’association des fonctions de production et de l’habitat, liée au développement de la ville.
Aboutissement de cette logique, la gestion de la ville est régulièrement confiée à des
personnalités communistes. Du 22 décembre 1929, date de l’élection de Victor Pinsard, à
celle, le 16 décembre 1985, de Maurice Charrier 1 , la municipalité n’a pas changé de couleur
politique.
La cohérence de cet ordre social n’existe plus aujourd’hui.
Les quartiers populaires et avec eux les relations sociales qui s’y développaient, structurés à
partir des ateliers et des usines, n’ont pas résisté aux mutations contemporaines. L’édification
des premiers immeubles HLM a grandement participé à la destruction de ces milieux de vie.
A Vaulx-en-Velin, la première cité de logements sociaux est construite entre 1953 et 1959.
Les personnes à revenus très faibles sont peu représentées dans ce type d’habitations. Les
cadres supérieurs et les professions libérales, qui ne devraient pas avoir accès à des
logements officiellement destinés aux familles les plus démunies, sont proportionnellement
plus nombreux que dans la totalité de la population urbaine (7% au lieu de 6%). L’exemple
des cadres moyens est encore plus criant (16% au lieu de 10%). Même les ouvriers résidant
en HLM font partie de la frange la plus qualifiée et, relativement, la plus aisée. Au début des
années 1960, les personnes qui viennent habiter les nombreux logements construits dans le
cadre des ZUP (Zones à Urbaniser en Priorité) ne modifient pas cette distribution
sociologique. La population apparaît toujours aussi hétérogène. La perspective d’habiter dans
ces lieux n’est alors pas vécue comme une infamie, beaucoup d’arrivants éprouvant la
satisfaction d’occuper, à un prix modéré, des logements disposant d’un certain confort.
L’équilibre social des ZUP est de courte durée. Dès le début
des années 1970, des zones entières de l’Est lyonnais, à Vaulx-en-Velin notamment,
deviennent peu à peu des aires de relégation. Plusieurs mécanismes relatifs à la politique du
logement viennent conjuguer leurs effets. Le premier résulte de la hausse à la location des
loyers privés ; le deuxième provient de la rénovation de certains quartiers insalubres. Ces
mesures s’accompagnent soit d’une augmentation très importante des loyers, soit d’une
disparition de logements dont beaucoup constituaient une offre accessible aux revenus les
plus modestes. Le renchérissement des côtes immobilières dans les centre-villes provoque,
de fait, un reflux des populations les plus défavorisées vers les logements sociaux vacants.
Parce qu’ils se trouvent déjà plus fréquemment en situation de précarité, les immigrés sont
particulièrement exposés à ces mouvements.
1
Maire actuel.
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L’éclatement de la ville : les émeutes
d’octobre 1990
Les effets de cette logique de ségrégation 2 se répercutent à
l’intérieur même de Vaulx-en-Velin. L’accumulation dans certains quartiers de groupes définis
par une situation de précarité et cumulant souvent les handicaps sociaux rejaillit sur la
collectivité. Les difficultés de cohabitation, les incompréhension mutuelles et la dégradation
des lieux de vie ont pu amener un certain nombre de personnes, qui en avaient la possibilité,
à quitter leur lieu de résidence pour un cadre plus agréable. D’autres sont parties simplement
parce qu’elles désiraient accéder à la propriété, à la faveur d’une amélioration de leur niveau
de vie. Surtout, sans que cela ne corresponde toujours à leur état réel, les grands ensembles
deviennent, en tant que tels, un signe de dévalorisation. Pour ceux qui habitent en HLM, la
possession d’une maison est alors l’aboutissement d’un rêve, à l’aune duquel s’évalue leur
réussite. Quels que soient les motivations et les projets, les ménages les plus fortunés ont
disparu des ZUP, beaucoup s’installant dans les quartiers résidentiels de Vaulx-en-Velin.
Aujourd’hui, les disparités sociales s’inscrivent très visiblement dans la géographie d’une ville
qui apparaît plus que jamais éclatée. Si l’on fait exception du centre, qui comprend la majeur
partie des administrations et un pôle commercial important, les zones d’habitations
présentent des caractéristiques extrêmement contrastées. Le Village, construit autour du
vieux bourg, se distingue aisément tant sont nombreux les petits commerces et les pavillons.
Un certain nombre d’indicateurs témoignent d’une situation sociale plutôt équilibrée : le
chômage ne touche que 10,7% de la population active ; le nombre d’indépendants et
d’employeurs est plus important que dans n’importe quel autre endroit de la commune
(7,3%) ; les étrangers ne représentent que 15,3% des habitants ; 46,3% des ménages sont
propriétaires de leur logement ; quant à ceux qui sont locataires, seulement 23% sont
installés en HLM.
La différence est d’abord perceptible à travers le paysage
urbain. Le décor change en effet complètement de nature, dès lors que l’on passe d’une aire
à une autre. Ainsi, le tracé irrégulier des rues du Village, façonné au fil des ans, disparaît,
laissant place à un découpage de l’espace quasi géométrique. La ZUP a en effet été édifiée
de telle sorte que les quartiers constituent un tout fermé sur eux-mêmes. N’importe quel
observateurs se promenant sur les lieux découvre clairement de très fortes régularités dans
l’architecture. Le quartier du Mas du Taureau, comme d’autres avoisinants, se donne ainsi à
2
La notion est entendue dans des acceptions très variées, selon les auteurs et les disciplines.
