Livre 10 ANS DE CULTURE PARTAGEE avec le CAUE du Gard.
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Livre 10 ANS DE CULTURE PARTAGEE avec le CAUE du Gard.
2003 2013 di ans de culture partagée avec le caue du gard CONSEIL D’ARCHITECTURE D’URBANISME ET DE L’ENVIRONNEMENT 2003 2013 di ans d e c u l tu re pa r ta g ée avec le caue du gard Actes des conférences du Caue du Gard Cycles «Urbanisme, Architecture, Habitat» sous la direction d’Anne-Marie Llanta CONSEIL D’ARCHITECTURE D’URBANISME ET DE L’ENVIRONNEMENT 2003 2013 di ans de culture partagée avec le caue du gard Actes des conférences du Caue du Gard Cycles «Urbanisme, Architecture, Habitat» sous la direction d’Anne-Marie Llanta CONSEIL D’ARCHITECTURE D’URBANISME ET DE L’ENVIRONNEMENT Le CAUE du Gard s’investit dans l’ensemble des missions qui lui ont été confiées par la loi sur l’architecture de 1977 : le conseil, la sensibilisation, l’information et la formation. Il intervient auprès de tous les publics, en conseillant les particuliers, en aidant les élus locaux dans leurs prises de décision, en accompagnant le milieu associatif dans ses projets locaux, en sensibilisant à l’architecture, l’urbanisme et l’environnement tous les publics, du jeune enfant à l’adulte curieux de son cadre de vie... Depuis 2003, les conférences que le CAUE du Gard propose au grand public, avec le soutien de la Direction régionale des Affaires Culturelles Languedoc-Roussillon, jouent un rôle essentiel dans la diffusion de la culture, aussi bien architecturale qu’environnementale. Cette manifestation, initiée en partenariat avec le Lycée Daudet, à Nîmes, pour sensibiliser les lycéens à l’histoire de l’architecture et de l’urbanisme, a su évoluer et s’adapter à la demande de tous les publics, désireux de s’informer au mieux des composantes historiques et actuelles de nos cadres de vie. Les conférences sont à présent proposées à la Maison du Département, grâce au soutien du Conseil Général. Elles attirent de nombreux participants, venus du Gard et des départements voisins. Le CAUE du Gard contribue ainsi à l’épanouissement d’une véritable culture, partagée avec des intervenants de grande qualité. Cette culture est l’indispensable préalable à une responsabilité citoyenne. A l’occasion des 10 ans de ces cycles de conférences, il nous a semblé important de réaliser un ouvrage qui rassemble les synthèses des conférences, afin d’en conserver la mémoire et de diffuser plus largement encore tous ces moments de culture partagée. Un grand merci au public qui vient fidèlement assister à ces rendez-vous mensuels, confortant ainsi le CAUE dans la mission d’intérêt public qui lui a été confiée par la loi sur l’architecture. Yvan Verdier Conseiller Général Président du CAUE du Gard Dix ans de cycles de conférences organisés par le CAUE s’illustrent par une décennie de rencontres et de partages : De rencontres avec des architectes, des paysagistes, des sociologues, et bien d’autres encore, de renom ou de moindre notoriété, sachant par leur connaissance et leur vision faire vivre la pensée. De partage, auprès d’experts ou d’hommes de tous les jours, sensibles ou curieux, mais tous résolus à cogiter sur la place de l’architecture, de l’urbanisme et de l’environnement dans un monde en mouvement. Pour ne pas perdre la mémoire de ces années de travail collectif, le CAUE a voulu par l’édition de cet ouvrage, préserver les contenus des conférences. Ce recueil, somme de réflexions techniques, juridiques, scientifiques mais également artistiques, historiques, philosophiques voire psychanalytiques, deviendra, j’en suis convaincu, la référence de tous ceux qui désirent s’enrichir. Professionnels et spécialistes, associatifs ou citoyens, étudiants ou jeune public, tous pourront trouver dans cet ouvrage une source d’information de qualité et de diversité. Merci à vous, M. Yvan Verdier, Président du CAUE et à toute son équipe pour ces dix ans de conception et d’animation de ces cycles de conférence. Par ce travail, le CAUE répond à sa mission profondément culturelle de par l’information, le conseil et la sensibilisation engagés au quotidien. A l’heure des grands questionnements de notre société, le CAUE doit jouer, plus encore, son rôle de démocratisation de la culture architecturale et urbaine. Il doit continuer à s’appuyer sur un réseau institutionnel et culturel, poursuivre son objectif d’ouvrir le champ des réflexions auprès d’un public élargi. C’est ainsi que je souhaite que l’esprit du CAUE du Gard s’ancre sur ce territoire. C’est pour ces raisons que le Département demeure son principal partenaire. Damien Alary Président du Conseil Général du Gard Vice-Président du Conseil Régional Languedoc-Roussillon L’architecture est une expression de la culture. La création architecturale, la qualité des constructions, leur insertion harmonieuse dans le milieu environnant, le respect des paysages naturels ou urbains ainsi que du patrimoine sont d’intérêt public. Ainsi débute l’article premier de la loi du 3 janvier 1977 sur l’architecture qui crée, entre autres dispositions, les conseils d’architecture, d’urbanisme et de l’environnement (CAUE). Investis d’une mission de service public, ceux-ci sont devenus des acteurs essentiels de la promotion de la qualité architecturale, urbaine et paysagère. Ils œuvrent au côté des services territoriaux de l’architecture et du patrimoine en particulier, à la traduction sur le territoire du préambule de cette loi fondatrice. Par l’accompagnement au quotidien des élus, des professionnels, des maîtres d’ouvrage publics ou privés, par ses actions de sensibilisation, le CAUE du Gard mène une politique exemplaire : la qualité des projets portés dans le département permet d’en mesurer la portée. L’Etat, au travers de la direction régionale des affaires culturelles de Languedoc-Roussillon, est heureux d’être une nouvelle fois au côté du CAUE pour la publication de dix ans de culture partagée avec le CAUE du Gard, dix années de conférences, de rencontres et d’échanges. Au travers de cet ouvrage, le CAUE répond avec conviction à l’une de ses missions principales, celle de «développer l’information, la sensibilité et l’esprit de participation du public dans le domaine de l’architecture, de l’urbanisme et de l’environnement», ainsi que le rappelle l’article 7 de la loi sur l’architecture. Architectes, urbanistes, paysagistes vous invitent ainsi à retrouver les réflexions, les interrogations, les hésitations parfois, qui accompagnent le geste de création. Que chacun, professionnel, amateur ou simple curieux se laisse emporter et parte à la découverte au fil des pages du processus de construction de notre cadre de vie. Alain Daguerre de Hureaux Directeur régional des affaires culturelles DRAC Languedoc-Roussillon s o m m a i r e s o m m a i r e a rc h i te c tu re Thierry Verdier Le réel et l’importun, remarques sur la légitimation formelle en architecture Gérard Huet Une aventure industrielle : l’usine de l’Airbus A380 Philippe Capelier Musique et Architectures Jean-Paul Foucher Aujourd’hui, la construction en pierre massive, mythe ou réalité ? Stéphane Paoli Paul Virilio, penser la vitesse 225 Thierry Gilhodez Les vitraux récents d’artistes dans le Gard 132 Françoise Choay Les conséquences de la mondialisation sur l’aménagement 230 24 Jacques Anglade Le bois, nouveau langage architectural Olivier Mongin Où vont les villes ? 232 29 Manuelle Gautrand Des villes (re)désirées 16 Fanny Delafont-Abinal Architecture et psychanalyse : un questionnement pluriel 36 René Ventura Florence revisitée 47 Gérard Tiné La couleur : matériau d’architecture 52 Romain Anger Bâtir en terre Robert Prohin et Pierre Parsus Le décor dans l’architecture d’aujourd’hui est-il encore possible ? 60 Daphné Brottet L’art comme interrogation de l’architecture et de l’urbain Fabienne Potherat La ruine comme fondement en architecture et en psychanalyse David Giancatarina L’architecture à l’épreuve de la photographie 69 78 82 Christian Darles Trois mille ans d’architecture et d’urbanisme au Yémen 87 Xavier Leibar De modernité et d’ici 97 137 141 Christian Skimao L’œuvre de François Morellet dans l’espace public 242 153 160 252 164 Alexandre Cheval La décoration intérieure des demeures nîmoises au XVIIe siècle 258 Pascal Trarieux Une maison nîmoise au XVIe siècle. Architecture et décor 266 Thierry Paquot Habiter 273 Gérard Monnier Le Corbusier et Jean Nouvel, francs-tireurs de l’habitat 274 187 Hubert Nyssen La maison commence par le toit Denis Berthelot Le projet urbain dans l’usage des règlements d’urbanisme 279 196 Luc Antoine La Maison-Miroir ou le Feng-Shui à l’occidentale Gérard Huet Ouverte pour donner, ouverte pour recevoir : la devise de Chandigarh 283 203 210 215 Pascal Trarieux Nîmes : les migrations du musée des Beaux-Arts dans la ville Isabelle Durand Scénographie urbaine au XIXe siècle : un projet autour du monument antique (Nîmes, Arles, Vienne) Jean- François Pinchon Les vacances du plus grand nombre : l’aventure de la mission Racine Thierry Lochard De Nîmes à Perpignan : les villes et les chemins de fer aux XIXe et XXe siècles 101 Uli Seher La générosité de l’espace 109 Yves Chalas La demande urbaine contemporaine d’habitat 116 Gilles Marty Les meilleurs m2 sont ceux que l’on ne construit pas 167 172 Hervé Brunon Les jardins contemporains : des laboratoires pour un projet humain 303 Gilles Clément Le paradoxe environnement-écologie 307 Che Bing Chiu Des îles d’immortalité à la source des Fleurs de pêcher : ici et ailleurs du jardin chinois 319 Rémy Kerténian Habiter Marseille au XIXe siècle : trois types d’habitat bourgeois dans la seconde moitié du siècle Alain Gensac L’embellissement des villes : les exemples de Montpellier et Nîmes Hervé Brunon Une mise en ordre du monde : le traitement de l’espace dans l’art des jardins du XVe au XVIe siècles en Italie 292 Louisa Jones Manifeste pour les jardins méditerranéens 314 habitat urban isme Alain Marinos Le patrimoine architectural, urbain et paysager : quels enjeux aujourd’hui ? Françoise-Hélène Jourda Le développement durable : vers une architecture globale et locale 126 ja rd i n Thierry Verdier Le réel et l’importun, remarques sur la légitimation formelle en architecture Gérard Huet Une aventure industrielle : l’usine de l’Airbus A380 Jean-François Pinchon Les vacances du plus grand nombre : l’aventure de la mission Racine Philippe Capelier Musique et architecture Fanny Delafont-Abinal Architecture et psychanalyse : un questionnement pluriel René Ventura Florence revisitée Gérard Tiné La couleur : matériau d’architecture Robert Prohin et Pierre Parsus Le décor dans l’architecture d’aujourd’hui est-il encore possible ? Daphné Brottet L’art comme interrogation de l’architecture et de l’urbain Fabienne Potherat La ruine comme fondement en architecture et en psychanalyse David Giancatarina L’architecture à l’épreuve de la photographie Christian Darles Trois mille ans d’architecture et urbanisme au Yémen Xavier Leibar De modernité et d’ici Alain Marinos Le patrimoine architectural, urbain et paysager : quels enjeux aujourd’hui ? Uli Seher La générosité de l’espace Françoise-Hélène Jourda Le développement durable : vers une architecture globale et locale Jean-Paul Foucher Aujourd’hui, la construction en pierre massive, mythe ou réalité ? Thierry Gilhodez Les vitraux récents d’artistes dans le Gard Jacques Anglade Le bois, nouveau langage architectural Manuelle Gautrand Des villes (re)désirées Romain Anger Bâtir en terre a r c h i t e c t u r e a r c h i t e c t u r e | u r b a n i s m e | h a b i t a t | j a r d i n Le réel et l’importun, remarques sur la légitimation formelle en architecture Thierry Verdier 25 mars 2004 Parmi les grandes expressions de l’activité humaine, l’architecture représente sans doute l’écriture la plus visible de la mémoire1. Les grands monuments de l’Antiquité, les ruines les plus poétiques des villes mésopotamiennes, le fracas magnifique des appareils cyclopéens de Mycènes, l’isolement splendide d’une spécialisés dans le plagiat, la copie ou même la après avoir assouvi un besoin compulsif et phy- reproduction incestueuse des œuvres de leurs sique. La puissance de l’architecture réside pré- aînés9. Mais cette paresse de l’esprit n’est pas cisément dans sa capacité à résister à la mé- le simple fait des architectes. Lorsque la com- diocrité du quotidien pour projeter l’homme mande publique impose de présenter toute la dans une dimension qui le transcende, dans subtilité d’un projet architectural devant des un «au-delà», dans un autre temps. Car l’ar- jurys globalement incultes, il est plus facile de chitecture appartient au passé dès qu’elle séduire avec des images qu’avec une véritable est édifiée (au plein sens du terme ) mais, en pensée. Dans cette perspective, le plagiat a en- même temps, se vit au présent de l’humani- core de belles années devant lui… les vestiges métalliques de la révolution industrielle, le purisme angulaire té. La littérature a toujours recherché dans les Fort heureusement, l’architecture porte une des maisons du Mouvement Moderne ou même le maniérisme technologique objets architecturaux et urbains, les environne- autre dimension. Une dimension qui s’écrit ments qui conditionnent les actions de leurs comme une parabole de la mémoire, dans la- héros comme de leurs victimes. Sans jamais quelle la référence resterait savante et non lit- Elles disent, dans une langue qui leur est propre, l’espérance de l’excellence. analyser la raison d’être d’une architecture, térale, subjective et non objectivée. Religieuses, funéraires, civiles, publiques, spectaculaires, militaires, coloniales, l’intention de l’homme qui en traça le plan, ou pyramide aux portes du désert, comme les dentelles de pierre des cathédrales 6 gothiques, les envolées lyriques des monuments de la Foi baroque, ou encore des grandes tours contemporaines,… racontent l’aventure de l’humanité. industrielles ou plus simplement utiles ou habitables, les architectures ont fabriqué, et continuent à fabriquer, la part la plus vibrante de notre Histoire. Tout homme cherche un abri, toute commu- est l’évidence des établissements humains5. À nauté aspire à découvrir le volume protecteur la différence d’un texte littéraire, d’une pein- de son unité2. Toute institution cherche à s’ex- ture, d’une sculpture ou d’une création musi- primer dans le durable d’une icône construite cale, cinématographique ou chorégraphique, et toute tentative d’élévation spirituelle s’in- qui demandent distance, réflexion, interpré- vente le lieu de son ascension. Voyager, se dé- tation, sujétion du spectateur à la puissance placer, découvrir le monde et les hommes qui de l’œuvre, l’architecture se pose comme le peuplent, s’offrir la destination d’un rêve, naturelle, banale, sans aspérité conceptuelle d’une retraite, d’un pèlerinage ou d’un mo- ou idéologique. Tout le monde peut la pos- ment de bonheur ou de plaisir, convoque né- séder (même quelques instants seulement), Thierry Verdier cessairement le construit et l’architecture. Une s’y promener, y déposer des objets, s’y instal- Architecte (agence Amok) tente berbère, une yourte mongole ou même ler durablement ou la subir le temps d’une et professeur d’histoire une cabane de pêcheurs siciliens, restent des épreuve, la consommer comme un vulgaire moderne à l’université architectures. Minimales, nomades parfois, espace de l’utile. Confrontée à l’œuvre d’art qui Paul Valéry de Montpellier, elles ont autant de place dans l’histoire de s’épanouit dans la délectation d’un discours Thierry Verdier est également l’homme que les temples grecs, les basiliques entre sens et saveurs, l’architecture apparaît romaines ou les immeubles parisiens. pour beaucoup comme la simple réponse à et rattaché au laboratoire De l’abri d’Adam au Paradis3 aux grattes ciels de un usage élémentaire. Manger ou se nourrir CRISES, Centre de recherches Manhattan4, l’éventail est immense. Il paraîtrait se concrétise en une cuisine ou un restaurant, interdisciplinaires en sciences presque discourtois de poser sur un pied d’éga- dormir se décline en une chambre ou un hôtel, humaines et sociales. Il lité le modeste bricolage du premier homme et se laver en une salle de bains ou un hammam, est l’auteur de nombreux l’infini d’une construction qui entend atteindre apprendre en un bureau ou une école, se vê- ouvrages sur l’histoire de les cieux et rivaliser avec le Créateur. Pourtant tir en un dressing ou une usine de confection, l’architecture, en Languedoc- ce sont bien ces formes, ces constructions, s’alimenter en une buanderie ou une grande Roussillon notamment. Il ces manifestations bâties par l’homme qui ra- surface commerciale … content le mieux l’humanité. Mais cette vision, entretenue par la toute puis- revues scientifiques d’histoire Immédiate par sa présence, sa massivité, son sance industrielle des constructeurs et des et spécialisées en art et caractère durable, l’architecture est une sorte marchands de mètres carrés utiles, est loin de architecture. «d’être là» qu’il semble inutile d’interroger. Elle la vérité. L’architecture n’est pas un bien de délégué scientifique AERES collabore régulièrement à des 16 consommation dont on pourrait se détourner 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d simplement la puissance d’une mise en œuvre Référence et icône et le choix d’un matériau, l’homme de lettres Un exemple, très banal, peut permettre d’en transpose sur l’architecture un combat qui est saisir la portée : la pyramide. le sien. Il la pare d’adjectifs magnifiques ou Sa forme pure, sa masse pleine et écrasante, cruels, sans vraiment prendre d’égards pour sa démesure pesante, son abstraction aussi, celui qui en fut le créateur. Cela est normal. lui confèrent une sorte de pureté géométrique Un roman n’est pas une histoire de l’architec- optimale qui parvient à transformer la simple ture. Mais un texte littéraire souligne la rela- pierre dressée en Monument. Elle échappe tion consubstantielle de l’homme à l’espace au temps. Même si le touriste au bord du Nil construit7. Le texte éclaire cette évidence de la a bien écouté son guide et sait que Imhotep soumission de l’homme à ce qui l’entoure. Et fut bien modeste au temps de cette IVe dynas- l’architecte, dans la plénitude de son action, tie, il ne perçoit pas la pyramide comme une a la responsabilité gigantesque (mais non dé- œuvre égyptienne mais plutôt comme une miurgique) de construire l’espace du dépas- sorte d’icône de la construction. Une sorte sement de l’être par l’esprit. L’architecte est ce d’architecture inhabitée qui l’oblige à s’échap- passeur silencieux8 qui donne sens à un usage per d’un réel marqué par les disputes du petit et qui transforme l’indispensable protection peuple cairote pour prendre sur ses épaules des agressions extérieures en une allégorie de les quelques milliers de tonnes de cette sépul- l’Unique. ture. La pyramide est bel et bien une entreprise En pointant du doigt la force étonnante de «pharaonique» dont la puissance émotionnelle l’architecture à prédisposer l’homme, le ro- se manifeste dans l’opposition entre une vie mancier souligne presque naturellement la qui s’est effacée et une œuvre qui «demeure». nature de ces constructions : d’être toujours La pyramide, bien évidemment, elle est là, uniques, toujours nouvelles, toujours renou- présente et solide. Mais elle n’est pas le simple velées. On comprend d’autant mieux dès lors objet qui s’imprime sur une carte postale ou la célèbre formule de Borromini : «Je n’aurais qui surgit sur un fond d’écran d’ordinateur jamais choisi d’être un architecte pour être un portable. Elle est Monument, mémoire ico- vulgaire plagiaire». Loin d’être le trait d’humeur nique d’une civilisation. Il n’est même pas d’un narcissique irréductible, cette phrase défi- nécessaire de discourir pendant des heures nit bien ce métier qui glorifie l’invention et qui sur sa construction, sa fonction cérémonielle, considère l’homme comme toujours capable son histoire ou son pillage. Sa seule présence d’innovation. On sait que cela n’est pas tou- «évidente», sa capacité à «demeurer» hors du jours le cas et il est des architectes qui se sont temps, plonge le visiteur le plus réfractaire à 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d La pyramide, mémoire iconique d’une civilisation 17 a r c h i t e c t u r e | u r b a n i s m e | h a b i t a t | j a r d i n En échappant au temps de son édification pour s’introduire dans l’intemporel toute spéculation intellectuelle dans une sorte exactement à côté, de cette typologie de la Louvre de Lefuel et l’intégration d’une nouvelle et des découvertes lointaines, n’est plus celle de sentiment de modestie, que l’on nommait pyramide12. Surgit alors toute cette légion de entrée au cœur de la cour du Carrousel. Le d’aujourd’hui. Désormais, la gare est devenue encore au XVII siècle la faiblesse humaine. pyramides (Maupertuis, les peintures d’Hubert choix de Gizeh, bien évidemment transcendé satellite pour une destination déjà connue. Sa Il serait facile d’opposer à cette remarque Robert, etc.), de cénotaphes (dont ceux proje- dans une expressivité technologique de métal fonction «générique» lui a fait perdre une partie n’offre plus de prise l’exemplarité, bien ancienne, de cette construc- tés par Etienne-Louis Boullée pour Turenne, ou et de verre très contemporaine, soulignait cette de son merveilleux. De même, le logement col- tion et son total éloignement avec la ville d’au- dans le goût égyptien, ...) qui en furent les ex- présence d’invariants conceptuels et cette in- lectif n’est plus l’expression d’une répartition à la critique formelle jourd’hui, avec les objets architecturaux et pressions les plus paradigmatiques . telligence dans l’usage d’une référence impli- des populations urbaines par classes sociales. urbains qui nous entourent, avec même les En effet, contre la pyramide résumant l’enten- cite mais jamais pastichée. Les exemples seraient infinis et souligneraient paysages que nous traversons habituellement. dement humain à une prise de conscience de Cet exemple est extrême, presque outrancier, facilement cette constante modification des Ce serait commettre une terrible méprise. La notre destinée, à savoir l’inéluctable de la mort, face à la question de la forme en architecture. cadres d’un programme architectural. Il ne faut force émotionnelle de la pyramide avec ses le cénotaphe entendait témoigner de la capa- Il n’en représente pas moins l’exercice le plus pas en faire l’objet d’une nostalgie. Bien au arêtes décrivant une pente de 51°5, a échappé cité de l’esprit humain à dépasser sa condition abouti dans le délicat problème posé par la contraire, la perpétuelle remise en cause de la au temps. La pyramide «dit» sans aucun doute de mortel pour affronter l’infini du ciel, l’im- rencontre entre la forme et le sens. notion de programme a amené les architectes la civilisation égyptienne, raconte à sa ma- mensité des lois de la mécanique et l’évidence Mais ainsi qu’il a été dit, l’architecture participe à transcender les principes de l’utile pour in- nière l’histoire personnelle de Khéops, mais ne de la dynamique . L’exemplarité d’une forme d’une culture du présent et entend exprimer venter les formes de notre modernité. rend pas présente la civilisation de l’ancienne construite avait imposé l’interrogation de cette toutes les complexités d’un monde constam- Egypte. Elle n’est que le subjectile de la mé- forme même. ment changeant. S’il existe bien des œuvres Opéra, du latin opera : «œuvre» anciennes magistrales et indispensables à la Un autre exemple, très connu, pourrait illustrer de l’œuvre, la pyramide ou stylistique. e 13 14 moire, le vecteur d’une connexion arbitraire dans le magma informe des émotions person- À une époque beaucoup plus récente, un autre conservation d’un patrimoine historique et ce propos. Lorsqu’en 1963, le conservatoire de nelles et des histoires inventées sur un moment architecte eut à se poser les mêmes ques- remarquable, l’architecture se conjugue dans musique et la mairie de Sydney confièrent à de l’histoire de l’humanité que nous ne pour- tions, à savoir : affronter l’infini de l’esprit, di- l’immédiat de l’action. Jørn Utzon la construction d’un nouvel opéra, rons jamais recréer. cible dans les œuvres d’art, avec l’évidence du Le culte des monuments16 fut l’une des ver- rien ne laissait penser que cette architecture En échappant au temps de son édification pour temps, dicible dans le présent de l’humanité. tus des civilisations et la protection des mo- allait devenir l’un des fleurons de l’architecture s’introduire dans l’intemporel10 de l’œuvre, la Cet homme fut Ieoh Ming Pei lorsqu’il se trouva numents historiques en fut, depuis Mérimée, du XXe siècle17. Après une dizaine d’années de pyramide n’offre plus de prise à la critique for- chargé de la transformation complète du site la traduction le plus évidente. Il serait même chantier, après la mise en œuvre de matériaux melle ou stylistique. Elle est la perfection géo- et des principes de distribution et de mise en impensable aujourd’hui de s’engager dans de précieux (le fameux million de tuiles blanches, métrique qui raconte le destin et la mort. En valeur du musée du Louvre15. vastes opérations immobilières destructrices «japonaises», bien que fabriquées en Suède), tout temps, elle est devenue modèle. Le tom- Pour ne pas avoir à rivaliser avec un ensemble sans être saisi d’épouvante. Fort heureusement après un soin maniaque apporté au traitement beau pyramide de Caïus Cestius à Rome est, à historique assez unique (cette partie du Louvre la conscience patrimoniale a sauvé de l’oubli, de l’acoustique et de la lumière naturelle, ce qui ce titre, un modèle déjà bien ancien. présentant le plus grand ensemble urbain de la déshérence ou du vandalisme, un très demeure de cette construction c’est avant tout Le mouvement néoclassique, plus encore, vou- éclectique second Empire encore parfaitement grand nombre d’architectures d’exception, de sa force vitaliste, organique, éclatée et offerte lut en faire l’horizon de sa réflexion. Le grand en place), l’architecte prévit de construire la sites majestueux ou d’ensembles urbains au- au port de Sydney comme une sorte de flam- courant intellectuel des Lumières, dans sa forme anhistorique par excellence, une pyra- thentiques. beau en mouvement. Coquillage pour les uns, quête incessante pour fonder le socle de l’en- mide. La pyramide fut «l’antidestin» des pha- Pourtant, et c’est une évidence, les architectes «coques spontanées» pour les autres, «coques tendement humain dans les connaissances et raons et des grands. Elle concrétisa dans sa considèrent le «contemporain» comme leur autosuffisantes» conçues par Ove Arup et as- la philosophie, sut parfaitement identifier la volumétrie le rêve d’éternité d’hommes souhai- matériau. Certes, les programmes architectu- semblées dans l’effort d’un chantier impro- force symbolique et «sur-humaine» de la pyra- tant laisser après leur mort la trace de leur pas- raux n’ont guère évolué. On construit toujours bable …, ce bâtiment, par l’unique de sa forme, mide. Ni les écrits, ni les références formelles ne sage. Le musée du Louvre, la plus grande col- des logements d’habitation, des musées, des est devenu le signal de Sydney, l’indispensable manquent pour témoigner de cette évidence. lection d’œuvres d’art au monde par la richesse gares, des buildings administratifs, des écoles de sa définition. Sa fonction a presque été sup- Se confronter à la «pyramide» devenait un et la variété de ses fonds, représentait l’apo- ou des stades. Mais ces mêmes programmes plantée par son expressivité formelle et peu moyen pour légitimer la puissance symbolique théose de la pyramide égyptienne. Les œuvres ont malgré tout changé de nature. L’école de la de personnes aujourd’hui évoquent l’opéra de d’une figure géométrique contre les récupéra- conservées au Louvre sont les expressions les Troisième République, marquée par l’idéal du Sydney pour sa saison musicale. tions décoratives qui avaient encombré les dé- plus abouties de l’humanité. Leur puissance, progrès collectif, n’est plus celle d’aujourd’hui. corations éphémères des entrées royales et des leur force émotionnelle et leur beauté, leur À l’heure actuelle, l’école est sans doute restée Dans une tout autre attitude, la Philharmonie fêtes pontificales aux XVI , XVII et XVIII siècles . permettent d’échapper au temps. Plus qu’im- un lieu d’apprentissage des savoirs, mais sa de Berlin, cette œuvre magistrale créée par Portés par cette puissance de l’abstraction mortelles, ces œuvres d’art sont intemporelles. fonction sociale l’a entraînée vers la «fabrica- Hans Scharoun18 en 1961 et inaugurée deux intellectuelle dans l’effervescence d’un rai- De manière totalement volontaire, l’archi- tion» individualisée des personnalités. La gare ans plus tard en 1963, représente la victoire de sonnement, les héros de la fin du XVIIIe siècle tecte Ieoh Ming Pei était parvenu à éviter tout du XIXe siècle, manifeste architectural du pro- la culture, de la musique et de la grâce dans cherchèrent à se positionner contre, ou plus «conflit» dans un dialogue impossible entre le grès technique par des déplacements rapides une ville dévastée par la guerre. L’Allemagne, e 18 La pyramide du Louvre de l’architecte I. M. Pei 1 0 a n s d e e c u l t u r e e 11 p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d L’opéra de Sydney fleuron de l’architecture du XXe siècle 19 a r c h i t e c t u r e | u r b a n i s m e | h a b i t a t | j a r d i n Il ne faut pourtant jamais perdre de vue Philharmonie de Berlin, œuvre magistrale créée par Hans Scharoun avec son peuple musicien, voulait absolument dans un environnement toujours en devenir. démesure de l’œuvre architecturale a toujours avec ce qui est là «depuis toujours», se hâter de reconstruire, au cœur de Berlin, un grand lieu Il n’est d’ailleurs pas inintéressant de compa- suscité les discours les plus passionnés. Tou- donner à une fonction architecturale la forme de l’Harmonie. Tout le monde connaît les noms rer ces architectures au vaste projet de Claude chant aux aspects les plus intimes de l’homme la plus simple, la plus adaptée, etc., semblent des grands chefs qui dirigèrent cette salle : Vasconi pour le Corum (l’opéra Berlioz) de (la vie, le bien-être, le sensible, la foi, …), l’archi- être les impératifs du métier. Mais on le sait Herbert Abbado, Montpellier, construit entre 1988 et 1990. Sorte tecture n’est jamais une réponse générale, glo- depuis longtemps, le réel nous englue. Matière Simon Rattle, en revanche l’architecte en est de vaisseau puissant dans sa géométrie, le Co- bale, définitive19. Chacun pense être dans son et matériaux nous étouffent de leur apparente moins connu, moins immédiatement cité. Et rum s’est voulu extension de la ville de Mont- droit lorsqu’il dénonce le peu de soin apporté Vérité. On n’est pas architecte pour construire cela tout simplement, car cette salle, avec sa pellier au-delà de son esplanade méridionale. au traitement d’un éclairage, la médiocrité dé- le bâtiment qui collerait le plus au «réel» d’un fosse d’orchestre située au cœur du public, Son architecture de soutènement dialogue corative d’une façade, la maladresse d’une voie lieu. Bien au contraire, la recherche de beauté, est avant tout une formidable machine har- avec la citadelle du XVIIe siècle contre laquelle d’accès dans un parking, l’incommodité d’une de grâce, de bonheur, de bien-être, d’hospitali- monique. Son acoustique est parfaite. Le pla- elle est venue se blottir. Mais curieusement sa cuisine ou l’étroitesse d’un couloir. Et cela est té, …, n’appartient pas au «monde réel», mais cement des sièges est conçu pour permettre fonction de salle de concert et de rencontres normal. L’architecture touche à l’intime, au res- bien à l’Idée, à la pensée, à l’intellect. C’est là une écoute remarquable quel que soit son n’est pratiquement jamais signalée. Ouvrage senti. Elle ne peut laisser totalement indifférent que se joue toute la définition de l’Architecture. siège. L’amateur de cordes peut se placer au urbain avant tout, le Corum défend l’idée que «l’usager». L’architecture n’est pas opportuniste, elle est plus près des violons. L’amoureux du grand la banalité d’une boîte utile peut permettre Dans la mesure où il n’existe pas, contrairement importune. Elle interroge le réel pour en révéler répertoire symphonique peut aimer s’élever d’installer en son sein les plus belles machines à ce que pensaient les adeptes du Mouvement l’essence, non pour se fondre dans sa crasse. au plus haut de la salle et saisir la puissance acoustiques qui soient. Effectivement l’opé- Moderne, de réponse définitive à une question d’un orchestre jusqu’au plus profond de la ra Berlioz est parfait en termes acoustiques. soulevée par un programme, tous les possibles Tant de constructions ont été élevées à la grosse-caisse. Le mélomane passionné par la Scène, arrière-scène, orchestre, balcons et sont à l’œuvre. Il n’y a pas de vérité en architec- dévotion du réalisme. Tant d’architectes ont conduite d’orchestre peut se mettre en face du loges participent d’un même espace qui étend ture. Ce qui est juste ici, sera malhabile ailleurs. élevé le réalisme en dogme au nom d’une sa- chef, l’orchestre de dos, et se sentir dirigé par la beauté de l’écoute à la magistrale vision des Ce qui est évident là, sera insupportable là-bas. cro-sainte vérité du matériau. Vérité du maté- la baguette du chef d’orchestre. La musique mises en scène. Quel que soit son siège, l’au- Toute la puissance de l’architecture tient préci- riau qui obligeait à mettre ainsi les assises, à s’écoute dans le déploiement de ses formes diteur bénéficie des mêmes qualités d’usage. sément dans cette évidence. poser les moellons de telle façon, à hourdir une et chacun peut y vivre distinctement le plaisir Mais il n’empêche. Lorsque l’on évoque l’opéra, Le «génie du lieu», la forme émotionnelle d’un maçonnerie avec juste ce qu’il faut de chaux et d’une écoute sans cesse renouvelée. L’indiffé- la musique symphonique ou les architectures territoire, sa capacité à exprimer en mots très de sable, à couvrir un toit avec de puissantes renciation sonore qui souvent caractérise les de salles de concert, les grandes références qui simples son authenticité, oblige à constam- dalles de pierre avec un pureau de 2/3, etc. salles modernes n’y a pas sa place, car l’idée viennent en tête demeurent l’opéra de Sydney ment réfléchir sur l’inscription d’un volume Tant que l’on restait dans la tradition tech- de l’écoute personnelle de l’œuvre l’a empor- ou la Philharmonie de Berlin. bâti dans un environnement unique, toujours nique, dans l’éternel des savoir-faire acquis sur unique . Comme l’exprimaient les apôtres du plusieurs millénaires, la question ne se posait contextualisme : toute architecture est située. pas. Les hommes de l’art savaient construire. von Karajan, Claudio Le Corum à Montpellier, ouvrage urbain avant tout té sur la tentative actuelle de rendre tous les La demeure et l’intime du temps auditeurs identiques. Salle offerte à tous les 20 20 possibles de l’écoute musicale, la Philarmo- Les ther- Même la pyramide Pei au Louvre est «située». L’architecture était une sorte d’excellence dans nie revendique une situation unique dans la miques, acoustiques, les relations plus sen- C’est-à-dire que l’universel n’y a pas sa place. Il «l’art d’édifier»21. On atteignait alors cette beau- conception architecturale. Fort magistralement sibles au paysage de la ville, à la lumière natu- est regrettable que la ville marchande et géné- té fortuite dont parle Balzac mais qui faisait pour permettre que cette spécificité berlinoise, relle, au confort individuel, les attentions plus rique des centres commerciaux, des aéroports aussi la magnificence des cités et le plaisir des peut-être même allemande, soit perceptible, soutenues au bien être et au souci d’indivi- ou des immeubles de bureaux, ait oublié cette regards. Hans Scharoun a su exprimer dans les volumes dualisme, ont modifié le rapport des hommes évidence. Toute la subtilité de l’invention ar- Malheureusement, une volonté de se coller généraux de cette architecture ce même amour à leurs lieux de vie, de travail et de loisirs. Les chitecturale se doit de combattre la tentation au réel, d’être au plus près des aspirations hu- de la musique. Par une sorte de combat entre architectes ont dû inventer l’expression de leur de banalisation de nos environnements archi- maines, des techniques les plus performantes nature et culture, l’organicité de cette construc- société. Plus qu’une simple tentation forma- tecturaux et urbains. La mission est périlleuse, (voire performancielles, sans que l’on sache tion se révèle dans le choix de matériaux «durs» liste (faire de beaux objets architecturaux), le mais elle est indispensable. très bien ce que ces termes recouvrent) a au- mais capables d’exprimer la musicalité d’un travail de l’architecte est celui d’un chef d’or- lieu en reconstruction entre Tiergarten et la chestre capable de répondre, par la matérialité Il ne faut pourtant jamais perdre de vue que bienveillante et gracieuse. porte de Brandebourg. d’une édification, à toute une série d’aspira- l’architecture est un procès au réel. En effet, Sous le prétexte d’une meilleure compréhen- tions individuelles et sociétales. Sorte de para- répondre aux aspirations humaines les plus sion de l’homme et dans une approche socio- Avec ces deux constructions, diamétralement doxe d’un métier qui entend donner la réponse immédiates (la protection des intempéries, logique assez mal comprise et ridiculement opposées dans leur conception, se lit toute la la plus probante à une question toujours irré- le besoin de se nourrir, «d’avoir un toit»,…) caricaturée, les hérauts du XXe siècle se sont démarche d’architectes capables de donner solue, la fonction d’architecte est certainement pourrait apparaître comme une évidence, une voulus réalistes. Cela consista à faire dispa- une forme à leurs rêves, leur conception de l’art celle qui engage le plus l’avenir des sociétés. injonction même qui s’impose à tous les archi- raître toute idée, toute pensée, toute réflexion et la nécessaire inscription d’une construction Beaucoup d’auteurs ont écrit sur ce sujet, et la tectes. Utiliser les matériaux «disponibles», faire au profit de gestes répétés, mécaniques, dignes 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e contraintes a v e c l e environnementales, c a u e d u g a r d que l’architecture est un procès au réel. jourd’hui totalement perverti cette attitude 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 21 a r c h i t e c t u r e | u r b a n i s m e | h a b i t a t | j a r d i n b i b l i o g r a p h i e Verdier, Thierry L’architecture à Montagnac sous l’Ancien-Régime, Montpellier, Éditions de l’Espérou, 1997. Châteaux et demeures du Languedoc-Roussillon, Montpellier, Presses du Languedoc, 1997. N’oublions jamais qu’une De l’Édit de Nantes à la déclaration des droits de l’homme et du citoyen 1598-1789, la difficile conquête de la liberté, Montpellier, Région Languedoc-Roussillon, 1998. «vraie» réponse architecturale de la pire industrialisation. Alors que l’architec- sion de nos histoires personnelles. Ainsi que le ture est une chose de l’esprit (cosa mentale). rappelait Georges Perec, un lieu ne peut jamais n’est pas celle qui colle Les seuls architectes qui sont parvenus à s’ins- être totalement épuisé23. Il dit trop de choses taller dans le panthéon d’hommes célèbres de la conscience et de l’intime pour se réduire au réel, furent, et sont, avant tout des penseurs, des au pur concept primordial. intellectuels, des génies aussi parfois. La leçon Appréhendée comme la légitimation maté- mais au contraire du passé, elle tient dans une double évidence : rielle d’un programme, une architecture se de- la Vérité n’existe pas en architecture et le réel vrait d’être rationnelle24, rationaliste même25, est un leurre. Sortir du réel, s’extraire de la ré- mais son déploiement dans l’espace du vi- alité, l’escamoter peut être comme le fait le sible l’inscrit dans un immédiat du temps qui Barnabooth de Valéry Larbaud, c’est là que déborde largement les simples questions de se situe la grandeur de l’individu. La vie nous périodisation historique. La ville (palimpseste lasse de sa lie disait le poète. N’oublions jamais de sa propre réitération) s’est constituée dans qu’une «vraie» réponse architecturale n’est pas l’amalgame des formes du passé et d’un pré- celle qui colle au réel, mais au contraire celle sent constamment renouvelé26. L’architecture qui l’interroge, qui s’en extrait et qui le sublime, est l’objet primordial de la cité. Son volume, sa le transcende. Croire au réel revient à flatter les «présence», son décor, son subtil assemblage plus bas instincts de l’individu - un peu comme de pleins et de vides, …, participent d’un lan- les émissions télé qui se veulent tellement gage global qui définit le caractère d’un lieu. proche de l’homme qu’elles érigent le vulgaire, Certes, la puissance des infrastructures contre- le graveleux et le voyeurisme au rang de re- dit quelque peu cette perception encore très ligion, au prétexte de dire le réel d’une socié- «esthète» de la ville. Les routes, les autoroutes, té. L’architecture est l’inverse de cela. Elle est les voies, les lignes électriques, les réseaux de quête des hauteurs, recherche d’absolu, tenta- toute nature, ont acquis une telle dimension tive magnifique pour faire grandir l’homme en qu’ils soumettent les intentions urbaines à lui offrant le cadre de son dépassement. Elle d’évidentes contraintes d’aménagement27. Mais permet l’émergence de l’Idée dans le don d’un il n’en demeure pas moins vrai que les archi- espace nouveau, mouvant et arbitrairement tectes continuent à «composer» (parfois même à circonscrit par les matériaux de l’édification. leur corps défendant) des dialogues entre objets celle qui l’interroge, qui s’en extrait et qui le sublime, le transcende. singuliers et hasards de l’édification. Avec le recul, on mesure parfaitement ce que La réponse la plus «opportune» à la question de porta l’architecture. Les lieux bâtis, les loge- l’édification se résume de plus en plus dans la ments construits, les territoires modelés et notion de «dispositif» . Développant les loin- les villes transformées façonnent l’homme. taines habitudes des scénarios architecturaux, L’architecture engage au bien être, comme au le «dispositif» représente à la fois la disponibili- désespoir. Tout a été dit sur ce sujet et il suf- té (au sens que donnait à ce mot Le Corbusier) fit de faire quelques pas dans nos villes et nos de l’architecte face à la question d’un projet campagnes, de faire quelques excursions en toujours reconsidéré et la capacité à l’architec- dehors de nos frontières et loin de nos civili- ture d’offrir des usages débordant largement le sations occidentales pour s’en rendre compte. simple cadre d’un programme. L’architecture Mais la puissance de l’architecture se reconnaît existe souvent par sa faculté à être appropriée souvent dans sa propre fiction romanesque. par ses usagers. Concevoir un lieu, un volume En effet, si la littérature a totalement investi le habitable ou un espace public, c’est avant tout champ de l’architecture22, l’architecture a aussi permettre que les affects personnels puissent été capable d’inventer les millions d’histoires s’y épanouir au-delà même de ce qui a été ima- qui racontent la vie des hommes. Tous les sou- giné. Le réel est toujours mis en procès quand venirs sont attachés à des lieux. Grandioses ou l’importun décide de vivre l’architecture dans médiocres, savantes ou ordinaires, les expres- la fragile exaltation de sa propre destinée ■ 28 sions architecturales ont souvent été l’expres- 22 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e (1) Thierry Verdier, La mémoire de l’architecte, essai sur quelques lieux du souvenir, Lecques, Théétête, 2001 (rééd. Nîmes, Lucie éditions, 2010). (2) Daniel Payot, Des villes-refuges, témoignage et espacement, La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 1998. (3) Joseph Rykwert, La maison d’Adam au paradis, trad. Paris, Seuil, 1976. (4) Rem Koolhaas, Delirious New York, A retroactive manifesto of Manhattan, London, Academy Editions, 1978 (rééd. New York, The Monacelli Press, 1994). (5) Le Corbusier, Les trois établissements humains, Paris, Les éditions de Minuit, 1945. (6) Voir l’introduction par Françoise Choay du traité qu’elle a traduit avec Pierre Caye : Leon Battista Alberti, L’art d’édifier, Paris, Seuil, 2004, p. 11-44. (7) Il faut d’ailleurs admettre que l’espace construit s’étend aujourd’hui à l’ensemble de la planète car il n’est guère de lieux totalement inviolés. (8) Nous empruntons cette formule à Guy Desgrandchamps, «Architecture et modestie», in Architecture et Modestie : Actes de la rencontre tenue au couvent de La Tourette (Centre Thomas More) les 8 et 9 juin 1996, Lecques, Éditions Théétète, 1999, p. 9-30. (9) Françoise Fromonot a souligné cette manière d’agir en évoquant l’habitude prise par certains d’utiliser des «tubards» à la mode pour donner l’illusion de la modernité : «De l’identité nationale considérée comme un des beaux-arts», in Criticat, 6/septembre 2010, p. 41-53. (voir p. 47 le lycée Mendès-France de Montpellier). Sur cette tentation des architectures-objets rendant nos villes inhabitables, on pourra lire avec plaisir le texte érudit et critique de Franco La Cecla, Contre l’architecture, trad. Paris, Arléa, 2010. (10) André Malraux, L’intemporel, la métamorphose des dieux, Paris, Gallimard, 1976. (11) Anne-Marie Lecoq, «La Città festeggiante : les fêtes publiques au XVe et XVIe siècles», Revue de l’art, 33, 1976, p. 83-100. Jérôme de La Gorce, Dans l’atelier des menus plaisirs du roi : Spectacles, fêtes et cérémonies aux XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, Artlys, 2011. (12) Emil Kaufmann, Trois architectes révolutionnaires : Boullée, Ledoux, Lequeu, Paris, SADG, 1978. (13) Jean-Marie Pérouse de Montclos, Etienne-Louis Boullée, Paris, Flammarion, 1994, p. 150-165. (14) Peter Gay, The Enlightenment : The Rise of Modern Paganism, New York, Norton & Company, 1995. Cette perception «cosmique» fut encore davantage perceptible dans le projet de Cénotaphe pour Newton de E.-L. Boullée. (15) Philip Jodido, I. M. Pei : La pyramide du Louvre, München, Prestel Verlag, 2009. (16) Par-delà le célèbre texte d’Aloïs Riegl, Le culte moderne des monuments. Sa nature, son origine, trad. Jacques Boulet, In Extenso, 3, École d’Architecture Paris-Villemin, 1984, on pourra toujours se reporter au très bel essai d’Heinrich Wölfflin, Prolégomènes à une psychologie de l’architecture (Munich, 1886), traduit et introduit par Bruno Queysanne, Cahiers de pensée et d’histoire de l’architecture, Ecole d’Architecture de Grenoble, 1982 (rééd. Paris, éditions de la Villette, 2005) qui offre une tentative pré-phénoménologique pour comprendre l’essence de l’architecture. (17) Sur ce sujet, voir le livre magistral : Françoise Fromonot, Jørn Utzon et l’opéra de Sydney, Paris, Gallimard, 1998. (18) Sur cet architecte voir : J. Christopher Burkel, Hans Scharoun, London, Ellipsis, 1993. Peter Blundell Jones, Hans Scharoun, rééd. London, Phaidon Press, 2002. Sur la Philarmonie de Berlin : Wilfried Wang, Dan Sylvester, Philharmonie Berlin, 1956-1963, Berlin, Ernst Wasmuth Verlag, 2013. (19) Benoît Goetz, Théorie des maisons : l’habitation, la surprise, Lagrasse, éditions Verdier, 2011. (20) Christian Norberg-Schulz, Genius loci, Paysage, ambiance, architecture, (1980), rééd. Bruxelles, Mardaga, 1997. (21) Françoise Choay, «Patrimoine : quel enjeu de société ?», in Cahiers de l’école d’architecture de SaintEtienne, janvier 2006, Publications de l’Université de Saint-Etienne, 2006, p. 41-60. (22) Jean-Paul Thibaud, Nicolas Tixier, «L’ordinaire du regard », in : Le Cabinet d’Amateur. Actes du Colloque Perec et l’image, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, décembre 1998, n° 7-8, p. 51-67. (23) Georges Perec, Tentative d’épuisement d’un lieu parisien (1975), Christian Bourgeois, 2006. (24) Au sens que l’on donnait à ce mot entre le XIXe et le début du XXe siècle, voir Rational Architecture : The Reconstruction of the European City, (sd. Robert-L. Delevoy, Anthony Vidler), Bruxelles, AAM éditions, 1979. (25) Michel Cornuéjols, Créativité et rationalisme en architecture, Paris, L’harmattan, 2005. (26) Voir le concept de città analoga développé par Aldo Rossi, L’architettura della città, Marsilio, Padova, 1966 (trad. Paris, L’Equerre, 1981). (27) Dominique Rouillard (sd), L’infraville / futurs des infrastructures, Paris, archibooks, 2012. (28) Alain Guiheux, Architecture Dispositif, Marseille, Parenthèses, 2013. Cours d’Architecture qui comprend les ordres de Vignole, avec les commentaires, les figures et descriptions de ses plus beaux bâtimens, et de ceux de Michel-Ange, plusieurs nouveaux desseins, ornemens et préceptes concernant la Distribution, la Décoration, la Matière et la Construction des Edifices, la Maçonnerie, la Charpenterie, la Couverture, la Serrurerie, la Menuiserie, le Jardinage et tout ce qui regarde l’Art de Bâtir; avec une ample explication par ordre alphabetique de tous les Termes, à Paris, chez Nicolas Langlois, rue SaintJacques, à la Victoire, 1691; par Augustin-Charles d’Aviler. Édition critique, Montpellier, Presses de l’Université de Montpellier III. 2de édition, Montpellier, PUM, 2011. Complaintes des pasteurs du désert, Paris, Éditions de Paris / Montpellier, Presses du Languedoc, 2002. Augustin-Charles d’Aviler (1653-1701), architecte du Roi en Languedoc, Montpellier, Presses du Languedoc, 2004. L’art du peintre, doreur, vernisseur par Jean-Félix Watin, Paris, Quillau, 1772. Édition critique. Montpellier, Presses de l’Université de Montpellier III, 2004. L’architecture pratique qui comprend le détail du Toisé, & du Devis des ouvrages de Massonnerie, Charpenterie, Menuiserie, Serrurerie, Plomberie, Vitrerie, Ardoise, Tuille, Pavé de Grais & Impression. Avec une explication de la Coutume sur le Titre des Servitudes & Rapports qui regardent les Bastimens. Ouvrage tres neccessaire aux architectes, aux experts & à tous ceux qui veulent bastir, Paris, Estienne Michallet, 1691; par Pierre Bullet. Édition critique. Montpellier, Presses de l’Université de Montpellier III, 2005. Planches d’Architecture de d’Aviler. Édition critique. Montpellier, Éditions de l’Espérou, Presses Universitaires de la Méditerranée (PUM), 2008. Guide pour la rédaction des mémoires en architecture, Ensa Montpellier / Éditions de l’Espérou. 2nde édition complétée, Paris, Éditions de La Villette, 2011. Explication des termes d’Architecture, qui comprend l’Architecture, les Mathématiques, la Géométrie, la Mécanique, l’Hydraulique, le Dessein, la Peinture, la Sculpture, les Mesures, les Instrumens, la Coûtume, & c. la Maçonnerie, la Coupe et l’appareil des pierres, la Charpenterie, la Couverture, la Menuiserie, la Serrurerie, la Vitrerie, la plomberie, le Pavé, la Foüille des terres, le Jardinage, &c. La Distribution, la Décoration, la Matiere & la Construction des Edifices et leurs défauts Les Bastimens, antiques, sacrez, profanes, champestres, de Marine, aquatiques, publics & particuliers. Ensemble les Etimologies, & les noms latins des termes, avec des Exemples & des Preceptes : le tout par raport à l’Art de Bâtir, Paris, Nicolas Langlois, 1693 ; par AugustinCharles d’Aviler. Édition critique. Montpellier, Presses Universitaires de la Méditerranée (sous presse). Sarcasmes et vérités, notes sur quelques œuvres de la collection du Frac Languedoc- Roussillon, Montpellier, traac, 2011, (en ligne). Les règles du dessein et du lavis, pour les plans particuliers des ouvrages & des bâtimens, & pour leurs coupes, profils, elévations & façades, tant de l’architecture militaire que civile, Paris, Ch. Antoine Jombert, 1754 ; par M. Buchotte. Édition critique. Montpellier, Presses Universitaires de la Méditerranée (à paraître). Bournazel, un château de la Renaissance en Rouergue, Bournazel, Éditions du Buisson, 2011. Dictionnaire occitan-français des termes d’architecture, Languedoc-Rouergue, XVIe-XIXe siècles, Paris, Éditions de Paris, (sous presse). Architectes français à Rome au temps de Louis XIV, Bruxelles (à paraître). a v e c l e c a u e d u g a r d 23 a r c h i t e c t u r e | u r b a n i s m e | h a b i t a t | j a r d i n Une aventure industrielle : l’usine de l’Airbus A380 Gérard Huet 8 mars 2005 sont préparés en vue de l’assemblage final, qui Gérard Huet et Francis Cardete, architectes toulousains, sont les s’effectue dans une immense nef (le hall d’as- concepteurs de l’usine d’assemblage de l’Airbus A380 sur le site semblage structure). Aéroconstellation, près de Toulouse (associés au sein du groupement Le hall structure est la pièce maîtresse de ADPi Technip). Le bâtiment principal, baptisé «l’Arche», l’usine d’assemblage, par ses dimensions (250 Le projet de s’étend sur 12,25 ha, sa hauteur atteint 46 m ! m de long, 125 m de large) et les outils industriels prévus pour le jonctionnement des tron- construction La réalisation de ce projet est une véritable aventure industrielle : un programme exceptionnel, des délais très courts, une conception çons ainsi que pour la manutention et le levage (170 tonnes de charges devant être suspen- de la chaîne simultanée de l’A380 et de l’usine, des équipes de concepteurs dues à la charpente). L’avion, une fois assemblé, est amené dans Airbus A380 à (architectes-ingénieurs) délocalisées sur le site... les trois immenses halls de finitions et d’essais constituant la jambe est de l’Arche. Dans Toulouse-Blagnac : Le plan masse ces trois halls sont réalisés les compléments Mars à mai 2001 de montage des équipements hydrauliques et Dès le démarrage des études de conception électriques ainsi que les essais de fonctionne- des bâtiments, un groupe de travail est consti- ment, d’étanchéité à l’hélium des réservoirs et tué afin que les équipes d’Airbus et de maîtrise le montage des moteurs. d’œuvre puissent mettre en concordance les Ensuite, l’avion est conduit sur les postes d’es- enveloppes des bâtiments avec les outils indus- sais extérieurs où il subira les derniers tests triels de manutention et de levage, eux-mêmes avant son premier vol. en cours de définition. Cette co-conception a Tous les travaux de modification ou de mise au pour objectif l’optimisation conjointe du pro- point s’effectueront dans les trois halls chantier cess industriel et des ouvrages physiques de situés dans la jambe ouest de l’Arche qui auto- l’usine ; le résultat le plus spectaculaire étant riseront ultérieurement d’éventuelles augmen- illustré par le plan masse dont la logique d’or- tations de cadence. ganisation est en adéquation parfaite avec le A l’intérieur de la Faille sont implantés les bu- vembre 2000, le programme propre à chaque process définitif établi en juin 2001. reaux et ateliers, dans des immeubles ponts bâtiment était en cours d’élaboration. Le plan masse est composé selon un axe Nord- de quatre niveaux disposés transversalement L’emprise au sol du projet ainsi que les surfaces Sud (idée inverse de ce qui était demandé dans dans la grande rue centrale de distribution de du bâtiment sont exceptionnelles : l’appel d’offres), épine dorsale du projet, cor- l’Arche. 25 000 m2 de bureaux sont ainsi po- un site industriel Le maître d’ouvrage d’une part, au fait que les terrains soient en Airbus France cours de régularisation administrative (et de ce Les concepteurs fait, ne soient pas tous disponibles en même Un groupement de maîtrise d’œuvre générale : temps), et d’autre part, au fait que les dimen- Architectes : Cardete & Huet (agence d’archi- sions de l’appareil (le plus gros avion au monde tectes toulousaine), ADPi (agence parisienne, de transport civil) soient impressionnantes : filiale d’ ADP : Aéroports de Paris, spécialiste 80 m de long pour 80 m de large, pour un poids mondiale des structures aéroportuaires) de 650 tonnes en charge. Ingéniérie : Technip TPS (société française, Le planning est extrêmement contraignant : numéro un européen d’ingénierie et de un premier vol commercial en juin 2006, alors construction), ADPi Architectes et Ingénieurs. que, lors du lancement du concours, en no- Le plus important chantier industriel en Europe avion géant dans un territoire vierge. Le projet de construction de la chaîne d’as- • la surface du site aménagé est de 300 ha respondant au cheminement de l’avion dans sés sur les socles ateliers et magasins de deux semblage final de l’Airbus A380 à Toulouse est • la surface totale des bâtiments est de sa phase d’assemblage, depuis la livraison des niveaux longeant les halls. Cet espace est le tronçons au nord du site jusqu’à son roulage cœur du dispositif de distribution ; les des- vers la zone aéroportuaire, au sud, et son envol. sertes entre bureaux sont prévues le long des Les éléments constitutifs de l’avion arrivent par grandes fenêtres des halls. Cette volonté a pour convoi routier depuis le port de Langon (en Gi- ambition d’essayer d’éviter la ségrégation entre ronde) par le nord-ouest du site, où se trouve la «blouses blanches» et «blouses bleues». Dans leurs parcours, les usagers des bureaux sont spectaculaire du fait de son gigantisme, de sa complexité technique et des délais très courts 200 000 m 2 • la surface des aires de circulation et de stationnement est de 20 ha de conception et de réalisation. Quand le consortium européen EADS (Euro- • la hauteur moyenne des halls d’assemblage est de 45 m pean Aerospace and Defence Systems) décide Gérard Huet de lancer la fabrication de l’A380 courant 2000, En février 2001, l’équipe de maîtrise d’œuvre zone de livraison des tronçons. est architecte et directeur le cahier des charges est défini pour une pre- est désignée à partir de propositions de plans La quasi-totalité des halls industriels fu- ainsi directement au contact des halls avions. de masse faisant apparaître : sionnent en un très vaste ensemble, l’Arche Cette organisation apporte économie d’occu- • l’étude des paramètres à prendre en compte (appelé ainsi du fait de sa configuration en U); pation de l’espace, de construction, de fonctionnement et de flexibilité d’usage dans le général de Cardete & Huet, agence d’architecture fondée mière livraison commerciale en 2006. Novembre 2000 : un concours de maîtrise en 1975 avec Francis Cardete. d’œuvre est lancé afin de désigner, dans les • l’étude des flux ce bâtiment central et primordial de l’usine Plus de quarante architectes trois mois, une équipe chargée de la maîtrise • l’étude de variantes d’organisation comprend également les principaux ateliers, temps. A l’est des aires extérieures, situées • l’analyse critique des différentes variantes locaux techniques et bureaux. Ces derniers dans le prolongement sud de l’Arche, ont été et la recommandation d’une solution sont situés au cœur de l’Arche dans une trouée construits deux halls avions indépendants, l’un accueillant les essais statiques permet- œuvrent au quotidien d’œuvre générale pour la construction des bâti- dans l’esprit insufflé par les ments qui accueilleront la chaîne d’assemblage fondateurs au sein sur le site de la ZAC Aéroconstellation, située à synthétisant les hypothèses communes centrale baptisée la Faille. de trois structures : Blagnac, à l’extrémité des pistes de l’aéroport. lors du lancement du concours. A son extrémité nord, l’Arche comporte l’ab- tant la déformation des structures de l’avion side, où les éléments de fuselage et de voilure jusqu’aux limites de rupture, l’autre servant Toulouse, Marseille, Rabat. 24 à l’échelle d’un Les contraintes les plus importantes sont liées, 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d L’Arche : hall d’assemblage structure Les bureaux et ateliers (la Faille) 25 a r c h i t e c t u r e | u r b a n i s m e | h a b i t a t | j a r d i n L’Arche : la charpente aux activités de pistes telles que la pesée des cides des grandes poutres en saillie. Cette lu- chitectes est un domaine difficile, même si trise d’œuvre architectes, ingénieurs bâti- avions, certains essais spécifiques ainsi que les mière inonde les halls au travers de panneaux l’agence Cardete & Huet avait déjà l’expérience ment et moyens de levage, etc., dans le but retouches de peinture. en polycarbonate, afin d’éviter les nuisances de de la réalisation du hall d’assemblage des Air- de dimensionner les bâtiments aux justes l’ensoleillement direct. bus A330-A340 et Aéroports de Paris, celle de besoins et de faire qu’au fur et à mesure de L’image Au cœur du dispositif, les bâtiments de bureaux nombreuses plateformes aéroportuaires. la co-conception, les décisions prises soient Un plan masse concentré sont disposés transversalement afin que tous, Il est clair que la vitesse de conception et de validées, Le bâtiment d’assemblage a été conçu de l’in- tout en étant proches des lieux de travail dans réalisation conduit à certains choix qui im- • propositions de plans masse ayant pour térieur vers l’extérieur. Penser l’architecture à les halls, bénéficient d’un éclairage naturel et posent la nécessaire simplicité de fabrication logique celle dictée par le process : la partir du process des flux, des espaces de vie d’une vue sur l’extérieur (les immeubles for- des ouvrages. majorité des sites d’assemblage, dont ceux est une démarche d’ouverture vers les autres, ment entre eux des patios autorisant la lumière L’enveloppe financière et les délais ont été res- que nous avons conçus pour les avions 330, qui s’établit dans la complicité entre archi- naturelle au sein des bureaux et animant la vie pectés suivant les engagements initiaux. 340, confirment le fait que le souci prioritaire tectes ainsi qu’avec les maîtres d’ouvrage ; la industrielle). preuve en est que, dans ce processus interactif, Délais et coûts certaines influences d’enrichissement du pro- Façade miroir de l’Arche, portes en acier inox poli miroir est la réduction des risques accidentoChronique des moments forts gènes. Pour cela une logique de clarté des Printemps 2000 différents flux s’impose, à la fois en amont Les accomplissements Cardete & Huet, Tech- (tronçons, petit équipement, personnel) de tels ouvrages ne peuvent actuellement nip, puis ADP (Aéroports de Paris). et en aval, en sortie de bâtiment de l’avion té des pistes de l’aéroport, sans aucune singu- être conçus qu’en métal. La vitesse de réalisa- 23 juin 2000 assemblé, au seuil de la piste d’envol, larité, si ce n’est un environnement commercial tion imposée par le planning nous a conduits Choix de Toulouse-Blagnac comme site d’as- périurbain. à concevoir les bâtiments afin de permettre, semblage final de l’A380. qui consiste à lever, en une seule fois et en Les dimensions du bâtiment d’assemblage pour chaque hall, la construction et l’équipe- Novembre 2000 une journée, la totalité de la couverture (500 m de long, 250 m de large et 45 m de hau- ment des combles au sol, dans leur totalité Lancement de l’appel d’offres pour STAR (Site et des réseaux situés dans les combles, teur), font que son échelle crée un paysage (ensemble de la charpente, couverture et étan- Toulousain d’Assemblage Airbus). dans un souci de respect des délais prévus nouveau. Il y a là une opportunité que nous ne chéité en partie supérieure, chauffage, électri- devions pas laisser passer. Au-delà de la pro- L’avion va peut-être exister, le programme est extrêmement courts. Ce parti influencera cité, plomberie en partie inférieure), puis leur blématique posée par le rapport au ciel et au hissage en une seule fois (les poutres ont des remis aux six équipes de maîtrise d’œuvre. l’architecture dans un souci de sobriété, sol, les grandes portes d’accès aux halls sont un portées de 102,5 à 117,5 m). des éléments majeurs (très hautes portes plis- Ainsi donc, le comble du hall d’assemblage sées se succédant tout le long de l’ensemble). (8000 tonnes) a pu être levé à 46 m de hauteur L’ étendue (450 m de long et 27 m de hauteur) en une journée. est comparable à celle d’un barrage. Par rap- Ce choix de montage a permis un gain d’un port à ce questionnement essentiel, le choix mois et demi environ par cellule ; économie de du matériau de parement (en acier inox poli temps et d’argent, donc, tout en minimisant les miroir) a pour avantage de constituer une fa- risques d’accident et en s’affranchissant des çade en permanence vivante, qui reflète les risques d’intempéries. variations du ciel. Cet effet est amplifié par la La procédure de dévolution des marchés choi- mise en œuvre en écailles dissymétriques des sie par la maîtrise d’ouvrage est par tranches panneaux inox. Comment ne pas y voir un d’ouvrage et par lots en corps d’état séparés. hommage au monde aéronautique ? La mince Cette procédure est intéressante à plusieurs tranche de la toiture qui ondule confère à l’im- titres : jet ont été l’émanation du maître d’ouvrage. L’économie et les délais font, qu’en France, Le site est une grande plaine située à l’extrémi- mense ensemble de l’Arche une fluidité qui • du fait de l’évolution du programme qui doit compense son aspect massif, sans le nier. s’adapter aux exigences de la fabrication de l’avion, les coûts des modifications sont Qualité des espaces de travail 26 L’Arche : habillages verticaux translucides des grandes poutres • d’autre part, l’entreprise est identifiée à son çade par les tympans périphériques (translu- marché et met donc les moyens en consé- cides, correspondant à l’épaisseur de la struc- quence dans une saine émulation. ture de toiture qui les surmonte), en couverture Il est évident qu’en architecture, il n’y a jamais par des lanterneaux situés dans le plan des une seule réponse ; il est sûr que le domaine combles et par les habillages verticaux translu- de l’invention dans lequel se situent les ar- 1 0 a n s d e c u l t u r e Perplexité des équipes devant un programme • quelques idées sur les façades rationnelles, embryonnaire et des propositions de plans sachant qu’A380 n’a aucun besoin d’image p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d architecturale forte. Celle d’Airbus suffit. masse dont la seule logique est celle découlant des problèmes administratifs liés, à l’origine, 8 janvier 2001 aux différents propriétaires fonciers et donc des Réception des offres des six groupements différentes dates de libération possible. sélectionnés. Le partage industriel n’est pas clairement dé- 13 janvier 2001 fini. L’avion est en cours de conception, ses Établissement d’une liste de trois groupe- caractéristiques dimensionnelles en phase de ments. définition. 23 février 2001 Décembre 2000 Choix du lauréat final : Cardete & Huet Archi- Les candidats obtiennent de nouveaux élé- tectes, Technip TPS, ADPi. ments (le règlement de la ZAC en charge des aménagements et équipements d’intérêt gé- La joie et l’inquiétude néral, les rayons de braquage de l’avion, le Saura-t-on tenir un tel pari par rapport aux ob- tableau récapitulatif des ponts roulants situés jectifs énoncés ? • Faire que la co-conception aboutisse à un dans les différents bâtiments). projet cohérent au bout de six mois. clairement identifiés par lots, L’apport de lumière naturelle est assuré en fa- • une méthode de fabrication des bâtiments Un pari... • Déposer au plus tôt les permis de construire Un important investissement dans la réflexion pour déclencher les enquêtes publiques et et une réponse multiple : les autorisations de construire qui permettent de débuter les travaux suivant les • mise en place d’une équipe de travail com- délais prévus. posée des compétences Airbus : avionneurs, outilleurs, chargés d’assemblage de • Livrer les bâtiments en 2004 avec vols d’es- l’avion, maintenanciers, ergonomes, maî- sai en 2005 et vol commercial début 2006. 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 27 a r c h i t e c t u r e | u r b a n i s m e | h a b i t a t | j a r d i n Musique et architectures Philippe Capelier b i b l i o g r a p h i e Nothias, Jean-Christophe Le site d’assemblage de l’Airbus A380 Le nid du géant, Agnès Vienot Editions, 2004 28 7 décembre 2005 Gustav Mahler s’éteint le 18 mai 1911 à Vienne. Il laisse une jeune veuve, La co-conception : un projet partagé Les circulations horizontales entre les bureaux, Tous ensemble dans un même lieu, plusieurs volontairement situées dans cette grande fe- Alma, musicienne elle aussi, brillante et cultivée. Elle a connu Klimt, réunions par jour, on avance à grands pas, ça nêtre, favorisent la communication entre les fourmille d’idées, d’enjeux : déchets, flux, poste «cols blancs» et les compagnies travaillant aura une liaison avec le peintre Kokoschka, puis se mariera avec Walter unique d’assemblage. dans les halls. Au jour le jour, Airbus valide au fur et à mesure L’échelle d’un tel bâtiment, dans un paysage est comme l’allégorie de ce rapport mystérieux qui unit la musique et les propositions structurées notamment par proche des pistes de Blagnac, fait que c’est le les ergonomes : la nature et le nombre de halls bâtiment qui crée le paysage. Par son ampleur l’architecture, deux arts que pourtant tout oppose. sont définis (celui dans lequel on va assembler (500 m de long et 45 m de haut), on est en réfé- D’un côté, notre culture occidentale sépare la musique et l’architecture, l’avion, ceux dans lesquels ils seront terminés rence avec les collines situées au loin. L’échelle les considérant comme les deux barreaux les plus éloignés sur l’échelle et essayés, ceux qui permettent de procéder d’un barrage. aux modifications) ; les annexes, les bureaux La boîte économique et rationnelle nous in- des arts : architecture, art des formes, art de la pesanteur, art utile ; sont également définis, mais tout nous semble quiète, nous obsède et un jour, le déclic ! Le musique, art du temps, art de l’éphémère, art du futile. D’un autre côté, éparpillé : le bâtiment Arche viendra unifier tout ciel ! Le reflet, l’inox, les grandes portes coulis- notre culture occidentale les réunit toutes deux, les dotant de qualités cela et un grand axe structurant le site confir- santes, composants majeurs de la façade en mera la logique du process dans son évidence. seront revêtues. Le maître d’ouvrage est séduit. propres et exclusives qui les isolent des autres arts : l’architecture est une Trois projets : l’avion, les outillages, le bâtiment Cette matière change le rapport du bâtiment musique figée, la musique est une architecture vibratoire. fonctionnent en même temps. C’est unique ! au sol. Il appartient au ciel, il vit au rythme des Au-delà de la poésie, au-delà des mythes, existe-t-il des rapports Un tel projet fédère les énergies et les oriente changements ; son côté abstrait, ses références dans le même sens : celui de la réussite d’un au quotidien, les jeux de plans entre les diffé- invisibles, profonds, exclusifs qui unissent la musique et l’architecture? tel pari ! rents matériaux font que le bâtiment est déma- Plus encore, que peut apporter la musique à l’architecture? Les avancées architecturales du projet bâti- térialisé. ment : dans une usine de cette taille, la ques- Il y a là de nouveaux domaines à explorer. Peut-on concevoir une «architecture musicale»? tion de l’éclairage naturel est fondamentale. 3 janvier 2002 Les études d’éclairagisme et les demandes des Démarrage du chantier : début du terrasse- utilisateurs ont renforcé les apports de lumière naturelle dans la zone centrale. Les rayonne- Gropius, architecte d’avant-garde, fondateur du Bauhaus. Alma Mahler Préambule C’est pourquoi je savais que mon diplôme de ment sur le site. Quand Anne-Marie Llanta m’a proposé de te- fin d’études serait du registre de la recherche 1er avril 2004 nir une conférence pour le CAUE du Gard sur théorique. ments directs ont été filtrés ; ainsi la douceur de Livraison à Airbus de l’Arche. la musique et l’architecture, j’ai été replongé la lumière naturelle inonde les halls de façon 7 mai 2004 quelques, et oui, vingt-cinq ans en arrière, avec homogène. Le espaces sont rendus vivants, les Inauguration du site en présence du Premier forcément une certaine nostalgie. Outre l’architecture, je pratiquais, j’ai toujours vues sur l’extérieur (au travers des bandes vi- ministre ■ Je ne vais pas vous raconter ma vie, simple- pratiqué, aujourd’hui encore, la musique. Es- trées situées au pied des grandes portes et des ment resituer les circonstances de ce travail. sentiellement à travers le chant choral, dans grandes fenêtres donnant sur la rue centrale) En 1980, je terminais mes études d’architecture un ensemble vocal universitaire ; petite anec- améliorent cette notion de confort. à l’école de Montpellier ; simultanément, j’avais dote, c’est Françoise Miller, architecte au CAUE l’habitude de travailler dans les agences de la qui nous reçoit, qui m’a fait venir dans cette région, d’y faire le nègre. chorale. J’en écoutais aussi beaucoup, de la Au moment d’aborder ma dernière année musique, de toutes sortes : ancienne, baroque, d’études, mon expérience professionnelle m’a classique, pop, rock, chanson ; le jazz, je l’ai dé- montré deux choses : couvert par la suite… Un : je n’avais aucune envie de refaire à l’école Alors, de façon candide, je me suis dit : pour- Philippe Capelier ce que je faisais à mi-temps chez des archi- quoi ne pas réunir dans un même diplôme mes est architecte, spécialisé dans tectes ; j’excluais donc un diplôme de type pro- deux passions. Musique et architecture, archi- l’acoustique architecturale et le jet concret d’architecture ; «gratter», je le faisais tecture et musique. développement durable. Il dirige tous les jours… Ce n’est pas dû uniquement à mes goûts, cette l’agence Blue Tango Architectures Deux : la pratique quotidienne «concrète» de histoire de musique et d’architecture ; et là, à Montpellier. Vice-président l’architecture me démontrait, en regard de nous rentrons dans le vif du sujet ; il y a bien, de l’Ordre des architectes du l’école, la situation éminemment privilégiée de dans la littérature, ici ou là, cette poésie qui Languedoc-Roussillon, il est l’étudiant, à savoir que sa raison sociale, c’est réunit la musique et l’architecture : l’architec- également chargé de cours la réflexion et la recherche, un luxe pour l’archi- ture comme une musique figée, l’architecture à l’école d’architecture de tecture quotidienne. comme une symphonie de pierres. Montpellier. 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 1 0 a n s d e c u l t u r e Rechercher, mais quoi ? p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 29 a h i t e c t u r e | u r b a n i s m e | h a b i t a t Mais il y a aussi les trompettes de Jéricho, la l’architecture vont trouver les fondements de On retrouvera par la suite Pythagore et Valéry. un vide entre deux nombres précédents ; musique qui fait écrouler les remparts. De leur relation particulière. Nous allons faire l’ex- Mais revenons à notre mythe. par exemple, la moyenne, entre 3 et 5, c’est nombreuses relations métaphoriques les réu- périence simplement agréable d’écouter de la D’abord la construction des remparts de 4,3 + 5 / 2 : le vide entre 3 et 5 est comblé. nissent, positivement, ou négativement. musique en regardant de l’architecture, proje- Thèbes, dans la Grèce très antique : Amphion Or, ce que découvre Pythagore, c’est que les En face, le simple bon sens voudrait les oppo- tée sur l’écran ; ainsi : joue de la flûte, et les pierres se mettent en principaux accords musicaux, ceux-là mêmes mouvement, s’assemblent en des lits recti- couramment pratiqués, joués, chantés par les lignes et ordonnés : la musique crée de l’archi- musiciens grecs, ces trois accords musicaux, tecture ; les murs immortalisent cette musique sont exprimés en rapport (en médiété) de pétrifiée en leur sein. nombres simples. • Water Music de Haendel Ensuite, le peuple d’Israël, en pays de Canaan, Prenons la corde d’un luth ; je la fais vibrer à et le Louvre classique fait le siège de la ville de Jéricho ; après une vide ; j’obtiens, par exemple, un do. Si je mets procession circulaire de six longues journées mon doigt sur le manche du luth, à mi-distance, autour des remparts, les prêtres, le septième j’obtiens le même do, mais plus aigu, un octave jour, sous l’ordre de Josué, font sonner leurs plus haut ; l’octave s’exprime selon un rapport cors et la foule entonne une immense clameur : de 2/1 ; il trouvera le rapport 3/2 pour la quinte, ser : musique art du temps, art du son, art de • des chants grégoriens et une abbaye romane l’éphémère ; architecture, art de l’espace, art des matière, art de la gravitation ; Schopen- • l’Orfeo de Monteverdi et le Palais du Té à Mantoue hauer les oppose, même plus, sur l’échelle des arts, la musique est tout en haut, l’architecture tout en bas, non mais ! Alors je me suis proposé d’aller visiter cette • les Comedian Harmonists et la Villa Savoye étrange relation, d’essayer de découvrir s’il existe des données objectives qui les rap- • Peter Gabriel et l’architecture de Rem Koolhaas. prochent, s’il y a bien une tradition, une histoire commune. C’est bien pour le plaisir des yeux et des oreilles, les remparts, s’effondrent, la ville est prise. do/sol ; un rapport de 4/3 pour la quarte, do/fa. Et si ce rapport est plus que poétique, pourquoi mais est-ce suffisant comme point de départ Ce que la musique peut construire, elle peut Les musicologues pensent que ces trois ac- ne pas envisager d’en tirer parti ? Du point de pour notre recherche ? Il y a un rapport formel, aussi le détruire. cords sont communs à tous les systèmes mu- vue de l’architecte que je suis, la musique peut- expressif, entre les arts d’une même époque, La dédicace des remparts de Jérusalem, par sicaux. elle intervenir dans ce que je fais, que peut-elle donc, à un moment donné, on sent bien une Néhémie, procède de la même mythologie ; ici, Cette découverte fut, pour les Anciens, un évé- m’apporter ? familiarité entre la musique et l’architecture. la musique n’édifie pas, mieux, elle sanctifie, nement considérable. D’un point de vue scien- Ce travail, ce diplôme, se présente sous la Cela est vrai pour les autres arts. elle attribue son sens à la chose construite. tifique, il donnait une représentation géomé- forme d’un ouvrage, théorique, en deux vo- On peut aussi mélanger les musiques et les ar- Puis Pythagore. trique et attribuait une valeur numérique au lumes, complété, pour la soutenance, par un chitectures : Jeff Buckley et Palladio. Il est né aux alentours de 580 avant J.-C., a été son. grand panneau graphique, qui en était comme On peut ressentir ici aussi une harmonie entre champion de pugilat, aux 48 Olympiades ; il D’un point de vue religieux, il exprimait les l’enseigne. ce que l’on regarde et ce que l’on entend. Ce a voyagé sur le pourtour de la Méditerranée, en accords musicaux par des nombres élémen- Le premier tome est une longue introduction, que l’on recherche est ailleurs. particulier en Égypte où il aurait été initié à la taires et sacrés : les quatre premiers, 1- 2- 3- 4, mathématique. la tétractys, dont la somme est égale à 10. Les en deux parties, ayant chacune trois chapitres ; èmes le premier chapitre est consacré à l’histoire de Un peu d’histoire Il s’installe en Sicile, en 530 avant J-C ; il y fonde nombres de Dieu, de la création, les nombres chaque art ; le second raconte l’histoire de leur Autant vous le dire tout de suite, trois person- une communauté, on dirait une secte au- de l’homme, les pieds et les mains, le système auteur, le musicien, l’architecte ; le troisième nages m’ont guidé dans cette exploration du jourd’hui, selon des rites initiatiques précis et décimal. chapitre tente une définition de chacun des mystère musique/architecture : le premier, c’est une hiérarchie militaire. Après Pythagore, la relation entre la musique et arts. Pythagore, le deuxième, c’est Paul Valéry. Le troi- On y suit un enseignement qui mêle la poli- l’architecture trouve un fondement rationnel. Ce travail est fondé sur une recherche livresque, sième, la troisième, c’est Alma Mahler. tique, la mathématique, la philosophie, les arts Avec le nombre, pratiquer l’expression musi- d’histoire de l’art, de théories esthétiques ; Alma Mahler comme l’allégorie de notre re- et la pratique ascétique de rites religieux. cale dans la création architecturale est déli- je me rappelle en particulier le livre Bruits de cherche ; elle est née à la fin du XIX siècle, dans Le maître meurt vers 500 avant J-C. Il laisse une béré. C’est la tradition pythagoricienne, nu- Jacques Attali , qui est une histoire sociale et les riches milieux bourgeois et cultivés de la communauté prospère et puissante, mais dont mérologique, qui a véhiculé cette pratique politique de la musique occidentale. grande Vienne, où le sens des affaires se conju- l’idéologie, pour un grand pythagoricien pour- harmonique de l’architecture. Ce travail, sur lequel je ne reviendrai pas ce soir, guait au culte de l’art. Elle était musicienne. tant, Matila Ghyka, est un «fascisme ésotérique». La Renaissance, qui se replonge dans la culture était très utile pour «cadrer» le sujet, éviter de Elle aura connu Klimt, elle sera la maîtresse du Ce que nous devons surtout prendre en compte antique, réactive notre relation. C’est en toute partir tous azimuts ; il ne peut s’envisager que peintre Kokoschka, immortalisée sur un tableau et retenir, c’est que, pour Pythagore et les pen- connaissance de cause qu’Alberti, le grand dans la culture occidentale. où les amants sont allongés sur un lit d’étoiles, seurs de cette époque, pratiquer la mathéma- architecte, préconise l’usage des proportions Notre civilisation a, entre autres particularités, elle sera l’épouse de Gustave Mahler, pour qui tique, c’est utiliser les outils dont les dieux se des accords musicaux pour ordonner ses bâti- la mise en théories du monde, c’est-à-dire, éla- elle sacrifiera sa musique. Elle présentera à Wal- sont servis pour créer le cosmos, en opposition ments. borer des modèles, des concepts, destinés à ter Gropius le peintre Itten, qui sera professeur avec le chaos. En particulier, les Anciens étaient Palladio utilise ses proportions simples et mu- mémoriser ses usages, les transmettre, les faire au Bauhaus. Elle se mariera avec Gropius, l’archi- friands des médiétés, plus simplement les sicales pour ordonner ses plans et ses façades. évoluer, transformant par là-même la pratique tecte visionnaire : quelle femme, avoir eu pour moyennes : A + B / 2 ; ces moyennes, arithmé- Outre leur culture antique, ces gentilshommes en savoir. Nous verrons par la suite que c’est mari et Mahler et Gropius ! Je vous renvoie à la bi- tiques, géométriques, harmoniques, étaient les pratiquaient les académies qui réunissaient dans le monde théorique que la musique et bliographie que lui a consacré Françoise Giroud . outils du Créateur, par le fait qu’elles comblent les savants de spécialités différentes : philo- 1 30 r c 1 0 a n s d e c u l t u r e e p a r t a g é e 2 a v e c l e c a u e d u g a r d 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d | j a r d i n v 31 a h i t e c t u r e | u r b a n i s m e | h a b i t a sophes, médecins, astronomes, architectes et Le Corbusier invoque très souvent la musique marre, à moins que cela ne soit celui d’à côté… chitecte, il va bien au-delà et justement éclaire alchimistes. pour exprimer la qualité de ses créations. Il a 3. La perception de la musique est différente de les rapports profonds, subtils et exclusifs, entre Les traités d’architecture, du XV au XVIII travaillé avec le compositeur grec, Iannis Xena- l’architecture, parce qu’à l’audition, on va des l’architecture et la musique. Il apparaît que mu- siècles, foisonnent d’argumentaires musicaux, kis, sur le couvent de la Tourette, près de Lyon. parties au tout, alors qu’en architecture, on voit sique et architecture ont des rapports étroits et e e pour affirmer le bon goût car «les proportions du tout vers les parties. particuliers, exclusifs, qui les distinguent des Où en sommes-nous ? En fait, on n’appréhende pas la totalité de autres arts, et au-delà de leur apparence, qui nos yeux». Où en sommes-nous ? Schopenhauer oppose grandes constructions d’un seul coup d’œil ; les unit. Dans la querelle des Anciens et des Modernes, la musique, tout en haut, et l’architecture, tout elles se dévoilent petit à petit au visiteur. Et si la en 1750, les traditionalistes invoquent la conso- en bas : art de l’esprit, art de la matière. musique a un sens, l’architecture peut en avoir De la musique dans l’architecture nance physiologique des accords musicaux Les anciens Grecs distinguaient les arts perfec- aussi : le dessin des jardins à la française, l’en- Le rythme : le rythme, c’est une périodicité per- pour justifier le «bon goût» des proportions im- tifs, qui nécessitent une interprétation, des arts chaînement des espaces dans de grands bâti- çue ; les systèmes structuraux, qui portent les muables ; il y est surtout question d’harmonie, pratiques, qui présentent leur œuvre achevée. ments publics actuels dénotent un sens, une masses bâties, répartissent les descentes des avec l’équivalent des accords dans la musique. Cette distinction est toujours actuelle : théâtre, direction particulière voulues par l’architecte. charges en des points régulièrement disposés Il y a une utilisation intentionnelle de nombres musique, opéra, contre peinture, architecture ; 4. Art du temps et art de l’espace. qui créent une perception régulière d’alter- précis, dans l’harmonie des accords, dans le et littérature ? Et cinéma ? La perception de l’architecture implique un nance de pleins et de vides, de temps forts et rythme des notes, la durée des mouvements Surtout, on différencie habituellement les arts temps, son image varie selon le temps, l’archi- de temps faibles, identiques aux pulsations des chez Beethoven, chez Bartók. du temps, qui instaurent le temps, des arts de tecture est aussi art du temps. La musique crée rythmes musicaux. Ce rythme peut se retrouver Bartók peut être considéré comme le premier l’espace, qui instaurent l’espace. Car l’espace son espace, immatériel, mais qui nous englobe. dans l’alternance des parties opaques et des musicologue ; il parcourait la Hongrie à la re- permet de rendre évident le caractère matériel 5. Arts abstraits. parties transparentes d’une façade. cherche de mélodies traditionnelles, avec un de l’objet – l’espace offre un objet complexe La musique et l’architecture n’ont pas vocation L’harmonie : les dimensions des espaces, lon- cylindre de cire, pour enregistrer la musique simultané – l’espace nous situe par rapport à à reproduire le monde, ou à imiter la nature. gueurs, largeurs, hauteurs, l’enchaînement de traditionnelle et tzigane. l’œuvre. Paul Valéry raconte leur substance commune, salles de surfaces différentes dans un même Le musicologue Erno Lendvai prétend qu’il y Il est en mouvement ; la musique se déroule d’être des arts de l’abstrait, cette démarche si bâtiment peuvent être ordonnés selon des découvrit l’usage du nombre d’or. dans son mouvement chronologique de- particulière qui permet de nous élever au-des- règles de proportions volontaires et maîtri- Le nombre d’or, 1,618, est le résultat d’une vant l’auditeur ; l’architecture, immobile, at- sus des contingences matérielles ; en cela, la sées ; de la même façon, la proportion entre la moyenne particulière, une des médiétés tend qu’on la parcoure. musique est un langage sans signifiant, qui surface de pleins et celles des vides dans une grecques précédemment évoquées. Faisons le point : «s’adresse au cœur sans le secours des mots» ; façade peut obéir à un rapport de nombre vo- En quel point couper un segment pour que 1. La musique n’a rien à voir avec l’architecture, l’architecture épure les formes de la nature, les lontairement arrêté. le rapport grand segment/petit segment soit parce que la musique, c’est des sons, l’architec- réinterprète par la géométrie. Les règles de contrepoint, en musique, ces tech- égal à : totalité du segment/grand segment ? ture, c’est du béton. Et ces deux arts ne sont pas descriptifs, ils sont niques qui permettent les variations d’une idée On comprend bien que ce point d’équilibre a Ce type de distinction signifie qu’on définit polysémiques, autrement dit, leur signification musicale, sont les suivantes : quelque chose de lumineux. quelque chose, uniquement par sa matière : varie selon ceux qui les perçoivent. En fait, on aboutit à une équation du deuxième qu’est-ce qui fait qu’une table est une table ? 6. Arts de nombre. degré de la forme : ax2 + bx + c= 0 dont la racine Ce n’est pas qu’elle est en bois ; c’est qu’elle est C’est pourquoi, l’un et l’autre, en tant qu’ex- positive est 1,618, la racine négative : -0,618. composée d’un plateau porté par quatre pieds. pression aboutie de la réflexion de l’homme, die initiale, les aigus deviennent graves, les Sans aller trop loin : 1,618 au carré, c’est 2,618, 2. La musique est mouvement, l’architecture est de la spéculation, sont si proches de la mathé- graves aigus, soit le nombre d’or + 1, l’inverse de 1,618, immobile. matique, forme la plus abstraite peut-être de la 1/1,618, c’est 0,618, soit le nombre d’or –1. Si l’audition de la musique implique qu’on pensée. Pour les Anciens, vous comprendrez la valeur la laisse se dérouler, que l’on reçoive son Il apparaît donc que la rencontre entre la immense de ce personnage mathématique. mouvement temporel, l’architecture mérite musique et l’architecture n’est certainement Ce nombre est en quelque sorte magique : on qu’on la parcoure ; et aujourd’hui, la vitesse pas fortuite, mais la conséquence de leur L’équivalent, en architecture, est assez clair : le retrouve dans la nature, dans la disposition des automobiles donne une appréhension consubstantialité. • le mouvement semblable, c’est une transla- des feuilles d’arbre, dans la courbe des co- des constructions totalement dynamique : un Je voudrais vous renvoyer à la lecture d’Eu- quilles des gastéropodes, dans les proportions même défilement devant nous, quelle que soit palinos ou l’Architecte de Paul Valéry , œuvre du corps humain. Cette proportion est utilisée notre position, immobile ou mobile. La projec- de commande, justement pour illustrer un depuis les Grecs dans l’architecture. Elle dé- tion des ombres différentes tout au long d’une catalogue de réalisations d’architecte, en un forme le carré vers un rectangle dynamique, ja- journée sur des volumes architecturaux des- nombre déterminé de signes. Ce livre est ma- mais figé. Le Corbusier et Bartok vont l’utiliser sine une partition graphique. Le voyageur dans gnifique ; il crée un dialogue imaginaire entre • le mouvement rétrograde et contraire, comme référent esthétique fondamental. un train, cette impression quand son train dé- Phèdre et Socrate, autour de la fonction d’ar- une symétrie par rapport à un point. qui sont bonnes à nos oreilles, le sont aussi pour 32 r c 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d a n s | j a r d i n • mouvement semblable, transposition, dans une autre tonalité, de la mélodie initiale, • mouvement contraire, inverse de la mélo- • mouvement rétrograde : la mélodie initiale est rejouée à l’envers, 3 1 0 t d e c u l t u r e • mouvement rétrograde et contraire : le mix des deux précédents, tion, • le mouvement contraire, une symétrie horizontale, • le mouvement rétrograde, une symétrie verticale, p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 33 Tous ces outils géométriques que l’on retrouve Quelques exemples sur les «fonctions clavier» des logiciels de des- d’architecture musicale sin. • Le Disney Hall de Frank Gehry. Milan Kun- On peut imaginer une architecture représen- dera, quand il évoque New York, parle de tant la musique selon les équivalences : la beauté par hasard. Frank Gehry, c’est la • en abscisse, x, le temps traduit en longueur. musique par hasard, surtout quand il s’agit • en ordonnée, y, la hauteur de la fréquence d’un hall philarmonique… de la note en hauteur. • Renzo Piano (logements sociaux, rue de • sur l’axe z, le volume sonore en profondeur. Meaux, à Paris). Quelqu’un comme le Bach Une sorte de sonogramme, qui ne peut être de l’architecture, le clavecin bien tempéré, qu’illustratif. ou les variations Goldberg, absence de pa- L’introduction du mouvement dans l’architec- thos et de sentimentalisme : la spéculation ture, perspectives diverses selon les parcours, pure aboutit à l’émotion. ombres changeantes selon l’heure et les sai- • Le bâtiment Nani Nani de P. Starck à sons, est une approche véritablement musicale Tokyo. Entre la bulle et la coquille, comme de cet art. un sonogramme figé dans l’acier, archi- «L’architecture est le jeu savant correct et magni- tecte objet qui ponctue la ville comme une fique des volumes assemblés sous la lumière», grande sculpture. Pierre-Édouard Jeanneret, dit, Le Corbusier. • Caserne des pompiers, Vitra, de Zaha Hadid, à Weil-am-Rhein. L’architecture n’est Peut-on parler alors b i b l i o g r a p h i e (1) Attali, Jacques Bruits, Paris, Fayard, 2001 (remise à jour d’une première parution de 1977) (2) Giroud, Françoise Alma Mahler ou l’art d’être aimée, Paris, Robert Laffont, «Elle était une fois», 1987 (3) Valéry, Paul Eupalinos et l’Architecte, Paris, Gallimard, 1921 plus statique, c’est un faisceau de voiles de d’architecture musicale ? béton courbes, où la verticale disparaît. On peut en conclure qu’une architecture musicale réunirait : • Gymnase N.Karabatic, de P. Capelier, à Frontignan. L’espace est fluidifié dans un • un principe structurel systémique enchaînement de courbes différentes, sous • une dynamique des formes dans l’enchaine- un plafond torique, rythmé par les rais de ment des espaces et des ouvertures lumière naturelle ■ • une variation volumétrique, intérieure, extérieure • une volonté signifiante dans les formes et les matériaux. Penser un objet comme une évocation. Gymnase N. Karabatic à Frontignan. 34 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 35 a r c h i t e c t u r e | u r b a n i s m e | h a b i t a t | j a r d i n Architecture et psychanalyse : un questionnement pluriel Fanny Delafont-Abinal 8 février 2006 À travers la modulation du plein et du vide, l’architecture crée un espace. Par sa marque au sol et sa représentation, elle donne une image de ce qui n’est pas mais qui est en devenir. Et par son parcours et sa découverte, elle offre l’usage du lieu à celui qui en fait l’expérience. L’architecture, par sa pratique, module le vide. Elle le définit par un jeu avec le plein. Elle crée un dialogue entre l’intérieur et l’extérieur et permet de définir un dedans et un dehors. Ainsi, comprendre et pénétrer l’architecture, c’est s’interroger sur sa relation avec le vide, sur son prolongement à l’extérieur, sur le dialogue avec le plein, le dehors et le dedans, sur la lumière et sa matérialité. À travers l’outil de la parole, la psychanalyse questionne le vide. Le singulier de l’expérience analytique est de permettre au sujet d’acquérir un nière parallèle le rapport qu’il peut avoir avec Délimitation du champ architectural le vide. Le mot vide, qui vient du latin vacuus, Le domaine architectural désigne un espace vaste qui ne contient rien. L’architecture est, déjà au sens originel an- C’est un espace où il manque quelque chose. tique, un concept vaste et multiple. De ces deux Dans un même temps, l’étymologie du mot racines en grec ancien, l’une arkhé exprime le nous montre que sa racine latine provient de principe, la direction et l’entreprise, «le com- vanus qui signifie vain. En effet, nous pouvons mencement», et l’autre tektôn, l’invention, la également définir le vide comme un sentiment création, la stabilisation, «le charpentier». Ainsi pénible d’absence, de privation. l’architecture construit à la fois la charpente Autrement dit, cette simple définition du mot d’un édifice mais est aussi au commencement vide montre une des caractéristiques du vide : de cet édifice, autrement dit, elle fonde et struc- un sens à la fois en terme d’espace, mais aussi ture l’ensemble du bâtiment. Si l’on se réfère à en terme de perception humaine et de struc- l’étymologie on peut dire que l’architecture est ture psychique. l’art de construire et de structurer le vide. savoir sur les mécanismes et la logique de ce qui le détermine dans l’inconscient. Elle est une pratique du langage et de la parole. La psychanalyse obtient donc Deux champs, deux pratiques L’architecture s’inscrit Interroger le vide dans le champ architectural, dans un contexte réel c’est tenter de comprendre ce qu’il est, à la La demande comme genèse du vide fois dans sa composition, sa morphologie et Avant même d’interroger le vide, l’architecture psychanalyse interrogent toutes deux la notion du vide en tentant de rendre sa structure, mais aussi de saisir sa relation à définit les besoins et les désirs à travers la de- compte d’un réel à partir d’un imaginaire et en s’appuyant sur le symbolique. l’homme à travers sa signification. mande qui lui est formulée par le client, qu’il Poser la question du vide dans le champ ana- soit une personne, une commune, une entre- ses effets par le moyen de la parole et du discours. L’architecture comme la Il apparaît intéressant de questionner le vide à travers le domaine architectural et lytique, c’est tenter de comprendre le sens prise publique ou privée, l’État. L’architecture le champ analytique afin de saisir en quoi le vide, à travers la psychanalyse, par donné à cette notion à travers les registres du s’étend sur différentes échelles spatiales : l’aire sa pratique du discours, peut soutenir un dire dans la dimension architecturale. réel, du symbolique et de l’imaginaire, tels que humaine, la maison, l’habitat, la ville, l’urbain Jacques Lacan les définit. et le rural, le territoire. Pour celui qui exprime L’architecture, comme le champ analytique, inter- un désir d’architecture, on peut dire de lui qu’il rogent tous deux la notion du vide en tentant de fait l’expérience du vide en demandant à l’ar- rendre compte d’un réel à partir d’un imaginaire et chitecture de faire face à ce vide. Architecture et psychanalyse se rencontrent, se coupent, se traversent, se croisent, se tressent, se nouent. Elles sont un langage du sujet, et pour le sujet. en s’appuyant sur la symbolique. Préambule tecture, il m’est apparu intéressant de pousser Au cours de mes études d’architecture, j’ai été le questionnement en tentant d’acquérir les sensibilisée au lien qui pouvait exister entre outils nécessaires. J’ai donc suivi un DEA de l’élaboration d’un projet d’architecture et la psychanalyse durant un an à l’université Paul construction du sujet à travers sa structure psy- Valéry de Montpellier. L’objectif de ce travail de chique. recherche a été d’interroger la question du vide Ma rencontre avec la psychanalyse, dans sa à travers l’architecture et la psychanalyse. pratique et son discours, est un itinéraire, au fil Fanny Delafont-Abinal est urbaniste graphiste. 