Article de Frank Tenaille

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Article de Frank Tenaille
L’Académie Charles Cros vient de rendre publics ses « Coups de cœur musiques du monde 2013 ».
• Dans la catégorie « In mémoriam », elle a salué la mémoire de quatre grandes personnalités
musicales.
La chanteuse mexicaine Chavela Vargas (1919-2012), amie de Frida Kahlo et Diego Rivera dont la
légende fut marquée par les turbulences d'une vie de musique, de rébellion, d'alcool et
d'homosexualité affichée. La « Dame au poncho rouge » (80 disques en 50 ans) étant une
représentante de la chanson ranchera, genre populaire de l'ouest du Mexique, en général pratiqué
par des hommes.
Le musicien et compositeur Ravi Shankar (1920-2012) avait pour sa part au-delà de sa place
cardinale dans la musique indienne, influencé de nombreux artistes étrangers, des Beatles au
violoniste classique Yehudi Menuhin, étant par ailleurs le père de la chanteuse Norah Jones et de la
compositrice Anoushka Shankar.
Le Guadeloupéen Guy Konket (1944-2012) était connu comme chanteur et tambourinier. Il avait
joué un rôle décisif dans la reconnaissance du gwoka, le tambour archaïque, liant tradition et
modernité, et ouvrant la « musique de vieux nègres » à tous les possibles notamment au jazz le plus
free sans rien oublier de ses engagements politiques et sociaux.
Le musicien malien Keletigui Diabate (1931-2012) était un maître du balafon, qu’il avait pratiqué
dans un grand nombre de groupes depuis les années 60 de l'ensemble traditionnel du Mali aux
Ambassadeurs, le groupe dans lequel chantait un certain Salif Keita.
• Dans la catégorie « Mémoire vivante » deux types enregistrements ont été choisis.
Corée. L’art du sanjo de gayageum par Park Hyun-sook. L’art du sanjo d’ajaeng par Kim
Young-gil. L’art du sanjo de geomungo par Lee Jae-hwa. 3 CD Maison des Cultures du
Monde, Inédit / Socadisc.
Le mot sanjo signifie mélodies éparpillées, et renvoie à l’origine improvisée et évolutive d’un genre
musical né à la fin du XIXe siècle, et plus que tout autre, incarne la musique traditionnelle des
Coréens d’aujourd’hui.
Le sanjo puise dans plusieurs héritages : la musique chamanique improvisée sinawi, l’opéra à un
acteur pansori, la musique des lettrés pungnyu. D’abord calme et méditative à la manière d’un
impromptu, la pièce, composée de cinq parties, gagne peu à peu en rapidité et en virtuosité,
entraînant l’auditeur dans un plaisir physique et émotionnel. Conçu à l’origine pour la cithare à
chevalets gayageum, le sanjo fut vite adopté par d'autres instruments coréens et en premier lieu par
la cithare à frettes geomungo considérée par les Coréens comme leur instrument principal. Le jeu
tantôt subtil et ornementé, tantôt violent et saccadé, restitue une large palette d’impressions et
d’images sonores.
Comores. Mwezi WaQ, Chants de lune et d’espérance, 1 CD Buda Musique / Universal.
A l’origine, les Comores se prénomment « les îles de lune ». Le collectif d’artistes Mwezi WaQ,
composé de 9 musiciens (voix, guitares, percussions) reprend des chants consacrés de ce territoire,
soit compose à partir d’un vécu actuel, de manière à rester en phase avec les réalités profondes de
ce pays aux mille visages. Dans l’esprit du CD Chants de femmes avec la chanteuse Zaïnaba
(Grande-Comore) qu’il a initié en 2005, l’ensemble sous la direction de Sœuf El-Badawi rénove la
musique rurale à coups de textes engagés de la scène folkomor. Trompe-l'œil donc, où satyres
sociales et anticoloniales se fondant avec les mélodies traditionnelles, religieuses ou séculaires, à
l’exemple des chants de travail.
