Les droits des femmes en Tunisie

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Les droits des femmes en Tunisie
 Les droits des femmes en Tunisie
Hafidha Chekir
Les femmes ont fait l’objet et continuent de faire l’objet de grands débats et de partager
l’opinion publique entre partisans et défenseurs depuis le XIXème siècle suite à l’apparition du
mouvement réformiste et de la publication d’ouvrages préconisant la libération des femmes et
considérant la condition des femmes comme un témoin des conditions socio-économiques et
des mentalités sociales. 1
Les défenseurs des droits des femmes ont toujours été des militantes et militants des droits
humains et des modernistes qui prônent un État moderne et une démocratie égalitaire.
Cette pensée réformiste et favorable à l’émancipation des femmes va trouver sa consécration
dans la politique des nouveaux dirigeants de la Tunisie Indépendante et surtout du leader de
l’indépendance Habib Bourguiba qui, dés 1956, adopta un texte d’avant-garde sur les droits
des femmes, le code du Statut personnel qui a été adopté le 13 août 1956 pour reconsidérer les
relations entre les hommes et les femmes dans la famille et reconnaître aux femmes des droits
importants par rapport aux autres femmes.
Dés l’adoption de ce texte, les femmes eurent le droit de consentir librement et
personnellement au mariage, de ne pas se marier en dessous d’un âge minimum, la polygamie
est interdite, le divorce est judiciaire et peut être demandée par l’homme ou la femme.
Il est intéressant de remarquer que ce Code est apparu 3 ans avant l’adoption de la nouvelle
constitution de la Tunisie indépendante, le premier juin 1959, laissant croire que la mise en
place des institutions de l’État passe nécessairement par la réforme de la famille et que le
changement des relations dans les espaces privés constitue la première étape de construction
de l’État moderne.
Le code du Statut personnel est toujours en vigueur malgré toutes les évolutions et les crises
politiques qu’a connues notre pays .Certains auteurs ont même considéré que ce code
1
Voir à ce propos Bakalti Souad. La femme tunisienne au temps de la colonisation 1881-1956. Paris.
L’Haramattan, 1996. La première génération du mouvement réformiste, influencé par le mouvement réformiste
égyptien se créa autour de Ahmed Ibn Abi dhiaf et Ahmed Kheireddine. Tlili Bechir. A l’aube du mouvement
des réformes à Tunis : un important document de Ahmed Ibn Abi Dhiaf sur le féminisme(1856).Tunis.
Publications de l’Université de Tunis. Série Histoire, vol. XV, 1994, p. 95
1 constitue l’expression de la révolution sociale par le droit2 puisqu’il a sans nul doute constitué
un moteur de changement des relations sociales et familiales dans notre pays.
Malgré toutes les attaques dont il fait l’objet au moment de sa parution en 1956 et suite à
l’apparition du mouvement islamiste dans les années 80 dont certains dirigeants ont appelé à
un referendum pour la remise en cause des acquis des femmes qu’il consacre ce code reste
fortement inspiré des règles et préceptes de l’Islam et des lectures de l’école malékite
prédominante dans les pays du Maghreb. En ce sens, les dirigeants tunisiens ont toujours
considéré le code comme une interprétation de l’Islam et expressément mentionné le
fondement religieux de certaines de ses dispositions3 qu’ils n’ont jamais pu modifier .A titre
d’exemple, nous pouvons citer les dispositions relatives à l’égalité successorale d’inspiration
musulmane, à la dot comme condition de validité du mariage et à l’autorité du père à la tête de
la famille.
Depuis la fin des années 80, la mobilisation de la société civile a permis de maintenir les
acquis des femmes et de les consolider par une action de plaidoyer pour la révision du code et
depuis 1985, par une action en vue de la levée des réserves qui ont été formulées par la
Tunisie au moment de la ratification de la convention internationale sur l’élimination de
toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes
Cette action de plaidoyer continua depuis et resurgit chaque fois que des voies s’élèvent pour
remettre en cause les droits des femmes .Elle prit plus d’ampleur avec le déclenchement de la
révolution de 2011 puisque l’arrivée sur la scène politique des mouvements islamistes et
particulièrement de salafistes s’est accompagnée de la contestation des droits des femmes.
