NVENTEURS

Transcription

NVENTEURS
Zarboutan Nout Kiltir 2007
NVENTEURS
LA MAISON
D E S C I V I L I S AT I O N S
E T D E L’ U N I T É
RÉUNIONNAISE
Zarboutan Nout Kiltir
collection dirigée
par Françoise Vergès
et Carpanin Marimoutou
Design
Lawrence Bitterly, Paris
Textes
Françoise Vergès
et Carpanin Marimoutou
Photographies
Thierry Hoarau,
René Paul Savignan
et collections privées
©
2007, MCUR
Conseil régional
de La Réunion
Tous droits réservés
Diffusion
MCUR
Conseil régional
de La Réunion
Pour avoir
plus d’information
sur la MCUR
www.regionreunion.com
page MCUR
Impression
Graphica, La Réunion
(Communauté européenne)
Dépôt légal
DL N° 3707 octobre 2007
Remerciements
Nous remercions
les services
du Conseil régional
de La Réunion.
L A M A I S O N D E S C I V I L I S AT I O N S E T D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E
Pour un musée du temps présent
L
a Maison des Civilisations et de l’Unité Réunionnaise :
dans ce musée du temps présent, dans ce musée
vivant, qui s’ouvrira en 2010, seront restituées l’histoire
et la culture d’une société sans passé précolonial, construite
par 200 000 esclaves, issus en majorité de Madagascar
et d’Afrique orientale, des dizaines de milliers d’engagés
venus surtout du sud de l’Inde mais aussi des Comores,
de Madagascar, du Mozambique, des milliers de Chinois,
de musulmans du Gujarãt, de paysans, des colons de France
et d’Europe, de pirates, de marins…
Dès le départ, île de l’hétérogène, pluriculturelle,
plurireligieuse et plurilingue, la Réunion incarne une singularité
qui la situe aujourd’hui au cœur des enjeux contemporains :
faire de la diversité la condition de son unité.
La MCUR mettra en scène des médiations qui traduisent
visuellement les mécanismes et les conséquences
imprévisibles, déroutantes et étonnantes des processus
de créolisation à l’œuvre dans le monde india-océanique.
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maloyèr
Lo Rwa Kaf
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Gramoun Baba
Gramoun Bébé
Granmoun Lélé
Firmin Viry
tizanèz
Micheline Idmont
Célia Jehu
Hiloïse Rivière
Ginette Rodelin
Rita Técher
Judith Tibere
Marie-Céline Virapinmodely
zinventèr
Jean de Cambiaire
Maurice Dejean
Louis Dubreuil
Morille Maillot
Arcadius Mezino
Maurice Tomi
2007
Zarboutan Nout Kiltir
La MCUR décerne le titre
Zarboutan Nout Kiltir
à des Réunionnaises et des Réunionnais
qui ont œuvré pour la préservation,
la transmission et la création
dans le domaine du patrimoine
culturel réunionnais vivant.
En 2004, ce titre a été remis au Rwa Kaf,
en 2005 à Firmin Viry, Granmoun Lélé,
Gramoun Baba, Gramoun Bébé,
grandes figures du maloya.
En 2006, il fut remis à 7 tisaneuses :
Micheline Idmont, Célia Jehu,
Hiloïse Rivière, Ginette Rodelin,
Rita Técher, Judith Tibere,
Marie-Céline Virapinmodely.
En 2007, il est attribué
aux inventeurs
Jean de Cambiaire
Maurice Dejean
Louis Dubreuil
Morille Maillot
Arcadius Mézino
Maurice Tomi
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inventer,
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La Maison des Civilisations et de l’Unité Réunionnaise a choisi cette année d’honorer des
inventeurs pour célébrer ceux qui ont mis leur
savoir, leurs expériences et leurs pratiques au
service du bien commun et de l’intérêt général. Leurs découvertes et leurs inventions ont
pour objectif et pour résultat de rendre plus
facile, plus confortable, plus commode la vie
quotidienne des Réunionnaises et des Réunionnais.
Qu’il s’agisse d’activités liées à l’agriculture
(moulin kafé), à la cuisine et à la préparation
des repas (rap manyok), ou des manières
d’habiter et de se loger (kaz Tomi) Jean de
Cambière, Maurice Dejean, Louis Dubreuil,
Morille Maillot, Arcadius Mézino et Maurice
Tomi se sont préoccupés avant tout d’un
mieux-être et d’une meilleure vie pour celles
et ceux qui ne font pas partie des privilégiés.