• Dans la catégorie « Créations » 4 œuvres ont été primées.
Francesca Breschi, Il Canto Segreto degli Alberi, Helikonia Records.
Pour Francesca Breschi, les chants traditionnels sont comme ces arbres centenaires qu’elle nous fait
découvrir au travers de morceaux issus des traditions de la Sicile, des Pouilles, des Arbëreshë
siciliens, de la Toscane, du Molise, de la Corse, de la Sardaigne, de l’Emilie, de la Roumanie et de
l’Arménie. Une façon pour elle de nous faire toucher la grandeur de l’idée musicale qui a présidé à
chaque morceau, servie par des transmissions orales séculaires.
Rocio Marquez, Claridad, Universal Jazz.
Cette jeune cantaora andalouse à la voix mélodieuse et puissante est la nouvelle sensation du
flamenco puro. L’une des rares payos (non-Gitans), aussi, à s’être imposée à la fois auprès des
puristes et du grand public. Il est vrai que sa connaissance des formes les plus orthodoxes, son
impressionnante maîtrise rythmique et ses vocalises acrobatiques étourdissantes font de Rocío
Márquez une technicienne imparable. Sur son premier disque, on retrouve ainsi plusieurs de ces
palos traditionnels dont elle s’est fait la spécialité : des tangos, bulerías ou seguirillas arrangés
sobrement, avec guitare et basse pour l'essentiel, mais aussi une flûte et un saxo qui soulignent son
interprétation aérienne qui renouvelle le genre.
Ballaké Sissoko, At peace, 1 CD No format/ Mad Minute.
Dans cet album, le virtuose malien de la kora s’essaye à différentes configurations (solo, duo, trio et
quintet), pour décliner sur ses vingt et une cordes les infinies variations de son inspiration
mandingue : des phrases sobres, souvent répétitives, modulées par de subtils changements de
rythme ou de mode. Violoncelle, guitares, balafon... se calant sur l'ample et fluide respiration
intérieure de son instrument. Cultivant une sobre sérénité, il joue la nuance plus que le contraste.
Son tandem formé par la kora et la guitare à douze cordes d'Aboubacar « Badian » Diabaté faisant
merveille sur N'tomi¬korobougou, une transe de dix minutes.
Guylaine Renaud et Benat Achiary, Beatiho, 1 livre-disque Museon Arlaten-Actes Sud.
Guylaine Renaud et le Museon Arlaten conduisent depuis 2008 un itinéraire original dans les
collections du Musée, intitulé « Le Voyage des 10 ». La création « Beatiho », s’inscrit dans ce cadre
et a réuni pour la première fois Guylaine Renaud, chanteuse et ethno-artiste méridionale, et Beñat
Achiary, soliste et improvisateur basque. Ils se sont inspirés des « beatiho » (terme provençal qui
désigne des boîtes vitrées qui étaient confectionnées par les moniales dans les Couvents de
Provence au XVIIIe et XIXe siècle ), pour explorer les écrits des deux poètes Jean de la Croix et
Thérèse d’Avila. Ils présentent une création empreinte de mysticisme et de spiritualité -en castillan
provençal et français- sur les traces de ces deux grands mystiques chrétiens de la Renaissance.
• Dans la catégoeie « Festival » a été récompensé le coffret :
Anthologie des moments précieux des Suds à Arles 1 CD- DVD, World Village/ Harmonia
Mundi.
En 16 années, le Festival les Suds à Arles a réussi à définir et imposer une identité musicale ouverte
sur le monde tout en assumant pleinement le caractère méditerranéen de la ville qui porte son nom.
C’est au creux d’un écrin que ce festival a pris racine avec son théâtre antique, son musée
archéologique, son musée provençal, ses friches industrielles du XIXe siècle… espaces mis à
contribution, dont l’un en particulier : la cour de l’archevêché qui accueille, chaque fin d’après-midi
festivalière, un concert singulier qualifié de précieux. Ce coffret en offre un aperçu. Habillé par le
célèbre couturier arlésien Christian Lacroix, l’objet se compose d’un CD, d’un DVD et d’un riche
livret. Le tout reflète la variété et l’extrême qualité des spectacles proposés.