36 des ans, qui s’est mêlé à ma propre histoire et Au commencement, à mon parcours. Chercher à résoudre l’énigme un questionnement : le vide du vivant et de notre présence sur terre, à com- La nécessité d’interroger, c’est-à-dire d’accueil- prendre comment l’homme se construit et se lir sous forme de questions l’espace, celui dans structure dans l’espace du quotidien. Cette re- lequel nous évoluons quotidiennement et que cherche s’inscrivit dans une démarche concrète nous ne connaissons pas. Il nous est apparu à travers l’apprentissage de l’architecture. nécessaire de chercher à mieux comprendre Suite à l’obtention de mon diplôme d’archi- cette notion d’espace en interrogeant de ma- 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d L’architecture est une pratique du vide, elle est le Le vide comme contexte lieu pour le sujet. Elle est à la fois le lieu en desti- L’architecture à travers sa pratique est une ré- nation du sujet et le lieu pour le sujet. Alors le lieu ponse à la demande d’un autre, qu’il soit usa- et le sujet sont équivalents, ils sont une seule et ger ou commanditaire. Elle tente de donner même destination de l’architecture. L’architecture des solutions spatiales à des besoins et des en- s’établit dans un contexte réel et fait appel à l’ima- vies. Dans un même temps, l’architecture s’im- gination de l’architecte pour concevoir et rendre plante dans un site et prend en compte toutes compte de son projet en tenant compte de la réali- les contraintes liées au lieu. Il est nécessaire té de la demande. de comprendre le vide sur lequel l’architecture La psychanalyse, elle, est une praxis, c’est-à- vient se poser pour lui donner un sens singulier dire une pratique de discours où le psychisme attaché à ce lieu. En effet, l’étude de la topogra- est le lieu du dire, le lieu du sujet. Pour saisir sa phie, de l’hydrographie, du végétal, de la mise construction psychique, elle s’appuie sur son en contact avec le contexte environnant, les discours à travers les champs du réel, de l’ima- perceptions et les ambiances sont importants ginaire et du symbolique. Elle utilise de nom- à définir, à observer et à analyser pour que jail- breuses métaphores spatiales et architectu- lisse du site, vide de construction, un édifice rales qui sont utilisées par le sujet du discours doté de sens et de cohérence par rapport au analytique et également par Sigmund Freud et lieu où il s’implante. Ainsi, l’architecture s’ins- Jacques Lacan dans leur théorisation de la psyché. crit dans un contexte réel. 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 37 a r c h i t e c t u r e | u r b a n i s m e | h a b i t a t | j a r d i n L’architecture organise le vide par la trace L’espace comme pratique du vide un dialogue entre l’intérieur et l’extérieur et tation de l’édifice dans son volume). Elles sont Le sujet a accès à l’imaginaire par le langage et Nous vivons dans l’espace, dans ces espaces, permet de définir un dedans et un dehors. Ain- un moyen de communiquer, de représenter un donc par la symbolique. En conséquence, nous dans ces villes et ces quartiers, dans ces mai- si, comprendre et pénétrer l’architecture, c’est bâtiment à venir. Ces différentes étapes enri- pouvons dire qu’il y a un nouage, un tressage sons qui les structurent et ces jardins qui les s’interroger sur sa relation avec le vide, sur son chissent et organisent la conception et l’élabo- des trois champs. rendent appropriables. C’est réel. prolongement à l’extérieur, sur le dialogue avec ration du projet. Elles se déroulent pendant la L’architecture s’appuie sur une communica- le plein, le dehors et le dedans, sur la lumière et réalisation. Tous ces moments sont indispen- La parole comme point de vide tion permanente entre le vide et le plein. Elle sa matérialité. sables à la conception et à l’étude afin de pou- Le singulier de l’expérience analytique est de donne un cadre, une limite au vide et ainsi crée C’est considérer que l’architecture n’est pas voir imaginer un projet futur qui n’est pas là. permettre au sujet d’acquérir un savoir sur les l’espace dans lequel l’homme vit. C’est le fon- seulement l’exploration plus ou moins com- Elles sont aussi indispensables pour communi- mécanismes et la logique de ce qui le déter- dement même de l’architecture : l’architecture plexe d’un cube ou d’un parallélépipède, mais quer, faire comprendre les différentes données mine dans l’inconscient. Elle est une pratique comme pratique de l’espace. un espace à aborder en terme de complémen- du projet. du langage et de la parole. La psychanalyse L’homme fait ainsi usage du lieu à travers le tarité où plein et vide, intérieur et extérieur sont L’architecture organise le vide par la trace et obtient donc ses effets par le moyen de la pa- vide qu’il emprunte (us, famille du latin uti, étroitement imbriqués. le trait, en donne une structure représentable. role et du discours. «Ainsi le mot rend présent usus «faire usage de» d’où usus «usage» et «uti- L’architecte imagine un projet. A travers la re- Elle tisse le vide et le plein. la chose qu’il désigne dans son absence.» De lisé»), il utilise le vide comme support de son présentation du jeu de plein et de vide, il écrit Interroger le vide à travers le champ architectu- la même manière que les peintures rupestres expérience. Il donne ainsi sens au vide en tant une histoire et donne au projet une dimension ral, c’est aussi conceptualiser le jeu de plein et où la main représente la main absente ; c’est la qu’élément indissociable de son être. réelle. de vide, d’intérieur-extérieur pour donner nais- main de la mère sur l’enfant, qui le refaçonne et Interroger le vide à travers le champ architectu- sance à la création et à l’imagination. le reforme, le support devient surface. C’est le La représentation architecturale Le champ analytique use des même mots pour support qui vient vers nous. à travers un contexte singulier. C’est ainsi faire comme structure du vide parler du sujet : à savoir, de représentation, de Ainsi la grotte est le support de la surface, corps avec l’espace, faire usage du vide dans Ainsi, à travers l’outil de représentation, l’ar- trace. Mais donne-t-il le même sens aux repré- elle est ce qui accueille, qui cueille la parole, un réel. chitecture simule et imagine la présence d’un sentations du vide ? le langage, (accueil, du latin accolligere : leg, Les outils du domaine architectural tanément pas là, ou qui n’existe pas encore, Le vide comme concept ou qui peut même être à l’état d’idée ou de L’architecture d’un édifice est bâtie à l’aide concept. L’architecte en représentant un objet de divers éléments constructifs, soit verti- fait apparaître, rend visible à l’aide d’images, caux (murs, piliers, poteaux), soit horizontaux de reproductions, ce projet absent dans sa ré- (poutres, planchers). Ces éléments constituent alité construite. Il se représente réellement un les matériaux de l’architecture. L’architecture, espace, il visionne mentalement des édifices, en composant ces différents éléments pleins, qui ne sont encore que virtuels, en saisit leurs donne vie aux vides. Elle les articule les uns complexités morphologiques et le rapport vo- avec les autres par l’intermédiaire d’autres lumétrique qui peut exister entre eux. éléments de vide : les portes, les fenêtres, les espaces de transition. 38 Le trait et la trace Ainsi, l’architecture, en dépassant la somme comme délimitations du vide des techniques, peut faire advenir, par le jeu de Le plan est à la base de l’inscription sur le sol la forme et par la construction du vide, l’espace. de la structure qui viendra prendre vie dans sa A travers la modulation du plein et du vide, l’ar- volumétrie. Il constitue un des moyens fonda- chitecture crée un espace. Par sa marque au mentaux de la représentation architecturale. Le sol et sa représentation, elle donne une image plan est un dessin, selon une section horizon- de ce qui n’est pas mais qui est en devenir. Et tale, de la construction. Il est l’instrument qui par son parcours et sa découverte, elle offre permet de saisir la structure. l’usage du lieu à celui qui en fait l’expérience. La représentation d’un projet se fait aussi à Ainsi, nous essaierons d’interroger ces diffé- l’aide d’élévations (représentation verticale rents points fondateurs de l’architecture dans d’une des faces du bâtiment telle qu’on peut sa pratique du vide. la voir dans la réalité) de coupes (représenta- L’architecture, par sa pratique, module le vide. tions qui révèlent sur une section la structure Elle le définit par un jeu avec le plein. Elle crée de la construction) et de maquettes (représen- 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d en donne une structure ral, c’est d’abord questionner le désir de l’autre objet absent ou lointain, qui n’est momen- et le trait, représentable. Elle tisse le vide et le plein. «cueillir», «choisir», legere «lire» et legein en grec Délimitation du champ analytique «rassembler» ou «dire»). Ainsi, le langage naît Le champ analytique comme accueil et de la parole et de l’envoi. Le champ d’investigation de la psychanalyse Accueillir c’est donner, et ce n’est pas prendre. renvoie à la vie psychique des êtres humains, Or, l’autre ne donne pas tout parce qu’il ne peut dans sa double composante consciente et in- pas tout me donner. consciente, par le biais de la parole. Autrement C’est ainsi un point impossible à atteindre qui dit, c’est la mise en évidence des signifiants génère un manque. Ce qui permet alors au de la parole, des actes, des productions ima- sujet de demander ce qu’il ne peut pas avoir : ginaires d’un sujet. Le champ analytique per- l’objet manquant. De ce fait, la psychanalyse met de repérer et de saisir les formations psy- est le rappel de l’inconscient du sujet comme chiques du sujet à travers les notions de réel, un point de vide, comme le manque à être de de symbolique et d’imaginaire. Ils forment à l’humain. Elle interroge ce vide comme consti- eux trois une structure. tutif du sujet car le sujet est toujours en quête Lacan désignait par réel, une réalité phénomé- de ce manque. nale, immanente à la représentation et impossible à symboliser. Par symbolique, il entend Le lieu comme symbole du vide un système de représentations fondées sur le De quelqu’un qui, pour la première fois, vient langage, c’est-à-dire des signes et des signifi- s’adresser à un psychanalyste, on pourrait dire cations qui déterminent le sujet à son insu en que le récit disponible de sa vie connaît des lui permettant de s’y référer consciemment ou lieux. Ces lieux et ces espaces sont restitués inconsciemment lorsqu’il exerce sa faculté de par une évocation du passé et le récit qui re- symbolisation. Enfin, l’imaginaire désigne ce cherche l’évènement paraît être entraîné par qui a trait à l’imagination. Autrement dit, à la un nombre infini de détails précis de sa vie. La faculté de se représenter des choses en pensée parole paraît se fondre elle-même sur une re- indépendamment de la réalité. L’imaginaire au présentation spatiale de la psyché. sens lacanien se définit comme le lieu du moi. Lorsque le sujet, par le biais de la parole, vient 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 39 a r c h i t e c t u r e | u r b a n i s m e | h a b i t a t | j a r d i n Le lieu d’où l’on parle, le lieu du dire est ce qui constitue donner à entendre ce qu’il n’entend pas de C’est dans l’élaboration de sa théorie du rêve Le rapport intérieur-extérieur un concept central de son thème de pensée ; l’endroit où il est, la manière dont sa voix vient en 1900 que Freud dégage le plus clairement comme élément déterminant du vide le signifiant devient en psychanalyse l’élé- pour chacun se moduler ou ne pas se poser en détermine les ce qu’il entend par désir. Sa définition la plus «Le sujet se fabrique dans la rencontre du de- ment significatif du discours (conscient ou in- limites si elles existent. Ainsi, le lieu d’où l’on complète fait référence à ce qu’il appelle l’ex- dans dehors et d’une insatisfaction de départ.» conscient) qui détermine les actes, les paroles d’entre nous parle, le lieu du dire est ce qui constitue pour périence de satisfaction : il s’agit là de l’expé- Bernard Salignon, à travers le champ analy- et la destinée d’un sujet. chacun d’entre nous notre habiter. C’est là où rience originelle qui, selon Freud, consiste en tique, nous enseigne l’importance de la perte s’abrite notre subjectivité. l’apaisement, chez le nourrisson, grâce à une dans la structure psychique. La conscience de Les outils du champ analytique Selon Freud, l’être humain est d’emblée mar- intervention extérieure (sa mère, ou une autre cette perte se fait avec la découverte du monde Les métaphores spatiales qué par un clivage qui reste la forme matricielle personne), d’une tension interne provoquée extérieur. du rapport de l’homme au monde. par le besoin (la faim). Selon Freud, pour ce Dans Malaise dans la culture, Freud nous Freud fait usage de nombreuses métaphores L’espace se construit autour de ce clivage ; nourrisson, l’image de l’objet apportant la sa- montre par un exemple l’importance de dans son style même, pour représenter le vide. l’idée la plus simple est donnée par l’analyse tisfaction prend une valeur décisive dans la l’expérience de l’existence d’un dehors. «Le Pour donner à comprendre une représentation des premiers moments de la vie pour le nour- constitution ultérieure du désir du sujet ; elle nourrisson ne fait pas encore le départ entre théorique de l’appareil psychique, il utilisera à risson : celui-ci n’a de cesse de réclamer ce qu’il ne cessera jamais, en effet, de guider le sujet son moi et un monde extérieur comme source plusieurs reprises une écriture métaphorique- a perdu dans l’Autre (la mère), car retrouver dans la quête d’un objet de nature à satisfaire des sensations affluant sur lui. Il apprend à le ment spatiale. l’objet qui manque est le propre de tout être son désir. Ainsi la relation à l’autre passe par le faire peu à peu en vertu d’incitations diverses.» En effet, dans une note manuscrite, Freud qui entre dans la vie. désir du sujet. Freud évoque l’expérience et la découverte de écrit : «Il se peut que la spatialité soit la pro- Ainsi la psychanalyse interroge le vide comme Le désir est lié à ce que Freud appelle des l’excitation à travers laquelle l’enfant découvre jection de l’extension de l’appareil psychique. constitutif du sujet. Elle dévoile l’inconscient «traces mnésiques», à savoir des traces restées ses organes du corps. Il en saisit le plaisir et la Aucune autre déduction n’est vraisemblable. La du sujet comme point de vide, comme le dans la mémoire du sujet et trouve son «ac- frustration que certains désirs se soustraient psyché est étendue, elle n’en sait rien». De toute manque à être de l’humain. complissement» dans la reproduction halluci- à lui comme le sein maternel. Freud poursuit évidence, l’ensemble de ces petites notes sert natoire des perceptions devenues les signes de Le désir et le manque plus loin : «par-là s’oppose au moi pour la pre- de préparation à l’écriture de l’Abrégé de psy- cette satisfaction. Freud n’identifie pas le désir comme structure du vide mière fois un «objet» en tant que quelque chose chanalyse, (ouvrage commencé en juillet 1938 au besoin (biologique). Le besoin trouve en A l’aide, à la fois de la parole, de la libre associa- effet sa satisfaction dans des objets adéquats qui se trouve «au-dehors» et qui donne une nou- et inachevé). tion du côté du patient et de l’interprétation du comme la nourriture par exemple, alors que le velle impulsion au détachement du moi d’avec «...La localisation. Nous admettons que la vie côté du psychanalyste, l’analysant reconstitue désir est lié à des souvenirs. la masse des sensations, donc la reconnais- psychique est la fonction d’un appareil auquel en quelque sorte l’histoire qui l’a conduit à un Après avoir distingué le besoin du désir, sance d’un «dehors , d’un monde extérieur». nous attribuons une étendue spatiale et que état de souffrance dont il ignore les causes. Ce Lacan introduit la question de la demande qui «... C’est peut-être ça que je sens, qu’il y a un de- nous supposons formé de plusieurs parties». travail sur soi, à travers le transfert, est fondé s’adresse à autrui. Autrement dit, le besoin, de dans et un dehors et moi au milieu, c’est peut- Plus loin dans le texte, Freud donne les raisons sur l’exploration de l’inconscient, inconscient nature biologique, se satisfait d’un objet réel, être ça que je suis, la chose qui divise le monde de cette spatialité : «En admettant l’existence qui détermine le sujet. tandis que le désir naît de l’écart entre la de- en deux, d’une part le dehors, de l’autre le de- d’un appareil psychique à étendue spatiale, bien La psychanalyse pose la question du désir et mande et le besoin. Il porte sur un autre imagi- dans, ça peut être mince comme une lame, je ne adapté à son rôle, développé par les nécessités du rapport à l’autre, c’est-à-dire de la relation naire. Il est donc désir du désir de l’autre. suis ni d’un côté ni de l’autre, je suis au milieu, de l’existence et qui ne produit les phénomènes de l’homme à son entourage, à son désir et à L’enfant, donc, n’accède au désir proprement je suis la cloison, j’ai deux faces et pas d’épais- de la conscience qu’en un point particulier et l’objet dans la perspective d’une détermination dit qu’en isolant la cause de sa satisfaction qui seurs, c’est peut-être ça que je sens, je me sens dans certaines conditions». Ce moment est fon- inconsciente. En 1957, dans La direction de la est l’objet cause du désir, en l’occurrence, le qui vibre, je suis le tympan, d’un côté c’est le dateur pour comprendre une approche psy- cure et les principes de son pouvoir, Lacan in- mamelon de la mère. Or, le nourrisson ne peut crâne, de l’autre le monde, je ne suis ni l’un ni chanalytique du vide. L’«étendue spatiale» ren- troduit l’inconscient comme «un lieu de dé- isoler cet objet de désir que s’il en est privé, l’autre...». Autrement dit, le sujet est perdu. voie à cette étendue indéfinie qui contient et ploiement de la parole» où le «désir de l’homme c’est-à-dire si la mère laisse place au manque «Exister, c’est se perdre». Celui qui fait l’expé- entoure tous les objets : le vide. Mais comment est le désir de l’Autre». dans la satisfaction de la demande. Dès lors, le rience de la quête de l’objet perdu rend par son parler du vide sans l’associer à l’espace ? Freud Le sujet se demande «que veut l’autre ?». Et, désir pourra advenir, au-delà de la demande, discours et sa parole une métaphorisation de nous montre bien cette nécessité de nommer dans cette interrogation, il interroge sa propre comme «manque de l’objet». Ce manque que cette perte à travers des images spatiales. cette étendue, de lui donner une épaisseur, un identité. Autrement dit, cette démarche d’ex- le sujet cherche à combler par l’objet occur- A travers différents textes, l’exploration de découpage, une forme. Ainsi, à l’aide de méta- ploration de l’inconscient à travers la parole rent de son désir est toujours relatif à une ex- l’espace par les concepts analytiques nous phores, la psychanalyse appuie son dire et le sous transfert permet au patient, dans sa re- périence de satisfaction antérieurement vécue. enseigne, par les détours de l’imaginaire, du rend représentable. symbolique et du réel que l’espace se saisit du A travers des termes comme «antichambre», côté du signifiant (de base latine sign, expri- «frontières», «entre systèmes», il donne à imager mant l’idée de «signe», de «marques distinctes». l’aspect spatial de la configuration de l’appareil Lacan considère le terme de signifiant comme psychique. «Nous assimilons donc le système de notre habiter. C’est là où s’abrite notre subjectivité. lation à l’autre, de formuler son désir. Le désir étant, pour Freud, l’accomplissement d’un souhait ou d’un vœu inconscient. 40 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 1 0 a n s comme représentation du vide d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 41 a r c h i t e c t u r e | u r b a n i s m e | h a b i t a t | j a r d i n La mémoire est un médium du vécu, 42 l’inconscient à une grande antichambre dans Les lieux de la mémoire un projet (jeter devant) à travers le réel, l’imagi- Le désir est au point de départ de cette relation. laquelle les tendances psychiques se pressent, comme symbole du vide naire et le symbolique, et dans un même temps L’architecture par le biais de l’architecte, va tels des êtres vivants. A cette antichambre est Pour quelqu’un qui fait l’expérience de la com- l’homme se construit en tant que sujet. structurer le vide, lui donner des limites. L’archi- attenante une autre pièce, plus étroite, une sorte préhension de son être au monde, on pourrait de salon, dans lequel séjourne la conscience. dire que le récit de sa vie connaît des lieux de Construire le vide sur les souhaits du client. Aussi la construction Mais à l’entrée de l’antichambre, dans le salon, sa mémoire. En effet, par le biais de la parole et L’homme a un rapport au vide car quelque est un moment essentiel pour que l’architec- veille un gardien qui inspecte chaque tendance du langage, la remémoration de souvenirs sou- chose en lui ne cesse de se retirer. Il est animé ture prenne sens. De la même manière pour le psychique, lui impose la censure et l’empêche vent lointains dans le temps, «recherche une par la perte et le manque. Cette perte qui le sujet qui tente de chercher l’objet manquant, d’entrer au salon si elle lui déplaît.» sorte de réalité du passé vécu grâce au souvenir structure va avoir un impact sur son rapport à le psychanalyste est amené à élaborer de vé- Nous repérons bien par cette citation les em- des localisations des espaces». l’expérience même de la spatialité. ritables constructions et à les proposer à son prunts au champ architectural que Freud uti- Ils viennent dans la parole avec une précision lise pour éclairer et rendre compte de cette visuelle et spatiale. Ces lieux et ces espaces Objet perdu, objet manquant Dans son texte de 1937, Construction dans clinique. sont restitués par un nombre infini de détails L’architecture va créer un objet à l’aide d’un l’analyse, Freud rappelle que, dans la cure précis que la mémoire ignorait connaître, ou vide encore inexistant. A travers la demande, analytique, «ce que nous souhaitons, c’est une La représentation n’aurait pas imaginé avoir pu conserver. Ainsi la elle en définit un contexte, à travers la modula- image fidèle des années oubliées par le patient, comme mode d’organisation recherche d’une «réalité passée» ressuscite ces tion et les outils qu’elle possède, l’architecture image complète dans toutes ses parties essen- Que ce soit Freud ou Lacan, tous deux ont usé lieux de la mémoire. crée un espace. Par le trait et la trace, elle lui tielles». Ces images complètes ne sauraient de représentations graphiques pour introduire Et les lieux de la mémoire jouent ici un jeu de donne une représentation. Tout au long de sa être produites par le patient directement, d’où leurs différentes théories. Prenons par exemple spatialité, où les souvenirs écrans seraient as- démarche, l’architecture cherche à donner un la nécessité du psychanalyste de faire «accou- les graphes de Lacan. Ils se composent de similés à des images du contenu de nos rêves. sens au vide, à cette étendue manquante. Elle cher» le patient. Par le biais de la parole, le quelques sigles, de lignes qui les relient. L’en- Dans les Constructions de l’analyse, Freud la façonne et la construit pour lui donner un patient va livrer du matériau constitué de frag- semble donne une figure qu’on peut dire topo- ajoute que «son travail de construction ou, si cadre, des limites, une structure. Aussi, c’est ments ou d’idées incidentes que le psychana- logique. Il emploie des images comme artifice l’on préfère, de reconstruction présente une res- par ce manque d’objet que l’architecture peut lyste, par l’interprétation, va lui restituer en lui pédagogique qui nous aide à nous retrouver semblance profonde avec celui de l’archéologue se projeter car elle part d’un rien, d’un vide donnant du sens. dans les méandres du discours. qui déterre une demeure détruite et ensevelie, pour construire un plein et un vide en mouve- Ainsi le psychanalyste, d’après les indices C’est ainsi que les schémas de Lacan nous per- ou un monument du passé.» Freud prend soin ment. échappés de l’oubli par son patient, doit en- mettent de nous représenter l’imaginaire et le de préciser que la tâche de l’analyste est iden- Le sujet, lui, va chercher l’objet perdu à travers tendre et construire ce qui a été oublié. Son réel comme pouvant s’inclure l’un dans l’autre. tique à celle de l’archéologue et par extension à la parole. Le sujet donne à entendre le vide qui travail de construction présente une ressem- De fait, nous pouvons considérer l’objet de la l’architecte qui réhabilite, à ceci près que l’ana- l’habite. A l’aide de représentations, il symbo- blance avec le travail de l’architecte qui donne perception soit comme étant ce qu’on imagine lyste travaille à partir de l’humain et non sur un lise ce vide, lui donne une structure. Le sujet est naissance à un édifice à partir d’un vide sur à l’intérieur des formes réelles de la surface, objet en friche ou entièrement détruit. animé par le manque comme objet de son dé- lequel il analyse les composantes, les indices soit comme étant le réel qui donne corps à ces «La mémoire est un médium du vécu, comme le sir. Et c’est parce qu’il y a manque que le sujet que le site lui offre (topographie, hydrologie, mêmes formes. sol est le médium dans lequel les villes antiques peut se projeter. contextes urbain et naturel...). Ainsi, le domaine Freud a centré sa conception de la représenta- gisent ensevelies. Celui qui cherche à s’appro- Autrement dit, le manque d’objet est à l’origine architectural et le champ analytique s’appuient tion de l’objet sur la notion d’objet perdu. L’ob- cher de son propre passé enseveli doit se com- de la création dans le sens étymologique de sur le rapport à l’autre. jet étant ce qui est investi par le sujet. Ce par porter comme un homme qui fait des fouilles.» crerare «créer», «faire pousser» qui vient du mot Pour répondre à l’énigme de son être au quoi un sujet établit un lien avec l’extérieur. Si Psychanalyse et architecture interrogent par «croître». Pour l’architecture, c’est l’opération monde, le sujet s’adresse à un psychanalyste et on interroge l’étymologie du mot objet, objec- des moyens différents le vide. L’architecture par laquelle l’architecte donne naissance au pour satisfaire à un espace manquant, le sujet tum en latin, participe passé neutre substanti- questionne la demande, la psychanalyse est projet. Pour le sujet, il en va de même, c’est ce se tourne vers un architecte. Pour que ce désir vé, alors on comprend que celui–ci soit «ce qui travaillée par le désir. Le vide crée un espace et qui lui permet de se projeter en tant que sujet. de construire autour du vide prenne sens, le su- se présente au sens», qui est «jeter devant». (La un lieu déterminant pour le sujet qu’il soit en base «jet», de la famille de jeter : objectum de quête de l’objet perdu ou du projet absent. objicere, objectus «jeter devant»). Il existe donc bien une caractéristique propre à à la construction Cela implique que le sujet déplace son désir Selon Freud, le rapport que le sujet établit au ces deux domaines qui, au-delà du vide, définit Concevoir, c’est déjà donner les prémices de inconscient, le transporte, le transfère vers un monde n’est pas un rapport direct à l’objet, son champ d’action à travers un réel, une sym- l’objet architectural en projet dans l’articula- psychanalyste ou un architecte. Aussi chercher mais il est en rapport avec un objet perdu. C’est bolique et un imaginaire. Tous deux s’appuient tion d’objet à projet. Autrement dit, ce qui est à construire le vide nécessite un transfert, un un lien au manque d’objet. Lacan évoque la sur ces trois champs pour donner sens au jeté devant, qui prend sens à travers la concep- déplacement vers l’autre. nécessité pour l’homme de passer par la perte vide, à la fois à l’échelle spatiale, mais aussi à tion et qui se réalise grâce à la construction. La pour accéder à la représentation. l’échelle du sujet. Ainsi l’architecture construit construction s’établit dans un rapport à l’autre. 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d comme le sol est le médium dans lequel tecte va construire l’objet projet en s’appuyant les villes antiques gisent ensevelies. Celui qui cherche à s’approcher de son analysant dans le cadre du transfert. propre passé enseveli doit se comporter comme un homme qui fait des fouilles. jet est dans la nécessité de repérer ce vide dans L’autre comme passerelle 1 0 a n s d e c u l t u r e le cadre d’une relation à l’autre. p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 43 a r c h i t e c t u r e | u r b a n i s m e | h a b i t a t | j a r d i n L’architecture a cette nécessité de construire pour donner sens au vide. La nécessité de construire le vide jusqu’à la toiture. Bien évidemment, que ce soit que je les écris s’appellent le symbolique, l’ima- L’architecture projette une histoire. Là où il n’y a dans le champ analytique ou dans le domaine ginaire et le réel.» bois, avec des fondations, des murs, où l’on Sans construction, que poussière, l’architecture produit une forme ; architectural, il existe toujours un va-et-vient Parler de «dits-mansions», c’est dire que l’es- peut se cogner, s’enfermer, s’abriter des élé- forme que l’homme habite dans la rencontre entre les différents stades et étapes. L’évolution pace est structuré comme un langage, que ments «naturels» ; elle peut être démolie par il n’y a pas de projet, d’un réel construit par l’architecte. En dépassant du sujet comme du projet, nécessite un retour- l’homme habite le langage. Le dit a un lieu, et les guerres ou les séismes, et l’on se heurte la somme des techniques, l’architecture peut nement régulier pour pouvoir construire le pro- le lieu est une création du dit. Seule une «to- à des contraintes réelles. Par sa marque au faire advenir, par le jeu du plein et du vide, la jet ou se construire de manière structurée et pologie», qui permet de ponctuer et non une sol, l’architecture donne une empreinte, une forme : une construction de l’espace. En interro- solide. L’architecture contribue à la construction «géométrie», qui reste dans le sens limite, en trace au même titre que tout ce qui fait trace geant sa parole, ses rêves, ses actes, le sujet met du socle du sujet dans le sens où elle est arkhé. rend compte. à jour son désir inconscient. Habiter le vide, c’est avoir, se tenir ou encore En introduisant cette décomposition des trois Ces maisons qui correspondent à des caté- Il donne sens à son contenu. Ainsi le sujet se demeurer, c’est l’essence même de l’homme, dimensions en trois «dits-mansions», Lacan arti- gories du langage permettent d’interroger la construit dans un réel, un imaginaire et une c’est ce qui le pousse à bâtir, à construire, à se cule le lien étroit qui peut exister entre l’espace forme donnée à un lieu. Elles sont le support symbolique. Il construit sa réalité psychique. construire en tant que sujet. architectural composé par trois dimensions d’une compréhension de l’espace pour le sujet. spatiales et l’espace du discours du sujet qui En effet, Florence de Mèredieu, dans Le dessin ou s’il existe, alors il n’est que concept. L’architecture donne une structure au vide, elle dans la construction du sujet. établit le socle de l’édifice, y pose des fonda- Habiter le vide s’appuie sur les trois «dits-mansions». L’homme de l’enfant, nous dit que «parmi tous les thèmes tions solides pour maintenir les éléments qui se Construire, au-delà des données techniques, a cette nécessité d’habiter le vide pour se pro- possibles, celui de la maison peut permettre de construiront au-dessus. La psychanalyse donne c’est donner naissance à un projet. Si l’homme, jeter en tant que sujet. Il donne au vide trois di- saisir comment l’enfant vit l’espace. Premier es- une structure au vide. Lacan dit de l’inconscient par le biais de la parole, tente de répondre à mensions comme support de sa construction. pace exploré, symbole du milieu familial où se qu’il est structuré comme un langage. Et c’est la question de son être au monde, c’est par sa Le sujet construit le vide à l’aide des méta- déroulent les toutes premières expériences dé- à cette occasion qu’il a essayé de formaliser le construction qu’il se projette en tant que sujet. phores. Il localise ce vide en donnant des cisives, la maison apparaît violemment chargée discours analytique avec des schémas et des A l’aide d’images et de représentations du vide, images et des représentations spatiales. d’affects. L’enfant y projette ses angoisses, ses graphes. l’architecture comme la psychanalyse lui donne On retrouve dans les textes de Freud et de fantasmes. La maison cesse alors d’être milieu L’architecture a cette nécessité de construire un langage. Construire nécessite d’habiter le Lacan mais aussi à travers des récits cliniques cosmique pour devenir l’image de cet espace or- pour donner sens au vide. Sans construction, vide, d’habiter la perte. un vocabulaire spatial lié à la maison. Comme ganique et intérieur qui n’est autre que l’espace il n’y a pas de projet, ou s’il existe, alors il n’est Le vide permet le mouvement, le parcours, la par exemple : la chambre, la porte, le salon, la du corps et des sensations viscérales.» que concept. Un édifice comme un être humain vie. L’homme, lui, en fait usage. Le sujet habite le serrure... se construit pas à pas, suivant des stades et des lieu et l’architecture lui donne ainsi à travers son Ainsi, nous avons choisi d’illustrer les propos Conclusion étapes. Le stade est défini comme une modalité intervention dans et avec le vide une disposition de Lacan sur les «trois dimensions» à travers L’objectif de ce travail de recherche a été d’inter- de la relation à l’objet et à son évolution. Dans à être présent au monde. L’espace n’est pas seu- l’évocation de la maison, dans les champs de roger la question du vide à travers l’architecture et le champ analytique, les stades correspondent à lement composé de murs, d’un sol et d’un toit. l’imaginaire, du symbolique et du réel afin de la psychanalyse. la différenciation des âges de la vie, des étapes, L’espace, c’est le vide qui existe entre les diffé- montrer les nombreuses équivalences qui Pour conclure provisoirement, je dirai que s’il ou des moments de l’évolution. rents éléments qui l’organisent et c’est dans cet peuvent exister entre la maison construite par nous est apparu que le vide dans un sens archi- S’agissant de l’architecture, elle aussi est struc- entre (antre) que le sujet se construit. l’architecte et la maison psychique. tectural, c’est d’abord questionner le désir de turée par différents stades dans l’évolution «La maison, elle aussi, est un lieu qui se construit • La maison «imaginaire» permet d’investir et l’autre à travers un contexte singulier, la psycha- du projet. En effet, dans un premier temps, on autour des objets perdus». La maison est le lieu d’habiter un lieu. Elle est le lieu où le sujet a la nalyse nous a enseigné qu’elle est travaillée par le distingue la phase d’esquisse qui correspond dialectique du dedans-dehors, tout comme le faculté de se représenter les choses en pen- désir. L’architecture comme la psychanalyse s’ap- au moment où le projet se dessine, se concep- psychisme humain se meut entre intérieur et sée et indépendamment de la réalité. C’est le puient sur le désir pour cerner le vide. tualise, s’implante dans un milieu mais sous la extérieur. lieu du moi. Elle est liée au corps et à l’image. Nous avons vu aussi que par le jeu du plein et du forme de principes et d’intentions. Elle participe à la construction narcissique vide, de l’intérieur et de l’extérieur, l’architecture La demeure comme symbole du sujet en tant qu’elle est empreinte d’une donne naissance à la création, à l’imaginaire. Elle échelles plus adaptées les grandes lignes du du vide construit certaine sécurité, d’une protection. En té- crée un lieu et l’homme en fait usage dans un réel, projet. Plans masses, plans successifs, coupes En bâtissant sa demeure, l’homme donne à moignent par exemple les lieux de l’enfance. un imaginaire et une symbolique. Ce jeu qui crée et élévations viennent appuyer l’idée du pro- l’espace les trois dimensions qui lui sont sin- • La maison «symbolique» serait liée d’une part le lieu est déterminant pour le sujet, qu’il soit en jet. Puis vient le stade de projet à la fois dessi- gulières. Lacan en 1973, lors d’un séminaire, à un système de représentations fondées sur quête de l’objet perdu ou du projet absent. Le né et chiffré, et enfin suit la partie dédiée à la nomme dans «Les non-dupes errent» les trois le langage, c’est-à-dire sur des signes et des trait, la trace et la marque au sol, délimitent le construction du projet, c’est ce que l’on nomme dimensions qui revisitent l’esthétique kan- significations qui déterminent le sujet. Autre- vide. Par ces outils, l’architecture donne une le chantier. tienne : réel, symbolique et imaginaire. «C’est ment dit, elle est rattachée à la dynamique structure au vide, elle l’organise. La psychanalyse Au commencement il y a les fondations, puis les qu’il y a trois dimensions de l’espace habité par singulière du désir, donc aux signifiants d’un va s’appuyer sur les représentations de l’objet murs porteurs et progressivement l’on construit le parlant et que les trois «dits-mansions» telles «sujet». du sujet pour border le vide qui l’habite. Le sujet Puis la phase d’avant-projet qui détermine à des 44 • La maison «réelle» est celle de pierre ou de 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 45 a r c h i t e c t u r e | u r b a n i s m e | h a b i t a t | j a r d René Ventura 12 décembre 2006 symbole du milieu les toutes premières expériences décisives, la maison apparaît violemment chargée d’affects. L’enfant y projette ses angoisses, ses fantasmes. n Florence revisitée Premier espace exploré, familial où se déroulent i construit le vide à l’aide du langage. Il le localise vide. Dans le séminaire Encore, Lacan énonce le en donnant des images et des représentations. fameux «l’inconscient est structuré comme un lan- Ainsi la trace et le trait donnent une empreinte à gage». Peut-on s’autoriser à risquer de dire que l’objet projet au même titre que tout ce qui fait l’architecture structure l’inconscient, ou au moins revisitée. Il vous propose une conférence sur ce même thème, véritable trace dans la construction du sujet. a des effets qui laissent des traces dans la psyché Faire avec le vide est une nécessité. Le projet ? Vivre dans un espace ouvert ou dans un lieu fer- voyage dans l’espace culturel et le temps. Vous pourrez (re)découvrir architectural ne prend sens que si l’architecte mé n’a pas les mêmes effets pour le sujet et sur la Renaissance italienne, ce Quattrocento qui va révolutionner l’art du construit autour et avec le vide. En poursuivant sa le sujet. Moyen Âge. Les œuvres de trois artistes majeurs, Brunelleschi, Donatello quête de l’objet perdu, le sujet de la psychanalyse Psychanalyse et architecture, leurs discours et peut ainsi se dévoiler, se projeter. Ainsi architec- leurs pratiques, permettent, quelquefois avec les et Masaccio, seront plus particulièrement mises en lumière. Pour citer ture et psychanalyse se rencontrent, se coupent, mêmes mots (maux ?) mais qui n’ont pas toujours René Ventura : «Puisse cette conférence faire croître le nombre des se traversent, se croisent, se tressent, se nouent. le même sens, de saisir ce vide, à qui, chaque su- amoureux de Florence». Elles sont un langage du sujet, et pour le sujet. jet, dans sa singularité, tente de donner sens ou Le langage peut ainsi nous permettre d’interro- consistance ■ René Ventura a souhaité faire partager ses émotions artistiques au plus grand nombre. C’est ainsi qu’il a publié en 2006 l’ouvrage, Florence ger la structure, les limites et la forme donnée au Préambule un site structuré par le sillon du fleuve Arno, Peut-on ou doit-on encore poser un regard dif- les collines avoisinantes abritent monastères férent sur Florence ? et villas. D’aucuns l’on fait, en particulier Viollet-le-Duc. Depuis la place Michelange, sur les hauteurs, Lors d’un voyage en Italie en 1836-1837, s’offre aux regards un panorama édifiant sur la Viollet-le-Duc a des objectifs différents de ceux ville. de son époque ; il veut découvrir des villes différentes du «grand tour», du circuit officiel b i b l i o g r a p h i e Ali S., L’espace imaginaire, Gallimard, 1974. Augé M., L’impossible voyage, Paris, Payot et Rivages, 1997. Bachelard G., Poétique de l’espace, PUF, 1957. Beckett S., L’innommable, Minuit, 1996. Benjamin W., L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée, Paris, Gallimard, 1999. Bofill R., Espaces d’une vie, Paris, Odile Jacob, 1989. Brice A., Perspectives Psy. Psychanalyse, espace et institution, volume 40, 2001. Calvino I., Les villes invisibles, Seuil, 1974. Freud S., Constructions dans l’analyse, 1937, dans Résultats, Idées, Problèmes, II, Paris, PUF, 1985. 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Ici (à Florence) j’ai travaillé avec assez de soin sur les monuments de Brunelleschi, cet archi- Dans un codex du XVe siècle de La cité de Dieu tecte est mon homme jusqu’à nouvel ordre». de Saint Augustin, une miniature donne le En ce qui nous concerne, nous faisons un choix portrait de cette cité : c’est Florence. Diverses subjectif de traiter du seul développement constructions existantes dans la ville, au dé- artistique entre les années 1420 et 1450 à Flo- but du XVe siècle sont les témoins d’un art de rence et le limiterons à quelques créateurs ma- bâtir et de traditions constructives qui n’ont jeurs. jamais quitté le sol italien. Il existe des édifices Pour ce faire, il est nécessaire : de styles romain, étrusque ou romano-toscan • d’identifier les fondements de ce mouvement artistique au travers des racines locales préexistantes de l’architecture et du décor, dans démontrant ainsi l’évolution locale des formes, des techniques et de l’usage des matériaux. • Le Baptistère non intégré à l’église princi- le contexte de redécouverte de l’Antiquité, pale de forme octogonale, lieu à la géomé- • d’isoler dans la chronologie, les principaux trie symbolique dans son plan et façades, et artistes des domaines de l’architecture, de totalement aveugle, avec la sculpture des René Ventura la peinture, et de la sculpture, «portes» de Ghiberti en bas relief honorant la architecte gardois, est cathédrale en vis-à-vis. passionné par l’art, la peinture, • de cerner l’éclosion et l’évolution du style «Renaissant» au travers d’un choix sélectif • Le campanile annexé à la cathédrale avec ses niches à sculptures. d’œuvres, • enfin d’évoquer le legs à la postérité, d’un Florence, berceau de la Renaissance occupe 1 0 a n s d e c u l t u r e nombreux séjours à Florence lui • L’église de San Miniato, hors les murs, de plan style qui deviendra universel. p a r t a g é e notamment, et par l’Italie. De ont permis d’en apprécier tous basilical avec réemploi de colonnes antiques les charmes, jusque dans ses et sa façade à tracé régulateur. lieux les plus secrets. a v e c l e c a u e d u g a r d 47 a i t e c t u r e | u r b a n i s m e | h a b i t a fonction d’éléments préexistants telles l’ar- écrit en latin et sans illustration, il précise la phies établies par G. Vasari. Fleurs, déjà commencé et sans solution pour chitecture et l’ergonomie, mais aussi d’un référence au cercle et à l’octogone (symboles Chacun d’entre eux dans les domaines de l’ar- la couverture de la croisée du transept. chitecture, la sculpture et la peinture. impératif scénographique qu’elle implique, pythagoriciens de la beauté). Enfin, Giotto peint une chapelle de Santa Croce de la diffusion de la lumière, ou encore des Ainsi, avec l’adoption du plan basilical, la évoquant la vie de Saint-François d’Assise. différents points de vue et perspectives pos- coupole va s’imposer dans les constructions Filippo Brunelleschi, l’architecte. Né en 1377 Il était né en 1267, élève de Cimabue, l’un des sibles. religieuses. Son ouvrage majeur, L’Art d’édi- à Florence. Il commence son apprentissage primitifs italiens. Il modifie les canons de la Ces conditions d’émergence de l’œuvre ins- fier, écrit en 1452, sous forme de dix livres, chez un orfèvre et rencontre Donatello qui peinture byzantine par les coloris et les atti- taurent un rapport nouveau entre elle, son en- évoque dans ses chapitres la solidité, l’utilité lui enseigne la sculpture. Il est battu pour le tudes de ses personnages, abandonnant la tra- vironnement et le spectateur. et la beauté. Au dixième livre est aussi évoqué concours des portes de bronze du Baptistère. dition des icônes. L’œuvre peut s’envisager comme «une pierre la technique de conservation des bâtiments, Son métier d’architecte, il va l’apprendre à Rome, Le peintre fut aussi architecte pour le campa- d’appel» qui complète ou clôt la construction une théorie très en avance sur son temps. Il en étudiant les ruines antiques dont il établit les nile évoqué ci-avant. Il meurt en 1337. d’un édifice. faut souligner qu’Alberti, après ces publica- relevés avec minutie. Il visitera le Panthéon, le D’autres éléments s’imposent aussi. tions, deviendra un praticien de l’architecture Colisée, etc. De 1407 à 1420, il travaille pour la La Renaissance et l’éclosion Ainsi, l’homme revient au centre de l’uni- dans les années 1450 à 1479. Ensuite, en 1565, coupole du Duomo. Il fera l’essentiel de sa car- d’un nouveau style vers et des préoccupations intellectuelles, de l’ouvrage sera traduit et illustré pour accroître rière à Florence. Il meurt le 16 Avril 1446. Vasari a Il s’agit à l’origine d’une période de renouveau même que la quête d’une beauté «idéale» de sa diffusion. dit de lui : «Depuis les Grecs et les Romains, il n’y artistique, littéraire et scientifique. recherche d’harmonie, basée sur des rapports Les traités d’architecture vont se multiplier eut pas d’homme aussi rare et excellent que lui». Utilisé pour la première fois en 1550 par Giorgio métriques et des proportions. grâce à l’avènement et au développement de Donatello, le sculpteur. Né en 1386 à Florence, il Vasari, le vocable a longtemps désigné le mou- Plotin n’avait-il pas déclaré : «le Beau est la l’imprimerie. Citons les principaux : fait son apprentissage auprès de Ghiberti, auteur vement artistique et littéraire qui en Italie s’est splendeur du Vrai»? caractérisé par une reprise des modèles de Si Florence demeure encore un lieu éminem- l’Antiquité avec sa mythologie et ses préceptes ment esthétique, cela a pour conséquence que • Antonio Averlino dit Filarète, né à Florence en les modèles antiques. En 1428, il crée son propre philosophiques. nous sommes invités à la contempler comme 1400, élève de Ghiberti : Manières, mesures atelier avec des assistants. De 1434 jusqu’à sa Au XIXe siècle, Michelet puis Burkhart ont un concentré de l’histoire de l’art au fil des et proportions pour Bâtir, vers 1461-1464. mort en 1466, il vécut grâce au concours finan- plus généralement opposé la Renaissance siècles. Les livres I à XXI traitent de l’architecture. cier des Médicis. Il réalisera quelques œuvres «païenne» au Moyen Âge chrétien. La recherche commune des artistes va s’orien- Les livres XXII à XXIV traitent du dessin hors de Florence, notamment à Padoue et à La devise de Laurent le Magnifique «le temps ter vers la figuration d’une perception nouvelle, et de la peinture. Sienne. revient» en est le néologisme. la perspective fondée sur les lois naturelles de • Giorgio Vasari (1511-1574) : Les vies des ar- Tomaso Masaccio, le peintre. Né en 1401 à Aujourd’hui, les historiens englobent dans ce la vision va être adoptée comme système légi- chitectes, sculpteurs et peintres, reconnu Arezzo. Sa vie fut brève, mais sa place est im- mot tous les progrès matériels, intellectuels time et idéal de la représentation de l’espace comme l’un des premiers manuels d’his- mense dans l’histoire de la peinture. Il reçut de et artistiques réalisés en Europe aux XV et XVI visuel assimilé au réel, ainsi que la redécou- toire de l’art. Brunelleschi les savoirs de la perspective. Il fit lui e • Piero Della Francesca vers 1460 : De la Pers- siècles. verte des préceptes de l’Antiquité, et l’établis- Ce mouvement artistique s’étendra géogra- sement d’un rapport nouveau à l’espace. phiquement à l’Italie puis à tous les états du Une autre préoccupation sera de codifier et monde occidental. transmettre les savoirs grâce aux traités. Divers éléments expliquent la genèse du nou- Alberti est le premier et principal théoricien veau style : abordant tout le domaine de l’art en s’inspi- • Jacques da Vignola : Règle des cinq ordres d’architecture, en 1562. tecture, en 1570. tecture et la perspective, en 1619. percevoir leur évolution stylistique. va permettre la transmission des savoirs et Pour Brunelleschi pour étudier ses monuments. En outre, la pie fidèle permet de respecter l’harmonie et les codifier les pratiques professionnelles dans chute de Byzance provoque l’exil sur le Vieux proportions définies en accord avec la nouvelle tout le monde occidental et ce, jusqu’à l’ère Continent de penseurs grecs, arabes et de sensibilité des artistes, une forme de «canon». moderne, soit le début du XIX siècle. scientifiques emportant avec eux nombres Évoquons chronologiquement les principaux d’écrits anciens tombés dans l’oubli. traités : • L’église de San Lorenzo et la Sacristie vieille, paroisse des Médicis. • La chapelle des Pazzi (mêmes dimensions que Quête des témoins de l’éclosion de la Renaissance Le De Pictura, en 1435, théorise la perspective. Comme indiqué en préambule, nous avons li- rapport privilégié (parce que choisi) avec Le De Statua, en 1438 est consacré à sculpture. mité notre choix à trois artistes majeurs et leurs le lieu qui l’accueille : elle a été conçue en Dans De Architectura, publié après sa mort, productions artistiques en référence aux biogra- g a r d 1 0 a n s d e c u l t u r e la Sacristie vieille). • L’église de Santo Spirito, édifice sur l’autre rive l’œuvre peinte ou sculptée va entretenir un d u Vue intérieure de San Lorenzo. Plafond horizontal à caisson. Décor sous charpente - Il n’y a plus de voûte – Les chaires en bronze sont la dernière œuvre de Donatello • L’édifice civil de l’Hospice des Innocents. e Ceux d’Alberti (1404 -1472). c a u e Une édition du traité d’Alberti page de couverture illustrée en 1550 Les œuvres sélectionnées de ces trois artistes avec Piranèse, etc. La somme de ces traités l e n 27 ans en 1428. nérer un idéal esthétique reconnu, dont la co- a v e c i chef d’œuvre. Il meurt prématurément à l’âge de • Sebastiano Serlio : Toute l’œuvre. sur l’archi- Les archétypes des modèles antiques vont gé- p a r t a g é e r d fresques de la Chapelle Brancacci, son principal Masaccio et Alberti font le voyage à Rome c u l t u r e a Masolino, son maître qui lui laisse la charge des • Andrea Palladio : Les quatre livres de l’archi- romaine : les artistes Brunelleschi, Donatello, d e j aussi le séjour à Rome. Il travailla ensuite avec sont présentées suivant leur chronologie, pour a n s | Rome de 1404 à 1408. Avec Brunelleschi, il étudie pective en peinture. Tradition qui se poursuivra au XVIIIe siècle 1 0 t des portes de bronze du Baptistère. Il voyage à rant de l’exemple de Vitruve. • La redécouverte de l’Antiquité gréco- • Un nouveau rapport à l’espace va s’instituer : 48 h • Le chantier de la cathédrale Notre-Dame des e L’homme Vitruvien Dessin de Léonard de Vinci Conservé à Venise Musée de l’Académie Le corps humain et son épure géométrique r c de l’Arno. • Le Palais Pitti, réalisé en partie seulement de p a r t a g é e son vivant. a v e c l e c a u e d u g a r d 49 a Comment définir le style élaboré par • Le David de bronze est à comparer à celui Brunelleschi ? Une architecture de l’intérieur bien postérieur de Michelange. avec des matériaux pauvres, simplement revê- • La Marie-Madeleine en bois. tus de crépi blanc, au service d’un ordonnance- • En ce qui concerne les Cantorie, les chaires, ment classique, combinant des modules de co- ce sont des tribunes destinées à accueillir les lonnes, pilastres, chapiteaux, arcs et coupoles, comme une simple relecture ou réinterprétation du vocabulaire de l’Antiquité. chœurs d’enfants dans les églises. Pour Masaccio • La Sainte Trinité, fresque à Santa Maria No- Un choix délibérément sobre, peut être aus- Cantorie en marbre (provenant du Duomo), très architecturées, inspirées directement des sarcophages romains. Une liberté des attitudes, presque grotesque vella, l’un des premiers trompe-l’œil. i t e c t u r e | u r b a • En peinture, et hors de Florence, Piero Della n i s m e | h a b i t a tions illustrant le propos. pective, de la couleur, de la forme et de la Celle de Walter Pater qui déclare au XIXe siècle : lumière en 1452-1459 avec les fresques d’Ar- «On ne peut plus atteindre à l’universalité de rezzo. la connaissance, ce qui vaut pour quelques • Ghirlandaïo, en suiveur de Masaccio, peindra le cycle des fresques de Santa Maria Novella, Et de Giorgio Colli, cet extrait des Pierres tos- La naissance de la Vierge, 1485-1490. La Cha- canes, en 1946 : pelle Tornabuoni 1485-1490. «Il est resté quelque chose dans les pierres qui sculpture, qui sont systématiquement asso- ta Maria del Carmine, illustrées d’extraits de en sculpture, assumera la transition avec le tion naît à voir cette matière qui demeure dans ciées à l’écrin de l’architecture à cette époque. textes de La légende dorée, de Jacques de grand Michelange, qui lui sera l’artiste domi- sa position séculaire (…) Le temps en cette terre L’architecture des édifices religieux de la Re- Voragine : nant du maniérisme et de l’art baroque. chargée d’une histoire ancienne semble ne ja- ne veut pas mourir… Un sentiment de consola- naissance est en totale rupture avec l’art du «L’apôtre Pierre fut choisi pour être le témoin de A la fin du XVIe siècle, l’École florentine et ses ar- Moyen Âge basé sur l’emploi du marbre po- la transfiguration de son Maître (…) Il trouva tistes s’exporteront vers Rome, au service de la choses collaborent pour maintenir une vie que lychrome, des tympans sculptés et des mo- dans la bouche du poisson la pièce d’argent papauté, et d’autres villes de la péninsule, puis chacun peut prendre à sa manière, emplir du saïques, comme registre décoratif en usage (…) pour le tribut. Il ressuscita Tabithe et ren- hors d’Italie. contenu qu’il juge opportun, quelque chose qui dit la santé aux infirmes par l’ombre de son façade jusqu’à nos jours. corps». mais avoir un poids excessif. Ainsi, hommes et Ainsi s’approcher de la représentation du réel a fallu attendre le XIXe siècle pour que soient par l’usage de la perspective, des couleurs, de Cette conférence résume l’ouvrage achevés le revêtement et la décoration de la l’ombre et de la lumière. L’on peut formuler de René Ventura, Florence Revisitée, façade du Duomo, harmonisant ainsi par ses l’hypothèse qu’il a peint d’après de vrais mo- publié en 2006 aux Éditions Champ matériaux polychromes l’ensemble formé du dèles, puisque l’on a identifié les portraits de Social à Nîmes. Baptistère, du campanile et de la cathédrale personnalités florentines célèbres au sein de Notre-Dame des Fleurs. L’attrait du style Re- ses œuvres. Les trois membres de l’école ainsi naissance réside dans la perception de l’inté- constituée vont pour nombre de leurs succes- rieur des édifices religieux et des palais civils. Il seurs, en quelques décennies, ouvrir la voie faut ainsi s’affranchir de la froideur, parfois de d’un style naissant et abouti. En architecture, le la simplicité de façades monotones dans leur style va s’unifier pour l’édifice religieux, le pa- aspect extérieur. lais civil ou les autres bâtiments publics. Pour Donatello Dès après la disparition de Masaccio en 1428 et celle de Brunelleschi en 1446, Donatello s’ex- les niches du campanile de Giotto qui leur patriera à Padoue et à Sienne. Il vivra jusqu’en servent d’écrin. 1466. Les œuvres principales et sises à Flo- i n vella. • De A. Manetti, continuateur des œuvres de Brunelleschi. Il achèvera Santo Spirito et le de la statuaire du Quattrocento, car on ne peut Palais Pitti. la comparer à nulle autre des sculptures qui • L’église Santa Anunzziata et la décoration de lui sont contemporaines : destinée à être pla- la façade du Duomo. cée dans une niche pour une vision frontale, • De Da Sangallo, le Palais Strozzi, avec les fa- l’intensité de son expression permet aussi çades conservant l’empreinte d’un style mé- aux spectateurs une perception sous tous les diéval. angles. Financée par la corporation des armu- • De Michelozzo, qui reconstruit le couvent San riers, elle en est l’icône (publicitaire) par l’ex- Marco, et participe au chantier de la cathé- pression affirmée de son bouclier. drale Santa Maria del Fiore. a n s r d • D’Alberti, le Palais Rucellai et Santa Maria No- Cette statue est devenue figure emblématique 1 0 a rence, sont : œuvre à l’origine de la ronde-bosse moderne. j représente en tous cas une planche de salut» ■ Chapelle Brancacci, vue d’ensemble Parce que cela représentait une indigence, il • Habacuc et autres prophètes montrés dans | exemples, vaut pour le tout.» • Les fresques de la chapelle Brancacci, à San- sur les façades. San Lorenzo est resté privé de t En guise de conclusion, j’ai choisi deux cita- Francesca réalisera la synthèse de la pers- si pour ne pas rivaliser avec la peinture et la thique de la façade d’Orsanmichele, une 50 h • Enfin, Verrocchio, successeur de Donatello, • Le Saint-Georges, destiné à une niche go- Saint-Georges, 1416, saint protecteur des armuriers, une icône «moderne» Le David de Michelange, copie en bronze. L’emblème de Florence. Il en existe quatre, l’original au musée de l’Académie, une copie en marbre à son emplacement initial, devant le Vieux Palais, la présente copie en bronze, et une à Marseille, plage du Prado. r c d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d Palais Rucellaï, façade, vers 1450, Alberti concepteur. Construction de 1446 à 1451 par Rossellino. Abandon du bossage «rustique» 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 51 a r c h i t e c t u r e | u r b a n i s m e | h a b i t a | j a r d i n La couleur : matériau d’architecture «L’art de bâtir Gérard Tiné commence en posant 6 février 2007 soigneusement Qu‘entendons-nous par matériau, afin de pouvoir prétendre que la couleur serait matériau d’architecture ? N’oublions pas sa mauvaise réputation en architecture : aussi du côté du travail servile, manuel, des arts que les matières qui y participent soient préa- du côté du fard, de la parure, du masque, de l’illusion, de l’éphémère et qui n’aurait mécaniques et de la contrainte technique diffi- lablement perçues, conçues et transformées cile à maîtriser. Finalement perçues comme ce sous la forme de matériaux. qui résiste aux exigences de l’intelligibilité de la Prenons un exemple en forme de parabole : forme, de la raison du dessin et de la pensée choisir une pierre pour la lancer, ne serait-ce que requiert, en architecture, en sculpture et pas déjà évaluer la matière comme un maté- en peinture, la recherche de l’idéal de vérité et riau possible ? de beauté. Dans ce cas, c’est ajuster, déjà par le regard, l’imitation. Au début du XX siècle, ils en font un matériau pictural qu’ils livrent à L’enjeu est là : proposer une autre perception une taille et un poids à la mesure de la main l’expérience perceptive de la construction plastique du tableau, selon une conception de la couleur et, forcément, de sa place dans le et du geste. processus de conception du projet d’architec- Se saisir d’une pierre pour la lancer et atteindre ture. Il s’agirait de provoquer un changement une proie : soit un regard, un geste, rapides, vifs C’est dans ce processus de création et d’intelligibilité que la matière–coloris du du point de vue et de considérer la couleur, qui expriment et irriguent la puissance d’intui- peintre se transforme en matériau–couleur chargé de théorie et d’expérience non plus seulement comme la matière colorée tion et d’intelligence des actes de perception et propre à l’usage d’un matériau (brique, pierre, de conception. essences bois, etc.), mais encore comme un Dans la vivacité du choix de la pierre, s’orga- matériau–couleur dont l’autonomie théorique nise l’évaluation d’un acte et d’un geste pour est définie par ses propriétés chromatiques atteindre un objectif situé à une certaine dis- afin d’être convoqué à part entière à la concep- tance : un quasi projet. tion de la fabrication des qualités sensorielles Une sélection, tactile, visuelle, qui palpe et sou- et perceptives que requiert l’espace de l’archi- pèse des yeux avant même que la main ne s’en tecture. saisisse et qui transforme la matière-pierre en d’autres objectifs que de trahir la raison du dessin et la vérité architectonique des volumes. Avec les physiciens, les chimistes, la couleur cesse d’être pour les artistes de la fin du XIXe siècle, une matière–coloris assujettie aux vraisemblances visuelles qu’exige e spatiale et chromatique autonome. perceptive. Dès lors, pour les architectes, la couleur en tant que matériau–couleur, est en mesure de participer aux conditions intellectuelles et factuelles qu’exige l’activité de conception–perception du projet afin de construire l’apparaître des formes d’architecture. Nous poserons la couleur : matériau d’architecture comme générateur de l’idée Prétendre que la couleur L’enjeu ici : «...n’est pas la vérité des choses, mais la perception, qui «construit» leur réalité au cas par cas. Ainsi le thème de cette architecture est notre perception.» (M. Steinmann) Qu’entendons-nous par matériau lorsque dont la vocation serait de finition ou d’or- nous affirmons, par cet intitulé, que la nementation. Mais aussi comme enduit ou couleur serait matériau d’architecture ? couleur propre de la matière des matériaux Paradoxalement, c’est lui attribuer un statut (essence bois, veine de la pierre, argile de la que l’architecture lui a toujours refusé. N’ou- brique, etc.), qui sont convoqués à la construc- blions pas cette mauvaise réputation qu’elle lui tion de l’édifice. a faite aussi bien sur le plan pratique qu’intel- D’une manière générale, la participation de lectuel et théorique de son usage. La couleur la couleur appliquée à l’œuvre d’architecture serait, selon certains auteurs, - critiques, archi- a été perçue le plus souvent comme secon- tectes et historiens - seulement une matière daire. Elle n’était tout simplement pas conçue Artiste plasticien et enseignant instable du côté du fard que l’on applique. Elle comme essentielle, ni même, à certains mo- à l’ENSA (École nationale supérieure relèverait du féminin, de la parure, du masque, ments de l’histoire, comme souhaitable. d’architecture) de Toulouse, de l’illusion, de l’éphémère et n’aurait d’autres Couleur et matière, dans le domaine des arts Gérard Tiné est également chercheur objectifs que de trahir la raison virile du dessin majeurs (architecture, sculpture, peinture), ont et la vérité architectonique du volume. le destin commun d’avoir longtemps été per- d’informatique appliquée Certes, la couleur participe du domaine de la çues du côté du sensible, de la sensation, de à l’architecture. matière comme coloris ultime d’application la variation, de l’usure et de l’accidentel, mais Gérard Tiné au Laboratoire Li2a, laboratoire 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d deux briques l’une sur l’autre». Mies Van Der Rohe. objet-projectile. C’est alors en puissance, un formelle dans le processus de conception–perception. 52 t matériau de visée ou encore de projection. serait matériau d’architecture ? Il y a là comme une transformation du sens, Le thème de cette conférence est aussi notre une sorte de transfert sémantique associé à perception à l’égard de la couleur et sur la cou- la réalisation d’un geste et d’un objectif à at- leur. teindre. «Alors que concevoir sans percevoir est simple- On pourrait même distinguer la pierre-maté- ment vide, percevoir sans concevoir est aveugle riau-projectile destinée à atteindre une proie, (totalement non opératoire)». (N.Goodman) une cible, de la pierre-matériau-projectile Percevoir est, ici, placé en pivot : il serait ce destinée à ricocher à la surface de l’eau. Nous qui est exigé par le «concevoir» et il serait ce pourrions dire qu’il s’agit de la même matière qu’exige le «concevoir». Sinon, c’est le vide de la mais pas du même matériau, ni en poids, ni en pensée ou la cécité au monde. taille, ni selon le galbe de la forme. Par conséquent, il s’agirait d’opérer un change- Lancer une pierre, un geste du temps de l’en- ment de perception qui permette un change- fance, fait passer la matière au statut de ma- ment d’état de la chose couleur ; plus précisé- tériau par l’action et l’expérience d’un choix ment un changement de conception de cette tactile et visuel sous-tendu par la percep- même chose. Ceci engage un changement du tion-conception d’un pro(jet).1 statut de la couleur dans son appréhension au Matière / matériau en architecture plan intelligible, perceptif et esthétique. C’est lui donner une autre signification, un autre «L’art de bâtir commence en posant soi- sens dans le processus du projet d’architecture gneusement deux briques l’une sur l’autre». qui ne consiste pas en un travail de relation di- (Mies Van Der Rohe) recte avec les matières colorées, mais qui ins- Pour devenir brique, l’argile comme matière a truit des relations de perception-conception été contrainte. De motte, de simple tas, elle de- avec des matériaux. L’architecte n’est pas un vient polyèdre régulier pour se prêter à un acte potier et l’art de bâtir sa conception, nécessite de pose précis et soigneux. 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 53 a h i t e c t u r e | u r b a n i s m e | h a b i t a Ainsi, elle devient autre chose résultant d’un leurs dépassements éventuels . faire, d’une expérience et d’une réflexion sur Une deuxième ouverture se manifeste alors mais également les autres formes de créa- ni genre, appartient cependant à la chose ; ou la réalisation de ce faire afin d’atteindre un que le matériau apparaît dans la situation bâ- tions plastiques. encore c’est ce qui peut appartenir ou ne pas objectif. Soit la transformation d’une matière tie des édifices. Il y manifeste, outre des capaci- • Les modalités sémantiques du choix des chargée du sens, que lui confère la fabrication tés techniques, constructives et formelles, des matériaux, outre les nécessités des logiques qu’elle soit».4 du matériau au cours du processus technique qualités perceptives et esthétiques propres aux constructives et d’usages, s’inscrivent aussi On comprend l’embarras… On voit à quel point de la production d’un module destiné à l’art différentes manières de sa mise en œuvre qui dans une conception du mode d’apparition la contribution de la couleur est impropre à ins- de bâtir. D’où, la brique, c’est-à-dire un maté- feront l’exemplarité esthétique de l’édifice : voulue de la forme architecturale et des taurer la vérité d’une chose dans sa pérennité riau fait d’un format, d’une épaisseur, d’une éventuellement, un précédent digne d’être conditions de sa perception, ou ce que l’on et son essence dès lors qu’elle doit être repré- longueur, d’une largeur, adaptés à la mesure retenu pour un projet à venir ou par l’histoire. pourrait nommer la manifestation des ma- sentée en peinture, sinon à présenter la vrai- de la main et à l’action d’empiler. Un module Ces manières de mises en œuvre mobilisent la nières de mises en œuvres. semblance de la manifestation d’un instant. fait d’argile qui a pu naître, à l’origine, d’un acte sensibilité et l’intelligence d’une érudition per- • Le choix de la matière, de sa distribution, de L’architecture montre à la fois sa fascination de perception-conception pour viser l’appareil- ceptive témoignant de la «manière de faire des son agencement ou de son appareillage par pour la couleur, sa matière, sa lumière et sa lage méthodique d’un bâti destiné à l’édifica- mondes» selon Nelson Goodman, propre à l’ar- la médiation du matériau rend possible le méfiance quant aux abus auxquels elle peut tion d’une paroi. chitecture (Manières de faire des mondes). développement constructif, perceptif et es- pousser : les fautes de goût, mais surtout les Ainsi l’argile, en tant que matière, accède à Une troisième ouverture sémantique articule thétique d’une idée formelle en architecture distorsions spatiales et les trahisons qu’elle a la la raison constructive par sa transformation les manières de mises en oeuvre et les procé- ou, comme nous l’indique Deleuze, la trajec- réputation de provoquer à l’égard de la forme en une formule de matériau : la brique. Elle dures de substitutions, au cours du travail de toire constructive d’un percept. et de la structure . va autoriser et influencer la conception de conception. Elles redistribuent la place des formes architecturales diverses et complexes. matières autorisées par la performance mul- La couleur et l’architecture l’ordre rationnel de la structure. Elle s’en détache À cet égard, le matériau brique en tant que fait tiple du matériau. Ce jeu des substitutions En ce sens, la couleur peut prétendre parti- parfois avec l’évidence immédiate de la percep- physique se charge de théorie mais aussi de contribue à manifester le sens du projet dans ciper à l’élaboration de cet acte de percep- tion, l’occultant. Parfois, au contraire, elle l’ac- cultures constructives qui influencent et enri- la recherche plastique des effets de masse, de tion-conception qu’exige l’architecture, mais compagne, le révélant. Toute l’histoire de l’ar- chissent sensibilité et intelligence perceptive. volume, de surface et de lumière : une substitu- il lui faut elle-même changer de statut : cesser chitecture raconte les vicissitudes de ce couple, L’architecte en phase de conception est rare- tion de matériaux qui contribue à l’élaboration d’être vue comme une matière définie sensi- tantôt harmonieux, tantôt désaccordé».5 ment dans un rapport direct et immédiat avec de «l’idée formelle» telle la «maison de verre» de blement par son coloris pour devenir un maté- Mauvaise réputation de la couleur pour les la matière comme peut l’être le peintre ou le Pierre Chareau où la matière du verre se fait riau doté d’une intelligibilité théorique, afin de classiques, c’est-à-dire, Winckelman, Kant, sculpteur. matériau sous les espèces d’un pavé et, de là, participer à la conception et à la perception de Schopenhauer pour ne citer que les plus in- Du moins, il n’est pas confronté à la matière autorise la pensée d’une paroi faite de lumière l’espace architectural. tempestifs. seule ; plutôt à la matière devenue matériau Ce qui veut dire que la matière, dès lors qu’elle Nous avons laissé entendre les relations pro- Leurs raisons : «Parce qu’elles superposaient qu’il aborde avec ses spécificités constructives, est transformée en matériau, peut s’inscrire blématiques de l’architecture et de la couleur. leurs couches d’images colorées sur les co- ses performances, ses aptitudes techniques, dans un enchaînement syntaxique signifiant Elles témoignent, dans le domaine des arts lonnes et sur les architraves taillées en marbre réglementaires et son poids économique… au plan symbolique, au plan architectonique, et de l’architecture, du rapport de force établi lumineux et homogène, les peintures troublaient Par conséquent, il aborde la matière par la for- au plan esthétique, et ainsi se distribuer à des entre les grandes vertus viriles de la raison, cette vision». Celle du dessin de la tectonique, mule du matériau qui présente des configura- places qui, dans l’orthodoxie de l’art de bâtir, attribuées au dessin, et les petites vertus fé- «seule maîtresse de l’architecture». L’habillage tions complexes d’intelligibilités techniques et ne lui étaient pas spécialement destinées : au minines des apparences frivoles attribuées à des surfaces par la couleur était «visuellement formelles relativement à l’acte de bâtir et bien mur de brique se substitue le mur de verre. la couleur.3 Rapport de force qui s’inscrit dans plus perceptible que l’ordre abstrait de la struc- sûr à l’art de bâtir.2 La formule du matériau autorise la mise en des débats esthétiques et philosophiques in- ture».6 Ces configurations d’intelligibilités pourraient œuvre de la matière et ses modes multiples cessants entre le XV siècle et le XIX siècle. Mais d’autres positions proclament avec Gott- correspondre à des ouvertures sémantiques is- d’apparition. Elle l’inscrit dans des conceptions La couleur était perçue, à juste titre, comme fried Semper : «Vérité de la mascarade. Habiller sues, donc, de la production du matériau, de sa qui peuvent transformer les perceptions et le instable et tributaire des variations de la lu- et masquer sont des actions aussi anciennes performance et de sa place dans le processus sens de l’espace architectural. mière donc du côté de l’accidentel, de la sur- que la civilisation elle-même, et la joie qu’elles face des choses et de l’instabilité visuelle par procurent est soeur de la joie qui accompagne rapport à la pérennité de la forme que devaient la création du sculpteur, du peintre, du poète, du garantir la mesure, la proportion et la raison du musicien et du dramaturge, bref, de tout artiste». dessin afin de caractériser l’essence de l’archi- Si pour les classiques la barbarie est du côté tecture mais aussi celle de la grande peinture de la polychromie... Gottfried Semper, lui, «at- constructif, mais aussi des choix de concepPosition tions qui traversent le projet d’architecture. Une première ouverture sémantique se dé- • L’architecture est issue d’un acte de percep- couvre dès lors que le matériau, par la fabrica- 54 r c tion-conception et réciproquement. e e de ses destinations constructives et l’apport technique et théorique d’un matériau pour narrative. taque frontalement le classicisme en évoquant de ses performances techniques. Elle mobilise entrer dans le processus de perception Qu’est-ce qu’un accident ? C’est ce qui, se- la barbarie qui a rendu les monuments mono- la perception des savoir-faire opérationnels et qu’impliquent la conception en architecture lon Aristote, n’étant «ni définition, ni propre, chromes».7 d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d j a r d i n «Telle la peau sur l’ossature, la couleur habille • La matière doit s’inscrire dans la formule a n s | appartenir à une seule et même chose, quelle tion de sa formule, manifeste la signification 1 0 t 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 55 a r c h i t e c t u r e | u r b a n i s m e | h a b i t a t | j a r d i n «Si l’art moderne a trouvé l’abstraction dans son berceau (....) C’est aussi parce que La couleur et la peinture lumière blanche n’est pas homogène mais berceau [....] C’est aussi parce que l’industrieux Mais aussi une découverte paradoxale à propos e Paradoxalement, de l’Antiquité jusqu’au XIX hétérogène. Il établit par une expérience que XIX siècle s’était appliqué à en extraire les élé- de l’idée que l’on se fait de l’art et de sa source. siècle, excepté l’intermède médiéval, la couleur cette lumière blanche est directement compo- ments premiers dans les cornues de ses labora- Car l’art, en tradition, relevait plus d’une exi- est assez mal perçue dans la rapport qu’elle sée des couleurs qu’elle contient déjà en elle ; toires.» (G.Dupuy) gence de composition du tout et des parties se- entretient avec le principe de l’imitation, à la- soit les «sept» couleurs du prisme qui forment quelle la peinture, dans sa quête de vérité et de autant de rayons. Dès lors, il n’y a plus à cher- La couleur, matériau pictural beauté, était assujettie. De fait, seul l’ordre des cher comment la lumière blanche se modifie Ce sont évidemment les peintres qui se saisi- d’écarts et de divergences. tracés géométriques du dessin était en mesure accidentellement pour donner naissance aux ront avec le plus de conviction de cette aubaine Albers en déduit un acte de création fondé sur d’y accéder. Tout au plus, la couleur-coloris ré- couleurs mais à procéder à des observations, et qui l’expérimenteront dans leur pratique une nouvelle procédure de perception-concep- pondait aux critères de vraisemblance que la jusqu’à pouvoir les organiser en système et bien avant que les architectes ne le fassent à tion dans l’utilisation de la couleur et la pro- narration de l’image peinte exigeait : vraisem- plus tard en tirer des lois. leur tour : l’impressionnisme, le divisionnisme, duction de la mise en forme picturale. blance colorée des matières textiles, fruitées, À partir de là, la perception de la matière-colo- le pointillisme, l’expressionnisme et, bien sûr, Le matériau-couleur y est ordonné, distribué carnées, végétales… nuageuses, lumineuses… ris, telle que les peintres l’avaient conçue sous l’abstraction qui accélèrera et permettra le pas- selon des proportions de surfaces et des choix «Le dessin est le sexe masculin de l’art ; la cou- domination du dessin, va évoluer sous l’action sage vers l’architecture. de qualités chromatiques définies de manière leur en est le sexe féminin».8 On retrouve ici conjuguée des physiciens, des chimistes, des Une sensibilité et une intelligibilité picturale sensible et raisonnée afin de permettre un jeu l’accusation platonicienne à l’encontre de la techniciens, des artistes et des pédagogues de- autre va se développer. La perception et la créatif en exploitant les notions de variables et couleur perçue comme «fard», à la manière du e puis la seconde moitié du XIX siècle, jusqu’à la conception du matériau-couleur en peinture d’invariants : pendant qu’un ensemble de sur- maquillage féminin affectant les sens et vouée première moitié du XXe siècle. génèrera son propre espace, sa propre raison et faces varie en couleur, l’autre ensemble ne varie aux finalités perfides de la séduction éphé- Newton, Goethe, Chevreul, Seurat, Cézanne, son propre dessin. Les peintres en font un ma- pas et il est possible d’observer les interactions mère. L’opposition dessin/couleur est très vive Matisse, Malevitch, Theo van Doesburg, Riet- tériau pictural qu’ils livrent à l’expérience per- chromatiques qui s’en suivent en terme d’effets dès la Renaissance et durant la période clas- veld, Mondrian, Ostwald, Munsell, Itten, Albers, ceptive de la construction plastique du tableau teinte, d’effets saturation et d’effets valeur. sique du XVIIe siècle, avec l’affrontement entre Judd, etc. pour ne citer que les plus embléma- selon une conception spatiale et chromatique Dans la pratique pédagogique de son ensei- les tenants florentins du disegno et ceux, véni- tiques, contribueront, en leur temps d’activité autonome. La couleur s’offre alors comme un gnement, il propose l’utilisation de l’échantil- tiens, du coloris. et en leurs domaines d’actions, à opérer cette matériau chargé de théorie à l’investigation lon couleur-papier en tant que «fait» physique lon des rapports d’harmonie et de contraste, de stabilité et d’unité plutôt que selon des valeurs Au XVII siècle, avec la création de l’Académie mutation d’une nouvelle perception de la cou- plastique de l’expression de l’artiste. Ou les chromatique invariant doté d’une qualité de Royale, «la question de fonder une science de leur et de sa place dans la conception et la pro- vertus du dessin de la couleur qui s’autorisera à teinte, d’un degré de valeur et d’une gradation l’art, invalide la couleur. En effet, si la couleur est duction de l’œuvre d’art. contredire jusqu’à malmener et mettre en crise de saturation. Cet échantillon couleur-papier de nature accidentelle, comment pourrait-elle Un objet théorique, le cercle des couleurs, le dessin graphique auquel étaient confiées la est divisé en plusieurs petites surfaces qui sont prétendre rendre le caractère stable des objets change la perception et la conception de la vérité et la beauté qu’exigeaient les vertus de la ensuite distribuées sur des contextes chroma- que la peinture s’efforce désormais d’imiter ?»9 couleur. Il organise le modèle perceptif des mimesis en art. tiques différents en teintes, valeurs et satura- Sa représentation comme accident sera utilisé couleurs primaires, des couleurs secondaires à charge contre elle et précipitera sa subordi- et des couleurs complémentaires. nation au dessin. «Tout l’apanage de la couleur est de satisfaire e 56 e nifestent les effets de divergences et d’écarts Il fait système et rend intelligible (Munsell) les Albers (1888-1976), artiste et professeur au Bau- psychosensoriels. C’était donner à la couleur le trois variables sensorielles de la couleur : la haus (Weimar et Dessau), puis aux États-Unis. plein épanouissement de son action plastique, les yeux, au lieu que le dessin satisfait l’esprit.» teinte, la saturation et la valeur et leurs grada- «En matière de perception visuelle, il existe perceptive et fonder ainsi une autre esthétique Ou encore : «Le dessin imite toutes les choses tions mesurées qui autorisent leurs composi- un écart entre un fait physique et un effet psy- de la picturalité. réelles, au lieu que la couleur ne représente que tions raisonnées. chique.» Dans sa pratique d’artiste, il exemplifie, avec ce qui est accidentel. Car l’on demeure d’accord Il permet la perception de l’interaction des «L’origine de l’art : l’écart entre le fait physique et L’hommage au carré, la série comme mode que la couleur n’est qu’accident et qu’elle est pro- couleurs et la théorie du contraste simultané, l’effet psychique.» opératoire de la création raisonnée de l’œuvre duite par la lumière, parce qu’elle change selon du contraste successif que Chevreul définit, pa- «L’art a sa source dans la divergence de percep- picturale. qu’elle est éclairée, en sorte que la nuit, le vert radoxalement, comme des lois qui explicitent tions entre les faits physiques et les effets psy- Le matériau-couleur constitue la partie va- paraît bleu et le jaune paraît blanc, étant tous ce qui précédemment était perçu et conçu chiques.»11 riable de la série, alors que l’organisation spa- deux éclairés d’un flambeau. Ainsi, la couleur comme instabilité et accident. Ce qu’il dit avec insistance et qu’il expérimente tiale du dessin de la partition du tableau reste change selon la lumière qui lui est opposée».10 Soit une segmentation perceptive et un agen- dans sa peinture, désigne une situation per- invariable. Une composition en emboîtement cement conceptuel de la représentation de la ceptive problématique car instable et relative gigogne de plusieurs figures carrées ordonne la La couleur indexée par la science couleur en provenance de la physique et de la aux effets que produisent les faits de la couleur, totalité des tableaux de la série. Il faut attendre Newton pour que soit renver- chimie, qui contribuera à ériger la matière-co- dès lors qu’ils sont composés et perçus de ma- S’observent alors la variation des couleurs et sé le paradigme aristotélicien de la couleur loris en matériau-couleur. nière méthodique et sensible, selon les lois is- les divergences d’effets qu’elles produisent sur comme accident. C’est la découverte que la «Si l’art moderne a trouvé l’abstraction dans son sues des travaux de Chevreul. la perception des tableaux. S’observent donc a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d s’était appliqué à en extraire les éléments premiers dans les cornues de ses laboratoires.» G.Dupuy. tions afin que, par leurs interactions, se maL’exemplarité d’Albers 1 0 l’industrieux XIXe siècle 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 57 a r c h i t e c t u r e | u r b a n i s m e | h a b i t a t | j a r d i n La valeur esthétique et le sens de l’œuvre ne relèvent pas de l’expression d’une subjectivité, ni de l’habile savoir-faire artistique mais du dispositif programmatique matériau-perceptionconception que l’artiste projette de mettre en œuvre comme problématique de la création de l’œuvre. ce que l’on pourrait nommer les transforma- van der Leck, le peintre et sculpteur Georges Les nouveaux standards de matériaux indus- thermo-laquée, pliée et vissée de Donald Judd tions d’espaces provoquées par les seules in- Vantongerloo, le cinéaste Hans Richter, etc. triels (verrier, d’aluminium et d’acier poli, brut ou le madrier de bois brut de sciage et la tôle teractions de la couleur ou, dit autrement, les Un moment fertile où toutes les disciplines ou thermo-laqué, les bétons, les panneaux d’acier brut de découpe de Carl André ou les capacités de la couleur à agir sur la perception sont comme convoquées à s’interroger sur ce de bois, les textiles métalliques, etc.), sont chutes de feutre de Robert Morris et encore le du dessin de l’espace ; ce que l’on pourrait dési- qui les clôturait dans une esthétique éprouvée conçus pour l’appareillage de murs rideaux tube néon de Dan Flavin. (1) Tiné, Gérard, Le matériau, porteur de valise Poïesis n° 3, La masse, le volume, l’ombre et la lumière. gner par l’apparition des effets et de écarts dûs mais insatisfaisante aux yeux de ces créateurs, qui enveloppent les structures d’immeubles. En exposant leurs qualités littérales (tôle d’alu- (2) Ibid. au dessin de la couleur. pour s’ouvrir à une sorte d’insurrection intel- Ils prennent en charge l’enveloppement et le minium thermo-laquée, madrier de bois, tôle La série d’Albers accueille l’évaluation visuelle lectuelle et factuelle porteuse du devenir d’un déploiement d’un chromatisme industriel por- d’acier brut, chutes de feutre, tube néon), dans des phénomènes de divergences comme ce monde moderne et progressiste. té à la mesure des grandes dimensions de ces l’évidence des matériaux organisés mais aussi (3) Blanc, Charles, Grammaire des arts du dessin, 1867. qui constitue la caractéristique perceptive du La couleur et l’architecture furent au premier édifices. de leurs dimensions physiques et mentales, matériau-couleur et son déploiement interactif rang des avant-gardes, dès 1924, avec l’appari- L’accent sur l’enveloppe oblige à considérer l’œuvre ne porte pas son sens en elle, mais dans l’espace du plan pictural. tion étonnante, en pleine ville, de cette chose ce qui la constitue et comment. Soit le maté- dans son paraître, avec toute la force séman- La valeur esthétique et le sens de l’œuvre ne dont il était dit que c’était une maison : la Mai- riau dans sa définition et finition industrielle tique et plastique que le matériau avec sa cou- relèvent pas de l’expression d’une subjectivi- son Schröder, conçue par Gerrit Rietveld. en terme de matières de textures et de cou- leur infuse au paraître et à ses effets. té, ni de l’habile savoir-faire artistique mais du Précédée par la fameuse Chaise Bleue et Rouge leurs accompagné des dispositions de mise en C’est toute une filiation qui partage le question- dispositif programmatique matériau-percep- du même concepteur, on a là une des premières œuvre techniques. nement sur la matière, le matériau, la couleur : tion-conception que l’artiste projette de mettre manifestations de l’articulation perceptive des Ainsi, mettre l’accent sur l’enveloppe, c’est leurs rôles comme vecteurs d’idées formelles en œuvre comme problématique de la création espaces de l’architecture par la présence de la être confronté au problème de la surface et et leurs présences dans l’ouvrage au plan de la de l’œuvre. couleur distribuée selon des agencements de de ses effets perceptifs. La surface, qui s’inter- conception comme expression ou effacement Dans L’hommage au carré, la couleur-matériau surfaces et de volumes qui interagissent avec pose entre nous et la construction réelle de la tectonique de la logique constructive. Mais et sa manière de mise en œuvre s’imposent les modes d’enchaînement ou de dissociation structure, pose la question de l’écart entre les aussi et surtout comme condition du paraître comme idée formelle, afin d’engendrer l’œuvre spatiale des lieux. «Les batiments nécessités constructives et l’apparence donnée chromatique de l’architecture. de peinture. La Maison Schröder est l’exemplification même «Les relations structure–habillage : harmo- d’une pensée de la couleur qui puisse donner en béton armé au bâtiment. Le contenu du tableau est sa forme et le maté- «Les batiments en béton armé produisaient leur nieuses, contradictoires, tourmentées, tra- riau de cette forme, c’est la couleur : le maté- à voir et à comprendre les conditions percep- versent l’histoire de l’architecture… Actuelle- tuelles et conceptuelles qui l’érigent en ma- produisaient effet le plus important avec les moyens les plus riau couleur détermine l’apparition de la forme, concis». (Mies Van Der Rohe) ment les métamorphoses technologiques et qui se comprend et s’offre comme parcours tériau d’architecture. Les configurations des De ce point de vue, «less is more» n’est ni une morphologiques des matériaux ont rendu plus perceptif à la jouissance esthétique, laquelle espaces intérieurs et extérieurs de la maison leur effet le plus mode, ni une tendance, mais une position floue la limite qui sépare la structure et la peau se donne comme contenu pictural et spatial relèvent d’une construction de la perception éthique et une posture esthétique qui confère qui la renferme.»13 (C.Bru). déterminée par un processus de conception important avec les à l’unicité du matériau choisi la prise en charge Pour conclure, le paradoxe est peut être là : qu’il moyens les plus chromatique et architectonique de l’architecture. faille nécessairement la formule du matériau Posé comme un écho de postures entre celles comme premier contrôle technique et normatif dont l’objet est de rendre interactif le dessin de De Stijl : l’insurrection chromatique la couleur et le dessin de l’espace. qui vont du Carré blanc sur fond blanc de Male- de la matière, mais aussi comme espacement théorique et sémantique d’avec la matière, une filiation d’attitudes, de positionnements, pour que la couleur puisse, comme matériau, confrontée au sens de l’acte créateur, au travail prendre toute sa place dans le processus de qu’exige l’activité de conception-perception du plastique et architectonique. conception et de perception en architecture ■ projet afin de construire l’apparaître des formes Le Minimal Art américain des années 1960 tra- d’architecture. vaille cette prise de conscience, lorsque, avec C’est en ce sens que pour les architectes, la cou- culée dans ses fondements esthétiques par leur peut être perçue comme matériau-couleur la dynamique critique et créatrice d’un grou- d’architecture. Il est alors en mesure de partici- pement de peintres, décorateurs, sculpteurs, per aux conditions intellectuelles et factuelles architectes, autour d’une revue néerlandaise pour les arts plastiques appelée De Stijl. Un véritable forum d’artistes qui se concevaient Mies Van Der Rohe. où se publiaient des positions critiques, théo- Le matériau : couleur d’architecture pose d’échapper à la spécificité de la pratique riques, mais aussi des manifestes et des projets En posant la couleur comme matériau d’archi- picturale ou sculpturale telle que la définissait d’œuvres nouvelles. tecture, nous l’avons placée, du même coup, Clément Greenberg afin que puissent muter les La figure principale, Theo van Doesburg, qui à cet endroit de la conception, en capacité de créations de l’art vers ce que Donald Judd ap- crée et impulse la revue, menait de front, à la générer l’idée formelle d’un projet d’espace. Si pellera la production de l’objet spécifique. fois, une activité de peintre et d’architecte. Mais bien que, en retour, toute matière constitutive La matière, le matériau, la couleur y sont mis en il faut compter avec des personnalités comme d’une formule de matériau peut être perçue scène comme tels ou effacés comme tels, mais les designers et architectes Gerrit Rietveld, comme un potentiel de couleur pour le projet intrinsèques ou consubstantiels à la produc- Pieter Oud, les peintres Piet Mondrian, Bart d’architecture. tion de l’objet spécifique : la tôle d’aluminium 1 0 a n s d e c u l t u r e (4) Roque, Georges, Art et science de la couleur, Paris, Jacqueline Chambon, 1997. (5) Paczowski, Bohdan, Couleur, peau et structure, L’Architecture d’Aujourd’hui, mai-juin 2001. (6) Ibid. (7) Ibid. (8) Blanc, Charles, op.cit., (9) Roque, Georges, op. cit. (10) Le Brun, Charles Conférence du 2 Janvier 1672 dans Roque, Georges, op.cit. (11) Albers, Josef, L’interaction des couleurs, Hachette, Paris, 1974. (12) Lucan, Jacques Steinmann, Martin, Matière d’art. Architecture contemporaine en Suisse AMC n° 116. (13) Paczowski, Bohdan, Couleur, peau et structure, L’Architecture d’Aujourd’hui, mai-juin 2001. Donald Judd, Sol Le Witt, Carl Andre, etc., il pro- comme plasticiens radicalement progressistes, 58 concis» vitch à L’Hommage au carré d’Albers, c’est toute Dans les années 1920, l’architecture sera bous- b i b l i o g r a p h i e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 59 59 a r c h i t e c t u r e | u r b a n i s m e | h a b i t a t | j a r d i n Le décor dans l’architecture d’aujourd’hui est-il encore possible ? Robert Prohin et Pierre Parsus 24 avril 2007 Vous êtes invités à participer au dialogue chaleureux et passionné entre deux amis, Robert Prohin et Pierre Parsus. L’architecture occidentale du début du XXe siècle se Nîmes et sa région au cours du XXe siècle grands panneaux peints dans la salle des fêtes. Avec l’inertie commune aux villes de province, Il faut également citer à Nîmes, les immeubles l’architecture et l’art du décor ont intégré les de la ZUP des frères Arsène-Henry. caractérise principalement par l’épuration des formes, initiée par l’avènement de idées du Mouvement moderne international. Joseph Massota restera comme l’émule effer- matériaux industriels. Ainsi est mise en application la théorie suivant laquelle la Les œuvres laissées par les architectes les plus vescent de Le Corbusier et de Niemeyer. Il in- remarquables sont également construites avec tègrera dans ses réalisations des sculptures, les matériaux nouveaux que sont le béton des bas-reliefs et des panneaux de céramique Malgré ce positionnement qui se veut objectivement pur, la forme structurelle n’a armé, le métal et le verre (en surface de plus en réalisés par divers artistes. Les murs-rideaux cessé d’évoluer ; elle intègre progressivement une sensibilité formelle plus ludique. plus importante). Les gestes n’échappent pas auront droit de cité : Marc Chausse les utilise- aux critères de l’époque. ra pour la première fois à Nîmes à la CNABRL Le XIX siècle se termine sur des notes de mou- (Compagnie nationale d’aménagement du luration ornementale, de céramiques vernis- Bas-Rhône Languedoc), Joseph Massota pour sées aux couleurs raisonnables, sans pour cela la Banque Chaix (1978) et la Chambre d’agri- atteindre les exubérances parisiennes ou cata- culture (1963). Nous terminons rapidement le lanes. siècle avec les constructions de métal et de fonction crée l’organe et la logique constructive engendre la beauté. Le décor lié à l’architecture dite moderne a logiquement perdu pied. Sa fonction e pédagogique s’est estompée. L’avènement des médias parachève son déclin. Cependant la nécessité ludique du décor a survécu. Souvent les architectes la dissimulent dans des gesticulations constructivistes ou fonctionnalistes mensongères. verre : l’extension de l’école de La Placette par Sous l’emprise des dogmes enseignés, ils n’osent encore l’intégrer dans leur démarche. Jérôme Brunet et Eric Saunier (1991), la mé- Tout en prenant garde au danger dévastateur et prolifique de la culture Walt Disney, diathèque du Carré d’Art de Norman Foster avec beaucoup d’attention exigeante, le temps n’est-il pas venu d’entendre l’appel ? Armand Pellier, hôtel-restaurant Les Cabanettes, Arles Compagnie nationale d’aménagement du Bas-Rhône Languedoc (1993) et les logements sociaux du Nemausus de Jean Nouvel (1985-1987). La brillance du so- La place du poète aurait-elle à nouveau droit de cité ? leil sur le verre sera le seul décor. Le Stade des Costières du latin Gregotti (1989) reste en talus de terre-plein et en béton peint en blanc. Villa, rue Cité Foulc, Nîmes État des lieux succinct nombreux articles. «Crime et ornement», le titre de l’architecture d’un article d’Adolf Loos, se passe de commen- et du décor au XX siècle, taires. «Les œuvres sont rendues visibles par des au niveau international formes simples et dépouillées organisées en e constructions ordonnées génératrices d’harmo- Robert Prohin Fin du XIX siècle, début du XX siècle. e e architecte, a laissé émerger sa En réaction consciente contre l’école natura- Le cubisme, en précurseur, et par la suite, l’art sensibilité artistique vers les liste qui traduisait la réalité en terme de pure abstrait, s’inscrivent dans une esthétique de arts plastiques. On lui doit la sensualité, le Mouvement moderne s’impose rupture. réalisation de vitraux profanes au début du XXe siècle. Animé par les pionniers Évolution jusqu’à nos jours dans des édifices publics ainsi des années 1920-1940, tels Gropius (le fonda- La volonté d’épuration du mouvement domi- que des décors muraux. teur du Bauhaus en 1919) ou Le Corbusier, ce nant de l’architecture moderne bannit le décor. Mouvement moderne est en rupture radicale Mais celui-ci renaît toujours et l’architecture, avec le style Beaux-Arts du XIX siècle. Neutra, dans son essence même, retrouve des formes Van der Rohe, Niemeyer, etc., nombreux sont plus sensuelles. Il est intéressant de souligner ceux qui y adhèrent. En 1928, Le Corbusier comment Le Corbusier, illustre pourfendeur fonde avec vingt-sept autres architectes euro- d’agréments, évoluera lui aussi vers une irra- péens le premier Congrès international d’ar- tionalité émotionnelle et mystique, de la Villa chitecture moderne (CIAM), au château de la Savoye (1928-1931) à la chapelle de Ronchamp Sarraz, en Suisse. (1950-1955). Pierre Parsus En 1933, il élabore la Charte d’Athènes, texte Que de chemin parcouru lorsqu’apparaît à Bil- artiste peintre, s’est manifesté fondateur de l’urbanisme et de l’architecture bao, à l’aube du XXI siècle, le musée Guggen- dans l’architecture modernes. Le Style international est le résultat heim de Frank Gehry (1993-1997). Ici, l’architec- par l’exécution audacieuse de réflexions du CIAM et de la Charte d’Athènes. ture du musée devient son propre objet, une de vitraux religieux. Le manifeste sur l’homme moderne produit de sculpture praticable. e 60 nie». 