De même, les résultats des élections et l’obtention de la majorité au sein de l’Assemblée
Nationale Constituante du parti Islamiste Ennahdha a fait craindre aux femmes la perte de
leurs droits et les a incité à une vigilance permanente au moment de la rédaction de la
constitution.
C’est ce qui explique le suivi permanent de l’écriture de la constitution et la participation à
tous les débats, dialogues, manifestations qui ont été organisés chaque fois que les projets de
constitutions paraissent depuis 2012 jusqu’à son adoption finale le27 janvier 2014.
A cet effet, nous allons nous intéresser aux grands débats qui ont concerné les droits des
femmes dans la constitution et nous nous intéresserons ensuite aux résultats de ce plaidoyer
par la consécration des droits des femmes dans la constitution.
I-
Les grands débats en question autour des droits des femmes
Parmi les questions les plus importantes qui ont été posées en relation avec les droits des
femmes, nous pouvons citer la question cruciale de la charia, la loi islamique, celle de
l’universalité des droits humains et celle des droits des femmes
2
Ben Achour Yadh. Mutations culturelles et juridiques, vers un seuil minimum de modernité. AAN, 1989, p.13
Texte du ministre de la justice de l’époque (Ahmed Mestiri) publié le 13 août 1956 à l’occasion de la
promulgation du code. RJL 1975.
3
2 1-
Le débat sur la charia comme source de la loi
Dés le début du travail constitutionnel de l’Assemblée nationale constituante, certains
membres issus du parti de la Nahdha ont tenu à inscrire la charia dans la constitution.4 Sadok
Chourou, considéré comme l’un des plus durs du parti islamiste de la Nahdha, a déclaré : « Le
Préambule doit mentionner la charia comme la principale source du droit. », reprenant les
dispositions de l’article 10 d’une première version officieuse de la constitution préparé par le
parti qui prévoit que la charia islamique sera la référence essentielle de la loi, et s’appuyant
sur l’article 126 de ce même projet qui prévoit la création d’un Conseil suprême islamique,
autorité constitutionnelle indépendante, apte à émettre des fatwas (avis religieux) selon la loi
islamique.
Plus explicite, le même Sadok Chourou a précisé lors d’une interview :« Les législateurs
devront se référer à trois piliers essentiels : le Coran, la Sunna et un conseil d’oulémas
(savants religieux), dont le rôle sera de trancher sur les points de la charia sujets à différentes
interprétations ou qui ne trouvent pas une réponse claire dans le Coran ou la Sunna. La
religion d’Etat est l’islam, et considérant que le peuple tunisien est musulman, il ne verra
aucun inconvénient à ce que la charia soit appliquée. »
Rached Ghannouchi, dirigeant du Parti , essayant de calmer les citoyens et de les sécuriser,
n’a pas considéré nécessaire de consacrer la charia dans la constitution mais il a suggéré
d’ajouter un article à la Constitution pour interdire la promulgation de lois qui constitueraient
une offense à l’islam. Ce qui, au fond, revient au même et implique que l’islam soit davantage
qu’une référence identitaire et devienne une source normative.
Nejib Hosni, président d’un autre groupe, Liberté et Dignité (islamistes indépendants), a incité
de la Nahdha à être plus explicite quant au rôle de la charia. Tandis que les élus du groupe de
La Pétition populaire se sont référés à leur « guide spirituel », Hachemi el-Hamdi, et ont
mentionné à plusieurs reprises la charia comme source de droit.