Des traditions délicates telles que le chant anatolien de la Turque Gülcan Kaya, le tango canaille des
Argentins de 34 Puñaladas ou le dhrupad hindoustani de Wasifuddin Dagar alternent avec les
rencontres singulières (le Basque Beñat Achiary avec l’Occitane Guylaine Renaud, la chanteuse
judéo-arabe Françoise Atlan et l’ensemble iranien Constantinople, ou le projet Chi Na Na Poun, qui
réunit les musiciens occitans Manu Théron, Patrick Vaillant et Daniel Malavergne). Des figures
phares des musiques de la diversité ont marqués l’histoire du festival.
On retrouve sur le CD les frères palestiniens Joubran, le Malgache Rajery, la Grecque Angélique
Ionatos ou, sur le DVD, le Cubain Omar Sosa, le duo Ballaké Sissoko/Vincent Ségal et les Corses
d’A Filetta. Les vidéos mettent l’accent sur des prestations spectaculaires, le duo suisse Stimmhorn,
les Japonais Pascals ou le trio brésilien Passos-Ramos-Carneiro, et témoignent aussi de concerts
historiques comme les premiers pas internationaux de la Capverdienne Mayra Andrade ou de la
chanteuse flamenca Rocío Marquez.
• Dans la catégorie « Film » a été choisi le film : Violeta d’Andrès Wood, Margo Film.
Adapté du livre d’Angel Parra, Violeta Parra, ma mère, le long-métrage d’Andrés Wood raconte
donc la vie de la célèbre artiste chilienne. Une histoire belle et trouble où la passion tutoie le drame.
Des souvenirs de jeunesse à sa passion pour la culture traditionnelle chilienne qui l’a poussée à
parcourir le pays pour recueillir les témoignages des anciens, de ses rapports difficiles dans sa vie
privée et familiale à sa disparition en 1967, durant un peu moins de deux heures, toute la vie de
Violeta Parra est passée au crible.
En tête d’affiche, une parfaite inconnue hors du Chili. Francisca Gavilán investit littéralement le
rôle. La ressemblance entre l’actrice et la chanteuse est troublante. Et la performance – tant
physique que vocale – de Francisca est stupéfiante. Violetta Parra, quelques semaines avant sa mort
composa Gracias a la vida, une chanson qui parle d’elle-même et qui fut reprise par des artistes tels
que Joan Baez, U2, Faith no More, Shakira, Juanes, Buena Vista Social Club, Laura Pausini ou
Mercedes Sosa.
• Dans la catégorie DVD a été choisi :
Gwoka, l’âme de la Guadeloupe de Caroline Bourgine et Olivier Lichen. Les Films du village/
Zararod productions. Les tambours du gwoka résonnent en Guadeloupe depuis l’arrivée des
premiers esclaves. Enracinée dans l’histoire rurale de l’île, longtemps rejetée, cette tradition
musicale symbolise aujourd’hui la reconquête par la population de son identité profonde. Un public
toujours plus large retrouve le chemin des soirées lèwoz, captivé par les défis que se lancent tout au
long de la nuit les batteurs, les chanteurs et les danseurs. Pour la première fois, un film saisit cette
musique dans sa dynamique sociale et historique. D’un lèwoz à l’autre, au fil des rencontres, il nous
en restitue sa richesse et sa force.
Dans la catégorie « Livres » ont été choisis :
Alan Lomax. Le pays où naquit le blues. Traduction Jacques Vassal, illustrations Pascal
Comelade. Livre- CD, Ed Les Fondeurs de briques.
Avec cette traduction, l’éditeur toulousain permet d'accéder enfin aux mémoires du plus grand
collecteur et ethnomusicologue de la culture noire américaine. Collecteur, folkloriste,
anthropologue, chercheur, homme de radio, écrivain, producteur, chanteur et guitariste Alan Lomax
(1915-2002) a travaillé dans le monde entier. Ses enregistrements et ses écrits sont autant de
témoignages et de traces des cultures populaires des Etats-Unis, des Caraïbes ou de l'Europe.