Ce souci fondamental se double d’une vo-
innover
lonté réelle de valoriser les ressources et
les potentialités de l’espace réunionnais,
puisque toutes ces inventions sont fondées sur des éléments de la culture matérielle et immatérielle. Ces inventeurs ont élaboré leurs créations et leurs conceptions en
s’appuyant sur les capacités créatrices et
inventives des utilisatrices et des utilisateurs.
Les femmes et hommes à qui ces maisons,
ces ustensiles, ces machines sont destinés,
ne sont à aucun moment considérés
comme des consommateurs, mais sont invités, à s’en saisir, à les développer, à leur
donner une extension et une touche singulières, à les créoliser.
Habiter, cuisiner : gestes simples du quotidien
mais qui en fait exigent une prise en compte
réelle et réfléchie des conditions économiques, sociales, climatiques, écologiques du
monde réunionnais. Ce faisant, ces inventeurs
proposent une réelle alternative vernaculaire
au gaspillage énergétique dans une île dont
les ressources sont limitées. Leurs inventions
proposent un mode de vie et de consommation qui respecte les ressources, les possibilités, les réalités de l’île et l’inventivité de
ses habitants.
Au moment où les défis démographiques, sociaux, économiques, énergétiques et climatiques sont de plus en plus importants pour La
Réunion, honorer des inventeurs, c’est honorer des pratiques vernaculaires modernes et
honorer des personnes qui ont un rôle social,
économique et écologique important ; c’est reconnaître pleinement leur contribution au patrimoine vivant et à la culture de notre île.
En honorant des inventeurs et en refusant l’opposition « moderne / traditionnel », Zarboutan
Nout Kiltir 2007 inscrit l’invention technologique comme participant à la vie culturelle.
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Z A R B O U TA N N O U T K I LT I R 2 0 0 7
LES INVENTEURS
Jean de Cambiaire
COLLECTION CRÉDIT AGRICOLE
Né le 24 janvier 1923 à Millau, dans l’Aveyron,
décédé le 2 octobre 1986 à La Réunion.
Titulaire d’un doctorat en droit de l’université de Montpellier,
Jean de Cambiaire est entré au Crédit Agricole en 1950 à
Albi. Directeur de l’agence de 1954 à 1961, il s’est occupé
de la création et du développement de coopératives, notamment de vin, de lait et de charcuterie.
En janvier 1961 il prit la direction du Crédit Agricole à La Réunion et mit en place des outils de gestion foncière (SAFER),
d’assurance (mutuelles agricoles), de Coopérative d’Habitat
Rural. Confronté aux conditions insalubres de l’habitat, en particulier dans les campagnes, il s’associa les compétences de
Maurice Tomi, seul entrepreneur privé de l’époque à se risquer dans le logement social, et de Louis Dubreuil, architecte
qui travaillait au Crédit Agricole, pour lancer une vaste campagne d’habitat rural. De 1961 à 1973, des milliers de maisons ont été financées par la banque qu’il dirigeait.
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Louis Dubreuil
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COLLECTION ORDRE DES ARCHITECTES
Né le 29 mai 1925 à Le Meillard dans la Somme,
Décédé le 21 septembre 1982 à La Réunion.
Ancien élève des Beaux-arts de Paris, architecte DPLG, Louis
Dubreuil répondit à la fin de ses études à la proposition du
Crédit Agricole de La Réunion qui cherchait un architecte. Fasciné par le bois qui était pour lui une matière vivante, très entreprenant, il se lança activement dans le projet de construction de maisons en zone rurale avec Maurice Tomi et Jean
de Cambiaire.
En dehors de cette collaboration, il a été l’auteur des plans
de la chapelle de l’APECA (Aide et Protection de l’enfance coupable abandonnée, organisme créé en 1936) à la Plaine des
Cafres, de l’église de la Plaine des Palmistes, de la clinique
de Sainte-Clotilde, du siège des Sucreries de Bourbon et de
l’EDF à Saint-Denis.
Maurice Tomi
COLLECTION FAMILLE TOMI
Né le 5 juin 1924 à Curepipe, Île Maurice,
Décédé le 2 octobre 1996 à La Réunion.