Au sein de la Commission chargée du préambule et des principes fondamentaux, Mabrouka
Mbarek, élue CPR, membre de la coalition majoritaire avec Nahdha, défend la position
adoptée par son parti à ce moment là : « La seule référence à la religion doit rester celle de
l’article 1er de l’ancienne Constitution, compris comme un constat de l’identité arabomusulmane de la Tunisie. Elle n’a pas de portée légale, et n’est pas une norme opposable aux
citoyens. ». Mabrouka Mbarek estime dans le sillage que la proposition de mentionner les
principes islamiques dans la constitution reste tout aussi périlleuse :« Mentionner les valeurs
islamiques dans les principes fondamentaux, c’est ouvrir une boîte de Pandore. C’est un
contenu trop vague qui dépend complètement d’une interprétation que personne ne peut
garantir aujourd’hui. Mais quand j’ai proposé en commission de remplacer la référence aux
valeurs islamiques par la Déclaration universelle des droits de l’Homme, il y a eu un silence
de plomb ! »
Le débat sur la place de la charia dans la Constitution se termina par une position plus
explicite formulée par Sahbi Atig, chef du groupe parlementaire Nahdha, qui a évoqué le sujet
en restant très évasif : La nouvelle Constitution doit être basée sur les principes de l’islam.
Tous ceux qui veulent séparer la politique de l’islam portent atteinte à la structure de la
pensée islamique. L’islam est l’élément essentiel de la personnalité du Tunisien. La
4
Voir le site Marsad.tn et Thierry Bresillon. Tunisie : la Charia inscrite dans la nouvelle constitution. Publié le 2
mars 2012 sur le blog de rue 89.
3 Constitution doit renforcer cette identité islamique. »Il a ensuite longuement insisté sur la
nécessité pour la Constitution de consacrer les droits et libertés, et de consolider une
démocratie fondée sur la légitimité du peuple.
Au final, ce débat fut relativement arrêté par l’adoption de l’article premier de la constitution
tunisienne du premier juin 1959 qui a fait l’objet d’un consensus de tous les membres de
l’Assemblée et des partis politiques représentés en son sein. Désormais aux termes de l’article
premier « la Tunisie est un État libre, indépendant et souverain, l’Islam est sa religion, l’arabe
sa langue et la République son régime »
2-
Le débat sur l’universalité des droits humains
Dans les deux premiers projets de la Constitution, la question de l’universalité des droits
humains a été totalement ignorée. Sous la pression des mouvements des droits humains et des
activistes, elle a été introduite dans le troisième projet paru le22 avril 2013 dans le préambule
selon les termes suivants « Sur la base des constantes de l’Islam et de ses finalités
caractérisées par l’ouverture et la modération, des nobles valeurs humaines et des principes
des droits de l’Homme universels, dans la mesure où ils sont en harmonie avec les spécificités
culturelles du peuple tunisien ; Inspirés par notre héritage culturel accumulé tout le long de
notre histoire, par notre mouvement réformiste éclairé fondé sur les éléments de notre identité
arabo-musulmane et sur les acquis universels de la civilisation humaine, et par attachement
aux acquis nationaux que notre peuple a pu réaliser ».
Ce paragraphe est très équivoque puisque l’universalité a concerné les principes et non les
droits humains eux-mêmes qui sont une revendication continue depuis la parution du premier
projet le 6 août 2012.Et cette référence à l’universalité des principes est conditionnée par son
harmonie avec les spécificités culturelles.
Les spécificités culturelles sont au cœur des débats sur l’universalité des droits de l’homme
auxquels ils sont confrontés. L’affrontement de l’universalité des droits de l’homme avec les
particularismes trouve dans le culturel un terrain de prédilection puisque c’est au nom des
traditions, des sensibilités religieuses qu’on a exacerbé voire renforcé la diversité culturelle et
qu’on conteste l’universalité des droits de l’homme5 même si les conférences internationales
relatives aux droits humains ,dont la conférence de Vienne de juin 1993,ont tenté de
rapprocher l'universalité et à la spécificité des droits humains d'une façon générale et des
droits humains des femmes en particulier et ont insisté sur leur interdépendance.6
5
Hafidha Chekir. Universalité et spécificité autour des droits des femmes en Tunisie. Papier présente à la table
ronde sur "Liberalism, republicanism - Women's rights, the issue of the Islamic veil", November 21, 2001,
University of Ferrara, Department of Legal Science.
