Ne pas tuer le temps, mais le vivre
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Ne pas tuer le temps, mais le vivre
NOTRE OPINION Ne pas tuer le temps, mais le vivre PAR PHILIPPE MEYER* L 'annonce de la démission du Pape Benoit XVI a fait l'effet d'un choc planétaire. Pour la première fois depuis Grégoire XII en 1415, un Pape a décidé de renoncer au ministère d'évêque de Rome, pour ne pas voir altérée sa mission par une moindre vigueur physique et spirituelle. A 85 ans, le Pape s'est ainsi appliqué à lui-même une sorte d' “empêchement”. De partout à travers le monde, on a salué la grandeur, l'humilité, le courage et la dignité de ce geste qui a suscité un respect unanime à la hauteur de l'événement, de l'homme et de la fonction. Parmi les multiples questions que soulève cette décision du Pape, dont on mesurera sans doute plus tard l'ampleur des effets, il en est une qui concerne son impact sur la notion du temps. Ce geste, qui a stoppé net l'intemporalité d'une mission confiée à vie, s'inscrit dans un monde où le temps est déjà malmené, sous l'effet des progrès technologiques et de la génération Les sites web et leurs blogs alimentés en direct ont remplacé les journaux et leurs analyses écrites la veille. Les réseaux sociaux et leur immédiateté contagieuse ont remplacé les réunions et leurs débats contradictoires. Le temps n'est plus dans l'air du temps. Les hésitations et les doutes sont perçus comme des faiblesses, quand la vitesse et les certitudes sont vues comme des forces. Le progrès technique est bien sur pour beaucoup dans cette révolution humaine qui est en marche. Il permet d'accéder à tout, et tout de suite. L'accès au savoir, mais également aux biens et aux services. Pourquoi attendre quand on peut tout avoir immédiatement ? Mais la mise à mal de certaines valeurs morales accélère également cette fuite en avant, quand elle n'en est pas la cause directe. L'écoute, l'ouverture, le respect, l'empathie ne sont plus à la mode. Dans un monde de plus en plus peuplé, de plus en plus concurrentiel, de plus en plus confronté au partage des ressources rares, l'égoïsme, le repli sur soi, Parmi les multiples questions que soulève cette décision du Pape, dont on mesurera sans doute plus tard l'ampleur des effets, il en est une qui concerne son impact sur la notion du temps. internet. Tel un dommage collatéral d'une décision prise pour bien d'autres raisons, l'éphémère, tant à la mode dans notre société moderne, remporte là une victoire sur la durée. Tout aujourd'hui doit aller vite, et encore plus vite. Une information, un message, une idée est transmise instantanément à travers nos téléphones et ordinateurs portables aux quatre coins du monde. Mais surtout, nous en attendons une réponse dans la seconde qui suit. Plus le temps de réfléchir, de consulter, de parler. Au bout d'un laps de temps infinitésimal, mais tout de suite jugé trop long, on exigera la réponse, la réaction, l'action. Les satellites et leurs images instantanées ont remplacées les récits et leurs transmissions progressives. 4 I N F O R M A TIO N J U IVE F évrier 2 0 1 3 l'intolérance, la haine de l'autre sont des valeurs montantes. Et la gestion du temps, en les mettant à mal, n'en fait pas partie. Ce non-respect du temps pousse aux jugements hâtifs, à l'oubli de soi et de ses proches, à la négligence de l'essentiel, aux excès et aux abus, aux décisions que l'on regrettera, aux facilités, aux ignorances. Et à toutes leurs conséquences. Face aux dangers que fait courir à l'homme la dévalorisation du temps, force est de constater que le judaïsme constitue encore l'un des derniers remparts solides. Dans la religion juive, le temps a un sens, une importance, une valeur. Les Juifs ont souvent été surnommés les “Bâtisseurs du temps”, explications d'une dimension fondamentale de la pensée juive. Le calendrier des fêtes est rempli d'exemples montrant à quel point le respect du temps est capital. Le temps est sanctifié sur le vin à Pessah (“temps de notre liberté”), à Chavouot (“temps du don de la Torah”) ou encore à Souccot (“temps de notre joie”). Le temps est confié aux hommes, les rendant ainsi libres. C'est pour lutter contre la tentation d'oublier sa condition temporelle et mortelle que la Torah demande de compter l'Omer. Le Rabbin Samson Raphaël Hirsch (18081888) n'avait-il pas déclaré que “le calendrier est le livre de principe de la foi juive” ? Chaque jour compte : il est irremplaçable. Mais surtout, le Chabbat est le couronnement du temps, le jour où chacun se retrouve face au temps. Dans la tradition, le temps est constitué par la Torah. “Et D. regardait la Torah et créait le monde”. Comme le souligne le Rabbin Haim Harboun, “La conception du temps du judaïsme est aux antipodes de la conception grecque dont le monde occidental est l'héritier. C'est la Grèce qui a inventé l'idée du cosmos, autrement dit, le monde et l'espace. Ce dernier se focalise sur les objets, la technique, les machines, les armes. C'est à dire tout ce qui tue le temps. Le monde juif se focalise sur le temps. Autrement dit, sur la sacralisation du temps. Il ne tue pas le temps, il le vit”. Le Peuple juif n'aurait jamais réussi à subsister en exil s'il n'avait pas conféré une importance première aux souvenirs historiques, à la mémoire, à la transmission, donc au respect du temps. Dans le judaïsme, perdre la notion du temps est une faute cardinale. C'est perdre le sens des responsabilités. Si de nos jours, tout est fait pour occulter la notion du temps, sous le diktat du progrès, il est urgent de protéger cet écrin dans lequel le temps est posé, est respecté, est protégé, pour qu'il nous protège à son tour des tourbillons de la vie. Ne pas prendre le temps de se trouver, c'est prendre le risque de se perdre. -*Directeur de la publication