À la fin de ses études secondaires à l’île Maurice, Maurice
Tomi partit en Angleterre suivre des études de médecine
en 1945. Il les abandonne rapidement pour revenir dans les
Mascareignes et transférer l’entreprise familiale de traitement du bois à La Réunion où vivaient ses sœurs, mariées
à des Réunionnais. D’abord installée à St Denis, l’entreprise
a été ensuite transférée au Port.
Dès 1960, Maurice Tomi avait l’idée de faire construire une
kaz avec modules de bois que l’habitant pouvait agrandir,
améliorer, et transformer. La rencontre avec Louis Dubreuil,
arrivé à La Réunion en qualité d’architecte à la Caisse Agricole concrétisa ce projet. Capable de sortir 4 à 5 maisons
par jour ouvrable, l’entreprise Tomi devint l’entreprise de
construction la plus importante de La Réunion dans les années 1960-1970 avec plus de 1 800 employés. Elle exporta
son savoir-faire à Mayotte, en Australie et aux Antilles.
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La kaz Tomi,
aussi connue sous le nom
de kaz karousèl
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L’habitat des années soixante à La Réunion se caractérisait, en particulier dans les campagnes, par l’existence de
nombreuses paillotes insalubres, sombres, fragiles,
étroites, surpeuplées, s’écroulant lors des cyclones, inondées ou emportées pendant les crues. Le coût des
constructions en dur était extrêmement élevé et, dès lors,
elles n’étaient accessibles qu’à une toute petite partie privilégiée de la population. M. Jean de Cambiaire, directeur
de banque, M. Louis Dubreuil, architecte, et Mr. Maurice
Tomi, entrepreneur en bâtiment, déterminés à proposer aux
petits planteurs des logements corrects, décidèrent de s’associer pour financer, concevoir et construire à proximité
des exploitations agricoles, des maisons économiques, respectueuses de l’environnement, bien intégrées dans le paysage, et de construction aisée.
La kaz Tomi s’édifiait sur un terrain plat, avec des galets
pour fondations. L’équipe de construction arrivait avec la
kaz qui était montée en quelques jours (15 jours ou 3 semaines) car les bois étaient usinés en atelier.
De forme cubique, elle était partagée en quatre parties
égales – séjour et salle à manger, chambres – séparées
par des cloisons qui prenaient appui sur un poteau central. Comme les cloisons ne montaient pas jusqu’à la toiture, la kaz Tomi était connue sous le nom de kaz karousèl. La cuisine et la salle de bain en dur étaient situées à
l’extérieur.
Toutes les poutres étaient apparentes. Les premières réalisations (case 61) avaient une toiture à 4 pans en tôle
ondulée.
Le modèle de départ a connu des évolutions, notamment
avec un agrandissement qui comprenait une varangue
(case 63), la possibilité d’utiliser de la pierre artificielle
et une toiture en dalle (case 67).
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La première kaz Tomi fut inaugurée à Sainte-Marie chez
Monsieur Clérensac Boyer de la Giroday en juillet 1961.
La case 64 est celle qui a été la plus construite. Leur
construction s’est arrêtée en 1973. On en voit encore dans
les zones restées rurales mais aussi dans les quartiers désormais devenus urbains ou périurbains, en particulier dans
les Bas, à la Rivière des Roches, à La Ravine creuse, à Terre
Sainte… Les gens en étaient satisfaits à cause de son côté
fonctionnel et évolutif, de sa solidité, sa clarté, son coût
modique (l’équivalent du prix de 4 œufs par jour pendant
un an), son adaptabilité, et de son esthétique à la fois discrète et bien intégrée dans le paysage.
Cette invention pose aujourd’hui la question suivante : quel
habitat pour le XXIe siècle ? Comment répondre aux besoins
de logement tout en répondant aux besoins d’une vie agréable avec arbres, espaces verts, jardins publics ? Les
constructions actuelles sont souvent sur le même type : dé-
voreuses d’énergie, peu soucieuses du confort des usagers (comment faire entrer les poussettes, les monter…), et favorisent l’installation du parking plutôt que celle
de jardins accueillants. La kaz karousèl répondait aux
besoins d’une époque : mettre fin à un habitat insalubre dans les campagnes. Quelle kaz va répondre aux besoins actuels ?