1 0 a n s d e c u l t u r e e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d Quelques projets de Robert Prohin La transition vers la modernité se manifeste par la mise à plat des moulurations de pierre ou de béton, animées par des bas-reliefs sculptés de D’une architecture même nature et de même couleur. à forte charge expressive Nous remarquerons les réalisations d’Henri jusqu’au décor... Floutier qui confiera ses décorations à Armand Robert Prohin est né en 1939 à Le Cailar, dans Pellier, jeune compagnon sculpteur arrivé à le Gard. Il vit à Nîmes. Ses constructions se ré- Nîmes dans les années 1930. partissent dans le sud-est de la France, essen- Ce même Armand Pellier s’affirmera par la suite tiellement dans le Gard et la Lozère.1 En 1960, (des années 1940 à 1980) comme un brillant les premières œuvres sont dans la foulée de architecte ayant la particularité de travailler celles des aînés. Le béton gris brut de décof- essentiellement avec la pierre de Vers-Pont-du- frage est alors la référence : Joseph Massota a Gard, où il exploite une carrière. On peut dire revendiqué son expressivité rugueuse ; Armand qu’Armand Pellier a réinventé ce matériau tra- Pellier l’a lissé d’un blanc immaculé pour faire ditionnel en l’intégrant merveilleusement dans chanter la pierre jaune du Pont du Gard. Il était le style de l’Art moderne. La blancheur des ban- difficile d’échapper à cette filiation. Ce béton deaux des couvertures en béton armé révèle, brut gris ou enduit de blanc, Robert Prohin l’a de façon éclatante, cette architecture moderne converti en couleur calcaire concassé ou sable en rupture avec le paysage environnant, qu’il rosé des Costières. L’empreinte recherchée de soit urbain ou rural. moulages diversifiés rendra plus attractives les 1933 voit l’émergence d’un imposant bâtiment lignes épurées. La fluidité pâteuse du matériau en béton armé, bien accepté par la population; coulé, le modelé grenu de ses reliefs et sa clar- il s’agit de l’École pratique de la rue Dhuoda. té accrochent la lumière du Midi. La structure Son architecture est animée, notamment, par organique vivra bien dans sa peau sans décor des décors géométriques, des bas-reliefs et de ajouté. 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 61 a r c h i t e c t u r e | u r b a n i s m e | h a b i t a t | j a r d i n Pour faire le portrait d’un oiseau Jacques Prévert Douceur de la courbe et rayonnement Si les lignes épurées du béton brut de décofSabaton, abri pour piscine, Vauvert frage ont bien été reçues en héritage, la douceur de la courbe est déjà présente. La dynamique des rayonnements vivifie les formes planes ou voilées. L’inscription dans le cadre végétal se fait naturellement. Il s’agit d’un vrai travail de charpentier à forte charge expressive. Le parti constructif est à la base de la conception, mais il n’en est pas la limite. Le brun du schiste acéré, émergeant de la végétation vert sombre, donne le ton. Les maîtres d’ouvrage : un jeune médecin et son épouse infirmière, venus à la rencontre de ces paysans cévenols qui s’accrochaient encore à ce terroir austère, à l’époque où les plus jeunes le désertaient. Pour construire leur maison ici, il n’est pas question de modernité mais plutôt d’ancrage au flanc de la montagne. Sur les bancels étroits, les étages s’emboîtent, les volumes se brisent pour permettre les circulations et s’ouvrir au soleil. Femme et homme publics, les maîtres d’ouvrage ont voulu une maison toujours ouverte mais aussi secrète. Ô ! Paradoxe des êtres riches d’amour et de projets ! Ici, le décor serait déplacé, c’est l’âme du pays qui doit sourdre d’entre les pierres. de latérite rouge qui naissent de la terre même dont elles sont faites. Pétries par les mains des hommes, leurs formes adoucies invitent à la caresse du temps qui nous dépasse... Et nous voici partis pour un voyage allant de palmiers en résineux de garrigues. La maison se coule au travers des arbres, elle est secrète et fermée du côté de l’entrée (au nord). A l’opposé, les transparences s’ouvrent vers la vue et le soleil. Les percements sculptent la matière. Les volumes habitables sont creusés dans une pâte de plâtre blanchie à la chaux. Pour le foyer de la cheminée, le sol de terre cuite rouge s’incurve à peine, semblable à l’excavation du foyer dégagée à la main d’un geste circulaire dans le sable du désert, à l’heure du thé. Bien organisée dans la fluidité de ses volumes internes, la maison s’inscrit discrètement dans le site dont elle révèle la beauté arborée. Son décor naît de sa forme modelée aux contraintes de la garrigue dans un rêve de palmeraie. Au hasard d’une rencontre, une villa en garrigue Sur fond d’oasis saharienne et de souvenirs échangés, un jeune couple de médecins rêve encore de Timimoun où il voulait vivre et exerVilla Monod, Sainte-Croix Villa Dr. Lafont, Nîmes avec la fascinante présence des constructions Une habitation ailleurs, en Cévennes Villa Jaffiol, Montpellier le souvenir du Tanezrouft, d’Adrar, de Reggane, cer. L’évocation de cette contrée évoque en moi Une école maternelle à Meyrueis (Lozère) Dans la vallée, les petits enfants aiment leur école maternelle. Dans la conque qui les accueille, ils reconnaissent aisément la petite porte d’entrée qui leur est réservée au pied de l’arbre-pilier. Les fenêtres épellent en ribambelle... Le cercle... Le triangle... Et le carré... Les limites du terrain de l’école déterminent la volumétrie, ainsi que le toit pentu d’ardoise grise qui la marie au pays. Le portail entre écoles primaire et maternelle illustre le célèbre poème de Jacques Prévert. La «cage» aux barreaux ordonnancés, côté primaire, se libère côté maternelle. Au centre, le verrou bec d’oiseau ouvre la porte de l’escapade, de l’échappée belle. École maternelle, Meyrueis Peindre d’abord une cage avec une porte ouverte peindre ensuite quelque chose de joli quelque chose de simple quelque chose de beau quelque chose d’utile pour l’oiseau placer ensuite la toile contre un arbre dans un jardin dans un bois ou dans une forêt se cacher derrière l’arbre sans rien dire sans bouger... Parfois l’oiseau arrive vite mais il peut aussi bien mettre de longues années avant de se décider Ne pas se décourager attendre attendre s’il faut pendant des années la vitesse ou la lenteur de l’arrivée de l’oiseau n’ayant aucun rapport avec la réussite du tableau Quand l’oiseau arrive s’il arrive observer le plus profond silence attendre que l’oiseau entre dans la cage et quand il est entré fermer doucement la porte avec le pinceau puis effacer un à un tous les barreaux en ayant soin de ne toucher aucune des plumes de l’oiseau Faire ensuite le portrait de l’arbre en choisissant la plus belle de ses branches pour l’oiseau peindre aussi le vert feuillage et la fraîcheur du vent la poussière du soleil et le bruit des bêtes de l’herbe dans la chaleur de l’été et puis attendre que l’oiseau se décide à chanter Si l’oiseau ne chante pas c’est mauvais signe signe que le tableau est mauvais mais s’il chante c’est bon signe signe que vous pouvez signer Alors vous arrachez tout doucement une des plumes de l’oiseau et vous écrivez votre nom dans un coin du tableau. Une école maternelle à Vestric (Gard) L’école est posée sur un terrain tout plat, dans un lotissement ordinaire... Les six gallines qui font office de gargouilles signalent au quartier la présence de l’école. Elles sont les gardiennes de la «nichée» qui se blottit sous le grand parapluie cintré ; les piliers aux troncs rouge brique supportent les branches vertes de la futaie. L’économie du projet tient au système constructif : seize piliers en béton sont fondés, coulés dans des boisseaux de terre cuite. Une charpente métallique à treillis assure la portée de la toiture et du plafond. Les parois des façades courbes ou brisées, auto-stables comme des paravents, sont simplement posées sur La Mandozère, aménagement d’un carrefour, Mende. une dalle en béton armé coulé sur un hérisson de pierre. Aménagement d’un carrefour à Mende Un cirque de pierres calcaires incliné vers le soleil. Au nord, les sources se déversent en cascades dans le creuset inondé d’eau bruissante. Au sud, amarré à la rive de l’hémicycle occidental, émerge un plateau herbeux ; de l’hémicycle oriental s’élève en strates ascendantes un éperon schisteux. Au centre, ou presque, se dresse fière, altière, la Mandozère2. Mende... Mande... Mandozère... de Lozère. La Mandozère D’où viens-tu ? Emplie d’histoire sourde de la terre profonde. Semence féconde portée par les vents chauds de la Méditerranée. Longtemps, j’ai erré... entre monts et vallées entre soleil et lune entre calme et tourmente entre Auvergne et Languedoc. A la limite des deux régions, alors que l’orage gronde l’éclair terrible m’a enfouie en un lieu humide et sombre où les anciens tinrent secret. Longtemps encore j’ai vogué dans l’onde chaude des courants incertains avant de saisir l’entre-deux mondes, entre celtes et latins pour sourdre enfin de l’ombre et trouver ma place au soleil. C’est d’entre vous, que je suis née. Qui es tu ? Je suis hybride Je suis mutant Être infini en devenir Figure de proue dressée face au pont des sources prolongement naturel des sombres pierres dont je suis née (...) Dans la matière dont je suis née, je garde mes racines, dans le ciel où je m’élève je cherche ma spiritualité. 62 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 63 La Genèse Jacob et l’Ange La porte étroite Marie Vitraux de Pierre Parsus, Église Saint-Joseph des Trois Piliers, Nîmes Vitraux de Pierre Parsus, Église Saint-Joseph des Trois Piliers, Nîmes La Résurrection Vitraux de Robert Prohin Salle multimédia Ispagnac, Lozère L’Apocalypse Le pressoir Le buisson ardent Vitraux de Robert Prohin Salle multimédia Ispagnac, Lozère a L’église Saint-Joseph des Trois Piliers, Nîmes 66 r c h i t e c t u r e | u r b a n i s m e | h a b i t a Des vitraux créés par Pierre Parsus même composition. Pour tout dire, avec une furent conquis par le fait que j’utilisais le relief cation : au Collet passant sous les rayons du Église Saint-Joseph des Trois Piliers colle d’une consistance de miel liquide et inco- et sculptais les couleurs. Par leurs conseils, ils soleil qui brille, le facteur distribue le courrier à Nîmes, vitraux, autel et tabernacle lore, une technique autogène. Cette colle était m’aidèrent à inventer une technique person- supporté par l’oiseau de la République tandis Pierre Parsus, artiste peintre invité par teintée avec des couleurs polymérisées, fixées nelle dans un matériau nouveau. que la fleur sème à tout vent les graines de la Robert Prohin, présente son travail à l’église à la lumière. Un produit durcisseur plus un ca- Ces travaux s’achevèrent par un vitrail hono- connaissance. Saint-Joseph des Trois Piliers. Pierre Parsus talyseur y étaient ajoutés. Il restait dix minutes rant la mémoire de l’Abbé Jean Thibon, ce curé Au dessous, le Laborieux supporte toujours la est né en 1921 à Paris. Il découvre le Gard en pour peindre avant que la matière ne durcisse, hors format, ce bâtisseur. charge tandis que le capitaine guide sa desti- 1946 et s’y installe avec sa femme Lucette en mais on recommençait couche sur couche, 1948. Son parcours et son œuvre sont présen- nuance sur nuance autant de fois qu’il le fal- Des vitraux créés par Robert Prohin tés dans l’ouvrage Pierre Parsus - L’art singulier.3 lait. Donc, superpositions de teintes à l’infini Salle multimédia d’Ispagnac, en Lozère Conçue par l’architecte nîmois André Planque, et surtout addition du matériau à volonté, ce Cette salle publique créée pour les Ispagnacois, l’église fut édifiée en 1966-1967 par la volonté qui permettait de créer des reliefs, de les gra- curieux de connaissances nouvelles, est aussi de l’abbé Jean Thibon avec l’appui de tous ses ver ensuite. Bref, un vitrail en bas-relief dans la le lieu d’accueil et de rencontre des voyageurs De la complémentarité paroissiens. lumière du ciel. attirés par la beauté paisible de cette vallée où pour un travail intime Pour ma part, je reçus la commande de sa déco- Seules contraintes : travailler à plat pour éviter coule le Tarn, à la porte de ses gorges. Des ob- Pierre Parsus habite une très ancienne maison ration en 1967. Le curé Jean Thibon, m’avait-on les coulures et, surtout, subir l’odeur atroce jectifs sont donnés : sur la place de Castillon-du-Gard. Il s’adjoint prévenu, se méfiait énormément des peintres : d’une matière mortelle, le métacrylate de mé- • dans cette salle, trop petite, récupérer un une bâtisse mitoyenne et demande à Robert «Laissez-les faire et vous vous retrouvez chez thyl, propice aux leucémies. dessous d’escalier. Faire, de cette désa- Prohin, son ami architecte, de projeter l’agran- eux !». Fait important, il exigeait des vitraux qui Restaient à décider les thèmes des vitraux. gréable oblique, l’origine de la dynamique dissement de son atelier au dernier étage, ainsi seraient des sujets de sermons. Avec le chanoine Dalverny, spécialiste de la décorative du lieu. qu’une pièce réservée aux activités de Lucette, Lorsque je m’y rendis pour la première fois, catéchèse et le curé Thibon, nous discutions. • dans ce coquet amphithéâtre, faire, d’un l’église était en construction. L’architecture, Le chanoine fit alors une remarque décisive fond d’impasse mal éclairé, une source de son style, ses partis pris étaient très sages, concernant l’église et ses vitraux sur deux cô- lumière joyeuse et colorée inondant la salle L’aventure commence conformistes. Je recevais une commande pas- tés : l’un d’eux, à droite, donnait sur la route de d’une ambiance chaleureuse. L’impasse Le parti pris par l’architecte est accepté sponta- sionnante : douze vitraux, prenant naissance Sauve très passagère ; celui de gauche donnait est bien la cause essentielle qui justifie ces nément par son client. L’atelier sera blanc. Son au ras du sol, commandant, de ce fait , toute sur une maison de retraite pour les prêtres vitraux.4 Au nombre de cinq, ces vitraux par- éclairage zénithal diffusera une lumière filtrée l’ambiance du lieu. Chacun d’eux mesurait 5 m 2 âgés. Aussi, traduisit-il, «Église, que veux-tu dire leront des ondes de vie pressenties au creux uniformément répartie à l’aplomb des toiles à environ, en forme de baies cintrées. L’abbé au monde ?» d’un côté, «Église, que dis-tu de toi- de ces lieux de fracture profonde : peindre. Thibon et moi, fûmes présentés l’un à l’autre. même ?», de l’autre côté. • «Le big-bang des origines, l’explosion.» Les parois seront planes et les arêtes droites Il y eut ce soir-là un déclic affectif aussi fort Pour ma part, je demandais à traiter des • «Le magma en fusion devient matière orga- pour mettre en valeur les manifestations ly- qu’inattendu ; il ne se démentit jamais. De mé- thèmes à une dimension cosmique. Seraient fiant qu’il était, le curé Thibon devint l’enthou- présentés des «thèmes hugoléens», ceci afin de • «L’apparition de notre planète, corps céleste.» cette ressemblera à Pierre puisqu’elle l’aimait siaste Jules II des Trois Piliers ! faire éclater l’espace, d’éviter à l’église un as- • «D’entre ces blocs fracturés s’écoule enfin un tant, son époux, son peintre venu d’ailleurs. L’architecture de l’église était peu porteuse, pect patronage ; mais aussi d’exploser les pon- elle me laissait libre par conséquent. Mon rôle cifs, trop habituels dans l’art sacré, à mon avis. consisterait à l’animer, mais j’affirme que si Côté route de Sauve, le soleil pourrait éclairer elle avait été belle et originale, plus inspirée, je les vitraux, aussi ai-je traité ceux-ci par la cou- m’y serais soumis pour mieux la mettre en évi- leur. Ce fut : «La Genèse», «Jacob et l’ange», «La dence, en accord avec l’architecte. Résurrection», «L’Apocalypse». Restait un lourd problème paraissant inso- L’autre côté, côté maison de retraite des prêtres, luble : le vitrail authentique fait de verres de couleur sertis de plomb est d’un prix de revient née et qu’au dessus jacassent les trompettes nique, source de vie.» courant de vie porté par l’oiseau.» • «Apparition de l’homme au cœur des flammes rougeoyantes de l’oiseau initiatique.» ser face à la perspective ainsi dégagée. Un immeuble en Lozère, Passons à l’aisance du cabinet : posé en ma- drique. Au plafond, en son centre, lorgne l’œil globuleux qui illumine le trône. Il ne reste plus trop élevé, il fallait renoncer à l’employer... Que «Marie», «Les disciples», «Je suis le cep, vous êtes émerger au niveau de la route nationale qui au peintre qu’à officier sur les murs. faire ? les sarments». Dans le chœur, j’eus à traiter «Le traverse le village : des ateliers municipaux, des Et c’est d’ici que se propagera un décor fan- L’architecte eut vent, par pur hasard, de l’ap- voile du Temple se déchirant», puis je peignis à logements en accession à la propriété, des lo- tastique se répandant, par la porte toujours parition d’un matériau, à base d’Altuglass. Je fresque l’autel et construisis le tabernacle en gements sociaux, une supérette et la Poste. ouverte, sur les parois, de la baignoire jusqu’au partis à l’usine Alsthom à Courbevoie pour Altuglass. Tout cela se fit en une dizaine d’an- Cette construction est vitale pour la cité, sym- plafond de la salle à manger. m’initier et faire même un essai. Le principe nées. Les paroissiens se sentirent, en général, bole de la volonté d’un petit pays de s’affirmer était simple : sur des plaques d’Altuglass de bien concernés par tout ceci. Ce qui n’empêcha vivant dans une économie fragile. 8 à 10 mm, on peignait avec de l’Altuglass de pas les controverses. Les ingénieurs d’Alsthom Le grand panneau décoratif5 affirme cette vo- d u g a r d Détail de l’un des cinq vitraux, Ispagnac en vis-à-vis, deux assises permettront de devi- un signal dans la cité. c a u e Salle multimédia d’Ispagnac, en Lozère creux dans une paroi épaissie par des cloisons ; Les fonctions s’étagent depuis la vallée pour l e n L’ouverture de la baie trilobée s’affirmera en sin ; ce fut : «Le veau d’or» et «La porte étroite», a v e c i riques et colorées de l’artiste. La pièce de Lu- était mal éclairé. J’ai traité les vitraux par le des- p a r t a g é e r d sans oublier l’ajout de locaux d’aisance. côtés, il peut être contourné puisque cylin- c u l t u r e a Au Collet les idées passent et la vie continue. jesté au centre de l’espace, accessible de deux d e j volent et du ciel, les oiseaux plongent. au Collet-de-Dèze a n s | de la renommée. Du Gardon, les poissons s’en- Immeuble aux fonctions multiples ; 1 0 t 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 67 a r c h i t e c t u r e | u r b a n i s m e | h a b i t a t | j a r d i n L’art comme interrogation de l’architecture et de l’urbain Daphné Brottet 13 février 2008 Comment le quotidien des espaces vécus participe-t-il à la transformation d’un territoire, à la création d’une nouvelle identité d’un lieu ? Depuis le geste de déconstruction de Gordon Matta-Clark, artiste américain, architecte de formation, visant à critiquer le pouvoir politique et le cloisonnement systématique de l’architecte, on a assisté à un déploiement d’actions et de pratiques occupant les interstices émergents, en décloisonnant les milieux architecturaux, artistiques, sociaux, économiques. Ces nouvelles constructions produisent une réflexion visant directement la notion d’ «habiter». L’atelier de Pierre Parsus A Nîmes, l’approche globale de Nemausus, des logements sociaux conçus par Jean Nouvel, fait prendre conscience de l’importance accordée à la verticalité du projet et de la nécessité d’investir l’horizontalité. Jean Nouvel a voulu deux bâtiments élevés sur pilotis. Ces logements sociaux étant décollés du plan, le rez-de-chaussée extérieur reste inemployé. Daphné Brottet propose une intervention artistique avec les habitants sur cet espace en devenir. Conclusion De l’architecture au décor, du décor dans l’architecture vers une architecture expérimentale ? importante pour le courant moderniste par l’organisation du Congrès International d’Architec- nombreux artistes collaborer avec des archi- ture Moderne) et 1985 (date de la création de tectes et des urbanistes en vue de pousser plus la résidence HLM Nemausus I), de nombreuses loin les limites qui séparent le champ de l’art études, recherches et applications du système avec le quotidien, et, à travers cela, la disci- fonctionnel révèlent les impasses du Style In- pline de l’architecture-urbanisme. Cependant, ternational et conduisent l’homme nouveau l’apport le plus significatif concernant les liens vers un «homme-type». Cette vision qui isole étroits entre l’art et l’architecture reste celui de le corps (ses proportions) de sa communauté, Le Corbusier. Ses préoccupations visaient à le positionne comme une référence absolue répondre aux besoins d’une société qui devait dans une approche naturaliste. Conjuguant faire face aux problèmes d’hygiène et d’espace. l’industrie et l’art, l’utopie du modèle appli- Créant de nouveaux usages urbains, l’artiste- cable, élaborée suivant des fonctions précises Daphné Brottet (2) Travaux réalisés par les ferronniers Joaquim Cortes et Claude Fossaluzza (Nîmes). Maçonnerie : Bousquet (Mende). Fontainerie : Jeanjean (Montpellier). Carrière : Rabier (Chanac). Avec la participation de Dominique Pierre. architecte-urbaniste élabore des constructions (habiter, travailler, circuler, se cultiver le corps est artiste et curatrice. Elle mène qui combinent le mobilier et l’immobilier du et l’esprit), entre en scène significativement dès des projets artistiques élargis point de vue pratique et plastique. Cette esthé- 1945. qui interrogent la société dans tique, accessible pour tous (née à la suite de la En 1985, l’architecte Jean Nouvel a envisagé un toutes ses dimensions visibles et (3) Pierre Parsus - L’art singulier. Imprimerie CIAM, 2005, Carnets d’atelier 6, «Pierre Parsus», Paris, Mémoire vivante, 2004. crise de 1929 et jusqu’après la Seconde G uerre projet «moderniste» pour Nemausus I, à Nîmes. invisibles. Ils sont réalisés grâce à la mondiale), a été diversement adaptée au fil des Son projet, délibérément inspiré des principes collaboration de différents acteurs corbuséens apparaît comme un chef-d’œuvre de la société. La forme des projets (4) Les vitraux ont été exécutés par la miroiterie Cenac, à Nîmes, avec la participation de Dominique Pierre. décennies. L’histoire de l’architecture est riche d’ensei- pour les uns et, peu praticable, fait l’objet d’un est variable, multiple et non dévolue gnements, grâce aux expérimentations de rejet catégorique pour les autres. En réalité, la exclusivement aux lieux spécifiques quelques-uns à partir (en faveur ou en critique) problématique de cette résidence ne tient pas de l’art contemporain. temps nouveaux, de la liberté conquise et de l’industrialisation, le décor a certainement été méprisé. Au fil du temps, le désir de dépasser l’utilitaire s’affirme. Dans cette évolution vers une appréhension de plus en plus individualisée des choses de la vie, noyée dans une internationalisation débridée, la recherche d’une liberté créatrice ludique est loin d’avoir atteint ses limites. nique consumériste ainsi que le vertige de l’infini commencent à nous interroger... Seront-ils un frein ou le point de départ de nouvelles attitudes ? L’évolution du décor sera toujours témoin de l’état de la société qui le produit, que ce soit en superposition, en prolongement, ou en osmose avec l’architecture. Cultivons encore... Et toujours... La beauté ténébreuse des objets fraternels… ■ 68 1 0 a n s d e c u l t u r e des inventions de Le Corbusier. Entre 1928 (date Le siècle dernier, fraîchement écoulé, a vu de Au début du XXe siècle, dans la mouvance des La perte de confiance en la science et la tech- Faux procès, vrais questionnements : (1) On peut se référer aux Carnets d’atelier 16, «Prohin», Paris, Mémoire vivante, 2004. (5) Émaux réalisés par la céramiste Nicole Lefur de Massillargues-Attuech. p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 69 a à son aspect visuel de métal et de béton mais au site, en vue de générer de la disponibilité. plutôt à sa structure même, créant ainsi des es- Ici, c’est en tant qu’artiste que je présente une paces interstitiels non investis, laissés vacants. vision du Nemausus I et les projets à créer pour Aussi, nous verrons en quoi ce projet ne peut vivre ensemble. r c h i t e c t u r e | u r b a n i s m e | h a b i t a t | j a r d i n être perçu, en 2008, comme résolument «moLes grandes lignes derniste» ou «utopique», malgré ses apparences plastiques. Accordant aux futurs occupants des de la résidence Nemausus lieux le statut de locataires, qui est une valeur Sans redire ce que Gérard Monnier a précé- administrative, l’architecte français a écarté demment expliqué concernant les liens de Le celle d’habitant au sens entier et fort du terme. Corbusier avec Jean Nouvel pour Nemausus, il Mais ce qui retient l’attention sur ce projet, c’est apparaît évident que ce dernier a voulu rendre sa conception à partir de modules. Quelques hommage aux principes fondateurs de l’ar- moments importants de l’histoire des arts et chitecture moderne. L’emploi des pilotis, du de l’architecture (connus de l’auteur de Ne- béton, le plan libre, la façade libre pour une mausus) nous aident à prendre conscience des luminosité optimum dans les logements sont limites du vaste projet initié par Le Corbusier, autant d’éléments qui, associés au métal, font ses contradictions et ses écueils. Dans cet élan, de cette HLM une résidence dite «fonction- il serait possible d’échafauder des projets qui nelle». Bien que le coût de la réalisation et de permettraient de donner une véritable identi- l’entretien soient de solides points en faveur de té à la résidence de Jean Nouvel. Celle-ci, ap- l’architecte, force est de constater l’écart avec Fort heureusement, nombreux n’ont pas suivi A la vision du monde résolument verticale du portée par ses habitants sollicités comme des ce qui relève du projet utopique. Le contexte, ces directives et se sont appropriés leurs habi- créateur du «modulor» qui refusait de recon- contributeurs au projet architectural, tendrait à si cher à Jean Nouvel, n’apparaît qu’à titre évo- tations en peignant tout ou partie des murs et naitre le mouvement (notamment entropique) considérer le projet doublement inachevé dès cateur. Anciennement une friche industrielle des plafonds et ont décidé de l’aspect de leurs comme élément fondamental de l’architecture, sa livraison en 1987 pour un devenir radieux. (d’entrepôts de matériel électrique), ce site ne intérieurs avec les rideaux et voilages de leurs Gordon Matta-Clark, alors architecte, va deve- L’engagement de l’artiste américain Gordon conservait que les deux rangées de platanes. choix. nir artiste plasticien et s’en prendre, au sens en- Matta-Clark, qui fut architecte puis artiste plas- C’est à partir de cette configuration que Ne- Reprenant le concept de la Charte d’Athènes, tier et direct du terme, au bâtiment. Parce que ticien, proposa comme principe fondateur de mausus a été dessiné. en 1933, selon laquelle «les matériaux de l’urba- les architectes-urbanistes du fonctionnalisme création artistique, dans les années 1970, une Par la suite, François Seigneur, alors artiste (de- nisme sont le soleil, l’espace, l’acier et le ciment considéraient l’humain à travers la dénomina- critique de l’esthétique de Le Corbusier, une venu architecte) et collaborateur de Jean Nou- armé, dans cet ordre et dans cette hiérarchie», tion de l’homme standard, ils ne concevaient vision de l’architecture déconstruite, au sens vel, a été invité pour réaliser des interventions sont à employer et à agencer, Jean Nouvel ré- qu’un seul mode de circulation, celui guidé par «derridien». Ses actions et réalisations furent plastiques sur le béton laissé brut à l’intérieur vèle, par là, les failles du Nemausus. Ses pro- l’activité productive. Ils n’envisageaient pas le largement empreintes de la pensée, des écrits des logements. Une charte composée de plu- blématiques ne se résument pas dans le sim- principe de la mobilité de la société. L’isolation et des productions filmiques des situation- sieurs points pour l’entretien et la non-interven- plisme et l’emploi de toutes ces données. Elles des éléments au déni des flux et d’une vision nistes que nous évoquerons pour certains pro- tion était présentée à chaque locataire. Elle de- invoquent l’ordre et la hiérarchie, c’est-à-dire globale du politique, donc de la ville, a orienté jets. Puis, c’est la vision d’un Giancarlo de Car- vait être signée par eux-mêmes le jour de l’état des éléments pour une architecture et un ur- la création de modules suivant lesquels il fal- lo, en Italie, qui nous permettra de comprendre des lieux, et, s’ajoutant au bail, comportait un banisme fixé, immobile et immuable. C’est sur lait se conformer. L’utopie de Le Corbusier qui en quoi le modernisme fait l’objet d’une remise certain nombre d’interdits. Le plus important ce point, apparemment invisible, que je prends semblait répondre aux problèmes de logement en question et resitue l’architecte dans un rap- d’entre eux était de ne pas peindre ou tapis- appui afin d’explorer ce que peut être un projet et d’hygiène, s’engage, finalement, dans la voie port horizontal et d’égalité avec ses contempo- ser les murs et les plafonds, de ne pas changer utopique et expérimental, forcément politique. de l’hygiénisme, du conformisme et du cloi- rains. Même s’il ne s’agit pas d’un chef-d’œuvre, les rideaux des fenêtres. Un code couleur dans L’utopie architecturale ne serait-elle pas, au sonnement et fait fi de la valence des rapports Nemausus I questionne et suggère des possibi- le style de la maison radieuse a été établi. Par contraire, l’antithèse des conceptions corbu- humains. L’esthétique du Style International lités par ses manques. Le film du projet Ecobox exemple, les stores rouges correspondent aux séennes, à savoir la prise en considération du entend réunir l’art et la vie sur un même espace réalisé en 2001 sous l’impulsion des architectes appartements de Type 4, les stores bleus aux T2, politique ? Aussi, vais-je me risquer en évo- urbain contrôlé, régi par les lois des mathéma- Doïna Petrescu et Constantin Petcou, associés les stores jaunes pour des T3, et des stores verts quant ce qui a été source d’enseignement dans tiques pour contenir les individus-types, orga- au sociologue Pascal Nicolas-Le Strat, est révé- pour les T5. Pour inciter les habitants à ne pas in- l’histoire de l’art et de l’architecture depuis Le niser les déplacements et les activités selon un lateur de changements réalisables dans la ville, tervenir dans les lieux, François Seigneur a laissé Corbusier, lui réfutant ainsi tout superlatif ; oser modèle. en mettant en œuvre le principe de la partici- les marquages rouges horizontaux (repères tra- aborder ces problématiques depuis le champ Afin de révéler la trame idéologique du créateur pation. Enfin, nous pourrons ouvrir un dialogue cés pendant la construction) et a fait apparaître de l’art contemporain et à partir ce que qui démiurge qu’est l’architecte, l’artiste américain à partir de cette modalité participative adaptée les aspérités du béton sous son aspect lisse. existe, ici et maintenant. Gordon Matta-Clark s’attaque, dès 1971-1972, 1 70 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d Entre-vues n°2. Installation temporaire réalisée par Daphné Brottet. Ruban de sécurité en plastique rouge et blanc, 2011. Une seconde version, suite à celle de 2009, réalisée lors de la Fête des voisins. Le point de vue d’un artiste : Gordon Matta-Clark déconstruit 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 71 a h i t e c t u r e | u r b a n i s m e | h a b i t a à un bâtiment abandonné à New York. Bronx l’artiste donne à voir les vides créés par la doc- tecture. Cependant, cette pratique inédite et révolutionnaires.»5 A la pensée de l’unité de Floor : Four Wall est une découpe à l’aide de trine du Style International et de ses faiseurs. sans égale dans l’histoire de l’art, s’inspire lar- culture, d’unité de travail, d’unité d’habitation tronçonneuses, de marteaux et de burins dans L’urbanisme d’alors expose une criante image gement des situationnistes, à Paris. de Le Corbusier comme vision progressiste de le bâtiment aux intersections des espaces ver- du contrôle de l’espace public. La question de ticaux et horizontaux. Cette incision est extraite l’image devient aussi très importante car elle Le point de vue philosophique tuationniste objectaient en décidant l’appro- de la construction et laisse apparaître des permet de comprendre les différentes facettes et politique: priation des espaces de la ville, de la polis, et perspectives étonnantes de déconstruction. d’un projet. Les photomontages que réalise créer de nouvelles situations par la même, de la politique, pour créer des Le fragment est ensuite exposé au 112 Green Gordon Matta-Clark à partir de Splitting, en En effet, par delà la critique de l’artiste et ar- zones temporaires d’activités alternatives et Street Gallery à New York, en 1972, sous le titre 1974 (coupant net, en deux parties, la maison chitecte américain Gordon Matta-Clark, l’as- subversives. Leur pensée de l’unitaire campe de Bronx Wall : Threshole.2 Ses interventions d’un particulier à Englewood, dans le New Jer- pect poétique de ces actions se conjugue avec sa cohérence dans l’opposé du stéréotype sont filmées, photographiées et relatées par sey), et W-Hole House : Datum Cut, Core Cut, l’engagement politique de ce dernier. Il crée un écrasant. Par la déambulation dans la ville et écrit. L’œuvre de l’artiste américain dénonce Trace de Cœur composée de six photos noir & nouveau territoire entre l’art et l’architecture. suivant un parcours aléatoire, les protagonistes précisément l’absence de l’art et de créativi- blanc, en 1973, abordent la question du mon- Son acuité de la société à travers son observa- créent une autre temporalité. La dérive psycho- té des architectes qui ne conçoivent que des tage/démontage. Le démontage des logiques tion de la ville le rapproche singulièrement des géographique ouvre d’autres vues de la ville, lieux de conditionnements des esprits et des mathématiques appliquées à l’architecture, situationnistes. Après avoir arpenté les rues et des visions du paysage inédites, de nouvelles corps. Par cette déconstruction de la «machine dans sa version la plus simpliste, est ainsi ma- les souterrains de Paris pendant ses années zones d’ambiance. Elle est une méthode d’ana- à habiter» (et non une destruction), il ouvre les térialisé par la photographie. Recomposés, ces d’études (à la Sorbonne, en 1963-1964) et cer- lyse urbaine, d’où peuvent surgir des proposi- compartiments, montre la face cachée de ses fragments proposent une construction diffé- tainement marqué par les écrits des lettristes et tions de modifications à partir des désirs de ses formes préétablies et entame une critique vio- rente et innovante. Gordon Matta-Clark expose situationnistes, il a exploré la ville de New York usagers eux-mêmes. lente et proportionnelle aux lois monolithiques ainsi la conséquence originale et féconde de la par ses interstices. En achetant de petites par- «L’architecture est le plus simple moyen d’arti- des architectes «corbuséens», lesquels, à la pratique de la déconstruction, celle de l’agen- celles de terrains urbains non utilisés, il a rendu culer le temps et l’espace, de moduler la réalité, suite du «grand ordonnateur», se considérèrent cement. visible ces espaces inexploitables apparaissant de faire rêver. Il ne s’agit pas seulement d’articu- au sommet de son système pyramidal. Les frag- En déconstruisant la mécanique de la «ma- comme des trouées sur le plan de la ville. Ces lation et de modulation plastiques, expression ments arrachés de la construction, deviennent chine à habiter», il montre, tel le révélateur morceaux de ville, résultat de nombreuses er- d’une beauté passagère. Mais d’une modulation des sculptures. Gordon Matta-Clark met en évi- dans le bac de la chambre obscure, la photo- reurs d’arpentage ou d’anomalies dans la dé- influentielle, qui s’inscrit dans la courbe éternelle dence un rapport d’échelle radicalement diffé- graphie de l’idéologie fonctionnelle. Disposant limitation des zonages, furent laissés à l’aban- des désirs humains et des progrès dans la réali- rent de celui imposé par le «Modulor». La pro- ces nouvelles images de manière originale, il don. Fake estate est composé de quinze lots sation de ces désirs. L’architecture de demain blématique ne se situe plus seulement dans la compose et recompose. Il fait surgir d’autres achetés aux enchères. sera donc un moyen de modifier les conceptions forme mais également dans le temps. images, d’autres formes possibles à partir des- Ce projet aborde l’espace urbain à la manière actuelles du temps et de l’espace. Elle sera un L’incapacité des architectes d’alors à réinventer quelles le monde peut s’articuler. Ces images d’un négatif photographique. Le détournement moyen de connaissance et un moyen d’agir. Le le monde, à proposer des structures adaptées réorganisées, perçues dans un ensemble d’images publicitaires et des références litté- complexe architectural sera modifiable. Son as- à l’humain, n’interrogent pas l’architecture agencé ouvrent une voie, celle de la liberté raires, l’écriture de textes (Potlatch) à partir des pect changera en partie ou totalement suivant sous l’angle de la temporalité et du temporaire. de pouvoir construire autrement, et de ma- dérives psycho-géographiques, la réalisation la volonté de ses habitants.»6 L’autre écueil du projet dit «expérimental» se nière temporaire. En définitive, loin d’être un de films, la composition d’un corpus d’images A travers la pratique du jeu (à ne pas assimiler repère aussi dans le désir forcené de produire acte de destruction nihiliste, l’œuvre de Gor- constituent autant de pratiques situationnistes avec les loisirs qui sont l’apanage de la consom- des projets pérennes, au risque de négliger les don Matta-Clark développe une esthétique pour «changer le monde». Les conséquences mation passive, haut lieu de vacuité), celle de conditions de vie pour leurs habitants sur plu- du vide, c’est-à-dire celle qui accorde la place de l’utopie et des ordonnancements urbains l’architecture doit être vécue différemment et sieurs décennies. aux modifications provisoires. Malgré le rejet du fonctionnalisme, opèrent quotidiennement diversement. Le plan général délimité au sein «Nous vivons tous dans une ville..., dit Mat- catégorique de son œuvre par les politiques sur les comportements. «Nous pensons d’abord duquel s’empileraient les unités de vie, pour ta-Clark, dont le tissu est architectural [...], où et les architectes-urbanistes, l’apport décon- qu’il faut changer le monde. Nous voulons le faire régner l’ordre et l’organisation rigoureuse, la propriété est omniprésente [...]. En décon- structionniste de l’artiste instaure une vision vi- changement le plus libérateur de la société et se fissure. La contestation, par une vision frag- struisant un édifice [...], j’ouvre un espace clos, vifiante chez certains et laisse quelques traces de la vie où nous nous trouvons enfermés. Nous mentée de l’espace et du temps, crée le mou- préconditionné non seulement par nécessité dans les créations de Frank Gehry par exemple, savons que ce changement est possible par vement à rebours du système des construc- physique mais aussi par l’industrie qui inonde ou fait écho aux préoccupations de Zaha des actions appropriées. Notre affaire est pré- teurs du fonctionnalisme. Les situationnistes les villes et les banlieues de boîtes habitacles Hadid. Les actions de Gordon Matta Clark cisément l’emploi de certains moyens d’action permettent des agencements à partir des dé- dans le but inavoué de s’assurer le concours (stoppées prématurément par un cancer en et la découverte de nouveaux, plus facilement sirs et non des rationalismes. Au pouvoir de 4 d’un consommateur passif et isolé.» Catalogué 1978) furent délibérément ignorées des pro- reconnaissables dans le domaine de la culture tous, l’urbain et l’architecture appartiennent fessionnels, et écartées de toute considération et des mœurs, mais appliqués dans la perspec- à chacun qui est invité à agir. «Contre le spec- sionnels de l’urbanisme et de l’architecture, par les enseignants au sein des écoles d’archi- tive d’une interaction de tous les changements tacle, la culture situationniste réalisée introduit 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d t | j a r d i n la société, les membres de l’Internationale Si- et réduit au statut d’anarchiste par les profes- 3 72 r c 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 73 a 74 r c h i t e c t u r e | u r b a n i s m e | h a b i t a la participation totale.»7 Cette technique du avec les habitants, telle est la nouvelle mé- prochaines années. Lui offrant l’opportunité partagés et de nouvelles pratiques dans la ville. déplacement sans but précis a été appliquée thode de travail de l’architecte réputé pour son d’advenir et de sortir du cadre de son image Ces lieux, loin d’être le cimetière d’activités pas- par les artistes et fut réinventée par l’architecte engagement dans la modalité participative. figée pour l’éternité, cette résidence HLM serait sées, deviennent le terreau de projets collectifs italien, Giancarlo de Carlo, proche de Le Corbu- Conscient des problèmes de contraintes et de le lieu de la créativité, de la mobilité par l’inter- possibles et génèrent une disponibilité pour de sier à ses débuts. Arpenter les lieux dans le but conditionnement pour les occupants des lieux, vention des habitants eux-mêmes. Sur ce mail nouvelles pratiques urbaines. précis, au contraire, d’observer l’histoire d’un érigés plus à la gloire des architectes du fonc- (espace central traversant initialement la rési- «Nous proposons des “tactiques urbaines” pour territoire, lui permet de concevoir un projet en tionnalisme qu’aux destinataires en vue d’un dence) laissé vacant émergeraient des projets accompagner les micro processus locaux dans adéquation au moment présent. Son apport véritable confort approprié et en rapport avec éphémères, et permettraient de transformer les milieux urbains où les décisions sont prises d’une vision organique de la discipline pour le territoire et ses mobilités, Giancarlo de Carlo les relations entre ses résidents et les autres au nom d’intérêts économiques privés et de mé- s’adapter à la société vient remettre en ques- choisit la complexité. Il imagina peu à peu des citoyens du quartier de manière sensible. Ne- canismes politiques centralisés inadaptés aux tion l’esthétique du Style International. formes et des structures plus organiques, allon- mausus se doterait alors de l’épaisseur huma- mobilités territoriales actuelles : globales, in- gées sur l’horizon, des espaces de reliance. Aux niste tant attendue. formelles, multiculturelles… Nous explorons la Le point de vue d’un architecte : logiques mathématiques corbuséennes, l’ar- À la suite des expériences créatives des décon- réappropriation de l’espace de vie et la création l’engagement de Giancarlo de Carlo chitecte italien ambitionne une construction et structivistes d’une part, de l’observation du site de nouvelles formes d’urbanité par des aména- Plus attaché au processus qu’au produit, aux un agencement urbain en corrélation avec l’en- pour en extraire un contexte d’autre part, et gements réversibles, des pratiques du quotidien, méthodes plutôt qu’aux fins, Giancarlo de Car- vironnement existant. Pour son grand projet à d’un ancrage forcené aux valeurs du Style Inter- par l’implication des habitants et des usagers lo a plus souvent exprimé son désir de créer les Urbino, Giancarlo de Carlo prend en compte national d’une part supplémentaire, Jean Nou- en tant que porteurs de désirs et de savoir-faire. conditions permettant le désordre que de créer les grandes lignes mais aussi les particularités vel répond à la commande de Jean Bousquet, En valorisant la position d’habitant et d’usager le désordre lui-même afin de maintenir les liens du site qui s’étend de la vieille ville à la ruralité. alors Maire de la ville, avec Nemausus. Tous les comme condition politique, nous développons entre les constructeurs et les usagers. Pour lui, Son étude est minutieuse et vigilante, dégagée éléments pourraient s’agencer dans un ordre ensemble des outils d’appréhension des enjeux l’habitant n’est plus celui qui va s’accommoder de tout préjugé. Sa recherche d’une cohérence différent. Aussi, n’est-il pas si incongru de pen- urbains et d’appropriation symbolique des es- de ce qu’il lui est proposé (l’incitant à détermi- tout en se saisissant des conflits, lui a permis ser à inverser les hiérarchisations et de créer paces de proximité et nous renforçons le pouvoir ner son rapport au beau et au bien-être) mais de repositionner l’architecte-urbaniste parmi des situations inédites. Sans rejouer à la lettre de décision et d’action des acteurs de terrain. va devenir le collaborateur et le commanditaire les siens et de prendre appui sur le contexte. les expériences du groupe formé par des archi- Ces outils incluent des réseaux trans-locaux, de l’architecte. Il intervient à l’origine du projet, Pour revenir à Nemausus, à Nîmes, et à Jean tectes-urbanistes Doïna Petrescu et Constantin des processus catalyseurs, des architectures apparaît en co-auteur dans la construction de Nouvel pour qui le contexte est la donnée fon- Petcou, le sociologue Pascal Nicolas-Le Strat nomades, des espaces autogérés, des plates- son nouveau mode de vie, le créateur d’une damentale de tous ses projets, il apparaît que avec les habitants du quartier de la Chapelle, à formes de production culturelle.»12 nouvelle esthétique. «Nous avons perdu la no- la résurgence des grands principes de Le Cor- Paris, pour le projet ECObox, il est envisageable Un film a été réalisé et édité. Il relate tous les tion de cité/organisme complexe et en sommes busier s’applique difficilement dans les années de s’inspirer des micro projets réalisés sur cette projets élaborés par des groupes de personnes venus à penser la construction d’habitation de 1985 pour un désir «expérimental», «utopique», friche, à la Halle Pajol. vivants dans le quartier avec le collectif aaa, la la même manière que la production d’objets voire «idéal». C’est pourtant dans ces termes manufacturés. En fait, dès que les études sur que cette HLM est présentée, notamment par la l’habitat se répandirent, nous ne pensions qu’à uniformiser, normaliser et qu’aux typologies co- et l’impact de ceux-ci sur la population, à long présence d’associations. Cependant, la plupart une inspiration pour des projets collectifs terme. De ce fait, le projet apparaît comme pa- d’entre elles ne se soucient pas d’expérimenta- Constatant la vacance du terrain de cet an- radigmatique de la réussite d’interventions col- rollaires. Les typologies cessèrent d’être des clas- tions et assurent la réalisation de leurs projets cien entrepôt SNCF, laissé à l’abandon par les lectives suivant la modalité de la participation. sifications analytiques a posteriori pour n’être sans correspondances particulières avec le pouvoirs publics, les architectes ont proposé Sur plus de trois ans, le groupe a œuvré avec plus qu’une confortable idéologie a priori.» site. Le défi financier et économique relevé par aux habitants du quartier de créer un projet les habitants. L’hypothèse de travailler à partir La démarche de l’architecte qui avait rejoint l’architecte pour des habitations plus vastes architectural inédit et innovant en vue de res- des brèches dans le tissu urbain a remodelé le Congrès international de l’architecture mo- et lumineuses deviendrait alors l’unique point tructurer les liens entre eux, de changer la vie. les temporalités. L’ampleur des activités dé- derne vers 1955 mais dont il réfutait radicale- d’importance pour qualifier ledit projet. Aussi, Ce projet est constitué de plusieurs réalisations veloppées a supplanté le processus de dégra- ment le principe d’immuabilité, se prononça pourquoi la version expérimentale de Nemau- qui participent à la construction des besoins et dation des relations humaines et, par consé- rapidement pour une étude attentive du ter- sus ne tiendrait-elle pas davantage à son deve- des désirs humains investis dans le social. A la quent, les éléments urbains. Ces nouvelles ritoire. En le parcourant, il prend la mesure et nir qu’à sa réalisation même? Les conceptions manière d’un Gordon Matta-Clark, le groupe situations permirent de transmuer l’espace et apprend à : «[...] Lire les signes du territoire et à de Patrick Bouchain pour qui «l’ouvrage doit aaa (atelier d’architecture autogérée, créé en le temps en une nouvelle cohérence, révélant, travers cette lecture, devenir capable de décou- rester ouvert, «non fini», et laisser un vide pour 2001) a appréhendé la ville par ses inters- par là, l’épaisseur des êtres et la mobilité des vrir et d’interpréter son histoire qui n’est pas seu- que l’utilisateur ait la place d’y entrer pour s’en tices. L’esprit créatif du déconstructivisme «pe- choses. La multitude d’instants créatifs (agis- lement son passé mais aussi son présent et ses servir, l’enrichir sans jamais le remplir totale- rexiste». Dès 2001 aaa développe une stratégie sant comme des petits coups de canif dans le attentes futures.» 9 ment, et le transformer dans le temps»10, s’ap- d’éco-urbanité dans le quartier La Chapelle, à contrat avec le consumérisme) initiés par le Lire et expérimenter (reading and tentative) pliqueraient alors à Nemausus pour les vingt Paris. Elle vise à inventer de nouveaux usages collectif a généré des moments de réalisation 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d | j a r d i n manière dont les événements se sont déroulés ECObox : 8 t 11 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 75 a de soi, de production d’ambiance en profon- de le lire à l’aide d’une caméra avec les habi- deur. Apportant également un renouvellement tants et d’en réaliser un film. La multitude de de l’esthétique des pratiques transversales ar- points de vues construite propose un contre- tistiques et culturelles, les micro projets nous point au documentaire de Stan Neumann et enseignent aujourd’hui la valeur des situations Richard Copans. La somme des prises de vue éco-urbaines désaliénées de toute dévotion agencée (grâce au soutien technique de l’Esba- aux instances politiques. ma) apportera une vision hétérogène et subjec- r c h i t e c t u r e | u r b a n i s m e | h a b Conclusion de la résidence et permettra de répondre aux attentes et désirs de ceux qui l’occupent. Cette dans le quartier Route d’Arles et dans un design première création collective donnera quelques de style industriel est née de la volonté de re- clefs pour l’émergence de projets futurs. Mes connaître Le Corbusier comme une référence propositions sont d’ordre artistique et pour- d’autorité. L’ordonnancement d’une suite ront s’associer avec des initiatives particulières d’appartements traversants, à l’intérieur d’une des habitants. En 2008, est-il démesuré de «re- forme prédéfinie, s’organise avec plus ou moins vendiquer des architectures improbables. Celles de bonheur. Le décloisonnement des espaces qui allient praxis et poiésis pour imprimer un intérieurs met en valeur la quantité d’espace et lieu, lier leur sort à ce lieu ?».14 Parallèlement de lumière pour chaque logement. Quelques aux actions déployées dans les espaces inters- appartements bien dotés en cette matière, au titiels de la résidence par les habitants, il sera détriment d’autres, souffrent néanmoins de la possible d’éviter la pose d’une clôture qui est structure générale (forme compacte, simple, envisagée par le bailleur pour résoudre les visuellement attractive), des matériaux (si problèmes de fréquentations et divers trafics «beaux» soient-ils) et du climat (une canicule illicites entrainant une dégradation des biens intense chaque été et des hivers rigoureux et personnels et collectifs dans les parkings situés très venteux malgré la géographie). En effet, les en entresol. Quelques associations perçoivent coursives (espaces intermédiaires), loin d’être positivement un changement par l’initiative franchement investies par les locataires pour des résidents et sont prêtes à contribuer. vivre des instants conviviaux, sont vécus par la À l’instar de Patrick Bouchain : «Il faut remplacer population comme des lieux de nuisances so- le dire par le faire et mettre le désir à l’épreuve, nores. L’isolation phonique et thermique est à car ce sont les contrastes qui, liés entre eux par l’œuvre par le bailleur actuel. Des coursives (en l’acte de faire, pourront coexister pacifiquement hauteur) au mail (au rez-de-chaussée), les in- et créer l’ensemble nécessaire à la vie en com- terstices inoccupés restent visibles à qui prend mun.»15 Et j’exhorte toutes les bonnes volontés le temps de déambuler, d’observer le site. à mettre en place plusieurs événements pour Les manques donnent un aspect particulier à créer un mode de vie innovant, en Méditerra- la résidence. Ceux-ci, qui se montrent en né- née. Le décloisonnement voulu par Jean Nou- gatif photographique, deviennent une valeur vel deviendra alors l’autre modalité sur un ter- positive pour être le lieu du partage et faire rain de jeu approprié pour tous ■ surgir une véritable identité au lieu. À partir de l’image du bateau échoué au milieu de la ville, les habitants peuvent décider des agencements qui leur sont propres par des actions, des créations de micro événements temporaires. «Un sol abandonné est un terrain d’élection pour les plantes vagabondes. Une page neuve pour esquisser un dessin sans modèle. L’invention est possible, l’exotisme probable.» 13 En tant qu’artiste, je propose d’observer le lieu, 76 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d t a t | j a r d i n Images du film 0347, la porte est ouverte, conçu par Daphné Brottet, à l’invitation de l’association «Les amis de Nemausus», finalisé en 2010, www.reszone-xyz.blogspot.fr tive du site. Elle abordera alors la face cachée Pour conclure, la résidence Nemausus, inscrite i (1) Jacques Derrida, philosophe français (1930-2004) a investi la théorie de la déconstruction (originellement développée par Heidegger) du concept de différance en percevant des écarts significatifs entre les oppositions dans le langage qui sont invisibles. La déconstruction, loin d’être une destruction, propose le démontage des rouages du texte, découvre l’implicite, le présupposé et l’inaperçu. Sorte d’esthétique de l’intervalle, elle révèle la charge subversive de la langue, celle-ci truffée de failles. «Un texte n’est un texte que s’il cache au premier regard, au premier venu, la loi de sa composition et la règle de son jeu. Un texte reste d’ailleurs toujours imperceptible.» J.D. (5) Guy Debord, Rapport sur la construction des situations, Paris, Mille et une nuits, 2001, p.7. (2) En anglais, threshold veut dire seuil et hole : trou. Le jeu de mot (mot-valise) inventé par l’artiste révèle son intention de situer son acte au seuil des appartements individuels dans le bâtiment en y réalisant des trouées. threshold veut également dire, au figuré, à l’orée. Au sens propre comme au figuré, l’artiste dessine son projet de créer des trouées entre les pratiques pour en découvrir la structure et, par là, d’explorer de nouveaux territoires. (9) in Architecture et Liberté, Paris, Édition du Linteau, p. 254, 2004. (3) in Anarchitecture et détournement, à propos de Gordon Matta-Clark, par Olivier Lussac. (4) Dans les années 1990, les architectes se rapprochent véritablement des arts plastiques grâce à une vision déconstructiviste de la discipline. Zaha Hadid, qui a conçu la caserne des pompiers à Bâle en 1994, à partir de l’éclatement des formes du Style International, propose une sorte de mobilité architecturale. En déconstruisant le modèle clos et rigide de Le Corbusier, et s’appliquant à l’étude du site, l’architecte irako-britannique offre un lieu adapté aux fluences du temps pour une évolution des espaces. Isabelle de Ponfilly concluait son propos lors d’un colloque («Y a-t-il une architecture industrielle contemporaine ?») tenu à la Saline royale d’Arc-et-Senans, en 1999 sur le projet de Zaha Hadid : «C’est un bâtiment qui est extraordinairement vivant puisque c’est un ouvrage de béton qui a, en même temps, la souplesse, l’agilité chorégraphique qui, moi, me fait penser à une sorte de danse des sept voiles. Et en effet, au cœur de ce bâtiment, il y a ce vestiaire des pompiers qui est, en un sens, impudique, mais qui est véritablement la chose de l’architecture la plus proche et du corps et du service rendu par ce bâtiment». 1 0 a n s d e c u l t u r e (6) Ivain,Gilles ,»Formulaire pour un urbanisme nouveau», in Internationale situationniste n°1, Paris, juin 1958. (7) Debord, Guy, Internationale situationniste n°4, Paris, juin 1960. (8) Giancarlo de Carlo, cité par John Mac Kean, in Giancarlo de Carlo, des lieux des hommes, sous la direction de John Mac Kean, Paris, Axel Menges-Centre Pompidou, 2004, p.24. (10) Construire autrement, comment faire?, Paris, Acte Sud, «L’impensé » p. 27. (11) aaa est une plateforme collective de recherche et d’action autour des mutations urbaines et des pratiques culturelles, sociales et politiques émergentes. (12) atelier d’architecture autogérée (aaa) : Doïna Petrescu, Constantin Petcou, Pascal Nicolas-Le Strat, les étudiants en architecture et sociologie réunis pendant des workshops. (13) Patrick Bouchain, in Construire autrement, comment faire? Editions Actes Sud, coll. Impensé, Paris, p. 164. (14) Manifeste de Louisiana, de Jean Nouvel, dans lequel il fustige l’architecture générique qui «fleurit sur le terreau, sur les excréments fonctionnalistes de l’idéologie moderne simpliste du XXe siècle. La charte d’Athènes se voulait aussi humaniste que le communisme de Moscou mais les caricatures dogmatiques mises en œuvre par des résignés ou des corrompus laissent un héritage politique et urbain accablant.» Ces propos, datés de juin 2005, mettent à jour le parcours réalisé par l’architecte. Ils ouvrent de nouveau le livre de la pensée complexe. (15) Ibid., p. 26. p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 77 a r c h i t e c t u r e | u r b a n i s m e | h a b i t a t | j a r d i n La ruine comme fondement en architecture et en psychanalyse Fabienne Potherat 10 avril 2008 Le mot «ruine» est emprunté vers 1155 au latin ruina qui désigne la chute, l’écroulement, en particulier l’éboulement des bâtiments. Le pluriel ruinae du refoulé. Proche en cela du processus de monde, il semble même en indiquer la trace. transfert psychanalytique, notre fondement Nous visitons à partir des traces archéolo- est un lieu de rassemblement et de rencontre giques certaines croyances, la ruine devenant désigne concrètement les décombres ordinaires et se distingue ainsi des de forces vives qui ne cessent d’échapper au non seulement un fait architectural (Jean Nou- vestiges. Ce mot est également employé au figuré pour «effondrement», Thanatos pour se relancer vers l’Éros, quittant vel, la DOMVS VESVNNA de Périgueux) mais aus- provisoirement le thanatique, car rien n’in- si religieux et politique comme symbole d’une «désastre», il est dérivé de ruere : faire tomber, s’écrouler. Le glissement de dique que ce rassemblement ne tienne ou volonté «royale et/ou divine» laissant une ques- l’architecture à la psychanalyse s’opère aisément à partir de l’image d’un n’ait la tenue et la rigueur mathématique des tion ouverte sur la responsabilité de l’Homme édifice n’ayant plus sa forme et sa structure originaires. Sous l’Até, cités idéales. Nous ne sommes pas dans l’ho- créateur. mogène, le pur, l’incorruptible et l’aseptisé de le désastre par une puissance extérieure, ce quelque chose n’est plus dans son «C’est seulement quand nous pouvons habiter que nous pouvons bâtir.»4 tout. Nous sommes dans le flux d’une terre, unité figurale, mais il existe encore de façon chaotique, équivoque. d’une ville, d’une vie, d’un moi et d’un langage, Du symbole au symptôme, ce fragment parle d’un tout disparu et sert notre perméables à nos fragilités internes et aux fluc- imaginaire prompt à élaborer une reconstruction : «Restaure-moi !». tuations externes par lesquelles nous devons C’est par cette habilitation à habiter que les vivre avec étonnement et stupeur. hommes de décennies en décennies se sont transmis cette faculté du bâtir, en y perdant Du conte des Trois petits cochons à la Domus Vésunna de Jean Nouvel, Des ruines à la ruine petit à petit jusqu’à nos temps «modernes» la Le mot «ruine» est emprunté vers 1155 au la- simplicité et la sagesse d’une organisation an- tin ruina qui désigne la chute, l’écroulement, thropocentrique. en particulier l’éboulement des bâtiments, le C’est dans l’esprit du bâtir selon Heidegger que pluriel ruinae désignant concrètement les dé- l’espace habité peut rassembler cette mesure combres ; ce mot est également employé au de l’entre-deux du ciel et de la terre. Ce n’est l’objet malgré le manque de cohérence et de repères lisibles. Nous tenterons de figuré pour «effondrement», «désastre», il est ni les opposer entre divin-humain, ni les isoler, comprendre comment et pourquoi, en architecture comme en psychanalyse, dérivé de ruere : faire tomber, s’écrouler.2 mais de notre lieu «attendre les divins», offrir Le bel édifice s’est transformé, il n’a plus de une demeure à l’être de l’habiter et finalement forme mais il a encore sa base et son projet ne remplir l’espace que de cette seule attente. stable malgré son apparente fragilité. Comment et pourquoi Ça tient, même si qui demeure hors du visible, de la vue, par le Entre l’histoire des Trois Petits Cochons et le ça tient mal, parmi les objets du monde et ce, à partir d’un traumatisme non manque de repères que nous avons de sa glo- Ground Zero, New York rejoint ainsi la liste, éta- balité et de son unité. Ce quelque chose n’est blie par Ovide dans Les Métamorphoses, des plus dans son unité formelle, esthétique, dans places fortes, villes puissantes et glorieuses qui sa valeur univoque, il existe à présent partiel- sont ruinées. Il faut nous rappeler le question- lement de façon fragmentaire, équivoque. Ce nement des Anciens , selon Aristote : en passant par Ground Zéro de New York, la ruine est le fondement éthique et esthétique de quelque chose d’autre... La ruine comme fondement ne se coupe pas du monde, elle en indique sa trace spatiale et temporelle à partir d’un «Ça a été» vers un ressaisissement de Ça s’arrête là, à un certain moment, sous cette forme éclatée formidablement résolu, fondement même de la psychanalyse. fragment qui sert à parler d’un tout disparu peut à nouveau satisfaire notre imaginaire en «Enfin, si tu détruis, que ce soit avec des outils nuptiaux»1 qui fait retour en nous. Nous ouvrons ce champ Nous sommes conviés par le poète, si d’aven- peut ad-venir dès que nous nous risquons à ture nous avions détourné notre pas de la accompagner une relance vers l’inconnu d’un création, à choisir nos outils, tant l’œuvre de champ artistique, éthique et psychanalytique. destruction ne peut supporter des ustensiles C’est sur cette idée de déplacement et de mou- dans les Pyrénées-Orientales. ordinaires. Que ce soit à travers les contes, les vement que nous attarderons notre recherche Diplômée en art et docteur en études mythes ou les expériences de la réalité psy- saisis de notre dernier outil nuptial à l’image psychanalytiques, elle a réalisé une chique de l’homme, nous ne détruisons pas en d’un pont qui conduit par le désir, l’un vers vain. l’autre. art, dirigée par Bernard Salignon, à Il ne s’agit pas d’une fixation romantique Ce pont, nous le traverserons par un diptyque l’université Paul Valéry de Montpellier. puisque nous relançons notre projet vers autre de Théodore Géricault. Cette approche d’un Elle travaille également auprès chose dont nous posons la base : la ruine «l’un vers l’autre», rassemble et relance, dis- comme fondement … perse et repousse dans la différence et l’écart Nous ne pouvons que nous re-présenter à ce ce passage, cette articulation comme retour Fabienne Potherat Docteur en études psychanalytiques, Fabienne Potherat vit à Port-Vendres, thèse sur la maladie mentale en d’adolescents autistes et handicapés depuis 2007. 78 1 0 a n s d e c u l t u r e de ruines à un champ de possibles, sur ce qui p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d servant de base à une re-construction. Tout fondement procédant d’une ruine investie comme condition nécessaire peut prendre la valeur de rédemption et par extension, la marque chré- «N’est-ce pas parce que la corruption de cette chose-ci est la génération d’une autre, et la génération de cette choseci la corruption d’une autre, que le changement est nécessaire sans arrêt ?»5 tienne de la faute et du péché originel. Nous sommes donc portés par un mouvement «[La ruine], c’est l’irruption de l’au-delà dans notre monde éphémère, c’est le signe de la présence voilée d’une transcendance.»3 cyclique et générateur s’intégrant dans l’ordre du monde, par ces passages alternatifs de création et de destruction, réglés par le temps cosmique, qui «ne naît, ni ne périt à aucun moment» mais dont «la génération est nécessaire- Si la ruine, à partir du sol, se coupe d’une cer- ment circulaire». Par ces ruines de Manhattan, taine représentation d’idéalité, ce n’est que l’occasion est donnée là de repenser ce lieu pour s’ancrer à nouveau en pleine réalité ob- même de vie clos sur lui-même, et de fonder jective ; son fondement ne se coupe pas du un sens à l’habiter de ce quartier d’affaires très 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 79 a r c h i t e c t u r e | u r b a n i s m e | h a b i t a t | a r d i n individualisé. Nous étudions le projet architec- fragilité de l’être qui peut se consolider psychi- Sigmund Freud, que nous pouvons com- L’émergence d’une réalité hallucinée d’une tural retenu et ses conséquences possibles sur quement, notamment par la pratique sublima- prendre et tenter cette comparaison, comme étrangeté, «c’est la signification énorme qui n’a le psychisme des new-yorkais sidérés et trau- toire de l’art. L’art en tant que fondement. l’auteur, entre le passé d’une ville et le passé l’air de rien – et ce, pour autant qu’on ne peut d’une âme. Rome l’éternelle, est une accu- la relier à rien, puisqu’elle n’est jamais entrée mulation de couches de sédiments archéo- dans le système de symbolisation – mais qui logiques, ruines et reconstructions, vestiges peut, dans certaines conditions menacer tout toujours d’actualité, suite aux traumas d’une l’édifice» 9. guerre, d’un incendie. Auprès de la ruine, nous Nous aimons croire aux côtés des bâtisseurs matisés. Avec ce projet de réhabilitation de Ground Zero (2005), ne sommes-nous pas enfermés dans le redoublement du même spectaculaire, au sens de se renvoyer indéfiniment «la tarte à la crème «Je suis coupable, abominablement coupable de cette ruine, la destruction vient de moi. Je suis la destruction même.» ne sommes atteints d’aucune mélancolie, nous et des psychanalystes, qu’une aurore inaugure même image de soi dans ce rapport à la mort, Cette affirmation n’est pas celle de Zeus, ni nous arrêtons certes à sa déliaison impossible chaque ruine, que rien n’est jamais achevé, à la fragilité et à l’éphémère de l’homme, notre d’Attila, de Napoléon, ou d’un terroriste. Elle au passé mais pour en faire quelque chose, qu’un projet est en germe enfoui dans les dé- propre Vanitas, comme dans une peinture hol- émane de Renée, une patiente schizophrène pour traverser le monde, voir comment cette combres. La ruine devient, à ce stade d’avan- landaise ? de M. A. Sechehaye , elle nous parle de son état forme symbolique de la contrainte s’articule à cement de notre recherche, le soma de cet Quelle raison y a-t-il à maintenir l’objet per- de «désagrégation psychotique». celle de l’anneau du temps. effondrement impossible, sans possibilité du symbolique (les Twins) et la permanence Que nous dit Renée de cette ruine ? Qu’elle Beuys revisite un traumatisme, suite à un acci- d’évolution ou d’involution, qui ne peut être du trauma indéfiniment au centre de la polis, est son «être-là», son Dasein (Heidegger), sa dent d’avion avec des brûlures conséquentes, que la réplication du fragment douloureux, et communauté de l’être, à la place du vide, sinon condition d’émergence et paradoxalement sa par l’appropriation de matériaux déclassés qui emporte avec lui la représentation de son celle d’y organiser et d’y affirmer son pouvoir ? stabilité : son «être-étant». La faille, la désinté- servant aux soins et à la conservation de l’in- destin passé, présent et à venir . Elle apparaît En tant que transfert de projet, l’œuvre subli- gration, le morcellement sont des formes d’al- tégrité physique : graisse et feutre. Ce sont des et tire sa part funeste de ce côté-ci du monde, matoire devrait être issue d’un déplacement tération de «son être dans le monde», sa forme matières transitionnelles propres au vécu réel entre oscillation et indétermination, elle de- de but détourné de la pulsion de mort et d’un singulière de présence au monde. Ce délire de ou imaginaire de l’individu, l’artiste en fait des vient une nouvelle forme de l’affirmation de soi déplacement d’objet. Renée est la projection (retro-projection) d’une composantes essentielles à sa création, mais la dans l’attente que l’Autre agisse sur soi, cette Dans notre conte, l’aîné, animal domestiqué, ruine, le chaos d’une entité construite-détruite, blessure reste offerte au monde dans sa forme attention, ce «Répare-moi !», ne serait-ce que semble avoir atteint une autre dimension en soit une régression vers une représentation ar- inachevée, jamais réparée, ou irréparable, par compassion. utilisant une production et une construction chaïque du corps. toujours en cours de cicatrisation. Au-delà de Nous pensons comme René Char qu’ «il faut propre à l’homme par un savoir-faire mathé- Il s’agit, pour Yves Michelon, directeur d’Accueil l’anecdote vraie ou fausse de l’artiste, le mo- cesser de parler aux décombres»10, que c’est matique grâce auquel il peut duper l’animal Adolescents Autisme de Vauvert, «d’être vigilant tif narratif s’articule autour du regard, il s’agit aux décombres de nous dire quelque chose sauvage. Nous ne sommes pas encore en pré- sur deux pôles assez habituels dans la clinique d’utiliser le matériau psychique fixé au trau- d’eux-mêmes, l’histoire de leur origine, c’est sence du divin venant habiter la crèche de des TED (Troubles envahissants du développe- matisme, lui-même partie prenante, consti- sans doute là, le lien en substance à partir du l’étable. Pulsions domestiquées et cohabita- ment), d’une part d’aider à intégrer un schéma tutive de l’être, pour parler d’un soi meurtri à trop détruit ou du peu construit, entre l’archi- tion pacifique semblent être le fil conducteur corporel, un sens de soi corporel élémentaire, re- l’Autre ou pour que le regard de l’Autre agisse tecte-bâtisseur et le psychanalyste ■ de ce conte. Faut-il alors voir dans la dernière présentations corporelles existantes sous l’effet sur soi, ne serait-ce que par la compassion. demeure, les fondements d’un asile solide, ce- de sur-excitation ou sous excitation sensorielle, «Répare-moi !». L’analyste endosse le rôle dé- lui de la religion chrétienne ? émotionnelle, imaginaire. [...] D’autre part, d’évi- faillant, celui du maçon incompétent, sourd D’un point de vue ethnique, grâce au loup les ter les dys-régulations des représentations. A une et muet, sa négligence rejoint la non-réponse trois cochons ont tissé un réseau d’entraide extrémité, l’absence de représentation du corps d’un ensemble de désirs imaginaires vécus an- et sont revenus à la forme première d’un «ha- se signe par des recherches continues de flux térieurement dans l’enfance. Le renoncement à biter», une oikia collective , en abandonnant sensoriels produisant un sentiment d’existence. l’objet qui ne répond pas, à l’objet de frustra- l’idée de l’oikia, la maisonnée, de l’ordre du do- A l’autre extrémité, la représentation du corps tion, qui non seulement ne répare rien, mais maine privé. Nous avons ainsi défini cette hy- est à fleur de peau et les conduites de contrôle ne construit pas davantage permet au patient pothèse que la ruine est une condition possible de l’environnement, d’évitement, de rétention, de placer sa demande, sa charge érotique sur à tout fondement social. Dans l’antre-aide s’est de vérification de son intégrité corporelle contri- un autre bon objet, vers l’autre, à la recherche engouffré un loup par le conduit de la chemi- bue à diminuer l’anxiété et les angoisses de mor- d’un autre plaisir lié à la réalité. L’artiste nîmois, née. Par lui s’est opérée la liaison entre solidité/ cellement, de chute».8 Marcel Robelin, tel le Phœnix, fait œuvre et re- fragilité interne de l’organisation psychique et Nous pouvons, à partir de cette représentation naît par la cendre, «la fleur du feu» (Colette). solidité/fragilité externe des liens sociaux. Le clinique du corps morcelé qui s’écroule sous Nous proposons de prendre nos vestiges ou- bâtir archaïque sommaire de la hutte ou de la lui-même, relier la ruine à son fondement freu- bliés pour nouvelles fondations, de relever une cabane est ruiné pour devenir un «habiter» en- dien : vers le traumatisme non résolu. à une les pierres, et loin de l’absolu, d’habiter raciné en terre. Nous développerons ce pan de C’est en relisant Malaise dans la culture de nos failles et de donner un sens au désastre. de la pulsion de mort» (Bernard Salignon), cette 7 6 80 j 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e b i b l i o g r a p h i e (1) Char, René, Les Matinaux, XXVII, Rougeur des Matinaux, Paris, Gallimard, «Poésie, Nouvelle Revue Française », 1e éd. 1966, 1987, p. 81. (2) Le Robert Dictionnaire direction Alain Rey, France, 1999, p. 3332. (3) Bernardin de St-Pierre, Henri, Les études de la Nature, 1784, cité par Roland Mortier in La poétique des ruines en France, ses origines, ses variations de la Renaissance à Victor Hugo, Genève, Librairie Droz, 1974, p. 129. (4) Heidegger, Martin, Essais et Conférences, Bâtir Habiter Penser, Les Essais, LXC, trad. A. Préau, NRF, Gallimard, 1954, 8e éd., 1958, p. 191. (5) Aristote, De la génération et de la corruption, I,3, p. 16-25, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1971, cité par Sabine ForeroMendoza, op. cité, p. 20. (6) Oikia collective, L’expression de Paul Ricœur, in préface de Condition de l’homme moderne, Hannah Arendt, traduit de l’anglais par G. Fradier, Paris, Calmann-Lévy, 1983. (7) Sechehaye, Marie-Andrée A. Introduction à une psychothérapie des schizophrénies, Paris, PUF, «Bibliothèque de psychanalyse», 1988, p. 72. (8) Yves Michelon, directeur Accueil Adolescents Sésame Nîmes, «Les particularités sensorielles des personnes avec TED», 9 février 2005. (9) Lacan Jacques, Séminaire III, Les Psychoses, Le phénomène psychotique et son mécanisme, Le Seuil, 1981 p. 99. (10) Char René, Excursion au village, le Nu perdu, Paris, NRF, Poésie, Gallimard, 1991, p. 170. a v e c l e c a u e d u g a r d 81 a r c h i t e c t u r e | u r b a n i s m e | h a b i t a t | j a r d i n L’architecture à l’épreuve de la photographie David Giancatarina 26 février 2009 Depuis sa création, l’image d’architecture a une place de choix dans l’histoire de la photographie et des arts plastiques. de celle-ci, au lieu d’en révéler les véritables spectre et s’intéresser aux petits métiers de raisons. Paris, des cours d’immeuble aux vitrines, aux Roy Striker recrute une douzaine de photo- Le photographe David Giancatarina nous convie à une balade au détails des rues, au mobilier urbain, etc. Il ré- graphes à fort engagement social et politique. pays de la représentation, un univers où les images absorbent le pertorie ainsi les petites ruelles de Paris, les Parmi eux, Walker Ewans adopte un position- hôtels particuliers et surtout les no man’s land. nement particulier et élude l’aspect propa- Eugène Atget fixe sur plaque de verre Paris en gande attendu par le gouvernement : «Ceci est en passant par Gordon Matta-Clark, le plus long chemin n’est pas proie aux transformations urbaines ; ce sujet de un pur enregistrement, et surtout pas de la pro- forcément la ligne droite. prédilection, ses cadrages et points de vue an- pagande.» 1 noncent une grande modernité. De son vivant, Evans travaille sa photographie de manière malgré son illustre clientèle d’artistes - Georges sérielle : monuments publics, églises du Sud, Braque, André Derain, Maurice Utrillo, Maurice tombes des cimetières, etc. Ses cadrages sont de Vlaminck, André Dunoyer de Segonzac, radicaux : compression de l’espace et surtout Moïse Kisling, Tsuguharu Foujita -, sa situation usage d’un premier plan perturbateur. réel, où l’architecture est mise à l’épreuve. De Nadar à Sugimoto, La photographie d’architecture, ses codes, ses l’histoire de la photographie. Constat, descrip- financière restera précaire. modes et techniques, son «objectivité raco- tion, inventaire, typologie, reconduction sont Quelques années avant sa mort, il rencontre Julius Shulman leuse», forment un domaine à part de la pho- des modes opératoires qui vont permettre au Man Ray et son assistante américaine Berenice Julius Shulman est né en 1910 à Brooklyn, tographie professionnelle. Chaque architecte photographe de documenter la ville. Abbott. Ce qui va intéresser les Surréalistes, New York, d’où il déménage avec sa famille c’est cette part de choses qui échappe, la ma- pour aller dans une ferme du Connecticut puis, tains, un immeuble photogénique est un projet La Mission héliographique nière dont le fantastique s’immisce dans des plus tard, en Californie.Alors qu’il prend des réussi, pour d’autres, il est leur pire cauchemar. C’est ainsi qu’en 1851, la Commission des mo- scènes d’une grande banalité. En 1926, trois de cours de photographie au début des années Mais tous ou presque parlent du même type numents historiques, dirigée par Prosper Méri- ses images vont être publiées dans La Révolu- 1930, l’une de ses connaissances, assistant de d’image. mée met en place une campagne de prises de tion surréaliste. Berenice Abbott rachète une l’architecte Richard Neutra, lui demande de vues intitulée «Mission héliographique». Viollet- partie de son fonds après sa mort. Elle permet- photographier la résidence Kum que Neutra invente sa relation à l’image. Quand, pour cer- Joseph Nicéphore Niépce le-Duc ayant soutenu la supériorité de la pho- tra de faire connaître la documentation qu’il vient d’achever en 1936. L’histoire de la représentation photographique tographie descriptive, le daguerréotype, vient a constituée sur les quartiers anciens de Paris C’est avec un Kodak de poche qu’il réalisera ses de l’architecture commence dès la première compléter, voire supplanter le dessin. Les pho- par la publication de divers articles et ouvrages. première images d’architecture. Neutra, «ravi photographie officielle. Paysage à Saint-Loup tographes missionnés (Gustave le Gray, Auguste Elle écrit au sujet d’Atget : «On se souviendra de de la façon dont ses photos révèlent l’essence de Varennes, que nous devons à Joseph Ni- Mestral, Edouard Baldus, Hippolyte Bayard, lui comme d’un historien de l’urbanisme, d’un de son projet», va en faire très vite son photo- céphore Niépce, représente bel et bien de l’ar- Henri Le Secq) vont devoir fixer sur plaques de véritable romantique, d’un amoureux de Paris, graphe attitré. chitecture, et ce n’est alors pas un hasard. verre des monuments remarquables destinés d’un Balzac de la caméra dont l’œuvre nous per- Quel est l’apport de Shulman pour la photo- Ce sont essentiellement des raisons techniques à être rénovés. Par remarquables, on désigne met de tisser une vaste tapisserie de la civilisa- graphie d’architecture ? Il ne se contente pas qui amènent Niépce à réaliser cette première alors des sites de pouvoir, imposants par leur tion française.» de photographier l’architecture, il donne à voir image photographique du monde à travers sa taille et par leur place dans l’histoire. Le docu- fenêtre : immobilité de l’architecture, lumière des modes de vie mis en scène. ment photographique permet alors de classer Walker Evans N’hésitant pas à trouer le plafond pour obtenir intense et forts contrastes. Rapidement, les et de décrire l’architecture, et par là même d’en Une autre mission photographique va marquer un angle de vue particulier, ses prises de vues progrès techniques vont permettre une plus diffuser son image. l’histoire, celle de la FSA, la Farm Security Admi- nécessitent parfois une préparation des lieux nistration. C’est un organisme créé par le minis- sur une journée complète. grande sensibilité des surfaces sensibles et ouEugène Atget tère américain de l’agriculture en 1937, chargé Les assistants vont même jusqu’à recouvrir tous Le portrait photographique va, peu à peu, de- Atget, cet homme devenu orphelin à l’âge de d’aider les fermiers les plus pauvres touchés les vitrage des maisons pour mieux contrôler la venir un incontournable, passant d’une sorte vrir ainsi un vaste horizon de possibles. cinq ans, dut interrompre sa carrière de comé- par la Grande Dépression. température de couleur de la lumière. de signe extérieur de richesse, pour aboutir aux dien au bout de quinze ans, suite à une affec- Le projet consiste officiellement à faire un bilan Certaines images, véritable scènes de cinéma techniques de «photographie judiciaire» élabo- tion des cordes vocales. Il apportera une vision objectif des conditions de vie et de travail des hollywoodien, sont devenues des icônes de rées par Bertillon. La photographie de paysage nouvelle sur la ville. Américains ruraux. L’impulsion de ce projet est l’architecture du XXe et indirectement, une base et l’imagerie scientifique vont également rapi- En 1890, il va arpenter Paris avec son maté- purement politique, il s’agit de justifier et vali- documentaire commensurable sur l’American dement se développer. riel lourd et encombrant avec, pour seul but, der l’utilité des réformes de Roosevelt. way of life des très belles villas et réalisations est artiste et photographe Force est de constater que la photographie comme l’indique sa plaque de porte, de créer Montrer aux Américains la réalité de leur mi- californiennes des années 1950 à nos jours. d’architecture. d’architecture, et plus précisément d’objets ar- des «documents pour artistes». sère, fruit de la crise économique, et leur ren- Il vit et travaille à Marseille. chitecturaux, occupera une place majeure dans Il ne se contente pas de l’architecture mo- voyer en même temps une image émotionnelle David Giancatarina 82 numentale, bien au contraire, il va élargir le 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 83 a h i t e c t u r e | u r b a n i s m e | h a b i t a Bernd et Hilla Becher Gordon Matta-Clark de guerre et crée des peintures murales figura- Il a donné à voir ainsi des halls d’immeubles, Le travail du photographe d’architecture pro- Gordon Matta-Clark (22 juin 1943 -27 août 1978) tives. L’appareil photo est là pour conserver ce des bureaux, des salles de bains. fessionnel consiste avant tout à donner à voir est un artiste américain connu pour ses œuvres travail. Dès le début, la finalité de l’acte est la Il rajoute désormais une dimension politique un site dans un style documentaire. Il existe sur site réalisées dans les années 1970. photographie qui condense et conserve. C’est à ses documents en reproduisant des espaces pourtant une différence fondamentale entre Il a étudié l’architecture à l’Université de Cor- elle qui a valeur d’œuvre. qui ont eu une forte résonance dans l’histoire les images documentaires des Becher et les nell, mais n’a pas exercé en tant qu’architecte, Peu à peu, le figuratif s’estompe pour laisser et les médias : le bunker d’Hitler, le Pont de l’Al- images des revues d’architecture. Dans la pho- au sens strict. place à un simple jeu de couleurs et de transpa- ma où Lady Di a trouvé la mort, l’ambassade du tographie d’architecture, c’est le rendu final qui En 1968, il passe une année à étudier la littéra- rences dans l’espace. Il va ensuite se servir d’un Niger à Rome où les Américains ont affirmé en est calibré : jeu sur les transparences, contrôle ture française à la Sorbonne à Paris et se trouve appareil de projection de diapositives pour la 2003 avoir trouvé des documents établissant des perspectives, meilleure lumière possible, ainsi au cœur des grèves étudiantes. mise en place de formes géométriques dans que l’Irak fabriquait de l’uranium enrichi. cadre visant à épurer l’image tout en évitant les Il prend alors connaissance des philosophes l’espace. L’architecture, la feuille, le document… La po- aléas du contexte. L’architecture est montrée français, déconstructivistes et situationnistes, L’anamorphose devient présente dans son litique. comme un objet. Les Becher, en revanche, ont comme Guy Debord. Ces radicaux culturels et œuvre. Les formes réalisées n’existent que par produit une masse considérable de documents politiques ont développé le concept du dé- la photographie. Une fois les contours dessi- Andreas Gursky formatés, reprenant sans cesse des protocoles tournement, ou «la réutilisation d’éléments nés, il subtilise l’appareil de projection par une Andreas Gursky (né le 15 janvier 1955 à Leip- bien définis. C’est avant tout pour mettre sur artistiques préexistants dans un nouvel arran- chambre photographique. En illusionniste du zig, Allemagne) est un photographe allemand, un point d’égalité de représentation les sites gement.» volume, il tire parti des portes et des fenêtres, guest star de la photographie contemporaine. représentés. C’est une sorte de photocopie du Ces concepts alimentent son travail. Il réalise celles-ci permettant de plus larges profondeurs Andreas Gursky a d’abord réalisé un travail à réel, où chaque lieu offre à voir sa spécificité alors des «coupes de bâtiment», une série de pour produire des images qui annulent la pers- la chambre en haute définition de paysage où dans un cadre identique. On pense alors aux travaux dans des bâtiments abandonnés dans pective réelle. Influencé par Matta-Clark, il va l’humain avait une place importante par sa protocoles de test d’un laboratoire, ou encore lesquels il a enlevé des morceaux de planchers, même jusqu’à remodeler voire construire des place, mais ridicule par sa taille. aux techniques de photographie policière de plafonds et de murs, notamment l’œuvre cloisons, ouvertures, planchers pour rendre Ses travaux actuels sont des mises en scènes mises en place par Bertillon et ses successeurs. Conical Intersection organisée par la Biennale plus complexe l’appréhension de l’espace dans gigantesques représentant des foules d’indi- Leurs clichés sont classés, numérotés, archivés. de Paris en 1975 : une percée architecturée son image finale. vidus, une fascination pour la foule et les es- Chaque image fait partie d’une série, qui elle- dans le vif d’un immeuble rue Beaubourg. La métaphore de l’œil est souvent présente paces démesurés. Son travail, très plastique, même fait partie d’une famille... Une seule et Ses building cuts changent la perception du dans son travail, un cercle central qui n’existe nécessite un énorme travail de post-produc- même lumière «neutre» est choisie pour l’en- bâtiment et de son environnement proche. que par le point de vue. tion informatique. semble des prises de vues, diverses focales Matta-Clark cinéaste déstabilise le spectateur sont utilisées afin de s’adapter au site et de per- et fractionne l’espace par le mouvement. Il uti- Thomas Demand mettre aux objets architecturaux de remplir le lise le médium photographique pour donner à Thomas Demand, artiste contemporain euro- entre ces deux époques. cadre de manière uniforme. Ce qui fait la force voir ses réalisations et il va au-delà, en juxtapo- péen d’origine allemande, a fait ses études en Bundestag, la chambre des députés, réalisée de ce travail, c’est peut-être les paradoxes qui sant dans l’exposition une photographie du Allemagne, à Paris et à Londres. Comme aucun en 1998, est une image réaliste d’architecture. le constituent. L’uniformisation de type scien- lieu déconstruit avec un élément réel devenu autre, son travail interroge la notion de docu- Une vue frontale, univoque à première vue, qui tifique de l’approche et la masse conséquente sculptural. ment, d’architecture et de fac-similé. représente une façade de verre et par transpa- d’objets architecturaux ainsi répertoriés fi- Parfois, face à ses photographies, le doute Il reconstitue à l’échelle 1/1 des simulacres de rence, l’intérieur de l’édifice du sol au plafond nissent par gommer l’individualité des sites. On s’installe. L’alchimie de son travail nous donne décors réels d’architecture et/ou historiques à ainsi que les députés, le tout recouvert d’une ne regarde plus chaque site en détail, mais une à voir une sorte de photomontage, quand il ne l’aide de carton-pâte et de feuilles de papier. dose subtile de reflets de rue. planche de formes possibles, une architecture s’agit que d’un document «objectif» de son tra- Comme Georges Rousse, la finalité du travail Cette image d’architecture, qui semble objec- en mouvement. vail plastique. Ici, l’architecture et l’espace ne est photographique. Face à ses reconstruc- tive, a cela de particulier qu’elle intègre en son Parcourir une rétrospective de leur travail re- sont que matières propices à la manipulation. tions de bureau, le spectateur est tout d’abord sein des temporalités différentes. leurré. L’espace est rendu avec une précision En effet, la structure du bâtiment, le carreau déroutante. Une attention prononcée laisse à travers lequel on voit le plafond, ainsi que pellé par les vestiges d’un monde industriel Dans le sillage de Matta-Clark, Georges Rousse, entrevoir des failles. Tout paraît si propre, lisse, chaque autre carreau, qu’il contienne ou non en voie de disparition a mené un travail d’une un photographe sous influence, a poussé neutre. des reflets de la ville, proviennent de clichés rigueur exemplaire à faire froid dans le dos, ce d’un cran le rapport entre l’architecture et la Le voile se lève, l’espace est créé de toutes différents minutieusement assemblés sur or- n’est pas le milieu scientifique qui leur a rendu chambre photographique. pièces, ce ne sont que des feuilles de papier... dinateur. hommage, mais bel et bien le milieu de l’art en Au début des années 1980, le peintre George métaphores subtiles du document photogra- Une seule architecture, une seule vue pour le leur décernant le prix de sculpture à la Biennale Rousse est sans cesse à la recherche de lieux phique, qui n’est de toute façon qu’une feuille spectateur... Plusieurs instants décisifs. Il est de Venise en 1990. abandonnés, dévastés. Il s’empare de ruines de papier mensongère. à noter que l’avènement du numérique dans a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d | j a r d i n vous parler, image qui se situe à la charnière George Rousse 1 0 t C’est d’une image particulière dont je voudrais couple de documentaristes initialement inter- lève d’un parcours hypnotique. Alors que ce 84 r c 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 85 Trois mille ans d’architecture et d’urbanisme au Yémen Christian Darles 19 mars 2009 b i b l i o g r a p h i e Marignier, Jean-Louis, Niépce, l’invention de la photographie, Paris, Belin, 1999. Eugène Atget, collectif, Paris, Gallimard, «Livres d’art», 2012. Walker Evans, The Museum Of Modern Art, New York, 1971. la photographie professionnelle a rendu cette un autre infini qui va lui permettre de remon- Depuis les années 1970, Christian Darles participe à de nombreuses pratique courante. On est entré dans l’époque ter le temps. L’image floue de ces immeubles du photomontage invisible ou image 3D et conserve leur caractère d’icône tout en se dé- missions archéologiques au Yémen et en Oman. Il a été ainsi amené à photographie ne sont plus identifiables. On ne barrassant des détails réalistes et du contexte s’intéresser aux permanences et aux mutations de l’architecture et des réalise plus forcément des photographies au de la construction. Le photographe ne nous villes de cette partie de la péninsule Arabique au passé prestigieux et à sens de l’empreinte, mais on crée des images donne pas à voir une image d’architecture, en toute liberté, si l’on peut dire ! mais une sorte de projection de la genèse de l’avenir incertain. l’œuvre dans l’esprit de son architecte. Hiroshi Sugimoto Tout comme dans sa série sur les modèles ma- Julius Shulman www.juliusshulmanfilm.com Hiroshi Sugimoto a débuté en 1997 la série Ar- thématiques, Sugimoto réussit le pari d’utiliser chitecture of Time. Les sujets de cette série sont le médium photographique pour nous donner «Il n’est pas dans tout l’Orient de grande cité qui le put. Son roman concerne avant tout Sanaa et Becher, Bernd Hilla Coal Mines and steel mills, Schirmer Mosel, 2010. les icônes de l’architecture du XXe siècle à tra- à voir une abstraction. puisse donner une idée de Sanaa. Ni le Caire, au la haute montagne, la Tihama au bord de la mer vers le monde, allant de la Tour Eiffel à l’Empire Colors of Shadows, dernier travail de Hiroshi bord du désert que surveille le sphinx. Ni Damas, Rouge et les confins des territoires africains des State Building en passant par l’incontournable Sugimoto, propose de nouveau un regard per- reine de Syrie, molle et subtile, noyée dans son Afars et des Somalis. Cependant les quelques Ville Savoye de Le Corbusier, les immeubles tinent sur une architecture, celle d’une maison verger géant. Ni Jérusalem, bloc compact de lignes citées plus haut définissent à merveille de Frank Gehry, Tadao Ando. Ces sites ont été japonaise sur une colline de Tokyo. Au pays du voûtes, d’arceaux, de ruelles, d’exaltation, de l’atmosphère emblématique et inchangée des surmédiatisés et chaque jour des touristes ou Soleil-Levant, les éléments ont une présence haine et d’amour. hauts plateaux de l’Arabie heureuse. Thomas Demand www.thomasdemand.info autres amateurs réalisent de nouveaux «cli- forte dans la culture tout comme le rapport Sanaa, au milieu de la coupe prodigieuse de Il s’agit tout d’abord, avant de parler architec- chés». entre l’ombre et la lumière. Le photographe a pierre et de lave que ferment