Renaissance et XVIe siècle
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Renaissance et XVIe siècle
22 | I LUNDI 10 AOÛT 2009 I La Croix I LE FEUILLETON F Histoire de France, par Jules Michelet (extraits) Édition établie et présentée par Paule Petitier et Paul Viallaneix. © Éditions des Équateurs Renaissance e et XVI siècle Le coup de Jarnac Le 10 juillet 1547, au début du règne de Henri II, un duel oppose Jarnac et La Châtaigneraie, à Saint-Germain-en-Laye. À travers les deux combattants, les rivalités de deux factions de la Cour sont en jeu. Jarnac est parent de la duchesse d’Étampes, maîtresse du roi qui vient de mourir (François Ier), tandis que La Châtaigneraie est une créature de la maîtresse du nouveau roi, Diane de Poitiers. Alors que personne ne doute de l’issue du duel, car La Châtaigneraie est un bretteur redoutable, Jarnac retourne la situation… La discussion fut très longue, et ce ne fut que bien tard, au plus tôt à sept heures du soir, qu’elle prit fi n. La chaleur de juillet, la fatigue, l’attente, avaient porté au comble l’excitation des spectateurs. Nous avons vu ailleurs (à l’épreuve de Savonarole) le vertige qui saisit les grandes foules dans de tels moments. Enfin les cris sont faits par les hérauts aux quatre vents. Défense de remuer, de tousser, de cracher, de faire aucun signe. On les prend dans leur pavillon, on les amène en leur bizarre costume, mêlé de deux époques, qui eût paru grotesque dans un autre moment. Personne, en celui-ci, n’avait envie de rire. « Laissez-les aller, les bons combattants ! » Ce mot dit, ils avancent… Et l’on ne respire plus. On n’eût osé lever les mains au ciel, mais les yeux, les cœurs s’y dressaient. Les deux figures de fer marchant l’une sur l’autre (de droite, la forte et trapue, et de gauche, la longue), la première se fendit, poussa d’estoc et redoubla… en vain. La longue, c’était Jarnac, remettant tout à Dieu et ne se couvrant plus de sa pointe, hasarda un coup de tranchant, déchargea son épée (et peut-être à deux mains) sur le jarret de La Châtaigneraie. Le coup porta si bien que celui-ci ne saisit pas le moment où Jarnac s’était tellement découvert, et où il eût pu le transpercer. Il chancela et parut ébloyer… Ce qui donna à l’autre facilité de redoubler de telle force et de telle roideur que, cette fois, le jarret fut tranché, et la jambe pendait… Il tomba lourdement à terre. « Rends-moi mon honneur ! dit Jarnac, et crie merci à Dieu et au roi !…. Rends-moi mon honneur ! » Mais il restait muet. Jarnac, le laissant là, traverse la lice et s’adresse au roi. Il met un genou en terre : « Sire, je vous supplie que vous m’estimiez homme de bien !…. Je vous SUR LA CROIX.COM Retrouvez les précédents épisodes du feuilleton de l’été. donne La Châtaigneraie. Prenez-le, Sire ! Ce ne sont que nos jeunesses qui sont cause de tout cela… » Mais le roi ne répondit rien. Acte cruellement partial. Le vaincu que Jarnac avait épargné aurait pu n’être qu’étourdi, se relever derrière et recommencer le combat. On lui donnait le temps de se remettre et de reprendre force. Le vainqueur le craignit et revint. Mais il le trouva immobile, perdant son sang. Il se jeta près de lui à genoux, et de son gantelet de fer se battant la poitrine, il dit et répéta : « Non sum dignus, Domine. » Puis, il pria La Châtaigneraie de se reconnaître, de rentrer en lui. Il était en effet revenu à lui, mais par un accès de fureur. Il se leva sur le genou, empoigna son épée, et, d’un mouvement désespéré, il se ruait sur l’autre. « Ne bouge ! lui dit Jarnac, je te tuerai. » – « Tue-moi donc ! » Et il retomba. Ce dernier mot pouvait tenter Jarnac. Qu’allait-il arriver s’il ne le tuait ? Que ce furieux, vivant et sans doute sauvé par le roi, ne perdrait pas un jour, une heure, à peine guéri, pour tuer son trop clément vainqueur. Mais il lui répugnait de tuer cet homme par terre, l’homme du roi d’ailleurs, qui peut-être ne le pardonnerait jamais. Pour la seconde fois, il retourna au roi… Lamentable spectacle ! et se mit encore à genoux : « Sire, Sire, je vous en prie, veuillez que je vous le donne, puisqu’il fut nourri dans votre maison… Estimez-moi homme de bien !…. Si vous avez bataille, vous n’avez gentilhomme qui vous servira de meilleur cœur. Je vous prouverai que je vous aime et que j’ai profité à manger votre pain. » Cette prière ne fit rien au roi. Il ne desserra pas les dents ; enveloppé d’obstination sauvage, lié de sa parole, sans doute, serf d’esprit et de langue, misérablement enchanté. Le blessé gisait sans secours. Jarnac, y retournant le trouva couché dans son sang, l’épée hors de la main. Ému de son état, il lui dit : « Châtaigneraie, mon ancien compagnon, reconnais ton Créateur, et que nous soyons amis. » Il n’exigeait plus rien de ce mourant que de penser à Dieu. Mais, tout mourant qu’il fût, il fit encore un mouvement contre lui. Jarnac, du bout de son épée, écarta celle de cette bête sauvage, épée et dague, emporta tout, remit tout aux hérauts. On voyait que La Châtaigneraie était fort mal. Il pouvait