6
Il convient de noter, à ce sujet, que depuis la tenue de la Conférence de Vienne sur les droits humains de juin
1993, la plate-forme et la Déclaration de cette Conférence sont arrivées à un terrain d'entente et à un compromis
qui, quoique délicat, satisfait aussi bien les tenants du discours universaliste que les défenseurs du relativisme
culturel ou spécificité culturelle puisque la Déclaration finale dispose que: "Tous les droits de l'homme sont
universels, indissociables, interdépendants et intimement liés. La communauté internationale doit traiter des
droits de l'homme, de manière équitable et équilibrée, sur un pied d'égalité et en leur accordant la même
importance. S'il convient de ne pas perdre de vue l'importance des particularismes nationaux et régionaux et la
diversité historique, culturelle et religieuse, il est du devoir des États, quel que soit le système politique,
économique et culturel, de promouvoir et protéger tous les droits de l'homme et toutes les libertés
fondamentales." Par cette Déclaration, un consensus semble se dessiner sur la nécessité de respecter les
spécificités culturelles tout en reconnaissant l'ensemble de droits humains et des libertés fondamentales à toutes
les personnes humaines. Par.1-1 de la Déclaration et du programme d'action de Vienne adoptés à la clôture de la
Conférence Mondiale des droits de l'homme, le 25 juin 1993. ONU, A/conf./157/23.
4 Ce consensus se confirma encore plus lors de la tenue de la Conférence Mondiale des femmes
de septembre 1995 quand dans son programme d'action, il est mentionné que: "S'il convient
de ne pas perdre de vue l'importance des particularismes nationaux et régionaux et la diversité
historique, culturelle et religieuse, il est du devoir des États de promouvoir et de protéger tous
le droits de l'homme et toutes les libertés fondamentales.
La mise en œuvre des présents programmes d'action relève de la responsabilité souveraine de
chaque État, agissant dans le respect de tous les droits de l'homme et libertés fondamentales.
La prise en compte et le strict respect des diverses valeurs religieuses et éthiques, du
patrimoine culturel et des convictions philosophiques des individus et de leurs communautés
devraient aider les femmes à jouir pleinement de leurs droits fondamentaux afin de parvenir à
l'égalité, au développement et à la paix“.7
Cependant, et pour ce qui est de la Tunisie, comme dans certains pays arabo musulmans, les
spécificités culturelles renvoient à la religion qui devient un rempart contre la reconnaissance
des droits de l’homme dans leur acception universelle, globale, indivisible et
interdépendante.8 C’est pour cela que les spécificités culturelles risquent de mettre en cause
non seulement les droits de l’homme mais surtout les principes universels sur lesquels se
fondent ces droits et qui ont été reconnus dans le troisième draft.
Le quatrième draft a révisé le préambule par rapport à l’universalité des principes des droits
humains puisqu’il a supprimé la condition de respect des spécificités culturelles pour ce qui
est des principes des droits universels de l’homme.
3-
Les droits des femmes
Les droits des femmes étaient au cœur des débats et des enjeux politiques entre les diverses
composantes de l’Assemblée Nationale Constituante et de la société civile .L’action menée
par les associations féministes et féminines ,les mouvements de rue ont permis une évolution
incontestable de ces droits à travers les trois premiers drafts mais qui risque d’être entravée
par référence à l’Islam en tant que religion d’État.
Cette référence constitutionnelle vise surtout à amener le législateur à puiser dans le corpus
normatif de la charia lors de l’édiction des lois et au juge d’y avoir recours lors de
l’interprétation des lois pour le règlement de certains litiges notamment familiaux.9
Le premier draft a adopté des articles qui sont susceptibles d’interprétation conformes à
l'Islam. L’article 21 met l’accent sur les droits des femmes dans la famille, perpétuant ainsi la
division traditionnelle des rôles où l’espace de prédilection des femmes et celui de la famille.