les djebels yémé- ture et urbanisme en Arabie du sud, de dresser Galassi, Peter Andreas Gursky, Museum Of Modern Art New York, 2001. Ancrée dans notre mémoire collective, cette fait enduire les murs intérieurs de Shikkui tradi- nites, se dresse isolée du monde et près du ciel. un panorama sommaire de la géographie et de imagerie semble laisser peu de portes d’en- tionnel, un enduit de finition à base de plâtre. Flanquée de donjons ronds et pesants, cernée l’histoire de cette partie reculée du monde qui, Sugimoto Hiroshi, Muller-Tamm, Pia, Brougher, Kerry Hiroshi Sugimoto, Hatje Cantz, 2010. trées à l’approche d’un artiste contempo- Alors que le fantasme de la cloison transparente par d’épaisses enceintes crénelées, elle est en ce moment, ne manque pas d’envahir l’ac- rain. Sugimoto prend le pari et va utiliser sa est rémanent chez beaucoup d’architectes ac- vaste, solide, bâtie en force et tranquillité. Elle tualité géopolitique. chambre photographique 20x25 pour remonter tuels, Sugimoto prend le contrepoint en uti- semble issue du sol même, toute posée dans La géologie de la pointe du sud-ouest de l’Ara- le temps. En effet, il utilise un principe optique lisant le minimalisme des murs blancs, des sa force, sa fierté et sa sobre noblesse. Ainsi que bie est tourmentée : au-dessus d’un socle de défocalisation, c’est-à-dire de réduction du angles et corniches comme supports pour nous le haut plateau qui la soutient, Sanaa porte le primaire où le granit domine, le volcanisme tirage optique au-delà de la distance minimale montrer l’espace qu’occupent la qualité de la sceau de la fable et de la vie en même temps. a provoqué des épanchements de lave ba- de la focale : au-delà de l’infini. Il en résulte une lumière, l’ombre et les modulations du temps. Les maisons forment des alignements sévères. saltique qui ont une puissance de plusieurs image floue, un flou différent de celui du bou- Ces images étant destinées à être montrées Elles sont hautes de cinq à six étages et faites centaines de mètres. C’est le paysage des gé, ou d’une mise au point décalée. Là, tout est dans des white spaces, musées et galeries, on de pierre si bien ajustées qu’elles tiennent sans hauts-plateaux qui culminent à près de 3700 uniformément flou. imagine facilement la mise en abîme et le jeu ciment ni mortier depuis des siècles. Des bandes m d’altitude dans la région de Sanaa. A l’ouest, Parce que n’est pas photographe japonais d’attraction/répulsion que créent ces pièces de chaux vive éclairent les murs gris et séparent cette montagne descend de manière abrupte conceptuel qui veut, Sugimoto va au bout de dans de tels lieux. les rangées de fenêtres aux verres multicolores. et brutale vers la mer Rouge, où la plaine cô- sa technique, en prenant comme repère la moi- Une architecture qui s’efface, surface sensible, Chacune d’elles a l’air d’un palais et d’une for- tière sableuse - la Tihama - est une zone pous- photographie... ■ teresse. Et les ornements de bois ouvragé, sculp- siéreuse et déserte même si elle est réguliè- té, dentelé avec une habilité et une patience rement arrosée par le ruissellement des eaux infinies, donnent une grâce étrange à cette vi- de la montagne. Au cœur des hauts plateaux, gueur minérale. Au fond des vastes et mystérieux une série de bassins fertiles se succèdent du jardins que l’on devine derrière les enceintes nord au sud – Saada, Amran, Sanaa, Dhamar, aveugles, le bruit rythmé, gémissant, des poulies Yarim puis Taez. Arrosés par les pluies de mous- d’eau qui ne cesse ni la nuit ni le jour forme le son, ils concentrent la grande majorité des ri- souffle et la voix de cette ville et de son éternité. chesses agricoles du pays ainsi que la plupart Christian Darles Telle était la ville aux portes de laquelle, par ce de la population. Une autre chaîne de mon- Architecte et archéologue, matin d’automne, Igricheff arrêta Chaïtane fu- tagnes sépare, à l’est, les hauts-plateaux du Christian Darles est enseignant mant.» grand désert situé à une moyenne de 1000 m à l’École nationale supérieure Qu’en est-il aujourd’hui, depuis cette vision ex- d’altitude. Le grand territoire des basses-terres d’architecture de Toulouse ; il primée par Joseph Kessel, en 1931, dans son correspond à l’avancée vers le sud du désert du dirige également un laboratoire roman Fortune carrée ? L’écrivain rêvait d’at- Rub-al-Khali, ici nommé le Ramlat as-Saba- de recherches consacré à teindre Ma’rib et, plus loin, l’Hadhramawt. Il ne tayn. C’est autour de cette pointe de désert, l’archéologie du bâti. Gordon Matta-Clark Entretiens, Paris, Éditions Lutanie, 2011. Georges Rousse www.georgesrousse.com tié du tirage optique. L’infini divisé par deux, (1)Walker Evans at Work, Thames & Hudson, 1990 86 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 87 a r c h i t e c t u r e | u r b a n i s m e | h a b i t a l’un des plus arides du monde, qu’ont vu le jour, tard, dans le Nouveau Testament, doit être rap- à la fin du deuxième millénaire avant notre ère, prochée des écrits des plus grands historiens et plusieurs grands royaumes. Plus à l’est, ce sont géographes grecs et hellénistiques (Hérodote, les plateaux tabulaires du Hadhramawt qui Eratosthène, Agatharcide, Théophraste, Stra- couvrent le territoire yéménite. Ces plateaux bon…). Cette richesse attire des convoitises, calcaires sont entaillés par de nombreuses val- même Rome n’hésite pas, en 24 av. notre ère, lées-oasis, riches de traditions et de cultures à envoyer une légion pour conquérir, en vain, verdoyantes. Ainsi le wadî Hadhramawt, qui ré- le territoire des aromates. Plus tard l’unification cupère les eaux souterraines issues des hauts du pays se fera avec le royaume d’Himyar qui plateaux de l’occident du pays, va couler par dominera, à un certain moment, la quasi-tota- intermittence sur plusieurs centaines de kilo- lité de la péninsule arabique. Le monothéisme mètres jusqu’à l’océan Indien. apparaît chez les souverains de ce royaume, La situation de ce territoire autour du détroit de chrétiens et juifs alternativement. Le com- Bab-al-Mandeb (ou Porte des Lamentations) merce caravanier est supplanté progressive- - à la rencontre de la mer Rouge et l’océan In- ment par la navigation qui est maîtrisée en mer dien - lui a donné un rôle fondamental dans Rouge aux alentours de notre ère. Au VIIe siècle les relations commerciales et politiques entre l’apparition de l’Islam permet au Yémen une le monde méditerranéen, l’orient indien et conversion consentie très rapide. l’Extrême-Orient. Qu’en est-il des grandes traditions culturelles, Dès le début du premier millénaire avant notre linguistiques, artistiques, agricoles et archi- ère, à la suite d’un âge du bronze particulière- tecturales ? Au début de l’Islam, le retour à ment riche, apparaissent plusieurs royaumes un éparpillement tribal est contrebalancé par qui vont s’inscrire dans l’histoire. A cette cette religion unique librement acceptée et, époque, les habitants de l’Arabie du sud in- si le commerce extérieur décline, les produc- ventent une écriture originale dérivée des lan- tions locales restent riches et appréciées. En gues sémitiques du nord de la péninsule. Sé- témoigne le fameux café de Moka largement dentaires, ils maîtrisent l’irrigation – l’irrigation prisé dans les cours et les villes européennes de pente sur les hauts-plateaux et l’irrigation durant le XVIIIe siècle. Mais au XIXe siècle, dès la de crue à la frange du désert. Résidant pour redécouverte du pays par quelques aventuriers la plupart dans des villes importantes, sub- occidentaux, ce qui va frapper le plus sera cette tils urbanistes et grands bâtisseurs dès cette architecture ostentatoire, aux hautes façades époque, ils sont également de fiers agriculteurs richement décorées sur plusieurs étages, large- qui mettent en œuvre des ouvrages bâtis pour ment ouverte sur l’extérieur, à la fois sobre dans l’irrigation de grands terroirs productifs. Cette sa géométrie et prétentieuse dans la richesse richesse agricole ajoutée à la production locale de ses modénatures. t | j a r d i n d’encens et de myrrhe va permettre à ces habi- Sanaa la ville 11 00 aa nn ss dd ee cc uu ll tt uu rr ee pp a r t a g é e a vv ee cc ll ee cc aa uu ee dd uu gg aa r r dd 88 tants de contrées semi-arides la maîtrise d’un L’urbanisme et l’architecture de l’Antiquité commerce international de grande ampleur. De prestigieuses cités occupent l’Arabie du sud, Les caravanes partaient de Shabwa, capitale si riche qu’elle fut «prospère» pour les Grecs, du royaume du Hadhramawt antique, pour «heureuse» pour les Latins et surtout fortunée rejoindre Petra, Gaza, Alexandrie ou Palmyre. par ses parfums. Longtemps l’Arabie s’entou- Ces caravanes importantes transportaient rait de mystère. Les champs étaient luxuriants, l’encens et la myrrhe locale mais aussi toutes les palmiers odoriférants, ses mines d’or iné- les marchandises venues de l’Orient – épices puisables et ses troupeaux innombrables. Il du sud-est asiatique et de l’Inde, soieries de s’agit bien d’un monde de sédentaires qui Chine, ainsi que l’or et les animaux de Somalie contribuèrent par leur propre ingéniosité à (le pays de Pount). La tradition d’une reine ri- faire naître le concept de «ville neuve». Si l’ar- chissime et sage, dans le royaume de Saba, que chitecture trouve son émergence dans des l’on retrouve dans la Bible (livre de Job) et, plus constructions rurales défensives et isolées, dès 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 89 a r c h i t e c t u r e | u r b a n i s m e | h a b i t a t | j a r d i n Sanaa la ville durablement s’installer dans le Jawf, au nord de décors qui nous sont parvenus, en nombre fiées en briques de terre crue (adobes) ; dans du pays, où était situé le royaume important de limité, peuvent être comparés aux panneaux le Jebel Haraz, elles le sont en basalte et en Maïn – les Minéens organisaient les caravanes en dalle de calcaire dont les motifs stéréotypés rhyolite, à Saada ou à Ma’rib, les parois sont et les accompagnaient jusqu’à la mer Médi- figurent des assemblages de menuiserie. Cette montées en terre massive ou bauge appelée terranée. Les résultats sont prodigieux. Appa- pétrification du bois, bien connue dans les re- localement zabour. Les maisons de Sanaa sont rut tout un monde de bâtisseurs, politiciens présentations figurées sur les stèles d’Axum, en construites en briques de terre cuite au-dessus hors pair, guerriers farouches et cultivateurs Ethiopie, nous donne également de multiples d’un premier niveau en basalte. Tous les murs ingénieux dont l’immense digue de Ma’rib informations sur les encadrements, les portes sont porteurs, le bois n’est utilisé que pour les témoigne. La comparaison des informations et les fenêtres de ces édifices. Enfin, il est néces- planchers et pour les menuiseries intérieures et entre les différentes équipes d’archéologues saire de regarder l’ensemble de l’architecture extérieures. Parfois un ou deux poteaux, excep- durant plusieurs rencontres annuelles a permis religieuse de l’Arabie méridionale antique, où tionnellement quatre, permettent d’agrandir la publication d’un grand nombre de données l’emploi généralisé de monolithes imposants l’espace habitable des étages supérieurs en se tant monographiques que thématiques. d’un poids de plusieurs tonnes nous renvoie substituant aux épaisses parois. Les villes antiques, toutes dotées d’enceintes à des techniques constructives issues de la Les usages dictent l’architecture. La mai- imposantes avec des courtines et des tours dé- construction en bois. son-tour correspond à un habitat destiné à une famille étendue d’une douzaine de personnes passant parfois quinze mètres de haut, regrou- 90 paient de nombreuses habitations et plusieurs La maison-tour… au maximum. Sont intégrés au logement les sanctuaires. Elles abritaient des sédentaires Il faut, tout d’abord, réfléchir sur l’omnipré- usages économiques liés soit à l’agriculture, qui s’enrichissaient grâce à l’élevage et à l’agri- sence, de tout temps, d’un type architectu- soit éventuellement, en milieu urbain dense, culture. ral particulier : la maison-tour. Depuis la plus au commerce. Une cage d’escalier, le plus sou- L’architecture religieuse jouait un rôle impor- haute Antiquité, ce type de bâtiment est édifié vent à quatre volées, s’organise autour d’un pi- tant dans cette contrée où chaque royaume aussi bien sur les hauts plateaux de l’Arabie lier massif qui est l’ossature primaire du cœur le début du premier millénaire avant notre avait un dieu tutélaire et où chaque cité avait Heureuse (la ville de Sanaa) que sur les abords de l’édifice. Ce dispositif, souvent doublé par ère, les hommes regroupèrent leur habitat ses propres dieux. A côté des grands temples du grand désert central et plus particulière- un puits de jour qui assure la ventilation, per- afin de mieux se protéger, afin également de confédéraux situés généralement à l’extérieur ment sur les franges du Ramlat as-Sabatayn met la distribution de tous les étages jusqu’à contrôler des terroirs plus vastes et des nœuds des villes, on trouve un grand nombre d’édi- (Ma’rib) et dans la vallée du wadî Hadhramawt la toiture. Le rez-de-chaussée est un lieu de de communication indispensables. Plusieurs fices sacrés où les rites expiatoires, divinatoires (Shibam) . Ce type n’est pas unique ; à côté de stockage consacré aux réserves, il possède la royaumes se côtoient à la limite du grand dé- et propitiatoires étaient accomplis quotidien- cette architecture riche et prestigieuse existent porte d’accès à l’édifice ; une seconde porte sert, alternant alliances et conquêtes. Le long nement. Ainsi Pline dans son Histoire Naturelle également des habitats différents, construits peut indiquer la présence d’un commerce. Le de la grande route de l’encens, la richesse est cite la ville de Shabwa et ses soixante temples. en brique crue, en pierre ou en branchages pa- deuxième niveau, ou entresol, est destiné soit partout, chacun a son rôle dans le trafic des ca- Ces temples étaient situés dans des complexes lissés. Principalement reconnu dans les mas- aux animaux de la maison, chèvres, brebis, vo- ravanes et en tire de gros bénéfices. L’habitant plus vastes où nous avons pu retrouver aussi sifs montagneux de la région de Sanaa, dans lailles, exceptionnellement une vache ou un de l’Arabie du sud antique est guerrier, éleveur bien des salles de banquets que des logements. le Jebel Haraz ou dans les environs de Taez, ce âne, soit à des réserves complémentaires, sou- et cultivateur mais également bâtisseur. Si l’architecture monumentale de l’Antiquité, modèle d’habitat vertical se rencontre égale- vent du fourrage. Les troisième et quatrième ni- L‘archéologie est récente dans cette partie du souvent très bien conservée, a été parfaite- ment dans le nord, vers Saada, dans l’Asir saou- veaux (parfois ils peuvent être dédoublés) sont monde. Il y a tout juste trente-cinq ans, les pre- ment analysée, il n’en va pas de même pour dien2 ou bien dans la région de Najran ; il est destinés à l’habitat, ils sont autant d’apparte- mières missions importantes ont commencé à l’architecture civile, principalement des mai- peu représenté en revanche dans les contrées ments autonomes avec cuisine et hammam à étudier les vestiges de cette civilisation instal- sons aux parois composites édifiées au-dessus qui bordent la mer Rouge ou l’océan Indien . chaque étage qui peuvent, selon les cas, possé- lée initialement à la frange du Rub-al-Khali. Les de hauts soubassements massifs en grand ap- La maison-tour se caractérise par sa hauteur, der des terrasses. La répartition des occupants Français se positionnèrent à Shabwa, capitale pareil. Cette architecture est caractérisée par la disposition des étages, la distribution des se fait selon l’âge ou le sexe. Dans tous les cas, du royaume de Hadhramawt et tête de pont un usage massif, dans les parois, de pièces de usages et les dispositifs architecturaux mis en l’étage supérieur possède une grande pièce de du commerce de l’encens ; les Allemands étu- bois de dimensions importantes qui consti- œuvre. Édifices civils dès leur apparition, ils réception et une vaste terrasse. dièrent Ma’rib, capitale du légendaire royaume tuent une ossature tridimensionnelle dont le le sont restés, qu’ils soient riches demeures L’apparition de ce type architectural tient de Saba et les Italiens la ville de Tamna, capi- contreventement est assuré par un remplis- unifamiliales (ou palais), parfois modestes pour beaucoup à la création de structures vil- tale du royaume de Qataban. La mission so- sage composé généralement de briques crues. fermes défensives plus ou moins isolées au lageoises puis urbaines en parfaite harmonie viétique (puis russe) fouilla extensivement des D’autres utilisations du bois sont attestées milieu des champs. Cette architecture utilise avec le contexte tribal. L’habitant de l’Arabie villes importantes de l’intérieur du royaume de dans différentes configurations constructives : les matériaux de construction fournis par la méridionale est avant tout un sédentaire qui Hadhramawt ainsi que son port, Qana’. Pour poutres, poteaux et planchers ont été décou- matière disponible sur place, ainsi à Shibam contrôle un terroir. La création d’édifices, à des raisons de sécurité, aucune mission n’a pu verts lors des différentes fouilles. Les éléments les maisons de plus de 30 m de haut sont édi- usage de logement, de ferme et de grenier, 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 1 3 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d La structure des maisons de Shabwa 91 a r c h i t e c t u r e | u r b a n i s m e | h a b i t a t | j a r d i n Les terrasses de Shibam l’Arabie méridionale antique. À Tamna’, par basses-terres, la production agricole ne peut se composait d’un déversoir pour évacuer un exemple, l’équipe franco- italienne a découvert fonctionner qu’avec l’eau des rares crues sai- éventuel trop-plein et de deux ouvertures qui soixante-six fragments de bois dans les ruines sonnières. Cette eau sauvage est pacifiée pour alimentaient le canal irriguant la partie nord de d’une des maisons qui bordaient la place du ne pas détériorer les infrastructures complexes l’oasis. L’Écluse méridionale régulait la quanti- marché. À Shabwa, la fouille du palais royal qui participent à sa gestion. La crue transporte té d’eau destinée à l’oasis méridionale. a permis de retrouver plusieurs centaines de avec elle les limons qui fournissent, par accu- Dans les montagnes du Yémen, le régime des pièces de bois calcinées, parfois en connexion mulation, la terre des champs qui est aussi la précipitations dépend de la mousson, avec entre elles ; ainsi, des restitutions de certaines matière première de la construction. Toute une deux saisons de pluie, la première peu co- parties de la superstructure de l’édifice ont pu architecture est liée à l’irrigation ; il s’agit de pieuse au printemps (mars, avril et mai) et la être réalisées avec une très grande précision. barrages submersibles, déflecteurs de la crue, seconde relativement abondante en été (juillet À Sirwah et à Mari’b, les recherches archéolo- de seuils, de vannes, de répartiteurs subtils qui et août). À Sanaa, le niveau des précipitations giques ont récemment abouti à la découverte permettent à ce flot passager d’être calmé et est en moyenne de 20 mm en mars, 50 mm des montants de dispositifs d’accès en bois, en d’être harmonieusement distribué. Chaque en avril et 20 mm en mai, 40 mm en juillet et parfait état de conservation, qui ne font que année, des travaux nécessaires permettent la 70 mm en août ; tous les autres mois de l’année valider les restitutions proposées par notre remise en état de ces ouvrages fondamentaux ont une pluviométrie inférieure à 10 mm. Dans équipe pour le portail monumental du bâti- pour la survie de la communauté. Mais aucune l’Antiquité, les eaux du fleuve permettaient d’ir- ment «tour» du palais royal de Shabwa. de ces construction n’égale la grande digue de riguer à Maʾrib un périmètre dont la superficie Le bois a parfois été utilisé comme élément Maʾrib. de construction sous forme brute, un tronc La Digue de Maʾrib tire son nom du bourg de d’arbre est alors taillé à ses extrémités ; hori- Maʾrib, qui se trouve à 7 km en aval, sur la rive zontalement il servira de poutre, de lambourde gauche du wadî Dhana. Ce bourg se trouve sur ou de solive, verticalement de colonne ou de le site de la ville antique capitale du royaume poteau. Sous une forme travaillée, il est taillé à la demande non loin du bâtiment en construction. La plupart du temps, il entre dans une ramassés sur eux-mêmes pour des raisons architecture composite qui fait également ap- défensives, implique la réalisation de tours pel à la terre et à la pierre. Les données sont qui servent aussi de lieu de surveillance du nombreuses, tant les vestiges eux-mêmes que territoire. Le rassemblement de ces fermes for- les représentations sculptées de menuiseries tifiées en hameau amène très rapidement les ou même les références au bois, dans les ins- premiers dispositifs urbains fortifiés : les mai- criptions dédicatoires. Cependant ce matériau sons, en contiguïté, tournent le dos à l’extérieur périssable n’est souvent que partiellement en présentant des façades aveugles et forment conservé, en général calciné. En dépit des vicis- un enclos protégé. De nos jours encore sur les situdes du temps et quelquefois des incendies, Hauts Plateaux (al-Hajarah) comme en Hadhra- certains éléments remarquables ont pu nous mawt on rencontre de tels exemples (Shibam) parvenir ; leur classement, leur interprétation qui montrent bien la continuité entre les mo- et la restitution architecturale permettent de dèles de la ville préislamique et ceux de la ville mieux comprendre la chaîne opératoire qui islamique. mène de la pensée du projet constructif à sa Les conditions climatiques ont autorisé une réalisation, en restituant le temps du chantier. bonne conservation des pièces de bois, calci- 92 nés ou non, à la fois dans des couches de des- L’irrigation truction et en connexion in situ. Bien souvent Sur les hauts plateaux régulièrement arrosés les édifices ont été enfouis sous les ruines de par les pluies de mousson, durant le Ie millé- leurs superstructures. Ainsi comme à Hajar naire avant notre ère et ce jusqu’à l’appari- am-Dhaybiya, les archéologues ont pu décou- tion de l’Islam, l’agriculture est fondée sur le vrir intacts les premiers niveaux d’occupation ruissellement de pente et sur la création de au-dessus des socles maçonnés, caractéris- terrasses qui permettent l’accumulation de tiques de l’architecture des basses terres de terres fertiles. À la même époque, dans les 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d de Saba. La Digue était un ouvrage gigantesque, barrant l’une des plus grandes vallées du Yémen, dans un étroit défilé à sa sortie des montagnes, juste avant que ce wadî se perde dans le bassin désertique du Ramlat as-Sabatayn. Elle se composait d’une massive levée de terre barrant complètement la vallée et de deux énormes écluses construites en pierre sur la rive rocheuse, une à chaque extrémité. La levée de terre mesurait 650 m de longueur et atteignait 15 m de hauteur dans le lit du wadî ; à la base, sa largeur était d’une centaine de mètres. C’était l’élément le plus fragile du dispositif. À chaque crue d’une ampleur exceptionnelle, cette levée se brisait et était emportée en plus ou moins grande partie. Mais elle était facile à reconstruire. Cependant, pour éviter que les ruptures ne soient trop approchait 100 km2. Aujourd’hui, la quantité fréquentes, elle était protégée par des pierres d’eau qui parvient chaque année à Maʾrib est plates fichées à sa surface. Aujourd’hui, il n’en de l’ordre d’un million de m3. subsiste plus que le tiers septentrional, entre Dans la mémoire des Arabes, la Digue de l’Écluse nord et le lit du wadî Dhana. La massive Maʾrib, comme la fameuse église de Sanaa, levée de terre était flanquée à ses deux extré- est un monument emblématique de l’Arabie mités par deux dispositifs complexes. Ces deux préislamique. Elle le doit sans doute à ses di- écluses, toujours debout, conservent la trace mensions colossales et à l’ingéniosité de ses de multiples réfections, surélévations et ajouts. constructeurs, mais plus encore au fait que le Dans son dernier état, l’Écluse septentrionale Coran évoque son ultime rupture. Dieu aurait 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d Digue de Ma’rib 93 a r c h i t e c t u r e | u r b a n i s m e | h a b i t a t | j a r d i n Shibam décidé de l’abattre et de ruiner les oasis qu’elle Sanaa lorés ( le vitrail n’est apparu pourtant que très irriguait pour punir les Sabéens de leur incré- Quant à la ville yéménite, elle n’a que peu tard à Sanaa, au début du XXe siècle). Dans peu dulité : changé après l’apparition de l’Islam, si ce n’est de temps il n’y aura plus d’eau à Sanaa. Les «Certes les Saba’, dans leur habitat, avaient un ces dernières années. Les traditions construc- quartiers périphériques témoignent ainsi d’un signe. [C’étaient] deux jardins à dextre et à sé- tives sont toujours vivantes et ce pays du bout kitch tout à fait représentatif d’une absence nestre. Mangez de l’attribution de votre Seigneur de la péninsule témoigne encore d’un res- manifeste de culture architecturale et, plus et soyez-lui reconnaissants ! [ce pays est] un pays pect de nombreuses valeurs et de traditions grave encore, les pouvoirs locaux, avec leurs délicieux. [Allāh] est un seigneur absoluteur. architecturales et urbaines. On peut prendre faibles moyens, ne sont pas capables de don- Les Saba’ se détournèrent [cependant de Nous]. l’exemple de la capitale, Sanaa. Certes de ner à la vielle ville le confort souhaité par les Nous déchaînâmes contre eux l’inondation nombreuses tendances ont contribué de tout nouvelles générations. Le centre-ville devient, d’al-‘Arim et, au lieu de leur deux jardins, Nous temps à sa transformation progressive. Tout comme de nombreuses médinas du Maghreb, leur donnâmes deux jardins poussant [des vé- particulièrement le monde Ottoman a impré- un conservatoire romantique ouvert avant gné l’urbanisme en jouant avec le type de la tout aux touristes. Seule l’importance du souk Ta’rim mais aussi les modestes bourgades du maison-tour qui s’est vue dotée de jardins, de de la vieille ville, la notoriété des hammams wadî Do’an témoignent de cette activité de cours et de clôtures. L’urbanisme lié à la domi- et le prestige de la grande mosquée donnent constructeurs. Shibam, emblème du patri- nation turque a éclairci le paysage urbain en le au centre urbain historique un rôle socio-éco- moine urbain et architectural, la «Manhattan dotant d’un grand nombre de vides permettant nomique puissant. Témoignage du temps, les du désert», comme le signalaient Daniel Van une agriculture vivrière intra-muros. Plus ré- autres villes, bourgades et villages des hauts der Meulen et Freya Starck, inaccessible et cemment (dès 1960) l’importance de l’impact plateaux souffrent des mêmes dysfonctionne- lointaine, place forte au sein d’une vaste oasis, des travaux des ingénieurs en bâtiment issus ments. aurait été fondée par les habitants de Shabwa gétaux aux] fruits amers, des tamaris et de rares baies de jujubier. Cela, nous leur avons donné en prix de ce qu’ils furent incrédules. Pourrions-nous «récompenser» [ainsi] un autre que l’Incrédule ?» sourate XXXIV, «Les Saba’». Ce passage du Coran fait clairement le lien entre l’incrédulité des Sabéens et la rupture de la Digue. Il entre dans une longue série de passages coraniques qui expliquent les catastrophes — étonnamment nombreuses au VI e siècle — comme des manifestations de la colère divine. Il est très exceptionnel que le Coran fasse allusion à des personnes ou des lieux appartenant au milieu dans lequel il est prêché, ou à des actes s’y produisant. Il est encore plus rare qu’il fasse mention d’événements de portée universelle. En plus de la rupture de la Digue de Maʾrib, on ne peut guère citer que la victoire (ou la défaite) des Romains (en 24 av. J. C., évoquée dans la sourate XXX dite «Les Romains» ou, de manière moins assurée, l’expédition des «Gens de l’Éléphant» - sourate CV dite de «L’Éléphant». On peut en déduire que la rupture de la Digue fut une catastrophe qui eut calement l’univers des villes en conjuguant au Shibam L’architecture de la vallée est homogène, nom de la modernité et de la salubrité l’arrivée A l’est du pays, en Hadhramawt, les traditions certes Shibam, ses 5000 habitants et ses cinq restent plus présentes pour des raisons de dé- cents maisons en font un exemple particulier. veloppement économique évidentes. On est Les très hautes maisons tournent le dos à la tellement loin de la capitale. vallée et forment une deuxième ligne de forti- La vallée du wadî Hadhramawt, classée au pa- fication que l’on ne peut franchir que par une trimoine mondial de l’humanité par l’UNESCO porte unique, surveillée par la forteresse et le au même titre que Sanaa et, plus récemment palais du gouverneur. La ville avec ses sept Zabib dans la plaine côtière de la Tihama, offre quartiers est orientée vers les rues et les places du béton armé avec celle de l’asphalte. Les nouveaux développements de la ville de Sanaa le long des voies de communications radiales et tout autour des boulevards dits «périphériques» transforment radicalement de manière radioconcentrique la «Forme de la ville» qui précédemment s’accroissait par additions succes- doté d’appartements souvent en locations n’a pas transformé en profondeur la maison-tour des origines et la création de lotissements de grosses maisons, isolées au milieu de leurs jar- un grand retentissement et marqua les esprits. dins-parcelles, ne fait que reproduire la mode La rupture de la Digue de Maʾrib occupe une ottomane. C’est avant tout l’apparition de nou- place importante dans les mythes de la Tradi- velles stratégies commerciales développées le tion arabo-islamique. On y voit la cause de la long des voies importantes qui, avec les nou- désertification du Yémen et de la dispersion veaux moyens de locomotion privés et publics, des tribus yéménites dans toute la péninsule. transforment la ville. L’étude du prix du foncier C’est bien évidemment une fiction puisque la montre bien cette évolution. Sans se soucier du perte de quelques milliers d’hectares de terres grave problème que représente le rabattement cultivables dans un pays relativement bien de plusieurs centaines de mètres de la nappe arrosé comme le Yémen n’eut guère de consé- phréatique, les habitants de Sanaa continuent quences économiques, sinon locales. à bâtir frénétiquement en gardant le souci des 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d Le plan de Shibam fertile et peuplée. Certes, ses habitants n’ont Paradoxalement, le passage de la maison à l’immeuble unifamilial, puis à l’immeuble Shibam depuis la falaise la particularité d’être une vallée oasis retirée sives le long d’un axe est-ouest. décors traditionnels de pierres et de vitraux co- 94 après leur première défaite face aux Sabéens. des universités égyptiennes a transformé radi- jamais hésité à parcourir le monde, à contrôSanaa, vue intérieure ler une partie de l’Insulinde et à commercer avec les Indes et la Chine. On retrouve ainsi les hadramis tout autour du globe, discrets, efficaces dans des situations importantes de commerçants et d’intellectuels. Dès l’Antiquité, depuis leur capitale Shabwa, ils ont positionné des comptoirs commerciaux, véritables têtes de pont coloniales en Oman et dans le Golfe, qui maîtrisaient le commerce entre le monde méditerranéen et l’Extrême-Orient. Grands propagateurs de traditions millénaires, les habitants de la vallée du wadî Hadhramawt ont su conserver et développer des traditions architecturales et urbaines et ont su bâtir des cités aussi diverses que prestigieuses, aussi originales qu’imposantes. Shibam, Say’hun, 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 95 De modernité et d’ici Xavier Leibar 17 décembre 2009 Xavier Leibar et Jean-Marie Seigneurin, implantés à Bayonne et à Bordeaux, sont auteurs de nombreuses réalisations architecturales conçues dans un même esprit : établir un dialogue harmonieux entre la modernité des constructions et les différents contextes patrimoniaux dans lesquels elles s’inscrivent. b i b l i o g r a p h i e intérieures. Le rez-de-chaussée des maisons Bonnenfant, P. est destiné aux réserves et, accessoirement, Les maisons-tours de Sanaa, CNRS, Paris, 1989. aux boutiques, le deuxième niveau est occu- Sanaa, architecture domestique et société, CNRS, Paris, 1995. Au-dessus, plusieurs étages correspondent Zabib au Yémen, archéologie du vivant, Patrimoine Mondial de l’Humanité, Edisud, Paris, 2004. Les maisons de Zabib, Patrimoine Mondial de l’Humanité, éclat et douceur de la décoration, Maisonneuve et Larose, Paris, 2008. Breton, J.-F. & Darles, Ch. pé par des animaux, poules, chèvres et brebis. à l’habitat alors que le sommet de la maison est consacré aux pièces de réception et aux terrasses. Il existe une véritable vie sociale au sommet de la ville, à 30 m au-dessus de la rue. Les maisons sont toutes identiques, ce sont des (1) Plusieurs ouvrages majeurs ont abordé cette architecture, parmi lesquels nous renvoyons le lecteur au livre de Suzanne et Max Hirschi (1983), à ceux de Fernando Varanda (1982, 1994) et à plusieurs publications de Paul Bonnenfant (1989, 1995).Nous signalons également l’article de Jean-François Breton et Christian Darles sur la ville de Shibam (1980). (2) Nous faisons ici référence au livre particulièrement bien illustré de Thierry Mauger (1996). (3) La ville de Zabib ne comporte aucune maison-tour mais des maisons à cour richement décorées (2004, 2008). Quel que soit le programme abordé (logements, bureaux, hôtellerie, espaces publics, rénovation...), leur œuvre, basée sur l’usage, se nourrit de l’histoire des lieux tout en assumant la modernité du présent. Elle acquiert ainsi une épaisseur humaine et l’art de la juste réponse lui confère plus que du sens, une véritable poésie. Xavier Leibar présente ici quelques une des réalisations emblématiques du travail de l’agence. maisons-tours au crépi de terre soigné et aux zones fragiles recouvertes de gadad, l’enduit Shibam. Storia della Città, 14, p. 63- 86, 1980. de chaux si particulier au Yémen. Plus on est Préambule La maison tour et ses origines, in P. Bonnenfant (éd.) Sanaa, architecture domestique et société (chapitre 21- Le livre des jours et des modes), CNRS, Paris, 1995, p. 449-457. riche et plus la maison est blanche. Les portes Le territoire face à la mondialisation sont toutes identiques et seuls trois types de C’est du territoire que Xavier Leibar et Jean-Ma- nagements urbains, etc. Loin du geste et du fenêtres éclairent et aèrent les logements. Un rie Seigneurin choisissent d’emblée de tirer la formalisme fashion, Xavier Leibar et Jean-Marie consensus et des règles strictes obligent les substance de leur réflexion. Leur première ré- Seigneurin coulent leurs compositions dans propriétaires à ne pas dépasser une certaine alisation, l’Ikastola à Biarritz, en 1993, est une le paysage naturel ou urbain du sud-ouest de hauteur ; ainsi la ville, de loin, paraît-elle un école de langue basque. Elle est, par son pro- la France dont ils réveillent les richesses sécu- immense parallélépipède doré posé au centre gramme même, emblématique. laires et révèlent le potentiel actif. Ils rejoignent de la vallée. On pourrait parler de Tarim, la ville Cette école où l’on apprend la langue basque ainsi la démarche, non loin de l’Aquitaine, religieuse aux multiples palais de style victo- dit le désir de préserver, au cœur de la ca- d’autres architectes tels Alvaro Siza, Eduardo rien tels des palais de maharadjah, de Say’un cophonie babylonienne du globe, le trésor Souto de Moura, Rafael Moneo, ou encore l’ar- sa capitale économique, du sanctuaire de Qabr d’héritages immémoriaux et singuliers. Le chitecte australien Glenn Murcutt. Hûd, seul vestige architectural des temples projet conçu par l’agence s’écarte d’emblée préislamiques encore en activité au sein de la de la solution du vernaculaire rapporté. On ne Le ton juste communauté islamique. Ce sont autant d’his- trouvera pas ici, ni dans aucune des réalisa- L’agence a trouvé, dès ses débuts, un langage toires et de descriptions à venir… tions suivantes, l’avatar d’un style néo-basque et un ton : la forme juste, la juste réponse. Les Nul n’est prophète en son pays. Alors, ne par- plus ou moins improbable. Si écho il y a avec déclinaisons du prisme originel et primordial, lons pas trop d’un avenir urbain et architectural le contexte patrimonial, c’est par le choix de l’appropriation maîtrisée des techniques les que nul n’est capable de prévoir même si l’ab- volumes simples reprenant un gabarit cou- plus innovantes (plaques de bois composites sence d’eau est une certitude ■ ramment employé dans cette partie du Pays empruntées aux chalutiers, en revêtement basque. S’il y a ici œuvre d’architecte, c’est par pour les logements collectifs de la Paloumeyre l’emploi logique de matériaux performants ne à Anglet, béton teinté dans la masse au péage laissant aucune part à la nostalgie tout en ré- d’Orthez et à l’actuel Îlot Saint-Jean à Bor- Xavier Leibar pondant aux contraintes budgétaires. deaux, etc.), sont des constantes de ses projets. architecte, a créé en 1991, Dans ce premier édifice on trouve déjà pré- La lecture attentive du contexte, qui induit le avec Jean-Marie Seigneurin, sentes les qualités qui fondent la démarche travail sur le plan, puis le choix des matériaux, l’agence Leibar&Seigneurin. conceptuelle et esthétique de l’agence. Au fil guide la réponse formelle. Elle est aujourd’hui implantée Darles, Ch. L’architecture civile à Shabwa. Pages 77-110 in J.-F.Breton (éd.) 1992. Fouilles de Shabwa II, Rapports préliminaires, Syria, LXVIII, 1991, p. 77-110. L’emploi du bois dans l’architecture du Yémen antique, PSAS 40, Londres, 2010, p. 149-160. Hirschi, S. & M. L’architecture du Yémen du nord, Paris, Berger-Levrault, 1983. Loreto, R., L’architettura domestica e Palazzi reali di epoca sud Arabica nello Yemen pre-islamico (VII SEC.A.C. – VI SEC.D.C.), Università degli Studi di Napoli “L’Orientale”, Istituto Italiano per l’Africa e l’Oriente, Napoli, 2011. Mauger, T., Tableaux d’Arabie, Arthaud, Paris, 1996. Serjeant, R. B. & Lewcock, R. San’a’, an Arabian Islamic City, Londres et Cambridge, 1983. des années et des projets, le champ program- Varanda, F. The Art of Building in Yemen, MIT, Boston, 1982. The Art of Building in Tradition and Change in the Built Space of Yemen, Ph. D, 1994. 96 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d à Bayonne et Bordeaux. Il est matique s’élargit : nouveaux bâtiments d’en- Le regard, le compas, la ligne seignement, habitat individuel ou collectif, La clarté d’un regard sensible à la beauté d’un de l’État et enseignant à immeubles de bureaux, équipements, chais, édifice pluriséculaire, comme la commande- l’École nationale supérieure usines, réhabilitations ou reconversions, amé- rie d’Irissarry, un centre d’éducation au patri- d’architecture de Bordeaux. 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u également architecte conseil g a r d 97 a r c h i t e c t u r e | u r b a n i s m e | h a b i t a t | j a r d i n Zazpi Hôtel Saint-Jean-de-Luz, 2006 Gare de péage autoroutière, Orthez (64), 2002 La gare de péage d’Orthez conçue comme un monolithe simple et rigoureux, exprime sans équivoque ni fantaisie déplacée (pas d’effet haubané à la logique douteuse ici), sa fonction de porte et de franchissement. Sas et seuil, elle est un instant de territoire écrit dans l’infini du paysage autoroutier dont elle cadre les lignes de force. Hegia, chambres d’hôtes, Hasparren, 2004 Zazpi Hôtel Saint-Jean-de-Luz 2006, (64) À Hasparren, en 2004, l’agence a aménagé cinq chambres d’hôtes et une table d’hôtes dans une ancienne ferme datant de 1746. L’amAménagement de l’esplanade portuaire, Hendaye, 2005 moine, à celle d’Hegia, une simple ferme du blie jamais que l’identité d’une région, d’une XVIIIe siècle, ou au charme d’une maison de ville, se construit et se réinvente à chaque pas ville basque 1900 transformée en hôtel (Zazpi et à chaque œuvre. Hôtel), débouche sur des interventions où se Sans provoquer la rupture ni refuser la mo- mêlent un respect réfléchi aux lieux et l’ins- dernité, les deux architectes conçoivent des cription, au cœur d’espaces malmenés par édifices nourris de mémoire et tournés vers les siècles, de tout ce qu’une architecture au- demain. biance est dépouillée, lumineuse, propice à la sérénité. La modernité des aménagements dialogue admirablement avec le bâtiment ancien. Le Zazpi Hôtel est né de la réhabilitation d’une maison de 1900 dont l’architecture très singulière constitue à elle seule un événement dans le paysage urbain de Saint-Jean-de-Luz. L’alliance réfléchie des lignes et des matières thentiquement moderne est à même de leur d’hier et de demain compose un ensemble à Quelques réalisations apporter. dans le détail La lumière du Sud-Ouest Chai viti-vinicole, La grandiloquence n’est pas le propos de cette Château Tuerry, Villecroze (83), 2001 architecture profondément humaine, dont le Ce projet de reconstruction et d’extension d’un vocabulaire joue sur l’agencement subtil de chai viti-vinicole à Villecroze, dans le Var, ne formes pures. La rigueur n’est jamais le fin mot cherche pas à rivaliser avec ce qui préexiste d’une esthétique à l’écoute des langages plu- et ne s’affronte pas avec le bâtiment d’exploi- riels de son temps. Si la lisibilité en est une don- tation existant. Il se contente de le souligner, née fondamentale, le travail de l’agence ne se de l’appuyer en opérant comme un soubasse- réduit pas à cette apparente simplicité. Le tra- ment à distance. vail de conception, en amont, investit chaque A l’opposé de l’architecture spectacle des chais élément de ces compositions d’une force ac- contemporains, le bâtiment se fait troglodyte tive qui préserve l’équilibre des formes sans ja- et s’insère dans le terrain, ne laissant transpa- mais les garder captives. Chaque édifice s’étire, raître qu’un portique de béton et l’énigmatique se développe dans le paysage urbain ou rural figure d’une pyramidion tronqué, stylisé, cam- dans lequel il s’inscrit, en un processus d’in- pé sans aucune velléité d’apparat et pour des teraction souple, changeant et harmonique. besoins fonctionnels dans un panorama natu- La lumière du Sud-Ouest participe de ce jeu rel superbe. subtil et maîtrisé. Un même bâtiment donne, La douce insertion troglodytique du chai de selon les heures du jour, des versions alternées Château Tuerry dans le terrain préserve ainsi d’un raffinement sans artifice. L’architecture de l’équilibre naturel du site. Les formes stylisées l’agence Leibar & Seigneurin parle d’Aquitaine, sont sans vains effets dans le panorama. Chai viti-vinicole, Château Tuerry Villecroze, 2001 la modernité forte, douce et vivante. La souple élégance du XXIe siècle tend une main fraternelle au Style 1900. 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d rer, que la fin du XXe et le début du XXIe siècle viennent ici remédier aux blessures, redonner clarté et lisibilité aux espaces. Tout en enrichissant leur lecture par l’introduction de nouveaux éléments et matériaux choisis pour leurs qualités performantes, mais aussi pour leurs capacités à s’allier aux pierres et ferronneries ancestrales dans de nouvelles compositions à Hegia, chambres d’hôtes, Hasparren, 2004 la plasticité harmonique. Aménagement de l’esplanade portuaire, Hendaye (64), 2005 L’ancienne friche portuaire est devenue un parcours ponctué d’une série de petits événements et de repères à vocations multiples. Maisons à Floirac (33), 2005 Ce projet de onze maisons individuelles, réalisé dans le cadre d’une opération dite «expérimentale», propose une réponse à la difficile question du lotissement. L’image emblématique de la maison individuelle, une déclinaison du prisme originel adapté aux besoins du XXIe siècle en matière d’habitat. même si elle en passe les frontières. Elle n’ou- 98 C’est sans rien bousculer, forcer ou fractu- 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 99 a r c h i t e c t u r e | u r b a n i s m e | h a b i t a t | j a r d i n Le patrimoine architectural, urbain et paysager : quels enjeux aujourd’hui ? Alain Marinos 18 avril 2010 «Il nous faut redonner vie à la tradition, et non se contenter de la protéger, sinon elle est vouée à la mort et à la disparition», disait Wang Chou, architecte chinois, lors d’une conférence faite à la Cité de l’architecture et du patrimoine à Paris. «Tradition et Des pratiques innovantes menées sur le territoire français et les coopérations engagées à l’étranger font prendre conscience de la portée internationale patrimoine des enjeux nouveaux que le patrimoine culturel engendre, dans une perspective de requalification et de revalorisation des villes et des territoires. ne signifievnt pas conserver Immeuble d’entreprises Haristeguy, Bayonne, 2006 Préambule 1930), puis aux abords des monuments (loi de Je suis très heureux d’être ici à Nîmes, pour 1943-1946), aux quartiers historiques (lois de évoquer avec vous l’évolution de la notion de 1962 et 1983) et enfin au paysage (loi de 1993). patrimoine en France. Une évolution qui met On pourrait ajouter les lois sur l’archéologie, les en perspective des changements profonds objets mobiliers, etc. (figure 1) les cendres mais garder la flamme allumée» dans notre conception de l’aménagement et Immeuble d’entreprises Haristeguy, Les monuments historiques de l’urbanisme. Bayonne (64), 2006 L’immeuble de bureaux retient des belles com- «Tradition and heritage do not positions américaines le principe d’un plan mean to preserve the ashes but to une première liste de neuf cent trente-quatre keep the flame alight». des travaux, donc des crédits. La première loi en H distribuant des plateaux pleinement ouverts à la lumière naturelle, mais aussi le lobby, grand hall central déployant son volume d’un toriques» créée trois ans auparavant, dresse bâtiments dont la conservation nécessite de protection date du 30 mars 1887, elle fixe seul tenant jusqu’au ciel. Le bâtiment accueille Ce proverbe indien résume à lui seul les enjeux principalement les critères et la procédure de le siège de plusieurs entreprises et de l’agence et les objectifs poursuivis aujourd’hui. classement. elle-même. Il propose une salle de conférences L’exposé qui suivra ce bref préambule compor- C’est alors tout un système qui se met en et un petit auditorium équipés de tout l’ap- tera trois parties : «La protection du patrimoine à place par la création progressive de services, pareillage technique nécessaire à des vidéo- travers l’histoire», «Des évolutions irréversibles», de corps spécifiques de fonctionnaires, par la projections. L’enveloppe de l’immeuble, dont Alain Marinos «Quels enjeux pour quels changements ?» formation d’architectes à la conservation et à la est aujourd’hui inspecteur restauration… Cette formation existe toujours, général des patrimoines l’esthétique sobre s’inscrit dans la juste filiation 100 En 1840, la «Commission des monuments his- des diverses créations de l’agence, s’anime La protection du patrimoine elle est assurée par l’École de Chaillot. Le pre- au ministère de la Culture d’un jeu plastique et inventif, basé sur des dif- à travers l’histoire mier concours de recrutement des architectes et de la Communication. férences de traitement du matériau. Le béton, Le concept de «patrimoine commun de la des Monuments historiques fut organisé en Architecte et urbaniste de campant les volumes primordiaux en surfaces nation», issu de la confiscation des biens na- 1893. formation, il a été chef de puissantes et lisses, est, sur toute la hauteur tionaux à la Révolution, a fondé le système Les premiers monuments historiques désignés deux services départementaux du bâtiment, comme découpé en lanières. Dis- français de protection du patrimoine, en sur la liste de 1840 sont tous emblématiques de l’architecture et du posées à intervalles choisis, elles confèrent à construction tout au long du XIXe siècle, no- des périodes préhistorique, antique ou médié- patrimoine, directeur de l’ensemble une rythmique horizontale dont on tamment sous la pression des mouvements ro- vale. Ils sont propriétés de l’État, du départe- l’École de Chaillot et adjoint devine aussi le potentiel d’isolation thermique mantiques. «Il faut arrêter le marteau qui mutile ment ou de la commune. Ils augmenteront en au secrétaire général de la et solaire. Ce parti, outre l’élégance qu’il induit, le pays. Une loi suffirait. Qu’on la fasse !», disait nombre et le domaine de protection s’élargira Direction de l’architecture et est une réponse intéressante à la sempiter- Ce texte est rédigé à partir de l’ouvrage Victor Hugo en 1837. Ce système, mis en place à progressivement tant d’un point de vue chro- du patrimoine (DAPA). Depuis nelle question de la double peau dont, à force Leibar & Seigneurin, De modernité et d’ici, la fin du XIXe siècle, s’est développé tout au long nologique que typologique, avec un intérêt 1998, Alain Marinos s’investit de redites stéréotypées, l’architecture actuelle écrit par Delphine Costedoat, paru en 2006, du XXe siècle. D’abord limité à la protection des croissant pour l’architecture vernaculaire. également dans des missions semble s’épuiser à proposer des motifs parfois aux éditions Le Festin, dans la collection monuments historiques (lois de 1887 et 1913), La loi du 31 décembre 1913 sur les monu- de coopération internationale, à la limite de la fantaisie absurde ■ «Les marches de l’architecte». il a été ensuite étendu aux sites (lois de 1906 et ments historiques se substitue à celle de 1887. notamment avec la Chine. 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 101 a r c h i t e c t u r e | u r b a n i s m e | h a b i t a figure 2 Évolution des modes de protection du patrimoine àl àl j a r d i n 00 2.7 sés s cla 0 .00 28 rits c ins 00 4.7 its cr ins 0 60 s ée 65 es vé rou app cré étendu par la loi du 8 janvier 1993 sur la protec- 1906/1930 Sites tion et la mise en valeur des paysages, créant les zones de protection du patrimoine architectural urbain et paysager (ZPPAUP). figure 1 43.000 monuments historiques 1887-1913 7.400 sites 2.456.000 ha 1906-1930 43.000 abords de monuments historiques 1943 100 secteurs sauvegardés 1962 1.000 Zones de protection du patrimoine architectural urbain et paysager 1983-1993 Dans un esprit de partage de compétences 1943 Abords de Monuments Historiques entre l’État et les communes, la procédure de ZPPAUP fut mise en œuvre pour répondre à Elle précise notamment les critères de classe- Elle a permis progressivement de protéger des ment et les intervenants obligatoires. Depuis lieux et des espaces d’une très grande diversité près de cent ans, peu d’évolutions législatives et d’une ampleur croissante : des sites naturels de fond sont à signaler dans le domaine des mais aussi des sites bâtis et des sites mixtes, monuments historiques. Les deux niveaux de englobant plusieurs communes, comme le site protection, le classement et l’inscription créée des monts d’Arrée en Bretagne qui porte sur en 1925, sont désormais régis par le titre II du vingt-huit communes. Cependant, le domaine de protection et l’im- Les secteurs sauvegardés ont été créés par la pact continuent de s’élargir sur le territoire. Le loi, dite «Malraux», du 4 août 1962, pour la sau- nombre de monuments historiques et leur va- vegarde des centres urbains historiques et plus riété ne cesse de croître. Cet impact a pris une largement d’ensembles urbains d’intérêt patri- importance particulière pendant la dernière monial. Il est important de noter que le secteur guerre mondiale. La loi du 25 février 1943, vali- sauvegardé est une démarche d’urbanisme dée en 1946, a modifié la loi de 1913 en créant qualitatif dont l’objectif est autant de conserver «les abords» des monuments historiques dans le cadre urbain et l’architecture ancienne que un cercle de 500 mètres de rayon autour de d’en permettre l’évolution harmonieuse au re- chaque immeuble protégé. A l’intérieur de ce gard des fonctions urbaines contemporaines, cercle et sous réserve de «covisibilité», l’admi- en relation avec l’ensemble de la ville. nistration se donne un droit de regard au titre Il s’agit, à l’aide de règles et prescriptions spé- du patrimoine sur toutes les transformations ciales, d’inscrire tout acte d’aménagement, de effectuées. C’est en 1946 que furent créées les transformation ou de construction dans le res- agences des bâtiments de France et les «ABF» pect de l’existant, ce qui ne signifie pas copier le (Architectes des Bâtiments de France). patrimoine ancien, mais le prendre en compte dans une évolution des formes urbaines sans Les monuments naturels et les sites trimoine. Elle permet la prise en compte d’une grande variété de lieux différents (construits porter atteinte à ses qualités historiques, mor- Sur le modèle de la loi de protection des mo- phologiques, architecturales. numents historiques de 1887, à l’incitation de Pour la première fois il est donné un contenu à plusieurs associations parmi lesquelles le Tou- la protection (si on fait abstraction des «Zones ring Club de France, le Club Alpin Français et la de protection» du titre 3 de la loi du 2 mai 1930 Société pour la protection des paysages et de dont le succès fut très relatif). Ce contenu est l’esthétique de la France, la loi du 21 avril 1906 ici d’autant plus important que le secteur sau- a été instituée pour organiser la protection des vegardé constitue un document d’urbanisme à sites et monuments naturels de caractère ar- part entière. intercommunaux), pourvu qu’ils soient dotés d’une «valeur patrimoniale». Dans la circulaire n° 85-45 du 1er juillet 1985, il est précisé que : régionale, peut permettre cette perception : ici l’histoire et l’archéologie prédominent, là le XIXe siècle industriel, ailleurs l’architecture rurale du Les ZPPAUP et les futures AVAP et des sites de caractère artistique, historique, Les zones de protection du patrimoine archi- scientifique, légendaire ou pittoresque qui pré- tectural urbain (ZPPAU) furent instaurées par la voit, à l’instar des monuments historiques, un loi du 7 janvier 1983 relative à la répartition de double niveau de protection, le classement et compétences entre les communes, les dépar- l’inscription. tements, les régions et l’État. Leur champ fut d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c 1993 Zones de protection du patrimoine architectural, urbain et paysager ZPPAUP vignoble ou des alpages, parfois aussi les mines et usines du XXe siècle qui fondent la conscience collective». Citons par exemple la ville reconstruite du Havre, le caractère bien trempé de l’Île d’Oues- 2010 Aires de valorisation de l’architecture et du patrimoine AVAP sant, le «charme» de la petite commune rurale d’Amblie dans le Calvados, le réseau des villes à ZPPAUP de l’Aude ou des Petites cités de caractère des Pays-de-la-Loire, les Puces de Saint-Ouen, les quartiers du Panier et de Belsunce à Marseille ou de la Croix-Rousse à Lyon, les gratte-ciels de Villeurbanne, la Juridiction des modes de gestion (planification cadrant la de Saint-Emilion, etc. gestion). Le patrimoine gagne alors progressi- Avec la prise en considération du paysage se vement sur l’urbanisme. pose la question des limites, où arrêter la zone Cependant la réalité est bien différente. Il est lorsque le point de vue s’étend au-delà du lieu intéressant de comparer la figure 2 avec la fi- bâti voire au-delà du territoire de la commune ? gure 3 qui montre la superposition en «mille- Les ZPPAUP laisseront place dans un futur feuilles» des différentes protections sur un ter- proche aux aires de mise en valeur de l’archi- ritoire donné, en l’occurrence l’ouest parisien. tecture et du patrimoine (AVAP), permettant de Cette image qui fait apparaître l’absence de mieux articuler les préoccupations environne- cohérence d’ensemble est semblable à celle mentales et patrimoniales. que l’on peut trouver dans beaucoup de communes riches en patrimoine. 1930 sur la protection des monuments naturels a n s 1983 Zones de protection du patrimoine architectural et urbain ZPPAU à la personnalité d’une région et une politique tistique. Elle fut remplacée par la loi du 2 mai 1 0 1962 Secteurs sauvegardés ou naturels, grands ou petits, communaux ou lue dans le temps et qui est relatif, par exemple Les secteurs sauvegardés tive et partie réglementaire). l’engouement de la population pour son pa- «Le patrimoine est lui-même une notion qui évo- livre VI du Code du patrimoine (partie législa- 102 | 1887/1913 Monuments Historiques 0 40 de u ’ét 35 e ud ’ét 0 .00 15 sés s cla t l e c a u e d u g a r d Des évolutions irréversibles Comme le montre la figure 2, nous constatons Une augmentation régulière au fil de l’histoire une évolution des modes de du nombre de protections protection du patrimoine qui se traduit par un Le succès du patrimoine se traduit par une élargissement régulier des domaines (de l’ob- augmentation régulière des protections (voir jet au territoire) et par un approfondissement figure 4). Entre 1998 et 2008, le nombre de mo- 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 103 a figure 3 La superposition en «mille-feuilles» des différentes protections h i t e c t u r e | u r b a i s m e | h a b i t a du XXe siècle», voire protégés au titre des mo- mondial sont de plus en plus nombreuses ces tuel de protections existantes ! numents historiques. Je me contenterai de dernières années. Plusieurs candidatures ont Faudra-t-il considérer, qu’à l’instar de cet extrait quelques images sur le sujet et développerai porté sur de larges territoires, d’autant plus de l’article L110 du code de l’urbanisme, «Le le phénomène à l’échelle de la ville. Le centre- vastes qu’au-delà de la délimitation du bien territoire français est le patrimoine commun de ville du Havre peut être donné en exemple. propre, l’UNESCO demande la prise en compte numents historiques protégés est passé de 39 la nation», l’ensemble du territoire devrait être Totalement détruit durant la dernière guerre d’une «zone tampon» (les abords immédiats du 000 à plus de 43 000. 450 arrêts de protection, protégé au titre du patrimoine ? Que penser mondiale, il fut reconstruit sous la conduite de bien) et d’une «zone d’influence» (les abords environ, sont publiés tous les ans. Jusqu’où d’une société qui se protège contre ses propres l’architecte Auguste Perret selon un plan et une lointains du bien). ira donc la couverture du territoire ? Au début aménagements ? architecture résolument «modernes». Après Le Val de Loire inscrit en 2000 s’étend sur 280 km une période d’oubli, sous la pression d’un cer- de long et cent soixante communes, dont Or- Quand modernité se conjugue tain nombre d’intellectuels, une zone de pro- léans, Tours, Blois… Les douze sites aménagés d’une demande sociale de plus en plus forte, avec patrimoine tection du patrimoine architectural et paysa- par Vauban, inscrits en 2010, dominent des la protection n’a cessé d’étendre son influence L’objectif des premières protections au titre ger (ZPPAUP) y est créée au milieu des années territoires extrêmement vastes dépassant les dans les territoires, nourrie par un intérêt de des monuments historiques était principa- 1990. À l’époque, beaucoup s’interrogeaient limites communales. D’autres candidatures plus en plus fort des populations. lement de protéger pour conserver, comme sur l’intérêt de la démarche, mais l’idée a fait françaises attendent d’être présentées de- Au regard de l’intérêt des bâtiments et terri- des «reliques», en l’état, et de restaurer pour son chemin dans les milieux professionnels, vant l’UNESCO : les Causses-et-Cévennes qui toires récemment protégés et du potentiel témoigner d’une période passée. Aujourd’hui, comme au sein de la population. En 2001, le portent sur deux cent trente-cinq communes patrimonial existant en France, si le système de nombreux monuments historiques sont ré- centre-ville du Havre obtient le label Ville d’art et couvrent plus de 300 000 hectares (la zone actuel continuait de développer ses effets, on habilités avec le souci de conjuguer l’intégrité et d’histoire. La ville se porte alors candidate tampon couvrirait une superficie complémen- du monument et sa réutilisation. Un des pre- auprès de l’UNESCO pour une inscription sur la taire légèrement supérieure) ; le Bassin minier miers exemples fut la «galerie David d’Angers» liste du patrimoine mondial de l’humanité. Elle Nord-Pas de Calais1 qui concerne un territoire aménagée dans les anciennes ruines de l’église obtient le précieux label en 2005, ce qui eut été de plus d’une centaine de kilomètres de long, Toussaint d’Angers classée au titre des MH. impensable quinze ans plus tôt. les paysages de Champagne, etc. L’architecte en chef Pierre Prunet a réhabilité Lorient, Brest, Royans ou Saint-Nazaire n’ont L’UNESCO demande aux États l’élaboration l’ancienne église pour en faire un musée réso- pas obtenu cette distinction, mais toutes ces d’un plan de gestion pour chacun de ces biens lument contemporain, sans chercher à recréer villes reconstruites ont aujourd’hui engagé des inscrits, considérant que chaque pays doit l’édifice ; il en a même modifié fondamentale- démarches de protection et de valorisation de utiliser ses propres outils de protection/pla- ment le sens, tout en respectant l’architecture. leur patrimoine. Des études de zones de pro- nification pour répondre à la demande. Il est De fait, avec une habileté remarquable, il a tection du patrimoine ont même été engagées important de préciser que ce sont les États qui «recyclé» le bâtiment pour l’adapter, aux nou- en Seine-Saint-Denis, à Saint-Ouen et à Noisy- sont responsables de la bonne gestion du bien veaux besoins de la ville d’aujourd’hui. le-Sec. devant l’UNESCO (convention de 1972) et que Ce fut l’un des premiers exemples dans les Au début des années 2000, Saint-Quentin-en- la plupart des collectivités territoriales concer- années 1970, depuis de nombreux autres ont Yvelines s’est portée candidate au label Ville nées attendent de l’État une aide pour l’élabo- suivi comme très récemment la médiathèque d’art et d’histoire. Le principal argument avancé ration d’un cadre de gestion adapté, notam- de Quimper réhabilitée par l’Atelier Novembre fut d’avoir été, dans les années 1960, l’une des ment lorsque le bien s’étend sur un nombre dans l’ancien couvent des Ursulines transfor- cinq «Villes nouvelles» d’Île-de-France et d’avoir important de communes. mé une première fois, à la Révolution française, su conserver un patrimoine bâti qui figure ce en caserne militaire. Nous reconnaissons tous moment fort de l’histoire de l’aménagement que ces réalisations sont très réussies, le mo- en France. En 2006, Saint-Quentin-en-Yvelines et des collectivités territoriales nument reprend place dans la ville, la ville se fut la première ville essentiellement construite Le nombre de protections et de labellisations reconstruit sur elle-même, sans rupture, sans dans la seconde moitié du XXe siècle à recevoir au titre du patrimoine augmente régulière- blessure… Dans le même domaine, de nom- le label Ville d’art et d’histoire. ment, le plus souvent à la demande des élus du XX siècle, les protections ne concernaient guère que les monuments majeurs ; sous l’effet Environ 1/3 classés et 2/3 inscrits Nombre d’arrêtés de protection au titre des monuments historiques 1998 473 1999 427 2000 476 2001 484 2002 491 2003 412 2004 379 2005 380 2006 482 2007 449 2008 400 2008 43.000 Monuments historiques protégés Zones de Protection du Patrimoine Architectural, Urbain et Paysager notamment par la transformation de friches industrielles en logements, etc. 1998 290 ZPPAUP créées 2010 600 ZPPAUP créées 1 0 a n s d e c u l t u r e Les inscriptions de villes des espaces protégés et/ou labellisés aug- et de grands territoires sur la liste mente donc en conséquence. Parallèlement, du Patrimoine mondial de l’UNESCO les nouvelles demandes portent sur des terri- Quand la modernité devient patrimoine Les demandes des élus pour l’inscription de toires de plus en plus vastes. biens matériels (villes, ensembles bâtis, pay- L’État est un partenaire indispensable et at- chitecture «moderne» labellisés «patrimoine sages culturels...) sur la liste du Patrimoine tendu par les collectivités territoriales dans a v e c l e c a u e d u g a r d | j a r d i n Compétences de l’État Nombreux sont aujourd’hui les bâtiments d’ar- p a r t a g é e t locaux et toujours avec leur accord. La surface breux autres exemples pourraient être cités, 104 n risquerait de multiplier par dix le nombre ac- e 1998 39.000 Monuments historiques protégés r c 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 105 a r c h i t e c t u r e | u r b a n i s m e | h a b i t a le domaine du patrimoine. Mais les partitions té. De plus en plus de citoyens ordinaires, d’ha- Pour tendre vers l’équilibre, il s’avèrerait néces- les politiques nationales et internationales de entre les compétences et l’organisation interne bitants craignant de se perdre dans la totalité, saire, dans un premier temps, de considérer la développement, ainsi que dans la coopération à chaque ministère ne lui permettent pas de aspirent à plus d’humanité, à plus d’urbanité. Ils culture comme un élément fondamental de internationale pour le développement durable. répondre de façon cohérente aux sollicitations prennent alors le patrimoine en référence. notre modèle de développement. Plusieurs Prenant en compte que la culture prend des à caractère culturel et patrimonial sur des terri- Ces aspirations d’ordre culturel et social, textes internationaux mettent en perspec- formes diverses à travers le temps et l’espace et toires élargis. voire sociétal, prennent de l’ampleur. Ne de- tive les changements, j’en citerai trois pour reconnaissant l’importance des connaissances La plupart des outils de protection du pa- vraient-elles pas guider notre réflexion sur la conclure : traditionnelles comme une source de richesse trimoine construits en France aux XIXe et XXe place du patrimoine, aujourd’hui et demain, • La Convention sur la valeur du patrimoine immatérielle et matérielle, elle reconnaît la né- siècles sont conçus pour des territoires rela- dans un monde de plus en plus globalisé ? culturel pour la société dite Convention de cessité de prendre des mesures pour protéger la tivement limités. Ils ont évolué ces dernières L’action culturelle n’a-t-elle pas notamment Faro (Conseil de l’Europe : 2005, en cours d’ap- diversité des expressions culturelles, y compris années mais ne peuvent prétendre couvrir de vocation à devenir aussi une fonction régula- probation). Dans une société de plus en plus leur contenu […]». vastes espaces. trice dans la recherche d’un équilibre pour un mondialisée, la recherche d’attaches et d’enra- • Et l’Agenda 21 pour la culture. «[…] Le monde Les schémas de cohérence territoriale et les développement socialement et culturellement cinement répond au besoin d’appartenance et ne fait pas uniquement face à des défis d’ordre plans locaux d’urbanisme pourraient répondre durable ? d’identification des individus. La Convention de économique, social ou environnemental. La à la nouvelle demande mais on constate N’est-ce pas également ainsi qu’il faut concevoir Faro aborde la question du pourquoi et du pour créativité, la connaissance, la diversité et la qu’ils ne le font que rarement ou de façon peu la culture comme le quatrième pilier du déve- qui transmettre le patrimoine. Ce texte présente beauté sont autant de fondements indispen- convaincante. loppement durable ? le patrimoine culturel comme une ressource sables au dialogue en faveur de la paix et du Quels modes de gestion mettre alors en œuvre Françoise Choay2 formulait ainsi ses interroga- servant aussi bien au développement humain, progrès. Ces valeurs sont intrinsèquement liées sur ces territoires ? tions en 2006 lors d’une conférence intitulée à la valorisation des diversités culturelles et à aux notion de développement et de liberté[…]». L’État se doit d’être crédible devant les collec- «Patrimoine, quel enjeu de société ? L’évolution la promotion du dialogue interculturel qu’à un L’Agenda 21 de la culture présente le dévelop- tivités territoriales comme devant l’UNESCO, il du concept de patrimoine» : modèle de développement économique fondé pement durable sous forme de «quatre piliers», est aujourd’hui le seul à pouvoir conduire la ré- «Entre notre passé et notre présent s’ouvre au- sur les principes d’utilisation durable des res- plaçant la culture sur le même plan que les trois flexion permettant de mettre à disposition des jourd’hui la béance d’une rupture qualitative. […] sources. Il est basé sur l’idée que la connais- piliers habituellement cités (l’environnement, collectivités des outils adaptés. Comment, à l’instar des autres domaines, est-il sance et l’utilisation du patrimoine relèvent du l’inclusion sociale et l’économie). Il propose Issues des lois de décentralisations de 1982- possible de redonner vie aux patrimoines anciens droit du citoyen à participer à la vie culturelle. de renforcer les politiques locales et d’intégrer 1983, les ZPPAUP sont appelées à devenir en et du même coup de récupérer la compétence • La Convention pour la protection et la pro- la culture comme un élément fondamental 2010 les aires de mise en valeur de l’architec- d’en produire de nouveaux pour les générations motion de la diversité des expressions cultu- de notre modèle de développement. Ce do- ture et du patrimoine (AVAP). Cet outil fondé sur futures ? Autrement dit, comment pourrait-on, relles (UNESCO : 2005-2007). «[…] La Conven- cument inaugure une nouvelle perspective et un partenariat entre l’État et les collectivités, parallèlement à la production d’équipements tion rappelle que la diversité culturelle doit être plaide pour qu’il y ait une dimension culturelle présente l’intérêt de conjuguer les préoccupa- performants, normalisés, hors d’échelle et décon- intégrée en tant qu’élément stratégique dans dans toutes les politiques publiques ■ tions environnementales et patrimoniales, et textualisés, réactualiser la compétence d’édifier de pouvoir être étendu à l’échelle communale un milieu différencié, contextualisé et articulé à voire intercommunale. Certaines expérimenta- l’échelle humaine ?» tions conduites avec l’outil ZPPAUP, à l’initia- L’intérêt croissant pour le patrimoine conduit tive des élus, portent les germes de solutions à reconsidérer sa fonction, notamment dans le pour ces territoires culturels, mais aucune éva- champ de l’aménagement. L’aménagement des luation n’en a été faite à ce jour. villes et des territoires apparaît aujourd’hui di- t | j a r d i n visé sur deux échelles, deux fronts : l’un global, 106 Quels enjeux pour quels changements ? fondé sur un mode réticulé qui s’étend au-delà Les succès croissants du patrimoine, sous toutes de toutes limites, l’autre local, à caractère social ses formes - attachement à l’environnement et culturel, fondé sur le bâti, le lieu habité et le bâti, succès du tourisme culturel, augmentation territoire délimité. Le second est principalement de la fréquentation des musée - révèlent des as- culturel. pirations profondes. Plus notre société accélère Comment alors considérer leur complémen- sa course vers la mondialisation, plus la tradi- tarité, les relier et les articuler ? Peut-on imagi- tion et le patrimoine suscitent l’intérêt, c’est une ner trouver un équilibre par le jeu de fonctions simple question d’équilibre. Mais l’accélération complémentaires permettant de concevoir au- des évolutions globalisantes rompt l’équilibre et jourd’hui des modes d’aménagement «soute- (1) Depuis 2010, les Causses-et-Cévennes et le Bassin minier Nord-Pas de Calais ont été inscrits sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO. met en cause jusqu’aux modes de vie en socié- nable» (de l’anglais sustainable) ? (2) Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2006. 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 107 La générosité de l’espace é c h a n g e s a v e c l e p u b l i c Uli Seher 7 décembre 2010 Comment l’indéterminé peut-il se révéler facteur de sociabilité ? Ne pensez-vous pas que la valeur d’usage néces- Comment le changement et l’adaptation peuvent être générateurs siterait d’autres contre-pouvoirs, pour éviter de d’appropriation collective ? Comment l’imprécision peut-elle être tomber dans certains excès ? La prise en compte des textes est très diverse, certaines communes garante de cohérence dans l’espace et dans le temps ? A travers ces trois ne disposant d’aucune zone de protection du questions majeures, Uli Seher aborde les thématiques centrales de notre patrimoine. société en évolution permanente et les outils de la conception. Il montre, Je pense qu’en matière de protection du patrimoine, si nous n’y prenons pas garde, nous à travers une sélection de projets de l’agence franco-allemande BRS risquons de devenir les victimes du succès de Architectes Paris/Cologne, l’importance de l’espace, du temps et de la nos propres lois. Nous allons devoir inventer tolérance au sein de notre société. d’autres façon d’aborder le sujet et d’autres outils pour agir. J’aurais pu également développer Des projets, comme les laboratoires de recherche Digiteolabs et Nano davantage l’évolution des modes d’élaboration Innov sur le plateau du campus de Paris-Saclay (le premier parc de des ZPPAUP et des secteurs sauvegardés les recherche d’envergure mondiale dans le domaine des sciences et des plus innovants. Les associations locales et les groupements d’habitants participent de plus technologies de l’information), le conservatoire de musique, de danse en plus à cette démarche au sein du groupe de et d’art dramatique à Suresnes, la réhabilitation d’un bassin minier travail chargé de suivre l’élaboration du docu- à l’échelle territoriale, témoignent de la fluidité entre l’architecture et ment. Lorsqu’ils en ont les moyens, les chargés l’urbanisme ainsi que des limites de la programmation. d’études s’entourent de compétences pluridisciplinaires, un effort est fait pour retrouver un langage commun, réhabiliter une culture de l’aménagement compréhensible par tous. Comment conserver ou redonner une urbanité à nos villes et à nos territoires ? Comment Pour aller plus loin : «développer des formes urbaines et des qualités Le site internet d’Alain Marinos : d’habitat qui rendent la ville dense désirable, et www.alainmarinos.net donc durable» ? La reconnaissance de la valeur met à disposition de tous de nombreuses des textes passe nécessairement par une plus ressources autour des thématiques du grande considération pour l’habitant, son iden- patrimoine, de l’architecture et de l’urbanisme. Préambule tité locale, sa culture. L’un des principaux problèmes est l’émiettement des pouvoirs en matière d’urbanisme. Il existe en France 36 000 communes et autant de pouvoirs en la matière. Je vous ai parlé du Val de Loire. Je comprends le souci du maire qui souhaite favoriser la construction d’un lotissement pour attirer des jeunes et conserver une école sur son territoire. La réflexion doit absolument être menée à une autre échelle. Cette année, au 5e Forum urbain mondial, un constat intéressant a été fait : les villes qui s’en sortent le mieux dans le monde ne sont pas celles qui affirment leur pouvoir, mais celles qui ont su le partager avec les autres collectivités, régionales et nationales. 108 11 00 aa nn ss dd ee • le Conseil général de la Haute-Vienne à Li- Mes associés et moi-même avons choisi trois moges, termes comme fil rouge de cette conférence : • le conservatoire de musique et de danse à l’imprécis, l’indéterminé et l’imprévu. C’est le Suresnes, fil conducteur de notre travail à des échelles • Digiteo Labs, trois bâtiments de recherche, différentes. au sud-ouest de Paris, au sein de l’un des plus En tant qu’architectes et urbanistes, nous grands campus de recherche de France, en de- sommes fortement liés à notre société et à son venir, évolution. Nous avons une immense responsa- • et une ZAC, que nous développons dans la bilité vis-à-vis d’elle. Ruhr, en Allemagne. Je commencerai par la question suivante : Dans un projet, on n’est jamais seul ! J’ai deux comment l’indéterminé peut-il se révéler fac- associés, Agnès Bertholon et Jean-Michel teur de sociabilité, participer à l’efficacité et la Reynier. Nous travaillons entre Cologne et Pa- constitution de l’identité ? ris. Nous échangeons de manière informelle Ou comment le changement et l’adaptation et nous construisons notre philosophie à tra- peuvent être générateurs d’appropriations vers les projets. L’École nationale supérieure collectives et d’améliorations sociétales ? Com- d’architecture de Toulouse où j’ai intégré un ment l’imprécision peut-elle être garante de laboratoire de recherche, nous sert beaucoup cette cohérence? à avancer intellectuellement et à réfléchir de Ces grandes questions nous renvoient à notre manière transversale. Uli Seher responsabilité vis-à-vis notre société. Je vais cc uu ll tt uu rr ee pp a r t a g é e a vv ee cc ll ee cc aa uu ee dd uu gg aa r r dd est ingénieur architecte et expliquer ce paradoxe à travers quatre projets L’imprévu urbaniste, professeur titulaire qui sont tous lié par l’imprécis, l’indéterminé et Comment le changement et l’adaptation dans le à l’École nationale supérieure l’imprévu : temps peuvent-ils être générateurs d’appropria- d’architecture de Toulouse. 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 109 a r c h i t e c t u r e | u r b a n i s m e | h a b i t a t | j a r d i n Conseil général de la Haute-Vienne mettent de loger ces nouveaux usages. Doubler un existant d’environs 10 000 m2 sans défigurer le bâtiment, ce n’est pas rien ! Pour cela, le bâtiment existant devait rester le maître des lieux, la figure représentative. tion collective et d’améliorations sociétales ? Créer des espaces informels J’ai choisi la thématique de l’imprévu pour en- Les espaces extérieurs sont des espaces trer dans la réflexion sur l’espace et le temps. d’usage informel. Le programme contenait C’est vieux comme le monde. Mais je trouve beaucoup d’éléments précis. Mais le flou sur opportun de mettre l’espace et le temps au l’aménagement extérieur nous a aidé à ar- cœur de notre réflexion car on vit dans une ticuler la beauté de cet ancien couvent à des société où l’espace-temps évolue de manière espaces informels. On a pu ainsi articuler les permanente. Prenons l’exemple d’un jeans dé- espaces introvertis, pour ceux qui travaillent, à lavé, entré dans la haute couture ! La société a des espaces plus représentatifs, afin de mettre l’impression de pouvoir acheter du temps : on en scène ce changement d’affectation. dépense de l’argent pour acheter un jeans qui En partie haute, un jardin permet d’articuler a l’air d’avoir cinquante ans ! C’est révélateur de les espaces représentatifs à l’esplanade. En la société dans laquelle nous vivons. partie basse, un jardin triangulaire est réservé aux employés. Ils peuvent se retrouver pour la L’exemple de la conversion pause ou pour un pique-nique. L’espace repré- de la caserne de la Visitation sentatif, avec un magnifique cloître, a été mis en Conseil général de la Haute-Vienne L’intervention dans le sol était impression- moges en un lieu politique, siège du Conseil nante. Le niveau du sol est celui de l’entrée général, semble a priori être un changement principale dans la cour triangulaire. Une grande assez radical. En 1644 c’était un couvent. En ouverture y accueille les différentes fonctions 1850, il a été transformé en caserne. Comment et permet la densification du programme du est-il possible de transformer un lieu religieux, bâtiment. en lieu militaire puis en lieu politique ? Nous nous sommes interrogés sur la matériali- Si on se penche sur ces transformations, on se té de cette intervention. La porcelaine, comme rend compte qu’il s’agit de transformations et matériau de façade, représente un savoir-faire d’agrandissements spatiaux, mais tous liés à très important dans ce département de la une même thématique, le pouvoir. C’est une Haute-Vienne. Une équipe de chercheurs tra- grande responsabilité de transformer un pa- vaille sur ce matériau et le transforme en une trimoine d’usage. Il était important de le rou- matière magique. Grâce à un travail commun, vrir, le redonner aux gens, et rajouter ainsi une nous avons pu utiliser cette matière, au cœur strate de l’histoire à ce lieu impressionnant et de la réalisation, comme matériau de façade. prendre le risque administratif d’écartement diens, comme des marchés par exemple. C’est de la procédure du concours. Cette opportu- également un moyen pour les piétons, les cy- nité d’occupation pouvait aussi, si le Conseil clistes et les parents avec poussettes de faire général et la ville le souhaitaient, devenir une un court-circuit dans leur trajet. opération de réparation urbaine. Cette impréci- En dehors du fait qu’il s’agissait d’un bâti- sion volontaire s’est transformée peu à peu en ment militaire relativement délabré, il fallait projet qui a permis de fermer cette dent creuse également accueillir de nombreuses voitures par la construction de trois maisons banali- sur site. A cette fin, on a pu créer un espace sées. Cela a joué un rôle important d’intégra- de parking sous la grande esplanade. A partir tion en permettant au Conseil général, durant de 18 heures, horaire de fermeture du Conseil le chantier, de discuter avec les commerçants, général, le parking peut devenir accessible aux les habitants et les associations. Grâce à cela, citoyens. L’endroit est situé près d’une place une grande partie des acteurs de la ville a pu très animée de la ville. Nous avons espéré ainsi s’approprier le projet. résoudre un enjeu, qui n’était pas exprimé dans Le Conseil général a finalement fait usage de le programme, mais dont nous nous sommes cet endroit par un accueil banalisé pour des sentis responsables. De manière générale, rendez-vous du quotidien. D’autres program- nous essayons d’utiliser ces moments d’in- mations particulières et mixtes ont pu contri- terventions projectuelles pour améliorer les buer à une mixité programmatique bien vécue. choses dans les environs directs. Finalement, un petit grain de sable dans la mécanique générale du projet a permis à l’en- en valeur par cette reconfiguration. La reconversion d’une caserne militaire à Li- que le lieu puisse accueillir des usages quoti- L’imprécision pour l’intégration semble des acteurs d’échanger et d’ajuster, Une imprécision programmatique nous a per- faisant en sorte que cette nouvelle occupation mis de développer un autre thème : l’intégra- des lieux se passe le mieux possible. Je remer- tion. Il y avait une parcelle inoccupée sur la cie vivement cette imprécision du départ ! partie basse, une dent creuse dans une rue Conservatoire de musique et de danse à Suresnes. typique de la ville centre. Depuis le début nous Le temps et l’espace avons proposé de construire à cet endroit, mais Comment le changement et l’adaptation dans le avec des espaces non programmés pour ne pas temps peuvent être générateurs d’appropriation collective, d’améliorations urbaines, et révélateurs d’identité ? Comment l’imprévu peut-il changer les choses et générer une appropriation collective ? A l’image d’une crème antiride qui nous renvoie de nouveau à la posture de notre société qui refuse de vieillir. C’est un clin d’œil aux opérations de rénovation urbaine, à des insertions majestueux. 110 Nous avons choisi la posture de ne rien faire Insertion et usages quotidiens au-dessus du sol. Il y avait une stratification L’autre aspect, c’est l’ouverture du lieu. Le fait dans le temps, avec un rajout de bâtiments au de redonner ce lieu, fermé à cause de l’usage fil des années. Nous avons choisi de travailler militaire, aux habitants, était pour nous cru- dans la profondeur du sol, pour arriver à une cial. Nous voulions restaurer un lien entre deux organisation de stratifications des différentes rues, ouvrir une grande esplanade et redonner époques jusqu’à aujourd’hui. C’est aussi l’op- le bâtiment et son terrain aux habitants du portunité d’intégrer au sein de cet ouvrage des département. Ce changement d’affectation usages de représentation qui n’existaient pas est une œuvre administrative complexe ! Mais jusqu’à présent. Nous avons rajouté dans la notre volonté était que le Conseil général re- profondeur du sol plusieurs espaces qui per- trouve sa place au sein de son département et 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d du temps au sein de notre société. L’exemple de la conversion d’une galerie commerciale en conservatoire de musique et de danse à Suresnes. L’histoire commence avec Henri Sellier, ancien maire de la ville. Ce socialiste humaniste avait fait le pari d’implanter un théâtre au milieu d’une cité ouvrière. Le succès de ce théâtre, baptisé Jean Vilar, a été tel que soixante-dix ans après, le conservatoire, logé à l’intérieur du bâti- 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 111 a Conservatoire de musique et de danse à Suresnes. h i t e c t u r e | u r b a n i s m e | h a b i t a diés aux salles de musique, à l’administration et Pour un meilleur respect budgétaire, nous L’exemple du campus scientifique aux autres espaces. Mais notre préoccupation avons gardé tous les éléments structurels. Digiteolabs à Saclay a été les abords qu’on a mis au cœur de notre Même quelques poutres gênantes, que nous L’indéterminé est notre sujet principal de ré- réflexion. Nous avons souhaité améliorer une avons acceptées et transformées en objets flexion pour le campus scientifique Digiteo- petite placette qui faisait le lien avec le reste uniques ; ce n’est pas grave. labs sur le plateau de Saclay. L’indéterminé se du centre-ville et ouvrir la salle d’audition sur En périphérie de l’ensemble, nous avons amé- trouve en dehors des limites de la program- une esplanade abandonnée. Pour donner un lioré des couloirs qui n’avaient aucune lumière mation formelle. Il contribue à une typologie rôle majeur à l’usage de l’espace public, nous naturelle. Cela a permis d’établir un contact spatiale organisationnelle. L’indéterminé est avons transformé les culs-de-sac existants en visuel avec la ville et ses habitants. C’est d’ail- identificateur pour un campus scientifique de salles de danse. leurs devenu le nouveau parcours des habi- recherche. C’est un titre de travail qui nous La grande complexité du projet, générée par de tants qui rentrent chez eux. Ils longent l’équi- a guidés tout au long de ce projet complexe. ment, a dû déménager. C’est à cette fin que la multiples personnes concernées, a nécessité pement culturel et peuvent le côtoyer. Par la Inventer une seule typologie pour six labora- ville de Suresnes avait lancé une concertation plus de travail et de réunions, mais cela s’est suite, les services responsables des chaussées toires censés travailler ensemble, dans trois bâ- pour transférer le conservatoire de musique révélé plus efficace que la plupart des concer- se sont associés au projet. Ils ont redonné un timents, implantés dans trois villes différentes : dans un autre lieu. tations. aspect continu et agréable à l’espace public. Saclay, Palaiseau, Moulon. Le pari, assez osé, de ne pas choisir le lieu le La traduction spatiale apparaissait relative- plus beau possible pour y construire un objet ment complexe car rien ne se superposait. Révéler des identités prédominantes. Comment les gens travaillent ? architectural a été argumenté, dans la conti- Pour donner une orientation au projet, un point L’architecte qui a mené les travaux de la réha- L’espace de travail est-il fixe ou évolutif ? S’agit- nuité de la philosophie d’Henri Sellier, par d’ancrage, un patio a été imaginé. Ensuite, les bilitation urbaine précédente n’aurait pas pu il d’un travail individuel ou collectif ? Et, après le choix d’un lieu où l’impact social serait le différents niveaux se calent autour pour la mise imaginer une seule seconde qu’un conserva- toutes ces questions tournées vers le quoti- plus fort. Comment redonner une importance en relation des usages avec la ville à l’extérieur. toire de musique allait se loger entre les multi- dien, la simple notion de « quel espace fait la à l’espace public ? Comment, à travers ce dé- Trois étages ont été investis. Un rez-de-chaus- ples poteaux de sa structure commerciale. Cela qualité quotidienne, la sociabilité et l’identité » ? ménagement, faire profiter d’une amélioration sée minuscule, initialement occupé par un nous a aidé à écrire une architecture très parti- Un chercheur est une personne comme les urbaine et sociale ? Pour répondre à ces préoc- restaurant chinois, a été transformé en un petit culière. Pour éviter les poteaux, il fallait, en effet, autres. Il va travailler, comme nous, tous les cupations majeures, le choix s’est porté sur une hall d’accueil. Il est devenu l’entrée du conser- chercher des formes bizarres. Acoustiquement, matins. Il est passionné, certes, mais il a besoin réhabilitation urbaine des années 1980-1990. vatoire, donnant ainsi à la placette sa raison cela a représenté un avantage. Grâce à cela, d’une qualité de vie dans son travail, de socia- Il s’agit d’une dalle commerciale surplombée d’être et l’occasion de faire vivre l’endroit. nous avons pu concevoir de manière imprévue, bilité pour construire sa fierté, moteur de son une réelle identité des différentes salles. Elles acte. Il a besoin de participer à une identité Améliorations urbaines sont étranges. Les élèves et les professeurs ont générale. mais bien fonctionné a été rude : des espaces L’autre question a laquelle nous avons été tous leur salle préférée, qui conviennent au Notre réponse a été la suivante : en-dehors d’usages publics abandonnés, des magasins confrontés était de mettre en relation les im- mieux au type d’instrument qu’ils pratiquent. de l’importance de créer les espaces de tra- fermés, un escalator en panne laissé à l’aban- meubles environnants avec l’espace d’usage Chacun a pu trouver son bonheur, grâce à cette vail les mieux adaptés, la cible se situe dans don… Vous pouvez imaginer à quel point cet public. Pour cela, on modifiait l’accès aux cages trame de poteaux totalement imprévue pour les espaces de rencontre. Ils permettent de se espace était devenu le lieu le plus mal vécu de d’escalier et l’organisation du système des pou- un conservatoire. détendre, de se relâcher, de prendre de la dis- la ville. belles à colonnes, loin du tri sélectif ! J’ai grandi Les questions sur l’identité spatiale me font tance. Nous avons fait circuler des images de Mais le lieu avait la capacité de s’améliorer en Allemagne avec un tri sélectif assez au point basculer vers un autre projet avec l’indétermi- situations urbaines au sein de notre équipe grâce à cette programmation culturelle. Ce vide et cela m’insupportait de voir de gigantesques né comme acteur principal. durant la phase de conception pour garder urbain pourrait être effacé en implantant, ici, poubelles «ramasse-tout». Nous avons pu ainsi le conservatoire. Puis on a cherché le contact repenser cette organisation et contribuer à son d’un nombre important d’HLM. Le diagnostic de cette galerie commerciale qui n’avait ja- Indéterminé dans la rue, la détente dans un jardin public, la photo du baiser de l’Hôtel de Ville, le marché amélioration. meilleure adaptation à cette intervention. Ce petit projet mettait beaucoup d’acteurs en de sociabilité et participer à l’efficacité et à la d’Aligre à Paris, etc. Comment un chercheur Notre objectif était alors d’améliorer tous les relation. On a pris un plaisir fou à le penser et constitution d’identité ? peut-il contribuer, lui-même, à son espace de espaces environnant du lieu grâce à l’implanta- à le réaliser. Une publicité des années 1990 pour la Renault travail ? Telle était la mission que nous nous tion de cet outil culturel. C’est cette méthodo- Chercher la lumière naturelle n’est pas évident Espace posait cette question : «Et si le vrai luxe étions fixée. logie qui a convaincu la municipalité, qui nous dans une galerie commerciale. Nous avons c’était l’espace ?». Cette publicité nous a inter- A l’intérieur des espaces programmés et des es- creusé et cherché des endroits où rebondir sur pelés. Elle montre un vide qui met en évidence paces individuels de recherche, nous avons mis la lumière naturelle. C’est important, surtout trois personnes. Elles sont à table comme tous en place des espaces collectifs, des salles de ré- pour les professeurs qui passent leur journée les autres, mais le vide donne une particularité union où les différents groupes se rencontrent entière dans l’établissement. à cet espace. et des plateaux de recherche. A l’intérieur, un Le programme précisait le nombre de m2 dé- 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d | j a r d i n en tête les scènes à mettre en place : la foule avec les habitants et discuté afin de trouver la Espaces indéterminés t De nombreuses questions nous semblaient Comment l’indéterminé peut se révéler facteur a confié par la suite ce projet excitant. 