Pour une présentation et une critique d’ensemble, cf. Brun Jacques et Rhein Catherine (dir.),
La ségrégation dans la ville. Pour notre part, nous utiliserons le terme, assez classiquement, à
l’invitation de Yves Grafmeyer comme « à la fois un fait social de mise à distance et une
séparation physique » (« Regards sociologiques sur la ségrégation », in La ségrégation dans la
ville, Brun J. et Rhein C. (dir.), Paris, L'Harmattan, 1994, p.86).
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voir comme une succession de grandes tours, entourées de parkings et de ce qu’il reste de
pelouses. La totalité des commerces est concentrée autour de la place du même nom. Aux
alentours, les entrées d’immeubles sont ternes, souvent sales et dégradées. Rien ne rompt la
monotonie et la tristesse qui se dégagent de l’urbanisme - ni les formes ni les couleurs jusqu’à ce que de grandes artères de circulation, très rectilignes, indiquent les limites du
quartier.
Les divisions visibles dans l’espace urbain correspondent, ici
aussi, à une répartition démographie spécifique, qui contraste nettement avec celle du
Village. Au Mas du Taureau, le chômage touche 25% de la population active totale et 33,2%
des personnes de moins de 25 ans. Le total des agents de maîtrise, techniciens,
dessinateurs, VRP, instituteurs, assistants sociaux, infirmières et catégorie B de la fonction
publique ; ingénieurs ou cadres ; professeurs et personnes de catégorie A de la fonction
publique ; employés de bureau, commerçants et agents de services ne représente que 2,9%
des actifs. 98,7% des habitants sont locataires, parmi eux 96% en logements HLM. Le
quartier se singularise également par la jeunesse des résidants. 40,4% d’entre eux ont moins
de 20 ans et 38,5% ont entre 20 et 39 ans. Le nombre d’individus issus de l’immigration Français ou non - n’est pas précisément quantifiable, mais est assurément très élevé. A titre
d’indication, notons simplement que 31,6% des habitants sont de nationalité étrangère. La
présence de cette population - en majorité jeune, socialement défavorisée et issue de
l’immigration - s’est manifesté aux yeux de tous lors des émeutes d’octobre 1990. A la suite
du décès d’un jeune habitant du quartier du Mas du Taureau lors d’un accrochage avec la
police, la France entière redécouvre avec stupeur, à travers les médias, des scènes de
violences et de pillages dont elle ne saisit pas le sens. Au-delà de toute analyse, un
sentiment d’incompréhension domine largement.
L’étonnement, voire l’irritation, sont d’autant plus forts que
depuis le début des années 1980 le quartier a fait l’objet d’un effort très important de
réaménagement. L’idée forte qui sous-tend l’ensemble de ces dispositifs est que les
réponses aux difficultés que rencontrent les habitants des quartiers les plus défavorisées sont
d’ordre social. Autrement dit, il n’est pas question de reconnaître officiellement l’existence
d’une (ou de) communauté(s) ethnique(s) ou politique(s) dont les demandes et/ou les besoins
seraient spécifiques. Dans une République laïque, une et indivisible, les problèmes que
posent une partie des jeunes issus de l’immigration dans les banlieues - et donc leur visibilité
- sont considérés comme la conséquence des inégalités socio-économiques qui les affectent.
Comme d’autres quartiers prioritaires, le Mas du Taureau a ainsi été la cible d’une multitude
de mesures d’aides sociales. Pour les pouvoirs publics, celui-ci était même devenu un
exemple de rénovation réussie. La plupart des logements sociaux avaient été réhabilités, ou
étaient sur le point de l’être. Tous les observateurs, quels que soient les clivages politiques,
louaient les efforts en direction de la jeunesse effectués par une municipalité consacrant
chaque année près de 60% de son budget au sport et à l’éducation : un mur d’escalade avait
même été inauguré, de façon très consensuelle, le 29 septembre, soit une semaine avant
que n’éclatent les premiers heurts. « Jusqu’à ce premier samedi d’octobre, Vaulx-en-Velin a
fait rêver. Pour le député socialiste de la circonscription, Jean-Jack Queyranne, pour le maire
communiste Maurice Charrier, comme pour le président de la communauté urbaine, le RPR
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Michel Noir, la réhabilitation entreprise dans cette banlieue lyonnaise depuis 1985 était tout
simplement exemplaire » (July, "Le modèle Vaulx-en-Velin, Lyon-Libération, 13 et 14 octobre
1990, p.2).
La situation au Mas du Taureau témoigne des acquis mais
aussi des incertitudes et des limites de la politique de la ville. Fondamentalement, la question
qui se pose est la suivante : pourquoi un site ayant bénéficié d’autant de mesures d’aides a-til précisément été le cadre d’émeutes ? Ces dernières, dans toute leur brutalité, montrent que
les moyens mis en œuvre sont largement inadaptés et ne correspondent pas aux attentes de
nombreux jeunes du quartier. Le malaise et les revendications s’articulent, globalement,
autour de deux registres : un rapport constant d’hostilité avec la police - dont les modes
d’intervention sont souvent pour les jeunes indissociables de l’expérience du racisme apparaît comme l’élément déterminant, structurant largement le prisme au travers duquel le
contact avec la société globale se noue ; ce sont aussi, évidemment, les multiples formes
d’exclusion sociales et économiques qui sont ressenties comme autant de stigmates et de
manifestations de rejet.
Didier Chabanet
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