Maurice Dejean
Né le 13 mai 1925 à la Rivière Saint-Louis
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Aîné de 8 enfants, Maurice Dejean n’est pas allé à l’école,
comme tant d’autres enfants de famille pauvre. Dès l’âge de
9 ans, il a travaillé, avec un autre de ses frères, comme manœuvre forgeron pour son père, maréchal-ferrant et taillandier, c’est-à-dire tailleur de piques, pioches, haches, pour
les planteurs et les travailleurs agricoles. Il rejoint le parti communiste réunionnais et lutte pour l’amélioration des conditions de vie des Réunionnais et pour leurs droits civiques.
Ayant repris la profession de son père, il exerce son métier
jusqu’à la retraite à l’âge de 65 ans. Il décide alors de « faire
un travail que personne d’autre ne fait », et se met à fabriquer des machines qu’il appelle « moulins ». Il invente et commercialise ainsi le moulin kafé, dont il propose plusieurs modèles, le moulin mayi, le moulin kane, c’est-à-dire des machines
à décortiquer le café, le maïs, ou à extraire du jus de canne.
Il tourne et forge lui-même les morceaux de fer qu’il achète
en plaques. M. Dejean, qui se définit comme quelqu’un qui ne
cesse jamais d’apprendre, n’hésite pas à transmettre son
savoir-faire.
Moulin kafé
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Le moulin kafé est une machine à décortiquer le café avec
laquelle on peut aussi décortiquer le maïs selon la finesse
du réglage. L’appareil présente une sortie pour la paille et
une autre pour le café. La machine est présentée dans un
meuble qui sert de cadre à la mécanique.
Le cadre est fait avec du bois acheté en quincaillerie, du
« bois glacé qui refuse l’eau », utilisé pour faire les bateaux.
Le moulin est actionné par un moteur électrique d’un cheval et demi couplé avec un démultiplicateur de scooter. Le
moteur tourne toujours à la même vitesse pour ne pas
chauffer et durer davantage. S’y ajoute une chaîne ou une
courroie en fonction de la force nécessaire. La fabrication
d’une machine demande environ 2 ans.
Au-delà de sa matérialité et de sa fonctionnalité, cette invention, légère, transportable, à taille humaine, utilisable
par n’importe qui, peu dévoreuse d’énergie répond, dans son
principe, aux enjeux modernes d’une industrie de transformation de l’agroalimentaire à La Réunion soucieuse de
l’environnement et de l’énergie. Au moment où se pose avec
acuité la question de la diversification écologique des cul-
tures industrielles à forte valeur ajoutée et de leur transformation en produit de consommation, au moment où la
filière du café se structure et que la très grande qualité du
«bourbon pointu» est reconnue au niveau international, cette
invention trace une voie pour le développement raisonné de
structures de transformation dans le domaine agroalimentaire.
Morille Mario Maillot
Né le 6 avril 1943 à la Chaloupe Saint-Leu
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Issu d’une famille d’agriculteurs, Morille
Maillot est très impliqué dans la structuration
du monde de l’élevage réunionnais. Il a été président de la Sicalait, vice président de l’URCOOPA (Union réunionnaise des coopératives
agricoles, qui valorise les productions agroindustrielles de La Réunion), vice président de
la Chambre d’Agriculture, président d’un
groupement d’achat agricole de la Chaloupe,
président de l’ARIBEV (Association interprofessionnelle pour le bétail et pour les viandes).
De retour à La Réunion en 1981 après quelques années passées dans l’armée, il s’est
orienté tout logiquement vers l’agriculture et
plus précisément vers l’élevage de bovins. Il suit
alors une formation agricole, qu’il concrétise
par un stage pratique de 6 mois sur l’exploitation de ses beaux-parents. Peu de temps
après, il fait l’acquisition d’un terrain de 30 hectares avec la SAFER, terrain qu’il met 7 ans
à défricher dans son intégralité.
Le défrichage éroda et ravina son terrain, mais
selon M. Maillot, les méthodes de culture et
d’acheminement utilisées lors de la grande
époque du géranium ont aussi été responsables de cette érosion. Autrefois, on acheminait quotidiennement le long de sentiers du
bois pour l’usine de Stella, ou pour les fours
à chaux de la côte, ou encore du calumet pour
les constructions ainsi que des marchandises
transportées à dos de bœuf. Au fil du temps,
les sentiers empruntés se sont transformés
en petits bras de ravine, qui à chaque pluie, servaient de passage au ruissellement de l’eau,
qui entraînait avec elle des tonnes de terre
(mascareignites) et d’alluvions.