112 r c 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 113 a Le campus scientifique Digiteolabs à Saclay r c h i t e t u r e | u r b a n i s m e | h a b i t a déclarés comme espaces de travail en tant que semblant tous. Après avoir étudié le contexte échelle dans les différentes attractions paysa- tels. Ils donnent une marge de manœuvre à ce en terme de déplacements, nous avons consta- gères aux alentours, un lac, des terrils... On peut bâtiment. On espère que cette jachère restera té l’omniprésence de la voiture. Que faire dans ainsi envisager une traversée en VTT et l’organi- flexible dans le temps et aidera ce bâtiment à un paysage dominé par la voiture ? Au sein sation d’un mondial du VTT. La thématique du perdurer, à continuer sa vie et à devenir ce qu’il d’un workshop nous avons évoqué toutes les sport renforcerait l’identité de ce lieu. On peut espace vide se dessine. C’est lui le plus impor- a besoin de devenir. On a laissé ces espaces constructions liées à la voiture, jusqu’à ce que aussi imaginer des courses de moto, du skate, tant, car il détient au final ces fonctions de la sans définition exprès, mais équipés, pour que nous ayons imaginé une piste de Formule 1 ! du roller, du cyclisme, des marathons, etc., p rencontre imprévue et improbable à la ma- les futurs habitants puissent se l’approprier Le point commun de tous les circuits de For- our animer les lieux en dehors de toute autre chine à café. Cet espace devait devenir l’acteur pour y travailler ou cultiver des plantes... C’est mule 1, c’est le sens unique, qui peut être une activité et donner envie aux gens de venir sur principal pour écrire l’identité spatiale. à eux de le faire vivre. C’est ça la vraie qualité. bonne base pour un projet différent. Une même place. adresse pour tout le monde et une orientation Une maquette nous a permis de vérifier les pa- simple. Le projet Ewald Ring était né ! ramètres opérationnels de cette nouvelle ZAC. Le projet a été le résultat de multiples négociations avec les maîtres d’ouvrage et les équipes Les usages dans le temps et l’espace de chercheurs. Les vides entre les différents Comment le changement et l’adaptation Un départ et une arrivée autour des land Nous avons décrit différentes qualités paysa- étages sont devenus porteurs des messages, peuvent être générateurs d’identité collective et mark (points de repère) les plus significatifs, gères, comme de grandes pelouses indéter- des identités et des envies. On a travaillé ces contribuer à l’efficacité économique et sociale? comme la tour d’extraction de charbon. Les minées pour les activités de loisirs, en tenant silos peuvent avoir un rôle dans l’orientation, compte des contraintes techniques des bassins L’exemple de la revitalisation c’est aussi un ancrage dans le patrimoine. de rétention d’eau. d’un bassin minier dans la Ruhr Nous avons dessiné le parcellaire autour de Parti d’un circuit de Formule 1, le projet a évo- espaces comme une sculpture pour définir une identité à travers l’usage de ces différents bâtiments de recherche. cette route à sens unique. Finalement, cela lué vers un lieu d’activités sportives. Que peut- L’atrium, moteur bioclimatique et social Un contexte particulier paraissait de plus en plus réalisable et simple ! on faire alors des éléments déjà en place ? Les Ce grand atrium, par exemple, est le moteur La Ruhr est une agglomération de plusieurs Nous arrivions à respecter la programmation, bâtis anciens peuvent se reconvertir en hall de de la sociabilité, de la rencontre et de l’identi- villes de moyenne et grande taille, composée sport. A travers l’implantation d’un magasin Go té, marié à la logique d’un bâtiment bioclima- d’industries, de zones agricoles et d’anciennes Sport, les terrils sont devenus une véritable at- tique. Avec nos ingénieurs, nous avons imaginé mines, ainsi que de leurs habitations. Depuis traction. Le Ring et le cœur d’îlot, sont devenus de faire de ce bâtiment un moteur pour une quarante ans, les mines ferment successive- le support d’autres activités. ventilation entièrement naturelle. Un pari fou, ment, laissant derrière elles un désastre éco- Le master plan, support des négociations, pos- mais un vrai défi à relever car il permettait de nomique et social, avec un taux de chômage sède une identité très forte. Cela nous permet rendre les gens qui y vivent responsables de énorme. L’histoire minière y est très présente de garder une identité claire et d’apporter avec leur propre environnement. Ils sont à la fois et a été déclarée héritage culturel mondial en chaque discussion et décision suffisamment chercheurs et usagers du bâtiment. On peut 2001. Le déclin a commencé dans les années de matière pour renforcer l’identité des lieux. ainsi les rendre utiles à l’intérieur. Nous avons 1970 avec la première crise pétrolière. Le terri- La liaison avec le centre-ville se fera dans le fu- réintroduit les notions simples du bon sens toire compte 5,4 millions d’habitants, répartis tur grâce à un télésiège. dans ce monde high-tech, comme par exemple sur 135 000 km . Il s’agit de la troisième agglo- ouvrir la fenêtre pour aérer ou rafraîchir, fermer mération européenne après Londres et Paris. les volets pour se protéger du soleil, etc. La ville de Herten, implantée dans la partie A partir du moment où l’on essaye de ne pas se L’atrium est donc devenu la colonne vertébrale, nord de la Ruhr, a lancé un concours auprès limiter, de s’arrêter, de trop préciser ou décider un élément fédérateur de la sociabilité avec la d’architectes et d’urbanistes pour implanter Reconversion du bassin à maintenir l’ensemble des bâtiments préexis- l’indéterminé devient un véritable outil de pro- fonction d’un moteur bioclimatique et social. un parc d’activités, commerciales ou de loisirs, minier Ewald, Ruhr tants et les habitants déjà sur place. Ils offrent jet. C’est le principe de l’incomplétude. Penser le Heureusement, les trois sites se trouvent sur afin de sauver socialement ce territoire. la possibilité d’un ancrage permanent sur projet comme incomplet. un plateau très venteux, et le vent, par l’effet de La zone d’intervention est un très grand terrain, place dans un projet dessinant le futur. Ce sont L’écriture du processus sera continuelle et se fera cheminée, peut contribuer à cela. doté d’un patrimoine fantastique composé de des acteurs qui sont déjà là, ils vont nous aider par les usagers. Il faut donc laisser des blancs, Les bâtiments sont aujourd’hui très appréciés bâtiments administratifs, industriels, de silos, à implanter le projet et à réécrire cet espace, à des vides, des espaces de réserve. Préserver par leurs utilisateurs. Grâce à cela, trois autres d’un terril qui s’avère être le plus haut d’Europe. lui donner un sens. des jachères, des espaces indéterminés, du flou, Notre volonté était de créer de véritables es- des marges, du battement, du jeu, de la pertur- mandés. La voiture comme vecteur d’identité paces urbains, proches, avec les parkings en ar- bation, de l’exception… Pour des projets futurs, En premier lieu, nous nous sommes penchés rière-plan, afin que l’identité même soit écrite pour des appropriations spontanées et pour des sera garante de la cohérence et comment les sur la question : «Qu’est-ce que c’est qu’ un parc par les habitants et non pas par les voitures retraites possibles. C’est notre conviction ■ chercheurs vont vivre dans ces immeubles. d’activités ?» Nous avons été déçus par ce que garées devant chez eux. C’était aussi la volonté Les espaces informels sont équipés mais pas nous avons vu : des lieux sans identité, se res- d’intégrer des activités sportives à plus grande a n s d e c u l t u r e | j a r d i n Éloge de l’indéterminé On verra dans le temps si cette imprécision 1 0 t 2 bâtiments de la même typologie ont été com- 114 c p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 115 a r c h i t e c t u r e | u r b a n i s m e | h a b i t a t | j a r d i n Le développement durable : vers une architecture globale et locale Françoise-Hélène Jourda 14 avril 2011 La prise de conscience récente que les ressources de la planète sont limitées va engendrer une véritable révolution technologique et culturelle toute aussi importante que la révolution industrielle. Il ne s’agit pas seulement de réduire nos consommations énergétiques ou de trouver des énergies de substitution, mais aussi de conserver nos capitaux de ONG avait attaqué le bailleur social en disant : économes en énergie. Nous avions gagné un «Vous louez des appartements sans chauffage. concours pour le projet de l’école de la lan- Or, un logement doit être confortable, chauffé terne à Cergy-Pontoise. Puis tout s’est arrêté. et ventilé, sinon c’est une caisse en béton». Le Plus personne ne parlait d’architecture solaire bailleur social affirme avoir respecté la RT 2005 ou bioclimatique. Travailler sur les économies et cite l’architecte qui confirme avoir mis 12 cm d’énergie, avec le climat, n’était absolument d’isolant. L’ONG rétorque à l’architecte qu’en pas d’actualité. Pire : c’était même péjoratif. On ressources, ou ce qu’il en reste, pour laisser aux générations futures la 2007, il savait bien que l’énergie allait augmen- disait : il vient d’où celui-là ? Du Larzac ? Qu’est- possibilité de répondre à leurs besoins. ter. La société d’HLM est d’accord, l’architecte ce que c’est que cet architecte baba cool ? Dans a un devoir de conseil. Il aurait dû demander les années 1980, sous Mitterrand, l’architecture au maître d’ouvrage de mieux isoler le bâti- française est occupée par les grands projets, d’architecture, nous sommes face à une responsabilité énorme puisque ment. Les occupants auraient dépensé moins le monumental, qui doit s’afficher, comme la ces secteurs d’activité consomment plus de 40% des ressources. Il est d’argent et auraient pu garder leur confort. Cet pyramide du Louvre, l’Arche de la Défense, etc. article s’intitulait Un architecte coupable d’ho- Les questions de l’humain, de l’énergie ou du micide involontaire. climat sont ignorées. En matière d’aménagement, d’infrastructures, d’urbanisme et aujourd’hui possible de construire des bâtiments avec un impact très faible sur la planète. Nous en avons les moyens. Il suffit (quelle ambition !) Je prétends que dans ces années-là, l’architecLe développement durable en France, ture française s’est engagée avec succès dans dont l’esthétique est encore à découvrir. Mais il faut aussi réparer nos grand absent des années 1980-1990 la production d’objets magnifiques, mais qu’en La seule définition valable, pour moi, est celle même temps c’est un échec terrible pour la re- villes, «soigner» nos lieux de vie, rétablir des équilibres. de Gro Harlem Brundtland : «Le développement cherche de réponses à des besoins sociétaux et durable est un développement qui répond aux au défi de la préservation des ressources. besoins du présent sans compromettre la ca- Lorsque je donnais des conférences à l’étran- pacité des générations futures à répondre aux ger et que l’on me posait des questions sur les leurs». Si l’on adopte cette phrase une fois pour exemples d’architectures bioclimatiques en une très grande chance qui s’offre à eux, de se toutes, que l’on vit avec cette conscience en France, je répondais que je ne faisais rien en gagement. Il guide mon travail depuis trente et remettre en question, pour renouveler leurs permanence, je pense que cela génère tous France, que je n’évoquais même pas ces sujets un ans exactement. J’ai commencé ma carrière pratiques et exercer autrement. les actes de notre vie. J’essaye de le faire, ce car je me faisais mal voir ! Comme si en France en 1980 en remportant le premier concours eu- L’idée s’est imposée à partir du moment où n’est pas facile. Dans mon travail, j’ai un bilan nous n’avions pas de problèmes de pollution, ropéen d’énergie solaire passive. A l’époque, le les politiques et des personnalités publiques carbone épouvantable. En un mois et demi, je d’énergie et de dégradation des milieux... comme Al Gore se sont emparés du sujet. suis allée en Guyane, à la Réunion, en Turquie, de les mettre en œuvre grâce à des constructions conçues autrement, Le développement durable est pour moi un en- sujet même de développement durable n’existait pas. On parlait d’architecture solaire. J’aime cinq fois à Vienne, deux fois à Munich... Je me Premiers projets pour un nouveau discours bien dire DD parce que le mot «développement La responsabilité de l’architecte dis que c’est acceptable car c’est toujours pour En 1981, j’ai construit l’école d’architecture de durable» me paraît très mauvais ! Il est traduit Il se passe des choses très graves dans le porter la bonne parole. Lyon. J’ai fait une double façade vitrée, la première au monde. Elle n’a jamais fonctionné. Françoise-Hélène Jourda de l’anglais sustainable mais le mot soutenable monde. Je considère, qu’en tant qu’architecte, J’ai fait mes études pendant les années 1970 au n’est pas approprié en français. On aurait pu on a une énorme responsabilité. Pire : si l’on moment de la crise pétrolière à l’école d’archi- Elle est censée récupérer la chaleur le matin Architecte et urbaniste, Françoise- inventer un nouveau terme. Développement ne réagit pas et que l’on ne prend pas le sujet tecture de Lyon. Nous avions une conscience à sur la façade est, pour la transférer ensuite sur Hélène Jourda exerce son activité durable incite à rentrer dans l’éphémère et à bras-le-corps, on sera coupable. Coupable la fois politique et sociale, pour les sujets d’ar- la façade ouest, et inversement. On n’a jamais parlé de cette fonction, le sujet n’intéressait au sein de son agence parisienne pas du tout dans la durée, dans le temps. Il est de ne pas l’avoir fait ! En 2007, avant le Gre- chitecture solaire et bioclimatique. Nous avons JAP (Jourda Architectes Paris). entré chez le grand public assez récemment. nelle de l’environnement, j’ai écrit un article construit en 1981 une maison en briques de personne. On parlait d’une façade cristalline car c’était la grande époque de la transparence. Après avoir enseigné à Lyon, à En 2004, à la Biennale de Venise, on m’avait sur ce thème. Une petite histoire qui se passe 37 cm d’épaisseur, très isolée pour l’époque, en Oslo, à l’université du Minnesota, à demandé de faire le pavillon de la France sur en 2017. Un journaliste raconte ce qui se passe Ardèche, dans l’idée de minimiser les déperdi- Nous avons continué nos projets. Des maisons en pisé en 1985 dotées d’une toiture-serre ré- l’École polytechnique de Londres, le thème du développement durable. La di- dans un tribunal. Un petit garçon avait été re- tions, avec des protections solaires, en utilisant à l’université technique de Kassel, rection de l’architecture et le ministère de la trouvé mort dans un logement social, décédé le minimum de matière. Nous avons réalisé cupératrice d’énergie. Nous avons construit notre maison aussi. Elle a joué un rôle impor- elle occupe depuis 1999 la chaire Culture étaient furieux, disant que cela n’inté- d’une pneumonie. Il n’y avait pas de chauffage une maison-serre également. Les habitants d’écologie architecturale à la resserait personne, ce truc d’écolo ! Il y a sept dans l’appartement. Les parents n’avaient plus avaient acheté une serre horticole. Ils ont en- tant dans l’élaboration d’une nouvelle stratégie d’architecture. C’est une maison, à Lyon, nichée Technische Universität de Vienne. ans encore, cela n’intéressait personne. Les de quoi payer la facture. Aujourd’hui, ce n’est suite construit leur habitation à l’intérieur. En 2009, elle a publié le Petit choses ont changé au début des années 2000 déjà plus de la fiction. Dans six mois ou un an, En 1980, à la suite du second choc pétrolier, dans un jardin très précieux, celui d’un presbytère. Elle s’est posée délicatement dans le site. Il fallait garder le vieux poirier, les framboisiers manuel de la conception durable dans la conscience collective, mais pas chez les avec les 30% d’augmentation du prix de l’éner- il y a eu en France une vraie réflexion. Il y a chez Archibooks. architectes. Malheureusement, parce que c’est gie sur cinq ans, cela peut vraiment arriver. Une eu des programmes, comme celui des écoles 116 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 117 a h i t e c t u r e | u r b a n i s m e | h a b i t a et les fraisiers. Les fondations ont été des élé- si la précision et le contrôle de la qualité, ainsi social, je ne construirai pas ces logements sur ce pour la santé. On étanche la surface en ments en béton. La charpente métallique a que la bonne gestion des déchets. On maîtrise terrain». Bien sûr, les architectes ont souvent construisant. C’est bien, car ainsi, l’eau de été montée en trois jours. Il a fallu une journée les émissions de Co ; on n’a pas de bruit et on faim, ils doivent travailler. À ceux-là, je ne jette pluie ne traverse plus la zone polluée et ne pour déployer la toiture, un abri permettant réduit la durée dans le temps du chantier. pas la pierre. Mais je la jette à certains de mes contamine plus la nappe phréatique. Mais d’accumuler les déperditions de la maison (et Durant les années 1980, les problèmes en- confrères qui, eux, n’ont pas faim. Ils ont des on ne le fait jamais. Si un maire annonce de gagner trois degrés de température en hi- vironnementaux personne agences de 150 personnes et vont construire en qu’il va construire sur une zone polluée, tout ver). Dessous, c’est une auto-construction avec ici, contrairement à l’Autriche, la Suisse, l’Al- Chine des bâtiments qui sont des cochonneries le monde va lever les bras au ciel en disant du contreplaqué uniquement à l’intérieur et à lemagne, la Suède, le Danemark, ou même environnementales. Uniquement pour l’argent. qu’il n’en est pas question. l’extérieur, de l’isolant entre les deux feuilles. l’Angleterre. Nous avons donné beaucoup de Eux, je les agresse très volontiers. Si l’on ne vit Aucune étanchéité n’a été nécessaire car nous conférences à l’étranger, en présentant nos pas avec un minimum d’éthique, où va-t-on ? de plus en plus cher. Quels matériaux vais- avions déjà le parapluie et le parasol en même projets sous l’angle environnemental et non Imaginons que l’on ait un terrain bien adapté je utiliser pour pouvoir en laisser aux géné- temps. plus seulement sous l’angle purement archi- et un programme intelligent, que fait-on ? J’ai rations futures ? Et si je les utilise, comment C’est à partir de cette expérience que j’ai com- tectural et esthétique comme c’était le cas en écrit un petit livre qui s’appelle le Petit manuel faire en sorte qu’ils soient encore disponibles mencé à élaborer mon discours, autour de thé- France. En 1986, nous avons eu une première de la conception durable. Il est destiné aux après ? matiques comme la légèreté, la réduction de la commande à Stuttgart pour des maisons bio- «non-sachants». Il explique les questions qui • l’énergie. On sait aujourd’hui construire des quantité de matière, la création de microclimat climatiques. On retrouve le même principe se posent, du choix du site à la conception bâtiments avec des niveaux de consomma- grâce à l’architecture, l’utilisation au maximum d’une grande toiture sous laquelle on construit. des détails, pour construire durable. La seule tion énergétique extrêmement réduits, à de bois, la simplicité, sans aucune prétention Dans cette réalisation, il y a une maison en chose à faire, c’est évaluer l’impact. Ce que je condition d’être dans le site adéquat. Quand de durer des siècles. Nous avons développé pierre et une maison en verre. L’idée dévelop- fais aujourd’hui va-t-il priver de ressources les on parle de bâtiment basse consommation, ce principe pour le lycée international de Lyon pée dans ce projet pour une exposition inter- générations futures ? Les ressources que nous il faut faire la part des choses. Un couple avec une vaste toiture plantée de 4000 m de nationale d’architecture ou IBA (Internationale utilisons sont de cinq ordres : vivant dans une maison BBC, consommant prairie. Ce serait interdit aujourd’hui car à par- Bauausstellung) était d’avoir une maison mini- • l’air. La construction génère des émissions de 40 kWh/m2/an et par an, s’il utilise sa voi- tir d’une certaine pente, on n’a pas le droit de mum en hiver et une autre pour l’été, en verre, CO2. On sèche l’air, on l’humidifie, on relâche ture pour aller travailler, sa consommation mettre de la terre végétale. Et pourtant, grâce utilisée quand le climat l’autorise car elle n’est des particules ou des composants volatils, sera de 80 kWh/m2/an en énergie primaire. à cette toiture sous laquelle se trouvent les es- pas chauffée. Les gens pouvaient être nomades etc. Cela concerne la qualité de l’air. Construire une maison super économe en paces communs, il y a un microclimat protégé. entre ces deux espaces, habiter dans la maison • l’eau. La construction utilise des ressources Elle accumule l’eau de pluie et diffuse une hu- minimum de 70 m et puis s’étendre sur une en eau. Par exemple, l’acier demande énor- midité qui fait défaut dans les grandes villes, maison plus grande de 150 m2 à d’autres mo- mément d’eau. Des tableaux permettent de Il faut donc réfléchir globalement lorsque l’on elle participe à l’étanchéité. De plus, cela oblige ments de l’année. calculer la quantité d’eau utilisée. On sait parle d’impact. Il faut également regarder l’im- que les ressources en eau sont comptées. pact sur la biodiversité, comment la préserver 2 2 n’intéressaient 2 les personnes à monter deux fois par an sur sa 118 r c Les gens en sont moins conscients que ou même la relancer systématiquement, et pour un architecte ? pour l’énergie, dont l’augmentation du prix penser aussi évidemment au confort et à la car il était impossible de parler de toiture végé- Très souvent, on impose aux architectes un site touche directement au porte-monnaie. santé. talisée au début des années 1990. et un programme : une école, des logements de En réalité, c’est un drame en préparation. On Pour en revenir aux matériaux, même le béton grand standing ou des logements sociaux, etc. va manquer d’eau potable partout sur la pla- est un matériau qui atteint des limites graves. La solution de la préfabrication Sur ces deux aspects, nous n’avons pas grand- nète. Il faut donc minimiser notre consom- On importe en France du sable et des graviers L’idée d’essayer de préfabriquer au maximum chose à dire. Et c’est dommage car c’est là que mation, en privilégiant certains matériaux, du Maghreb pour construire des bâtiments ici. les bâtiments s’est imposée dans notre ré- se prennent les premières décisions. Si, par en préférant des bâtiments peu gourmands On détruit les écosystèmes de ces pays pour flexion. La préfabrication a, dans notre pays, exemple, on construit des logements sociaux en eau pour leur entretien. Toutes ces infor- construire nos bâtiments en béton, c’est gravis- une image négative, des relents des années loin de tout transport en commun, c’est gra- mations existent et sont accessibles à tous. sime. Beaucoup de gens l’ignorent. 1970, lourde, en béton, pour les ZUP, etc. C’est vissime ! Surtout aujourd’hui, l’on sait ce que • le sol. On utilise de l’espace. Il faut construire une idée fausse. La préfabrication est merveil- cela veut dire : les gens vont devoir utiliser leurs sur des terres non cultivables, comme le fai- leuse. D’abord, les gens travaillent à l’abri dans voitures, ce qui va contribuer à augmenter la saient les anciens. En Provence, on construit Allemagne (1992) des ateliers. Quand je vois des personnes cou- pollution et diminuer les ressources. sur des cailloux, certainement pas sur le peu En 1990 l’agence été invitée à un concours en ler du béton sous la pluie et dans le froid, dans Il nous reste une chose à faire. Je le dis à l’inten- de terres arables disponibles. On a complé- Allemagne pour construire le centre de forma- des conditions de danger incroyable, je trouve tion de mes confrères. On a la possibilité de re- tement oublié cela. Pour mieux vendre, on tion du ministère de l’Intérieur du Land Rhé- cela inhumain et scandaleux. Le monde du bâ- fuser. De dire «Non ! Je ne le ferai pas car cela ne construit dans les parcs. Or, au contraire, il nanie-du-Nord-Westphalie. Cette région de la timent est cruel et moyenâgeux comparé à ce- correspond pas à mon éthique et à mon enga- faudrait construire dans les zones polluées. Ruhr fait 100 km de long sur 70 km de large. lui de l’industrie. La préfabrication permet aus- gement. Monsieur le promoteur ou M. le bailleur Pollué ne signifie pas forcément mauvais Une sorte de conurbation, un plat de spaghet- c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 1 0 a n s d e c u l t u r e a r d i n cela n’a aucun intérêt ! Que signifie le travail environnemental d e j énergie dans la garrigue à 30 km de la ville, l’état général. On a appelé cela la façade verte, a n s | • les matières premières. Les métaux coûtent toiture pour couper l’herbe et donc de vérifier 1 0 t Académie de formation Herne-Sodingen, p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 119 a i t e c t u r e | u r b a n i s m e | h a b i t a condition de pays industrialisé en déroute, on cé un appel d’offre auprès des charpentiers, à l’intérieur et l’extérieur du bâtiment. C’est Une IBA1 avait été décrétée sur tout cet espace le valorise et on construit une nouvelle éthique. en leur précisant qu’il faudrait utiliser ce bois, une région «chaude» d’Allemagne, pas le 93 qu’ils n’auraient aucun frais de fourniture et mais presque ! Il n’y a jamais eu un seul verre Des matériaux renouvelables, qu’ils seraient rémunérés pour leur travail cassé malgré ces tonnes de pierres qui sont à On a gagné ce concours avec un projet un réutilisables et/ou recyclables uniquement. disposition ! Le bâtiment est remarquablement peu étonnant. Il s’agissait de construire sur Les bâtiments à l’intérieur du centre de forma- Je travaille actuellement sur un projet tout en respecté. le site d’une ancienne mine à charbon et de tion sont en bois par choix d’utiliser un maté- bois à Paris. Vingt ans après, je leur ai proposé Quelques végétaux méditerranéens (nous coke, au cœur de la ville, ce centre de forma- riau renouvelable. Il repousse et ne prive donc la même démarche. C’est pour eux inimagi- sommes sous un climat niçois) ont été instal- tion. Quand je me suis promenée sur le site, pas les générations futures, à condition que les nable ! Le bâtiment est donc en bois et en verre. lés. Ils sont dans des pots. Nous avions prévu le terril avait été mis à plat sur l’ensemble du forêts soient replantées et que les arbres pro- On y a intégré 10 000 m2 de panneaux photo- un arrosage automatique. Mauvaise idée, nous terrain. Il faisait froid, il y avait du vent et une viennent de cultures certifiées. voltaïques. Il produit depuis un mégawatt a dit notre client : avec tous les chômeurs de pluie fine. Je suis revenue assez découragée. Il Si l’on ne peut pas utiliser de matériau renouve- d’électricité par an. Avec les technologies d’au- la région, il préférait recruter un jardinier. Lui, fallait trouver une idée. Elle s’est vite imposée : lable, que peut-on faire ? Choisir des matériaux jourd’hui, il pourrait atteindre 1,8 MW. C’était contrairement à un arrosage automatique, sur- il faut faire un microclimat. On va reconstituer que l’on pourra ensuite démonter et réutiliser : un projet ambitieux pour lequel nous avons veillera et soignera les plantes ! le climat de Nice dans la Ruhr ! Grâce à une des gros blocs de pierre, des moellons de bé- fait un appel d’offres international afin d’ob- Toute la serre a été préfabriquée en atelier. Elle grande serre de 13 000 m2, les courbes de tem- ton massif, par exemple, comme on a fait dans tenir les cellules qui n’étaient pas répandues à a servi de gigantesque atelier pour la construc- pérature sont naturellement celles de Nice. A notre pays pendant des siècles où l’on récu- l’époque. On a raflé les cellules du monde en- tion des bâtiments à l’intérieur. Les ouvriers l’intérieur, les bâtiments sont en bois, au milieu pérait les pierres des anciennes constructions tier. On a dû les assembler les unes aux autres pouvaient travailler à l’abri. d’un grand parc. Dans le premier projet, nous pour les nouvelles. Et si l’on ne peut pas avoir pour obtenir les 10 000 m . A l’exception des églises et des théâtres, j’ai avions planté des arbres. Mais il n’en était pas de matériaux réutilisables, il faut alors veiller à A l’intérieur du bâtiment, dans la grande serre, réalisé toutes sorte de constructions. Petit ou question ! C’est du terril, pas grand-chose ne ce qu’ils soient facilement démontables et re- ce sont des troncs d’arbres, écorcés et pon- grand projet, ce qui m’importe est de pouvoir pousse et les Allemands n’étaient pas du tout cyclables. cés simplement, assemblés sur des pièces réellement m’exprimer, de travailler avec des disposés à ramener de la terre d’ailleurs. Il faut L’aluminium, par exemple, est un matériau très métalliques en tête et en pied, à de grandes clients sympathiques, partageant les mêmes accepter la dégradation que l’on a fait subir à facilement recyclable. Le problème est qu’il charpentes. Des chaines portent les panneaux idées. Par exemple, j’ai réalisé le viaduc pour notre environnement : il faut qu’on la vive, il faut énormément d’énergie pour le fabriquer, solaires. l’autoroute Grenoble - Sisteron. Les écologistes faut qu’on la montre, nous disaient-ils. C’est un encore plus que pour l’acier, 1000 fois plus Des bassins permettent de rafraîchir l’air. L’été, n’ont pas compris que je travaille à ce projet. Au peu difficile à avaler pour nous, Français, pour que pour le bois, avec les émissions de CO qui la température de la serre est inférieure d’un contraire, j’estime qu’il faut avoir une vue prag- qui l’esthétique prime sur l’éthique. On laisse vont avec. On peut donc utiliser de l’aluminium degré. Une ventilation transversale renforce na- matique. Mieux vaut confiner les voitures sur donc le sol noir tel qu’il est. Des plantes com- mais pas l’Alucobond. Ces panneaux en alumi- turellement la sensation de fraîcheur. L’eau des une autoroute plutôt que de les laisser circuler menceront à pousser naturellement. Deux fois nium contiennent un nid d’abeilles en matière bassins provient de la pluie. La serre est venti- n’importe où lorsqu’elles traversent les Alpes. par an, on pourra couper, broyer et épandre les plastique que l’on ne sait pas décoller pour le lée en bas pour faire entrer l’air. Des ouvrants déchets végétaux sur le sol. Huit ans après, il recycler séparément. Cela suppose une atten- en toiture l’évacuent. y avait déjà 2 cm d’humus sur le sol. J’ai trou- tion incroyable aux matériaux. Mais c’est notre Ce bâtiment de 17 000 m accueille un hôtel de la place du 8 mai 1945 vé la démarche formidable : on accepte notre métier que de rechercher la matière et d’es- de 170 chambres pour les personnes en for- Lyon (1998) sayer de travailler avec elle. mation, des salles de cours, un restaurant, une Pour ce projet, j’ai proposé d’intégrer des pan- Pour ce projet allemand, nous sommes allés salle de sport, une bibliothèque, une grande neaux solaires photovoltaïques. Ils n’en ont pas chercher le bois dans la forêt d’à côté ! On a fait salle polyvalente. voulu, ne comprenant même pas de quoi je venir des experts suisses. Ils ont repéré les fûts Au sol, il fallait trouver un matériau adapté. J’ai parlais. Nous avons choisi des poteaux en bois, capables de supporter la charge qui allait leur d’abord proposé de mettre du lierre partout, à simplement écorcés, même pas poncés, dans être demandée. Seuls ceux-là ont été coupés. l’intérieur comme à l’extérieur. Le client n’a pas l’idée d’utiliser toujours moins d’énergie pour Ils ont été laissés sur place pendant un an afin trouvé l’idée bonne : il aurait fallu apporter de élaborer l’architecture, tant que l’on peut. Les de sécher naturellement. Ce qui charge le bois la terre et gaspiller de l’eau pour l’arroser. Nous élus ont accepté le projet mais ils n’avaient pas en énergie grise, c’est le transport et le séchage. avons cherché un matériau susceptible d’ap- compris qu’il s’agissait de bois. Trop tard ! Nous Il faut donc essayer au maximum d’utiliser du porter des réponses aux exigences suivantes : avions gagné le concours et il était impossible bois séché naturellement. En France, c’est qua- un matériau local, sans utilisation d’eau, dé- de revenir en arrière. La population était ravie. siment impossible d’en trouver. Nous n’avons pensant un minimum d’énergie grise, sans 95 % de personnes se sont déclarées satisfaites pas attendu un an et demi. Le bois a été coupé entretien, et capable de réfléchir au mieux la ou très satisfaites dans les enquêtes qui ont été avant que les études soient achevées. lumière. Juste à côté, une carrière désaffectée menées. Le client a préfinancé le bois. On a ensuite lan- nous a fourni des pierres que nous avons mises vironnemental, social, culturel et économique. 120 h tis d’autoroutes avec de l’industrie au milieu... pour essayer de rénover d’un point de vue en- L’académie de formation de Herne-Sodingen en Allemagne est un bâtiment pilote en matière de protection de l’environnement et d’économie d’énergie. Le projet est basé sur la création d’un micro-climat protégé grâce à une serre abritant les différents bâtiments. r c 1 0 a n s d e c u l t u r e 2 p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 2 a n s d e | j a r d i n La bibliothèque municipale abritée dans le bâtiment de l’académie de formation Mont-Cenis de Sodigen à Herne. Halle de marché 2 1 0 t c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 121 a r c h i t e c t u r e | u r b a n i s m e | h a b i t a Hôpital Jean Mermoz - Lyon (2008) français. C’est en région et chez les architectes on appellerait cela BEPOS (Bâtiment à énergie ser sa trace sur la planète. Je dis cela aux po- Faire accepter l’utilisation de bois et l’installa- les moins renommés que l’on trouve la plus positive). Un bâtiment en L tout simple, avec, litiques également, les premiers à souhaiter un tion d’un jardin planté dans un hôpital, c’est grande sensibilité sur le sujet et la plus grande sur la toiture, des panneaux photovoltaïques. Il mandat marqué par de grandes réalisations. Je très compliqué ! La nature et le bois, c’est très intelligence de faire les choses. Il faut continuer ne consomme, à Paris, que 42 kWh(ep)/m2, soit suis toujours d’accord lorsque l’on veut trans- mauvais quand on est malade. D’ailleurs, il ne à se battre. 30% en dessous du bâtiment basse consom- former mon bâtiment. Simplement, je leur dis faut pas aller à la campagne non plus ! Je vou- Je travaille actuellement sur un chantier à Pa- mation. de venir me voir car je peux leur apporter de lais récupérer les eaux de pluie pour arroser le ris de très haute exigence environnementale. C’est un bâtiment démontable, à structure bons conseils. Les architectes doivent être au jardin. On m’a dit que c’était trop dangereux... Il En même temps, Bertand Delanoë, le maire métallique et dalle de béton préfabriquée. Le service des autres et non pas d’eux-mêmes. faut se battre toujours contre cela dans les pro- de Paris, présente le projet de la tour Triangle client ne voulait pas de bois, craignant que cela Cela me paraît essentiel. jets, c’est une réalité. d’Herzog & de Meuron, porte de Versailles, une soit un frein pour la location. Toutes les façades Ce bâtiment n’a pas de climatisation. Il est doté Le bâtiment fait 50 000 m . Je me suis battue vraie catastrophe écologique. Je me bats sys- sont non porteuses et légères, avec 28 cm d’ouvrants munis de grilles pare-insectes qui pour imposer des feuilles d’inox. C’est un maté- tématiquement contre les tours. Le bilan éco- d’isolant pour un total de 48 cm d’épaisseur, s’ouvrent automatiquement le soir pour la ven- riau facile à démonter et très pérenne. Le client logique global d’une tour est épouvantable. en structure bois, recouvertes de zinc. Sur la tilation nocturne. En France, on peut se passer aurait préféré de l’Alucobond, bien moins cher. Dès que l’on atteint une certaine hauteur, dans façade, des passerelles d’entretien permettent partout de climatisation, si l’on construit intel- C’est une bagarre. Mais aujourd’hui, elle est les règles d’IGH, c’est-à-dire d’immeuble de de nettoyer les vitrages fixes (en triple vitrage) ligemment. C’est elle qui consomme le plus scientifique : nous disposons de tableaux et grande hauteur, les bilans environnementaux, et leurs petits ouvrants. Elles permettront aussi en énergie et coûte très cher à la santé et au des chiffres pour démontrer les défauts de ce humains, sociaux et économiques sont catas- de pouvoir changer la façade dans le temps. confort. Elle produit de l’air chaud à l’extérieur, type de matériau. trophiques ! Je prône le principe de la réversibilité de la c’est une catastrophe pour les espaces publics. Des patios permettent d’apporter de la lumière Un jour, j’ai reçu un coup de fil du ministère construction, ainsi que la suppression de la Je pense aussi que l’on peut supprimer la cli- naturelle à tous les locaux. Ce n’est pas simple me demandant de venir rencontrer Jean-Louis propriété artistique sur la construction pour matisation dans les voitures, tout au moins dans un hôpital où tout doit être en liaison. Borloo, le nouveau ministre de l’Environne- les architectes. Je considère qu’un architecte dans une grande partie de la France. Cela sup- ment et des Transports. Je ne le connaissais doit avoir la propriété absolue sur son œuvre pose de changer nos modes de vie. On ne peut 2 Le musée botanique - Bordeaux (2007) pas du tout. Il était passionné par le sujet et jusqu’à ce qu’elle soit livrée. Après, cela ne lui pas rester en costume trois-pièces ici à Nîmes Le bâtiment est situé dans le très beau jardin m’a demandé, le 27 juillet, un rapport com- appartient plus, c’est la propriété de la vie et en plein été dans une voiture surchauffée. Il conçu par Catherine Mosbach. Il utilise un plet sur la prise en compte du développement des habitants. Peut-être va-t-on démolir ou faut peut-être porter la Djellaba... Je suis pour ! maximum de bois. Ce sont des caisses, un peu durable dans la construction en France, pour transformer de très beaux bâtiments, mais Je travaille également comme urbaniste sur comme des caisses de vin de Bordeaux, avec le 15 septembre ! Heureusement, j’avais des on s’en fiche ! Aujourd’hui le problème est de des projets à la Réunion et en Guyane. Tout une boîte en verre pour les serres et de gros amis experts dans différents domaines qui répondre aux besoins des gens. J’ai quelques commence par l’urbanisme, la question des cailloux à vocation coupe-feu. J’ai proposé ont pu participer à ce rapport. J’ai commencé problèmes pour cela avec l’Ordre des archi- transports, la manière dont on oriente les bâ- un projet inspiré du désordre apparent de la par constater le retard de la France dans ce tectes et mes confrères, mais j’explique les timents, comment créer des microclimats ur- nature, qui, comme chacun sait, est un ordre domaine. J’ai l’habitude de dire que la France choses. Il faut arrêter de construire pour lais- bains bénéfiques... Le travail à faire est énorme. extrême. C’est une conception du milieu des a dix-huit ans de retard. La commande du bâ- années 2000, avant le BBC. Le bâtiment est très timent qui m’a été faite en Allemagne date de bien isolé avec 25 cm d’épaisseur partout, tout 1990. La commande pour Paris, date de 2008. en structure bois. Un soin particulier a été ap- Mais je pense que le mouvement s’accélère. porté aux protections solaires, à l’orientation Les règlementations thermiques applicables des baies, pour faire en sorte qu’il n’y ait pas en 2012 sont les plus ambitieuses d’Europe. de chaleur excessive l’été. Des patios et des jar- Depuis le Grenelle de l’environnement, tout a dins permettent d’être en contact étroit avec la changé. t | j a r d i n nature. Les serres sont en bois et intègrent des 122 panneaux solaires photovoltaïques, qu’EDF a Immeuble de bureaux Landy Procession mis sept mois à raccorder... L’autre avantage de Saint-Denis (2006) ces panneaux est qu’ils apportent de l’ombre C’est un petit projet pour la région parisienne, aux plantes et aux hommes. avec 5 000 m seulement. Je connais bien le Depuis ces projets que je viens d’évoquer, il promoteur, une foncière très sérieuse. J’ai s’est passé beaucoup de choses. Mais, malgré accepté le projet à condition d’en faire un bâ- la prise de conscience environnementale de la timent à énergie zéro, c’est-à-dire capable de France, il existe toujours de nombreux freins, couvrir ses besoins énergétiques par la pro- notamment au sein du top 50 des architectes duction d’énergie renouvelable. Aujourd’hui, 1 0 a n s d e c u l t u r e Une volonté d’exemplarité «énergie zéro» pour cet immeuble de bureaux Landy Procession à Saint-Denis. Un objet particulier dans un site hétérogène mais en devenir. 2 p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 123 a r c h i t e c t u r e | u r b a n i s m e | h a b i t a t | j a r d i n é c h a n g e s La halle réhabilitée accueille une auberge de jeunesse, une bibliothèque, des lovcaux d’activité. Le projet comporte la réalisation d’un jardin a v e c l e p u b l i c Peut-on rentabiliser l’énergie utilisée pour la fa- rage. C’est ce qui s’est passé en Allemagne. Je brication des panneaux photovoltaïques ? trouve que le financement s’est arrêté trop tôt On a dit pendant longtemps en France que les en France. C’est un problème très compliqué. panneaux photovoltaïques duraient vingt ans Je pense qu’il va y avoir une remise à plat com- maximum. C’est absolument faux. Il faut sa- plète de notre production d’énergie. A quelle voir que l’on vit ici sous le lobby d’EDF qui n’a vitesse et avec quel courage, je ne sais pas. aucun intérêt pour les énergies renouvelables L’Autriche a refusé le nucléaire mais elle brûle mais qui préfère rentabiliser les centrales exis- du pétrole et du charbon. Elle s’oriente d’abord tantes. C’est du faux discours. La durée de vie vers une réduction de la consommation éner- des panneaux photovoltaïques bi-verre, (les gétique. On peut vivre aussi bien en consom- cellules sont entre deux verres), est quasi illimi- mant moitié moins d’énergie. tée. L’amortissement en terme d’énergie grise est donc très rapide. Quand j’ai fait la première Qu’apportent vraiment les réglementations thermiques ? Parmi les projets en cours, j’ai celui d’un quar- grise, résistance au feu, inertie pour la ther- installation en Allemagne, c’était le ministre tier à économie positive à Clamart, avec un bâ- mique d’été, émissions de CO2... On évalue, on qui avait pris la décision. Il a passé une énorme Elles sont indispensables, sinon on continue- timent de 20 000 m de bureaux tout en bois, fait des calculs savants, des analyses sur le cy- commande de panneaux photovoltaïques afin rait encore à faire n’importe quoi. Le pari de un projet au Maroc dans le désert mais qui ne cle de vie des matériaux utilisés. Cela nous per- de permettre à une entreprise de s’équiper. Jean-Louis Borloo était de devancer l’appel et met de comparer les différentes solutions. Sur Nous sommes tellement en retard en France cela, c’est intelligent. On en a besoin. Je cri- ce projet, nous avons fait un projet bis, basé sur que l’on a pu nous raconter beaucoup de tique beaucoup la RT 2012 car elle offre trop de Réhabilitation de la Halle Pajol les propositions concurrentes, qui avaient per- choses fausses. Autre exemple : l’énergie grise possibilités de s’en sortir, en particulier pour les Paris (2007) du le projet, pour comparer la quantité d’éner- du bois et du bloc de béton est estimée iden- immeubles de grande hauteur. Je pense qu’il gie grise. Nous en avions 40 % en moins ! tique en France. En Allemagne ou en Autriche, faut renoncer aux tours. Aujourd’hui on ne sait étant recouverte de cellules photovoltaïques, le bois est considéré comme dix fois moins pas en faire qui soient économes en énergie. Je s’est transformée en bâtiment à énergie posi- Une centrale de cogénération biomasse consommateur d’énergie grise que le béton. suis pour des RT de plus en plus sévères mais tive. La halle est conservée. Dessous, un bâti- Saint-Pierre-des-Corps (2011) Pourquoi ? Parce qu’on ne fait pas les mêmes accompagnées de soutien car il faut pouvoir financer les travaux. De la même manière je 2 se fera pas... Cette ancienne halle de la SERNAM à Paris, en ment en bois, complètement indépendant, Située près de Tours, la centrale utilisera calculs qu’en France où le lobby du béton est s’étend sur quatre niveaux. Les eaux de pluie d’abord des déchets de bois des différentes tout-puissant. On inclut l’énergie solaire né- pense que le ravalement thermique doit être sont récupérées et retraitées pour alimenter industries alentour. Elle produira du chauffage cessaire pour que le bois pousse dans le bilan nécessaire mais il faut soutenir les copropriétés le jardin. Il abritera une bibliothèque et une urbain et de l’électricité. Je suis chargée de énergétique du bois ! Alors je hurle ! Et je dis privées. Mais c’est très compliqué et ça coûte auberge de jeunesse. Le chantier a démarré et mettre en forme architecturalement ce projet qu’à ce compte-là, il faut aussi intégrer l’énergie des fortunes. Ca nous coûtera encore plus cher devrait être livré en septembre 2012. dans la ville. Ce n’est pas si simple car les bâti- tectonique pour calculer le bilan énergétique si l’on ne le fait pas. Aujourd’hui, ce n’est plus Pour des raisons climatiques et de gestion de ments font 32 mètres de haut...On les a traités du béton. Tant que le business vert n’aura pas de la matière qu’il faut mettre dans le bâtiment la thermique d’été, on est obligé d’avoir des de manière très sculpturale. pris le devant, on aura ce genre d’aberration. Il mais de la matière grise ! dalles en béton en plafond et en plancher mais Je terminerai avec un concours perdu pour faut savoir que le CSTB qui fait ces calculs est tous les murs verticaux sont en bois. une piscine publique à Montreuil, toute en financé à 60 % par des organismes privés et en A l’agence, nous effectuons des recherches et bois, où l’eau devait être retraitée par des particulier par les grandes industries du bâti- calculs. Pour chaque projet, nous étudions les plantes et des substrats. Cela m’aurait bien plu ment. différentes solutions, en utilisant différents cri- mais je l’ai perdu ■ Pour développer le photovoltaïque, la com- tères : préfabrication, démontabilité, énergie mande publique ne serait-elle pas une meilleure solution que les primes ? Le problème en France est que le coût de l’investissement est dissocié du coût de l’entretien dans la commande publique. De plus, elle dépend des politiques et la plupart d’entre eux préfèrent un bel objet plutôt qu’un objet économe en énergie et en ressources. La demande est d’abord dans le privé. Il faut reconnaître que les mesures d’incitation aident au démar- 124 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 125 a r c h i t e c t u r e | u r b a n i s m e | h a b i t a t | j a r d i n Aujourd’hui, la construction en pierre massive, mythe ou réalité ? Jean-Paul Foucher 30 novembre 2011 administratifs et bancaires. Paradoxalement, à la demande du ministère de la Reconstruc- c’est justement avec l’arrivée, vers 1850, d’un aussi bien l’habitat modeste, les belles constructions militaires, tion de réaliser des logements sociaux. progrès prodigieux, le transport par voie ferrée, Les tailleurs de pierre, quant à eux, sont appe- confessionnelles, administratives ou bourgeoises. La maîtrise de la que notre métier subit les prémices du déclin. lés à la restauration du patrimoine historique Car, même si l’on lui construit des ouvrages ayant souffert des affres de la seconde guerre d’art remarquables, le train favorise le déve- mondiale. La formation aux métiers de la pierre de l’art de construire en pierre. loppement de la sidérurgie et de l’industrie du s’organise alors et les jeunes formés sont diri- Nos anciens bâtissaient de façon vernaculaire, sans «protocole du bilan ciment. gés sur les chantiers de rénovation dépendant Mais on n’efface pas des siècles d’histoire de des subventions du ministère de la Culture. la construction en pierre ni l’état d’esprit des Chacun connaît, hélas, les aléas de la dépen- carriers, tailleurs de pierre et maçons de la pierre, devons presque nous hommes. Ainsi, les bons praticiens d’alors, dance financière… Il faut retenir toutefois de justifier pour faire entendre l’emploi de ce noble matériau qu’est la pierre. qui dominaient les marchés de la pierre, ne positif que, contrairement à beaucoup de nos croyaient pas à l’essor du béton. voisins européens, nous avons su conserver Cependant, c’est vers cette période que des des savoir-faire traditionnels de taille de pierre. La construction en pierre massive existe depuis l’Antiquité. Elle concerne stéréotomie, et son essor, a permis, dès la Renaissance, la magnificence carbone», avec le bon sens qui les caractérisaient. Aujourd’hui, nous, La question se pose : aujourd’hui, la construction en pierre massive est-elle un mythe ou une réalité ? Voici les réponses, à travers différentes carriers de la région parisienne décident de expériences et réalisations. s’unir pour défendre leurs intérêts communs. P comme Pierre, Pouillon, Pellier, Piano… Le syndicat que nous connaissons sous sa Nous ne pouvons passer sous silence le courage forme actuelle fut fondé entre les deux conflits et la pugnacité de l’architecte Fernand Pouillon mondiaux. qui, dès l’après-guerre, emploie la pierre pour Préambule la pierre, peu importe la nature de la roche et D’autre part, les entreprises de taille de pierre des habitations à loyer modéré. C’est la preuve On constate malheureusement aujourd’hui les outils utilisés. Le tailleur de pierre était un avaient toutes au sein de leurs structures leur qu’avec de l’imagination et des compétences que l’on ne conçoit plus assez en pierre. Dans bâtisseur mais aussi un carrier. Dans les temps calepineur et leur appareilleur. Ces qualifica- élargies, la pierre dans la construction reste un les écoles d’architecture, les cours sur le sujet les plus reculés, les hommes devaient s’abriter, tions, toujours en vigueur dans les conven- matériau éternel et d’actualité. Un autre archi- ont cessé depuis 1965 et sont dispensés ici ou se défendre, se protéger ; et de l’habitat troglo- tions collectives actuelles, ne laissaient pas tecte Armand Pellier, compagnon tailleur de là, au gré de la bonne volonté des directeurs. dyte à la carrière, ou inversement, il n’y a pas forcément de place à un métier naissant, celui pierre, sculpteur, propriétaire d’une carrière au Ce n’est pas assez à mon goût. beaucoup de différence. La matière est là, elle d’architecte. La fonction de l’architecte était de Pont du Gard, conçoit et réalise, principalement Devoir, ingénieur professionnel de Je commencerai cette conférence par un retour nous attend depuis des millénaires. concevoir et dessiner les ensembles en s’ap- dans le Gard, des ouvrages remarquables en France, Maître artisan, membre sur la construction en pierre puis je détaillerai Inévitablement, la pierre est un matériau d’au- puyant sur la compétence des artisans et le pierre dont l’originalité réside dans la texture et deux expériences. jourd’hui et encore plus de demain au vu de savoir-faire des hommes de métier des entre- les formes avant-gardistes. la démarche citoyenne par rapport au bilan prises pour la réalisation des détails. N’était-il Le flambeau est relevé avec un architecte comme Jean-Paul Foucher Compagnon tailleur de pierre du du bureau EACD (Association Européenne Craft and Design), responsable de l’Institut supérieur De l’antique aux TIC carbone. Imaginez un peu, la pierre est cuite pas commun de dire à cette époque, «l’archi- Gilles Perraudin, mais aussi Elisabeth Polzella, de recherche et de formation aux Quand on parle des métiers de la pierre, on depuis des millions d’années ce qui veut dire tecte est le chef d’orchestre et le tailleur de pierre Jean-Paul Laurent, François Gauthier, Laurent métiers de la pierre de Rodez, évoque forcément le passé. Or aujourd’hui, si en très clair qu’elle ne dégage aucun CO². En le premier violon»? Le métier de concepteur se Lehmann, responsable du Pôle d’innovation, l’on veut être performant, il faut utiliser les ou- regardant d’un peu plus près, nos anciens démocratise, des écoles, ou des ateliers auprès Joël Sakarovitch qui enseignent les modules Jean-Paul Foucher enseigne tils actuels comme l’informatique et le numé- construisaient de façon vernaculaire, en bois, des maîtres, voient le jour. «pierre» aux jeunes étudiants en architecture. également dans différentes rique. Les tailleurs de pierre sont très attachés en pisé, en pierre, en fonction des lieux et des Les architectes et les ingénieurs de la construc- écoles d’architecture des modules à leurs outils et cela leur donne des boutons… approvisionnements. Cela donne en même tion ont compris l’opportunité qui s’offrait à Il est très difficile de faire changer les états d’es- temps une architecture riche et un patrimoine Évolution de la filière «pierre» en France de formation «pierre». Son eux avec l’emploi d’un matériau présentant Aujourd’hui, l’évolution de la société nous prit. diversifié. Construire en pierre, c’est être à la moins de contraintes techniques et d’approvi- impose des modes et des contraintes d’ordre déborde le cadre professionnel : Aujourd’hui on dispose d’outils qui permettent mode à tous les temps. Aujourd’hui, l’objectif sionnement que la pierre. économique et réglementaire ne favorisant il est aussi le fondateur de de modéliser des voûtes plates, et les rendre affiché est de ramener la consommation de 50 Parallèlement, les cimentiers ont tactiquement pas l’emploi de la pierre, parce que les perfor- accessibles à tous… Même dans une maison ! Kwh/an/m2 à 0 Kwh/an/m2, tout en respectant procédé au rachat des carrières, ils en ont fer- mances de ce matériau sont méconnues ou Temps», membre du comité Le patrimoine architectural mondial est, de- l’impact distance/fabrication/mise en œuvre. mé certaines, puis exploité d’autres de façon mal utilisées. Pôle construction, du Centre de puis toujours, construit en pierre, qu’il s’agisse En France, mais aussi en Europe, nous pouvons intensive, avec des moyens colossaux, notam- Nous supposions que l’évolution de notre mé- promotion de la pierre et de ses de bâtiments publics, militaires, cultuels ou apprécier l’extraordinaire témoignage laissé ment à l’explosif, ruinant la possibilité de sortir tier serait d’ordre informatique et se ferait par métiers à Paris, de l’Académie de la privés. Dès l’Antiquité, de l’Égypte à Rome, on par nos ancêtres à travers les églises ou ca- des blocs capables et sains. la mécanisation. Ce qui n’était pas, d’ailleurs, pierre de Lyon, conseiller au Collège travaillait le granit, le marbre, le grès et la pierre thédrales gothiques, les châteaux ou maisons L’industrie de la construction métallique et du sans inquiéter nos hommes de métier, tant des métiers de l’Association ouvrière calcaire avec une dextérité hors pair. bourgeoises et, plus tard, avec la construction béton prend son envol et les architectes s’affir- ils étaient - et restent - attachés aux valeurs Le tailleur de pierre a pour vocation de tailler des gares ferroviaires ou des établissements ment. Ils conçoivent des édifices pour répondre ancestrales et gestuelles des métiers de la investissement pour la pierre l’association «Carrière du Bon des compagnons du Devoir. 126 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c Philippe l e Prost, c a u e Stéfano d u Zerbi, g a r d 127 a 128 r c h i t e c t u r e | u r b a n i s m e | h a b i t a pierre. C’est une forme de blocage culturel. sations professionnelles et des centres de for- tiers de la carrière de pierre dimensionnelle est compter les conjointes ou collaboratrices d’ar- Effectivement, il y eut des investissements mation pour travailler ensemble, notamment oppressante, voire handicapante d’un point de tisans. L’intégration, au début, fut un peu diffi- dans certains secteurs, notamment dans les pour adapter nos formations à la demande du vue financier. En effet, les garanties financières cile, mais très vite, les postes ont évolué vers la ateliers de marbrerie de décoration et dans le marché. pour la remise en état du site d’une carrière de conception et l’organisation du travail. secteur d’exploitation des carrières de pierres Les tailleurs de pierre diplômés d’un certificat pierre sont indexées selon les mêmes critères dimensionnelles, mais nous n’avons pas re- d’aptitude professionnelle (CAP), Bac pro et que les carrières de granulats. Or, si dans les Un marché qui doit s’adapter marqué de façon significative le développe- brevet professionnel (BP), travaillent de plus carrières de granulats on pratique à l’explo- On n’enseigne ni ne calcule plus la pierre dans ment espéré de nos secteurs d’activité. Les en plus dans les entreprises de maçonnerie qui sif (ce qui donne les résultats voulus), on ne les écoles d’architecture et d’ingénieurs. Or, la investissements opérés ici ou là sont principa- mettent en œuvre la pierre. Il n’existe qu’une peut pas faire de même pour les roches orne- société actuelle souhaite des réalisations cal- lement isolés, sans concertation ou échanges formation supérieure au niveau national, dans mentales, si l’on veut des blocs sains et consé- culées et certifiées. De ce fait, ce sont les en- entre confrères de la profession dans le choix les métiers de la pierre. Il s’agit du BTMS (Brevet quents. Les applications des règles normatives treprises structurées et engagées qui osent et judicieux du matériel. Chacune des entreprises technique des métiers supérieur), dispensé à sont mieux amortissables par les entreprises prennent les marchés. découvre un outil souvent sophistiqué et un Rodez chez les compagnons du Devoir. L’évo- de granulats et cimenteries que par les petites Le matériau pierre souffre d’une image de luxe personnel insuffisamment préparé. Le résultat lution de l’offre de formation nous amène à exploitations. Pour donner une idée, les car- comme le marbre. D’ailleurs, les banquiers d’une telle attitude retarde les retours rapides proposer de plus en plus de stages sur la res- 3 rières de granulats exploitent 170 000 000 m communiquent auprès de leurs clients et leur sur investissement et, par conséquent, fragilise tauration du bâti et la construction, en incluant annuellement contre 582 000 m3 en pierre or- recommandent d’investir dans la pierre... La l’entreprise. le développement durable. nementale (source Unicem 2006). taille de pierre est trop liée à la construction En France, depuis quinze ans, la croissance La production de roches ornementales est en production de roche ornementale est qua- stagnante en France alors qu’elle augmente Un métier qui doit être valorisé chologiquement la notion de cherté. La pierre siment nulle, tandis qu’en Europe l’évolution annuellement ailleurs dans le monde. La ré- Aujourd’hui, si l’on pose la question : «Que fait n’est pas, ou peu, en vente dans les circuits est de 4 % ces dix dernières années. Au niveau glementation de l’exploitation des gisements le tailleur de pierre ?», l’image qui vient à l’es- de distribution classique. Étant naturelle, elle mondial, la croissance est de 10 %. Dans ce en France est tellement décourageante que prit est celle du restaurateur de cathédrales, de n’offre pas toutes les garanties d’un produit contexte, on peut imaginer la réaction de nos les carriers deviennent ou s’improvisent négo- châteaux ou du sculpteur. Or, les métiers de de- uniforme, comme le souhaite le client. Quand chefs d’entreprises. Faut-il croire ou non en ciants en matériaux. En fait, au départ, la ré- main seront principalement ceux de la concep- il s’agit de pierre, le maître d’ouvrage veut du l’avenir et au développement industriel du glementation est la même en Europe, mais la tion d’ouvrages en pierre, la conduite de chan- beau, tout de suite, si possible standard et qui matériau pierre ? Le manque d’unité dans les France, à travers les services de la DREAL (Direc- tiers, la décoration et l’utilisation de machines s’adapte à tout. Les défauts qualifiés «patri- objectifs communs des organisations profes- tion régionale de l’environnement, de l’aména- numériques. moine » sont acceptés mais pas le vrai défaut sionnelles, le conservatisme naturel, ancré gement et du logement), se donne les moyens La filière elle-même présentant peu d’attrait naturel, comme pour le carrelage. Si vous allez dans la tradition artisanale, parfois empirique de contrôle et d’application des lois. financier, les ouvriers s’orientent progressive- le samedi matin faire vos courses chez un né- et culturelle des gens de métier, ont également Il n’existe pas de véritable «filière pierre» qui ment vers des entreprises de maçonnerie ou gociant ou un distributeur, vous trouverez les empêché l’ouverture à de nouveaux marchés. défende les intérêts comme on peut le voir de travaux publics. La jeunesse veut s’identifier plastiques, bois, tuiles, briques, peintures, iso- Les campagnes publicitaires d’aide à la rénova- dans d’autres secteurs d’activités en France, à l’innovation, à la gestion moderne des chan- lants, quincaillerie mais rarement de la pierre, tion du bâti ancien et au ravalement de façades comme la filière bois ou béton par exemple. tiers, là où il existe des moyens de s’exprimer sinon reconstituée. ont permis aux entreprises locales de taille de Dans d’autres pays, comme la Belgique, les car- et de s’épanouir. Il y a des bassins pierreux en- pierre d’en vivre largement et de s’installer riers et transformateurs de pierres adhèrent à tiers comme dans le Sidobre, au sud du Massif La pierre, le matériau écologique encore un peu plus dans ce marché. Il existe une association de promotion de la filière. En central, où beaucoup d’ateliers vétustes sont de première heure toutefois des paradoxes. Alors que tous les Espagne et en Italie, les chambres consulaires abandonnés faute de repreneurs. La raison est La carrière est la plus grande et la plus an- matériaux employés dans la construction (bé- et les infrastructures régionales promeuvent que la mise aux normes de tels ateliers est trop cienne fabrique connue. La pierre est sédimen- ton, verre, bois, métal, plastique) subissent ici les entreprises et le matériau pierre. Des pays élevée. S’il n’y a pas de constructions en pierre, tée, métamorphisée depuis des millions d’an- ou là des traitements de surface et de couleur, comme la Chine, l’Inde, la Turquie, le Brésil, il n’y aura pas de tailleur de pierre. De plus en nées. Il faut donc très peu d’énergie grise pour tout comme les églises romanes ou encore les l’Iran investissent massivement et s’orientent plus souvent, les maçons travaillent et posent la transformer. cathédrales gothiques en leur temps, et bien sur des marchés internationaux non tradition- la pierre. Notre formation doit s’adapter à la de- Il y a trois activités des métiers de la pierre, l’ex- nous, gens de la pierre, nous comptons seule- nels (voirie, façades, etc.). Il faut donc que nos mande et offrir un parcours valorisant. traction, la transformation et la mise en œuvre. ment sur la palette naturelle des roches ! Il n’y a entreprises s’ouvrent à de nouveaux marchés. Le métier nécessite des efforts physiques, tou- Les notions d’écologie et de gestion des dé- pas eu non plus de recherche innovante fonda- Les coûts de production en France, la concur- tefois depuis une dizaine d’années, plusieurs chets obligent à une attention non négligeable. mentale significative, comme par exemple, la rence de produits artificiels manufacturés jeunes femmes apprennent le métier, même C’est ainsi qu’en carrière, l’exploitation se déve- pose de pierre, la pierre précontrainte. imitant la pierre ne favorisent pas le dévelop- si cela ne représente qu’un faible pourcentage. loppe avec des scies haveuses munies de bras Enfin, nous ne pouvons que faire l’amer constat pement économique de l’emploi de la pierre. On dénombre environ cent cinquante femmes et d’une chaîne diamantée de 4 à 6 mètres ou qu’il n’y a pas de volonté affichée des organi- En France, la réglementation affectée aux mé- sur les chantiers ou dans les ateliers, sans des fils diamantés, pour extraire plus vite, plus 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d t | j a r d i n de bâtiments historiques, ce qui implique psy- 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 129 a h i t e c t u r e | u r b a n i s m e | h a b i t a t | j a r d droit et avec moins de pertes. Il faudra encore tretien des constructions en pierre, et parfois attendre pour voir arriver l’extraction à sec et même avec des méthodes empiriques, comme les méthodes pour capter et réutiliser les pous- le ruissellement d’eau pour le nettoyage, par sières. Il faudra aussi trouver des solutions pour exemple. utiliser les déchets d’équarrissement. Il s’agit aussi de respecter les fondamentaux L’outil numérique, qui fait son entrée par la de la construction : pierre de faible capillarité petite porte, améliore le prix de revient. En- en soubassement, joint avec des liants compa- core faut-il développer l’information et la tibles et souples. formation et en justifier l’utilité auprès des Le passé, nous le connaissons, nous avons des un rapport de résistance thermique car nous entreprises artisanales. Le saut est particulière- traces de construction, c’est notre patrimoine Chauffage étions en intérieur, mais le projet sera dupliqué. ment hasardeux car, depuis toujours, on taille architectural. Mais aujourd’hui ? Plomberie, sanitaire, électricité L’intérêt de ce projet était de démontrer que le Peinture, carrelage 4.5% 7700 coût est compétitif lorsque le temps des opéra- Étude, conception, coordination 13.3% 22000 la pierre pour des chantiers de restauration Terrassements, fondations, dalles 7% 12200 21.8% 37300 Charpente et isolation 10.7% 18400 Couverture 15.8%27000 Isolation et cloison 5.2% Ouvertures 6.5%11000 Construire en pierre : le défi d’aujourd’hui teurs est limité. Il faut pour cela beaucoup de préparation et d’organisation. C’est aussi un lonnes), avec de petites quantités linéaires. Par L’isle-d’Abeau puis une autre à Millau. choix délibéré de construire à sec : pas d’en- ailleurs, on passe de plus en plus de temps à la Travailler avec les concepteurs, c’est-à-dire les duit, pas de plâtre, pas de peinture. pose. Alors, à partir de quand investir ? Faut-il architectes, est primordial car ce sont eux qui Une maison comme celle-ci, avec une couver- se regrouper, comme le font certains confrères prescriront les ouvrages. Or, ces mêmes archi- ture membrane et végétalisée, des ouvertures européens ? Les uns investissent dans le débit tectes connaissent peu le matériau «pierre » en portes-fenêtres bois en double vitrage, Du 1er août 2011 au 31 juillet 2012 : primaire, les autres dans le secondaire ou le bien qu’il soit l’un des plus anciens et des plus coûte 100 000 € en 2010. Électricité : 460,05 € soit 38,33 € / mois polissage, et tous se partagent le marché. usités depuis l’Antiquité. Les marbriers funéraires qui ont vu leur marché On entend souvent dire que la construction La maison de Millau (Aveyron) Gaz : 15 € par mois (privilégié un certain temps), se rétrécir par la en pierre est chère. J’ai voulu démontrer le Ce projet est une réalisation privée d’une sur- Eau : 190 € par an. concurrence asiatique et l’effet culturel de la contraire, d’un point de vue économique puis face habitable de 105 m², avec un garage cellier Soit une consommation totale en énergie et crémation, ont réagi et ont trouvé de nouveaux écologique, ce que j’appelle «éconologique ». de 45m². eau de 69,16 € par mois ou 829,92 € par an. 1925 kwh /105 m² = 18,3 kwh/an/m² La durée de montage de l’ossature pierre est de Le projet de L’isle-d’Abeau (Isère) neuf jours à trois personnes. Il a fallu 2 m3 de Alors oui ! La construction en pierre massive est lisent des plans de travail pour les cuisinistes et J’ai fixé ce programme avec les étudiants en sable, 2 m d’eau et neuf sacs de chaux hydrau- écologique et économique. En étant bien étu- les monteurs de salles de bains. architecture de Grenoble et les apprentis com- lique. C’est ainsi dire, qu’en prenant les maté- diée, elle offre des résultats étonnants et com- Quant à la mise en œuvre, elle est largement pagnons du Devoir. riaux de base le plus près possible du lieu de pétitifs. Ce n’est donc pas un mythe mais bien facilitée aujourd’hui par les outils de manuten- La maison est destinée à un jeune couple avec construction, nous sommes résolument tour- une réalité… ■ tion. Sur le chantier, la grue hydraulique et la des revenus modestes. Il a besoin de deux nés vers l’écologie ! poutre télescopique ont largement remplacé chambres, d’un séjour, d’une cuisine ainsi que D’après l’étude thermique préalable nous de façon inéluctable les bras ou le palan de for- de sanitaires. Il doit pouvoir accueillir un bébé voyons qu’après un an d’occupation par une fa- tune. C’est un facteur important de lutte contre dans les deux à trois prochaines années. La mille de quatre personnes, les consommations la pénibilité du métier. maison devra donc être évolutive, avec une sont les suivantes : On peut dire que l’apogée de la taille de pierre simple extension. Elle sera BBC (bâtiment se situe entre le XVe et le XIXe siècle. On le voit basse consommation) et elle fera 65 m² habi- à travers les appareillages complexes comme tables. Les murs feront 60 cm d’épaisseur. la voûte de l’actuel hôtel de ville d’Arles et par Nous avons monté ce projet en quatre jours, les innombrables écrits des ingénieurs et ingé- étant équipés de pont roulant et à l’abri. La nieux concepteurs appareilleurs de pierre. La charpente était préparée, il a suffi d’organiser voix est tracée. le levage et la pose de la structure avec le pont. Cependant, même si l’on garde beaucoup Nous avons fait réaliser un test d’étanchéité à d’ouvrages de pierre de taille, un facteur patho- l’air par la société Coprotec et le résultat a été logique est constamment présent : l’eau. L’eau surprenant, à tel point que l’ingénieur opéra- est à la fois l’amie et l’ennemie de la pierre. teur a vérifié deux fois le résultat ! La norme est Il existe aujourd’hui suffisamment de techno- de 0,60 m/sec et notre test était de 0,26m/sec, logie de pointe pour la conservation et l’en- donc favorable. Nous n’avons pas pu établir c u l t u r e 10500 Total170600 riau, adapté l’outil et la tendance. Ainsi, ils réa- d e 9000 9%15500 6.2% J’aborderai deux expériences : une première à a n s n Transport, fourniture, pose des pierres (escaliers, cheminées, fontaines, piliers ou co- 1 0 i Les coûts de construction sont les suivants : du patrimoine ou de construction décoratives produits de décoration. Ils ont gardé le maté- 130 r c p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 3 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 131 a r c h i t e c t u r e | u r b a n i s m e | h a b i t a t | j a r d i n Les vitraux récents d’artistes dans le Gard Thierry Gilhodez 12 janvier 2012 De Parsus à Soulages en passant par Viallat, un parcours-découverte d’artistes dans le Gard et la région, avec la complicité et la participation temps. Quand on regarde les vitraux des cathé- ne fonctionne pas à tous les coups. L’église de Robert Prohin, architecte et artiste plasticien. drales, on ne distingue pas les figures. Les An- d’Aigues-Mortes était intéressante car elle of- ciens avait parfaitement intégré ce mécanisme frait de petites ouvertures offrant un côté inti- entre l’abstraction et le figuratif. Pierre Parsus miste. Avec la complicité de l’atelier Bernard est apparue entre les deux guerres. C’était dans a fait en sorte que ses vitraux puissent servir d’Honneur, installé à Marseille, Claude Vialat Pour débuter ce parcours, je commencerai l’air du temps. L’un des pionniers est Gaudin le prêche de l’abbé Thibon. Ce travail a été fait a joué de toutes les nuances des verres pla- par le musée Pierre-André Benoit, du nom de à Paris. Travaillant pour les Monuments histo- avec beaucoup de conviction et de foi. Cela fait qués multicouches pour obtenir, par gravure son donateur. Imprimeur d’art, ami de grands riques, il avait dû présenter des vitraux très ra- référence dans ce style de technique. à l’acide fluorhydrique, des dégradés, des pas- peintres comme Picabia, Braque, Miro, il a of- pidement sur une table lumineuse. Comme il Pierre Parsus a profité des possibilités de l’Al- sages, des fondus qui donnent l’effet que Vialat fert à sa ville des œuvres exceptionnelles ainsi n’avait pas pu monter en plomb, avec du sable tuglas pour superposer un grand nombre de recherchait. qu’une bibliothèque riche en ouvrages et en do- fin, il avait passé autour des pièces de verre, pièces jusqu’à obtenir des reliefs saillants, Dans la cathédrale de Nevers, les vitraux de cuments rares. Tout ceci est visible au château pour imiter la résille de plomb. Cela lui a donné comme pour le vitrail du buisson ardent, qu’il Vialat ont aussi sa forme de prédilection. Mais de Rochebelle. Lui-même a réalisé quelques l’idée d’expérimenter la technique pour travail- considère comme sa pièce maîtresse. Il a éga- cerné par la rigueur du plomb, le monotype vitraux pour l’église de Ribaute-les-Tavernes, ler de manière plus fluide. Cela donne un résul- lement participé à la décoration intérieure rendu systématique perd beaucoup de sa qua- ainsi qu’un vitrail visible dans le musée. Il a tou- tat très rustique. Mais c’est bien car le vitrail est de l’église, notamment une fresque qu’il a dû lité, noyé dans l’énorme volume. jours gardé son style. On retrouve souvent dans destiné à une architecture, il s’inscrit dans un restaurer lui-même ultérieurement, ou ce ta- Le terme de vitrail est assez récent. Il est ap- son travail, une colombe et un nuage blanc. caractère monumental. Cela tient très bien au bernacle très étonnant. Il est à côté de l’autel paru au XIXe siècle. Avant, on parlait plutôt de Dans les années 1960-1970, la municipalité de mur. Mais le défaut est que c’est très sombre. et descend jusqu’à la chapelle. En passant d’un verrière. son village natal de Ribaute-les-Tavernes entre- La dalle de verre fait presque trois centimètres niveau à l’autre, on a cette sensation de conti- prend de restaurer l’église, et, notamment, de d’épaisseur et elle est enchâssée dans une ré- nuité. Ce travail de la matière permet d’obtenir La cathédrale de Maguelone remplacer les vitraux manquants. Il fait appel sille en béton très large. On perd donc beau- une vibration. Il a réalisé un travail d’explora- Cathédrale imposante de l’époque romane, dans un premier temps à l’atelier Simon Marq coup de lumière, la transparence et la pers- tion et atteint une maîtrise sans équivalent, je elle est située au bord de la mer sur un site iso- de Reims qu’il connaît. Il a participé de très pective. Dans certains lieux, cela peut donner pense. lé remarquable. C’est un édifice très sombre. près à cette aventure. Cela lui a donné l’envie matière à recueillement. La technique a connu de fabriquer ses propres vitraux. Il a eu besoin un engouement pendant une trentaine d’an- L’église Notre-Dame des Sablons vitrail dans un lieu qui ne s’y prête pas. Pour de l’aide des techniciens de l’atelier pour le nées puis est passée de mode, remplacée par Aigues-Mortes pouvoir restituer le maximum de lumière, il a guider. Il a réalisé une série de vitraux, remplis d’autres techniques correspondant davantage Claude Vialat a été sollicité pour réaliser ces voulu enlever le plomb et utiliser la technique à la culture de notre époque. vitraux. Les vitraux sont vus en transparence. de verre fusionné. Changeants au fil des heures, cheur à cette église. A chaque fois, on retrouve Ils ne fonctionnent donc que d’un côté. Quand à l’intérieur comme à l’extérieur, ces vitraux ces nuages blancs qui sont aussi les galets de L’église des Trois piliers il fait jour, on les lit de l’intérieur et la nuit, si sont l’expression du rapport qui existe entre silice qui proviennent du Gardon. Les premiers et les vitraux de Pierre Parsus, Nîmes l’édifice est allumé, on les voit de l’extérieur. l’architecture médiévale, l’eau et la lumière du littoral méditerranéen. Des ondes parcourent Le Musée PAB, Alès d’une joyeuse conviction qui redonne de la fraî- Thierry Gilhodez est artiste-verrier, spécialisé vitraux de l’église réalisés par Simon Marq sont Conçue par l’architecte nîmois André Planque, Claude Vialat n’était pas très satisfait du rendu représentatifs de l’esprit des années 1970, où l’église fut édifiée en 1966-1967 par la volonté des vitraux qu’il avait réalisés pour la cathé- ces vitraux tantôt bleutés, tantôt jaunes. Grâce l’on était en plein dans la démarche concep- de l’abbé Jean Thibon. Il a demandé à Pierre drale de Nevers. Il a donc cherché une autre à la technique du verre thermoformé, le maître tuelle. Dans un petit coin discret, à l’étage, près Parsus de réaliser les vitraux de l’église. Comme technique pour mieux restituer la vibration verrier Duchemin, chargé de leur exécution, a de l’orgue, il a laissé un autoportait dans une il n’était pas maître verrier, il a cherché une recherchée. Il est l’un des représentants de su transcender le parti de l’artiste. toute petite ouverture. Il a voulu s’inscrire dans technique à sa portée. Il a donc travaillé avec l’école «supports-surfaces» qui a peu duré, mais cet édifice. de l’Altuglas. Ce n’est pas une technique sans qui a produit des artistes de qualité. Ce qui est Une chapelle romane à Castelnau-le-Lez Il était très inspiré par le travail de Cocteau et danger car il y a des émanations toxiques dans fascinant dans son travail, c’est qu’il part d’un Les ouvertures sont très petites. La DRAC s’est les artistes de sa génération, qui se situaient l’utilisation de cette matière organique dont on monotype très dépouillé, pauvre même, et il en adressée à François Rouan, comparse de Pierre dans le figuratif et le symbolique, en opposition ne connaît pas bien également le vieillissement fait une œuvre aboutie. On l’interpelle souvent Parsus au sein de la «fratrie» des Peintres de dans le temps. Les maîtres verriers font les gros sur cette forme qu’il a décidé d’utiliser. Voici l’essentiel. Il a également été appelé pour réa- yeux quand on leur parle de cette technique. Je ce qu’il répond : «La répétition d’une forme n’a liser des vitraux de la cathédrale de Nevers. Il a L’église Sainte-Bernadette, Alès faisais la même chose jusqu’au jour où je suis aucun sens. Tout le monde pense que je suis ob- eu beaucoup de mal à s’adapter au caractère Ce sont les vitraux qui apportent à cette église, entré dans l’église et j’ai pu apprécier le travail sédé par cette forme, mais elle n’a aucun intérêt monumental de l’édifice. Il est parti sur des papiers découpés-collés pour créer une sorte de à l’art moderne abstrait. dans les vitraux et l’art du verre monumental, Meilleur Ouvrier de France, correspondant régional L’artiste américain Robert Morris a dû faire du de l’Institut national des métiers construite avec des moyens modestes dans les et voir la beauté de la réalisation. C’est toujours en soi.» C’est une profession de foi étonnante, d’art (INMA). Son atelier de vitrail années 1960, une dimension de qualité. Les vi- mauvais d’avoir des préjugés. presque suicidaire. Mais c’est très malin en fait, kaléidoscope, mais cela n’a pas fonctionné. Il a perdu le côté mystique du lieu. Il s’est rendu compte qu’il avait fait fausse route mais c’était 132 est installé à Cardet, traux ont été réalisés en dalle de verre par les Le style est à la fois figuratif et abstrait. Ces car avec une matière dépouillée, il arrive à faire entre Nîmes et Alès. ateliers Thomas de Valence. Cette technique deux méthodes sont utilisées depuis très long- une œuvre construite qui nous touche. Cela 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 133 a Ce sont les derniers vitraux profanes qui ont Chapelle romane à Castelnau-le-Lez été réalisés dans les années 1930-1940, dans le style Art Déco, car il y a eu ensuite en occi- r c h i t e c t u r e | u r b a n i s m e | h a b i t a t | j a r d i n La salle multimédia Église romane primitive, sise à Jazeneuil, près de Poitiers, Vienne Elle est petite, à l’échelle de la commune. La salle est modulable. Elle peut se transformer dent une terrible désaffection de l’ornementa- en salle de cinéma. Un projecteur de cinéma tion. L’édifice est très impressionnant avec ses motorisé descend du plafond pour projeter sur grandes colonnades, mosaïques et fers forgés. un écran, mobile lui aussi. Un mouvement de Les vitraux ont été restaurés il y a une dizaine plafond a permis de cacher les gaines tech- d’années par l’atelier Daniel Berneron à Viols- niques qui alimentent les locaux de la mairie. le-Fort dans l’Hérault. L’éclairage était très faible et triste. L’idée a été de remplacer le vitrage par un vitrail. Les différentes étapes de la technique du J’ai également utilisé du verre securit éclaté vitrail en verre fusionné. dans un granité blanc comme de la neige. Au A partir d’une réalisation effectuée dans une fond, le feu est sous la terre, les cavernes sous petite église romane primitive, sise à Jazeneuil, les dalles des causses et la matière qui prend trop tard. Il a d’ailleurs refusé au début de faire près de Poitiers dans la Vienne. vie. les vitraux de la petite chapelle. Finalement il a Avant toute chose, on se rend sur place pour ap- accepté et a pu réaliser une œuvre plus proche privoiser le bâtiment, comprendre la lumière, de de sa peinture et du mystère de la vie et la mort. quelle époque il s’agit. On met ensuite en place plumes et pinceaux. Ils servent à mettre en coup : «La volonté de l’architecte du XXe siècle Il a travaillé sur le thème de la mort, très adroi- sa démarche artistique autour de cet édifice. place la grisaille. On peut réaliser des traits, des était de bannir le décor. Mais il est révélateur de tement. Il a fait ce qu’on appelle une vanité, On élabore une maquette à l’aquarelle. Ensuite, jus pour avoir des passages, des modelés, des souligner que Le Corbusier, illustre pourfendeur avec un crâne qui apparaît lorsque l’on cligne on fait le carton-grandeur, c’est-à-dire que l’on fondus. d’ornementation, a fini par évoluer dans l’autre des yeux. Il n’a pas tenu compte de l’étroitesse agrandit la maquette à l’échelle 1. Ceci est de- La mise en plomb se fait à plat sur une table. Les sens». Cette phrase résume bien le verrouillage des ouvertures et les vitraux ne sont pas très mandé par l’architecte en chef des Monuments panneaux sont ensuite assemblés provisoire- que les arts décoratifs ont subi pendant un lisibles. Ces contraintes qui sont bien connues historiques qui suit le chantier avec beaucoup ment pour vérifier que l’ensemble correspond à demi-siècle et dont on sort avec difficulté au- des maîtres verriers et vitraillistes échappent d’acuité, voire de sévérité. l’idée de départ. jourd’hui. parfois aux peintres qui se penchent plus sur On fait un double de ce carton-grandeur avec La pose se fait à l’intérieur avec une reprise à Je me suis amusé à composer un petit poème la démarche artistique que sur le monument. un calque et du carbone pour le reporter sur l’extérieur. Il faut donc monter des échafau- pour vous ce soir. Je vous le lis pour conclure. Mais le lieu est très beau et propice au recueil- un carton fort. On découpe alors, avec des ci- dages de part et d’autre. Par précaution, on lement. seaux à trois lames, ce nouveau carton. La lame commence par le haut. du milieu dégage une petite languette qui fait Le travail de graphisme vient structurer ma 2 mm d’épaisseur et qui correspond à l’épais- composition, réalisée sur le thème de l’eau pu- Elle a subi trois tranches de travaux importants seur du plomb. rificatrice. On part des fonds abyssaux, sombres, verriers au cours du XXe siècle mais les vitraux existants On met ensuite le calibre sur le verre. On le dé- jusqu’au clapotis des vagues reflétant le soleil. Qu’à la fin du séjour je ne sois transformé en 1994 étaient de facture relativement récente. coupe avec un vrai diamant. Il faut ensuite déta- L’abbaye de Sainte-Foy de Conques 134 Pour conclure cette conférence, je lirais cette Nous disposons de nombreux outils : brosses, Soulages a voulu faire des vitraux dans ce lieu. cher la pièce. On assemble les différentes pièces Il a donc fallu déposer les vitraux précédents. sur le carton que l’on a conservé. L’ensemble est Intervention de Robert Prohin. On peut regretter que cette série de travaux ait cuit au four pour obtenir la fusion des différentes Ispagnac est un village de Lozère, blotti en fond coûté cher au contribuable, car il y avait proba- couches de verre superposées. On obtient ainsi de vallée entre le causse Méjean et le causse blement dans les environs des édifices tout à de grandes plaques de verre dans lesquelles il y de Sauveterre. Dans cette faille, le calcaire est fait susceptibles d’accueillir les vitraux de Sou- a les décors et les graphismes. Auparavant, pour omniprésent. La mairie est bâtie dans cet esprit. lages. Chantre du noir, ses vitraux sont blancs ! passer d’une couleur à une autre dans un vitrail, Grâce au maire de l’époque, aujourd’hui décé- Après bien des atermoiements, le verre utilisé on mettait un joint de plomb. dé, et de son épouse, très attachés à l’art et l’ar- a été fusionné en Allemagne puis assemblé et Une fois fondues, les pièces peuvent être tisanat, nous avons pu réaliser tous ces travaux. posé sur place par l’atelier Jean-Dominique peintes selon la technique de la grisaille, déjà Dans la mairie d’Ispagnac, la montée d’esca- Fleury à Toulouse. utilisée par les Anciens. Il s’agit d’oxyde de fer lier est éclairée par ces deux vitraux abstraits. Il mélangé à du verre pilé très fin. On obtient une s’agit de créer une dynamique, quelque chose L’ancien hôpital Saint-Charles pâte onctueuse comme du miel liquide. Elle est de vivant. Ce sont des verres non cuits peints à Le bâtiment grandiloquent date des années ensuite cuite au four à haute température de la grisaille. Elle est englobée entre deux verres 1930. Il a été transformé en résidence de luxe. manière à la fixer durablement sur le verre. feuilletés, prisonnière définitivement de la colle. a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d Ô vitrail en couleurs de mes mains façonné Que n’ai-je tant œuvré dans les travaux Par un jet de lumière pénétrant l’atelier La mairie d’Ispagnac 1 0 citation de Robert Prohin que j’aime beau- 1 0 a n s d e c u l t u r e En lueurs persistantes qui viendront éclairer Les chemins du labeur par où je suis passé ■ p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 135 Le bois, nouveau langage architectural é c h a n g e s a v e c l e De la cabane de berger au théâtre éphémère de la Comédie-Française p u b l i c Jacques Anglade 26 janvier 2012 Faire du vitrail, est-ce faire de la peinture ? sonnance avec la culture de leur époque. On Composer des vitraux exige une bonne situe trop souvent le vitrail dans le passé, mais connaissance des techniques picturales. C’est heureusement la technique du verre fusionné a une extension de la peinture sous un angle relancé notre activité. du bois. Mais, au-delà, c’est une défense et illustration du dessin, monumental. J’ai eu la chance de suivre une Nous travaillons avec les particuliers. Ils nous formation artistique complète à l’école des et du document graphique, sans lequel rien n’advient. aident à vivre de notre métier. On travaillait métiers d’art : apprentissage de la couleur, du beaucoup avant pour les cages d’escalier. Cela Du croquis initial, où se synthétisent les exigences de la structure, dessin, de la perspective, de l’histoire de l’art, a totalement disparu. Il n’y a plus rien. D’ail- en matière de portée, mais aussi en termes de confort thermique, etc. Au fil de l’expérience, on essaye dans son leurs, les bâtiments modernes font peur ! Les parcours professionnel d’affirmer sa propre écoles sont vides de tout élément décoratif, acoustique, lumineux, aux éléments du dossier de consultation, où il démarche artistique. En cas de commande vides de sens. Le temple du savoir n’a plus au- publique, il y a plusieurs types d’interventions cune image. C’est sans doute pour cela qu’il y entreprises, en premier chef aux charpentiers… pour la réalisation de vitraux. Les artistes pro- a tellement d’agressivité à l’école. Il est temps cèdent généralement de deux manières : celle que l’on revienne à la valeur humaine dans les A chaque phase, le dessin, le tracé sont les outils les plus adaptés. que j’utilise et qui consiste à prendre en charge bâtiments. Il est temps de réhabiliter l’orne- la totalité de l’intervention : conception, réali- mentation. La tendance semble vouloir s’inver- sation et pose des vitraux dans l’édifice ; l’autre ser et le XXIe siècle deviendrait alors la renais- manière est celle d’artistes plasticiens qui n’ont sance des arts décoratifs et du sacré, dans son pas les compétences techniques du maître ver- sens le plus universel. La présentation qui va suivre est une défense et illustration de l’usage s’agit de transmettre le plus complètement possible ces intentions aux Du dessin au chantier «Plus que les constructions récentes, les maisons L’usage du bois aux couleurs usées par le temps avivent la fraî- Rappelons d’abord quelques principes simples, cheur des jeunes feuilles.» (Kawabata Yasunari, qui concourent à faire progresser l’usage du Kyoto) bois aujourd’hui : Il nous enseigne, en face des vaines prétentions rier et qui travaillent en partenariat avec l’atePouvez-vous nous donner une idée de prix pour lier de vitrail désigné. un vitrail ? Existe-t-il un organisme ou un syndicat qui pro- Cela dépend du travail. Plus le vitrail est élabo- meut le vitrail civil ? ré, plus son budget est conséquent. Il faut éga- Il existe un syndicat des maîtres-verriers de lement ajouter les frais de déplacements et la France. On n’est pas nombreux. On a subi la dé- pose du vitrail sur place dans l’édifice. Mais on saffection de la commande publique. Jusque peut facilement s’offrir un vitrail d’un format de dans les années 1950, il existait encore de 100 x 50 cm pour une somme de 1000 euros par grands ateliers avec de nombreux employés. exemple. En résumé, il faut compter entre 1500 Aujourd’hui, la taille de ces ateliers est très ré- et 4000 € le m2. Pour le prix d’une télévision, on duite. On ne maîtrise pas du tout le marché, peut avoir un vitrail chez soi ! Et cela dure des on est tributaire de la commande publique. siècles. Chacun d’entre nous fait sa promotion afin de • L’utilisation du bois donne une valeur à la forêt, contribuant à son renouvellement. • Un m3 de bois stocke environ une tonne de carbone, la mettant à l’écart du cycle du car• Le bois est un matériau recyclable avec peu d’énergie (exposition «N’en jetez plus»1). Le Fusing, technique moderne de verre fusionné, Ulisséditions, 2009 Vitrail en fusion, Musée du Vitrail, 2002 Vitrail et Vitriol, Musée du Vitrail, 1997 d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e Le plan de l’exposé s’inspirera des Leçons Américaines d’Italo Calvino. Dans ce texte consacré à la littérature contem- • Peu conducteur, il permet d’éviter facilement poraine, l’écrivain énonce, dans un Aide-mémoire pour le prochain millénaire, six valeurs, qu’il s’attache à illustrer par des exemples pris dans la production littéraire: Au-delà, et c’est à mon sens le plus important, • légèreté le bois est un maître à penser : les valeurs qui • rapidité président à son usage sont celles-là mêmes • exactitude sur lesquelles peut s’appuyer une société • visibilité éco-responsable : équité, environnement, et • pluralisme bien sûr économie : Thierry Gilhodez a n s • Le bois est un matériau à faible énergie grise. • Enfin, produit en France en grandes quanti- b i b l i o g r a p h i e 1 0 par des architectes comme Kengo Kuma. Exemples tés, c’est le matériau local par excellence. 136 vertus de la fragilité, revendiquées aujourd’hui bone. les ponts thermiques. montrer que nous sommes des artistes en ré- à l’immortalité des constructions humaines, les d u g a r d • consistance. Il nous enseigne que l’entretien est le meilleur De la même manière, j’essaierai d’illustrer com- moyen de faire durer les choses, quand la fa- ment le bois peut répondre à ces préoccupa- brication de substances inaltérables a, en cin- tions (même si je me permets d’entendre les quante ans, altéré durablement les ressources mots de façon un peu différente), pour élaborer Jacques Anglade communes. une architecture de bois contemporaine. Un charpentier épris Il nous montre que le passage du temps peut Le mot «contemporain» est vu ici comme une d’architecture et qui aurait un embellir les surfaces et les ennoblir. réponse, avec les moyens d’aujourd’hui, aux diplôme d’ingénieur. 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 137 a r c h i t e c t u r e Chai, La Bastide-d’Engras Architecte : G. Perraudin spatiale porte à l’aide de la géométrie plissée, évitant ainsi les grosses sections de poutres droites. L’école La Venelle à Épinay-sur-Seine : une résille de petits bois, comme transition entre les arbres et la structure. Des salles d’arts martiaux, à Voiron, où la technique d’arcs butant sur une sablière massive a été empruntée aux églises du Moyen Âge. En renversant la voûte, on obtient la chaînette, trois cordes à sauter pour le préau de la Maison de l’Enfance de La Talaudière. Dans ce chai, à La Bastide-d’Engras, la massivité des pierres joue avec celle du bois : si tout cela ne pèse pas, c’est peut-être une question de grâce. Avec Gilles Perraudin également, la Maison des Vins de Patrimonio, qui joue avec les registres de la pierre, du bois, mais aussi de l’acier, et des questions qui se posent aujourd’hui. Une de reusement, la règle. ces questions est la recherche de matériaux Répondant à ces impératifs, par la préfabrica- permettant un développement durable : le tion, le bois a permis, au terme d’une prépara- bois, matériau renouvelable, recyclable et non tion minutieuse aussi bien chez le charpentier polluant est à cet égard un matériau d’avenir. que dans le bureau d’étude et en utilisant le Cet atout ne serait rien si son usage restait levage de structures préfabriquées au sol, de confiné dans les typologies et les techniques répondre, non seulement à la question des dé- d’hier (le chalet, le portique lamellé-collé, la lais, mais aussi à celle de la sécurité, sur trois charpente traditionnelle). chantiers comme le gymnase de Veynes, le Élargir le champ d’application et faire évoluer gymnase Albalate à Vénissieux et la maison des le langage du matériau, voilà la tâche que nous arts martiaux à Tarbes. nous sommes donnés, architectes, charpen- Préparation des plans, assemblage et levage tiers, ingénieurs : il s’agit bien, ensemble, de des structures préfabriquées nécessitent par faire parler au bois des langues nouvelles. ailleurs un soin minutieux, pour lequel je fe- Deux qualités éminentes du bois, tactilité et rai éloge de la lenteur, celle qui a prévalu à la légèreté, doivent nous guider, au-delà des pose des éléments du préau Corneille à Ver- contraintes de toutes sortes pesant sur la sailles, combinant bois empilés et fermettes conception d’un ouvrage. Tâchons de retrou- rapprochées, l’ensemble réalisé à partir d’un ver, in fine, ces qualités primordiales. choix restreint de sections, sur le thème du jeu d’enfant. La rapidité encore une fois de mise, pour la Différentes expressions de la légèreté… salle éphémère de la Comédie-Française, où À Mariac, une passerelle, qui n’est que passage, panneaux de parois, fermes, et toitures étan- constituant un centre ville, sans être LE centre chées permettent d’obtenir en peu de temps le de la ville… hors-eau dans un site exigu. d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e n i s m e | h a b i t a t | j a r d i n Exactitude (au sens d’économie)/rêverie civil, bâtiment agricole, bâtiment industriel, logements sociaux, etc., le bois trouve sa place : • dans l’atelier Martigniat à Firminy, aux grandes étagères, venteurs du cinéma. Le gymnase du lycée Lu- • pour un pont routier à Barnas, avec une nouvelle interprétation du dos d’âne, • pour les ateliers et bureaux d’Arcadie à Alès nord qui dispense sur la grande salle lumière • à la halle festive de Valleraugue, toute en et vue sur le bois de pin situé au nord, d’autre bois massif. Ici l’exactitude prend place dans part, en faisant reposer tout le projet sur des le processus d’optimisation : la conception cadrages successifs. résultant plutôt d’une certaine rêverie. La structure du kiosque Aimé Césaire à Cornil- Aujourd’hui, l’économie d’énergie prend le pas lon est présente et cachée à la fois : les plis sont sur toute autre. portés par un treillis dont seul le tirant est ma- Plus que de construire, notre mission sera bien térialisé, diagonales et membrure supérieure souvent un travail d’emballage de l’existant, étant constituées par les plis eux-mêmes et le comme pour l’extension-réhabilitation du col- plateau supérieur. lège La Forêt de Saint-Génix-sur-Guiers. g a r d Arcadie, Alès Architecte : J-J. Johannet Pluralisme/unité Le mot peut être entendu comme : • pluralisme des solutions structurelles : des règles de la conception des structures en comme vu plus haut, nous nous attachons bois. La bonne durabilité du bois dans les in- à produire un grand nombre de variantes, cendies permet d’éviter les faux-plafonds, cou- concevant notre rôle d’ingénieur, non rants dans les bâtiments à structure métallique. comme celui d’un vérificateur, mais bien Alors peuvent se lire : comme celui d’ un concepteur, aux côtés des • des portiques, au Centre nordique à Bessans, • un système poteau-poutre pour les labora- architectes. • pluralisme des matériaux : l’usage du bois toires INRA de Nancy, dans des constructions mixtes fait se cumu- • des fermes, pour le dojo d’Artenay. ler les qualités du matériau avec celles : Ailleurs, l’illusion est recherchée : une partie du • de l’acier : structure mixte pour la passerelle système porteur est «hors-champ» : et accueil à Superdévoluy, • la poutre treillis primaire, de section trian- • structure acier, habillage bois pour la passe- gulaire, est, dans le boulodrome de Varces, relle au-dessus de l’étang de Thau au centre entièrement cachée par des plafonds réflé- thermo-ludique de Balaruc, chissants. • du béton et de l’acier : pour les collèges de Le cadre porteur du shed central, en treillis, est caché, seuls les plis en bois, qui suivent le Varces et Gap, dans la demi-pension du collège de Clamecy. Claires de Grenoble, • de la pierre, de l’acier et du bois à l’école La toiture centrale de la crèche de Saint-Didier- Jean Carrière à Nîmes de-Formans, est revêtue de stuc, comme un • du béton encore, pour des raisons phoniques immense réflecteur. «Je ne saurais jamais assez cette fois, à la Maison de la musique de Crolles, parler de la lumière, parce que la lumière est très avec des billes d’argile à l’auditorium du importante, parce que la structure fait vraiment Pontet. la lumière. Quand on décide de la structure, on • du bois, de l’acier, et de la toile enfin pour le décide de la lumière».2 1 0 a n s d e Kiosque A. Césaire à Cornillon. Architecte : J-J. Johannet • du béton : en chantier, au lycée des Eaux- même dessin, sont apparents, et absorbants CIRCa d’Auch. Lumière est aussi le nom des cinéastes, et in- d u mière à La Ciotat leur rend doublement hommage. D’une part, grâce à un belle orientation Visibilité/illusion La rapidité de mise en œuvre devient, malheu- a n s b a La lisibilité des efforts dans la structure est une Rapidité/lenteur 1 0 r Dans des contextes d’économie extrême : génie eaux courantes. 