Cet article attribue à l’État le rôle de garantir les droits de la famille en tant que noyau naturel
et essentiel de la société et de veiller à la protection de la famille, à sa stabilité et lui faciliter
les conditions nécessaires pour qu’elle joue son rôle dans le cadre de l’égalité entre les époux.
7
Par. 9 du programme d'action de Beijing. Doc./A/Conf. 177/20.
Georges Vedel. Les droits de l’homme .Quels droits ? Quels hommes ? Article publié in: Mélanges offerts à
R.J. Dupuy. Paris, LGDJ, 1991, p. 349
9
Nathalie Bernard Maugiron. La place de la charia dans la hiérarchie des normes. In: La Charia
aujourd’hui .Usages de la référence au droit islamique. Ouvrage publié sous la direction de Baudouin Dupret.
Paris. La découverte, 2012, p. 52
8
5 Dans le second alinéa de ce même article, L’État est appelé à offrir les conditions propices du
mariage.
L’article 22 du même chapitre consacre l’égalité des citoyens dans les droits et devoirs sans
aucune discrimination.
L’article qui a fait polémique est l’article 28 qui affirme dans son alinéa premier que l’État
garantit la protection des droits de la femme et consolide ses acquis en tant que partenaire réel
avec l’homme dans l’édification de la patrie et dont les rôles sont complémentaires au sein de
la famille.
Ce texte avance une nouvelle notion, celle de la complémentarité qui remet en question le
principe d’égalité entre les hommes et les femmes qui existe dans certaines textes politiques
de certains courants religieux islamistes et qui est inscrite dans certaines législations relatives
au statut personnel. Tel est le cas de l’Arabie Saoudite notamment où ni la Constitution ni les
autres lois ne consacrent le principe de l’égalité entre les femmes et les hommes et ne
contiennent une définition de la discrimination à l’égard des femmes. 10 En revanche, il existe
une interprétation particulière du principe d’égalité selon laquelle les hommes et les femmes
ont des droits similaires, complémentaires et harmonisés plutôt que des droits égaux.
C’est par cette complémentarité fondée sur, selon ce qui dit le Prophète, les femmes sont les
sœurs des hommes, que le statut des femmes est construit en Arabie Saoudite, marqué par
l’inexistence de code pénal, de code civil, de code de statut personnel, de code du travail ou
de code de commerce et dont la source unique de toute législation, selon la loi fondamentale
est la charia qui régit tous les domaines selon la stricte interprétation Wahabite de l’école
hanbalite.11
Dans le domaine des droits, la complémentarité se traduit par une distribution des rôles
nettement délimitée qui ne peut être appréhendée en termes d’égalité parce que, « en Islam,
l’égalité est celle qui fait du musulman et de la musulmane des êtres égaux devant Dieu et
l’idée de base est que Dieu a crée l’homme et la femme comme des êtres fondamentalement
différents complémentaires l’un de l’autre ».12
Cette notion de complémentarité est aussi adoptée par les féministes islamiques qui s’attellent
à relire la tradition islamique pour la dégager des préjugés archaïques afin d’accorder aux
femmes l’accès à la sphère publique et à des droits. Mais elle entend se distinguer du
féminisme égalitariste et individualiste, considéré comme occidental.
Nadia Yassine, fille du cheikh Abdesselam Yassine, fondateur du mouvement islamiste
marocain, lors du débat sur la Moudawana, avait explicité cette théorie :
« De plus en plus se posent la question essentielle de savoir si ce sont les textes originels,
en l’occurrence le Coran et la Sunna, qui cautionnent l’infériorisation des femmes ? Ou bien
est-ce justement notre éloignement de ces sources qui a fait que cette infériorité évidente soit
mise sur le compte de l’Islam... Il ne s’agit pas de prendre sa revanche sur une société
machiste. Il s’agit de se réinscrire dans le cadre d’une complémentarité où la femme et
l’homme sont des partenaires à part égale et dans la perspective d’une société plus équitable».