S’inspirant des pratiques d’agriculteurs israéliens qui, afin de lutter contre la sécheresse, avaient mis en place des barrages successifs dans un ravin, M. Maillot conçut
alors le principe des barrages anti-érosion. Il
se mit alors à en expérimenter dans ses ravines. Les premiers barrages ne s’avérant pas
suffisamment résistants à la pression de
l’eau, M. Maillot les améliora en observant en
temps de cyclone leur comportement d’après
la trajectoire et la force de l’eau qui dévalait
des ravines.
Depuis 1989, il a construit avec son fils 60 barrages de toutes tailles, répartis dans les 7 bras
de ravines qui se jettent toutes dans une plus
grosse ravine. Grâce à ce système, il a récupéré plus d’un hectare de terrain et a agrandi
ses parcelles en les reliant, sécurisé les ravines
pour ses bêtes, enrichi le sous-sol de ses pâturages par l’apport de sédiments et de
faune souterraine comme les vers de terre.
Baraj kastor
Le baraj kastor est un barrage anti-érosion construit de manière échelonnée dont le but est de ralentir l’écoulement
de l’eau durant la saison des pluies, afin que cette dernière
stagne le plus longtemps possible dans le sol pour permettre
la mise en culture. Ces barrages sont composés de rochers
liés entre eux par du ciment, avec à l’arrière un talus de
paille, de tronc et d’autres matériaux. Le principe consiste
à ralentir le torrent de boue en provenance de la forêt domaniale et de stocker la terre à l’arrière des barrages. Au
fur et à mesure des écoulements, celle-ci forme des plateaux qui se recouvrent de kikuyu, une herbe qui retient la
terre avec ses racines et résiste aux fortes descentes d’eau.
La finalité du processus est de retenir de l’eau pour alimenter
les nappes phréatiques et les divers captages, d’agrandir
les parcelles cultivables, d’enrichir le sous-sol.
Cette invention prouve ainsi que la technologie en agriculture
est aussi affaire d’observation des conditions locales et de
leur histoire. Les solutions trouvées sont ainsi adaptées à
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ces conditions. Au moment où nous nous posons la question d’une agriculture équilibrée pour les sols, la faune, la
flore et les humains, cette méthode est un enseignement
sur la possibilité et la manière d’adapter des propositions
technologiques faites pour d’autres situations aux réalités
d’une île tropicale du sud soumise à des conditions climatiques violentes. En ce sens elle est un enseignement
sur la possibilité matérielle et la réalité concrète de la créolisation des savoirs, des techniques, des idées. Au moment
où la déforestation, l’urbanisme, les constructions fragilisent encore davantage le sol de La Réunion et accélèrent
l’érosion, cette invention est aussi l’une des réponses aux
défis environnementaux et de développement durable qui
se posent à La Réunion en ce début du XXIe siècle.
Bruno Arcadius Mezino, dit « Cadius »
Né le 12 septembre 1908 à Petite-Île.
Personnalité marquante de la Petite-Ile
dont il a été fait citoyen d’honneur, Mezino
est défini par ses concitoyens comme un
« puits de savoir ». Il a suivi sa scolarité primaire à « l’école marron », c’est-à-dire dans
ces écoles situées chez des particuliers. Non
reconnues par le service public d’éducation,
animées par des maîtresses et des maîtres
dévoués et généreux, soucieux du développement du savoir, dans des conditions matérielles difficiles, ces écoles ont formé des
générations d’enfants dans les zones où
l’école publique n’existait pas ou était trop
chère. Il effectua ensuite un séjour de 4 ans
au séminaire de Cilaos.
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Il est devenu ébéniste après avoir abandonné, malgré l’opposition de ses proches, le
confort d’un poste de clerc de notaire à SaintPierre. Pour démarrer dans la profession, il
fit dans un premier temps confectionner ses
outils par un maréchal ferrant qui lui apprit ensuite à les fabriquer lui-même, le plus souvent
à partir de matériaux de récupération. M. Mezino a toujours eu le souci de ne rien gaspiller et de tirer parti de ce que l’environnement
mettait à sa disposition pour produire du design moderne.
De très nombreuses maisons de la Petite Île
ont été meublées par M. Mézino qui a également fabriqué un autel et deux stèles
pour l’église de Manapany. Les bois utilisés
pour fabriquer les meubles étaient le Gand
Natte, le Tamarin, et d’autres bois de La Réunion ainsi que du bois d’importation tel que
le Palissandre.