138 u Comédie-Française Architecte : Atelier Perrot ACMH Le marché couvert de Tarare : la charpente Légèreté/pesanteur | c u l t u r e • pluralisme des essences : les bois résineux (sa- p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 139 École Jean Carrière à Nîmes Architecte : Tectoniques dans le hall, avec le même enjeu acoustique. Les brise-soleil flottent entre sol et terre. Des villes (re)désirées Manuelle Gautrand Coda 9 février 2012 Deux projets récents et un hommage : • Le nouveau collège de Blénod-lès-Pont-àMousson assiège l’ancien, qui, une fois détruit, pin, épicéa, douglas, mélèze) sont utilisés dans la plupart des réalisations. Mais diverses considérations : usage des matériaux locaux, durabilité sans traitement, expression enfin, font passer outre les difficultés (nervosité, coulures de tanin, etc.), que peut poser l’usage d’autres essences : l’eucalyptus à Barra do Sahi, au Brésil, le châtaignier, formant passerelle à Ajoux, en ombrière à Bron, et en belvédère sur la vallée de l’Eyrieux. Au- delà de ce pluralisme des solutions, il y a un souci d’unité dans chaque structure, qui com- laissera les patios, en empreinte négative, • et le village de gîtes du Mas de la Barque, en béton, pierre et bois, font référence, à leur manière, à l’architecture japonaise : des horizontales, par la simplicité des volumes est de renouveler son regard, chaque fois. Et d’avoir, pour chaque construits, par la combinaison de nappes de commande, toujours moins d’a priori. bois contigües : «Persiennes basses et feux éteints, la maison de l’auvent de bois léger l’alignement des chevrons par la recherche de structures composées par tient comme un rang de rames égales pour l’en- un seul type de section (Artenay, Versailles, vol.» (Saint-John Perse, Amers) Économie de moyens Les Pygmées, parmi les premiers utilisateurs du bois et qui sont l’un des peuples menacés par la surexploitation des forêts tropicales, ont su Consistance Deux manières d’entendre le mot consistance : • la consistance du matériau, sa couleur, sa patine, son grain. Le bois, matériau tactile : derrière l’écorce, la douceur des cellules naissantes. De simples troncs passés au jet d’eau sous pression ont un poli parfait. On le trouve dès l’entrée, puis de part et d’autre de la scène du complexe culturel de Fontaine. Le gymnase de Meylan met en œuvre ces bois, sous forme de poteaux et de poutres sous-tendues, pour porter sur 30 mètres. • la consistance d’un projet, au sens étymologique, du latin consistere : qui se tient ensemble. Le projet de l’école de Tionkwy, au Mali, réalisé avec tous les habitants du village, est consistant : s’y trouvent rassemblés bâtir, avec un outillage rudimentaire, et en utilisant une quantité de matière dérisoire, un abri pour leur famille. Les structures tissées qu’ils utilisent sont un parfait exemple de structure spatiale : la conception est étroitement liée au processus de réalisation. La rapidité de la mise en œuvre et l’économie de matière sont associées. Le Centre Pompidou de Metz reprend ce thème de la structure en vannerie, mais sans l’intelligence des femmes pygmées : lourdeur, prétention, coût astronomique et gaspillage de matière sont au rendez-vous. Il nous faut essayer de repasser de l’âge de la Rolex, à celui du cadran solaire ■ la volonté de donner un toit à cent enfants et à leurs maîtres, le désir et le plaisir d’œuvrer (1)Une exposition-atelier à destination des jeunes visiteurs, réalisée par la Cité de l’architecture et du patrimoine, en écho à l’exposition «Habiter écologique. Quelles architectures pour une ville durable ?». (2) Kahn, Louis I., Silence et Lumière, Le Linteau, p.184. 140 ensemble, la plus stricte économie, le souci En conclusion de la présentation des projets de de durabilité dans un environnement hostile Jacques Anglade, on peut souligner l’impor- (chaleur, poussière, termites), l’exigence de tance de sa démarche : le projet est pensé en col- confort : faux plafond en nattes de mil, ther- laboration avec l’architecte dès les premières es- mique et phonique. quisses. Cela permet de rechercher des solutions Le collège de Chatte reprend les mêmes élé- constructives innovantes et d’optimiser l’utili- ments dans les classes : toiture froide ventilée, sation du bois. Ce croisement de compétences et plafond tissé, cette fois avec un jeu dense de entre ingénieurs et architectes, trop longtemps solives croisées. Le thème du tissage se retrouve séparés dans la phase esquisse, est essentiel. 1 0 a n s novateurs en France et à l’étranger. spécialiser, afin de pouvoir aborder tous types de projet. L’important assemblages dans un ensemble de nappes Gymnase de Meylan Architectes : Roda, Klimine, R2K Lille Métropole, Manuelle Gautrand multiplie les projets ambitieux et • le monastère à Ohara, près de Kyoto. Par le recours au simple jeu des verticales et boiserie navigue comme une trirème, et sous G. Albalate, etc.) Étienne, la restructuration et l’extension du musée d’Art moderne de L’une des grandes lignes directrices de son parcours ? Ne pas se celui d’une seule essence de bois, se poursuit «tissées» entre elles (Ajoux, Varces, Gap, GAP, à la Gaîté Lyrique à Paris, en passant par la Cité des affaires à Saint- • les écuries des Kami, au temple d’Ise, mence par l’emploi d’un système statique clair, Ajoux, etc.), s’achève par le souci de fondre les De l’aménagement du nouveau quartier de Saint-Roch à Montpellier d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d Préambule Je démarre chaque projet sur une page blanche, bien qu’un même fil conducteur guide l’ensemble de mon travail. Le seul point commun à tous mes projets est qu’ils se déroulent dans des sites très urbains. Là où se pose la question de leur insertion dans l’environnement urbain. Doivent-ils s’insérer en douceur, ou au contraire réveiller le site ? Au fur et à mesure, j’apprends à aimer les villes de plus en plus. C’est comme un être vivant, il ne faut pas Vitrine Citroën l’abandonner ! Chaque maire a un rôle fondamental de mo- sur les Champs - Élysées, Paris (2007) dernisation de sa ville et d’écoute de ses ci- Ce qui m’a plu dans cette commande, c’est la toyens. On doit la soigner, la faire grandir, lui simplicité du programme du client. Une simple panser ses plaies parfois. Une ville demande lettre développait l’ambition du groupe mais une attention permanente. Le risque d’une ville laissait aux différents concepteurs une énorme qui s’endort, c’est que dix ans après, il faudra marge liberté. Le souhait du client était de redoubler d’efforts. Il faut voir la ville comme créer un bâtiment renouant avec le passé de Manuelle Gautrand un espace qui traverse bien plus que les décen- la marque et permettant de se projeter dans est architecte depuis plus de vingt nies, des siècles. Une ville qui n’a pas fait l’ob- l’avenir, dans une ambition très innovante. Il ans. Elle a créé son agence à jet d’attentions régulières s’étiole et se meurt... souhaitait une architecture très contemporaine Paris en 1991. Ses réalisations les Toutes les villes où j’ai pu travailler sont des qui mette en scène et exprime, en trois dimen- plus remarquées comprennent villes qui ont des processus de croissance lents, sions, l’esprit de la marque Citroën. C’était un des immeubles de logements mais dont certaines, comme Lille, font preuve projet passionnant. Il y avait à la fois la décou- et des bâtiments administratifs, d’un incroyable dynamisme depuis vingt ans, verte d’un quartier et celle du monde industriel commerciaux ou culturels. Elle et qui, aujourd’hui, atteignent le niveau de ca- du client. Le site est minuscule : une parcelle de travaille principalement en France pitale européenne. 300 m au sol à peine. et aussi à l’international. 1 0 a n s d e 2 c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 141 a r c h i t e c t u r e | u r b a n i s m e | h a b i t a t | j a r d i n Cité des affaires, Saint-Etienne (2010) Je voulais que le projet soit puissant. Il n’y a anciens parce que les Français ont un peu peur que deux idées fortes. La première est de faire de la modernité. Ils ont du mal à assumer une en sorte que l’enveloppe du projet, la volu- écriture très contemporaine, comme ici, à côté métrie générale, toute la peau du bâtiment, d’un bâtiment haussmannien. Les architectes «raconte » le logo de la marque, sans avoir à des bâtiments de France avaient interdit la pré- écrire le nom Citroën. C’est un double chevron sence de la couleur en façade. Les films rouges dont le modèle a été développé au début du à l’extérieur sont doublés par l’extérieur de XXe siècle, le premier principe d’engrenage qui films blancs translucides qui font que la cou- faisait fonctionner le moteur. La seconde idée leur n’apparaît pas du dehors mais se découvre est de consacrer l’intérieur du bâtiment aux du dedans. voitures. J’ai voulu montrer beaucoup de voi- Chaque fois, il faut être respectueux du patri- tures même si l’espace est tout petit, quitte à moine de nos villes. Mais cela doit fonctionner leur laisser plus de place qu’au public, afin qu’il dans les deux sens. Une ville doit accepter la en ait plein les yeux ! Quoi de plus important modernité. Car l’architecture contemporaine pour une marque automobile que de montrer sera, pour partie, des morceaux du patrimoine les modèles, en particulier les concept-cars ? de demain. Je pense qu’une ville a besoin d’ar- On a créé, au centre du bâtiment, une sorte de chitecture contemporaine pour montrer qu’elle sculpture, un «arbre à voitures», de 30 mètres évolue et ne s’installe pas dans un passé figé. de haut, qui contient huit «tournettes», des 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d plateformes circulaires où se trouvent les voi- Cité des affaires, Saint-Etienne (2010) tures. Le public circule autour de l’arbre, sur Ce projet a bousculé son quartier. Saint-Etienne des escaliers et des passerelles. est une ville qui rencontrait des difficultés éco- Le contenant raconte le logo et le contenu ra- nomiques. Elle se pose beaucoup de questions conte le produit. C’est à partir de là que s’est sur son renouvellement urbain, tour à tour bâti tout le projet. Toute la structure métallique soucieux du patrimoine, ou, comme ici, dans le du bâtiment a été enveloppée. Elle disparaît quartier de la gare, très contemporain, pour an- derrière un travail sur les matières, tout en dou- ticiper le renouvellement urbain sur une ving- ceur, en clarté et en légèreté, à l’image de ce taine d’années. Le site paraissait assez ingrat. que souhaite Citroën : transmettre le confort, la Le quartier est hétéroclite avec une densité plu- douceur et la légèreté. tôt faible. L’objectif du projet était de constituer J’ai créé une sorte de façade plissée, comme la locomotive du devenir de ce quartier. J’étais un origami de verre où l’on passe d’un chevron la première à devoir anticiper la future densifi- très littéral à des chevrons qui s’émancipent et cation. Le programme était très dense, environ se déforment. 25 000 m2 de bureaux sur un petit terrain. On Sur les plateformes de la tournette, j’ai créé ne savait pas au départ quel type de bureaux des sous-faces facettées en miroir. Elles dé- allait abriter le bâtiment. Aucun des futurs usa- doublent le nombre de voitures et leur donne gers, de la Direction départementale de l’Équi- une image moins littérale, en offrant certains pement, des services fiscaux, aux bureaux de détails des véhicules. L’intérieur du bâtiment Saint-Etienne Métropole, ne connaissait ses est entièrement blanc, pour rendre hommage à besoins en terme de surfaces. On a dû non seu- la luminosité des modèles de Citroën, en terme lement travailler sur un projet qui anticipait un de forme, de matière et de transparence. nouveau quartier, mais en plus, sur un projet Ce projet témoigne de la question toujours destiné à des usagers qui ne savaient pas bien délicate pour un architecte de travailler dans ce qu’il leur fallait. J’ai donc imaginé un projet des villes, européennes en particulier, qui pos- très flexible. Mon arrière-pensée était d’envisa- sèdent un patrimoine architectural exception- ger le bâtiment comme une seule volumétrie nel. On doit trouver notre place en tant que continue, avec un principe de vases communi- créateur et architecte des XXe et XXIe siècles. Il quants. Cela permettrait à un utilisateur, quand est toujours difficile d’intervenir sur des sites il aurait besoin d’augmenter ses mètres carrés, 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 143 a 144 r c h i t e c t u r e | u r b a n i s m e | h a b i t a de se déplacer facilement. Au final on a pu gé- Extension du LaM, Lille Métropole Musée lu masquer les distinctions entre de grandes rer ainsi la variation des demandes. d’art moderne, Villeneuve-d’Ascq (2009) baies vitrées et le béton percé, en créant des L’autre enjeu était de pouvoir gérer la densifi- Le musée a été construit dans les années 1990 fondus-enchaînés entre les parties pleines et cation du quartier sur un terrain tout petit. On à Villeneuve-d’Ascq par Roland Simounet. C’est les parties vitrées. a choisi de ne pas faire un bâtiment fermé mais un projet moins urbain que les autres, situé Dans mon extension comme dans le bâtiment poreux. On a créé trois portes, ce qui rend l’îlot dans un parc en périphérie de la ville. C’est originel de Simounet, on ne peut jamais vi- transparent, avec des promenades piétonnes l’une des dernières œuvres de Roland Simou- sualiser, en un seul clin d’œil, la totalité des qui le traversent en tous sens, avec une grande net, inscrite aux Monuments historiques en œuvres. Les volumétries décrivent des sortes cour intérieure en longueur d’où l’on peut re- 2000. La conservatrice a milité pendant dix ans de méandres, afin que le parcours soit tout en joindre les différentes rues. Il y a beaucoup de pour que le musée accueille une magnifique lenteur et que l’on ne découvre pas d’un seul perspectives visuelles. Dans sa partie basse, la collection d’art brut, précisément pour articu- coup cinquante œuvres, ce qui pourrait provo- volumétrie du bâtiment est vraiment contex- ler cette collection avec l’art moderne et l’art quer un sentiment de rejet. A chaque extrémité tuelle par rapport aux bâtiments riverains, et, contemporain. Cette articulation doit montrer des salles, un espace de respiration est prévu. en partie haute, elle ne l’est plus, mais elle offre les points communs et surtout en quoi l’art brut Une cimaise permet de retrouver la lumière na- de grandes portes que l’on peut traverser pour a été une source fabuleuse d’inspiration pour turelle et le public peut s’y ressourcer avant de maintenir ses liens avec le quartier. Le chantier les artistes du XXe siècle. Elle souhaitait une découvrir une autre salle. est conçu pour moitié comme un bâtiment fusion entre ces trois formes d’art. En 2000, un Le projet était aussi une restructuration lourde classique et pour l’autre moitié comme un ou- concours a été lancé pour réaliser l’extension vrage d’art. Ce qui donne un cachet tout parti- du musée qui devait abriter la nouvelle collec- culier à l’intérieur des bureaux. tion. La densité à l’intérieur de l’îlot me faisait peur Le site étant classé, l’architecte des Bâtiments car j’accorde beaucoup d’importance à la lu- des Monuments historiques. Les salles sont en- connexions entre l’ancien et le neuf, etc. tièrement refaites et l’on ne voit absolument Le bâtiment est essentiellement en rez-de- pas notre «patte». On a retrouvé l’écriture archi- de France a donné des contraintes très fortes. chaussée. Une grande forme vient envelopper tecturale originelle de Roland Simounet. mière naturelle dans les bureaux comme par- Il ne voulait absolument pas que l’extension le bâtiment existant. Elle abrite cinq salles d’art tout, à la manière de la capter pour faire en vienne toucher le bâtiment originel. J’ai trouvé brut en connexion directe avec les collections Origami building, sorte qu’elle irradie. Je redoutais le vis-à-vis cette mise à distance très cruelle, par rapport d’art moderne, d’art contemporain et les expo- un immeuble de bureaux, également. L’idée a été de travailler sur l’inté- à l’œuvre de Simounet - que je trouve faite sitions temporaires. Le parcours est conforme avenue de Friedland, Paris (2011) riorité. On a traité ces espaces avec une couleur de modestie et de simplicité -, mais aussi par au vœu de la conservatrice qui souhaitait faire La commande était délicate. Le maître d’ou- jaune. Je voulais une couleur vive, claire et rapport à l’art brut qui allait se retrouver dans en sorte que le public se promène entre ces vrage, une grande foncière, souhaitait faire gaie. C’est un peu comme un soleil artificiel qui un pavillon à part. C’était pour moi un grand trois formes d’art, sans trop sentir de rupture. 6 000 m2 de bureaux destinés à un siège social. revêt tous les murs et qui crée à l’intérieur des dilemme. L’enveloppement était pour moi aussi une C’est une très belle avenue, dans le «Triangle bureaux une atmosphère assez spectaculaire. Je me suis plongée dans l’œuvre de Roland manière d’exprimer mon amour pour ce bâti- d’Or» parisien, avec des immeubles haussman- Véritablement, le jaune donne une lumière Simounet. Il disait que les projets devaient se ment. Au lieu de se tenir à distance, le fait de niens remarquables. Haussmann avait pour plus forte, une chaleur et une convivialité. couler sur le site. Il y avait une grande délica- l’envelopper, comme deux bras ouverts, est un commande de faire un immeuble contempo- L’idée était aussi de donner un aspect domes- tesse dans ses propos. J’ai estimé qu’une mise prolongement des propos de Roland Simou- rain qui reprenne la pierre comme matériau tique à cette rue intérieure. Il n’apparaît jamais à distance n’était pas du respect vis-à-vis de net : se couler sur un site, de manière simple et premier, afin de ne pas créer de rupture dans en façade extérieure. Cela lui donne un côté son architecture, mais plutôt une forme de mé- rustique, sans monumentalité... cette avenue assez homogène. attractif pour les gens du quartier qui repèrent pris. Et vis-à-vis de l’art brut, ce n’était pas pos- Il y a eu un énorme travail sur les bétons. Je n’ai Nous sommes partis sur l’idée d’un pliage en les portes. Je pense que la couleur apporte un sible ! Le lien serait rompu. Cela allait complè- pas repris le travail sur les briques. Mon propos marbre translucide qui viendrait se poser sur la aspect intime à un bâtiment dont les façades tement à contresens du souhait pédagogique a été de reproduire ses échelles volumétriques, façade principale. Longue et très belle, située montent jusqu’à trente mètres. de la directrice du musée. J’ai donc décidé de un séquençage vertical régulier que j’ai réin- en partie haute de l’avenue, elle offre une vi- Le site donne sur plusieurs carrefours. Il était faire une réponse à contre-pied et d’envelop- terprété par une architecture qui se plie et se sion exceptionnelle de Paris et ses monuments, important de le laisser transparent et de faire per le bâtiment de Roland Simounet dans une replie. J’ai fait du béton le médium principal la Tour Eiffel, l’Arc de Triomphe, le Sacré-Cœur. en sorte que les publics puissent traverser l’îlot grande forme fluide qui comporterait tous les de mon architecture. Il est travaillé en mou- Elle est orientée plein sud. sans jamais avoir besoin d’en faire le tour. C’est espaces d’art brut. charabieh et en bas-relief, en hommage aussi Le bâtiment est respectueux de l’environne- une architecture pleine de reflets, très lumi- A l’agence, nous travaillons énormément avec à l’œuvre de Simounet qui a beaucoup travaillé ment. Les besoins en énergie ont été mini- neuse et gaie. Elle irradie. Le bâtiment capte des maquettes. Nous réalisons toutes les idées en Afrique du Nord. misés. Je ne voulais pas le faire au détriment des vues très différentes sur tout le quartier. en maquettes avant de les tester en 3D, en L’art brut est un art fragile, réalisé le plus sou- des belles vues, ce qui aurait fait perdre au Les bureaux possèdent des vues sur la ville très plans, en coupes. C’est un outil d’une extrême vent sur la base de matières recyclées. Elles ne bâtiment sa position en belvédère. Le choix a différentes selon leur situation. souplesse qui permet d’aller très vite et de tes- supportent pas la lumière naturelle. J’ai vou- été fait d’une façade entièrement vitrée, et par a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d | j a r d i n de l’existant. J’ai travaillé comme un architecte LaM, Lille Métropole Musée d’art moderne, Villeneuve-d’Ascq (2009) ter : par rapport à l’échelle, aux matériaux, aux 1 0 t 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d Origami building, Paris (2011) 145 a r c h i t e c t u r e | u r b a n i s m e | h a b i t a t | j a r d i n La Gaîté Lyrique, Paris (2010) devant, d’installer le pliage de marbre. Il commence à raconter l’inscription du bâtiment de dispositifs de scénographie qui font qu’au- la résolution des problèmes de transport qui dans le reste de l’avenue, très minérale. jourd’hui, les artistes sont très enthousiastes. compensera l’étalement urbain. Il faut avoir le Le marbre est mis en œuvre de manière pel- Le bâtiment est un outil technologique et courage de se poser la question de la densifi- liculaire dans un feuilleté de verre. Il est donc flexible pour que n’importe quel artiste puisse cation de certains quartiers de Paris, de se dire translucide. De nuit, on a une vue diaphane y exprimer et réaliser ses plus grands rêves. qu’une tour est forcément une réponse lors- du bâtiment. Ce marbre légèrement gris-beige Beaucoup de dispositifs technologiques ont qu’elle apporte une soudaine densification. À ce parc d’attractions n’a été ouvert qu’une se- été installés. Un cinquième du montant des côté de cela, elle permet de laisser des espaces chaude lumière. Le pliage du marbre est irrégu- maine. Le lieu est resté vide pendant quinze travaux est dédié à l’innervation du bâtiment libres généreux. lier. Il crée plusieurs endroits très sculptés, sur ans et s’est dégradé. On a eu deux ans et demi en multimédia, en voix, en images, en données. Le quartier de la Défense est cinq fois moins cette façade longue de 35 mètres. Au final, on a de travail pour démolir le parc d’attractions Le bâtiment est comme un corps que l’on peut dense que le VIIIe arrondissement de Paris, où des vues très généreuses et ce filtre de marbre et purger le bâtiment avant de démarrer la piloter à distance depuis les plateaux d’artistes on n’a pas de tours, mais une grande densité, donne de l’intimité aux bureaux. Le travail sur construction du nouveau programme. du haut. donc très peu d’espaces verts et un accès au la cour intérieure est tout autre, avec une am- Le projet était d’installer un lieu dédié aux La flexibilité du lieu a été imaginée également ciel assez limité. Et si le quartier de la Défense cultures numériques. Une plateforme artis- à partir de petits mobiliers qui peuvent se n’est pas forcément une réussite, on profite au tique regroupant le son et l’image, mais aussi mouvoir dans le bâtiment, nommés les «éclai- moins de l’air, du ciel et du soleil. Aujourd’hui, La Gaîté Lyrique, Paris (2010) toutes les pratiques culturelles actuelles, le reuses». Elles possèdent leur propre monte- la politique de La Défense est la densification. En tant qu’architectes, nous avons pu, pour ce multimédia, les performances, le cinéma, la charge et peuvent se déplacer d’un étage à Sur ce projet de tour de 300 mètres de haut, je projet, travailler sur le programme. Personnel- danse, etc. La Ville de Paris souhaitait en faire l’autre. Il y a des modules multimédia, bar, me suis posé de nombreuses questions. Sur lement, j’aime beaucoup cela. J’estime que un lieu public de diffusion mais aussi un lieu de vestiaire, loges d’artistes, rangement, etc. Tour la structure d’une tour et comment la rendre l’architecte a le droit d’avoir son regard sur la création avec des espaces uniquement dédiés à tour, ils peuvent scénographier les différents respectueuse de l’environnement. La première programmation, que la qualité architecturale aux artistes. espaces du projet et assurer la mobilité des idée était de mettre partiellement la structure n’est pas seulement la volumétrie ou la lu- La façade est inscrite monument historique. fonctions dans le temps. en façade, un exosquelette structurel, permet- mière, mais c’est aussi des qualités d’usages. La difficulté était d’installer un programme Quand on a un programme très détaillé, c’est très contemporain et original qui finalement important de le bousculer parfois, d’avoir un donne, à l’intérieur des bureaux, une belle et biance d’intériorité complémentaire au reste. tour de 25 %, ce qui représente une économie n’a pas le droit de sortir dehors, de s’exprimer un projet non lauréat... de moyens énorme. Cela m’a permis d’expri- vrai regard critique sur des usages et des pro- en façade puisqu’ elle est protégée, comme Ce projet est le premier concours de tour que mer la structure de cette tour. J’avais envie de grammations qui sont souvent très classiques les deux foyers vestibules. On entre par un lieu j’ai fait… Et que je n’ai pas gagné ! magnifier cette structure, de la montrer aux ci- et ne font que reproduire des manières de qui fait partie de l’histoire et après, on pénètre Il y a beaucoup de débats sur la question des toyens presque de manière pédagogique, car fonctionner de bâtiments anciens. J’attache dans les lieux restructurés ou reconstruits. tours et de la hauteur à Paris et dans d’autres une belle structure cela peut être très beau ! beaucoup d’importance à renouveler la pro- Le projet est conçu autour de trois salles de villes françaises. Je voudrais en profiter pour Cela m’a permis aussi de protéger les façades grammation et à faire en sorte que chaque spectacle. Autour, les lieux sont très flexibles et dire que je trouve très dommage que des vitrées tour à tour par un filtre solaire dense sur bâtiment possède un usage anticipant l’évolu- simples, avec des plafonds techniques, des sols hommes politiques et des experts de tous les façades sud et moins dense sur les façades tion des modes de vie. J’essaye d’avoir un vrai en béton. Sur chaque niveau, les salles d’expo- bords se permettent de dire qu’une tour dans nord. Cela offrait une intimité dans les bureaux travail analytique et scientifique pour faire en sition sont identiques. Elles peuvent s’adapter une ville est une aberration. Il ne faut jamais et protégeait les usagers, en évitant que l’on sorte que les programmations anticipent nos et se transformer en foyer d’accès aux salles, en avoir d’a priori. Cela dépend du site, du pro- soit projeté dans la vue, avec une impression futurs modes de vie et qu’elles conservent une espace de travail, etc. gramme, de la ville, d’un tas de choses. Je de vertige parfois. part de flexibilité énorme. Le plaisir, ici, était de Le foyer historique du deuxième étage a été pense qu’il est très dangereux de critiquer une J’avais dans la tête la Tour Eiffel comme source travailler sur un marché de définition et pas un complètement réhabilité. On ne l’a pas pasti- architecture juste en jugeant de sa forme. Une d’inspiration. Une tour sous laquelle on passe concours. La Ville de Paris attendait à la fois un ché, on a gratté pour retrouver le décor d’ori- tour est forcément une réponse dans certains et qui donne beaucoup d’émotion. J’avais en- travail architectural et un travail de program- gine, parfois abîmé. Cela donne une ambiance cas, dans d’autres cas elle ne l’est pas. Mais vie que, ponctuellement, le projet soit monu- miste. Dans mon équipe j’avais de nombreux romantique, fellinienne, très appréciée. On jamais je n’aurai l’a priori de dire qu’une tour mental, que l’on sente le poids de la tour qui consultants : programmistes, spécialistes des s’est permis une installation contemporaine, dans Paris est une aberration. Il faut toujours vous dépasse et vous surplombe. Dans cet musiques actuelles, d’art numérique, etc. des dodécaèdres, en résine translucide. Ils ac- savoir se remettre en cause et se questionner. exosquelette, il y a un très gros travail de per- e La Gaîté Lyrique était un ancien théâtre du XIX compagnent le public dans tous les espaces. A Paris, l’étalement de la ville (au sens du Grand cements en partie basse car ce sont de très siècle, démoli dans les années 1980 pour en Ils forment des assises, des bornes d’accueil, Paris, de l’Île-de-France) est énorme. Il y a cer- grandes fenêtres urbaines. Plus on monte, plus faire un lieu d’attraction, sorte de Disneyland, des guides dans les différents lieux. Les grands tainement plus d’un tiers de la population du les percements se délitent et s’affinent pour qui s’est soldé par la démolition de la magni- lustres sont des supports potentiels d’œuvres Grand Paris qui fait plus d’une heure et demi passer d’une échelle urbaine à celle de l’intimi- multimédia. On a mis en place énormément de transport en commun par jour. Ce n’est pas té des bureaux. fique salle à l’italienne. Un drame parisien, car 146 tant de minimiser le poids de la structure de la La tour Phare de la Défense, 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 147 QUELQUES PROJETS EN COURS... d’accéder au lobby de la tour. C’est là qu’on installe tous les locaux communs, la cafétéria, La tour Ava, Paris-La Défense (2008-2015) le restaurant, etc., dans des échelles et des C’est une tour de bureaux de 140 mètres, volumes spectaculaires contrastant avec le vo- proche du CNIT, située dans un environnement lume plus répétitif des bureaux de la tour. C’est très ingrat, avec un détail fâcheux : le boulevard une architecture qui au final est plus longue urbain de La Défense passe devant la tour, en que haute. viaduc. Je pense que l’architecture est aussi un travail Le projet a été très délicat. Je trouve qu’en tant de scénographie dans une ville. Un bâtiment qu’architecte, on doit, pour certains projets, se voit à plusieurs échelles, l’échelle lointaine être assez radical par rapport au site. On doit et à l’approche, dans la rue, comment on entre le remuer, le transformer à la limite, avant d’y dans le bâtiment, comment on y est accueilli, installer son architecture. C’est comme un oi- etc. Le fait d’avoir travaillé sur de nombreux seau qui fait son nid. Le contexte et sa qualité projets culturels me donne l’envie de travailler doivent précéder. Je n’ai pas pu imaginer plan- sur les différents parcours, que ce soit dans la ter une tour dans ce contexte tel qu’il était. J’ai ville, le quartier ou à l’approche, dans la rue, donc convaincu le maître d’ouvrage d’acquérir comme une scénographie, comme dans un des terrains environnants et la sous-face de musée, en fait. Conservatoire de musique et de danse, Ashkelon, Israël La tour Ava, Paris-La Défense viaduc. Finalement le terrain fait 200 m de long. La Tour Phare, projet J’ai pu alors prendre ce site à bras-le-corps. Conservatoire de musique Dans un premier temps j’ai fait un travail visant et de danse, à masquer la présence visuelle de ce boulevard Ashkelon, Israël (2011-2014) urbain afin que le contexte ré-acquière une C’est une ville au sud du pays, au bord de la Mé- certaine humanité. En fait, le projet précédant diterranée, très hétéroclite comme beaucoup celui de la tour est un projet tout en longueur de villes à l’étranger. En Europe, les villes ont qui vient se glisser sous le boulevard urbain, une histoire millénaire et un rapport particulier remonter sur les deux bords afin de le cacher. à l’architecture. D’autres villes, dans d’autres C’est seulement après cette architecture hori- parties du monde, comme en Chine, sont mil- zontale que le projet se développe dans la ver- lénaires, mais elles ont un rapport différent au ticale. Cela permet de créer une place orientée patrimoine, sans notre envie de le conserver sud-ouest sous un énorme porte-à-faux bien- au fil des siècles. Ces villes sont plus difficiles faiteur. Un parcours en intérieur permet de ne à comprendre pour les architectes européens. jamais deviner que l’on est sous le viaduc et Elles peuvent avoir plusieurs centres comme 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 149 a r c h i t e c t u r e | u r b a n i s m e | h a b i t a Le système de toutes ces boîtes qui s’ac- L’idée du projet était de créer une sorte de crochent sur le noyau et ces terrasses succes- socle, très perméable et très ouvert. On a vo- sives est également là pour créer des lieux lontairement installé des entrées sur les trois extérieurs. Ce sont des espaces de repos, de façades pour que le socle soit une plaque tour- détente et de respiration pour les artistes. nante. Il possède deux étages, le rez-de-chaus- Il y a eu un gros travail sur l’enveloppe. Une sée avec les entrées et la brasserie et un pre- enveloppe en métal blanc perforé permet de mier étage de bureaux. Les deux hôtels et les se protéger du soleil. Les perforations viennent logements fabriquent une volumétrie qui vient envelopper comme un rideau de théâtre les vo- s’enrouler sur le terrain et se replier sur elle- lumes et rompre une certaine rudesse. De nuit, même. Les deux hôtels occupent cinq niveaux elles permettent une scénographie de points et par-dessus, en pont, la dernière volumétrie de lumière. qui comporte les logements. L’avantage du t | j a r d i n projet est qu’il offre une volumétrie à l’arrière, Ensemble mixte, ZAC Saint-Roch, Montpellier 150 au Japon, elles sont très hétéroclites. Cette haut. Ces différentes strates s’organisent au- ville d’Ashkelon possède de nombreux bâti- tour d’un élément central qui est très impor- ments assez banals. Mais la beauté d’une ville tant. ne se résume pas à son architecture, c’est aussi L’idée de cet élément central est née d’une l’énergie de ses habitants, l’appropriation des contrainte, triste mais réelle, qui est que, de espaces publics, comme on peut le voir dans tout endroit d’un bâtiment public à Ashkelon, certaines villes d’Asie. Cela fait qu’on s’y sent on doit pouvoir rejoindre un abri anti-roquettes bien. Ce qui me paraît fondamental, c’est la en moins d’une minute. J’ai voulu que ces qualité des espaces publics, leurs contenus, la abris, présents à chaque étage, soient superpo- liberté de se les approprier. Ce sont d’énormes sés pour que le public puisse s’orienter très vite vecteurs d’animation et de qualité de vie. vers eux. C’est de là que vient la construction J’ai été un peu prise de court face au site, très de cette petite tour centrale, d’abord de ma- hétéroclite. En plus, on m’a donné un tout petit nière intuitive, puis un projet expressif s’est mis terrain ! Je disposais d’un quart de la surface en place avec une série de volumétries toute d’une grande place pour installer ce conserva- simples, très fonctionnelles. Il n’y a pas deux toire de musique, de danse et d’art contempo- volumes qui soient identiques. Chacun est ac- rain. J’en ai profité pour faire une architecture croché sur ce noyau central. Cela permet de toute en verticalité, qui installe les différents créer ce projet tout en hauteur, avec des vues éléments de programme : l’entrée, le théâtre, extraordinaires sur la ville et la mer. J’ai offert l’espace dédié à la musique et à la danse, en un espace en plus, un espace d’événement. 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d Ensemble mixte, ZAC Saint-Roch, côté centre-ville, au nord, très contextuelle. Et Montpellier (2011-2013) à l’avant, sur la gare, on anticipe de futurs bâ- C’est un projet que j’aime beaucoup de par son timents, on peut se permettre de monter plus programme, sa mixité. De plus en plus, on nous haut, sur onze étages. demande de travailler sur la mixité. Ce sont Ce projet, par ce retournement du volume des sujets complexes mais très intéressants par-dessus le précédent, permet l’installation et pleins d’avenir. Cela donne aux bâtiments des logements sur les hauts niveaux, des loge- des possibilités énormes de mutualisation de ments exceptionnels. Cela crée aussi un espace programmes et de rencontres. Cela fait des en creux, le cœur du projet. On y a installé la architectures qui ne vivent pas que de jour, salle de petit-déjeuner de l’hôtel et un café, que pour les bureaux, ou le soir et de nuit pour les tout le monde pourra rejoindre. C’est une vo- logements. Les bâtiments vivent tout le temps lumétrie avec une certaine intimité, parce que et j’apprécie cela. C’est aussi une réponse au l’on est sous le toit du bâtiment, avec une pe- développement durable.C’est un site très ur- tite percée. Le volume est assez magique. Il est bain et très contraint. Une parcelle triangulaire revêtu de métal blanc perforé avec différents face à la gare. Le terrain est la locomotive de la motifs. Sur la partie intérieure, le motif est re- future ZAC Saint-Roch qui va se développer au vêtu d’un vernis holographique qui donnera sud. On est à l’articulation entre le magnifique une atmosphère particulière et qui permettra centre-ville de Montpellier et la future ZAC. d’abriter la terrasse de la pluie. La difficulté était le terrain triangulaire, difficile Les logements sont traversants. Ils récupèrent à occuper et le pont de Sète qui vient en ou- au sud une vue sur la mer et au nord une vue vrage d’art à 4,5 mètres du terrain naturel. On a toute aussi belle sur le centre-ville ■ plusieurs programmes : deux hôtels, des logements, un centre d’affaires, un restaurant. Une belle mixité donc. 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 151 Bâtir en terre é c h a n g e s a v e c l e p u b l i c Romain Anger 15 mars 2012 La moitié de l’humanité vit dans des constructions en terre crue, telles Pourquoi n’y-a-t-il pas de commerces et de Vous n’avez pas abordé la qualité environne- les maisons en pisé, en torchis, en bauge ou en adobes en France, ou les bistrots autour de la cité des affaires de Saint- mentale des bâtiments. Pourquoi ? Etienne ? J’estime que la qualité environnementale doit immeubles de huit étages étages de Shibam, le «Manhattan du désert», C’était un quartier un peu triste, en devenir. Le toujours être présente mais ne doit pas sous- bâtiment est pour le moment en contraste très tendre, à elle seule, la constitution d’un projet. facilement en boue, peut-il être aussi résistant? fort avec le riverain. Il n’y a pas de bistrots mais Pour moi, les principales valeurs sont la quali- il y en aura, forcément. Pour que la mayonnaise té d’usage, le bien-être et l’inscription dans un Pour le comprendre, embarquez pour un voyage initiatique surprenant, prenne, il faut installer les ingrédients. C’est site. L’environnement, de toute façon, est trans- clair que l’installation de 25 000 m2 de bureaux versal à ces deux valeurs principales. L’inscrip- du sable, des argiles et de l’eau. Nous verrons que ces trois principaux va donner envie aux hôtels alentour de moder- tion dans un site, si elle est intelligente, saura niser leurs cafés et aux rez-de-chaussée d’ouvrir prendre la lumière du sud, orienter les volumé- constituants de la terre font partie des terrains d’investigation scientifique des commerces. Un premier doit se sacrifier et tries par rapport à l’ensoleillement. L’environ- particulièrement prometteurs à l’heure actuelle. Éclairant d’un jour commencer à installer ce renouvellement. C’est nement se retrouvera aussi dans la qualité de nouveau les pratiques des bâtisseurs traditionnels, la connaissance un bâtiment auquel je tiens car il fait beaucoup l’usage. On se sentira bien grâce à la lumière parler de lui. Je pense que l’architecte a deux naturelle et parce que le bâtiment est flexible. intime de la substance la plus commune qui soit, est manifestement cas de figures dans son parcours. Parfois il a la Bien sûr, il faut parler de l’énergie, de l’eau. Je chance d’installer un bâtiment dans un site qui n’en parle pas car pour moi, de fait, on est là est déjà là, c’est assez simple. D’autre fois, il a la pour minimiser notre trace. Par exemple, la tâche d’amorcer en premier un renouvellement Tour Ava est à 60 kWh/m2/an. C’est une critique Préambule À chaque époque, elle a fourni à l’humanité Romain Anger de quartier, une requalification urbaine, d’ins- que je fais à ceux qui disent qu’une tour ne peut La Grande Muraille de Chine est l’œuvre archi- des solutions pour répondre aux contraintes est ingénieur-chercheur au taller une grande ZAC. On ne peut pas le faire pas être environnementale. Les tours que je fais tecturale la plus importante jamais réalisée spécifiques de son temps, de la même manière laboratoire CRAterre-ENSAG (École dans la demi-mesure. Il faut assumer d’être le le sont. On a un système où les productions sur notre planète. Contrairement à l’idée an- qu’aujourd’hui, elle propose des pistes face aux nationale supérieure d’architecture premier et que, pendant dix ans, notre archi- d’énergie ne sont pas centralisées. Elles sont crée dans l’imaginaire collectif, elle n’est pas défis énergétiques et climatiques, ainsi qu’à la de Grenoble) et co-auteur, avec tecture connaisse la solitude. Puis au fil des présentes sur chaque plateau et s’adaptent à entièrement construite en pierre : sur des mil- crise mondiale du logement. Il est temps que Laetitia Fontaine, du livre Bâtir en années, l’environnement va se renouveler et se chaque nombre d’usagers. Elles sont flexibles liers de kilomètres, il s’agit d’un mur de terre cette architecture regagne dans les esprits la terre et de l’exposition Ma terre mettre en harmonie avec nous. et fines. crue. Cette gigantesque construction change place qu’elle occupe dans la réalité. Par un première, pour construire demain, Le nouveau maire de Saint-Etienne est arrivé Chacun de mes projets est environnemental de nature avec le sol sur lequel elle est bâtie, curieux hasard, au moment où se dessinent présentée à la Cité des sciences au moment où le chantier commençait. Il était mais je ne le mets pas trop en avant non plus en pierre sur la pierre, en terre sur la terre, et les bases d’un renouveau de la construction et de l’industrie, ainsi qu’au Pont- d’abord réticent. Aujourd’hui, il aime beaucoup parce qu’en ce moment je suis un peu en rage parfois même… en sable sur le sable. La règle en terre, la science développe des outils théo- du-Gard le bâtiment. Les Stéphanois aussi étaient hos- contre ces réglementations qui se superposent qui a dicté le choix des matériaux est simple : riques essentiels pour mieux comprendre ce tiles. Aujourd’hui, les habitants demandent à les unes aux autres. On nous impose des ob- construire avec ce que l’on a sous les pieds. matériau. Les trois principaux constituants de le visiter. Les usagers adorent les bureaux. Ils jectifs et les moyens, des tas de choses qui font Ce trait d’union entre la géologie d’un lieu et la terre (sables, argiles et eau) font partie de les trouvent lumineux et agréables à vivre. Ils que le potentiel créatif de l’architecte est mi- son architecture est universel. Dans toutes les terrains d’investigation scientifique particu- considèrent maintenant le bâtiment comme nimisé et l’empêche d’avoir des réponses per- régions du monde, les hommes et les femmes lièrement prometteurs à l’heure actuelle. La l’un des points de repères de la ville. Je me dis sonnalisées pour chaque projet, par rapport au exploitent les matériaux locaux pour construire connaissance intime de la substance la plus alors que c’était bien d’être en rupture et que la programme, au site, à la ville où l’on est. Pour leur habitat et la terre est souvent le seul dis- commune qui soit est manifestement porteuse mayonnaise est en train de prendre. moi, l’environnement est transversal à tous ponible. Si bien qu’aujourd’hui, on estime que d’innovations pour l’avenir ! mes objectifs, mais celui que je mets au-des- plus du tiers de la population mondiale vit sus de tout, c’est le bonheur et le bien-être des dans une habitation en terre crue. Construire Qu’est-ce que la terre ? usagers. en terre n’est donc pas une alternative que La diversité du matériau terre est ordinaire- l’on redécouvre à l’occasion d’un salon écolo- ment décrite en faisant référence à sa granu- gique, mais bien la norme depuis que les êtres lométrie : les terres sont qualifiées de caillou- humains ont abandonné la vie nomade pour teuses, sableuses, fines, argileuses, etc. Chaque se sédentariser. Cette tradition vieille de onze terre est un mélange de grains de différentes mille ans a vu naître l’acte de bâtir en dur, puis tailles. La proportion de cailloux, de graviers, progressivement le hameau, le village, et la de sables, de silts et d’argiles varie d’une terre à ville : elle accompagne l’histoire de notre civi- l’autre et conditionne souvent la technique de lisation depuis les débuts jusqu’à ses dévelop- mise en œuvre (fig. 1). au Yémen. Comment ce matériau si commun, qui se transforme si au cœur de la matière en grains, qui révèle les comportements étranges porteuse d’innovations pour l’avenir. Fig.1 – Chaque terre est un mélange de grains de différentes tailles en proportions variées : cailloux, graviers, sables, silts et argiles (© Anger & Fontaine, CRAterre-ENSAG, 2009). pements les plus récents. 152 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 153 a h i t e c t u r e | u r b a n i s m e | h a b i t a Les terres du Dauphiné, par exemple, contiennent Les chercheurs connaissent ce principe élé- à la technique dite de photoélasticimétrie s’écroule lorsqu’il est trop sec. Quid dès lors un mélange de ces différents grains en propor- mentaire qui leur permet de concevoir des bé- (fig. 3). Cette dernière montre que les chaînes de la cohésion d’un mur en terre, matériau tions équilibrées. Ce type de terre est idéal pour tons de ciment aussi résistants que l’acier, en de forces dirigent en partie l’effort vertical en bien plus complexe ? En 1997, la célèbre revue le pisé. Elle produit de véritables bétons natu- diminuant leur porosité à l’extrême. Pour ce direction des parois. Couler du béton ne peut Nature publiait un article intitulé «What keeps rels très durs, avec suffisamment d’argiles pour faire, ils utilisent des modèles géométriques donc se faire qu’avec des coffrages très résis- sandcastles standing ?». Un an plus tard, suivait bénéficier d’un maximum de cohésion et suffi- tels que l’empilement apollonien (fig.2), afin tants : une fraction du poids du béton est déviée son pendant en quelque sorte : «How sandcast- samment de grains pour que le matériau obte- de déterminer les quantités idéales de graviers, à l’horizontale dans le coffrage. Autrement dit, les fall ?». Les recherches sur la physique des nu soit rigide et ne fissure pas. Contenant moins sables, grains de ciment et ultrafines pour ob- ça pousse ! Lors de la mise en œuvre du pisé, grains humides, bien plus récentes que celles de cailloux et de graviers, les terres à adobes, tenir un matériau de compacité maximale. Un de la même façon, les coups verticaux du pisoir autour des grains secs, mobilisent encore de fréquentes dans le sud-ouest de la France, sont autre modèle, appelé empilement espacé, per- qui compactent la terre sont partiellement di- nombreuses équipes. plus faciles à modeler et à travailler à la main. met d’obtenir un empilement compact, tout rigés dans les coffrages qui doivent donc être Tout enfant jouant sur la plage sait que les La proportion de sables est suffisante pour que en favorisant une meilleure mobilité des grains suffisamment résistants. L’effort de compac- propriétés physiques du sable sec et du sable le matériau ne fissure pas lorsqu’il est mis en entre eux lors du coulage du béton. Le maté- tion vertical disparaît ainsi partiellement sur humide diffèrent. En présence d’eau, de nou- œuvre à l’état plastique. Les terres du nord riau obtenu est si fluide qu’il adopte spontané- les côtés : les chaînes de forces ne parviennent velles interactions apparaissent et s’ajoutent de la France, résultant de l’ altération de dé- ment une surface horizontale lorsqu’il est versé pas jusqu’en bas car elles se dissipent sur les aux seules forces de contact et de frottement pôts éoliens, sont extrêmement fines. Elles ne sur le sol : ces nouveaux bétons sont qualifiés bords. C’est pourquoi le pisé se met en œuvre qui régissent le comportement d’un milieu gra- contiennent presque pas de cailloux et de gra- d’auto-nivelants. Des matériaux similaires sont en compactant de fines couches de terre. Si nulaire sec. En effet, l’eau est capable d’exercer viers et la proportion de sable est faible. Elles aujourd’hui réalisés en terre, en modifiant le l’épaisseur de terre est trop importante, au mo- une force attractive entre deux surfaces : c’est collent très bien mais fissurent lors du séchage. squelette granulaire de la terre naturelle par de ment de l’impact, le bas de la couche n’est pas l’existence de cette «vcolle» entre grains qui ex- Ce type de terres, mélangées à de la paille pour simples ajouts ou retraits de sables ou de gra- compacté. plique la cohésion du château de sable ou du éviter la fissuration, est couramment utilisé en viers : la terre peut être coulée à l’état liquide La différence de compacité entre le haut et le mur en terre (fig. 5). Un pont capillaire s’établit remplissage sur une ossature en bois, selon la comme un béton. bas de la couche de terre damée est visible, chaque fois qu’une goutte d’eau se trouve entre si bien que le mur en pisé décoffré apparaît deux surfaces qu’elle mouille. Dans un château comme une succession de lignes horizontales de sable, ces ponts d’eau liquide exercent des superposées de dix centimètres d’épaisseur forces attractives entre les grains et font te- environ. La texture du pisé rappelle le béton nir l’édifice. Ces forces capillaires ne sont pas mais l’effet obtenu est plus subtil, car la couleur spécifiques au sable mouillé : elles sont aus- de la terre répond aux tonalités du paysage, si présentes dans la terre et dans le béton où technique du torchis. 154 r c Fig.3 – Un ensemble de grains plats découpés dans un matériau photoélastique est placé entre deux films polarisés. En exerçant une pression verticale sur les grains, les chaînes de forces se matérialisent sous la forme de lignes lumineuses et colorées. L’effort vertical est dévié sur les côtés (© Anger & Fontaine, CRAterre-ENSAG, 2005). Fig.2 – Comment remplir au maximum un espace uniquement avec des sphères ? La solution mathématique optimale est l’empilement apollonien (© Anger & Fontaine, CRAterre-ENSAG, 2005). Les argiles sont le liant du matériau terre, tout Les chaînes de forces comme le ciment est le liant du béton. Les cail- Dans un ensemble de grains, les efforts se loux, graviers, sables et silts constituent quant distribuent d’une manière bien particulière : à eux le squelette granulaire de la terre : ils ap- par contact et frottement, les contraintes sont portent leur rigidité au matériau. Pour produire transmises grâce à un réseau de «chaînes de un matériau de construction de bonne qualité, forces». Dans certains cas, plusieurs grains tandis que les lignes horizontales évoquent elles jouent un rôle prépondérant. Les murs on ne peut se passer ni du liant, ni du squelette en contact forment une voûte et abritent de une roche sédimentaire naturelle. Le rythme de construits avec ces deux matériaux, même s’ils granulaire. petits espaces vides au sein de la matière. Ils cette texture explique en partie la prédilection semblent secs, contiennent en effet toujours de empêchent alors les empilements de se pla- du pisé dans les constructions contemporaines l’eau. Les argiles sont des particules si petites Remplir des vides cer dans une configuration plus compacte, et en terre crue, dont celles de Rick Joy aux États- qu’elles sont impossibles à discerner à l’oeil «Béton» est un terme générique. Il désigne un donc de se comprimer. Ces voûtes fragilisent le Unis et de Martin Rauch (fig. 4) en Europe font nu ou au microscope optique. Au microscope matériau de construction composite fabriqué matériau lorsqu’elles se forment au sein de la partie des exemples les plus emblématiques. électronique, elles apparaissent généralement à partir de granulats agglomérés par un liant : terre ou du béton. Plus les grains sont rugueux la terre est un béton d’argile. Ainsi, les principes et à facettes, plus ces voûtes sont stables et Du château de sable au mur en terre l’ordre du micromètre. Ces deux spécificités, de qui ont conduit à l’élaboration de bétons de empêchent l’empilement de se placer dans sa Bien que le matériau terre possède quelques taille et de forme, sont à l’origine de leur grande plus en plus performants (tels que les bétons configuration la plus compacte. C’est pourquoi points communs avec le béton, l’idée de plasticité et de leur forte cohésion. En effet, les à Ultra Hautes Performances) sont applicables les graviers et les sables lisses et ronds donnent construire en terre n’a rien d’immédiat : com- forces capillaires augmentent énormément au matériau terre. Le premier de ces principes des bétons plus résistants, tandis que les terres ment bâtir avec une matière qui se change si quand la taille des grains diminue. Imaginez est de remplir les espaces libres entre les grains. qui contiennent des grains arrondis sont beau- facilement en boue ? Par quel miracle ce même dès lors l’intensité de ces forces entre des pla- Quel que soit le matériau considéré, un vide coup plus faciles à compacter. matériau peut-il résister à la charge considé- quettes d’argiles environ mille fois plus petites constitue toujours une zone de faiblesse et la Ces voûtes ne sont que la partie visible d’un rable d’un édifice de plusieurs étages ? Autre- que des grains de sable… terre n’échappe pas à cette règle : elle est d’au- ensemble de réseaux de contacts entre les ment dit, comment tiennent les constructions Dans un mur en terre, les grains sont liés entre tant plus résistante que sa porosité est faible. La grains. C’est par ce réseau que vont se propa- en terre ? La question est complexe. Jusqu’à eux par des ponts d’argile, vestiges figés des proportion de vides dépend en grande partie de ger et se distribuer les forces dans la matière. une époque très récente, les physiciens ne ménisques de boue qui se sont formés lors de la répartition des grains de différentes tailles qui Ces chaînes de forces sont invisibles, mais il savaient pas justifier l’existence d’un simple la préparation du matériau. Il est courant de constituent un matériau granulaire donné. est cependant possible de les visualiser grâce château de sable, ou expliquer pourquoi il considérer la terre comme un béton dont l’ar- 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d t sous la forme de plaquettes dont la taille est de 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d | j a r d i n Fig.4 – Entre 1990 et 2000, Martin Rauch réalise la chapelle de la Réconciliation, à Berlin, d’après les plans des architectes Rudolf Reitermann et Peter Sassenroth. L’intérieur de la chapelle est totalement minéral. Le mur du fond apparaît comme une superposition de couches de terre horizontales (© Grégoire Paccoud, CRAterre-ENSAG, 2008). Fig.5 – Du sable sec s’écoule dans une assiette remplie d’une nappe d’eau. Une étrange «stalagmite» se forme. La présence d’eau conduit à une structure verticale, fruit de l’action conjuguée des remontées capillaires et de la cohésion capillaire (© Anger & Fontaine, CRAterre-ENSAG, 2005). 155 a r c h i t e c t u r e | u r b a n i s m e | h a b i t a t | j a r d i n Conclusion gile serait le liant. En réalité, on observe que ces présentent de fait une diversité de formes et de ment, les argiles chargées fissurent davantage Parce qu’elle est constituée de grains, d’argile ponts d’argile sont constitués d’une multitude structures, qui, à l’échelle du bâtisseur, corres- mais collent mieux, grâce à la présence de et d’eau, la terre est à la croisée de nombreuses de particules solides liées entre elles par des pondent à une pluralité d’états de la matière. forces attractives de nature électrique. L’exis- problématiques scientifiques contemporaines ponts capillaires. Finalement, l’eau est le véri- Le mot «argile » désigne ainsi un micro-monde tence de ces charges électriques introduit un développées par différents champs discipli- table liant de la terre. La cohésion capillaire est minéral extrêmement varié. degré de complexité supplémentaire, plus phy- naires de la physico-chimie de la matière. tout simplement beaucoup plus importante D’un type d’argile à un autre, les feuillets se sico-chimique, aux échelles les plus fines des La physique des milieux granulaires secs, ou dans le cas des argiles grâce à leur taille et à séparent plus ou moins facilement en fonc- argiles. Une simple boue, dispersion de petites physique du tas de sable, permet de mieux leur forme particulières. tion des forces qui les lient. Ainsi, certaines particules solides dans l’eau, est donc le siège tirer profit des empilements de grains afin de Poursuivons notre raisonnement : si l’eau est la argiles sont capables d’absorber énormément d’interactions électrostatiques complexes entre réaliser des matériaux plus compacts et résis- colle de la terre, pourquoi un mur en terre ne d’eau entre leurs feuillets : ce sont des argiles les charges électriques des argiles et celles des tants. Elle met également en évidence les effets s’effondre-t-il donc pas quand il sèche, comme gonflantes. Une pâte préparée avec ces argiles atomes et molécules positifs ou négatifs dis- de voûtes, qui s’opposent à la compaction du le fait un château de sable ? Entre des grains de contient plus d’eau que de matière solide : lors- sous dans l’eau de gâchage. Agir sur la phase matériau terre, et les chaînes de forces, qui sable, les ponts capillaires finissent en effet par qu’elle sèche et que l’eau s’évapore, la pâte se liquide, plutôt que sur la phase solide, est au- diffusent les contraintes de manière très spé- s’évaporer, affectant la cohésion de l’ensemble. rétracte et fissure. La smectite, argile des boues jourd’hui une des pistes d’innovation les plus cifique. La physique des milieux granulaires Mais à l’échelle nanométrique du pont capil- de forage et des masques de beauté, est très prometteuses pour l’avenir du matériau terre. humides, ou physique du château de sable, laire entre deux plaquettes d’argiles, les règles différente de la kaolinite, argile de la porce- L’éclosion des nano-sciences met (ou remet, permet de mieux comprendre le rôle de l’eau ne sont plus les mêmes. L’eau ne s’évapore ja- laine et de la pâte à papier. En mélangeant ces car la physico-chimie des colloïdes et des in- dans la cohésion du matériau terre, ainsi que mais complètement et c’est même l’inverse qui deux argiles avec de l’eau, on constate que la terfaces ne date pas d’hier) au goût du jour les les phénomènes de condensation et d’évapo- se produit parfois : l’humidité de l’air peut venir smectite est une argile gonflante et que deux questions à résoudre concernant les compor- ration capillaire entre les particules argileuses se condenser entre les plaquettes d’argile, en boues préparées avec ces deux argiles ont des tements parfois surprenants du matériau terre. avec les variations journalières d’humidité rela- formant des ponts capillaires microscopiques consistances très différentes : pour une même tive. Enfin, la physico-chimie des colloïdes, plus de quelques nanomètres et en enrobant les quantité d’eau, la boue de kaolinite a la fluidi- particulièrement celle des boues d’argile, nous plaquettes d’un film de molécules d’eau en- té du lait, tandis que la boue de smectite est éclaire sur les interactions entre les particules core plus mince. Ainsi, un mur en terre n’est plastique. Cette dernière a donc besoin de d’argile et l’eau à l’échelle moléculaire. jamais complètement sec : il contient toujours beaucoup plus d’eau pour atteindre la plastici- La connaissance scientifique de la matière un peu d’eau entre les plaquettes d’argile, eau té de la kaolinite. En conséquence, une brique nous invite ainsi à reconsidérer les pratiques qui ne s’évapore pas car elle est en équilibre moulée à l’état plastique, et contenant une cer- constructives, tout comme ces dernières nous avec la vapeur d’eau contenue dans l’air. taine proportion d’argile gonflante comme la permettent de mieux comprendre les caracté- smectite, fissurera au séchage, à l’inverse d’une ristiques du matériau, mettant à jour la néces- autre brique contenant la même proportion de saire interdisciplinarité des compétences dans Il reste que cette physique du château de sable, kaolinite. le champ de l’architecture ■ où la cohésion capillaire n’est possible qu’à la Pour comprendre ces différences, il est néces- condition que de l’eau et de l’air soient simulta- saire d’observer les argiles à l’échelle micros- nément présents entre les grains, n’est d’aucun copique. La kaolinite apparaît sous la forme secours pour comprendre le matériau terre à de plaquettes microscopiques, elles-mêmes l’état plastique, visqueux ou liquide. En effet, constituées de feuillets empilés entre lesquels dans ces trois états hydriques, la terre est un l’eau ne peut pas pénétrer. Quant à la smectite, mélange de grains et d’eau, sans air : il n’existe elle présente un réseau de membranes inter- donc plus de forces capillaires. Une autre disci- connectées, tandis qu’à une échelle inférieure pline, la physico-chimie des boues d’argile, est apparaît à nouveau une structure en feuillets. alors davantage adaptée pour décrire et com- C’est entre ces derniers que l’eau peut cette prendre la terre. fois pénétrer et faire gonfler le réseau. Une ca- S’il existe plusieurs familles d’argile aux pro- ractéristique qui change radicalement le com- priétés très différentes, elles possèdent toutes portement de ce type d’argile. Les différences une caractéristique commune : être consti- de gonflement et de fissuration des argiles tuées de feuillets microscopiques dont l’épais- sont liées aux propriétés de surface distinctes seur n’excède pas quelques atomes. Ces feuil- des feuillets. Les smectites portent en effet lets s’assemblent dans l’espace de différentes des charges électriques négatives, tandis que façons : à l’échelle microscopique, les argiles le feuillet de kaolinite est neutre. Paradoxale- La physico-chimie des boues d’argile 156 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u b i b l i o g r a p h i e Fontaine, Laetitia, Anger, Romain, Bâtir en terre, du grain de sable à l’architecture, Paris, Belin et Cité des sciences et de l’industrie, 2009. Anger, Romain, Fontaine, Laetitia, Houben, Hugo, Ma terre première, pour construire demain. Exposition 600 m², Cité des Sciences et de l’industrie, Paris, 2009. Van Damme, Henri, Houben, Hugo, Anger, Romain, Fontaine, Laetitia, «Construire avec des grains, matériaux de construction et développement durable», in Graines de sciences, vol. 8, sous la direction de Wilgenbus, D. et Pol, D, Paris, Le Pommier, «La main à la pâte», 2007. g a r d 157 u r b a n i s m e Alain Gensac La politique royale d’embellissement des villes, les exemples de Montpellier et Nîmes Pascal Trarieux Nîmes : les migrations du musée des Beaux-Arts dans la ville Isabelle Durand Scénographie urbaine au XIXe siècle : un projet autour du monument antique (Nîmes, Arles, Vienne) Jean-François Pinchon Les vacances du plus grand nombre : l’aventure de la mission Racine Thierry Lochard De Nîmes à Perpignan : les villes et les chemins de fer aux XIXe et XXe siècles Denis Berthelot Le projet urbain dans l’usage des règlements d’urbanisme (1970-2007) Gérard Huet Ouverte pour donner, ouverte pour recevoir : la devise de Chandigarh Yves Chalas La demande urbaine contemporaine d’habitat Gilles Marty Les meilleurs m2 sont ceux que l’on ne construit pas Stéphane Paoli Paul Virilio, penser la vitesse Françoise Choay Les conséquences de la mondialisation ssur l’aménagement Olivier Mongin Où vont les villes ? Christian Skimao L’œuvre de François Morellet dans l’espace public a r c h i t e c t u r e | u r b a n i s m e | h a b i t a t | j a r d i n La politique royale d’embellissement des villes : les exemples de Montpellier et Nîmes Alain Gensac 22 janvier 2004 La politique d’embellissement des villes est initiée par le pouvoir royal, pace urbain, menées de pair avec un aménage- à carrosses planté de quatre rangées d’or- aux XVIIe et XVIIIe siècles. Ce sont les débuts de l’urbanisme organisé. ment du territoire provincial, avec notamment meaux, est réalisé après drainage du ruisseau la refonte de l’armature du réseau routier. des Aiguerelles. Cette préfiguration de l’actuel Dans le langage des architectes et ingénieurs cours Gambetta, faute d’entretien, périclitera du Roi et des décideurs de l’époque, deux ex- jusqu’au projet de 1764 de restructuration du pressions-clés sont récurrentes : «une ville doit cours des Casernes par Jean-Antoine Giral et être bien percée et symétrisée», dénotant l’esprit Jacques Donnat. prévalent pour ces travaux d’embellissement. Nîmes n’occupe plus la vaste enceinte romaine Comment s’est-elle appliquée en Languedoc-Roussillon ? Les exemples de Montpellier et de Nîmes. qui était la sienne. La cité à la trame antique 160 Le contexte politique de celle des hôpitaux et hospices par l’édit de Le XVIIe siècle français est celui de l’affirmation juin 1662, et de celle de la collecte efficace des de la dynastie des Bourbon qui a eu pour ambi- finances, ce qui ne veut pas dire juste, c’est tion, par l’instauration d’un pouvoir royal fort et l’avènement des manufactures, des réseaux affirmé, d’amener la France à devenir le grand de communication comme le Canal des Deux état centralisé moderne qu’elle sera dans l’Eu- Mers ou les routes provinciales, l’assèchement rope du XVIIIe siècle. des marais, etc. Cela se fera souvent avec brutalité pour réduire Cette volonté d’affirmation de l’autorité de tout pouvoir identifié comme opposant, réel, l’État implique que l’image de sa représenta- celui des grands féodaux, ou présupposé, celui tion soit très codifiée ; ses grands serviteurs des Eglises réformées, et obtenir rapidement en province - les titulaires d’offices et autres la réalisation des objectifs politiques fixés, charges royales - se doivent d’avoir le même en faisant peu de cas des détresses morales mode de vie et d’habitat qu’à Paris et Versailles. ou physiques infligées à la population. La dé- L’architecte régnicole Pierre Le Muet, dès nonciation de cette seule brutalité d’une part, 1623, dans la première édition de son ouvrage ou la glorification des victoires guerrières et Manière de bien bastir pour toutes sortes de per- des fastes de la cour d’autre part, ont été les sonnes, revue, augmentée et enrichie dans sa champs opposés majeurs d’investigation de réédition de 1663, propose treize prototypes de trop d’historiens, aux dépens de la relation de maisons, de la plus simple aux grands hôtels l’émergence durant le XVIIe siècle d’une admi- particuliers dont le corps principal est «entre nistration efficace, qui permettra l’avènement cour et jardin». C’est ce dernier modèle qui ser- d’une formidable opération d’aménagement vira de référence théorique pour la transforma- du territoire, réellement probante dans la der- tion des maisons intra-muros des négociants nière décennie de ce XVIIe siècle et qui se pour- médiévaux de nos villes, en hôtels particuliers suivra durablement au cours du XVIIIe. ornés au goût du jour pour les magistrats et of- C’est alors l’ingérence systématique du pou- ficiers royaux des XVIIe et XVIIIe siècles, avec un voir royal dans l’organisation de la société et compromis d’importance pour la localisation dans la mise en place des grandes structures du jardin, difficile à caser dans la dense trame socio-économiques, par l’intermédiaire de ses parcellaire médiévale ; c’est hors l’enceinte intendants dans chacune des provinces - in- urbaine, mais en périphérie immédiate que tendants de justice, police et finances -, en es- s’établiront ces «jardins d’agrément», lieux de sayant d’uniformiser au mieux, pour plus d’effi- réception extérieurs fonctionnant de pair avec cacité, la mosaïque des usages locaux. leurs hôtels de l’enclos, substitués aux jardins Après l’organisation, au début du XVIIe siècle, maraîchers médiévaux. de la souveraineté locale et de la justice avec C’est avec l’arrivée, comme intendant, de Nico- Alain Gensac les parlements et les différentes cours, de celle, las de Lamoignon de Basville, en octobre 1685, est architecte - urbaniste, au milieu du siècle, de l’enseignement - des que vont débuter les «travaux d’embellisse- secrétaire de la Société élites bien sûr - par diverses congrégations ment», terme alors consacré pour désigner les archéologique de Montpellier. enseignantes - catholiques, bien sûr, suivie opérations planifiées de remodelage de l’es- 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d Quel est alors l’état de nos villes en ces perturbée s’est repliée dans un enclos médié- prémices du siècle des Lumières? val entre l’amphithéâtre romain, entièrement Montpellier, comme ville, n’a pas de passé an- squatté, et un rempart au-delà du Vistre s’écou- tique ; elle est l’établissement urbain créé par lant de la Fontaine. une branche de la dynastie carolingienne à L’enceinte périurbaine construite par le duc de partir du XI siècle, avec vocation de ville mar- Rohan en 1628, rapidement démantelée à la chande, fortement imprégnée dans sa typolo- paix d’Alès, n’a laissé que peu de traces, les fau- gie d’habitat par les négociants de l’Italie du bourgs se sont étendus, notamment celui des Nord, attirés pour la peupler. Elle connaît une frères Prêcheurs. croissance fulgurante, passant d’un manse, ex- C’est ce dernier site, en contrebas de la Tour ploitation agricole pour une famille, en 985, à Magne, qui est retenu par l’ingénieur militaire 52 hectares enclos dans la Commune Clôture, François Ferry, pour édifier un fort en surplomb au début du XIIIe siècle, avec l’édification ulté- de la cité, mettant ainsi Nîmes, avec retard, rieure d’une palissade périphérique pour pro- dans le même état de surveillance que Mont- téger les vastes faubourgs du XVIe siècle. pellier. Place de commandement du Midi, de la rébel- Le projet présenté à l’intendant Nicolas de lion protestante au pouvoir royal, Montpellier Lamoignon de Basville le 12 mai 1688, par l’ar- en subira une forte empreinte spatiale ; après chitecte parisien Jean Papot associé au nîmois avoir dû raser ses faubourgs dès la fin du Jacques Cubizol, est exécuté immédiatement e XVI siècle et façonner entre 1621 et 1622, sous dès le 24 mai, son gros-œuvre étant terminé un la direction de Thierry Conty d’Argencourt, an plus tard, dans une insertion brutale au sein une enceinte bastionnée pour conforter son de ce faubourg dense de jardins d’agrément, rempart médiéval, en prévision d’un inévitable subissant nombre de démolitions. siège par les troupes royales, advenu à l’au- Ce n’est qu’après une semblable et préalable tomne 1622. Il devra subir en rétorsion, l’érec- mise en forme punitive de ces deux villes hu- tion d’une citadelle, par l’ingénieur militaire guenotes, que peuvent être envisagées leurs Jean de Beins, entre 1624 et 1627. campagnes d’embellissement, au principal Cette citadelle d’assujettissement de la ville est souci d’agrément urbain. reliée à la Commune Clôture par deux murs de A Montpellier, c’est par l’arrivée en 1692, à la jonction, l’un à la porte de Lattes, l’autre à celle demande de l’intendant Lamoignon, d’un ar- du Pila Saint-Gély, le rempart médiéval étant chitecte du roi, membre de l’Académie royale démoli entre. Un vaste glacis dégage cette cita- d’architecture, Augustin-Charles Daviler, élève delle de la ville éventrée, établi sur l’arasement de François d’Orbay, qui se verra officiellement de l’ancien bourg épiscopal de Montpelliéret, recruté en 1693 avec le titre d’architecte de la tandis que tous les terrains alentour, jusqu’au province par les États de Languedoc. Il a été Lez, sont neutralisés, déclarés zone militaire l’un des collaborateurs, pendant cinq années, inconstructible. de l’Agence des bâtiments du roi, et revient En 1659, sous l’impulsion du comte du Roure, d’un long séjour à Rome et en Italie, et aussi de gouverneur de la province, un acte précur- Tunis, mais là, c’était contre sa volonté ! seur d’aménagement urbain, pour un cours Sa première commande est la réalisation im- e 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 161 a Nîmes : Plan de Gautier, 1724 Montpellier, Porte du Peyrou, aquarelle vers 1828, Inventaire DRAC Montpellier, Porte du Peyrou avant et après et après sa restauration en 2003 162 r c h i t e c t u r e | u r b a n i s m e | h a b i t a médiate d’une porte monumentale en forme cations de Languedoc, l’ingénieur Jean-Fran- la Commune Clôture entre les portes de Lattes la ville, échappe rapidement à la Communau- d’arc de triomphe à la gloire de Louis XIV, don- çois de La Blottière, qui se voit confier une mise et du Pila Saint-Gély, les propriétaires des fonds té ; ce sont les intendants successifs Louis de nant accès par un pont sur le fossé de la ville à jour du projet de Subreville, dont il donnera riverains avaient grignoté du terrain sur l’em- Bernage et Jean Lenain d’Asfeld qui prennent à un promontoire rocheux, le Peyrou, qui sera un projet variante en 1731, qu’il réactualisera prise des bastionnages réalisés en prévision toutes décisions, dès 1739. aménagé à peu de frais en promenade. en 1739, mais qui restera sans suite. du siège, débordant même sur le glacis de la Un arrêt du Conseil du roi du 20 décembre 1740 Par ailleurs, il établit rapidement des directives C’est après la décision par la ville de Montpel- citadelle qui ne fut jamais parfaitement nivelé, désigne Jacques-Philippe Mareschal, directeur et des plans types pour les équipements à lier, de faire construire par l’ingénieur Henri laissé à l’état de terrain vague. des ouvrages publics de la province de Langue- réaliser dans toute la province, comme cet ar- Pitot un aqueduc amenant les eaux de la fon- Sur l’initiative du duc de Roquelaure, gouver- doc, pour succéder à Jean de Clapiès, décédé chétype pour les casernes, distribuées avec un taine de Saint-Clément au Peyrou, opération neur militaire de la province, l’ingénieur mi- en 1740, et revoir tout le projet. plan en gril sur le modèle de celui de l’Hôtel des réalisée de 1753 à 1764, que les États de Lan- litaire Dominique Sénès présente le 7 juillet C’est par un autre arrêt du Conseil du Invalides de Paris, que nous retrouvons dans guedoc décident, le 6 mars 1764, de lancer un 1723, un projet pour l’aménagement au goût 26 octobre 1744, qu’est ordonnée l’exécution toutes les villes du Languedoc, dont Montpel- concours pour l’aménagement définitif de la du jour, d’un large mail planté de trois rangées du projet d’un jardin monumental avec un lier et Nîmes, accompagnées d’un cours exté- place Royale du Peyrou. d’arbres, délimité par une façade régulière sur grand nymphée à l’antique et que pour cela rieur pour l’exercice des troupes, ou comme Ce sont des architectes locaux, Jean-Antoine un alignement général, du côté de la ville. il sera procédé, à la charge de la Communau- des modèles pour les clochers devant différen- Giral et son gendre et associé Jacques Donnat, Il est alors imparti aux propriétaires riverains de té de Nîmes, mais devant le nouvel intendant cier les églises des temples. qui furent désignés comme lauréats, dans un réaliser sous cinq ans, sur un alignement impo- Jean de Guignard de Saint-Priest, «à l’adju- Il décèdera malheureusement trop tôt, à 47 ans, climat polémique digne de certains concours sé, celui de l’actuel boulevard Sarrail, un mur dication au rabais des ouvrages contenus aux en 1701, mais ayant eu cependant le temps de contemporains. de façade de dix pieds de haut (environ 3,25 m), mémoires, plans et devis dudit sieur Mareschal» ! former à l’architecture académique de jeunes La première pierre est posée le 29 décembre surmonté d’une balustrade avec des balustres En 1754, les consuls, devant le coût des tra- architectes provinciaux comme Jean Giral. 1766, mais c’est après de longues mises au en pierres, en échange de la pleine propriété vaux décident de les interrompre, mais l’in- L’axe créé par cette porte du Peyrou sera dé- point, que les travaux commencent pour une du terrain compris entre ce nouvel alignement tendant obtient un nouvel arrêt du Conseil, le terminant pour la ville de Montpellier. En effet, réception des ouvrages le 20 février 1776, après et leurs anciennes limites de propriété à l’inté- 30 décembre, ordonnant à la Ville de les pour- tranchant dans une controverse, durant depuis de sérieux dérapages financiers. rieur du rempart. De très nombreux actes nota- suivre et de contracter un emprunt complé- son arrivée, sur le choix d’un emplacement Cette opération va donner lieu à l’institution riés, entre 1724 et 1729, attestent de prêts sous- mentaire ! pour la création d’une place royale destinée d’une réglementation d’urbanisme d’ordre crits par les propriétaires impécunieux pour ne C’est ainsi que la Communauté de Nîmes se à servir de cadre à une statue équestre de général ; deux servitudes de non altius tollendi, pas perdre pareille aubaine, car en cas de non retrouvera très endettée, et pour longtemps, Louis XIV, l’intendant Nicolas de Lamoignon de établies par deux édits du roi en son Conseil, réalisation, les terrains en question retom- pour un aménagement monumental qui lui fut Basville, opte avec Joseph Bonnier, baron de en 1775 et 1779, ayant toujours cours actuel- baient dans le domaine public. imposé, à partir d’une simple velléité d’opéra- la Mosson, trésorier général de la bourse des lement, ont pérennisé la protection des vues Dans cette opération, c’est à la Communauté tion d’édilité publique. États de Languedoc, dès le début de 1715, pour depuis le Peyrou, évoquée dès 1688. de Montpellier qu’incombe la charge des tra- À Nîmes également, cet aménagement du le belvédère du Peyrou, sur la base d’un projet En dehors de cet aménagement unique pour vaux viaires d’accompagnement, nivellement Jardin de la Fontaine imposera son axe de ré- qu’ils ont fait établir par Subreville, officier du la province, car selon la volonté de Louis XIV de l’Esplanade, confection d’un mur de soutè- férence, avec les allées Jean-Jaurès, qui mar- Corps des Fortifications. Un simple aménage- une seule place royale devait être réalisée dans nement au nord, creusement de la rampe pour quera fortement le développement urbain de ment sommaire sera réalisé en 1717, par l’ins- chaque province dotée d’États, et Montpellier se raccorder au faubourg de Nîmes, et planta- la ville dans ce secteur ■ pecteur des travaux publics de la province Jean avait été nommément désigné pour le Lan- tion des trois rangées d’ormes. de Clapiès, pour permettre de dresser le 10 fé- guedoc, c’est la promotion des esplanades et Aux ormes rapidement dépéris faute d’arro- vrier 1718, cette statue équestre, avant que La- autres larges cours plantés à plusieurs rangées sage, succèdent quatre rangées de sycomores moignon ne quitte Montpellier, quelques jours d’arbres qui va se répandre dans la province, qui ne connaîtront pas un sort meilleur, l’ar- après, pour une retraite parisienne. petites villes et même villages compris. rivée en 1779 des eaux de l’aqueduc d’Henri La polémique déclenchée par ce choix de Sous l’Ancien Régime, en l’absence de légis- «mettre le roi aux champs» par la création d’une lation spécifique pour les aménagements ur- place hors les murs, est aplanie par la confection bains, ce sont par des dispositions diverses, 1847 par les platanes actuels. en 1717 par Subreville, sur la demande de Jo- notamment d’ordre financier, doublées d’in- En 1778, une banquette de pierre est rajoutée seph Bonnier, d’un plan de circonstance présen- jonctions régaliennes, que les intendants ob- pour clore l’Esplanade au nord, à la demande tant le Peyrou comme la future place centrale tiennent la réalisation des aménagements sou- de l’intendant Jean de Guignard de Saint-Priest. d’une grande extension de la ville vers l’ouest. haités, en opérations blanches, financées par A Nîmes, l’aménagement de la Fontaine en- Ce projet sera contrecarré par Antoine Niquet, les propriétaires privés et les communautés ; il trepris en 1738, sous la direction de Jean de directeur des fortifications de Languedoc. en sera ainsi pour l’Esplanade de Montpellier. Clapiès, ingénieur de la province, par les En 1729, c’est le nouveau directeur des fortifi- Depuis la démolition en 1623 de la portion de consuls pour améliorer la ressource en eau de 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d Esplanade servitude Sénès, Montpellier Boulevard planté à Marsillargues t | j a r d i n Nîmes, canal du Vistre en sortie de la Fontaine Nîmes, projet d’agrandissement vers le sud-est Pitot, dans deux bassins destinés à leur arrosage, étant trop tardive. Ils seront remplacés en 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 163 a r c h i t e c t u r e | u r b a n i s m e | h a b i t a t | j a r d i n Nîmes : les migrations du musée des Beaux-Arts dans la ville Pascal Trarieux 29 avril 2004 L’histoire de la création du musée des Beaux-Arts, à Nîmes, de ses localisations successives, de la construction du musée actuel, de l’aménagement du quartier Cité Foulc. Le musée des Beaux-Arts de Nîmes a connu Maffei, Séguier se fit bâtir en 1770-1771 une plusieurs lieux successifs, liés à l’architecture, maison pour contenir ses collections qui furent dans quatre édifices : la Maison Carrée réhabili- aussitôt ouvertes au public, suivant un circuit tée en 1823, l’ancien hôpital général restructuré de visite, que de nombreux scientifiques eu- en 1875-1880, le musée provisoire puis le bâti- ropéens purent apprécier. Bien que de statut ment actuel, construit il y a tout juste un siècle privé, les collections de Séguier sont à l’origine spécifiquement pour cet usage. de celles qui composent aujourd’hui le musée archéologique, celui d’histoire naturelle, ainsi Situation antérieure, l’Ancien Régime Bien avant l’organisation institutionnelle et lé- que le fonds patrimonial de la bibliothèque, par confiscation révolutionnaire. 164 tée de lieux pouvant répondre aux définitions Le musée Marie-Thérèse les plus actuelles de musée, étant elle-même Les collections du musée des Beaux-Arts de un vaste musée à ciel ouvert, où les monu- Nîmes sont nées dans le musée créé en 1823 ments romains sont reliés par un parcours de à la Maison Carrée, sous l’impulsion du préfet vestiges antiques dans les rues : les couvents, Villiers du Terrage, qui voulut y rassembler des les cours d’hôtel particuliers, les églises, dans modèles destinés à former le goût des élèves les murs desquels stèles, statues et fragments de l’école de dessin fondée par lui en 1820. de frises et de chapiteaux sont enchâssés (dont L’établissement porta jusqu’en 1830 le nom de il reste l’homme dit «aux quatre jambes», l’hô- musée Marie-Thérèse en souvenir de la visite tel Meynier de Salinelle, ou celui de Régis). Il en que lui fit la duchesse d’Angoulême. Les sculp- est ainsi à Nîmes depuis longtemps. Mais nous tures romaines et les collections d’antiques y n’avons de témoignages de collections qu’à voisinèrent durant plus d’un demi-siècle avec partir de la publication, en 1559, du Discours les collections artistiques contemporaines historial de l’antique et illustre cité de Nismes constituées des premières œuvres de peintres par Jean Poldo d’Albénas : les découvertes vivants, provenant des précédents salons où d’éléments de l’Antiquité sont nombreuses et apparaît le mouvement romantique : Xavier Si- les pièces sont collectées par les érudits locaux. galon, Locuste essayant le poison destiné à Bri- Dès le début des travaux d’aménagement du tannicus, salon de 1824, acquis en 1829 ; Paul Jardin de la Fontaine, en 1738, sont mis au jour Delaroche, Cromwell découvrant le cercueil les «bains des Romains», qui guideront l’ingé- de Charles Ier, salon de 1831, dépôt de l’État nieur du Roi Jacques-Philippe Mareschal dans en 1834 ; mais aussi des peintures anciennes le projet dont résulte le jardin actuel. Parallèle- issues ment au chantier, le Temple de Diane va pro- (Reynaud Levieux, La Décollation de Saint gressivement constituer une sorte de conser- Jean-Baptiste (1656) et Saint Jean-Baptiste et vatoire des vestiges exhumés : une première Hérode (1686). notion de collection publique en quelque Les acquisitions semble judicieuses de nos sorte, car en 1741, est affecté «le sieur Mathieu, jours puisque nous trouvons en 1826 le Por- médecin, à la conservation de toutes les antiqui- trait de Marcelliano de Barea par Rubens ; en tés que le creusement des canaux pourra faire 1827, l’achat de la collection de Jean Vignaud : découvrir». Cairo, Cornelis de Heem, Michel II Corneille, Pascal Trarieux Le cabinet de travail de Jean-François Séguier Hyacinthe Rigaud, Jean-François de Troy, est attaché de Conservation fut le premier musée à Nîmes, voire en Europe. Deshays et Boucher ; en 1828 : Elisabetta Sirani, du patrimoine au musée des De retour dans sa ville natale en 1755, après Prospero Fontana et Mattia Preti, deux portraits Beaux-Arts de Nîmes. un long séjour à Vérone auprès du Marquis de par Delyen. 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c confiscations l e c a u e alors que la galerie totalise 606,58 m². Les nou- dons, des legs et des dépôts de l’État, fit appa- velles perspectives offertes par l’installation raître l’insuffisance d’un local où, en plus des de locaux plus spacieux et mieux aménagés vestiges archéologiques, on dénombrait déjà étaient encourageantes pour l’accroissement cent quarante-quatre peintures et sculptures en des collections. C’est ainsi que les dons se ma- 1844, dont certaines étaient de grandes dimen- nifestent : sculptures en marbre, tableaux de sions. On y présentait, en outre, périodique- grand format. On notera l’exceptionnelle toile ment, des expositions ; celle qui fut organisée de Luca Giordano L’Enlèvement de Déjanire en 1865 ayant réuni pas moins de cent soixante- actuellement en restauration. Les dépôts du quinze œuvres. Lorsque la ville se vit offrir en Louvre se multiplient également : dix envois legs la collection de l’Anglais Robert Gower, qui en 1872 (Charles Natoire, Le Repas de Marc An- comportait plus de quatre cents objets d’art et toine et Cléopâtre, puis en 1876 le troisième ta- peintures anciennes, il fut évident qu’elle ne bleau de Reynaud Levieux, L’Arrestation de saint pourrait l’accueillir à la Maison Carrée. Jean-Baptiste, complétant ainsi le cycle). La plupart des œuvres importantes des écoles gislative des musées, la ville de Nîmes était do- des Cet enrichissement assez rapide, accru par des révolutionnaires d u g a r d italiennes proviennent de ce legs (Giambono, Le musée provisoire Lippi, Maestro Esiguo, atelier de Lorenzo di Malheureusement, cette période faste fut Credi, Garofalo, Moroni, Capassini, Lelio Orsi, brève : le projet de palais des Arts, ayant été ra- Morazzone, Scarsellino, Lanfranco, Rosselli, pidement abandonné au profit du Lycée Dau- Vassalo, Mola, Langetti, Vaymer, Guidobono, det (conséquence des lois de Jules Ferry de Marieschi), le chef d’œuvre étant la Suzanne et 1880), un musée provisoire fut prévu dès 1883 les vieillards de Jacopo Bassano, signé et daté dans le quartier neuf de la gare, pour abriter la de 1585. collection de peintures, devenue trop importante. Le palais des Arts : un projet ambitieux Le 13 août 1883, le conseil municipal décide de La ville accepta sans trop d’hésitation la col- l’emplacement, de l’achat du square de la Man- lection Gower, car elle projetait d’installer dragore au propriétaire Edmond Foulc (don- l’ensemble de ses collections, ainsi que la nant son nom à la rue Cité Foulc) et de l’accep- bibliothèque et l’école de dessin, dans un pa- tation du projet. La construction est envisagée lais des Arts qui occuperait les bâtiments de à l’économie, mais les évènements modifient l’ancien hôpital général. Ceux-ci furent effec- le projet qui devient définitif par la découverte tivement aménagés, et même complétés par d’une somptueuse mosaïque romaine dite des constructions nouvelles, et le musée y fut d’Admète, de 9,50 m sur 6,50 m, qui sera scellée transféré en 1880. En février, le conseil décide au sein du bâtiment. de l’ameublement : deux statues pour le vesti- Deux peintures de Raphaël Courtois montrent bule ainsi que deux divans, les tentures de la les salles de cet édifice en 1898. porte d’entrée, et projette «de défendre l’approche indiscrète des tableaux par la pose d’un Naissance du musée des Beaux–Arts grand câble soutenu par des consoles en fer Ce musée provisoire fut remplacé sur le square forgé», enfin «un objet décoratif en rapport avec de la Mandragore par l’édifice actuel, grâce à la beauté et l’étendue de la grande salle» com- un concours organisé en 1902 et construit de plété par deux divans de quinze places chacun, 1903 à 1907, suivant un programme préétabli en bois mouluré, tendus de velours rouge, pour cet usage : servir d’écrin aux œuvres d’art, la restauration des banquettes de la Maison par l’architecte nîmois Max Raphel (1863-1943), Carrée en velours grenat, les socles pour les lauréat du concours. «Le projet de M. Raphel statues. On trouve les indications précieuses se recommandait par la simplicité de son plan des surfaces des salles d’exposition : vestibule et par le groupement des services autour d’un 24,32 m², hauteur 7,80 m ; grande salle de 35 m hall central ; par le système d’éclairage spécia- sur 15 m, pour une hauteur de 8 m soit 525 m² lement étudié et projeté, au moyen d’écrans mo- 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 165 a r c h i t e c t u r e | u r b a n i s m e | h a b i t a t | j a r d i n Scénographie urbaine au XIXe siècle : un projet autour du monument antique, (Nîmes, Arles, Vienne) Isabelle Durand 14 décembre 2004 Une présentation des aménagements projetés, réalisés ou non, pour les Façade principale du musée des Beaux-Arts à Nîmes monuments antiques au XIXe siècle : à Nîmes, la Maison Carrée et l’amphithéâtre, à Arles, l’amphithéâtre et à Vienne, le temple d’Auguste et de Livie. biles placés entre le plafond en verre et le châs- d’une épuration totale. J’avais laissé vraiment le sis, et qui prendraient jour par la toiture : ce qui, minimum, seules les portes ressortaient, toutes avec le caractère de simplicité et de grandeur les cimaises étaient blanches, et l’on avait mis - mais sans trop de recherche monumentale - au plafond de grandes herses noires qui sup- imprimé aux façades, a dû plaire au Jury». C’est portaient l’éclairage. C’était une intervention en un bâtiment moderne qui se cache sous un douceur, un vrai coup de clarté». habillage décoratif : sculptures ornementales, Le soin apporté au traitement des portes, à la ferronneries, stucs et mosaïques ; mais le mé- mise en valeur des verrières, à la lumière, au tal et le verre des charpentes et des verrières, choix des couleurs (serrurerie noire, planchers les planchers de béton et d’acier, sont autant gris, murs et plafonds blancs) témoigne de la d’innovations techniques à l’aube du XXe siècle. volonté de restituer au musée toute son am- Cet esprit novateur se retrouve dans la réno- pleur. Rendu à son efficacité, le plan des lieux, vation spectaculaire. Ce nouveau bâtiment parfaitement symétrique, n’est jamais rompu consacré essentiellement aux peintures an- ni compartimenté. Seuls de grands vitrages ciennes permit l’accueil d’un legs exceptionnel isolent les galeries supérieures. Le regard est de toiles surtout nordiques et françaises de sans cesse sollicité par l’immense atrium que la collection de Charles Tur en 1948 : Bellotti, surplombe un sobre gril de théâtre. La pers- Crespi, Conca, triptyque du Maître du Saint- pective faite de motifs successifs de serliennes Sang, Francken, Van der Helst, Berthélémy, stylisées - emblématiques de l’architecture de Moreau, Lagrenée. Les dépôts du Musée du la Renaissance italienne - livre à l’admiration le Louvre viennent enrichir cet ensemble : 1954, superbe Tondo Foulc : Vierge à l’Enfant d’Andrea Pannini, Subleyras et Théaulon ; 1957, Jacob della Robbia, bas-relief en faïence polychrome Duck ; 1958, les grandes toiles de Natoire (com- qui constitue le joyau de la collection, don plétant le cycle de Marc-Antoine) et Brenet. d’Edmond Foulc en 1916. Les acquisitions récentes avec l’aide du Réhabilitation par Wilmotte FRAM, en 1998, Moïse et le serpent d’airain par Respectueux d’une symbolique monumen- Chaperon ; en 1999, la Salomé de Bramer tale inscrite dans la mémoire de la ville, constitue Jean-Michel Wilmotte a métamorphosé en d’achat, puisqu’il s’agit du tableau représenté 1987 ce lieu en espace ouvert. Il décrit ainsi sa dans la peinture de Jacob Duck. première intervention sur un musée en tant Le musée de Nîmes est devenu aujourd’hui un qu’architecte : «C’était à Nîmes, au musée des lieu d’échange et de communication. Vivant, Beaux-Arts, un grand espace datant de la fin du il abrite des collections renouvelées, des ex- siècle dernier. Mon travail consistait à simplifier positions temporaires mais aussi une série de l’ensemble, à supprimer les reliefs qui avaient services faisant partie d’un même ensemble trop d’importance et pouvaient gêner l’œil, puis culturel ouvert sur le XXIe siècle ■ l’exception dans l’opportunité à introduire une lumière efficace. Il s’agissait 166 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d Le dégagement et la restauration des vestiges flexion sur les abords des édifices dans ses antiques posent, dès le premier Empire, le pro- Entretiens. Il regrette en effet que : «Les monu- blème crucial de la place consacrée aux monu- ments de l’antiquité en ruine, saccagés, portant ments au sein de la ville du XIXe siècle. l’empreinte de la dévastation des barbares» La «résurrection» de ces édifices s’accompagne soient le plus souvent «perdus dans la poussière de deux mesures mises en œuvre avec plus ou ou la fange, entourés de débris informes»1. Il moins de succès : la réutilisation et la mise en rappelle aussi que : «Les anciens, s’ils élevaient valeur. Elles apportent une solution à la ques- de beaux monuments, ne négligeaient pas leur tion de la pérennité de la sauvegarde en les entourage, choisissaient leur place, ils savaient plaçant au cœur d’un projet urbain. conduire la foule, par des transitions habile- La mise en valeur des édifices antiques méri- ment ménagées [et les édifices] n’étaient jamais, dionaux bénéficie des réflexions menées sous comme la plupart de nos monuments publics, le premier Empire sur la ville. La question de les pieds dans la boue. Il faut aux œuvres d’art la place du monument antique dans la ville a une mise en scène», parlant de «présentation au été posée en termes précis sous le premier Em- public». Cette réflexion annonce les travaux de pire à Rome. Les expériences conduites dans l’autrichien Camillo Sitte, Der Städtebau nach la Rome napoléonienne (1809-1814) dès 1810 Seinen Künstlerischen Grundsätzer (1889) énon- par la «Commission pour les embellissements de çant les principes d’une conservation muséale la Ville de Rome», sous la présidence du préfet de la ville historique. de Tournon constituent une source d’inspira- Des travaux urbanistiques sont exécutés au- tion pour les restaurateurs du XIX siècle qui ne tour des édifices afin de les mettre en valeur. peuvent ignorer les travaux romains. Il est alors L’isolement en est la condition sine qua non. question tout autant d’archéologie, que d’hy- Des places, des rues mais également des en- giène, de voirie ou encore d’esthétique. sembles urbains sont créés afin de «recevoir» De cette expérience est né un principe définis- les vestiges antiques. La recherche esthétique sant le projet urbain comme corollaire de la menée tout au long du siècle précédent, le res- conservation. Il ne s’agit plus de dégager et de pect de l’ordonnance et le goût de la symétrie consolider mais «d’exposer» et de «présenter». s’appliquent à la trame urbaine. L’esthétique e Depuis la création à la fin du XVIII siècle du urbaine appelle la rectitude des rues en rela- corps des Ponts et Chaussées, les architectes tion à la perspective monumentale. S’impose sont confinés dans le vase clos de l’école des alors l’inscription de la forme dans la trame Beaux-Arts, et par conséquent, peu préparés à urbaine. La forme des amphithéâtres conduit la nécessité de réorganiser les espaces urbains les autorités, les ingénieurs et les architectes autour des monuments. Nombreux sont ceux à concevoir des dégagements d’espaces de Isabelle Durand toutefois qui cherchent des solutions comme forme identique. Cet espace elliptique ainsi docteur en histoire de l’art, est Charles-Auguste Questel et Constant-Dufeux, créé induit la mise en application d’un plan l’auteure d’une thèse sur la au sein de la Commission des Monuments His- d’alignement du quartier ; ce que font l’ingé- conservation et la restauration des toriques. nieur des Ponts et Chaussées Victor Grangent monuments antiques au XIXe siècle Mais le sujet est rarement débattu ou même sous le premier Empire à Nîmes et l’architecte à Arles, Nîmes, Orange et Vienne, évoqué dans les projets relatifs aux monu- des Monuments historiques, Charles-Auguste publiée aux Presses Universitaires ments. En 1863, Viollet-le-Duc formule la ré- Questel, à partir de 1844-1845 à Arles. de Rennes. e 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 167 a t e c t u r e | u r b a n i s m e | h a b i t a Mais le sujet est abandonné et il faut attendre Le temple d’Auguste et de Livie fait l’objet plus qui «le véritable aspect de la maison carrée doit 1841 pour que l’architecte de la ville Guillaume tardivement d’une scénographie urbaine. être par la rue projetée en face du frontispice «primitif». Le bâtiment du Jeu de Paume, situé Véran reprenne l’idée d’un dégagement circu- En 1838, le conservateur-bibliothécaire Thomas d’où il produira le plus bel effet.»12. L’attention près du monument et l’ancienne Comédie sont laire. L’année suivante, l’inspecteur des Monu- Delorme demande «d’isoler le monument de doit donc se porter et se centrer sur cette voie démolis. L’annonce du décret impérial du 2 ments historiques, Prosper Mérimée, est envoyé toutes les constructions qui l’entourent et qui projetée. Le percement est effectif en 1828. La février 1809 permet à Victor Grangent de pro- sur place «pour arrêter les bases d’un plan géné- nuisent ainsi à l’admiration que l’œil peut en rue projetée en face du temple d’Auguste et de poser un dégagement et un isolement de tout ral d’alignement.» Le premier véritable plan faire, comme elles compromettent son existence Livie à Vienne ne sera quant à elle jamais per- l’espace compris entre l’amphithéâtre, l’ancien d’isolement et de mise en valeur correspond à même par le danger de la communication de cée. palais de Justice et l’esplanade. En 1812, Victor l’arrivée de l’architecte Charles-Auguste Questel l’incendie.» Cet isolement s’accompagne de La ville désormais expose ses vestiges tels des Grangent envisage de cerner l’édifice de grilles sur le chantier de l’amphithéâtre en 1845. la création d’une place. La question de l’ex- joyaux dans l’écrin du tissu urbain, paré pour la d’enceinte (en rouge), les maisons (en jaune) La création de places autour des monuments position et de la présentation du vestige est circonstance de nouveaux atours. La recherche du côté de la façade principale nord sont à antiques participe de la refonte du tissu urbain. au cœur de la réflexion patrimoniale. En 1844, esthétique entre pour une grande part dans les démolir, ainsi que d’autres dont les bâtiments Esplanades ou placettes, circulaires ou rectan- Charles-Auguste Questel souhaite placer l’édi- projets urbains conçus autour des monuments appartenant au palais de Justice. gulaires, tous ces projets portent la marque, si fice «au milieu d’une belle place et dans les antiques. Cette mise en valeur a largement re- Il projette aussi l’aménagement d’une place au ce n’est l’influence, du goût pour les places du meilleures conditions voulues pour qu’on puisse cours au mobilier urbain : pavages, bornes et sud. La route conduisant de Lyon à Montpellier XVIIIe siècle. Le discours se teinte parfois d’hy- apprécier ses formes architecturales.»10 L’idée balustrades. passe au sud de cette place (espace partielle- giénisme mais le souci du Beau et le respect de est reprise par son successeur Constant-Dufeux Le paysage urbain touché par les campagnes ment libéré par la démolition des remparts à la la symétrie sont néanmoins très présents. qui décide de redessiner les contours de cette de dégagement et de restauration s’est retrou- 6 9 fin du XVIII siècle). L’autre côté de cet axe relève A Nîmes, Victor Grangent songe, dès 1809, à place en modifiant le plan primitif. vé profondément bouleversé. Les travaux de également du plan d’alignement ; en rose, fi- une mise en valeur de l’amphithéâtre afin de Un plan cadastral de 1875 montre ainsi le déblaiement et d’isolement ont eu pour consé- gurent les maisons à construire afin de parfaire «faire jouir les habitants et les Etrangers de la temple au milieu d’une place aux larges pro- quence spécifique un abaissement du niveau l’urbanisme du quartier. vue de ce magnifique monument et de la belle portions. L’édifice antique, un peu décentré du sol. Ces distinctions de niveaux nécessitent Le plan est d’ailleurs approuvé par le Conseil platteforme qui existera à son pourtour jusqu’au sur le côté sud, est entouré d’une plate-forme des travaux de nivellement qui se confondent des bâtiments civils car il «rend le monument chemin de Montpellier».7 Un espace a été laissé à degrés conduisant au niveau du sol antique très rapidement avec des opérations d’em- à l’indépendance, à la pureté, à l’isolement vacant au sud en 1811, mais il ne s’agit pas d’un selon un dénivelé d’environ un mètre. Les bellissements de différents types. Les édiles qu’il avait dans le principe».4 En 1824, le direc- ensemble concerté. En 1812, l’ingénieur ré- monuments antiques sont entourés de voies conçoivent ces opérations d’ordre esthétique teur des travaux publics de la Ville, Desmaret, dige donc un premier projet de création d’une publiques, voire même traversés par celles-ci comme la parfaite continuité de tous les efforts conçoit un plan d’alignement des maisons si- place et un plan d’aménagement du quartier (amphithéâtres, théâtre antique d’Arles). consentis auparavant et surtout comme une tuées autour de l’amphithéâtre. L’îlot parasite des arènes doté d’une place méridionale. En Les travaux de déblaiement perturbent cette juste issue à des décennies de travaux. doit disparaître du tissu urbain, les rues du 1816, les travaux sont en cours d’achèvement. topographie particulière et modifient la trame Après avoir créé des places et percé des rues, Mulet et des Sœurs Grises sont touchées. Du L’espace ainsi libéré permet un recul et une urbaine afin de mieux intégrer le vestige par la il convient de les doter d’aménagements en côté nord-ouest, cinq maisons sont également meilleure vue d’ensemble sur le monument création notamment de nouveaux axes, répon- conséquence. Le pavage des rues est la me- frappées par la mesure d’alignement. Les dé- antique, tel un joyau offert aux yeux des voya- dant aux soucis d’hygiène, d’assainissement et sure la plus couramment utilisée. Dès la fin des pendances de l’ancien palais de Justice et les geurs empruntant la route conduisant de Lyon de circulation. travaux de déblaiement de l’amphithéâtre de anciennes prisons doivent être démolies (en à Béziers. C’est le cas pour la Maison Carrée. Dès 1785, Nîmes et alors que les restaurations ne sont pas jaune). L’est, constitué essentiellement par un La réflexion est identique pour les temples. Jean Arnaud Raymond (1742-1811), véritable encore achevées, Victor Grangent prévoit une nouveau quartier, ne présente aucune modifi- Dès 1800, l’architecte Charles Durand conçoit urbaniste visionnaire, propose un plan am- gondole circulaire établie au pourtour, revêtue cation, si ce n’est la mise en valeur, en prolon- un plan de mise en valeur de la Maison Carrée, bitieux de la ville. Il envisage la création d’un d’une couche de ciment sur laquelle sont dé- gement de la place Saint-Antoine et du bou- valorisation qui semble indissociable de celle square (Antonin) à l’extrémité d’une rue devant posés des moellons d’échantillon, des bornes levard des Arènes qui contourne l’édifice par de l’ensemble du quartier. Son projet s’ins- être percée, afin d’offrir une perspective sur le en pierre de Roquemaillère et un chaînage13. l’est. Au sud, le directeur des travaux publics de pire des réflexions de Jean Arnaud Raymond péristyle de la Maison Carrée (la future rue Au- Une réflexion similaire est développée pour la ville prévoit, tout comme Victor Grangent, un en 1785 sur le quartier et la mise en scène du guste) et un théâtre ou une salle de spectacles l’amphithéâtre d’Arles. À partir de 1844, certain nombre de reconstructions. monument antique. Il imagine une place car- en face du temple. En 1800, Charles Durand Charles-Auguste Questel conçoit un véritable La question se pose aussi à Arles autour de rée fermée entre l’édifice antique et la salle de propose à son tour un plan général du quar- plan général de sauvegarde comprenant non l’amphithéâtre. Dès 1812, l’architecte-voyer spectacles dite la «Comédie». Victor Grangent tier et prévoit «d’ouvrir en face du péristyle du seulement les opérations de consolidation Frézel propose dans son plan d’alignement gé- reprend le projet en 1809. Dans son Mémoire temple une rue qui conduit de ce temple au courantes mais aussi l’insertion dans un vaste néral des rues de la ville la mise en place «d’une sur les moyens de restauration de la Maison Car- grand cours.» Cette rue devait porter le nom projet d’ordre urbanistique touchant tout le ligne circulaire et parallèle à la courbe de l’am- rée, il propose la création d’une place entre le de «rue Bonaparte» (aujourd’hui rue Auguste). quartier. A la fin de l’année 1847, tous les dé- phithéâtre pour l’isoler de 12 mètres.» temple antique et la Comédie. L’idée est reprise en 1809 par Grangent pour blais sont enlevés, les rues nivelées sont lavées e 5 168 i rendre à l’amphithéâtre son cadre urbain jugé 3 Nîmes : Victor Grangent, Plan d’une partie de la ville de Nîmes au pourtour de l’amphithéâtre romain, [1812], Arch. Dép. Gard 8T 275 h Dès 1807, la municipalité nîmoise souhaite 2 Nîmes : Victor Grangent, Plan de l’amphithéâtre romain, 1809, Arch. Dép. Gard 8T 273 r c 1 0 a n s d e c u l t u r e 8 p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 11 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d t | j a r d i n Vue d’un temple antique appelé Notre-Dame-de-la-Vie à Vienne, Les monuments de la France classés chronologiquement, 1816-1836, pl. 40, dessin de Bance. 