10
Arabie Saoudite. CEDAW, rapport initial et second rapport, 2008, CEDAW/C/SR.815 CEDAW/C/SR.816
Olivier Da Lage. Géopolitique de l’Arabie Saoudite. Ed. Le complexe, Paris. 2006, p. 59
12
Houria Alami M’chichi .Genre et politique au Maroc .Les enjeux de l’égalité homes –femmes entre islamisme
et modernité. Paris, L’Harmattan, p. 62-63
11
6 A la notion d’égalité, le féminisme islamique préfère celle d’équité, en se fondant sur le
postulat d’une différence biologique. Ce que décrit l’universitaire Abdessamad Dialmy :
« Pour l’islam, tel que perçu par le front islamiste, la différence biologique doit conduire, en
matière de droits, à l’équité, non à l’égalité des sexes. Mâles et femelles ont des destinées
sociales différentes en raison même de leur différence biologique. Pour cette raison leurs
droits ne peuvent pas et ne doivent pas être égaux, similaires. A chaque statut sexo-social, des
droits spécifiques, à chaque rôle sexo-social, des droits différents. »13
Ainsi la complémentarité des rôles conduit inévitablement à des discriminations, la femme est
une éternelle mineure soumise à la tutelle masculine qui contribue à la prévalence d’une
idéologie patriarcale assortie de stéréotypes, et à la persistance de normes culturelles,
coutumes et traditions profondément enracinées, qui sont discriminatoires à l’égard des
femmes et compromettent gravement la consécration de leurs droits fondamentaux. C’est ce
qui explique la contestation des femmes et des activistes des droits humains à son encontre et
a entrainé sa suppression dans le second draft.
Dans le second draft, le nouvel article 20 a consacré l’égalité entre les citoyens et les
citoyennes, dans les droits et devoirs mais égalité devant la loi et pas dans la loi. Cependant,
ce projet continue dans l’article 8 à faire prévaloir la famille que l’Etat doit protéger et veiller
à sa consolidation et se limite dans l’article7 à appeler l’État à protéger les droits des femmes
et à consolider leurs acquis sans insister sur leur promotion.
Dans le troisième draft, l’égalité de tous les citoyens et citoyennes dans les droits et devoirs
et devant la loi est également reprise sans changement dans l’article 6, de même que la
préservation de l’unité famille et sa consolidation dans l’article 10 selon lequel « L’État
préserve l’entité familiale et veille à la consolider. »
Un ajout remarquable qui peut se fonder sur l’Islam en tant que religion d’Etat est la
disposition de l’article 79 en vertu de laquelle « Le président de la République a été doté de la
compétence exceptionnelle de soumettre au referendum les projets de lois adoptés par
l'Assemblée des représentants du peuple qui ne sont pas en contradiction avec la Constitution
conformément à une décision de la Cour constitutionnelle, et qui portent sur les droits et les
libertés ou le statut personnel ou sur l'approbation des Traités internationaux. »
Par rapport aux droits des femmes, comme dans le deuxième draft, l’article 42 a limité le rôle
de l’'Etat à la garantie de la protection des droits de la femme et à la préservation des acquis
mais pas à la promotion de ces droits : « L'Etat garantit la protection des droits de la femme et
soutient ses acquis. »
Dans le quatrième draft, encore une fois l’égalité entre les citoyennes et citoyens est reconnue
devant la loi et sans discrimination mais aucune référence à l’égalité dans la loi et même aux
discriminations fondées sur le sexe que peuvent subir les femmes (article20). Des doutes
persistent quant à la reconnaissance complète de leurs droits puisque l’article 45 se contente
de reconnaître à l’Etat le rôle de garantir ces droits et de préserver les acquis mais pas de
promouvoir les droits des femmes en ces termes :
13
Abdessamad Dialy.Féminisme islamique et antiféminisme islamique au Maroc.
www.ru.nl/publish/pages/633339/prof_dr_doc
7 « L'Etat garantit la protection des droits de la femme et soutient ses acquis. L’État garantit
l’égalité des chances entre la femme et l’homme pour assumer les différentes
responsabilités. »
Toutes ces questions ont trouvé des réponses et des précisions dans le texte final de la
constitution adoptée le 26 janvier 2014.