Sa passion pour l’ébénisterie est telle qu’en
1966, à l’âge de 58 ans, au moment où la plupart des gens envisagent leur retraite, M. Mézino n’a pas hésité à s’endetter pour racheter
du matériel. Encore aujourd’hui, il a l’œil qui
brille lorsqu’il parle du travail du bois et de son
envie de manipuler machines et outils.
Ne se contentant pas de fabriquer des meubles, véritable « Michel Maurin », curieux de
tout et l’esprit toujours en éveil, M. Mézino a
été également relieur pour les administrations
de l’île (de Saint-Leu à Saint-Philippe), pour une
imprimerie ainsi que pour des particuliers. Industrieux, inventif, infatigable, il a aussi été fabricant d’huiles qu’il échangeait contre du cuir
avec lequel, cordonnier cette fois-ci, il fabriquait des chaussures pendant la seconde
guerre mondiale.
La rap manyok
L’invention de la rap manyok est liée à la nécessité de
construire des ustensiles et des machines facilitant la vie
quotidienne pendant la seconde guerre mondiale, au moment où l’île est coupée des réseaux extérieurs de ravitaillement et où les Réunionnais se tournent davantage
vers l’utilisation des ressources locales pour la nourriture,
les vêtements, et les denrées de première nécessité.
La rap manyok est réalisée à partir d’un rondin de bois sur
lequel M. Mézino a fixé des lames de scie afin de râper
le manioc et larourout (arrow-root) pour nourrir sa famille
pendant la guerre. Cette râpe a connu des évolutions et
a finalement été motorisée par le frère de M. Mézino.
Cette invention, liée à un monde rural qui a en grande partie disparu n’a cependant rien d’archaïque ni d’ethnographique. La rap manyok répondait à la nécessité de transformer les aliments dans une période de quasi-autarcie économique et de difficultés de ravitaillement. Son principe
pose aujourd’hui la question des machines de transformation liées au monde agroalimentaire dans la Réunion
du XXIe siècle. Celle-ci est de plus en plus confrontée aux
contraintes énergétiques, aux prix des transports de machines par avion et par bateau, à l’augmentation exponentielle des prix du pétrole, à l’empreinte énergétique des
outils et des produits issus de l’industrie agroalimentaire
importés d’Europe, d’Asie ou d’Australie. Quelle invention
aujourd’hui, dans une société qui va bientôt atteindre le
million d’habitants, va répondre à ces défis auxquels il n’est
plus possible désormais de se dérober ?
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invention, innovation, culture
Zarboutan nout kiltir 2007 est remis à six personnes : Messieurs Maurice Tomi, Jean de
Cambière, Louis Dubreuil, concepteurs et réalisateurs de la kaz Tomi ; Monsieur Maurice
Dejean, inventeur d’un moulin kafé, Monsieur Morille Maillot, inventeur de baraj kastor et Monsieur Arcadius Mézino, inventeur
de la rap manyok.
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Leurs découvertes et leurs inventions ont eu
pour objectif et pour résultat de rendre plus
facile, plus simple, plus commode la vie quotidienne des Réunionnaises et des Réunionnais. À chaque fois, qu’il s’agisse d’activités
liées à l’agro-alimentaire (moulin kafé), à la protection des sols (baraj kastor), à la cuisine et
à la préparation des repas (rap manyok), ou
des manières d’habiter et de se loger (kaz
Tomi), ces inventeurs se sont préoccupés
avant tout d’un mieux-être pour celles et ceux
qui ne font pas partie des privilégiés. Ce souci
du mieux être social et sociétal est un élément
important de la culture dans la mesure où
cette préoccupation signale et implique un
rapport au bien commun, au partage, à une
éthique collective de l’hospitalité et d’un développement fondé sur un échange marchand
équilibré. Si toute invention a un objectif sociétal, l’intention de celles qui sont célébrées
ici est sociale et culturelle.
Leur souci fondamental d’améliorer la vie se
double d’une volonté réelle de valoriser les ressources et les potentialités de l’espace réunionnais, puisque toutes ces inventions sont
fondées sur des éléments de la culture matérielle et immatérielle, sur les manières vernaculaires d’habiter, de préparer les aliments pour la cuisson, de cuisiner, manières
elles-mêmes en relation étroite avec les matières et les productions de la société. Cette
prise en compte de l’interaction étroite et ancienne entre les ressources et les activités
de la société signale une attention profonde
portée à la culture réunionnaise en tant que
rapport aux manières de faire et de vivre.