Infatigable défenseur des minorités culturelles, Alan Lomax commença son travail à 18 ans au
début des années 30. En pleine Dépression et New Deal, Alan Lomax et son père John sont
missionnés par la Bibliothèque du Congrès de Washington pour enregistrer le folklore du Sud des
Etats-Unis. Ils transforment l’arrière de leur voiture afin d’y loger un matériel primitif de gravure et
s’arrêtent dans les rues, les bouges, les exploitations agricoles, les prisons et les églises.
Passionné, romantique, le jeune Lomax est vite confronté à la ségrégation de ces états du Deep
South, au silence des opprimés méfiants et aux affres des sheriffs, fermiers locaux... ou au long de
l'ouvrage, de plus de 600 pages, Lomax se fait témoin de cette zone de silence et donne, grâce à ses
enregistrements, voix aux sans-voix. Des rencontres inouïes qui laissent penseur comme celle avec
le bluesman Lead Belly (Huddie William Ledbetter) croupissant dans une prison du Texas, avec Son
House dans une grange, avec la mère de Robert Johnson ou encore avec McKinley Morganfield
alias Muddy Waters.
Des dizaines d’autres musiciens s’assoient devant ses micros, jouent, chantent et réagissent sur leurs
conditions (surtout lorsque l'on s'éloigne du delta du Mississippi). Alan Lomax humainement et
politiquement engagé sera blacklisté pendant la Chasse aux sorcières du Maccarthysme. Il s'exilera
en Europe où il continuera son travail. La traduction fidèle est de Jacques Vassal, spécialiste de la
musique populaire et du folklore anglo-saxon et français. La couverture est du musicien et
compositeur Pascal Comelade.
André Ricros (en collaboration avec Eric Montbel), Bouscatel. Le roman d’un cabretaire
suivi de Vie des cabretaïres d’Auvergne, Amta-Editions Italiques (Decombat)/ Auvergne
Diffusion.
En 450 pages, André Ricros, en collaboration avec Eric Montbel, raconte l’incroyable histoire de ce
« roi des cabretaïres » issu d’un petit village du Cantal. Cette aventure humaine donne à
comprendre l’épopée de ces seigneurs de la nuit qui créèrent les bals musette ainsi que les filiations
qu’ils ont perpétrées, où de maîtres à élèves, ils se transmettaient des instruments accompagnés de
formules magiques.
Un livre qui met à mal une vision convenue des auvergnats de Paris, où l’on découvre un univers de
tripots, de la nuit et de ses plaisirs, de la musique et de la danse… Cette publication, accompagnée
d’un CD où l’on peut entendre les cabretaïres cités dans cet ouvrage, présente plus de 300
illustrations pour la plupart inédites.
Dans la catégorie « Jeune public » a été récompensé :
Ruelles. Cap vert, Portugal, Brésil, chansons et recettes (avec Teofilo Chantre, Roda Do
Cavaco, Amélia Muge, Magna Ferreira). Au Fil de l’air/ L’Autre Distribution.
Depuis 1998, l aventure Au Fil de l’Air et son label discographique éponyme, le festival Les temps
chauds sous l’égide de Françoise Cartade propose aux jeunes générations de l’Ain une découverte
du formidable potentiel des musiques du monde entier. Des musiciens, compositeurs, arrangeurs et
interprètes prennent part à ce chantier d’envergure (ici Teofilo Chantre, Amélia Muge, Magna
Ferreira, Roda do Cavaco) et transmettent aux enfants un répertoire composé de chansons
traditionnelles et de créations. De concert, ils en seront les interprètes et conjugueront leurs voix d
adultes et d enfants pour restituer à travers un spectacle et un album, le fruit de cette incroyable
rencontre.
Frank Tenaille, avril 2013