II.
Les acquis de la nouvelle constitution en matière de droits des femmes
1-
La consécration des droits des femmes dans la nouvelle constitution
La Constitution a été qualifiée par certains observateurs de constitution progressiste puisque
son apport est incontestable dans la consécration des droits humains. Le dernier projet en date
du premier juin 2013 a été l’objet de grand débats des experts suite à la mise en place d’une
commission ad hoc au sein de l’ANC, dite commission du consensus , qui a fait appel à des
experts indépendants ,spécialistes du droit constitutionnel qui ont présenté des propositions
pour améliorer certaines dispositions de la Constitution afin de la rendre plus démocratique.
La Constitution proclame de nombreux droits civils, politiques, sociaux, économiques et
culturels qui sont essentiels. Sont notamment garantis le droit à la citoyenneté, le droit de
créer des partis politiques, le droit de vote et d’éligibilité, le droit à l'intégrité physique, le
droit de circuler librement ainsi que les libertés d'opinion, d'expression, de réunion et
d'association.
La Constitution protège également les droits à la santé, à l'éducation et au travail, les droits
des enfants et la condition des handicapés.
La Constitution reconnaît que nul ne peut être détenu arbitrairement et offre des garanties
d'équité des procès. Elle prohibe la torture et l'application de délais de prescription pour ce
type d'agissements. Elle garantit le droit à l'asile politique.
Pour ce qui est des limites à ces droits et libertés, l'article 49 fixe les restrictions susceptibles
d'être apportées aux droits et libertés, lors de l'interprétation de la législation et dispose, à
l’image de ce qui existe dans les conventions internationales, que les restrictions appliquées
aux droits humains qui sont garantis dans la Constitution ne peuvent porter atteinte à l'essence
de ces droits ; qu'elles peuvent seulement être mises en place lorsque l'exige un État civil
démocratique pour protéger les droits des tiers ou pour des raisons de sécurité publique, de
défense nationale, de santé publique ou de morale publique ; et qu'elles doivent être
proportionnées à l'intention visée.
La Constitution offre de solides garanties pour les droits des femmes. L’article 21 consacre
l’égalité entre les citoyens et les citoyennes en droits et en devoirs et devant la loi sans
discrimination. L'article 46 dispose notamment que « l'État s'engage à protéger les droits
acquis de la femme, les soutient et œuvre à les améliorer. L'État garantit l’égalité des chances
entre la femme et l’homme pour assumer les différentes responsabilités et dans tous les
domaines ».
8 En matière de droits politiques, l’article 34 alinéa 2 appelle l’ État à veiller à garantir la
représentativité des femmes dans les assemblées élues et selon les dispositions de l’alinéa 3 de
l’article46, l'État est tenu d'œuvrer à réaliser la parité entre les femmes et les hommes dans les
conseils élus.
L’article 40 considère que le travail est un droit pour chaque citoyen et citoyenne dans les
conditions décentes et à salaire équitable.
De même, la lutte contre les violences subies par les femmes acquiert une valeur
constitutionnelle puisqu’en vertu du dernier alinéa de l’article 46, l’État prend les mesures
nécessaires en vue d’éliminer la violence à l’égard des femmes.
Le chapitre sur le pouvoir judiciaire contient d'importantes garanties d'indépendance de la
justice. Par exemple, l'article 102 affirme que « le pouvoir judiciaire est indépendant et
garantit l'instauration de la justice, la suprématie de la Constitution, la souveraineté de la loi et
la protection des droits et des libertés ». Les magistrats ne sont soumis qu'à l'autorité de la loi
et de la Constitution dans l'exercice de leurs fonctions. L'article 109 prohibe toute ingérence
dans le fonctionnement de la justice.