La rap manyok, le moulin kafé, les baraj kastor et la Kaz Tomi, toutes ces inventions établissent le lien entre les êtres humains et leur
société ; elles les situent dans leur environnement et leur rappellent leurs responsabilités
pour l’intérêt commun dans toutes ses dimensions culturelles.
Habiter, cuisiner : gestes simples du quotidien
mais qui en fait exigent une prise en compte
réelle et réfléchie des conditions économiques, sociales, climatiques, écologiques du
monde réunionnais. Leurs inventions proposent un mode de vie et de consommation qui
qui abîme l’île rapidement. Nos ressources
ne sont pas extensibles. Nous vivons dans un
monde traversé par des conflits meurtriers
autour de la maîtrise des sources d’énergie.
Nous ne pouvons rester indifférents à ces
conflits. Nous entrons dans le troisième
millénaire de notre société, sachons en
être dignes.
respectent les ressources, les possibilités, les
réalités de l’île et l’inventivité de ses habitants.
Ils proposent ainsi une réelle alternative vernaculaire au gaspillage énergétique, à la gabegie consommatrice, à l’architecture paresseuse, dans une île dont les ressources
sont limitées. Leurs inventions proposent un
mode de vivre ensemble. Elles font, en même
temps, prendre conscience aux Réunionnais de leur île et de leur environnement, de
leur responsabilité dans sa protection, du
souci du bien commun comme fondation du
rapport à l’île et au monde, à soi et aux autres
qui y demeurent, y travaillent, y vivent.
Tout cela renvoie à une conception du monde
insulaire réunionnais, de sa nature qui est fragile et fragilisée par un mode de vie et de
consommation qui recherche la satisfaction
instantanée. Construire, consommer sans tenir compte de demain, sans chercher à transmettre un monde vivable est un mode de vie
Le travail de ces inventeurs est profondément
culturel. Leur savoir et leurs inventions inscrivent le moment dans la longue durée, le
conçoit comme un point de passage entre le
passé de l’île et son avenir valorisé. Ce savoir,
comme celui des tisaneuses et des tisaneurs,
des conteuses et des conteurs, des familles
du maloya, des tisseuses et des tisseurs de
feuilles de coco ou de bois de bambou, ne se
construit ni sur l’oubli ni sur la négation du
passé, ni sur sa fétichisation ; il ne se construit
pas non plus sur l’exploitation sans frein de
la nature. Il est fondé sur leur prise en
compte raisonnée et respectueuse, sur leur
développement dans le présent et dans la culture. Ces conceptions, ces inventions et ces
créations nous indiquent et nous enseignent
un immense savoir sur la manière vernaculaire d’habiter l’île, mais aussi une très forte
capacité d’adaptation et d’innovation, une culture de la négociation avec les réalités du
monde insulaire réunionnais et avec son environnement économique. Elles nous indiquent et nous enseignent aussi une intelligence et une appréhension profondes des enjeux de l’ouverture raisonnée à ses transformations au cours de l’histoire et selon l’espace, un lien au lieu et à ses habitants, fait de
respect et de compréhension, de protection,
de confiance et de valorisation.
L’invention vernaculaire est aussi profondément culturelle car elle s’inscrit dans l’éthique
même des processus de créolisation, dans sa
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22
modernité et son rapport constant aux enjeux
contemporains. Ces inventions montrent
comment conception et matérialisation se
font à partir de l’observation et de la connaissance des réalités, des besoins, des possibilités de l’île, de ses pratiques établies et de
leur questionnement, d’un travail à partir de
cet état des lieux et de cette prise en considération. Elles montrent aussi comment les
modernités réunionnaises rencontrent les
modernités qui s’expérimentent et s’élaborent ailleurs, et comment elles dialoguent. Si
La Réunion est riche d’expériences, si elle est
riche en espaces d’interaction, c’est parce
qu’elle a toujours su être une terre d’emprunts créateurs, de négociations culturelles et techniques, de passage de savoirs
et de savoir-faire, comme fondation du commun et de l’échange. L’invention révèle très
nettement ce mouvement entre La Réunion
et le monde, cet échange productif, et productif dans les deux sens, comme le montre
l’exemple de la kaz Tomi adaptée ensuite aux
Antilles ou en Australie.