169 a «Vue perspective de la Maison Carrée du côté nord-ouest» Description des monuments antiques de la France, Grangent, Durand et Durant, pl. XXI. «Vue de la nouvelle salle des spectacles de la ville de Nismes exécutée d’après les plans et dessins et sous la conduite de M. Meusnier», architecte, début XIXe siècle, Arch. Dép. Gard carton I. 170 r c h i t e c t u r e | u r b a n i s m e | h a b i t a et pavées en petits cailloux de la plaine de la règles. Le portique doit être monumental, mais l’entrée principale. Le monument antique se urbain. L’intégration est jugée réussie à Nîmes Crau14. Les options retenues mettent en scène sans écraser l’édifice antique ; la colonnade ne trouve de cette façon mis en valeur. Surélevé et à Arles alors que le constat est plus mitigé à et en valeur l’édifice mais en conservant un doit pas rivaliser avec celle du temple voisin. sur son massif rocheux, il domine dès lors le Vienne. Il reste que ne se retrouve pas à Arles, caractère pittoresque au quartier. Point là d’ar- En 1798, une société d’actionnaires charge l’ar- quartier au nord ; le perron frontal, d’une quin- pas plus d’ailleurs qu’à Vienne, cette volonté chitecture antiquisante ou d’effet de grandeur, chitecte Antoine Meunier et le peintre Lesueur zaine de degrés, permet une liaison quelque indéniable, présente à Nîmes, de dégager et mais tout au contraire un projet urbain plus en de dresser les plans d’une nouvelle salle de peu théâtralisée. de restaurer l’édifice, associée à un rêve de re- rapport avec la ville. Une relative simplicité et spectacles sur la place de la Maison Carrée et Ainsi, architectes et ingénieurs ont su mettre construction d’un environnement antiquisant une adéquation au caractère de la ville (cail- d’en assurer sa décoration intérieure. En 1800, en scène et valoriser le patrimoine antique au dont la ville porte encore des traces. ■ loux de la Crau) ont présidé à la mise en scène au terme d’une construction rapide mais ina- moyen d’une connaissance précise du tissu de l’amphithéâtre. Les rues convergent vers chevée (le bâtiment n’a pas encore de façade l’amphithéâtre, défini en quelque sorte comme digne de ce nom), la salle de spectacles peut point de ralliement. Plus qu’à Nîmes encore, enfin ouvrir. La société connaît de gros soucis le monument devient le centre du quartier au financiers, les actionnaires réclament un fort risque d’être enfermé dans son écrin de rues et loyer, le directeur croule sous les frais et les de places. fermetures fréquentes imposées par la censure Le monument antique peut faire l’objet de limitent les rentrées d’argent et les prises de réels projets urbains accompagnés d’une vo- bénéfices. Malgré les injonctions des préfets lonté d’embellissement de leurs abords. Dubois puis d’Alphonse, la façade tarde à être Dès 1800, Charles Durand envisage une refonte terminée. Victor Grangent, en 1821, remarque du tissu urbain, accompagnée d’un nouvel or- que «Personne n’a eu et n’aura sans doute ja- donnancement des façades autour de la Mai- mais la prétention de distraire l’attention de ce- son Carrée. Une vue perspective de la Maison lui qui approchera la Maison Carrée de Nismes. Carrée du côté nord-ouest, extraite de la Des- Un péristyle à colonnes d’ordre ionique pour cription des monuments antiques de la France l’entrée de la salle de spectacles, des maisons de Victor Grangent, Charles Durand et Simon particulières construites avec goût au pourtour Durant (pl. XXI) montre au premier plan une du monument, ne seront jamais que le cadre façade ordonnancée à trois niveaux (arcade, d’un beau tableau».16 surmontée d’un large bandeau plat au-dessus La façade finalement réalisée est une version duquel s’ouvre une large fenêtre rectangulaire épurée du projet de Meusnier. Dans les années encadrée de consoles à volutes soutenant l’en- 1826, la salle de spectacle est dotée d’un pé- tablement supérieur en faible saillie), le dernier ristyle plus sobre. Trop coûteuses, les statues niveau est percé de petites ouvertures et sur- ont disparu. Cette colonnade fait pendant à monté d’une corniche en forte saillie à modil- celle de la Maison Carrée. Il ne s’agit pourtant lons. Alphonse de Seynes s’attache aussi aux nullement de concurrence mais bien de la ré- façades des maisons situées en vis-à-vis du pé- alisation d’une toile de fond antiquisante à la ristyle de la Maison Carrée. Il retient un rythme mesure du monument. Les travaux s’achèvent architectonique ternaire pour l’animation de la en 1828. Finalement inscrite à l’Inventaire gé- (11) Arch. Vienne Q 27 : arrêté préfectoral daté du 18 octobre approuvant ces dispositions. façade ; deux fenêtres alternent avec une baie néral, la magnifique colonnade ionique fait dé- occupant toute la hauteur du premier registre. sormais le bonheur… des conducteurs épuisés (12) Ibid. Toutes ces ouvertures sont placées sous des sur l’aire de Caissargues, sur l’autoroute A54, arcades figurées. Enfin, l’ordonnance com- entre Nîmes et Arles. plète du quartier est repensée et redéfinie sur De façon assez similaire, l’amphithéâtre des références antiquisantes : les façades sont d’Arles fait l’objet d’une théâtralisation avec alignées et uniformisées à l’aide d’arcades, de la construction d’un grand perron au nord en bandeaux, de corniches . 1847. Les travaux d’isolement et de recherche Mais cette idée d’ «écrin» va plus loin et lorsqu’il du sol antique contribuent à accentuer le dé- est question de donner une façade à la salle nivelé important et l’accès en est désormais de spectacles proche, l’architecture antique, compliqué. Charles-Auguste Questel conçoit tant admirée de la Maison Carrée, impose ses donc une sorte de «piédestal» majestueux pour 15 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d t | j a r d i n (1) Viollet-le-Duc, E., Entretiens, (1ère éd. 1863), Bruxelles, 1975, t.VII, pp.253-254. (2) Arch. Dép. Gard, 8T 272 : lettre du maire Casimir Fornier adressée au préfet, datée du 10 octobre 1807. (3) Arch. Dép. Gard, 8T272 : lettre de Grangent adressée au préfet, datée du 14 mars 1809. (4) Arch. Nat. F21 2485 : p.-v. du Conseil des bâtiments civils, rapport de Rondelet en séance du 10 juin 1813. (5) Arch. Arles IIM 3 : extrait du registre des délibérations du conseil municipal, séance du 15 février 1812. Le projet est présenté par le maire comme relevant de «l’utilité publique et de l’embellissement de la ville». (6) Arch. Dép. Bouches-du-Rhône, VIIT 91/1 : lettre du ministre de l’Intérieur adressée au préfet La Coste, datée du 26 juin 1842. (7) Arch. Nat. F13 1707 : «Mémoire sur les moyens de restauration et de conservation de l’amphithéâtre de Nismes, rédigé par l’Ingénieur en chef de Première classe du corps impérial des Ponts et Chaussées dans le département du Gard, Grangent», daté du 19 juin 1809. (8) Arch. Dép. Gard, 8T 275 : devis estimatif des ouvrages à faire à l’amphithéâtre de Nîmes, signé Grangent, daté du 1er décembre 1812. (9) Arch. Monuments historiques 1110-1 : rapport de 1838. (10) A.M.H. 1135-1 : extrait du rapport de Questel, daté du 15 février 1844. (13) Arch. Dép. Gard, 8T274 : rapport de l’ingénieur en chef des Ponts et Chaussées, Grangent, daté du 7 octobre 1808. (14) Arch. Dép. Bouches-du-Rhône, VIIT 91/4 : états de situation des travaux réalisés à l’amphithéâtre d’Arles, durant les exercices 1847/1849 : états n°11 à 16 (travaux du 31 décembre 1847 au 30 novembre 1848). (15) Seule la rue Auguste porte encore les traces de ces aménagements. (16) Arch. Dép. Gard, 8T342 : «Rapport relatif à la situation actuelle des travaux de restauration de la Maison Carrée de Nismes», signé de l’ingénieur des Ponts et Chaussées, daté du 30 mai 1821. 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 171 a r c h i t e c t u r e | u r b a n i s m e | h a b i t a t | j a r d i n Les vacances du plus grand nombre : l’aventure de la Mission Racine. La Grande-Motte, le Cap d’Agde, Leucate-Barcarès Jean- François Pinchon 12 avril 2005 «d’inventer quelque chose» pour juguler tint à l’organisation d’une opération réelle- l’hémorragie touristique vers la Costa Bra- ment originale d’une envergure sans équiva- va et éviter l’engorgement de la Côte d’Azur. lent dont l’objet fut d’assurer la mutation éco- côtes du Languedoc-Roussillon. Le 18 juin 1963, un décret donne naissance à la C’est-à-dire remédier au déséquilibre évident nomique du Languedoc-Roussillon. Après un Mission interministérielle pour l’aménagement du littoral du Bas-Languedoc et dont souffre la côte méditerranéenne, avec, siècle de stagnation, de déclin, dûs avant tout d’une part une surpopulation en Provence et aux difficultés de la viticulture, on a mesuré d’autre part, une inexploitation complète des dans celle-ci les dangers de la monoculture, rivages du Golfe du Lion. entraînant le départ des éléments jeunes et L’entreprise de la Mission Racine, sa logique actifs soucieux d’échapper à l’appauvrisse- et sa méthode apparaissent comme un vaste ment progressif des populations. Le Langue- laboratoire, exemplaire à bien des égards. Ce doc-Roussillon, sans industrie lourde, avec laboratoire, ce sont 180 kilomètres de côtes, une industrie de transformation et des indus- autant que la Côte d’Azur, sur lesquels ont été tries extractives de faible production, voyait scientifiquement disséminées des villes nou- son avenir économique presque totalement velles exclusivement dévolues au loisir du bouché. C’est ainsi qu’est née l’idée d’intro- «plus grand nombre». duire une activité touristique dans la région. Georges Pompidou, Premier ministre, prend en 1962 la décision d’aménager les du Roussillon. La mission est présidée par Pierre Racine. Des «unités touristiques» sont projetées. Des idées des architectes sur «la ville de loisirs du plus grand nombre» naît un plan d’aménagement d’ensemble. Il est élaboré par plusieurs architectes, dont Georges Candilis, architecte en chef de Leucate-Barcarès, et Jean Balladur, architecte en chef de La Grande-Motte. Des réponses diverses sont apportées selon les stations… Mon propos ne sera pas d’illustrer ce que cha- des vacances sont à créer. Plus que les congés Elles-mêmes sont incluses dans un ensemble C’est en 1963, après un long examen, que cun connaît : les stations nouvelles du Langue- payés de 1936, l’octroi de la troisième semaine plus vaste «d’unités touristiques» (composées l’État se résout officiellement à prendre doc-Roussillon, Port-Camargue ou La Grande- de congés payés, en 1956, va entraîner le dé- de ces créations ex nihilo, d’espaces naturels en main l’entreprise. En six mois, un plan Motte en tête. Mais il sera de donner les idées veloppement massif du départ en vacances et et de stations anciennes, dont le Plan d’Occu- d’aménagement est arrêté, ce qui évite toute forces qui ont présidé à leur création et de son orientation vers le littoral. Toute l’Europe pation des Sols (POS) a été révisé). Des cités spéculation foncière. L’État achète tous les s’attacher aux règles générales de l’urbanisme septentrionale et les régions industrialisées dévolues, également, à des types de loisirs terrains nécessaires à la construction ou à plutôt que s’arrêter au détail de l’architecture. du territoire français subissent l’attraction des nautiques (petite navigation de plaisance et la protection de cinq sites, cinq unités tou- La métamorphose des côtes comme celle de rivages de la Méditerranée. voile) alors en pleine expansion, à d’autres al- ristiques nouvelles, au sud des réservoirs de la montagne, est la plus directe conséquence En 1962, la dégradation de la balance touris- lant se démocratisant, tel le golf. population des cités les plus importantes de de l’importance que les loisirs prennent dans la tique française est sérieusement amorcée de- Il s’agit d’une œuvre extraordinaire : créer la région : Nîmes la romaine, Montpellier la vie des habitants des pays de l’OCDE. puis quelques années. Le nombre de touristes les capacités d’accueil devant égaler en fin savante, Béziers et Narbonne les médiévales Comme aimait à le répéter l’urbaniste Georges étrangers venant en France s’accroît moins que d’opération celles de la Côte d’Azur1. Au dé- ainsi que les bastides maritimes proches de Candilis : «Le loisir, possibilité d’une classe, est par le passé. La France est concurrencée par but des années 1960, les rivages du Langue- Perpignan. devenu loisir, droit des masses aujourd’hui». Par- différents pays du bassin méditerranéen, dont doc n’accueillaient que 300 000 vacanciers, Une erreur que l’on commet fréquemment ler des réalisations de la Mission Racine, c’est l’Espagne. Les touristes allemands «colonisent» essentiellement au mois d’août. La Costa consiste à réduire l’opération d’aménagement évoquer l’apparition et le développement de le littoral espagnol et la côte de l’Adriatique. Brava et la Côte d’Azur comptabilisaient déjà du littoral Languedoc-Roussillon aux stations ce que l’on appelle communément la «société Les Français eux-mêmes sont de plus en plus en millions d’estivants. Et donc, l’objectif était balnéaires nouvelles que l’État a entrepris de de loisirs» dans ce qu’elle offre comme vision la attirés par des séjours au delà des frontières. d’attirer chaque année deux millions de tou- créer. Cette manière de poser le problème est plus prégnante : des villes nouvelles exclusive- L’industrie naissante des tour-opérateurs et les ristes, ceci dans un délai de dix à douze ans. contraire aux principes mêmes qui ont guidé ment vouées au repos et aux loisirs sportifs ou formules telles que le Club Méditerranée les y L’ensemble présente une originalité unique les architectes-urbanistes et l’administration ludiques. La société de loisirs est, dès lors, des- incitent vivement. De même que l’attrait de va- au monde dans l’histoire de l’architecture des chargés de cet aménagement d’ensemble : tinée à la masse ; et non plus à une élite aristo- cances ensoleillées et à bon compte. Renverser XIXe et XXe siècles. «Leur volonté a été d’organiser des espaces cratique ou bourgeoise. le mouvement paraît impossible. En revanche, La grande presse, L’Express par exemple, et qui, par l’effet structurant des grands équipe- Dès 1936, le gouvernement du Front populaire il est envisageable de modifier la situation. La les revues spécialisées ont depuis 1963, date ments généraux mis en place, voies express, a opéré une mutation sans précédent en don- France doit dès lors améliorer la quantité et la du lancement de la Mission Racine, consacré adduction d’eau, assainissement, boisement, nant à tous les travailleurs le droit aux vacances qualité des structures d’accueil touristique : of- pléthore d’articles, d’études et de numéros etc., prennent la cohérence économique et payées et obligatoires, «les congés payés». Dès frir qualitativement mieux que la concurrence, spéciaux à l’aménagement touristique du lit- humaine de complexes importants : les unités lors, il convient, non plus de raisonner pour pour un coût attractif. La tentation est grande toral. Paris Match offrit même, à ses lecteurs touristiques. Ces unités touristiques apportent une clientèle élitiste et fortunée, mais pour ce également de canaliser des formes de tourisme ébahis, émerveillés devant tant de «moder- toute la variété des possibles désirables en ha- que l’on nomme «le plus grand nombre». Une très populaires et d’en tirer profit. Il s’agit bien nisme», la vision des stations du nouveau Lan- bitat de loisir, parce qu’elles intègrent à la fois population aux références esthétiques et cultu- de créer «un piège à devises». guedoc-Roussillon, en l’an 2000... Un numéro des stations existantes, des opérations nou- est professeur des universités relles différentes, au mode de vie simple, dont En 1962, Robert Maziol, ministre de la Construc- spécial halluciné. Ce numéro visionnaire frap- velles d’État, des opérations nouvelles privées à Montpellier III. les besoins en matière d’occupation du temps tion, se voit pressé par le gouvernement d’alors pa les masses. Cet engouement médiatique ou mixtes, des espaces de nature, etc.» 2 Jean-François Pinchon 172 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 173 a En juin 1963, la Mission h i t e c t u r e | u r b a n i s m e | h a b i t a interministé- Lamour et Abel Thomas sont mis en présence. L’équipe ainsi constituée se met au travail. La collectifs doit répondre aux caractères propres rielle pour l’aménagement du littoral du Ces deux hommes sont convaincus de la néces- forte personnalité de Georges Candilis, son pa- des vacances et des loisirs. Elle doit égale- Languedoc-Roussillon, est créée, plus connue sité d’intéresser l’ensemble du Gouvernement tronage dans l’émergence d’un urbanisme et ment tenir compte des impératifs de climat et sous la dénomination Mission Racine, du nom et non pas le seul portefeuille du tourisme. d’une architecture de loisirs, moderne et adap- des microclimats, pour leur implantation et de son président, Pierre Racine, conseiller Qualitativement, l’aménagement doit être tée, planent sur l’ensemble de l’œuvre. leur conception architecturale. Chaque grou- d’État. La Mission se compose de vingt perma- exemplaire, afin de reconquérir une clientèle en Toutefois, parmi les membres de l’AALR, (nom pement d’un caractère différent est implanté nents dont six fonctionnaires qui élaboreront lui offrant des produits plus attractifs que ceux donné à l’atelier de la Mission), Georges Candi- dans l’ensemble du site, en harmonie et en les projets, les soumettront au gouvernement qui lui sont proposés dans les pays étrangers. lis, dont la pratique cosmopolite lui a permis de équilibre, l’un par rapport aux autres. Suivant et conduiront leur exécution, avec les services Car d’une façon générale, les formes nouvelles construire des programmes de résidences de sa localisation face à la mer, sans vue ou face techniques de l’État, les architectes et les col- de tourisme exigent un urbanisme maîtrisé, vacances à travers le bassin méditerranéen, a à un étang dans le cas de Leucate-Barcarès, lectivités locales. donnant à régler des problèmes considérables des idées dogmatiques mais claires... Une véri- l’assemblage répétitif de villas accolées, par De 1963 à 1982, date de sa dissolution, cette touchant à la compétence de divers services table doctrine qu’il sait imposer à ses confrères. exemple, est une formule idéale. Il constitue un Mission a effectué un travail titanesque et rem- de l’État. L’urbanisme doit prendre en compte Selon Candilis, l’expérience lui a démontré qu’il collectif horizontal, véritable transition entre le pli une «mission impossible», pour plagier le les hébergements et les distractions, concilier est insuffisant de réaliser seulement des plans collectif vertical et le pavillon isolé et évite le titre du livre que Pierre Racine publie en 1981 . l’accueil du grand nombre qu’exige l’amortis- d’aménagement, d’urbanisme et de maisons. Il mitage des paysages. Le groupement ponctuel Soulignons que la réussite tient pour une sement des équipements, prendre en compte faut au contraire, constamment provoquer et d’îlots à forte densité constitue le cœur des ac- grande part aux études préalables d’ Abel Tho- l’ambiance de calme et de liberté que les cita- animer un esprit de vacances, c’est-à-dire un tivités collectives. Les espaces naturels, libres, mas menées dès le milieu des années 1950 et dins en vacances recherchent. L’urbanisme de ensemble de loisirs actifs, un lieu où les esti- les zones de faible densité doivent former des au soutien actif de Philippe Lamour. tourisme est à créer, avec ses solutions origi- vants peuvent vivre au contact de la nature, dé- «villages-assemblages» de maisons dans le En 1955, une première initiative d’envergure est nales et ses normes propres favorisant la satis- gagés des contraintes urbaines de la vie quoti- sens horizontal, l’un des principes fondateurs lancée par l’État. Elle vise à diversifier l’agricul- faction des besoins exprimés, dans les limites dienne. L’absence de contraintes matérielles et de Team X. Ils sont rendus nécessaires pour la ture languedocienne et à reconvertir une partie d’un prix acceptable. L’urbanisme doit écarter l’absence de ségrégation sociale (idée chère au diversité, le dépaysement, le changement par du vignoble. On crée alors la Compagnie du tout ce qui pourrait asservir le touriste. marxiste Georges Candilis) doivent permettre rapport aux normes de la vie quotidienne. Ce Bas-Rhône-Languedoc. Son instigateur et pré- En conséquence, une nouvelle forme de dé- aux loisirs de jouer leur rôle véritable7. «Un sont ces principes qui sont scrupuleusement sident est Philippe Lamour. Compte tenu de la cision et d’opération est à créer. L’État doit la problème nouveau exige une architecture nou- mis en œuvre à Barcarès et qui constituent une réalité de la semaine de cinq jours et du mois prendre en charge mais les structures de l’ad- velle. La diversité des sites et des activités exige base de travail à l’ensemble de l’AALR. de congés payés, Philippe Lamour déclare : ministration sont trop contraignantes pour être également une diversité architecturale, pour De Leucate à Gruissan et à La Grande-Motte, «Plus du tiers de l’année civile sera affecté au efficaces. Abel Thomas sera l’âme et le moteur que s’épanouisse un nouveau milieu humain, en l’idée est exploitée systématiquement. «La loisir ou tout au moins au non travail. Le loisir de la grande œuvre qui allait commencer. In- harmonie avec les merveilleux éléments offerts clientèle de masse demande des solutions nou- est devenu dès à présent, non seulement, un génieur du génie maritime, ancien des Forces par la nature : montagne, vallée, forêt, mer, so- velles et les palaces de la Côte d’Azur destinés des éléments les plus importants de l’activité Françaises Libres, dès 1959, Abel Thomas par- leil, neige, eau...» . Les maisons, les sites et les dans le passé uniquement aux riches, dispa- et du développement économique des pays court le Languedoc-Roussillon, où il connaît équipements doivent former un tout à l’échelle raissent pour laisser place aux divers villages et modernes, mais aussi un élément fondamen- beaucoup de monde, notamment les élus po- des besoins de la société. Un tout où la popula- clubs de vacances, aux motels, hôtels et autres tal d’une politique rationnelle du territoire.»4 litiques, des radicaux, amis de Bourges-Mau- tion peut, l’espace de la durée de ses vacances, marinas, aux ensembles résidentiels avec ser- Cette vision extrêmement moderne, Philippe noury et des socialistes, alors au pouvoir, et choisir sa façon de vivre : vice hôtelier et enfin aux campings et carava- Lamour l’avait développée au contact de la ré- notamment son vieil ami Jean Ramadier, fils • être au calme, nings pour le plus grand nombre. Les chambres alité du sud de la France. de l’ancien président du Conseil, qui l’aidera • s’amuser, se rassembler, d’hôtel destinées aux vacances peuvent avoir un Depuis 1935, Philippe Lamour avait imaginé beaucoup. Il revient à Paris, convaincu qu’il faut • s’agglutiner, s’isoler, caractère de petit logement simple de diverses d’exploiter les richesses touristiques du Lan- aménager le littoral du Languedoc-Roussillon, • se baigner, dimensions. Ce sont les services hôteliers qui guedoc. Sur ce terrain, Philippe Lamour ren- dont la côte encore vierge offre d’immenses • pratiquer un ou plusieurs sports, identifient ces ensembles de logis à un hôtel9[...]. contre Abel Thomas, commissaire du gouver- possibilités. • se promener ou ne rien faire. La simplification à l’extrême du logis familial nement. L’idée pratique d’aménager le littoral Pierre Sudreau donne son accord de principe. En conséquence, il convient pour l’urbaniste destiné aux vacances d’été, nous oblige à am- remonte à 1962 . Diverses études très poussées L’opération d’aménagement va désormais se de créer en abondance des équipements fa- plifier les éléments d’accueil de diverses acti- sont conduites par Georges Meyer-Heine, char- préparer, sans qu’aucune décision de principe vorisant les sports, surtout nautiques, et les vités et manifestations collectives, pour rendre gé de fonction d’inspection dans les régions ne soit encore prise. Abel Thomas joue, dès manifestations culturelles, tout en évitant la la vie plus facile, plus simple et plus agréable. de la Côte d’Azur et du Languedoc-Roussillon. lors, un rôle décisif. Il parcourt inlassablement confusion et l’envahissement des automobiles, La diversité de la vie, même temporaire, exige Georges Meyer-Heine, architecte et urbaniste la côte et choisit les emplacements où pour- afin de sauvegarder le caractère récréatif des une infinité d’installations techniques et d’équi- de formation, démontre l’intérêt de l’aménage- raient être créées des stations. «Au début de vacances. Les groupements d’hébergements, pements collectifs : l’utilisation temporaire de ment touristique. 1963, l’idée est mûre. Le 14 février, la délégation suivant leur situation dans l’ensemble de l’uni- tous ces équipements et installations oblige à En 1962, après un examen approfondi de ses à l’Aménagement du Territoire est créée : Olivier té touristique, doivent avoir un caractère diffé- concevoir des solutions architecturales simples, conclusions, le ministre de la Construction et Guichard est placé à sa tête, Jérôme Monod l’as- rencié afin d’accentuer le choix des possibilités économiques, facilement transformables et de l’Urbanisme charge Abel Thomas, commis- siste. Le temps des grandes opérations arrive...»6 de vivre et de s’occuper. Cette différenciation aménageables et surtout à trouver un système saire régional à l’Aménagement du Territoire, La mission interministérielle s’entoure bien- des groupements apporte une rupture de la de construction qui accepte la diversification pour le Massif Central, au sens large, et le Midi, tôt des conseils d’ingénieurs réputés et d’une monotonie et de la répétition. Monotonie et et la spontanéité de ces activités et, en même d’approfondir l’étude, d’en envisager la viabi- équipe restreinte d’architectes urbanistes re- répétition sont inacceptables pour des réalisa- temps, assure l’unité de l’ensemble. Le logis de lité et d’opérer secrètement les premières ac- groupés autour de Georges Candilis et de Jean tions d’envergure. Dès lors, la conception des vacances, lieu de liberté familiale, se prolonge quisitions de terrains. C’est ainsi que Philippe Balladur. hôtels, motels, villages, villas et immeubles dans les équipements collectifs, lieu de la vie 3 5 174 r c 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 8 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u t g a r d | j a r d i n 175 a 176 r c h i t e c t u r e | u r b a n i s m e | h a b i t a sociale. Ces deux éléments fondus au site natu- contemporains. Au demeurant, l’attribution Port-Camargue du même Jean Balladur. C’est exemplaire par le monde entier, grâce à une rel et conçus dans un esprit dégagé du confor- de ces deux unités de grande capacité si- oublier, aussi, les succès en demi-teinte ou les équipe dynamique composée de responsables misme de la vie quotidienne peuvent devenir tuées aux deux extrémités de l’aire géogra- échecs qui caractérisent les unités touristiques de l’administration, des élus locaux, des techni- générateurs d’une nouvelle qualité de loisirs.»10 phique de la Mission est quasi symbolique : à de l’Aude et des Pyrénées-Orientales : Gruissan, ciens et, enfin, des architectes. Nous n’avons pas Ce sont ces idées qui séduisent Abel Thomas. Jean Balladur, le secrétaire de l’Agence d’ur- Port-Leucate, Port-Barcarès et l’adjonction tar- seulement construit des routes, des ports, des Dès lors, le plan d’aménagement est simple : banisme, les 24 kilomètres de littoral de l’unité dive de Saint-Cyprien. «Un problème nouveau maisons, beaucoup de maisons, des cités en- alterner les zones d’urbanisation et de na- touristique Grau-du-Roi/Palavas, le «plus mau- exige une architecture nouvelle. La diversité des tières pour les vacances, assaini les marécages, ture, garantir des vacances de qualité : on fixe vais site» selon l’architecte... à Georges Candilis sites et des activités demande une diversité ar- éliminé les moustiques, mais nous sommes pour cela un quota de cinq cents à six cents au faîte de sa renommée et président de cette chitecturale.» Une simple observation nous dé- parvenus à créer cette symbiose, tant souhai- vacanciers à l’hectare de plage, dans la réa- agence, la part du lion : 22 kilomètres ininter- montre que les goûts, les préférences et les be- tée, entre un élément nouveau, le loisir, et la vie lité huit cents ! La densité des espaces bâtis rompus de littoral afin de créer une double soins des gens durant leurs vacances sont très traditionnelle de cette région.»18 Cette mutation, est proportionnée à la capacité des plages11. station à l’américaine que même les divisions différents.16 A La Grande-Motte, le décor du re- constatée par Georges Candilis, trouve partiel- On assure la sécurité et le développement de administratives des deux départements sur les- pos fut facile à planter : zones de faible densité lement son origine dans les écrits de médecins la plaisance en créant 9000 postes à quai, ré- quels elle est implantée, ne peuvent dissocier : aux abords de l’étang, espaces abondamment et psychologues qui, depuis la Seconde Guerre partis dans douze ports à moins d’une journée Port-Leucate et Port-Barcarès. Une émulation plantés, monochromie des matériaux, horizon- mondiale, insistent sur la nécessité physiolo- de navigation l’un de l’autre, s’intégrant dans doit naître de ces deux projets. Leur éloigne- talité des constructions. gique des loisirs et des vacances. Les loisirs et un plan d’aménagement plus global d’une ment doit également permettre aux masses de En revanche, il fut plus difficile de concevoir les vacances deviennent une nécessité physio- vingtaine d’abris, à moins de deux heures de visualiser l’étendue du territoire à coloniser. En l’ambiance «festive» qui caractérise les quais logique. navigation, afin de se prémunir des effets des fait, avec les ambitions de la Mission Racine ce des ports de Gruissan ou du Cap-d’Agde et ses Dans l’un de ses nombreux textes relatifs à la entrées maritimes. La diversité de l’ensemble sont 180 kilomètres de plages inhospitalières venelles. Cette ambiance résulte du contraste société de loisirs, l’architecte Georges Candilis est garantie par le choix d’architectes aux sen- qui sont concernés. Là où la végétation était des formes, des couleurs (contraste parfois rappelle que : «C’est dans cet esprit que Lénine sibilités fort différentes. Enfin, une place est ré- désolante : ni verdure, ni arbres, mais des ma- violent) de la dissonance des lignes rompues, a créé des loisirs thérapeutiques. Ainsi, en URSS, servée au tourisme social : 25% des terrains lui récages abritant des colonies de moustiques. d’une modénature pittoresque, de la multi- les vacances s’appellent cures. Les travailleurs se reviendront dans les stations à créer. Après une Là encore où il n’y avait presque rien : quelques plicité des éléments qui constituent chacun remettent des fatigues de l’année et reprennent enquête approfondie des conditions clima- cabanes de pêcheurs et tentes de touristes des bâtiments, des éclairages violents, aussi. des forces pour produire un meilleur rendement tiques, de la flore, de la faune, des conditions égarés entre mer et arrière-pays «écologistes» En fait, elle semble prendre sa source dans au travail.»19 de la circulation routière, de la navigation, il avant l’heure, découvrant les charmes du natu- des archétypes éprouvés et enfouis dans la Cette nécessaire et nouvelle évolution de la devint possible, à partir de ce dossier presque risme sauvage. conscience populaire : le port de Saint-Tropez société a été analysée par les sociologues, exhaustif de renseignements, de conclure qu’il En 2005 on a tendance à l’oublier, tant la réus- par exemple. L’écueil à éviter, faire une archi- psychologues et les médecins dès les années fallait traiter l’aménagement du littoral comme site de La Grande-Motte s’impose et qu’une tecture plaquée, décorative là où l’on attend 1950. Ces travaux novateurs s’intègrent dans un ensemble avec son infrastructure routière, moisson d’éloges, d’études érudites font florès. une architecture contemporaine prenant en un ensemble plus général d’études entreprises portuaire et balnéaire cohérente.12 Et ce, depuis le somptueux portfolio de Jean compte les spécificités du béton. A chaque pro- depuis le début du siècle (vers 1920) par l’école La réalisation de ce plan est facilitée, dès Balladur (L’architecture en fête ), jusqu’aux tagoniste un rôle clairement défini. A l’État, les de psychologie génétique20, qui a multiplié les l’abord, par le soutien des collectivités locales. travaux récents de Claude Prelorenzo et infrastructures : routes nationales, ports, reboi- documents permettant une description minu- Par exemple, Pierre Brousse, sénateur et maire Antoine Picon. A en croire ces derniers auteurs, sement de 2 200 hectares, démoustication et tieuse du comportement moyen de l’enfant radical valoisien de Béziers, est pour beaucoup La Grande-Motte serait l’exemple de la ville adduction d’eau. puis de l’homme. dans la réussite du Cap d’Agde. L’absence de nouvelle du XX siècle réussie. La station pren- Les collectivités locales et les départements A cette époque, en 1955-1958, la sémiologie populations sur les sites choisis n’obligera pas drait rang aux côtés de Brasilia et de Chandi- groupés au sein de sociétés d’économie mixte neuro-pathologique fait l’objet de descriptions à ménager les susceptibilités, à l’exception des garh... L’un de leurs articles, publié en 1993, sont chargés de la viabilité des sols. Conces- de plus en plus détaillées par l’école de la Sal- possesseurs des typiques et précaires cabanes dans Les cahiers de la recherche architecturale, sionnaires de l’État, ces sociétés d’économie pêtrière. plantées sur les rivages. proposait une comparaison entre le tracé des mixte réalisent tous les travaux d’équipement : Et la loi de Jackobson, qui décrit une hiérarchie Afin d’échelonner les travaux et les dé- voies de Deauville (ville nouvelle et balnéaire distribution de l’eau et de l’électricité, canalisa- fonctionnelle des activités de l’être humain, se penses, 13 e 14 17 prioritaires, du XIX siècle) et celui de La Grande-Motte. tions, assainissements, construction des édi- trouve vérifiée par ces nombreuses observa- Leucate-Barcarès et La Grande-Motte furent C’était, bien sûr, insister sur l’immense réussite fices administratifs, etc. Le secteur privé joue tions cliniques qui montrent que la déstructu- lancées. D’entrée de jeu, ce sont deux concep- de ces deux modèles . Force est de leur don- un rôle éminent, la matérialisation architectu- ration des fonctions suit l’ordre inverse de leur tions architecturales et urbaines différentes qui ner raison. S’il convenait de modérer cet éloge, rale des unités touristiques : immeubles collec- acquisition, les plus complexes étant les der- caractérisent les projets. Leurs concepteurs l’historien de l’art pourrait relever que le dis- tifs, villas, villages, gîtes mais aussi installations nières acquises et les plus fragiles21. Georges Candilis, d’une part, et Jean Balladur, cours des différents auteurs reprend celui que sportives et campings. Ceci accrédite la théorie naissante du célèbre d’autre part, abordent le problème d’une ville l’architecte - homme de culture – a lui-même Mais la réussite de l’aménagement de la côte psychologue suisse Jean Piaget, qui, à la même et d’une architecture de loisirs d’une manière élaboré dès 1963, lors de la mise au point du repose sur pléthore d’études préparatoires et époque, assimile le développement de l’indi- résolument opposée. L’une, La Grande-Motte, projet, puis amplifié et ressassé par la suite : surtout sur les conceptions d’un architecte de vidu humain au développement phylogéné- est une pleine réussite (exemplaire) parfaite- une sorte de mythologie laudative exempte de réputation internationale, Georges Candilis, et tique22. ment étudiée. toute critique... sur l’étude minutieuse des conclusions de psy- Cette évolution naissante vers l’ère des loisirs, L’autre, est encore, en 2005, un échec cuisant... Mais se focaliser sur La Grande-Motte, c’est ou- chologues éminents dont les travaux trouvent sociologues, psychologues et médecins la Même si le village grec de Candilis a encore blier les autres réussites immenses que sont Le ici leur application. «L’aménagement du considèrent comme le nécessaire contrepoint de fervents admirateurs parmi les architectes Cap-d’Agde de Jean Le Couteur et la marina de Languedoc-Roussillon est une réalité reconnue d’un monde du travail sans cesse et davantage 1 0 deux a n s stations d e dites c u l t u r e e 15 p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u t g a r d | j a r d i n 177 a r c h i t e c t u r e | u r b a n i s m e | h a b i t a t | j a r d i n La Grande Motte Façade de résidence (détail) professeur Sivadon explique que : «Ce dépaysement, on l’obtient sur le plan de la régression temporelle, on l’obtient aussi dans la progression, dans le rêve de choses inattendues, inhabituelles. Les éléments naturels, essentiellement 178 déshumanisé, contraignant et traumatisant... la mer et le soleil sont sécurisants, ils sont à l’ori- Parmi les travaux des médecins qui se pen- gine de toute vie, de la rencontre du soleil et de chèrent sur la nécessité d’une société récréa- certains éléments biologiques dans la mer.» La tive, ceux du professeur Paul Sivadon font réfé- réussite de l’étrange Grande-Motte, du dépay- rence. Il est professeur de psychiatrie médicale sant néo-régionalisme du Cap-d’Agde, l’échec de l’Université Libre de Bruxelles et directeur de du fonctionnalisme doctrinaire de Georges l’hôpital Marcel-Rivière. Candilis à Port-Leucate-Barcarès s’expliquent Dans un article, il explique combien dans la vraisemblablement par les mécanismes psy- hiérarchie fonctionnelle de l’individu, des chologiques analysés, depuis les années 1950, fonctions originales, récentes et fragiles sont par le professeur Paul Sivadon et l’École de la devenues génératrices de fatigue nerveuse.23 Il Salpêtrière. Il convient de se souvenir que, dans explique pourquoi le loisir devient dès lors une les années 1960, les manifestations prégnantes fonction vitale. En voici la substance : «Cette d’une architecture de loisirs et de dépayse- évolution vers une autonomie accrue dans un ment sont les paillotes du «Club Med», pour les monde plus vaste, plus complexe et surtout plus classes moyennes, les luxueuses villas-rochers mouvant, exige la mise en œuvre de fonctions de Burini Vicci tapies au ras des flots ou au- originales, que le sujet doit élaborer et modi- berges troglodytes de Karim Aga-Khan en Sar- fier à chaque instant. Ces fonctions récentes et daigne ou futuristes de Häusermann et le décor fragiles, elles-mêmes complexes et non encore futuriste de Nicolas Schöffer pour le Voom- automatisées, sont grandes consommatrices Voom, la célèbre discothèque de Saint-Tropez, d’énergie émotionnelle, et par là, génératrices pour les nantis. de fatigue nerveuse. Ce régime fonctionnel ne On a fait, sur la côte sarde, un cadre pour des peut être maintenu longtemps sans dommage. gens ayant trop d’argent et sachant qu’ils ne Il doit être suivi de périodes de détente, carac- risquent rien par manque de moyens finan- térisées par le retour à des activités plus auto- ciers, il fallut donc introduire quelque chose matiques, soit par le repos24. La civilisation des qui les étonnât. Nous retrouvons les mêmes loisirs ne sera pas une époque où le travail aura particularités dans l’élaboration des stations cédé la place à l’oisiveté. Ce sera un temps où de la Mission Racine, adaptées à la psycholo- l’activité humaine sera rythmée par l’alternance gie spécifique des classes moyennes et labo- des activités de haut niveau et des activités de rieuses, population visée par le projet. Dans détente»25. En conséquence, le loisir se définit L’Architecture d’Aujourd’hui, le Professeur Paul comme un désengagement par rapport à une Sivadon préconise les formes étonnantes de contrainte, une obligation, une monotonie, l’architecture afin de procurer la détente aux une lassitude qui provient de la permanence vacanciers26. A la question : «Certaines formes des excitations. Aucun être humain ne peut sont-elles plus aptes que d’autres à déclencher supporter d’être toujours dans la même situa- une sensation de détente ?», le psychiatre ré- tion. pond qu’il y a des lignes qui sont sécurisantes Dès lors se trouve justifié le besoin de dépay- parce qu’elles correspondent à des schèmes sement recherché par nos contemporains, inscrits dans notre système nerveux, mais si lorsqu’ils sont en vacances. Dans une interview on n’utilisait qu’elles, on s’endormirait. Il faut publiée dans un numéro thématique consacré produire des effets de contraste. C’est ce qui se aux loisirs, de L’Architecture d’Aujourd’hui, sous dégage du cadre habituel de vie qui entraîne la le titre «L’évolution biologique de l’homme», le détente. 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d Des techniciens qui vivent dans des usines (PUIR) en est l’exact reflet. Compte tenu du parallélépipédiques ont besoin de retrouver changement d’échelle, quels doivent être les la paillote, la hutte, etc. Dès lors, pour les ci- composants qui structureront la station bal- tadins, habitués à vivre dans des volumes à néaire de demain ? Quels sont les besoins de la angles droits, les formes courbes ont une va- masse ? Quelles sont ses attentes ? Quelles ac- leur toute particulière : l’urbanisme et l’archi- tivités pratique-t-elle ? Quelle méthode adop- tecture dits de loisirs doivent être à l’opposé ter pour gérer un «urbanisme opérationnel» de ce que les villes sont devenues. Ces préoc- à l’échelle d’une région ? Dès lors, la connais- cupations médicales rencontrent la vision de sance des modèles possibles devient une prio- Candilis qui apparaît comme le spécialiste de rité. Ce sont les opérations concertées pour la l’architecture des loisirs. «Un problème nouveau création de stations d’altitude dont la méthode exige une architecture nouvelle. La diversité des de maîtrise des terrains, les plans-masse et les sites et des activités demande une diversité ar- partis esthétiques s’élaborent vers 1960. chitecturale, afin que s’épanouisse un nouveau On pense immédiatement au travail pion- milieu humain en harmonie avec les merveilleux nier de Charlotte Perriand et aux propositions éléments offerts par la nature27 [...] L’homme, de cette dernière, associée à Candilis, Josic, consciemment ou inconsciemment, choisit ou Woods mais aussi Suzuki et Prouvé pour le oriente ses loisirs pour se dépayser, sortir du concours de la Vallée des Belleville, en 1962. quotidien, faire autre chose et aussi rétablir un Le concours prévoit déjà, pour partie, des Vil- équilibre psychique et physique détérioré par les lages Vacances Tourisme. Outre la conception tensions qui résultent des activités obligatoires d’une station fonctionnaliste, ils repensent de la vie de tous les jours».28 Un autre aspect du les fonctions des différents types d’habitats et loisir est d’apporter l’équilibre psychique. «Les des divers genres d’équipements de loisir, afin préférences et les besoins des gens durant leurs de les rendre attractifs et même utilisables en vacances sont très différents. Ceux qui vivent iso- été. Leur projet est très remarqué, mais déclaré lés toute l’année, soit en raison de leur travail, hors concours. Les Ménuires, station de 25 000 de leur lieu de résidence ou de leur âge, tentent lits (première tranche de la Vallée des Belleville) pendant les vacances de se grouper, recherchent sera construite par Douillet, Maneval, Caplain, les activités collectives et l’animation. Ils ont be- Geudelin, Cottard et de Villers. soin de distractions et de divertissements pour Sur la durée du IVe et du Ve Plan, ce sont plus porter remède à l’ennui de leur vie quotidienne. de trente stations de montagne qui ont ain- Certains prétendent justifier le camping qui en- si été créées. Elles sont toutes d’une certaine vahit les côtes pendant le mois d’août par ce importance. Compte tenu des investissements besoin de promiscuité. Par contre, ceux qui sont lourds à réaliser pour la viabilité, les équipe- éprouvés et fatigués par le poids excessif d’un ments du domaine skiable et les frais inhérents travail pénible, préfèrent pour la plupart l’iso- à leur fonctionnement, le seuil de rentabilité lement, le calme, le repos, dans le cadre de la de toutes ces stations est fixé à 5000 lits mini- nature».29 mum. C’est donc un travail de «colonisation» C’est pour parvenir à ce résultat idéal qu’une des Alpes très comparable à celui entrepris équipe d’architectes, d’urbanistes et d’un ar- dans le Languedoc-Roussillon qui s’élabore, à chitecte-paysagiste se trouve donc composée. la même époque. Avoriaz, dont l’architecture Ses membres en sont Jean Balladur, Georges originale est maintenant bien connue et ap- Candilis, Jean Le Couteur, Raymond Gleize, préciée, Flaine, l’Alpe-d’Huez, Les Arcs, chers Edouard Hartané, Pierre Lafitte, Henri Castella à Charlotte Perriand, Le Corbusier, sont autant et Elie Mauret. Cette équipe se constitue en vé- de réussites magistrales30. ritable centre de recherches et échafaude une A l’AALR, on étudie aussi des modèles étrangers authentique doctrine sur le sujet du tourisme de stations balnéaires, «afin d’éviter les erreurs» populaire et de l’aménagement littoral. dit-on ; mais également afin d’étudier les ré- Le Plan d’Urbanisation d’Intérêt Régional ponses au tourisme de masse, de l’Espagne à 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 179 a h i t e c t u r e | u r b a n i s m e | h a b i t a Israël et à la Mer Noire. Au nord de Constanta, À charge pour lui de créer un plan d’urbanisme livrer un permis conforme aux dispositions du d’habitation, Candilis et Woods vont en Afrique dont elle est la proche voisine, Mamaïa est la d’ensemble et un parti architectural de nature plan et du règlement d’urbanisme spécifiques. du Nord et se chargent, avec Henri Piot, de la plus importante et la plus originale parmi les à plaire aux estivants. La banalité étant exclue, Ces permis correspondent, en outre, aux diffé- direction de l’ATBAT-Afrique. L’ATBAT, l’Atelier nouvelles stations roumaines. Elle est le sym- la séduction est recommandée. rents lots définis par l’architecte en chef et ven- des Bâtisseurs, avait été fondé en 1947 par bole de l’aménagement littoral roumain. Après tout, l’objectif n’est-il pas d’offrir mieux dus par la société d’économie mixte, en confor- Le Corbusier, Vladimir Bodiansky, André Ses architectes sont L. Stadecker et A. Culescu, que la Côte d’Azur et le pitoyable et uniforme mité avec le zonage arrêté32. Wogenscky et Marcel Py. Candilis et Woods di- œuvrant sous l’autorité du coordinateur et ar- mur de béton de la Costa Brava ? Comme l’ont L’agence d’urbanisme pour l’aménagement rigent l’ATBAT Afrique jusqu’en 1954, date du chitecte en chef de l’opération, Cezar Lăzăres- démontré Claude Prelorenzo et Antoine Picon, touristique du Languedoc-Roussillon est ani- retour de Candilis à la centrale française de co. Mamaïa s’étend sur plusieurs dizaines de la Mission remet à l’honneur la fonction d’ar- mée par Georges Candilis (directeur) et Jean l’ATBAT, à Paris. Il y rencontre Alexis Josic. De sa kilomètres, sur une bande de sable large de chitecte en chef, alors tombée en désuétude et Balladur (secrétaire). Jean Le Couteur, Henri rencontre avec la «personnalité exceptionnelle» 300 mètres qui sépare la mer d’un lac d’eau sujette à caution . Castella, Raymond Gleize, Edouard Hartané, de Michel Ecochard, l’urbaniste en chef du Pro- douce. C’est aussi l’interprétation de modèles Tout projet de construction doit être soumis à Pierre Lafitte, Marcel Lods, Elie Mauret et Fran- tectorat35, et de cette expérience africaine, Can- de cités de loisirs de Californie et de Floride son visa préalable. Chaque constructeur a le cisco Lopez en sont les chefs d’agence. dilis retient une nouvelle vision de l’urbanisme (Fort Lauderdale et la Golden Coast en parti- choix de son architecte d’opération, mais il ne En fait, les architectes retenus élisent, parmi et de l’architecture. Marqué par les bidonvilles, culier), tournées vers la pratique du nautisme, peut construire qu’un projet ayant reçu le visa eux, leur président et leur secrétaire général. les identités plurielles des juifs, des arabes et qui commence à toucher une large frange de la de l’architecte en chef. Ce dernier, afin de dé- Leurs votes se portent sur Georges Candilis. La des pieds-noirs, des notions récurrentes telles population française, avec une forte demande montrer le style architectural qu’il veut confé- culture, l’éloquence et la facilité de plume de «architecture du plus grand nombre», «identi- d’anneaux d’amarrage. Avec le développement rer à «sa» station, a le droit d’être l’architecte Jean Balladur le désignent naturellement au té» et «nombre», enrichissent son vocabulaire du nautisme, les urbanisations balnéaires se opérateur de 10% des hébergements projetés, poste de secrétaire. Ensemble, tous les archi- architectural et générèrent de nouveaux types doivent d’offrir l’attrait d’une station balnéaire à titre de démonstration. tectes mettent au point le fameux Plan d’urba- de logements sociaux. Ils sont conçus avec son (parfois ostentatoire) et l’animation d’un port C’est par le biais de l’atelier d’architecture de nisme d’intérêt régional (PUIR). associé Shadrac Woods. de plaisance de préférence typique. C’est, la Mission baptisée AALR, que l’État, une fois Georges Candilis (1913- 1995) est le président Ces types s’intitulent Nid d’abeille ou Sémira- croit-on, la clef de la réussite. Le modèle de son œuvre accomplie, garde la main mise sur de l’atelier d’urbanisme. Sa personnalité mar- mis. Le type Nid d’abeille est un moyen très référence qui s’impose est Saint-Tropez dont l’architecture. L’État garde ainsi un regard sur le quante et sa carrière doivent ici être évoquées, simple d’articuler la surface extérieure des bâ- Brigitte Bardot, Vadim et quelques autres en- développement des futures unités touristiques. afin de comprendre combien ses idées géné- timents. Dans les logements sociaux réalisés tretiennent l’image de dolce vita. D’ailleurs, les Un littoral d’un autre type peut enfin naître. rales se sont imposées auprès de ses confrères. par Candilis à Oran en Algérie, par exemple, références au port de Saint-Tropez et aux pro- Les architectes sont donc investis d’une tâche Il a joué un rôle prépondérant dans le dévelop- cette expression prend la forme de patios in- portions de la place Saint-Germain-des-Prés à exaltante, d’une sorte d’œuvre totale. En effet, pement de l’architecture des années 1960 à dividuels sur lesquels ouvrent les fenêtres de Paris, sont les constantes des entretiens avec ils doivent élaborer une doctrine générale et 1980, à laquelle il a insufflé un esprit novateur à chacun des logements en duplex. Le patio les membres de l’AALR, rencontrés lors de l’éla- concevoir le Plan régional d’intérêt régional, la pratique architecturale et urbaine, courante procure une articulation volumétrique inté- boration de la thèse d’Habilitation à la Direc- le PUIR. Puis travailler à l’échelle d’une unité et de loisirs. ressante, tout en répondant aux spécificités tion de Recherches de l’auteur. touristique définie, dessiner le plan-masse D’origine grecque mais né à Bakou, en Sibérie, de l’habitat musulman replié sur l’intérieur, a d’une nouvelle station. Enfin, dans ce cadre, Georges Candilis fait ses études secondaires priori sans vue extérieure. La superposition, ce qui représente la face apparente de leur à Athènes ; il intègre l’École Polytechnique l’étagement de ces patios créent un effet vi- travail : élaborer l’urbanisme et l’image d’une Spéciale d’Athènes pour devenir architecte- suel intéressant. De cette expérience seront ville nouvelle, construire les bâtiments publics ingénieur. Il obtient son diplôme en 1936 et redevables les plans des maisons à patios, les (le plus souvent) ainsi qu’une partie du bâti y enseigne, en qualité d’assistant. Au cours terrasses (certes ouvertes) et les plans des ap- privé. Enfin, veiller au respect par les construc- de ses études, en 1933, il assiste aux sessions partements en duplex des immeubles à 45° de teurs du cahier des charges par eux élaboré... des Congrès internationaux d’architecture Leucate-Barcarès. Dès 1953, Candilis participe L’ensemble de cette tâche représente le meil- moderne (CIAM) d’Athènes (dont celui de la aux travaux d’un groupe d’architectes officiel- leur de ce qu’un architecte peut espérer. On célèbre Charte) et y rencontre Le Corbusier. lement nommé Team X en 1956, lors de la pré- comprend dès lors l’attachement quasi viscéral A la suite du congrès, des architectes et des paration du 10ème CIAM37. Reyner Banham, de Jean Balladur ou de Jean Le Couteur pour étudiants créent la section grecque des CIAM ; Alison et Peter Smithson font entendre leurs «leur» œuvre. Candilis y adhère. La guerre suspend son activi- voix et contestent l’indifférence au contexte en Parmi les études commandées par la Mission, Le plan-masse de chaque station ainsi que le té professionnelle. Comme de nombreux intel- matière de construction. Pour les Smithson et vers 1964, l’une d’elles a pour objet l’examen règlement d’urbanisme qu’élaborent les archi- lectuels, la guerre civile grecque précipite son Reyner Banham, le formalisme de l’ancienne du développement de trois stations touris- tectes en chef sont arrêtés par la Mission, en départ pour la France, en 1945. Après un bref génération est trop simpliste ; ils prennent tiques nouvelles : Bénidorm en Espagne, Lu- accord avec la commune. Une fois la décision passage dans l’agence d’André Lurçat, il entre en compte les changements survenus dans le gano en Italie et Le Lavandou-Cavalaire dans prise, ces documents sont adressés au préfet en 1946 chez Le Corbusier. Georges Candilis va monde et contestent les «aspects mécaniques le Var. Cette précieuse étude a permis aux ar- qui les revêt de sa signature, les authentifiant devenir le correspondant des CIAM à L’Architec- de l’ordre», au nom de l’existence d’un «nou- chitectes de l’AALR de profiter de l’expérience et leur donnant une date certaine. Tout projet ture d’Aujourd’hui . vel esprit». L’influence de Team X sur la fin de acquise ailleurs. C’est de la synthèse de toutes de construction est soumis à l’obtention d’un Dans l’agence du 35, rue de Sèvres, avec l’épopée des CIAM est déterminante, Candilis y ces observations que doit sortir le profil idéal permis de construire. Celui-ci doit être approu- Shadrach Woods , Candilis suit le chantier joue un rôle prépondérant. Sa participation au de «la ville de loisir du plus grand nombre». vé par l’architecte en chef de la station avant de la Cité Radieuse de Marseille, dès 1948. En projet (non retenu mais abondamment com- Pour l’architecture, la Mission désigne un archi- d’être adressé au directeur départemental de 1951, à l’achèvement du gros œuvre, grâce à menté) au concours de la vallée des Belleville, tecte en chef pour chaque station touristique. l’Équipement. Celui-ci doit obligatoirement dé- Vladimir Bodiansky, l’ingénieur de cette unité en 1962, retient aussi l’attention. Son Grand La Grande-Motte du Levant : pyramides dressées. 180 r c 1 0 a n s d e c u l t u r e 31 p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 33 34 35 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u t g a r d | j a r d i n 181 a La Grande Pyramide, La Grande-Motte h i t e c t u r e | u r b a n i s m e | h a b i t a donne l’échelle de l’œuvre à entreprendre : de l’étude du réseau routier et de son tracé. «Le plan [...] couvre 180 km de côte», Jusqu’à l’inauguration de la voie littorale ra- «Sujet immense», «Problème à l’échelle de notre pide Carnon/Aigues-Mortes, le 8 juillet 1968, temps jamais encore traité», l’architecte a travaillé en liaison avec Roger «Il faut refuser la tentation de raisonner sur Vian, ingénieur des Ponts et Chaussées déta- 180 km comme sur 10 ou 1», ché auprès de la Mission. Un réseau routier «L’échelle est trop grande pour être saisie par maîtrisé constitue une garantie de succès de intuition directe», l’entreprise : 70% des vacanciers viendront au «Procéder par comparaison», moyen de leur automobile et l’utiliseront pour «Raisonner par analogies», se déplacer. On calcule le trafic sur la base «Trouver ressemblances et dissemblances qui d’une automobile pour quatre estivants. Dès conduisent à imaginer la structure qui convienne lors, les aires de stockages dans les stations à l’ensemble aussi bien qu’au détail». ont une superficie de 23m2/automobile. L’op- Après l’acceptation du plan-directeur par le tion de la desserte des nouvelles stations «en gouvernement, la Mission a désigné le ou peigne» à partir d’un boulevard de desserte les architectes responsables de chacune (voie primaire idéalement située à 600 mètres des unités touristiques. Le rôle des diffé- du rivage) est systématiquement privilégiée. rents architectes est donc clairement défini. Seule Port Leucate-Barcarès déroge partielle- Jean Le Couteur, par exemple, est investi de ment à cette règle, au grand dam de Georges plusieurs missions particulières : l’étude de la Candilis à Leucate. Néanmoins, la notion de navigation de plaisance, l’aménagement de «boulevard de bord de mer» est toujours ban- l’unité touristique du Bassin de Thau (le plan nie. Aucune voie littorale séparant les habita- d’urbanisme directeur, PUD, du Cap d’Agde, de tions de la plage n’est acceptable. Les rues en Marseillan, Mèze, Frontignan, Sète, Bouzigues peigne aboutissent à des parkings agréable- et l’étude de l’isthme des Onglous), ainsi que ment aménagés. Dans une vision très moderne l’aménagement touristique du Cap d’Agde. de l’urbanisme, l’AALR évacue toute circula- Enfin, en 1980, il est chargé d’étudier la pos- tion automobile, nuisible à la tranquillité et à sibilité d’urbanisation de l’embouchure de la sécurité des résidents. Pour le Languedoc- Prix d’architecture aussi. Ses conférences et ses • L’ensemble du plan, c’est-à-dire la globalité nombreux écrits témoignent de sa vision à long des 180 km de côte, est de la responsabilité de l’Aude . Roussillon, on veut créer un nouveau style de terme propre à convaincre les dirigeants de la l’ensemble de l’équipe. A cet échelon, on traite Les cinq unités touristiques et leurs architectes stations balnéaires orientées vers la navigation Mission38. tous les problèmes liés à un ensemble aussi sont les suivants : de plaisance et la pêche sportive. Ce que Candilis retient dans le projet d’aména- important, notamment la liaison de cette entité gement, ce sont les grands espaces vierges et avec l’ensemble du territoire et l’Europe. 41 • Leucate-Barcarès, 100 000 lits touristiques, Georges Candilis • La Grande-Motte, 50 000 lits, Jean Balladur sa tendre enfance et possesseur de voiliers de plans d’eau intérieurs, afin de favoriser les semble d’un groupement de stations et de son • Le Cap d’Agde, 50 000 lits, Jean Le Couteur croisières, semble l’homme de la situation. Il sports nautiques. Le principe du respect des es- potentiel touristique. La responsabilité, à cet • Gruissan, 50 000 lits, Raymond Gleize et doit étudier l’implantation des ports sur le lit- paces naturels qui font l’originalité et la beauté échelon, relève de l’ensemble de l’équipe mais du paysage languedocien est arrêté dès cette un rapporteur, membre de l’équipe, réalise les phase d’étude : «Entre les unités touristiques études. Édouard Hartané leur beauté naturelle, leur faune ou leur flore alors pratiquement inexistante. Son expérience tionnent la rapidité d’exécution des projets. de marin et ses amitiés dans le milieu de la ou que les monuments qu’elles possèdent en- nées sous l’autorité d’un membre de l’équipe 1965 marque le début effectif des travaux dans voile, notamment avec le fondateur de la re- traînent à protéger rigoureusement.»39 Pragma- préalablement désigné : la Grande-Motte/ les deux stations prioritaires ; mise en état des nommée école de voile des Glénans, sont les tiques, les urbanistes envisagent également : Balladur ; Agde/Le Couteur ; embouchure de sols, construction et amélioration des routes, gages d’une réflexion efficace. Rappelons que «Des zones d’équipement touristique complé- l’Aude/Castella et Lafitte ; Gruissan/Gleize et création des ports, reboisements, premiers l’étude et la création d’une chaîne de ports de mentaire, n’exigeant pas de lotissement et n’atti- Hartané ; Barcarès/Candilis. travaux de génie sanitaire voient le jour. Parmi plaisance est l’un des traits les plus originaux rant qu’une faible densité de population : hôtel, • Les études particulières, mais générales, sont l’ensemble des travaux préliminaires effectués, de la Mission. motel, restaurant, camping de qualité, etc.» Un confiées à un membre de l’équipe qui les mène deux études revêtent une importance particu- L’architecte rend donc une étude minutieuse premier rapport émanant de l’AALR proposait en collaboration avec un représentant de l’ad- lière. en janvier 1967. Il étudie les caractéristiques de retenir sept unités touristiques, non com- ministration compétente : paysages et boise- La première est vitale par son aspect straté- de la côte. Vers l’Espagne, la côte rocheuse pris le secteur de côte rocheuse des Pyrénées- ment, Elie Mauret et les Eaux et Forêts ; ports gique sur le désenclavement des unités touris- offre la possibilité d’aménager des ports en Orientales.40 de plaisance, le Couteur et le Service Maritime ; tiques : l’étude du réseau routier. La seconde eau profonde. Il affirme la nécessité de créer un Au sein de l’AALR les architectes établissent routes, Lafitte et les Ponts et Chaussées (en fait correspond à la finalité des stations nouvelles : grand port de yachting international, relais vers une modulation des responsabilités adossée à c’est Jean Balladur qui mène à bien l’étude) ; promouvoir le nautisme populaire. l’Espagne. Sur la côte sablonneuse, l’implanta- une échelle correspondante de tâches à entre- liaison avec l’arrière-pays, Marcel Lods. Au sein de l’équipe d’architectes-urbanistes, tion de ports et leur entretien se heurtera à des c’est Jean Balladur qui est, de fait, chargé difficultés onéreuses dues à l’ensablement de a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 1 0 a n s d e r d i n navigation de plaisance dans le Golfe du Lion, zones d’actions directes. Les études sont me- 1 0 a moyens à mettre en œuvre pour sécuriser la L’efficacité des études et leur sérieux condi- Dans le paragraphe «Approche» du PUIR, l’AALR j toral, quantifier les besoins et réfléchir sur les • L’embouchure de l’Aude, 50 000 lits, Pierre Laffite et Henri Castella. • Le niveau suivant correspond aux différentes | Le Couteur, breton de naissance, marin depuis • Le second niveau correspond au sous-en- ainsi délimitées se situent tantôt des zones que t Dans le cadre de la mise au point du PUIR, Jean la possibilité d’associer la mer et les différents prendre : 182 r c c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 183 a Le Palais des congrès, La Grande-Motte 184 r c h i t e c t u r e | u r b a n i s m e | h a b i t a leur embouchure, quelle que soit leur impor- les savoir-faire techniques d’une époque (voiles tions : «Le respect du site a dominé les études du et à Georges Candilis et Port-Barcarès, Le tance. Il propose de développer les ports plutôt de béton, préfabrication, etc.) et des partis gé- plan de masse. Il doit continuer à inspirer tout Couteur a bénéficié de leur expérience et de que de les multiplier. Les «graus» apparaissent néraux si différents, dessinés entre 1963 et 1970 candidat constructeur en Agde car la création deux ans supplémentaires pour peaufiner son comme des abris intéressants avec la possibili- mais appliqués plus tardivement, d’où un dé- d’une ville est une œuvre collective et sa réus- plan d’urbanisme et chercher une architecture té d’implanter des quais le long des rives. L’ob- calage stylistique intéressant. Un exemple : le site dépend avant tout de l’adhésion de tous [...] réellement adéquate. «Il ne faut surtout pas que jectif, c’est 40 000 bateaux, dont un quart seule- Palais des congrès de La Grande-Motte est un Il faut également que l’architecture dans son ceux qui fuient les quartiers uniformes et sans ment demanderait l’utilisation d’un port. Parmi édifice fonctionnel, d’une rare plasticité, à la ensemble, comme dans ses détails, contribue âme des banlieues se retrouvent en vacances ces ports, certains pourraient recevoir 1 000 ou manière d’une sculpture de Brancusi ou de Cal- à l’harmonie de l’environnement et n’y apporte dans la même ambiance». 2 000 bateaux : La Grande-Motte, Cap d’Agde, der, construit en 1981. Il semble pourtant issu aucune fausse note. [....] A une époque où les Selon Jean Le Couteur, l’urbanisme n’a de sens embouchure de l’Aude, Leucate-Barcarès et d’une bande dessinée avant-gardiste de la fin tendances sont diverses, où les matériaux sont qu’en devenant architecture. L’architecture, Saint-Cyprien. Les autres auraient une conte- des années 1950. Dans les stations nouvelles, trop abondants et où les techniques permettent à l’échelle d’une ville, se traduit par des sil- nance de 400 à 800 unités. Port-Camargue et on trouve des bâtiments publics exprimant tout, cela suppose des choix qui font l’objet de houettes, des volumes et des espaces variés, à Carnon viendront se greffer plus tardivement l’idéal de chacun des architectes en chef et ce cahier des charges particulièr. […]Tout en évi- l’échelle humaine. sur ce schéma.42 Dans l’esprit des architectes, leur 10% d’hébergement à titre exemplaire. On tant le pastiche du passé, tout en acceptant les Pour l’écologiste ou le poète, l’aménagement l’application du PUIR doit être suffisamment trouve aussi un traitement raffiné des sols et du véritables bienfaits du progrès mais en refusant de cette côte relève toujours de l’hérésie, il n’en souple pour intégrer les besoins qui se défi- mobilier urbain au Cap d’Agde où Le Couteur ses abus, la station doit être édifiée dans le sou- reste pas moins que, pour le commun des mor- nissent au fur et à mesure, le temps passant. Le confie le traitement des espaces publics pavés ci constant de retrouver le charme d’un village tels qui recherche le soleil, la mer et l’air pur, PUIR est à l’inverse absolu de l’urbanisme d’in- de basalte local et de terre cuite au sculpteur méditerranéen, de tenir compte des données cli- c’est une réussite. Quant aux historiens et aux terdiction qui a si longtemps prévalu en France. Henri Martin-Granel. matiques et de procurer aux estivants l’échelle architectes, ils y trouvent matière à alimen- C’est une manière dynamique et moderne L’épineuse question du style doit maintenant humaine dont la civilisation machiniste les ter leurs réflexions : entre Marina-Baie-des- d’aborder un chantier d’une aussi grande en- être soulevée. Les options de Jean Balladur ont prive de plus en plus». Quelques mots clefs re- Anges et Port-Grimaud sur la Côte d’Azur et la vergure. Seul, le respect de la cohérence des largement été débattues. Candilis tente d’im- viennent tout au long du document : harmonie, côte varoise, l’Antigone de Bofil à Montpellier, infrastructures et des options fondamentales poser, à la fois, un style néo-corbuséen métissé unité, échelle humaine, quartier. Ils résument, Le Cap d’Agde et La Grande-Motte trouvent s’impose dès lors. Notons que l’esprit même de culture grecque. C’est l’architecture tradi- en effet et la pensée de l’urbaniste et le résultat leur parfaite justification. Pour le Languedoc- du PUIR semble répondre à la doctrine de l’ur- tionnelle, sans nostalgie mais pas sans charme, globalement obtenu. L’harmonie impose unité Roussillon, quelle manne que cet aménage- banisme fonctionnel de la Charte d’Athènes : qui posera problème aux modernes doctri- et diversité. Les particularités proposées par Le ment ! Le budget est équilibré. Il est impossible «Un plan de région remplacera le simple plan naires. Les partis pris ne sont pas arrêtés dès Couteur correspondent parfaitement au cahier de quantifier les profits du secteur privé. L’État municipal43 […] Le programme sera dressé sur l’origine. Le parti initial peut être radicalement des charges élaboré par l’AALR qui préconisait n’a investi qu’un milliard dans l’aménagement des analyses rigoureuses faites par des spécia- modifié. Le nom de Jean Le Couteur est ici at- «une architecture dépaysante». du littoral proprement dit et s’est largement listes»44. Pour la ville, «qui pourra prendre les taché à la plus «languedocienne» des stations Les règles sont simples et faciles à appliquer. remboursé par la perception de la TVA sur les mesures nécessaires pour mener à bien cette nouvelles. Ses propositions architecturales ne La règle générale est la suivante : des toits en logements bâtis. Les collectivités territoriales tâche, sinon l’architecte qui possède la parfaite furent pas toujours dans cet esprit. tuile canal à une seule pente de 25% ou des et les sociétés d’économie mixte qu’elles connaissance de l’homme, qui a abandonné les On connaît les extrapolations parues dans Pa- terrasses, pourvu qu’elles soient carrelées ; contrôlent ont investi une somme équivalente. graphismes illusoires et qui, par la juste adap- ris-Match, d’un délirant futurisme, sur la station une palette de couleurs élaborée par Jean Le secteur privé, la promotion immobilière tation des moyens aux fins proposées créera qu’il projetait d’édifier sur l’isthme des On- Chauffrey est imposée. principalement, a fourni quatre milliards ■ un ordre portant en soi sa propre poésie ?»45 glous47. Ses propres dessins sont passionnants. En fait, en 1968, Le Couteur avait effectué un Au sein de l’AALR sont clairement exprimés le De même, le parti «moderne» initialement étu- périple le long de la côte méditerranéenne afin refus des utopies et l’humanisation de l’archi- dié pour Le Cap-d’Agde. Dès le lancement de de se replonger dans l’architecture vernacu- Cette conférence est inspirée de l’ouvrage tecture, dans le respect des acquis de la mo- l’îlot-pilote du Port-Saint-Martin, Le Couteur laire et d’étudier les réalisations récentes. Com- La Grande-Motte, Cité des Dunes, dernité. revendique une architecture qui réponde aux mençant le chantier avec deux ans de décalage de Frédéric Hébraud et Odile Besème (CAUE 34), En matière d’architecture, comme en matière aspirations du public, une architecture qui «se par rapport à Jean Balladur et sa Grande-Motte paru en 1994 aux éditions Les Presses du Languedoc. d’urbanisme, Georges Candilis aime à théo- mettrait en vacances». riser. Selon lui, il est impossible de prétendre Les critiques ne manquent pas qui expriment qu’il existe un stéréotype d’architecture de leur crainte devant cette volonté de retrouver à loisirs. Chaque cas doit avoir sa propre expres- tout prix l’échelle des villages méditerranéens, sion qui dépend du but, du site, des moyens. de renouer avec l’Antiquité. Mais on critique Cette diversité doit permettre le libre choix aussi les pyramides de la Grande-Motte. Le par- des individus. Les différentes stations nou- ti le plus sage est bien celui des aménageurs velles répondent à ces objectifs. De l’urbaine qui laissent entière liberté aux architectes. Grande-Motte à la populeuse unité de Leu- Le Couteur ne peut être suspecté, à priori, de cate-Barcarès, toutes les variations modernes nostalgie régionaliste. Il est le concepteur de la sont exploitées. A chaque segment de clientèle nouvelle cathédrale d’Alger (1961, René Sarger potentielle du littoral correspond un esprit ar- et Pier-Luigi Nervi ingénieurs) en béton. chitectural, qui, dès lors, se justifie pleinement. Dans le préambule du règlement d’architec- L’étude de l’architecture des stations nouvelles ture du Cap, destiné à ses confrères et aux est passionnante. S’y trouvent concentrés tous opérateurs, Jean Le Couteur précise ses inten- 1 0 a n s d e c u l t u r e 46 p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 48 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u t g a r d | j a r d i n 185 a r c h i t e c t u r e | u r b a n i s m e | h a b i t a t | j a r d i n De Nîmes à Perpignan, les villes et le chemin de fer aux XIXe et XXe siècles (1) Le terme de Côte d’Azur tend à prendre ici une extension surprenante. À la côte des Alpes-Maritimes est associée celle du Var... (2) Balladur, Jean, Œuvre, éd. Score S.A. Chiarro Suisse, p. 38. (3) Racine, Pierre, Mission impossible ? L’aménagement touristique du littoral Languedoc-Roussillon, Montpellier, Éditions du Midi Libre, «Témoignages», 1980. (4) Cette citation est donnée par D. Valeix dans l’introduction du numéro 112 d’AA, février-mars 1962. (5) Documentation de la DATAR, Henri Bariseel, «Syndicat mixte pour l’aménagement touristique du Languedoc-Roussillon, période 1983-1988», 2ème partie, page 1. (6) Ibid., p.26. (7) Les témoignages concordants de MM. Balladur et Le Couteur attestent de la prédominance des idées de Georges Candilis en la matière. La conception du PUIR doit beaucoup à son expérience et à ses théories. Les documents déposés au centre des Archives du XXe siècle de l’I.F.A. (234 Ifa 318) permettent d’établir les ambitions et les credo de l’architecte décédé. En outre, ses écrits, ses interviews forment un corpus exceptionnel inspirant les développements de cette section. (8) Candilis, Georges, « Recherches sur l’architecture des loisirs », op.cit., p. 10. (9) Ibid. p.107. (10) Candilis, Georges, op. cit. p. 113. (11) Balladur, Jean «La Grande-Motte dans l’unité touristique Grau-du-Roi/Palavas», La Construction moderne, n°3, 1969, p.38. (12) Une importante documentation constituée notamment de ces précieux rapports a été déposée au GREGAU par Philippe Jouvin, collaborateur montpelliérain de la Mission Racine de 1977 à 1986. Le GREGAU est le laboratoire de géographie urbaine de l’Université Paul Valéry. Ce fonds fort complet constitue pour l’auteur une source primordiale de renseignements. (13) Thibault, Claude, L’aventure de La Grande-Motte, Paris, Bibliothèque de la construction, 1977. Balladur Jean, La Grande-Motte, l’architecture en fête ou la naissance d’une ville, Montpellier, Espace Sud, 1994. (14) Prelorenzo, Claude, Picon, Antoine, L’aventure du balnéaire, La Grande-Motte de Jean Balladur, Marseille, Parenthèses, 1999. (15) Prelorenzo, Claude, Picon, Antoine, Borruey, René, «Territoire, ville et architecture balnéaires, l’exemple de la Grande-Motte », Les cahiers de la recherche architecturale n°32et 33, 3ème trimestre 1993, p. 67. (16) Ibid., p.8. (17) Dans les années 1950, tout le monde connaît le village de Saint-Tropez, même sans jamais s’y être rendu. La presse populaire élabore une mythologie tropézienne connue de tous, en France et à l’étranger... La vie et les amours de Brigitte Bardot et d’autres personnalités en vue s’illustrent en clichés couleur dont l’arrière plan est invariablement le pont d’un voilier ou un canot Riva en acajou verni ancrés dans le port, un pastis dégusté à la terrasse de chez Sénequier ou la pittoresque partie de pétanque de la place des Lices... (18) IFA fonds Candilis 234 Ifa 318/1. «Loisirs » chap. 10. Languedoc- Roussillon : les loisirs pour le plus grand nombre, p.9. (19) Ibid., p.7. (20) Terme aujourd’hui désuet et remplacé par celui de psychologie du développement. (21) Ces renseignements nous ont été fournis par Martine Barbeau, pédo-neuro-psychologue à l’hôpital Robert Debré, à Paris. 186 1 0 a n s d e c u l t u r e (22) Cette théorie trop parfaite et harmonieuse, proche de celle de l’évolution des espèces de Darwin sera battue en brèche à partir des années 1975 et totalement abandonnée au début des années 1990. (23) B.P. Revue, Anvers, n° 23, p.10. (24) Ibid. (25) Ibid. (26) Ibid., p.5. (27) IFA fonds Candilis, 234 Ifa 318/1, chap.10. Languedoc- Roussillon : les loisirs pour le plus grand nombre, p.7. (28) Ibid. (29) Ibid., p. 8 (30) Le numéro spécial «Constructions en montagne » d’Architecture d’Aujourd’hui, n° 126 juin/juillet 1966 fait le tour des réalisations françaises et étrangères. (31) Prelorenzon, Claude, Picon, Antoine, op. cit. p. 76. En effet, la notion d’architecte-en-chef est liée au contexte de la Reconstruction. Alors qu’en Allemagne, aux Pays-Bas et en Angleterre, on tirait parti des destructions pour remodeler les villes et les adapter aux contraintes techniques modernes, en France, l’administration et ses architectes en chef apparaissent rétrogrades par l’absence de prospective dans la définition des objectifs et l’absence d’un dessein proprement urbanistique, même si sporadiquement des réussites essentiellement architecturales sont à distinguer. (32) L’ensemble de ces dispositions est expliqué par Henri Barisel, op. cit. pp.9 à 11. (33) Entretien avec Jean Le Couteur, 6 avril 2001. (34) Alison Smithson et Team X, Georges Candilis se souvient in Architecture d’Aujourd’hui, n°290, déc.1993. Candilis explique qu’il assistait à toutes les réunions préparatoires des CIAM dans le bureau de Le Corbusier. (35) Woods est Américain. Il est né le 30 juin 1923 à Yonkers, dans l’état de New York. Il étudia le génie civil à l’Université de New York ; en 1945, il alla à Dublin, au Trinity Collège où il étudia la littérature et la philosophie. Il se consacra à l’architecture en 1948. (36) Candilis fonde avec Michel Ecochard le Groupe Gamma, Groupement des architectes modernes marocains, la section marocaine des CIAM. (37) CIAM dont feront partie Candilis, Woods, Jaap Bakema, Aldo Van Eyck, Shadrach Woods, Alison et Peter Smithson, John Voelcker, Howell et Guttmann. (38) Vers le début des années 1980, Candilis abandonnera une partie de ses activités en France à certains de ses collaborateurs. Il vivra principalement en Grèce, alternant son séjour de voyages en France. Il ne se désintéressera pas de l’architecture et sera un membre actif de l’Académie internationale d’architecture, un organisme qu’il animera jusqu’à son décès, à Paris, en 1995. (39) Racine, Pierre, Reynaud, Pierre, op.cit, p.7. (40) Barisel, Henri, op. cit. p. 27. (41) Ibid. (42) PUIR, in La Construction Moderne, n°3, 1969, p.38. (43) Le Corbusier, La Charte d’Athènes, Paris, 1957, Éditions de Minuit, p.82. (44) Ibid p.86. (45) Ibid p.87. (46) Pour les enfants du baby boom, elle évoque les architectures de l’arrière-plan des aventures de Spirou, Fantasio et du Marsupilami... (47) Entre Marseillan-Plage et Sète (48) I.F.A. Centre des Archives d’Architecture du XXe siècle, 187IFA118/2 p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d Thierry Lochard 15 mars 2006 L’arrivée du chemin de fer dans les villes languedociennes renouvelle au XIXe siècle les héritages urbains. La modernité qui s’annonce, dans la forme et le décor urbain et dans la typologie architecturale, modèle les villes avec plus ou moins de force, selon les contextes particuliers. Considérées sur la longue durée, ces transformations interrogent ce patrimoine du XIXe siècle et sa place dans les villes languedociennes et roussillonnaises actuelles, de Nîmes à Perpignan. A l’autre extrémité de l’avenue, près de l’am- Nîmes Deux voies ferrées sont ouvertes à Nîmes phithéâtre, la Ville transforme l’Esplanade, la dans la première moitié du siècle : la ligne promenade favorite des Nîmois qui viennent Nîmes-Beaucaire en 1839 avec une première depuis le milieu du XVIIe siècle hors de la ville gare, l’embarcadère du chemin d’Uzès, et la prendre le frais et admirer la campagne envi- ligne Nîmes-Montpellier par l’ingénieur Didion ronnante, le paysage, la plaine du Vistre et la en 1840-1842. Cette dernière retient l’attention mer… Dans la délibération du 20 novembre par l’ampleur des transformations urbaines 1841, elle prévoit son aplanissement, sa clôture qui accompagnent la réalisation : construction par une balustrade de pierre, des plantations et d’un long viaduc sur lequel est implantée la la création de deux fontaines monumentales. gare, ouverture d’une avenue monumentale et Une seule sera réalisée : la fontaine de Questel aménagement d’une grande place publique. et Pradier, inaugurée en 1851. Le viaduc doit permettre le passage de l’eau De part et d’autre de l’avenue Feuchères, le et de la circulation sous la voie ferrée et faci- quartier s’urbanise selon un plan élaboré sur liter également l’extension de la ville, au-delà près d’une vingtaine d’années, de 1842 jusqu’au de la ligne du chemin de fer. Mais c’est aussi milieu des années 1860. Entre la route de Mont- et surtout une œuvre édilitaire, comme le sou- pellier et la voie ferrée, à l’ouest de l’avenue, le ligne un contemporain : «Cette longue rangée négociant Foulc aménage une «Cité» dont les d’arceaux percés à jour et se dessinant à l’ho- dispositions font l’objet de nombreuses dis- rizon, ces trains roulants et en quelque sorte cussions dans les années 1840-1850, et seront suspendus seront un monument pour la ville de néanmoins jugées irrégulières en 1861 par la Nîmes» ; un monument «moderne» qui en rap- nouvelle municipalité… pelle naturellement d’autres, beaucoup plus Le nouvel embarcadère, l’avenue monumen- anciens. tale, la promenade et la fontaine déterminent A cheval sur ce viaduc, la gare constitue le un axe urbain perpendiculaire au viaduc de point de départ d’un axe urbain majeur, celui la voie ferrée et orienté vers l’édifice le plus de l’avenue Feuchères actuelle, projetée dès emblématique de la ville antique situé à l’ho- 1841 et réalisée en 1844-1845. De nombreux rizon, la tour Magne. Cet alignement volon- immeubles bourgeois et, dès 1855, la nouvelle taire concrétise avec force le lien entre la ville préfecture, sont érigés le long de cette avenue moderne et son histoire antique, le lien entre prestigieuse de 300 mètres de long et d’une sa grandeur passée et son avenir. Les quatre largeur considérable (la largeur initiale de édifices qui forment la couronne de la déesse 50 mètres est portée à 60 mètres sur proposi- nîmoise de la fontaine de Questel et Pradier le tion de quelques conseillers municipaux), avec signalent également : la Maison Carrée et l’am- voie pavée au milieu, allées latérales et planta- phithéâtre, les édifices antiques que l’architecte Thierry Lochard tions d’arbres. L’avenue s’apparente ainsi à un Durand avait déjà exaltés en 1809-1810 dans Architecte, ingénieur de recherche «cours», l’une des figures les plus remarquables la nouvelle façade de l’ancien hôpital général, à l’École nationale d’architecture de l’urbanisme baroque déjà très présente à et le théâtre et le palais de Justice, deux mo- de Marseille, Thierry Lochard est Nîmes. numents alors assez récents et remarquables chercheur au Laboratoire INAMA. 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 187 a Nîmes : palais de Justice, Maison Carrée et colonnade du théâtre (détruite), gare et voie ferrée, amphithéâtre (Arènes), jardin de la Fontaine, tour Magne, avenue Feuchères, fontaine Questel et Pradier, église Saint-Baudile, cathédrale NotreDame-et-Saint-Castor et façade principale de la gare. Carte postale ancienne, début XXe siècle (Coll. Part, Éditeur : RF). h i t e c t u r e | u r b a n i s m e | h a b i t a des remparts inutiles et vétustes souhaitée par Edouard Teste propose de nombreuses va- meubles «jumeaux» qui l’encadrent constituent les édiles dès 1766, autorisée en 1785, projetée riantes pour relier la gare à la ville, mais il n’y la nouvelle entrée dans la ville. Construit entre la même année par Raymond dans un célèbre a pas comme à Nîmes de collaboration forte 1867 et 1870 sur l’axe majeur du quartier le plus plan d’embellissement et achevée en 1793 ; entre des aménageurs inspirés, pas de vo- moderne et face au nouveau square, le temple une démolition qui donne alors son unité fonc- lonté urbaine manifeste, pas de projet qui protestant symbolise sans aucun doute la re- tionnelle à la ville. s’impose d’emblée. Certains conseillers mu- conquête d’une dignité pour la communauté L’aménagement du quartier de la gare nîmois nicipaux jugent ainsi superflue et inutile la protestante. Plus haut, dans la rue Maguelone s’inscrit dans la forte continuité entre les héri- création d’une rue entre l’embarcadère et la encore, deux immeubles «uniformes» caracté- tages antique et de la période moderne et le place de la Comédie (rue Maguelone actuelle) ; ristiques de l’haussmannisme montpelliérain XIXe siècle, entre l’évolution urbaine et cultu- d’autres conseillers proposent de réduire de 15 composent une seconde porte de ville. pour être associés à la gloire de la ville chargée relle de l’Ancien Régime et les transformations à 9 mètres la largeur de la rue ouverte en di- La modernité montpelliéraine emprunte alors à de l’aura d’une histoire urbaine illustre. de la ville industrielle. Les liens professionnels rection du faubourg de la Saunerie (rue de la l’éclectisme, au néo-gothique et au néo-roman, Les projets architecturaux et urbains du début mais aussi amicaux tissés entre des personna- République actuelle) et s’attirent les critiques et à l’architecture métallique avec la construc- du XIX siècle s’inscrivent également dans cette lités influentes : Raymond, Grangent, Durand sévères du préfet… Et, compte tenu de l’em- tion d’un remarquable marché couvert inaugu- continuité. Charles Durand et Victor Grangent et l’ingénieur Didion n’y sont sans doute pas placement choisi pour l’embarcadère, les deux ré en 1859, deux ans seulement après le mo- s’inspirent du projet de l’architecte toulousain étrangers, comme la présence d’un patrimoine rues de la République et Maguelone forment dèle parisien donné par Baltard. Et, à propos Jean-Arnaud Raymond pour l’aménagement remarquable : «Le nombre et la qualité des mo- un biais par rapport à l’édifice. Didion avait du de l’aménagement du quartier de la gare, le des boulevards, la restauration de l’amphithéâ- numents antiques condamnaient en quelque moins sauvé la mise en scène urbaine : «Nous conseiller Gaston Bazille, adjoint à l’urbanisme tre après la démolition, entre 1809 et 1812, des sorte les Nîmois à l’histoire » ; ajoutons : à cette avons placé le centre de l’embarcadère de telle du maire Jules Pagézy, juge alors sévèrement maisons qui l’encombrent et forment un véri- époque du moins, à l’architecture et à l’urba- sorte que, de la place de la Saunerie, on puisse les édiles des années 1840 : «Il y a quelques an- table quartier, la mise en valeur de la Maison nisme également. voir la façade du bâtiment et son horloge.» Son nées, le conseil [municipal], encore un peu no- compromis marque les esprits dans une ville vice en fait de grands travaux de voirie urbaine, a procédé avec trop de timidité peut-être…». e Carrée et sa transformation en musée avec l’ouverture, dans son axe, de la rue Auguste dont Montpellier alors peu habituée aux compositions urbaines les façades ordonnancées s’accordent au mo- Tel n’est pas le cas à Montpellier où l’ingénieur magistrales : les vues emblématiques de la ville dèle donné en 1800 et enfin la construction en Didion intervient également dans la réalisation de la fin du siècle représentent en parallèle la Béziers 1827 de la célèbre colonnade ionique (détruite) de la ligne Nîmes-Montpellier inaugurée en nouvelle rue ouverte dans le prolongement Du haut de son éperon rocheux couronné par qui ouvrait le théâtre sur le boulevard, face au 1844. Mais le contexte est ici tout à fait diffé- du boulevard et la gare en biais à l’arrière plan la puissante cathédrale, Béziers domine la monument romain. D’autres créations monu- rent : après la démolition totale des faubourgs avec la percée de la prestigieuse rue Impériale, plaine viticole et contrôle les routes qui fran- mentales suivront, églises, palais de Justice lors des conflits religieux du XVI et du début du projetée dans les années 1860-1863 dans l’axe chissent le fleuve côtier, l’Orb : la route antique avec son portique dorique, façade de l’hôpital XVIIe siècle, la ville moderne est réduite grosso de l’ancienne place royale du Peyrou… tout d’abord, la Voie Domitienne, puis la route général, mais aussi dégagement en 1849 de la modo à l’emprise médiévale intra muros et les Pour l’ouverture de la rue Maguelone avec une médiévale, le chemin de pèlerinage de Saint- porte d’Auguste redécouverte fortuitement à la projets d’agrandissements restent sans suite : largeur de 17 mètres seulement, la municipalité Jacques de Compostelle. Au pied de ce site fin du XVIII siècle… Les projets urbains inspi- dans les années 1830-1840, l’ancienne capitale envisage le recours à l’alignement : «Cela n’en- rés des monuments antiques, ordonnés autour de la Province du Languedoc devenue simple gage pas le présent et garantit l’avenir contre et par eux, sont suffisamment rares en France préfecture de département à la Révolution, les exigences des propriétaires.» Soucieux d’une pour que le cas de Nîmes soit souligné. conserve encore une emprise modeste, cen- plus grande efficacité dans l’aménagement du Comme l’a montré Line Teyssere-Salmann, la trée sur la colline d’origine. quartier, le préfet impose à la Ville le recours redécouverte au XVIII siècle du passé antique Le choix de l’emplacement de l’embarcadère à l’expropriation pour la première partie de la avait permis aux Nîmois d’espérer reconstruire fait ici l’objet d’âpres disputes. Didion avait pré- rue créée en 1845 du côté de l’embarcadère. un nouvel équilibre social, l’héritage venant vu l’implantation de la gare dans l’enclos Bous- La seconde partie le sera vingt ans plus tard à en quelque sorte «légitimer», à cette période, sairolles, un faubourg proche du centre ancien travers le faubourg de Lattes, sous le second le renouvellement de la structure urbaine et et l’ouverture d’une rue monumentale dans Empire, dans le contexte des grands chantiers l’extension rapide des faubourgs : le lotisse- l’axe du nouvel édifice pour le relier à la place urbains et de l’haussmannisation de la ville : le ment régulier du faubourg Richelieu à l’est à de la Comédie, et au-delà au centre ancien. projet fait alors partie des «Grands Travaux La- partir de 1745, l’agrandissement urbain projeté Mais plusieurs riches propriétaires proposent zard», du nom de l’architecte concessionnaire. à l’ouest par l’ingénieur du Roi et directeur des de faire construire la gare sur leurs terrains, L’architecte de la ville Cassan en dresse le plan Fortifications de la Province Jacques-Philippe dans le faubourg de Lattes et obtiennent une en 1855 et la réalisation a lieu dans les années Maréchal à l’occasion de l’aménagement du décision favorable à leurs intérêts. 