La Constitution prévoit la création d'une Cour constitutionnelle qui sera compétente pour
annuler les lois non conformes à la Constitution. Les parties à un litige devant un tribunal
auront ainsi la possibilité de contester la constitutionnalité d'un texte, selon les procédures
définies par la loi. La Constitution porte aussi création d'une instance nationale des droits
humains chargée de veiller au respect des droits et d'enquêter sur les violations commises.
2-
Les limites constitutionnelles aux droits des femmes
Certains articles de la Constitution restent toutefois ambigus et pourraient être invoqués pour
restreindre les droits humains, particulièrement les droits humains des femmes. Ainsi, le
préambule de la constitution maintient l’universalité des principes des droits humains et non
l’universalité des droits humains et continue à affirmer l’attachement aux enseignements de
l’Islam.
La liberté de croyance et de conscience reconnue dans l'article 6, est adossée par l'interdiction
de « porter atteinte au sacré », l’interdiction et la lutte contre les appels d’accusation
d’apostasie et l’incitation à la haine ou à la violence. Il est à craindre que les législateurs ou
les magistrats n'aient recours à cette interdiction supplémentaire formulée en termes vagues
pour sanctionner les critiques de la religion et d'autres convictions et idées, alors qu'il s'agit
d'une composante fondamentale du droit à la liberté d'expression.
L’article7 est très laconique et contient une disposition qui n’a aucune teneur juridique, qui
considère la famille comme la cellule de base de la société que l’Etat est tenu de protéger.
La Constitution n'abolit pas la peine de mort, même si les autorités observent de fait un
moratoire sur l'application de ce châtiment depuis le début des années 1990 et consacre le
caractère sacré de la vie, ce qui peut avoir des répercussions sur le droit à l’avortement,
reconnu aux femmes depuis1965et consacré en 1973 dans le Code pénal.
9 La suprématie du droit international reste problématique au regard de la nouvelle
Constitution. L'article 20 dispose que « les Traités internationaux approuvés par l’assemblée
représentative et ensuite ratifiés, ont un rang supra-législatif et infra-constitutionnel ».
L'interprétation de cette disposition ne doit pas être incompatible avec la Convention de
Vienne sur le droit des traités, ratifiée par la Tunisie, qui affirme en son article 27 qu'« une
partie ne peut invoquer les dispositions de son droit interne comme justifiant la non-exécution
d’un traité ».Cet article 20 ne doit pas amener les magistrats et les législateurs à ignorer les
obligations internationales de la Tunisie, au motif qu'elles sont contraires à la nouvelle
Constitution.
En principe, la consécration des droits dans la constitution doit être accompagnée par des
mesures et des politiques pour garantir leur effectivité. Déjà, un premier pas a été franchi dans
ce sens en avril 2014 quand les autorités tunisiennes ont notifié au Secrétaire Général des
Nations Unies la levée de certaines réserves à la Convention CEDAW.14
Mais un mauvais signe a été constatée quand la loi électorale a été adoptée en se bornant à la
consécration de la parité horizontale et non verticale des listes électorales, des membres de
l’Assemblée Nationale constituante ont intenté un recours pour inconstitutionnalité de ce
projet de loi électorale dans ses dispositions de l’article24 relatif à la parité devant l’Instance
provisoire chargée du contrôle de la constitutionnalité des projets de la loi, ils ont essuyé un
refus de la part de cette instance qui s’est contenu de déclarer que cet texte est conforme à la
constitution sans fonder sa décision.15
Ce qui laisse croire que la garantie de l’effectivité des droits consacrés par la Constitution
pour les femmes n’est pas facile à réaliser et que le combat pour les droits des femmes ne peut
pas s’arrêter après l’adoption de la constitution.
Bien plus à l’approche des élections législatives et présidentielles décidée pour les mois
d’octobre et novembre 2014, la vigilance s’impose en raison des éventuelles remises en cause
des droits des femmes et des pratiques constatées de restriction de ces droits par certains
mouvements conservateurs.
Tunis, juin 2014
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www.treaties.un.org
Voir le site de l’ANC pour les recours et les décisions de l’Instance .www.anc.nat.tn 10