L’invention repose sur l’imitation, la traduction,
l’adaptation et la transformation. Elle suppose
une ouverture à l’ailleurs et à l’autrement, une
non-fixation sur ce qui serait « authentique »,
« pur », « vrai », « du terroir ». Elle s’inscrit
dans une éthique de la traduction, dans cet
espace intellectuel où des pratiques culturelles
se confrontent et empruntent les unes aux
autres pour créer un nouvel espace. Elle réalise ses produits en les adaptant aux conditions matérielles, économiques, physiques, culturelles ; à ce qui se produit et se transforme
sur l’île. L’invention vernaculaire réunionnaise
est, en ce sens, et de manière très claire, une
métaphore réalisée des processus de créolisation dans la culture matérielle et donc dans
les représentations et les pratiques immatérielles qui lui sont liées, y compris les
modes d’habiter, de cuisiner et de manger, les
façons d’occuper le sol, de le cultiver, d’y mettre les bêtes à paître…
L’invention vernaculaire, dans sa modernité
même, se manifeste en tant que pratique de
créolisation. Celle-ci est fondée sur l’emprunt, la rencontre, l’adaptation, la transformation, le bricolage de références et de
réalisations, et la création à partir de prélèvements, de traces ou de fragments venus
d’espaces différents et retravaillés en fonction des interactions qui ont lieu dans le nouvel espace commun. On le sait, ce qui caractérise la créolisation ce n’est ni la rigidité
ni l’errance, mais la possibilité d’emprunter
à des pratiques, des croyances, des idées lointaines tout en maintenant la familiarité du
monde. Car ces inventeurs ont aussi élaboré
leurs créations et leurs conceptions en choisissant de se fier par principe aux capacités
créatrices et inventives des utilisatrices et des
utilisateurs de ces inventions et de ces créations. Celles et ceux à qui ces maisons, ces
ustensiles, ces machines, ces constructions
sont destinés ne sont, à aucun moment, considérés uniquement comme des consommatrices et des consommateurs.
Ils sont invités, dans le principe même qui
guide l’invention, à s’en saisir, à la développer,
à lui donner une extension et une touche singulières et personnelles. Ces inventions sont,
en effet, à la fois simples à fabriquer et à utiliser, et certaines d’entre elles sont évolutives :
elles laissent toute latitude aux gens pour se
les approprier à leur façon, pour les transformer à leur façon, pour les « habiter » à tous
les sens du terme.
L’engagement des inventeurs dans le savoir
et les pratiques se fonde donc sur une certitude de la nécessité et de la vérité de la
transmission ; sur une idée de l’héritage
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comme quelque chose de vivant, sur la nécessité de répondre à des demandes sociales.
L’éthique des inventeurs est, en effet, celui de
la solidarité, du « passage du témoin ». En ce
sens, ces savoirs, cette éthique et ces inventions sont ancrés dans une longue histoire
de la culture et des luttes populaires réunionnaises, dans cette longue histoire du souci
de soi et des autres.
L’un des rôles de la Maison des Civilisations
et de l’Unité Réunionnaise est de s’interroger
sur ce que sont les enjeux d’aujourd’hui,
dans la société contemporaine de l’île prise
dans les bouleversements induits par la
mondialisation néolibérale. La MCUR revisite
et valorise les notions du vivre en commun,
des modernités vernaculaires, du partage des
mémoires et des savoirs, sur ce que peuvent
être les conditions d’une bonne vie, au-delà des
clichés et des représentations, dans un
monde en pleine mutation.
Au moment où les défis démographiques, sociaux, économiques, énergétiques et climatiques sont de plus en plus importants pour
La Réunion, honorer des inventeurs, c’est honorer des pratiques vernaculaires modernes et honorer des personnes qui ont un
rôle social, économique et écologique important ; c’est reconnaître pleinement leur
contribution au patrimoine vivant et à la culture de notre île.
En honorant des inventeurs, Zarboutan Nout
Kiltir 2007, en refusant l’opposition « moderne/ traditionnel », inscrit l’invention technologique comme participant à la vie culturelle.
M A I S O N D E S C I V I L I S AT I O N S E T D E L’ U N I T É R É U N I O N N A I S E