trépasser. Jarnac, pour la troisième fois, alla au roi : « Sire, au moins pour l’amour de Dieu, prenezle, je vous en supplie… » Le connétable, en même temps, descendu dans la lice, était allé voir le corps, et, revenant, il dit : « Regardez, Sire ; car il le faut ôter. » Mais le roi (7/12) était aussi morne que le blessé. Tout le monde voyait que la vraie partie de Jarnac, c’était le roi, et que rien n’était fait. Un frémissement contenu de fureur et d’indignation, sans être entendu, se voyait sur la foule, et il n’était pas une âme, tant basse et servile fût-elle, qui ne lançât au trône une muette malédiction. Jarnac, électrisé de ce grand flot, et mis au-dessus de lui-même, oublia sa nature de courtisan timide ; il fit un coup d’audace qui désignait, marquait à la haine publique son vrai but. Il alla à Diane, s’arrêta devant elle, et, de la lice, sur l’échafaud royal, lui lança cette parole : « Ah ! madame, vous me l’aviez dit ! » Trente mille hommes la regardaient… La fascination fut brisée, la terreur reportée sans doute où elle devait être ; les écailles tombèrent des yeux du roi : il vit la montagne de haine qui pesait sur elle et sur lui, et, baissant les grosses épaules (qu’on lui voit dans son buste), il jeta à Jarnac ce mot sec : « Me le donnez-vous ? » Et alors le vainqueur, se jetant à genoux pour la quatrième fois : « Oui, Sire !…. Suis-je pas homme de bien ?…. Je vous le donne pour l’amour de Dieu. » Mais le gosier du roi était comme séché. Il ne put jamais articuler : « Vous êtes homme de bien. » Il éluda cette réparation et dit un mot qui ne touchait que le duel : « Vous avez fait votre devoir, et vous doit être votre honneur rendu. » La foule n’y regarda pas de si près. Les cœurs se desserrèrent, les poitrines s’ouvrirent. Le mourant était emporté, et l’on attendait avec joie que, selon les anciens usages, le vainqueur, au son des trompettes, fût mené par les lices en triomphe. Il y eût eu des applaudissements à faire crouler le ciel. Le connétable s’enhardit à parler, et rappela l’usage et ce droit du vainqueur. Mais Jarnac frémit d’un triomphe qui l’aurait perdu pour toujours ; il refusa avec beaucoup de force : « Non, Sire, que je sois vôtre, c’est tout ce que je veux. » On le fit monter alors sur les échafauds devant le roi. Et il se jeta encore à genoux. Henri II avait eu le temps de se remettre et de se composer. Il l’embrassa avec cet éloge forcé : qu’il avait combattu en César, parlé en Aristote. Quelques-uns disent qu’il l’adopta vraiment et le prit en faveur. Je ne vois point cela. À la fi n de ce règne, je le vois encore simple capitaine à Saint-Quentin, sous Coligny. Ce qui surprit le plus, c’est que le roi parut oublier parfaitement, ou mépriser plutôt son grand et cher ami. Il ne lui pardonna pas sa défaite, le laissa dans son agonie sans lui donner le moindre signe. Le malheureux fut si exaspéré de ce dur abandon, qu’il arracha les bandes qu’on mettait à ses plaies, laissa couler son sang et parvint à mourir. Il avait bu jusqu’au fond le calice par l’outrage du peuple. Dès le soir même, son pavillon, ses tentes, avaient été violemment envahis. Le splendide souper qu’il avait préparé pour son triomphe fut dévoré par la valetaille. Puis la foule survint, renversa les plats et marmites, bouleversa les tables. La vaisselle d’argent, prêtée par les grands de la cour, fut pillée, emportée. Pardessus les voleurs, une tourbe confuse s’acharna, cassant, brisant, déchirant et trépignant sur les débris. On vint le dire au roi, qui, ayant déjà en lui-même une grande colère contenue, fut trop heureux de pouvoir frapper. Il lança ses archers, sa garde, les soldats de la prévôté. Sur cette foule compacte, sans trier ni rien éclaircir, on tomba des deux mains à coups d’épées, de piques, de masses, de hallebardes. Confusion horrible, étouffement, carnage indistinct dans l’obscurité. La nuit était fermée et sombre, et la foule s’écoula par la forêt et vers Paris, ne regrettant pas son voyage, malgré ce cruel dénouement. Bien des choses étaient éclaircies, et bien des hommes, jusque-là suspendus, commencèrent à prendre parti, ayant vu la cour d’un côté, la France de l’autre. Tout ce qu’il y avait de pur, de fier, dans la noblesse de province, d’indomptable et noblement pauvre, fut libre dès cette nuit, cheminant d’un grand souffle, ne sentant plus sur ses épaules cette fascination de la royauté qu’avait exercée le feu roi. Et la religion de la cour, le catholicisme des Guises, de Diane, ne leur pesait guère. Beaucoup se sentirent protestants, sans savoir seulement ce qu’était le protestantisme. Le petit peuple de Paris, étudiants et artisans, malgré l’horrible averse qui avait signalé au soir la royale hospitalité, quoique plus d’un restât sur le carreau, quoique beaucoup revinssent manchots, boiteux ou borgnes, ce peuple, avec une âpre joie, emportait avec lui un proverbe « le coup de Jarnac », qui, redit, répété partout et dans tout l’avenir, renouvelât sans cesse cette défaite de la royauté. DEMAIN : Diane de Poitiers.