1860. Face à la gare, le square Planchon dessi- jardin de la Fontaine et, plus tard, la démolition Influencé par Didion, l’architecte de la ville né par les frères Bülher en 1857 et les deux im- e e 188 r c 1 0 a n s d e c u l t u r e e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d t | j a r d i n Montpellier. Square de la gare P.L.M. [square Planchon actuel] et rue Maguelone. Carte postale ancienne, début XXe siècle (Coll. part., Éditeur : L.J. Albaille, Montpellier). 189 a Béziers. «Sortie de la gare». A l’arrière plan, le plateau des Poètes et le départ de l’avenue Gambetta actuelle. Carte postale ancienne, début XXe siècle (Coll. part., Phot. M. Pons). exceptionnel, le chemin de fer arrive en 1857. L’ouverture de la ligne Bordeaux-Sète sera suivie par celle de la ligne de Bédarieux l’année suivante, puis celle de Lodève en 1863 et celle de Béziers-Neussargues-Paris plus tardivement, en 1895. Déjà prise en compte lors de la construction du Canal des Deux Mers, la contrainte du relief s’impose ici avec force. Comme le canal, la voie ferrée passe au sud de l’acropole, à proximité de l’Orb. La dénivellation considérable rend difficile la liaison entre la gare et la ville, opérée ici par un magnifique jardin à l’anglaise, le plateau des Poètes que les architectes paysagers Eugène et Denis Bülher dessinent en 1865 d’allées sinueuses bordées d’arbres d’essences rares et plus tard ponctuées de nombreuses sculptures : l’Enfant au poisson par Injalbert et les bustes des poètes biterrois Maffre Ermengaud, Jean Pons, Guillaume Viennet et les frères Azaïs sculptés entre 1880 et 1922 par Injalbert, Villeneuve et Magrou ; vers la gare, l’imposant monument aux morts et à la victoire sculpté par Injalbert avec ses escaliers et ses grilles luxueuses dessinés par l’architecte Victor Laloux (1925), et plus haut, le monument dédié à Jean Moulin natif de Béziers que son ami Marcel Cordier représente assis, nu et grave (1951) ; enfin, dominant le lac du jardin, la fontaine du Titan, chef-d’œuvre qu’Injalbert avait achevé en 1892 : le Titan qui supporte la sphère céleste dans un effort tragique surplombe la fontaine rustique, dans le goût italien avec bossages et rocailles, atlante et cariatide, alors que dans le bassin supérieur, des enfants joueurs 190 1 0 a n s d e c u l t u r e r c h i t e c t u r e | u r b a n i s m e | h a b i t a entourent un Pan gigantesque et malicieux présente la promenade, la statue de Riquet qui lition qui commence l’année suivante, en 1868. devant le beau paysage de la plaine languedo- la décore et la vaste plaine qui s’étend jusqu’à la Mais le chemin de fer arrive à Narbonne en cienne visible à l’arrière-plan. mer.» Le théâtre et les allées forment donc un 1854 alors que la ville est encore enfermée Une longue avenue, l’avenue Gambetta ac- ensemble urbain et architectural monumental dans ses murs. La contrainte militaire s’impose tuelle, ouverte en pente assez raide en direc- très remarquable que le plateau des Poètes re- à l’aménagement du futur nœud ferroviaire tion du centre ancien et une rampe dite du lie à la nouvelle gare située en contrebas. entre Toulouse, Perpignan et Béziers. La ligne Fer-à-Cheval aménagée entre 1856 et 1861 vers Le quartier de la gare reste à l’écart de cet es- longe la ville fortifiée et la nouvelle avenue qui la place de la Citadelle et les allées Paul-Riquet sor urbain exceptionnel. Le passage du Canal relie la gare et la ville, l’avenue Pierre Sémard relient également la gare et la ville. Sur l’ave- du Midi avait d’ailleurs déjà déterminé la spé- actuelle, doit contourner le bastion Saint-Félix nue s’élèvent des immeubles d’habitation avec cialisation de cette partie basse de la ville dans avant d’atteindre l’une des quatre portes de boutiques en rez-de-chaussée et des maisons le commerce du vin et de l’alcool. Une voca- l’enceinte, la porte Royale ou de Béziers. dont les grandes portes charretières signalent tion confortée par la création d’un nouveau Après la démolition de l’enceinte, la création une activité agricole très certainement liée au port fluvial bientôt bordé d’entrepôts et par la des boulevards remet en cause le tracé de cette commerce du vin et de l’alcool. L’architecture construction du Pont-canal qui assure le pas- avenue ouverte en face de la gare : une nou- modeste, sans décor et sans apparat, implan- sage du canal au dessus du fleuve : imaginé dès velle avenue presque parallèle à la première, tée sur des parcelles cadastrales dont la régula- 1684 par Vauban, réalisé en 1857 seulement par le boulevard Condorcet actuel, relie la gare et rité signale un lotissement concerté, contraste l’ingénieur du Canal du Midi Jean Maguès, le le square aménagé à l’emplacement de l’an- avec l’opulence des immeubles des «beaux pont remarquable libère enfin les bateaux des cienne porte Royale. Les plans d’extension de quartiers.» caprices de l’Orb, comme l’avait fait pour la cir- la ville établis en 1880 par Payras ou en 1901 La ville se développe en effet sur le plateau, culation le nouveau pont routier qui double en par Carbon intègrent ces aménagements suc- à l’est, le long des routes vers Bédarieux, vers 1846 le Pont-Vieux médiéval construit sur des cessifs. Les plans réguliers probablement inspi- Montpellier et vers Agde dans le contexte de bases probablement antiques et alors même rés de celui donné par Cerda à Barcelone dans l’essor exceptionnel de la viticulture biterroise que le chemin de fer, lui aussi, franchit à la la seconde moitié du XIXe siècle comportent et du commerce favorisé dans la seconde moi- même période le fleuve… des figures urbaines de rattrapage caractéris- tié du XIX siècle par le chemin de fer : Béziers est à la fin du siècle la ville la plus riche du Lan- Narbonne en baïonnette, angles aigus, accidents parcel- guedoc et sa population a quadruplé depuis la La ville antique et médiévale de Narbonne de- laires, cour ouverte sur la rue laissant voir un Révolution. vient au XVIe siècle une place de guerre impor- alignement plus ancien, etc. Par son hétérogé- A la jonction du centre ancien et des nouveaux tante : face aux Espagnols installés depuis la fin néité, l’architecture elle-même reflète les aléas faubourgs, l’ancienne promenade hors les du XVe siècle dans le fort de Salses situé à une d’une liaison problématique entre la gare et la murs devient le cœur du nouvel ensemble ur- cinquantaine de kilomètres dans la plaine du ville : les immeubles de rapport et les maisons bain. Les immeubles cossus, richement ornés Roussillon, l’ingénieur italien Anchise de Bo- modestes coexistent avec un hôtel particulier d’ordonnances architecturales de frontons, de logne commandité par François I y construit, et des maisons viticoles aux grandes portes pilastres monumentaux et de sculptures, sou- à partir de 1523, une enceinte bastionnée mo- charretières. lignées par des balcons aux ferronneries abon- derne, particulièrement remarquable par sa Faite de collages typologiques et architectu- dantes bordent les «Allées» (allées Paul-Riquet précocité et par l’intégration de très nombreux raux, l’urbanisation du quartier se poursuit actuelles), véritables ramblas qui abritent à vestiges antiques dans la courtine et dans les jusque dans la première moitié du XXe siècle l’ombre des platanes les terrasses des cafés, ouvrages d’entrée. sans pour autant créer un ensemble cohérent, le marché mais aussi les manifestations po- L’enceinte utile à la défense du royaume consti- alors qu’à l’opposé, du côté de l’ancienne pro- litiques. Celle du 12 mai 1907 y réunit 150 000 tue au XIXe siècle un véritable carcan pour la menade des Barques et le long du canal qui tra- personnes et les soldats du 17 , solidaires des ville, alors que la croissance démographique y verse la ville, les immeubles cossus de la fin du manifestants, bivouaquent crosses en l’air de- est forte : la rareté des espaces disponibles ac- XIXe et du début du XXe siècle jouxtent les belles vant le théâtre construit entre 1842 et 1844, croît le prix des terrains et empêche la construc- villas éclectiques. Et de même, sur les boule- comme un fond de scène monumental orné tion des équipements publics indispensables, vards aménagés à l’emplacement de l’enceinte d’un décor de reliefs en terre cuite attribué et les quatre portes de ville rendent les commu- s’ouvrent les grands immeubles bourgeois à David d’Angers : la disposition du théâtre a nications avec les faubourgs très difficiles. Les et les équipements urbains : les halles métal- «l’avantage de terminer la promenade par la fa- demandes nombreuses faites pour le déclas- liques inaugurées en 1901, l’hôtel de Police vers çade la plus ornée de l’édifice et celui de donner sement de l’enceinte n’aboutissent qu’en 1867 1930, la sous-préfecture, le «Kurssal» en 1923… au foyer du théâtre le beau coup d’œil que re- avec la signature du décret autorisant la démo- Avec l’imposant et remarquable palais des p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d | j a r d i n tiques des hésitations et des compromis : rue e e t er 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 191 a h i t e c t u r e | u r b a n i s m e | h a b i t a fortifications. Un plan d’ensemble et d’aligne- dans les nouveaux quartiers. Viggo Dorph ment du quartier est levé à cette date ; il sera Petersen, Eugène Montes, Claudius Trenet, repris et modifié dix ans plus tard . Un premier Léon Baille travaillent déjà au tout début du tramway remplace en 1882 le service de trans- XXe siècle ; d’autres renouvellent l’architecture port public mis en place dès 1866 entre la gare perpignanaise en s’inscrivant dans les nou- fait également œuvre d’urbaniste en prévoyant et la porte du Castillet. Des équipements pu- veaux courants stylistiques, régionalisme, Art une extension urbaine à l’intérieur des murs, la blics répondent également aux besoins d’une Déco, rationalisme structurel, style paquebot, ville Neuve. population toujours plus importante : établis- modernisme minimaliste ou pittoresque : Ainsi, lorsque le chemin de fer atteint Perpi- sements scolaires publics et privés, gendarme- Henry Sicart, Jean Mérou, Alfred Joffre, Pierre e gnan au milieu du XIX siècle, la ville est en- rie en 1881 (place de Belgique actuelle), église Sans, Louis Trenet, Jean Ferrer, Félix Mercader, close, comme Narbonne, dans une formidable Saint-Joseph en 1892 d’après les plans de Louis Tilhac, Joseph Roque, Henri Graëll, enceinte bastionnée. Le tracé de la voie ferrée l’architecte Vignol, dix ans après l’érection du Cyprien Lloansi, Joseph Prudhomme, Edouard et l’implantation de la gare font donc l’objet de quartier en paroisse de banlieue. Mas-Chancel, Raoul Castan et Férid Muchir… négociations entre la Compagnie du Midi et le Avec la démolition des fortifications au début Ces architectes et ces ingénieurs forment un Narbonne, la gare. Carte postale ancienne (Coll. part., Phot. Labouche frères, Toulouse). Génie militaire : l’accord passé le 28 mai 1855 du XX siècle, le développement du quartier et milieu professionnel très dynamique ; leurs Sports, des Arts et du Travail construit en béton prévoit que le chemin de fer, qui doit être su- sa liaison avec la ville entre dans une nouvelle projets dans la première moitié du siècle re- bouchardé à partir de 1938, Narbonne possède e rélevé sur un talus, passera loin de la ville dans phase. Un «Comité de Démolition des Remparts» tiennent l’attention et ont fait l’objet d’une un patrimoine de la fin du XIXe et du XXe siècles la troisième zone de servitudes militaires, à 650 s’était mis en place dès la fin du XIXe siècle pour étude qui met en évidence leur syncrétisme, très important, en partie construit sur les ves- mètres de l’enceinte. Le train de Narbonne ar- obtenir la démolition de l’enceinte bastionnée ; la fusion des acquis de la tradition et ceux de tiges de monuments plus anciens : le palais de rive ainsi à Perpignan en juillet 1858. l’architecte Claudius Trenet, membre du Comi- la contestation, le partage des motifs architec- Justice remplace l’ancien palais du XIXe siècle Face à la gare que célébrera le peintre Salvador té, a d’ailleurs levé, dès le début des années turaux et des effets pittoresques par les per- détruit ; la poste est construite par l’architecte Dali, une avenue de 600 mètres de longueur 1890, un plan d’aménagement des terrains sonnalités les plus affirmées, le régionaliste Carlier en 1928 à l’emplacement du couvent (avenue du Général de Gaulle actuelle) rejoint militaires. Les longues négociations entre le Mas-Chancel ou le «moderniste» Férid Muchir des Trinitaires ; et les boulevards eux-mêmes en ligne droite la ville enclose dans laquelle on ministère de la Guerre et la Ville aboutissent à notamment. Ainsi, malgré les juxtapositions remplacent l’enceinte bastionnée du début pénètre alors par la porte de Solférino (place la signature d’une convention en 1904. Certes, typologiques et stylistiques, la grande diversi- du XVIe siècle démolie à la dynamite malgré Jean Payra actuelle). Le préfet impose pour comme à Narbonne, des voix s’élèvent contre té des réalisations perpignanaises des années les protestations des érudits et celles de l’ins- cette avenue une largeur de 16 mètres contre la destruction des remparts : «Comme il est 1900-1950 s’accompagne d’une très forte im- pecteur général des Monuments Historiques l’avis des édiles timorés : comme à Montpellier, mesquin, trivial et bourgeois, ce souci de faire pression d’unité. Boeswillwald qui fustige en 1885 l’état d’incurie la municipalité perpignanaise n’anticipe pas le comme tout le monde, de niveler, de ratisser, Ce rôle unificateur, à l’échelle de la ville, se et de malpropreté des fouilles réalisées pour la développement urbain à venir. Le quartier se de moderniser prétentieusement et de jouer au manifeste dans les nouveaux quartiers, le lotis- construction d’un collège, jugeant que la Ville développe en effet malgré les servitudes mi- petit New York.» Mais les protestations, tardives, sement des Remparts Nord ou celui plus tardif devrait «se montrer plus soucieuse des anciens litaires qui couvraient depuis 1829 la totalité pèsent peu devant l’engouement général pour des Remparts Sud créé autour de la Citadelle à souvenirs de la Cité.» du nouveau faubourg. Les négociants en vin, les transformations urbaines : les démolitions partir de 1931. Il s’exprime également dans le S’il ne constitue pas un ensemble urbain remar- les tonneliers, les cheminots pour la Compa- entreprises dès 1904 au nord de la ville sont centre ancien, mais aussi dans le quartier de quable comme ailleurs, du moins le quartier gnie du Midi, les commerçants, les ouvriers achevées deux ans plus tard. la gare : les architectes recourent là aussi à des de la gare et son aménagement sans ampleur de l’usine à gaz ou de la fabrique de papier à Les zones dégagées par la démolition de la for- styles très divers pour leurs réalisations dissé- échappe-t-il à la fatalité de la démolition qui cigarettes Nils et ceux des entreprises vini- tification s’urbanisent et se densifient. Ces nou- minées dans toutes les rues du quartier et dans touche la ville : comme le souligne l’historien coles s’installent à proximité de la gare. Liée à veaux quartiers jouxtent le centre ancien et le les lotissements créés entre l’ancienne ville et de la fortification René Caïrou : «Ainsi en a-t-il l’essor démographique et au développement relient au quartier de la gare pour former un en- la voie ferrée, de part et d’autre de l’axe central été du destin de Narbonne : celui de voir au cours économique induit par l’arrivée du chemin de semble urbain cohérent. Le plan d’extension et de l’avenue du Général de Gaulle, tel le hameau des siècles un esprit destructeur s’acharner sur fer, l’industrialisation est surtout déterminée d’embellissement dressé par l’architecte urba- des Quatre-Cazals proche de la ville dont le par les intérêts privés. Il n’y a pas, comme à niste Adolphe Dervaux en 1927 conformément plan d’alignement est donné en 1907, ou le lo- les témoins de son histoire.» Nîmes, de plan d’ensemble ou d’alignement : à la loi Cornudet de 1919 prend en compte tissement du Coin Tranquille où Muchir, Joffre Perpignan immeubles de rapport ordinaires, maisons de cette unité renouvelée de la ville agrandie en et Mas-Chancel interviennent dans les années Chacun à leur tour, les rois d’Espagne et de faubourg, villas, hôtels particuliers mais aussi couvrant le territoire immense d’une «banlieue 1930 : les deux premiers empruntent à l’Art France ont transformé l’ancienne capitale ma- entrepôts, usines, les constructions modestes indifférenciée», structurant l’espace autour des Déco pour une maison unifamiliale alors que jorquine en place de guerre. Au XVIe siècle, les et luxueuses s’élèvent de manière anarchique grands axes de circulation et d’un réseau de le troisième accommode là pour un ensemble ingénieurs de Philippe II d’Espagne moder- et parfois même en toute illégalité ; en 1882, parcs. de six maisons de faubourgs modestes le style nisent l’enceinte urbaine et élèvent une cita- deux cents constructions clandestines sont Les créations architecturales de la première régionaliste qu’il défend ailleurs avec brio delle autour du palais des rois de Majorque. répertoriées entre la première et la deuxième moitié du XXe siècle participent également à dans des hôtels particuliers prestigieux (hôtels Après le rattachement du Roussillon à la France zone de servitudes militaires. Pour faire face cette unification de l’ensemble urbain. Des Foxonet et Alboise par exemple). Ailleurs dans en 1659, Vauban élève à partir de 1679 une à la pression foncière, la création d’un poly- architectes éminents construisent pour une le quartier, l’architecte Pierre Sans puise dans enceinte bastionnée remarquable et d’une gone exceptionnel de défense réduit en 1883 bourgeoisie cultivée de nombreux immeubles, les références catalanes, celles de la masia ba- les servitudes aux zones les plus proches des des maisons de ville et des hôtels particuliers roque en particulier, les motifs pour une grande emprise considérable ; mais l’ingénieur du roi 192 r c 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d t | j a r d i n 193 a r c h i t e c t u r e | u r b a n i s m e | h a b i t a t | j a r d i n a r c h i t e c t u r e | u r b a n i s m e | h a b i t a t | j a r d i n b i b l i o g r a p h i e villa quand Muchir et Joffre s’inspirent du style pas éclipser par les villes voisines.» A Perpignan Béziers paquebot pour le grand hôtel Royal-Roussillon. également, de nombreux habitants, commer- L’hétérogénéité des constructions souvent re- çants, hôteliers et rentiers craignent la forma- marquables entreprises depuis le milieu du tion d’une nouvelle agglomération autour de Sagnes, Jean Histoire de Béziers, Toulouse, Privat, 1986. XIXe siècle jusqu’aux années 1950 témoigne l’embarcadère, «non seulement des hôtels, des donc avec force d’une histoire urbaine singu- magasins, mais toute une ville, tout un nouveau lière et confère un charme certain à un quartier Perpignan qui, au détriment de l’ancien, pourra que viennent perturber les réalisations hors s’étendre tant qu’il voudra, n’étant pas comme d’échelle des années 1970-1980… celui-ci étreint dans une immuable ceinture de fortifications.» Perpignan. L’avenue de la gare et l’hôtel Royal-Roussillon. Carte postale ancienne, vers 1960 (Coll. part., Éditeur : A. L’Hoste, Paris). De l’architecture des gares au Mais tel n’est pas le cas, semble-t-il, à Nar- «déplacement de la centralité» bonne où l’aménagement du quartier de la La comparaison des transformations urbaines gare ne paraît pas faire l’objet de débats, ni à occasionnées par l’arrivée du chemin de fer Nîmes, agrandie à plusieurs reprises au cours dans les cinq grandes villes languedociennes des siècles précédents : au XVIIe siècle, l’ancien et roussillonnaises révèle naturellement des faubourg des Prêcheurs, au nord, avait été en- traits communs. L’architecture des gares mé- globé dans la ville après la construction du fort rite une étude plus approfondie qui fera sans en 1687-1688 et la création du Grand et du Petit aucun doute apparaître des références com- Cours (boulevard Gambetta actuel) à l’empla- munes pour la construction de ces «embarca- cement de l’enceinte médiévale détruite ; au dères» de la première génération et le recours XVIIIe siècle, la création des quartiers Richelieu systématique à la charpente métallique pour à l’est et de la Madeleine à l’ouest avait éga- répondre à un programme totalement nou- lement modifié l’équilibre urbain (cf. supra). veau. De même, l’analyse des opérations d’ur- L’extension urbaine au sud, vers la voie ferrée banisme liées à la création des voies ferrées et et la gare, apparaît dès lors comme la suite à l’aménagement des nouveaux quartiers, met- d’un mouvement déjà amorcé aux périodes tra probablement en évidence le rôle du dispo- précédentes et l’occasion d’un renouvellement sitif juridique traditionnel de l’alignement et sa urbain. Le Cours Neuf créé par Maréchal dans relative inefficacité et celui de l’expropriation l’axe du jardin de la Fontaine est d’ailleurs pro- hérité de la loi du 3 mai 1841 sur l’expropriation longé jusqu’à la voie ferrée entre 1866 et 1872… pour cause d’utilité publique. La loi conçue à À Béziers, le relief s’impose fortement et contra- l’origine pour le chemin de fer, précisément, rie le développement d’un véritable quartier est bientôt appliquée dans de nombreux cas à résidentiel aux abords de la nouvelle gare. Au l’aménagement urbain. demeurant, la ville s’agrandit ailleurs : la cen- La création des quartiers nouveaux à proximi- tralité biterroise trouve au XIXe siècle dans les té des embarcadères remet en cause parfois «Allées» la figure urbaine appropriée à la nou- l’équilibre et la centralité urbaine, hérités de la velle sociabilité. Avec la belle composition du période moderne. C’est manifestement le cas plateau des Poètes, la magie du site biterrois à Montpellier : le centre ancien n’a fait l’objet suscite alors l’une des réalisations paysagères d’aucun aménagement d’envergure ; le préfet les plus exceptionnelles et les plus originales s’en inquiète vivement en posant la question de la région. de la rente foncière : «La ville se déplacera ra- Ainsi, les créations urbaines et architecturales pidement si l’on ne la rend pas facilement ac- liées à l’arrivée du chemin de fer reflètent aus- cessible de sa circonférence à son centre. Elle si les contextes culturels qui font, à travers renferme une foule de maisons magnifiques qui, l’histoire et l’ambiance urbaine, à travers les pour conserver ou reprendre une valeur considé- hommes et leur imaginaire, le «génie du lieu» rable, n’ont besoin que d’être rapprochées des de chacune des villes ■ rues plus spacieuses, ayant des pentes moins rapides.» La ville se déplacera du côté de la gare, bien sûr, là où des immeubles bourgeois Escuret, Louis-Henri Histoire des vieilles rues de Montpellier, Montpellier, Les Presses du Languedoc, 1956, 1964, 1968 ; nouvelle édition 1984. Rouanet, Marie Promenades biterroises, photographies de Charles Camberoque, Béziers, Association Promotion Patrimoine du Biterrois, 1992. Fabre, Ghislaine, Lochard, Thierry Dossier d’Inventaire : Montpellier : quartier de la gare, Montpellier, DRAC Service régional de l’Inventaire, 1986. 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Une évidence faite au PLU de fixer les règles d’implantation Les règlements d’urbanisme, essentiellement des constructions par rapport aux voies et aux ceux des PLU, des POS et des ZAC, couvrent plus limites séparatives, avatar de la loi de 1983 re- de la moitié du territoire français, concernent pris en 2001 par la SRU, en est une illustration. 90 % de la population et plus encore des De surcroît, les vieux règlements de POS éla- mètres carrés construits ou des autorisations borés dans les années 1970 perdurent dans délivrées. Si aux documents existants l’on le contenu même des PLU de nombreuses ajoute ceux en cours d’élaboration, de révision communes. Ils se maintiennent dans leurs ou de modification, près de 18 000 communes structures et n’évoluent qu’à la marge, à l’oc- vivent la création, l’application ou l’évolution casion d’autorisations ponctuelles, c’est-à-dire de règlements d’urbanisme. lorsqu’un projet particulier s’impose face à la Peu de projets d’aménagement ou de construc- faiblesse ou à l’absence du projet collectif et tion se conçoivent actuellement en dehors conduit à une modification du règlement de de leur existence. Ils en acquièrent une quoti- POS ou de PLU qui seule permet de le réaliser. dienne, banale et familière actualité. Sont-ils À la lecture des règlements apparaissent ainsi pour autant l’expression ou le moyen de ré- telles ou telles modifications, matérialisées gulation juridique d’un projet communal sur dans les vieux documents par des polices de l’espace ? caractères différentes, rappelant aux anciens Depuis quarante ans les règlements des POS certains projets particuliers, aboutis ou non. Il et des ZAC, puis des PLU, ont été ou sont cri- convient donc de s’interroger sur cette persis- tiqués, bien souvent à juste titre, pour leur in- tance des règlements locaux. Ne peut-on en capacité à accompagner la production d’une chercher la cause dans une absence de projet forme urbaine voulue. Ce mode de régulation collectif suffisamment puissant, seul légitime juridique, tellement dénigré, aurait dû être dé- à remettre en cause une règle de fonctionne- laissé au profit d’un autre. Or ce n’est pas plus ment à laquelle sa durée d’application aurait le cas au plan législatif que cela ne l’est au plan conféré une sorte d’épaisseur technique et so- réglementaire local. La transformation du POS ciologique ? en PLU par la loi Solidarité et Renouvellement Mais est-il possible de poursuivre un projet Urbains (SRU) n’a en effet pas apporté de modi- collectif sur l’espace en l’absence de règles juri- Denis Berthelot fication substantielle sur le contenu réglemen- diques dont l’objet est d’organiser, dans l’équi- Denis Berthelot est urbaniste. Il taire des plans. La réaffirmation par la loi de la té, en dehors de toute négociation, les rapports a été maître de conférences en nécessité d’un projet préalable à l’édiction de la entre le projet de la collectivité et celui de cha- aménagement de l’espace à règle a plus interpellé l’usage qui a pu être fait cun des particuliers, citoyens éventuellement l’Institut d’Aménagement Régional des documents d’urbanisme qu’elle n’a modi- propriétaires ? En d’autres termes, le projet d’Aix-en-Provence. fié leur cadre juridique. L’obligation aberrante peut-il se passer de règlement? d e c u l t u r e a r d i n par les élus, 13 mars 2007 que constituent la généralisation et la permanence des règlements d’urbanisme a n s j ont de ce fait été perçus complexes marqués du double sceau de l’évidence et du malentendu. L’évidence 1 0 | Les règlements Les règlements d’urbanisme entretiennent avec le projet urbain des rapports 196 t p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d Un malentendu malisation, sa «pureté juridique», un moyen A cet égard il convient sans doute de lever un de contrôler l’action de services extérieurs malentendu. La règle juridique est volontiers prenant par ailleurs quelques libertés avec opposée au projet. C’est méconnaître que la doctrine sur la question du zonage dans les conditions de production des règlements les négociations qu’ils étaient contraints de d’urbanisme ont très rarement installé des conduire avec les élus locaux. Elle a ainsi en- relations entre la règle et le projet sur l’es- cadré l’action des DDE par des instructions et pace local. On peut même affirmer que, dans des circulaires qui ont conduit à la générali- l’immense majorité des cas, ces règles ont été sation de règlements-types produits dans une produites en l’absence de projet sur la ville. La sorte d’autonomisation par rapport à leurs es- confrontation, la règle contre le projet, n’a donc paces d’application. En témoigne notamment généralement pas eu lieu, l’accumulation des le Tableau général des expressions juridiques règles produites ces quarante dernières années purifiées du règlement d’urbanisme, édité en comblant une sorte de «vide projectuel». mars 1981 par la Direction de l’Urbanisme et Il nous semble donc nécessaire d’explorer les des Paysages, qui servit de référence tutélaire conditions de production qui ont le plus sou- aux règlements-types départementaux et dont vent prévalu d’une règle sans projet, voire les actuels «règlements cadres», proposés (ou d’une règle comme projet qui jettent à notre imposés) par les DDTM aux communes comme sens un voile sur la possibilité d’élaborer une une garantie de sécurité juridique, sont les for- règle au service du projet. mulations dérivées. les professionnels et les usagers, les citoyens devrait-on dire, comme un outil d’interdiction et d’uniformisation. Les règles produites dans ces conditions La règle sans projet 1970-1983 peuvent être considérées dans leur grande ma- Les premiers POS ont été élaborés rapidement jorité comme des règles subsidiaires édictées et en grand nombre dans les années 1970 dans en l’absence de projet explicite sur l’espace le cadre d’une domination de l’appareil tech- communal, de telle sorte qu’elles ne furent pas nique du ministère de l’Équipement sur les col- tant l’expression d’une volonté qu’une somme lectivités locales, d’une façon qui conditionne pléthorique de «garde-fous» posés par les encore aujourd’hui leur mode d’édiction et leur agents de l’appareil technique d’État, de mo- contenu. des ou d’habitudes. Le règlement des POS, et L’usage des règlements de POS dans ce nombre de PLU n’y échappent pas, a ainsi plus contexte centralisé fut caractérisé par une nor- été utilisé comme outil d’encadrement voire de malisation des formulations juridiques forte- contrainte, que comme le moyen d’un projet. ment inspirée des principes fonctionnalistes et Les règlements ont de ce fait été perçus par par la production de règlements-types dépar- les élus, les professionnels et les usagers, les tementaux. citoyens devrait-on dire, comme un outil d’in- Ce mode de faire s’est d’autant plus dévelop- terdiction et d’uniformisation, dont la légiti- pé qu’un découplage s’était instauré entre mité reste, au fond, encore contestée. Si dans d’une part la délimitation des zones construc- les débats techniques autour de l’usage de tibles qui faisait l’objet de négociations et de la règle d’urbanisme est souvent abordée la compromis élaborés par les représentants de question de sa pertinence ou de sa légalité, l’État et les élus locaux, dessinant en quelque il nous semble que nous devrions commen- sorte «les contours du politique» (Robert Lafore cer par nous interroger sur la légitimité d’une 1987), et d’autre part l’édiction du règlement, règle énoncée en l’absence de projet collectif abandonnée à des techniciens du ministère de gestion ou de transformation de l’espace. Si de l’Équipement, peu formés en matière ju- le Conseil d’État (1992) définit le droit de l’ur- ridique comme sur le plan de la culture ur- banisme comme celui des «atteintes légales baine, comme une «triste nécessité subalterne» au droit de propriété», naturel, imprescriptible, (Jean Coignet 1985). L’administration centrale inviolable et sacré suivant les termes de la de ce ministère a vu dans la règle et sa nor- Déclaration des Droits de l’Homme et du Ci- 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 197 a r c h i t e c t u r e | u r b a n i s m e | h a b i t a t | j a r d i n Élaborés en chambre, sans connaissance réelle de chaque commune, toyen (1789), il convient en effet de se pencher sive de POS. Ce renouveau aurait nécessité une tive incompétence urbanistique et juridique, faire qui s’impose à tous et qui se transcrit soit sur la légitimité de l’usage qui en est fait. Les formation des professionnels, une déformation la pratique des règlements-types, sans projet. dans des documents (tracés, plans, règlements), de son évolution, règles produites par les règlements-types, dont des pratiques antérieures, l’abandon des au- L’autre prônant l’affirmation d’un projet local soit dans des recommandations. La règle définit beaucoup sont donc encore à l’œuvre, ont eu tomatismes. Les conditions de cette évolution sur l’espace comme préalable à l’élaboration les moyens de produire du temps et de la forme. sans projet, de fortes incidences, fortuites et regrettées le semblaient se dessiner, lorsque vint la décen- de la règle, plaçant celle-ci comme seconde, au Ainsi pensée, elle doit être portée par le politique plus souvent, sur la transformation des tissus tralisation de l’urbanisme faisant de l’édiction service du projet. pour exister». urbains, l’étude de la forme urbaine et de ses de la règle un projet. Ce deuxième discours a montré par deux fois Ainsi le règlement est anti-urbain en l’ab- sa fragilité. Il appelle en effet des modes de dif- sence de projet. Nous irons même plus loin ces documents ont contribué à la transformation des tissus urbains. 198 modes de composition n’ayant pas été faite au préalable. Élaborés en chambre, sans connais- La règle comme projet 1983-2000 fusion fondés sur l’échange, la formation sur la en affirmant qu’alors, en l’absence de volonté sance réelle de chaque commune, de son évo- Elle fut le résultat du dispositif de décentrali- durée et nécessite pour être reçu une culture consciente et explicitée de l’autorité compé- lution, sans projet, ces documents ont contri- sation instrumentalisant le POS, outil du pro- urbanistique qui fait défaut dans les services du tente, il serait illégitime. Mais, s’il y a projet, le bué à la transformation des tissus urbains. On jet communal, au service d’un projet d’État, la ministère comme plus généralement dans le règlement ne pourrait-il le servir, régulant, no- peut considérer que ceux-ci en ont générale- décentralisation. En faisant du POS la clef du milieu professionnel et chez les élus locaux. Les tamment dans le temps, les rapports entre les ment pâti, pour ce qui concerne leurs capacités transfert de certaines compétences à la com- quelques séminaires qui lui ont été consacrés partenaires et s’il y a projet urbain le règlement à évoluer, le paysage qu’ils proposent et plus mune, ce dispositif a recréé les conditions furent malheureusement plus l’occasion de se ne serait-il pas urbain ? Tel a pu être l’avis de généralement leurs performances en matière qui avaient présidé à la production de règle- congratuler à propos des quelques exemples Christian Devillers voici quelque temps, pour d’accueil d’habitat ou d’activités. Leurs habi- ments-types : l’urgence dans l’élaboration des d’usage attentif de la règle, suffisamment rares lequel alors «le règlement a pour fonction d’im- tants aussi ont souffert des contraintes, peu lé- nouveaux POS (pour échapper à la sanction pour être connus de tous, que de s’interroger poser un certain ordre urbain. Il est le complé- gitimes parce qu’édictées en l’absence de pro- de la constructibilité limitée en l’absence de sur la généralisation des règlements-types. ment des interventions projectuelles, voiries et jet collectif et techniquement peu pertinentes, POS), la mise en avant de la procédure qui en Le premier discours se satisfait en revanche équipements». (1981). opposées aux projets des particuliers. a résulté, au détriment du projet, ont induit la de la diffusion par voie hiérarchique, appelle La perte de savoir concernant la règle de l’art, le On voit bien la trace de ces règlements-types reproduction à l’identique des modes de faire la conformité, se satisfait de la reproduc- déficit d’appropriation commune de la conven- dans ces tissus urbains banaux gérés par les du milieu des années 1970. tion, et rencontre dans les services de l’État tion a pu laisser le champ libre, trop libre, à un POS et les PLU, qui ne feront que rarement, Le découplage entre zonage et règlement s’est comme des collectivités qu’il conseille, une règlement devenu d’autant plus nécessaire, voire jamais, l’objet des grands «Projets Ur- trouvé poursuivi voire renforcé, dans une ges- plus grande réceptivité. Le ministère et les ser- mais fatalement moins apte à contribuer à la bains» et qui couvrent la plus grande part des tion du territoire communal où la procédure vices techniques de nombre de collectivités, se production d’une forme urbaine voulue. Le re- espaces urbains. Ce sont ces espaces d’immé- avait retrouvé les conditions de sa prédomi- comportent ainsi dans leur ensemble plus en tour annoncé de cette compétence propre aux diate périphérie des centre-villes, directement nance sur le projet. Il faut rechercher à notre administrations de gestion de procédures et hommes de l’art devrait permettre d’espérer visés par la loi Solidarité et Renouvellement sens le renforcement de ces dysfonctionne- de normes qu’en administrations impulsant et que chaque outil reprenne sa fonction. Urbain, dont les composantes principales sont ments dans le paradoxe consistant à faire por- soutenant des projets sur l’espace. La proposition de Christian de Portzamparc établies, mais qui contiennent des possibilités ter un projet d’État, la décentralisation, par L’opposition entre l’approche de l’aménage- de substituer la règle (de l’art) au règlement, réelles d’évolution sous forme d’accroissement l’outil du projet local, le POS. La production ment par la procédure et celle qui privilégie le un système de références aux contraintes juri- des densités ou de remplacement du bâti exis- de la règle est ainsi devenue un projet en elle- projet est-elle irréductible ? Les services de l’État diques ouvre une voie. Permettra-t-elle, dans tant. L’analyse de leurs évolutions met en évi- même. comme ceux des collectivités sont-ils inélucta- une consensualité soudainement retrouvée dence des problèmes fréquemment rencontrés Il convient nous semble-t-il de mettre en évi- blement prédisposés à favoriser la première ? de gérer dans le temps et l’équité les projets : destructuration progressive du tissu, impossi- dence une étonnante répétition, une sorte de bilité de réaliser des opérations souhaitables, parallélisme entre les deux périodes de pro- Règle de l’art et règle de droit Nous pensons pour notre part qu’il convien- impossibilité éventuelle d’entretenir le tissu duction des POS qui entourent 1983 : chacune S’il n’est pas souhaitable de voir se substituer drait plus de les associer que de les substituer. existant, édiction de règles inutilement com- a en effet été caractérisée par une première la règle locale de droit à la règle de l’art, il n’est La récente proposition de Jean Nouvel (2009) plexes, inapplicables, inexplicables parfois par phase productiviste ; au terme de ces phases pas utile non plus de l’y opposer. La nécessité de supprimer le règlement d’urbanisme à Paris, ceux-là mêmes chargés de les appliquer et bien de production quantitative est chaque fois sinon l’intelligence commande de les associer. la tâche étant confiée à un architecte coordina- souvent illégitimes. venu le temps de l’interrogation sur la qualité Cela ne semble pas simple si l’on en juge par teur, de faire contribuer l’ensemble des projets Au début des années 1980, les acquis de la re- des règlements produits ; chaque fois le mi- l’interview accordé par Bernard Huet au pério- individuels à l’aboutissement d’un grand des- cherche urbaine et la couverture par des POS nistère de l’Équipement a alors élaboré deux dique Projet urbain et grands ensembles en juin sein collectif, a pu laisser perplexe. de la plupart des communes à enjeux avaient discours concurrents sans être nécessairement 1993. déjà créé les conditions de l’édiction d’une contradictoires. «La règle (entendons règle de l’art, convention) La règle peut-elle servir le projet ? deuxième génération de documents plus at- L’un visant l’amélioration de la seule qualité sera donc l’outil du projet. Elle s’oppose au règle- La règle, mal utilisée, sans projet ou comme tentifs aux tissus urbains concernés, dans un juridique des règlements, de la règle pour elle- ment généralement anti-urbain car non nourri projet, a montré ses limites dans la définition contexte de «moratoire» de la production inten- même, a favorisé, dans un contexte de rela- par un projet. La règle, elle, est une manière de et l’encadrement de la forme urbaine. Doit-elle 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d Ainsi le règlement est anti-urbain en l’absence de projet. concurrentiels dans l’usage d’un espace rare? 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 199 a r c h i t e c t u r e | u r b a n i s m e | h a b i t a t | j a r d i n La loi SRU, dans son exposé des motifs, a réaffirmé l’importance de l’espace public, au cœur du projet communal d’aménagement. 200 être incriminée pour elle-même ou son échec Deuxième observation : règles installant un rapport entre la rue et le quelles les nouveaux bâtiments devront s’insé- tient-il aux conditions de son utilisation ? Nous l’usage des règlements bâti édifié sur les parcelles riveraines. L’exis- rer. La faisabilité de ces opérations tient notam- renverrons ici à quelques observations et ques- La loi SRU, dans son exposé des motifs, a réaf- tence d’un projet spatial appuyé sur l’espace ment à la capacité du parcellaire à accueillir les tionnements nécessaires à un moment où la firmé l’importance de l’espace public, au cœur public semble inciter à éliminer les règles qui volumes envisagés ou à muter. Dans ce but, le réaffirmation, la résurgence du projet spatial du projet communal d’aménagement. ne contribuent pas effectivement à la mise en règlement peut aussi fixer une taille minimale rencontre la permanence de la règle. Ce débat L’existence d’un projet spatial et le retour de œuvre de ce projet, en distinguant l’essentiel de parcelle. Mais l’on voit que la réussite de ce semble nécessaire puisque des observateurs l’espace public comme élément principal de et l’accessoire. C’est ainsi que l’attention est type d’opérations nécessite des conditions par- aussi attentifs que François Cluzet, confondant la forme urbaine impliquent l’existence d’une d’abord portée sur les alignements, dans le ticulières et notamment une forte pression de sans doute l’outil avec l’usage qui en est fait, stratégie de composition urbaine et incitent règlement ou dans les documents graphiques, la demande. n’hésitent pas à parler de standards d’urbani- d’une part à hiérarchiser les espaces entre eux sur les emprises et sur la hauteur, capables sation imposés par le POS. et d’autre part à supprimer les règles qui ne d’exprimer la densité, au détriment de l’usage Troisième observation : contribuent pas à la mise en œuvre d’une vo- du COS. Une distinction est en outre opérée l’adaptabilité de la règle Première observation : lonté explicitée. «Il faut donc susciter ou rendre entre les façades bordant les voies et les autres. La gestion d’un projet/processus sur la durée la règle et le contrat obligatoire un urbanisme de projet ayant pour D’une certaine façon, l’on revient vers une ma- pose la question de l’adaptabilité de la règle. Nous avons constaté que la règle de droit, vi- finalité la qualité et la cohérence de l’espace nière haussmanienne de penser le règlement, Si en effet la stabilité du droit est un facteur lipendée, présentée et vécue souvent comme urbain. Les règles du POS s’imposent essentiel- hiérarchisant les voies et faisant perdre aux bâ- d’équité, elle peut être pour la ville un fer- incapable de participer à la production ou à lement aux tiers privés. Il s’agit maintenant de timents leur vocation fonctionnaliste de «ma- ment de sclérose face aux évolutions propres la transformation voulues des tissus urbains faire porter l’effort sur l’espace public lui-même chines célibataires» pour reprendre l’heureuse aux processus de projet. La règle doit-elle être ne disparaît pas. Lorsqu’elle n’est pas édictée et sur son rapport avec les constructions ou le expression de Bernard Huet. modifiée périodiquement ou bien le dispositif dans les règlements, elle reparaît énoncée tissu urbain, c’est-à-dire sur ce qui ressortit à Mais si l’exposé des motifs de la loi Solidarité et énoncé doit-il contenir en lui-même des élé- plus tard sous d’autres formes, contractuelles la responsabilité et à la compétence de la puis- Renouvellement Urbains pointe l’importance ments de «souplesse» ? Qu’en est-il de cette notamment. C’est le cas dans les ZAC. Cette sance publique», disait Christian Devillers en des espaces publics dans les démarches de souplesse? pratique, qui consiste à transférer du réglemen- 1994. projet urbain et singulièrement de renouvelle- Elle peut résulter d’un corps de règles précises, taire au contractuel, du règlement d’aménage- L’ensemble du territoire communal n’est pas ment urbain, les textes stipulent seulement que peu nombreuses, concentrées sur l’essentiel et ment de zone (RAZ), ou du règlement de PLU concerné avec la même sensibilité par le pro- les PLU peuvent «…prévoir les actions et opéra- renvoyant à la négociation ce qui n’est pas défi- dorénavant, au cahier des charges de cession jet urbain. On peut distinguer, sur le plan de tions à mettre en œuvre, notamment en ce qui ni. Ce peut être le cas le long d’axes importants de terrain (CCCT), un certain nombre de dis- la forme urbaine comme dans les autres do- concerne le traitement des espaces et voies pu- mais ne comportant pas de bâti riverain dont positions, emporte la faveur de bon nombre maines, entre les territoires à enjeux et les blics…» dans les orientations d’aménagement. on souhaiterait conserver la complexité. On d’aménageurs. Le CCCT peut être facilement autres. C’est ainsi que dans les communes por- Cette prescription facultative est à rapprocher l’observe par exemple dans des secteurs d’ur- révisé puisqu’il suffit d’un accord entre les deux teuses d’un projet urbain, l’on voit apparaître de la disposition suivant laquelle ces mêmes banisation nouvelle ou d’entrée de ville. parties, il permet en outre d’obliger le construc- dans le plan de zonage des lignes et des points PLU définissent «les règles concernant l’im- Dans des tissus urbains au bâti complexe ou teur à réaliser son projet dans un délai donné forts, là où auparavant ne figuraient que des plantation des constructions», c’est-à-dire qu’ils remarquable, l’option a été souvent prise d’un ce qui évite les terrains vacants. surfaces. Ces lignes suivent les espaces publics doivent le faire quelle que soit la rue, l’avenue, corps de règles nombreuses, sophistiquées, Ne peut-on dès lors constater l’irréductibilité majeurs, le plus souvent des voies, des axes ; la place, importante ou non en matière de recherchant la préservation de l’existant, de de la règle (publique ou contractuelle) qui, si ces points marquent des éléments de compo- composition urbaine. Le législateur a peut-être sa complexité, de ses aléas. C’est le cas par elle ne crée pas le projet, reste nécessaire à la sition urbaine forte, des points de convergence, manqué là une occasion de poser les bases exemple à Lyon, sur les pentes de la Croix gestion d’intérêts concurrents dans l’usage de de rencontre entre ces lignes et marquent un d’une hiérarchisation entre espaces publics et Rousse, à Paris, à Rennes. Mais dans la plupart l’espace ? Mais le règlement d’ordre public et la lieu particulièrement fort, ou sensible, du pay- espaces privés et entre les différents espaces des cas, il s’agit de tissus dont on entend pré- disposition contractuelle ne sont pas de même sage urbain. C’est le cas par exemple à Lyon, publics dans les documents d’urbanisme. server les caractères dominants. Qu’en sera-t-il nature. Qu’en est-il en effet du déficit démocra- Bordeaux, Nice, Grenoble, Rennes ou à Paris, L’association documents d’urbanisme/pro- dans les périmètres voués au renouvellement tique d’une pratique qui consiste à renvoyer notamment dans le Faubourg Saint-Antoine. jet urbain a également vu le «renouveau» des urbain? Comment utiliser les règles dans la au secret de la négociation, entre le maître Sur ces points sensibles, le long de ces lignes secteurs à projet... Cette pratique est utilisée conduite d’une évolution maîtrisée ? d’ouvrage urbain et celui de chacune des opé- de force, la collectivité aura légitimité à édic- dans des secteurs stratégiques qu’il serait sou- Un corps de règles précises et limitées à l’es- rations, la mise en place de dispositions qui ter des règles précises, exigeantes, ce qui sera haitable de voir densifier ou restructurer mais sentiel permet à la collectivité de disposer concernent le cadre de vie de la collectivité, au moins le cas dans les espaces porteurs de où la collectivité n’envisage pas néanmoins de d’une base intangible à partir de laquelle né- moment où les textes visent à un renforcement moins d’enjeux collectifs. lancer une opération publique, préférant s’en gocier l’accessoire. La souplesse réside dans de la concertation ? L’association de la règle et L’affirmation de l’espace public comme élé- remettre aux initiatives des opérateurs privés. cette distinction. Elle offre, avec une marge du contrat nécessite donc un dosage attentif ment principal de la forme urbaine conduit Elle consiste par exemple à fixer des gabarits, de manœuvre, la possibilité de contrôler l’es- des deux modalités. en outre les auteurs des PLU à privilégier les enveloppes maximales et minimales dans les- sentiel dans la durée et appelle le recours à la 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d Dans des tissus urbains au bâti complexe ou remarquable, l’option a été souvent prise d’un corps de règles nombreuses, sophistiquées, recherchant la préservation de l’existant. 201 a r c h i t e c t u r e | u r b a n i s m e | h a b i t a t | j a r d i n Ouverte pour donner, ouverte pour recevoir : la devise de Chandigarh Gérard Huet 18 décembre 2008 Il est des villes qui ne nous interrogent pas… Elles sont là, hiératiques depuis des temps lointains, et nous les parcourons, tous sens en éveil. Chandigarh n’est pas de cette veine, ville neuve issue de la pensée rationaliste, elle affiche son étalement pour assurer ses limites. Indienne de par son inscription territoriale, elle n’exhibe pas pour autant les bazars colorés, la foule grouillante, la coloration, les senteurs de curry, la cacophonie de klaxons et de timbres de vélos. Cette ville est autre ! Elle est l’unique témoignage du seul grand projet urbain de Le Corbusier. Dans les faits, la diminution L’Inde Je commencerai cette conférence par une du corps brève révision géopolitique, indispensable pour se rapprocher de Chandigarh. de règles correspond L’Inde occupe une superficie de 3 287 000 km², ce qui représente cinq fois la France. Elle est fréquemment peuplée d’1,2 milliards d’habitants. C’est une fédération de vingt-huit états. C’est une grande à l’existence d’un médiation pour ce qui est moins déterminant. collectif face aux exigences des porteurs de démocratie. La dernière élection générale s’est Dans le sens où la démarche de projet implique projets particuliers. En outre, les acquéreurs déroulée en 2004. Elle a été gagnée par le Par- justement l’idée de durée et de processus, la de terrains auxquels, pendant une période de ti du Congrès. Le Premier Ministre est un Sikh : tendance à l’édiction d’un corps de règles li- forte demande, l’aménageur aurait pu impo- Manmohan Singh. et d’une équipe mité correspondant à un petit nombre de prin- ser une application exigeante de règles floues, L’indépendance date d’août 1947, grâce au tra- cipes d’aménagement précis et volontaires, accepteraient mal de voir laisser édifier sur des vail de Gandhi qui a prôné la non-violence et la de suivi. s’accompagne alors d’un suivi de leur applica- terrains voisins des bâtiments obéissant à de désobéissance civile entre 1915 et 1947. tion par un architecte ou un urbaniste, qui agit moindres contraintes. Mais durant cette période, de graves tensions comme un «gardien du sens». Dans les faits, Si l’on espère un renouveau des politiques ur- communautaires entre hindous et musul- la diminution du corps de règles correspond baines spatialisées, le temps n’est pas venu mans ont secoué le territoire. Il en a résulté, en fréquemment à l’existence d’un projet affirmé semble-t-il d’opposer la règle et le projet. Ce même temps que l’indépendance, la partition et d’une équipe de suivi. Il s’agit, au cours du renouveau appellera le recours à des compé- de l’Empire. L’Inde, d’une part et les Pakistan processus de mise en œuvre du projet urbain, tences affirmées dans le maniement savant des d’autre part : le Pakistan occidental et sa capi- d’accompagner ses évolutions en conservant règlements au service d’un projet sur l’espace. tale Islamabad (avec Lahore, comme principale ce qui structure son parti. Elles n’existent pas ou peu à l’heure actuelle. ville) et le Pakistan oriental, qui a pour capitale Mais l’idée de souplesse peut également revêtir Quelle place cette ignorance tient-elle dans la Dacca Bengladesh (et pour ville principale Chit- la forme d’un ensemble de dispositions floues distance entretenue entre les concepteurs et tagong). ou «cadre». Ces règles qui semblent offrir une les juristes ? Une nécessaire reconnaissance Cette partition a fait des centaines de milliers plage de négociation intéressante pour attirer mutuelle ne permettrait-elle pas de sortir de de morts et cette opposition se poursuit encore les projets lors du lancement d’une opération l’infructueuse opposition annoncée entre les aujourd’hui. L’enjeu est le Cachemire. En effet, installent en fait des rapports de force sur la règlements et le projet ? Après la règle sans l’Inde, c’est aussi une immense mosaïque so- totalité du dispositif. Elles n’indiquent pas les projet, la règle comme projet et le projet contre ciale et religieuse. Cette partition a fait éclater lignes de force du projet, n’offrent pas à l’amé- la règle, l’usage des règlements d’urbanisme, le territoire sikh entre Inde et Pakistan. Ballotés nageur de bases de négociation et risquent, après bientôt trente ans d’adolescence tumul- de part et d’autre de la frontière, les Sikhs ont dans un contexte concurrentiel entre villes tueuse, acquerrait, au service du projet réaffir- revendiqué la création d’un État autonome au ou opérations, de faire disparaître le projet mé, la sérénité d’une maturité modeste ■ sein de la fédération indienne. En 1966, ils ob- projet affirmé 202 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 1 0 a n s d e c u l t u r e tiennent satisfaction. L’État du Punjab relevant du découpage de 1947 se subdivise en trois états : • Punjab • Haryana • Himachal Pradesh Punjab veut dire : cinq (punj) et eaux (ab). Voici rapidement esquissée l’histoire de cette région du monde. Mais revenons à la période 19151947. La démographie est galopante, la redistribution de populations liée aux partitions est importante, l’attraction de la ville est très forte. L’inde doit construire des villes comme la Chine Gérard Huet aujourd’hui. est architecte et directeur général La naissance de Chandigarh de Cardete&Huet, agence À la demande de Nehru en 1949, cent villes se- d’architecture fondée en 1975 ront créées, ou plutôt agrandies. Mais neuve en avec Francis Cardete. Plus de tous points, c’est Chandigarh. Conçue d’abord quarante architectes œuvrent au pour 150 000 puis 500 000 habitants, elle en quotidien dans l’esprit insufflé compte aujourd’hui 1,5 millions. par les fondateurs au sein de trois A 300 km au nord de Delhi, au pied de l’Hima- structures : Toulouse, Marseille, laya, elle jouit d’un bon climat tempéré. Rabat. p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 203 a r c h i t e c t u r e | u r b a n i s m e | h a b i t a Chandigarh est reconnue comme la création Lewis Mumford dit de cette période : «Au mo- partielle. Les professionnels progressistes se re- tures car Nehru voulait une ville exemplaire, de Le Corbusier mais il n’est qu’un des ac- ment où, à travers toute la civilisation occiden- groupent alors dans l’effervescence de penser témoin de l’inscription de l’Inde dans la mo- teurs, certes important, mais pas unique. En tale, les villes étaient en train de se multiplier en à la fois une ville et un habitat pour l’homme dernité. 1949, Nehru confie ce projet à un architecte nombre et en taille, la nature et la finalité de la moderne. Nehru hésite à confier cette étude à un archi- américain : Albert Mayer. D’autres architectes ville en vinrent à être complètement oubliées.» L’internationalisation naissante des pensées tecte-urbaniste étranger mais il ne dispose pas étrangers avaient déjà œuvré en Inde : Edwin Soria y Mata, ingénieur espagnol, proposa la précipite la création des CIAM de 1928, par le de spécialiste indien. Il se résigne donc à desi- Luytens pour New Delhi commandé par les An- ville linéaire en relation avec la nature pour Ma- fait que la réalisation du palais des Nations de gner Albert Mayer qu’il connaissait déjà. glais en 1912, terminé en 1929 ; ou encore Doe- drid. L’urbaniste britannique Ebenezer Howard la Société des Nations n’ait été pas confiée à Le Mayer, ingénieur civil de l’armée américaine, nigsberger à Bhubaneswar. proposa la ville-jardin, la ville comme orga- Corbusier. Cela consacre la victoire des acadé- avait été envoyé en mission en Inde. Il avait Cela illustre bien la tradition indienne de créa- nisme vivant à Letchworth. Cerdà propose la mies sur les modernes (qui veulent mettre en rencontré Nehru et manifesté de l’intérêt pour tion de villes neuves : Fathepur Sikkri par Akbar ville orthogonale pour Barcelone. relation l’architecte dans son milieu écono- la culture et le mode de vie des Indiens. Il avait en 1572-1583 et Jaipur par Jai Singh en 1728. Ce XIXe siècle, c’est l’expression de l’idéal de li- mique et social). d’ailleurs établi des programmes pour les Mais avant de pénétrer au cœur de Chandigarh, berté, d’égalité, de fraternité ! Il continuera de Suite à cela, Sigfried Giedion invite toute villages ruraux, qu’il avait offerts au Parti du je vous propose d’abord une visite des théories croire à l’harmonie entre l’homme et la nature l’équipe de contestataires au château de la Congrès. Il avait également œuvré pour Bom- urbanistiques du moment. et à la capacité de l’homme à en découvrir les Sarraz, en Suisse. La dynamique contestataire bay et Kanpur. Mayer travaille sur le projet avec lois. et, au-delà, les réflexions qui vont suivre, vont ses associés Whittlesey et Glass. L’équipe s’ad- L’urbain Le XX siècle : c’est l’explosion de l’industrie… fonder un des modèles forts pour la construc- joint les compétences de Clarence Stein, un ar- Il faut avoir à l’esprit que notre actualité ici, Celle du monde. C’est la ville de Tony Garnier. tion des villes futures. L’un des principes qui lie chitecte-urbaniste qui avait réalisé l’extension c’est l’extraordinaire expansion de la ville et La problématique est de combiner ouverture tous ces acteurs repose sur l’idée de fonder une en 1928 de Radburn dans le New Jersey. Lewis des agglomérations : Los Angeles compte 13 et souplesse avec un ordre social signifiant. ville fonctionnelle pour : Mumford dit qu’il s’agit là de la plus importante millions d’habitants, New York : 20 millions, Les pionniers de l’urbanisme moderne n’ont • habiter, étape dans l’histoire de l’urbanisme depuis Ve- Saõ Paulo et Calcutta : 21 millions, Tokyo : jamais cherché une nouvelle interprétation • travailler, nise. Radburn, la ville «for the motor age…». 36 millions , Delhi : 26 millions, etc. aux concepts traditionnels et fondamentaux de • circuler, Stein entraîne avec lui un jeune et talentueux La ville existe depuis la nuit des temps, mais ce lieu (centre), de parcours (continuité linéaire) • se recréer corps et esprit. architecte, professeur en Caroline du Nord, n’est pas le cas de la pensée urbaine. La mise et de domaine (zonage). La Révolution russe de En 1933, la Charte d’Athènes gravera dans le Matthew Nowicki, qui s’intéresse aux faits en théorie, en étude et en concept de la ville, 1917 avec le mouvement populaire qui aspirait marbre toutes ces idées, notamment la sépara- contextuels et culturels. Il vient ainsi compen- est un fait moderne. à un nouvel ordre social, a été un donateur de tion des fonctions. ser les disciplines techniques. e t | j a r d i n concepts. C’est la naissance du suprématisme Bref historique de l’urbanisme La ville médiévale et les bastides sont issues Leonidov, etc. du pouvoir féodal et religieux. La Renais- Le projet Leur plan s’inspire du mouvement anglais des hésité. Lahore était la capitale pakistanaise du cités-jardins et du principe des unités de voisi- sance, avec Florence, invente le tracé urbain Le Bauhaus (1919) Punjab. Seule Amristar, côté indien pouvait nage, avec deux grandes artères parallèles aux et la perspective. Au XVIII siècle, l’architecte Gropius, Mies Van der Rohe, Klee, Kandinsky... rivaliser mais elle était trop proche de la fron- lignes de plus grande pente, vers la Haute Cour français Étienne-Louis Boullée (1728-1799) Ils recentrent les disciplines de la création en tière. Simla était trop difficile d’accès. De plus, et vers le Capitole. Ces voies s’appuient sur les et son cénotaphe de Newton, Claude-Nico- une unité de lieu et développent une esthé- située à 2 200m d’altitude, elle avait été la ca- lits de rivière toujours à sec, sauf au moment de las Ledoux (1736-1806), avec la saline royale tique objective bornée sur la connaissance pitale d’été durant toute la période coloniale. la mousson, avec en perpendiculaire, des voies d’Arc-et-Senans, ont formulé des concepts et scientifique. C’est l’avènement du rationalisme. D’évidence, il fallait créer une ville nouvelle. transversales. La première phase comporte Le choix s’est porté sur une plaine bien irriguée une cinquantaine de secteurs qui occupent e des réalisations qui ont marqué leur époque. C’est au XIX siècle que naît véritablement la L’entre-deux-guerres par deux rivières, Sukhna Rao et Patima rao, 2 800 hectares pour 150 000 habitants. ville moderne au sens où la ville perd le sens C’est l’expression, le confortement de la société avec quelques noyaux villageois. Près du site, Mayer, qui veut ancrer la ville dans la dyna- de sa limite. Les agglomérations organiques marchande, celle de l’écoulement des produits un temple dédié à Chandi, la déesse du pou- mique indienne, propose de créer une universi- issues de la simple nécessité devinrent des industriels. C’est la confirmation de la déserti- voir, donna son nom en partie à la future ville. té au nord, une zone industrielle au sud-est, au agglomérations sans limites du fait de l’appa- fication des campagnes au profit des villes. Au On accola à ce nom Chandi, le mot garh, qui contact de la voie ferrée et un centre commer- rition du déplacement. On vit alors apparaître, plan théorique, il faut sortir des académismes, signifie forteresse. Chandigarh, c’est donc la cial, à l’articulation avec l’extension. pour réponse à son expansion, la grille ortho- s’adapter à la notion de vitesse et du déplace- forteresse du pouvoir. Le projet s’élabore… Nowicki prend en charge gonale dans laquelle les bâtiments étaient trai- ment. C’est aussi la mise en relation de l’indus- Nehru nomme deux ingénieurs d’État : Thapar, le Capitole, le centre commercial et la gare. Il tés comme de simples commodités. trie et de l’architecture. administrateur, et Varma, ingénieur en chef du préconise aussi de prévoir des équipements La planification relevant de la simple nécessité Il apparaît alors que la ville-jardin (anglaise) ou Punjab. Varma avait fait le voyage aux États- de loisirs dans les parcs linéaires pour com- du signifiant cède la place à un système neutre. allemande (Weissenhof) n’est qu’une réponse Unis pour étudier les villes et leurs infrastruc- pléter les dispositifs urbains. Le projet dessine e 204 Chandigarh En 1949, Nehru décide sa fondation après avoir avec Tatlin, Lesnin, Malevitch, Pevsner, Gabo, 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 205 a 206 r c h i t e c t u r e | u r b a n i s m e | h a b i t a cinquante superblocs de 1 350 m x 900 m cha- Le Corbusier, qui refuse dans un premier temps Le Corbusier réfléchit. L’idée fait son chemin et Tout de même, l’équipe sur place travaille. Les cun, encadrés par des voies rapides à 2x2 voies, car ce n’est pas assez rémunéré. Puis il réflé- le 25 novembre 1950, il écrit à l’ambassadeur architectes seniors étoffent leur cabinet avec avec la hiérarchisation des voies, une sépara- chit, fait son bilan et constate que tout son tra- de l’Inde en France : «Je me considère comme de jeunes talents comme Talati et Doshi. L’in- tion piétons et voitures et la création de parcs vail d’urbaniste n’est que cimetière de papier… le seul en Europe, préparé par quarante années fluence de Fry et Drew se fera d’ailleurs sentir en cœurs d’îlots. Ceci dans le but de protéger Et d’idées… d’expérience et d’études sur ce thème, à pouvoir pendant des décennies. le piéton et de l’éloigner de l’agitation de la rue. Finalement, Le Corbusier accepte. Il a 63 ans. Il vous aider utilement.» Quant à Le Corbusier, silence… Il refusait de Le projet est en totale contradiction avec la tra- conseille à Varma et Thapar d’aller à Marseille Quelques jours avant, il a envoyé à Fry et Drew parler d’architecture. Piloo Moody, architecte dition commerciale américaine de la ville-rue. voir le chantier de l’Unité d’Habitation, ce qu’ils un schéma de circulation des documents pour junior, disait qu’il parlait de tout : mathéma- À Chandigarh, les superblocs sont eux-mêmes feront avant de partir en Grande-Bretagne. les prises de décision. Bien sûr, il se place au tiques, cinéma, peinture, mais jamais d’archi- divisés en trois îlots séparés par des petites À Londres, ils rencontrent deux architectes spé- centre, il se veut le mandataire. La conception tecture. C’est seul, avec son cousin, qu’il parlait voiries. Chaque bloc est autonome avec des cialistes de construction en climat tropical, qui sera faite à Paris avant transmission à Chandi- à voix basse d’architecture ! Il entretenait une logements en R+1 et R+2. Il accueille 1 150 fa- ont fait déjà fait quelques publications, Maxwell garh, mais un pointillé relie l’équipe sur place distance avec tous les membres de l’équipe. milles et mesure 1350 m x 850 m. Les habitants Fry et Jane Drew. Fry construit à Londres le au maître d’ouvrage ! Seul le paysage l’intéressait, comme son Don disposent d’un petit bazar, d’écoles, de com- premier immeuble d’habitat social à North Il demande aussi que son cousin Pierre Jean- Quichotte qui ne le quittait jamais, recouvert merces de proximité. Ainsi se dessine donc, pe- Kensington. Il travaille en collaboration avec neret participe à l’opération. L’équipe est en du pelage de son chien mort. tit à petit, le projet. Walter Gropius sur un collège à Impington village. place. Elle est composée de Le Corbusier, Au retour de son premier voyage, en avril 1951, Mais l’Inde affiche de plus en plus son autori- Drew est une brillante élève, diplômée en 1934. Jeanneret, Fry et Drew. Mais ils ne représentent il mobilise son agence et dessine d’un seul jet té au plan international et mène une politique Elle travaille avec Aliston. Ils se sont mariés en qu’une seule voix, afin que Le Corbusier garde le plan d’ensemble de la ville, le plan de masse de non-alignement. Cela se traduit par la raré- 1942 et ont fondé leur agence. Ils signent de l’autorité. du Capitole, l’esquisse de l’Assemblée et de la faction du financement mondial et la chute de nombreux projets en Angleterre et en Afrique. En décembre 1950, Thapar et Varma repassent Haute cour de justice. la roupie. Nehru hésite beaucoup à confirmer En 1947, au sixième congrès des CIAM, ils ex- par Paris et finalisent le contrat le 19 décembre Il met au point son organisation de travail. À cette étude à cette très grande équipe d’Améri- posent leur approche qui met en avant la di- 1950. Ils ont réussi leur mission. En un mois, ils partir de ses esquisses, les pièces graphiques cains. Une étude payable en dollars ! mension humaine de l’urbanisme : Satisfaire se sont attachés les services de l’architecte le sont établies par ses collaborateurs de Pa- Il envisage alors une nouvelle organisation avec aux besoins spirituels et matériels de l’Homme plus réputé au monde, d’un bâtisseur recon- un seul architecte américain installé en Inde par la création d’un milieu conforme aux nu (Jeanneret) et des meilleurs spécialistes de qui dirigerait une équipe de jeunes architectes concepts sociaux, éthiques, esthétiques et scien- l’urbanisme et de l’architecture tropicales, Fry indiens, avec un contrat établi en roupies. tifiques de l’urbanisme et de l’architecture. et Drew. Mayer et Nowicki en acceptent le principe. Ils Ils voient le territoire par l’urbanisation des se rendent en Inde en juin 1950 pour finaliser villages. Leur ouvrage, Village housing in the Les débuts le contrat. Ils prennent conscience que rien n’a tropics, intéresse vivement Thapar et Varma. Nehru est conquis. Le projet commence enfin, vraiment démarré et que Varma ne croit plus au Mais ils ont été impressionnés par Marseille et deux ans après sa décision initiale. Fry arrive projet. Nowicki décide alors de s’installer deux demandent à Fry et Drew ce qu’ils penseraient le premier, début février 1951, à Simla, rejoint mois en Inde, dans des conditions difficiles. Il d’une collaboration avec le maître… à la fin du mois par Le Corbusier et Jeanneret. étudie, comme témoin, un bloc, le 137. Il finali- Fry connait Le Corbusier et pressent les risques Il leur était demandé de mettre en place le plan sera le plan Mayer qu’il nomme le Leaf plan. Fin d’une telle alliance. D’ailleurs, il lui dira plus Mayer. Vous pensez bien que Le Corbusier ne août 1950, Nowicki rentre à New York, mais son tard : Honneur et gloire pour vous et part impré- l’entend pas de cette oreille : «Nous rectifierons avion s’écrase au Caire… visible de misère pour nous. le plan directeur», pour commencer par le com- Mayer, désormais seul, hésite : l’Inde, le non-ali- Son pressentiment s’est révélé juste. Les tirail- mencement … gnement, etc. Tous ces événements signent lements entre eux ont été nombreux. En 1964, Le Corbusier s’acharne à détruire l’antériorité pour lui la fin de ce projet. lorsque Fry et Drew rééditent leur ouvrage sur de Mayer, alors qu’il reprend l’immense partie Les Indiens, eux, n’abandonnent pas et l’architecture tropicale, ils passent sous silence de son travail. Sa stratégie est de doubler ses cherchent d’autres solutions. Le 5 novembre toute référence à Le Corbusier, alors qu’ils propres partenaires et de capter à son seul 1950, Varma et Thapar partent en Europe afin parlent de Niemeyer, Neutra, Raymond. Mais ils usage et à sa propre notoriété la paternité de de trouver une équipe. La mission est difficile lui reconnaissent une grande sensibilité et un ce projet. Il règle ainsi son compte à Luytens, car il y a peu d’argent à offrir. sens de l’analyse hors du commun. Mayer et même à Vignole ! L’Europe est en pleine reconstruction. À Paris, Malgré cette crainte exprimée et touchés par Mais Mayer ne quitte pas l’Inde pour autant, il ils rencontrent Auguste Perret, mais celui-ci la dose d’idéalisme de Varma et Thapar, ils entretient une correspondance régulière avec est trop occupé au Havre. Le ministre de la Re- acceptent la proposition de s’installer en Inde Fry et Drew, ce qui permettra l’expérimentation construction, Eugène Claudius-Petit, parle de pour trois ans. des superblocs. 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d t | j a r d i n 207 a r c h i t e c t u r e | u r b a i s m e | h a b i t a ris, avec Samper pour les plans, Maissonier tion motorisée dans la ville fonctionne à des pour les façades, Salmona pour les coupes. vitesses différentes et en conséquence, le trafic Le Corbusier est à la synthèse, à l’habillage final. peut être hiérarchisé selon 7 types de voies : Ces documents servent de base à la discussion V1 : grandes voies de liaisons inter-régionales. avec le maître de l’ouvrage pour les critiques et V2 : axes de grande circulation dans la ville (100 C’est en 1954 que l’université est créée, ou plu- la mise au point du programme. Ensuite, tout m de large) tôt regroupée sur Chandigarh. C’est un projet est repris par Jeanneret à Chandigarh. V3 : autour des îlots : 2x2 voies (25 m de large) de Chowdhury, une architecte junior qui signe Ce modèle d’organisation de travail a déjà été V4 : voies traversant les secteurs les plans du département de chimie et de tech- expérimenté au Mill Owners. Sur place, Jeanne- V5/V6 : ramifications pour distribuer l’habitat nologie, de 500 logements, d’un bâtiment ad- ret, Veret et Doshi étaient à la manœuvre. Le sys- V7 : piétons. ministratif. tème a bien fonctionné pendant les premières Le système se déploie à l’échelle d’un bloc. En 1958, Jeanneret complète ce travail et, libé- la redistribution des responsabilités à l’agence L’organisation des secteurs avec le musée d’art, les bâtiments d’enseigne- de Paris et de l’autorité que prenait l’agence Il y a à Chandigarh, comme partout ailleurs, ment, la bibliothèque, la maison des étudiants de Chandigarh. Les architectes seniors, archi- des zones-clés qui structurent la ville. Ici, il et l’école d’art. tectes aguerris, étaient sur place, au contact plan de mai 1952. Il est établi pour 150 000 avec le maître de l’ouvrage et revendiquaient habitants, il précise clairement le zonage, les leur autonomie en particulier pour tout ce qui principaux équipements, la hiérarchisation des concernait l’habitat. Ils l’ont d’ailleurs obtenue voies, l’intégration du Capitole, les parcs, les malgré les manœuvres de Le Corbusier. commerces le long des voies, quatre secteurs Pour en revenir au plan masse, Le Corbusier près de la zone industrielle et le renforcement n’aura tracé que deux plans. Celui de 1951 de la figure en svastika. Les travaux s’engagent d’abord qui fixe les modifications apportées au en 1951 par la construction des routes et des plan de Mayer. réseaux. La ville est officiellement inaugurée La surface urbanisée est diminuée, ramenée à le 7 octobre 1953. La construction des grands une figure carrée et à un réseau de voiries qua- bâtiments débute, mais toutes les techniques drillé, hiérarchisé. Le Capitole est au nord (sec- sont à inventer. Il faut aussi tester la capacité teur 1) au débouché de la ville. La dimension des entreprises locales à construire en béton. des blocs est modifiée à 1 200 m x 800 m, mais La tâche est immense et les moyens techniques il conserve l’orientation à 45° au nord. Puis le dérisoires : quelques bulldozers, malaxeurs à béton, mais pas de grues… Le ciment vient de Delhi, à 300 km de là, par le chemin de fer. L’écriture architecturale de Le Corbusier trouve donc en Inde l’apogée de la malfaçon. Il en arrive même à dire que ces malfaçons renforcent la cohérence plastique, comme le fait l’usure du temps sur les pierres des cathédrales. En 1952, les premiers bâtiments sortent de terre dans le secteur 22, choisi comme secteur d’expérimentation, mais tous les secteurs (de 1 à 30) sont lancés (phase 1), afin d’édifier au plus vite la forme de la ville et inciter l’initiative privée. Avant de rentrer dans l’organisation des secmise au point par Le Corbusier en 1948 dans une recherche pour l’Unesco et expérimentée dans ses études pour Bogota et Marseille sud. L’idée est simple mais pertinente. La circula- a n s d e c u l t u r e | j a r d i n Croquis de Gérard Huet s’agit du secteur commercial (secteur 17), du secteur universitaire (secteur 14), du secteur Le secteur institutionnel institutionnel (secteur 1) et des secteurs d’ha- C’est le secteur 1. Il couronne la composition. bitations. Ce secteur va du Rajindra Park jusqu’au lac Le secteur commercial, armature de la ville, et Sukhna. Il intègre le parc, le jardin botanique, œuvre de Le Corbusier, s’inscrit dans le débat le Rock Garden et les équipements sportifs du sur le cœur des villes, le thème central du hui- Lake club. Y sont groupés par ordre d’achè- tième congrès des CIAM à Hoddesdon en juillet vement : la Haute cour (1955), le secrétariat 1951. On y avait débattu de la place du piéton, (1958), l’assemblée (1962) inaugurée en 1964, de l’humanisation de la ville, la rue, thème cher la Tour des ombres, le Monument aux morts au Team X, comme expression de la vie sociale. (1972), la colline artificielle (1972), la Main ou- Avec la place italienne Saint-Marc comme ré- verte (1985). férence, ou le souk, porté par Team X pour ses p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d Conclusion qualités formelles, son adaptation à la culture et au climat. Cette ville de Chandigarh vit au rythme de sa Le Corbusier est assez étranger à cela, il est plu- démographie. Elle s’adapte aux évolutions des tôt pour la réalisation d’objets architecturaux usages, tout en faisant perdurer son écriture monumentaux mis à distance par un grand typologique par l’omniprésence réglementaire. vide public piéton. Il dessine donc une place Trop monotype disent certains architectes lo- publique au croisement des deux rues déhan- caux, il faudrait assouplir pour permettre l’inat- chées. Les bâtiments institutionnels, mairie tendu. Le Capitole en est l’expression la plus et poste, ordonnent la composition. Les com- criante, ce haut lieu de l’architecture mondiale merces sont sous des portiques, en raison de la est un espace désolé. chaleur et de la mousson. Brise-soleil et déca- Faut-il construire le palais du gouverneur ? lage de nu de façade avec balcon-loggia, créent Faut-il construire le musée de la connaissance des variations de rythmes. que Le Corbusier avait proposé à la place du Cela permet de poser les enseignes dans ce Palais du gouverneur ? Ou faut-il rester dans deuxième plan et de garantir l’intégrité archi- l’inachevé ? tecturale du premier plan. Le Corbusier écrivait dans la revue Urbanisme en 1925 : «Place à une œuvre ouverte de senti- teurs, il est temps d’évoquer la théorie des 7V, 1 0 t ré de l’emprise du cousin, il affirme son écriture années ; par la suite, il s’est dégradé du fait de 208 n Le secteur universitaire ment moderne.» C’est le symbole ou la devise Il occupe le secteur 14. C’est le contrepoint ori- de Chandigarh : ouverte pour donner, ouverte ginel du secteur industriel au sud. Le secteur 14 pour recevoir ■ est, au nord, desservi par la V2 Madhya Marg. 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 209 a r c h i t e c t u r e | u r b a n i s m e | h a b i t a t | j a r d i n La demande urbaine contemporaine d’habitat Yves Chalas 22 janvier 2009 Se pencher sur les raisons de l’engouement français (mais pas seulement français) pour la maison individuelle, c’est comprendre la demande d’habitat contemporaine dans ses tendances lourdes, à laquelle l’offre de logement collectif en centre-ville ne répond pas toujours de manière satisfaisante. Cette demande d’habitat est essentiellement urbaine et elle est indissociablement liée à l’évolution des modes de vie, fondée sur le développement de nos sociétés modernes et de leur processus de modernisation, c’est-à-dire sur la croissance et la démocratisation séculaires de la mobilité, du temps libre, de la compatible avec leur désir. Si les centres-villes est une condition de l’intégration sociale et ur- oublient ces attentes, ils seront de plus en plus baine. Le taux de motorisation individuelle est délaissés. Jusqu’en 1996, le centre-ville de corrélé au taux de chômage, ce qui signifie qu’il Grenoble perdait 2 000 habitants par an : les est plus facile d’accéder à un emploi et de s’y classes moyennes quittaient le centre-ville par maintenir si l’on dispose d’une automobile. Le goût de la nature, parce que la mobilité était droit à la ville, c’est aussi le droit à la mobilité : facilitée, etc. pour avoir accès aux loisirs, il faut être mobile. Pour comprendre la demande d’habitat Les centres-villes denses apparaissent comme contemporaine, il convient d’analyser où les un obstacle à la mobilité pour le travail, les loi- Français vivent et où ils souhaitent vivre. 54 % sirs, etc. Nous nous retrouvons alors face à une des Français habitent une maison individuelle. situation paradoxale, puisque la société nous consommation, de l’individualisme, de l’hédonisme, de l’accès à de la nature, Sur les 46 % restants, les deux tiers aspire- incite à être mobile mais que nous rencontrons entre autres. Cinq mots-clés identifient cette demande urbaine d’habitat : raient à vivre dans une maison individuelle. Il des difficultés pour nous déplacer et pour sta- convient donc d’analyser, si l’on s’intéresse à la tionner. demande d’habitat, cet engouement des Fran- Il est intéressant de constater, par ailleurs, que çais pour la maison individuelle périurbaine. les déplacements travail-domicile ne repré- Il convient également de noter que la France sentent plus qu’un tiers du nombre total de dé- est le pays d’Europe où la part des logements placements. Les deux autres tiers sont liés aux garage, placard, terrasse, évolutivité, environnement. Éléments de compréhension L’individualisme croissant – une montée en collectifs est la plus grande. Que les Français loisirs et à la consommation. La mobilité n’est de la demande d’habitat puissance séculaire – influe également. Nos recherchent-ils donc dans les maisons indivi- donc plus vécue comme une contrainte, ce Le sujet de mon exposé d’aujourd’hui me paraît grands-parents se sont battus pour une civili- duelles, qu’ils n’arrivent pas à trouver dans les qui était encore le cas lorsque j’étais étudiant important : il s’agit de la demande d’habitat. sation individualiste. Ce processus qui ne doit habitats denses du centre-ville ? en sociologie urbaine, car elle était largement Quelle est la demande d’habitat aujourd’hui donc pas être considéré au sens négatif du et comment a-t-elle évolué ? Les logements de terme. La ville et la démocratie induisent de centre-ville ancien correspondent-ils encore à l’individualisme. L’individualisme ne signifie pas l’absence d’éthique ; l’hédonisme, c’est- de la demande d’habitat Des études portant sur les embouteillages aux la demande urbaine en terme d’habitat ? Ce Trois mots-clés me semblent importants : «ga- entrées des villes montrent que le problème sujet touche à la problématique de périurba- à-dire la part que l’on accorde au plaisir et au rage», «placards» et «terrasse» ; et deux autres n’est pas prêt d’être résolu. 20 % des habitants nisation et d’étalement urbain, d’occupation confort, est une notion importante dans des mots-clés émergent : «évolutivité» et «environ- se retrouvent soir et matin dans les embouteil- de l’espace, de développement durable, de sociétés tolérantes comme la nôtre. nement». lages. Quant aux autres, ils ont choisi de béné- associée aux trajets entre le domicile et le lieu Les mots-clés de travail. Yves Chalas gestion des paysages, etc. La seule question est professeur à l’Institut de la demande d’habitat débouche donc sur Facteurs influant travail (introduit par la gauche) et de flexibilité des interrogations beaucoup plus larges. Pour sur la demande d’habitat Le garage d’urbanisme de Grenoble de Le garage est relié à deux notions : la mobilité du travail (introduit par la droite) et ils ne su- l’Université Pierre Mendès France comprendre la demande d’habitat, il faut avoir Nous allons examiner de quelle manière ces et le stationnement. Les habitants des centres- bissent plus que deux ou trois embouteillages et chercheur à l’UMR PACTE en tête l’évolution des modes de vie et la mon- facteurs influent sur la demande d’habitat. villes évoquent des problèmes de circulation par semaine. Pour 80 % de la population, les CNRS (Politiques publiques, tée en puissance des modes de vie dans l’oc- Revenons un instant sur la périurbanisation : et de stationnement et, en vivant en maison embouteillages sont relativement bien vécus. Action politique, Territoires). cupation des territoires, la consommation, le l’on a coutume d’expliquer le fait que des fa- individuelle, ils pourront enfin les résoudre. La Il est possible de commencer à travailler vers rapport à l’espace, etc. milles s’installent loin des centres-villes par mobilité et le stationnement sont deux notions 10 heures, ou de finir plus tard, ou encore de contemporaines constituent son Le temps libre est une notion très importante le coût prohibitif du domaine foncier dans indissociables. Les constructeurs automobiles travailler entre midi et quatorze heures. Les domaine d’enseignement et pour comprendre la demande d’habitat et le centre-ville. Cette explication est aux trois savent que pour toute voiture produite, il faut personnes qui habitent dans les maisons in- de recherche. Il est notamment l’organisation urbaine des territoires. La démo- quarts fausse. J’ai travaillé sur les phénomènes prévoir entre quatre et sept places de stationne- dividuelles échappent à cette situation para- l’auteur de L’invention de la cratisation et la facilité de la mobilité, le coût de périurbanisation autour de 1995 et je me ment : celle du logement, celle de l’école, celle doxale à laquelle sont confrontés les habitants ville, de Villes contemporaines, de l’énergie encore faible jusqu’à aujourd’hui, suis aperçu (chiffres à l’appui), que l’exode ur- du bureau, celle du centre commercial, etc. des centres-villes. de L’imaginaire aménageur en et enfin le goût pour la mobilité, sont d’autres bain (le fait de quitter le centre-ville pour s’ins- Derrière cet engouement pour le garage, nous mutation, de L’Isle d’Abeau, entrées du problème. Par ailleurs, les nouvelles taller en zone périurbaine, voire rurale) avait voyons que nous vivons dans une société de Le placard de la ville nouvelle à la ville technologies de l’information et de la commu- eu lieu entre 1980 et 1994, c’est-à-dire avant la l’injonction à la mobilité. Nous travaillons, nous En outre, le garage fait souvent office de pla- contemporaine, de La mobilité nication influent très fortement l’utilisation hausse des prix du foncier. consommons, nous rencontrons les autres par card, de cellier ou de remise, ce qui m’amène qui fait la ville, de Comment du temps et de l’espace dans nos logements. L’étalement urbain s’est donc opéré parce que la mobilité. La mobilité signifie aussi que nous à mon deuxième mot-clé. Si nous vivons dans les acteurs s’arrangent-ils avec En outre, nous vivons dans une société de les familles en question n’arrivaient pas à trou- créons de la richesse. La mobilité nous relie les une société de plus en plus mobile et nomade l’incertitude ? consommation, voire d’hyperconsommation. ver, dans le centre-ville, une offre de logement uns aux autres et nous lie aux lieux. La mobilité (nous avons des téléphones cellulaires, des Les mutations urbaines 210 1 0 a n s d e c u l t u r e ficier des systèmes de réduction du temps de p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 211 a h i t e c t u r e | u r b a n i s m e | h a b i t a ordinateurs portables, etc.), nous vivons aussi le temps libre que nous avons gagné était pas- Le maire avait failli perdre les élections à cause leurs au sentiment de méfiance vis-à-vis de la dans un monde où la consommation est de sé dans les centres commerciaux et devant la des concitoyens du centre-ville qui souhai- nature à l’époque, car celle-ci était présentée plus en plus démocratisée. Il s’agit là d’un mou- télévision. Au-delà de la télévision, nous pas- taient avoir des terrasses. Cette demande des comme relativement hostile, sujette à des fan- vement séculaire, qui trouve ses racines à la Ré- sons de plus en plus de temps chez nous, à na- Biterrois m’avait paru étrange et je l’ai gardée tasmes (les démons, les bandits, etc.). La nature volution française. L’idée était qu’il fallait que viguer sur internet, etc. Le centre commercial en mémoire. En recoupant avec une enquête était donc redoutée, à tort ou à raison, pour des tout le monde travaille pour pouvoir consom- n’est plus seulement considéré comme un lieu sur les maisons individuelles, j’ai compris l’im- motifs réels ou fantasmés, et l’on préférait donc mer. Saint-Just disait que le bonheur était une de consommation mais également comme un portance des terrasses. Les promoteurs immo- la voir de loin. Elle offrait un point de fuite dans idée neuve en Europe, liée au fait que si tout lieu de rencontres. Quant à l’habitat, il corres- biliers s’efforcent de proposer une place de sta- un contexte où la mobilité n’existait pas. le monde travaille, il deviendra plus facile de pond de plus en plus à un rêve de maison glo- tionnement, un îlot vert et des terrasses. C’est produire des biens et d’y accéder. Dans l’Ency- bale : si nous passons de plus en plus de temps La terrasse correspond à une évolution de la haussmanniens : la nature sert de décor et l’on clopédie de Diderot et consorts, l’on trouve une chez nous, ce n’est pas seulement pour regar- demande de nature urbaine. J’ai réalisé, à une marche sur des pavés ou des graviers, tandis que grande quantité de planches à métier. Cela cor- der la télévision, mais c’est aussi pour pouvoir y époque, une enquête sur la demande de na- de magnifiques barrières en ferronnerie ou en respondait à l’idée que l’Europe entière devait recevoir les autres et échanger avec eux. ture urbaine pour le compte de l’Agence d’ur- bronze nous séparent de la nature. Nous pour- se mettre au travail. Le ministère de l’Équipement a organisé un col- banisme de Grenoble. Je cherchais à analyser rions également évoquer les espaces verts «fonc- Nous sommes entourés d’un nombre croissant loque sur l’hospitalité. Jamais, jusqu’en 1999, si les citoyens préféraient avoir des squares, tionnalistes», où les pelouses sont interdites. d’objets : costumes, chaussures, télévisions, or- les Français ne s’étaient autant reçus les uns les des placettes ou des parcs et je me suis aperçu La demande de nature sensible actuelle est dinateurs, vélos, raquettes, etc. Où ranger tous autres. Ainsi, passer plus de temps chez soi ne que ces éléments ne correspondaient pas tout symbolisée par la terrasse et le jardin. ces objets ? Avec des étudiants, nous avons signifie pas que l’on se replie sur soi-même. à fait à la demande de nature urbaine contem- mesuré la surface offerte par les placards d’un Les placards se retrouvent donc liés à la société poraine. Les habitants souhaitent surtout avoir L’évolutivité appartement de type haussmannien, non pas de consommation et aux nouvelles technolo- de la nature «sensible ». A travers les entretiens Venons-en maintenant au premier terme émer- situé dans l’hypercentre, mais plutôt sur les gies de l’information et de la communication. réalisés avec eux, il apparaît qu’ils veulent pou- gent : l’évolutivité. Autour de Lyon, j’ai rencon- grands boulevards. Le pourcentage moyen de Notre habitation est de plus en plus le lieu de voir sentir le vent, le soleil, toucher la végéta- tré des maires qui m’ont confié que la moitié la surface occupée par les placards atteignait télé-loisirs, de télé-enseigenement, de télé-hô- tion, marcher nu-pieds dans le gazon, c’est-à- des demandes de permis de construire concer- seulement 4 % de la surface habitable. Dans pital, de télé-sociabilité, etc. Cela correspond dire ressentir la nature avec tous les sens. Cette naient des projets d’agrandissement d’habita- les maisons individuelles, sans même compter à l’image de la demeure globale, où il devient notion est également liée à l’hédonisme, à tra- tions existantes. Au-delà d’un besoin d’espace, les garages, 40 % de la surface est constituée possible de tout faire et d’échanger avec le vers le culte du corps, etc. L’on souhaite avoir cela dénote une volonté d’évolutivité. L’évoluti- de placards ou d’espaces de rangement divers. monde entier. Le fait de passer du temps chez du temps pour, de temps en temps, manger au vité est liée à de nombreux facteurs : les modes Les personnes vivant en zone périurbaine pour- soi correspond aussi à l’idée d’hédonisme, soleil, sentir le vent sur son visage ou marcher de vie, l’allongement de la durée de vie et les ront donc lever cette injonction paradoxale de de confort, de démocratisation du pouvoir dans le gazon. J’ai interrogé des personnes qui mouvements affectant les familles (divorces, consommer davantage – idée qui est plus que d’achat, même si cette dernière notion pourrait vivent dans des habitations de quatre ou cinq remariages, etc.). Les agrandissements peuvent jamais reprise dans le contexte de la crise ac- être remise en question avec la crise. pièces et qui disposent de quelques mètres consister en des terrasses, des vérandas, des tuelle – sans avoir de place pour ranger ses J’avais réalisé une enquête qualitative auprès carrés de pelouse et ils m’ont paru tout à fait appentis, des chambres supplémentaires, des objets. des habitants des cités, et j’avais retenu une heureux. modifications de cloisons, des conversions de Autour de Grenoble, les maisons individuelles définition intéressante du confort : le confort, J’ai travaillé avec des paysagistes, et notam- caves ou de greniers en lieux d’habitation, opé- sont en général de type T4 ou T5. La surface c’est lorsque l’on ne se cogne pas aux meubles ! ment Michel Corajoud, qui a obtenu un grand rations qui sont impossibles dans un logement habitable moyenne des maisons individuelles Cette image était à la fois poétique et pleine de prix de l’urbanisme voici quelques années, en immeuble collectif. 2 iséroises est de 106 m . Un tiers d’entre elles vérité. Dans les appartements exigus, aux cou- Gilles Clément, que vous connaissez peut-être Sous Giscard d’Estaing et Mitterrand, l’on pen- ont une surface de plus de 130 m2. Par ailleurs, loirs étroits, l’on se cogne en effet aux meubles. de réputation, Bernard Lassus et l’école de sait qu’en construisant 300 000 logements par la surface par habitant ne cesse de croître de- Les maisons individuelles permettent de lever paysagistes de Versailles. Leur analyse est que an, on résoudrait la crise du logement, sachant puis cinquante ans. Les séjours deviennent de encore une fois une injonction paradoxale : nous sommes passés du paysage au jardin. qu’à l’époque, il manquait un million de loge- plus en plus grands, tandis que la cuisine et la nous sommes conduits à consommer de plus Cette transition exprime notre rapport urbain à ments en France. Nous avons atteint un rythme salle de bains sont devenues des pièces à vivre en plus et à passer de plus en plus de temps la nature. Cela conforte tout à fait les résultats supérieur à 400 000 logements par an et pour- à part entière. Avec les systèmes home-ciné- chez nous, mais notre logement n’est pas tou- de ces entretiens qualitatifs réalisés avec des tant, la crise du logement n’est pas résolue, et ma, la télévision dispose presque d’une pièce jours adapté car trop exigu. personnes vivant dans des logements relative- la natalité n’est pas l’unique source d’explica- spécialement dédiée. Le bureau devient égale- d’ailleurs aussi l’esprit des ment modestes mais qui s’estimaient très heu- tion. Nous avons demandé à des sociologues reuses de posséder quelques mètres carrés de de travailler sur le sujet et nous nous sommes vail, soit pour accéder à internet. Le troisième mot-clé est la terrasse (ou le jar- pelouse ou d’avoir le loisir de tailler leur haie. aperçus que la crise du logement était entrete- Les enquêtes réalisées à l’époque du passage din). J’avais animé une conférence à Béziers il Le paysage est une invention du XVIIIe siècle : il nue par l’allongement de la durée de la vie – les aux 35 heures ont montré que, sommairement, y a longtemps, avant même la ville émergente. est seulement vu de loin. Cela correspond d’ail- logements vacants à la suite de décès sont plus 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u t | j a r d i n parcs La terrasse ment une place importante, soit pour le télétra- 212 r c g a r d 213 Les meilleurs m² sont ceux que l’on ne construit pas Gilles Marty 14 janvier 2010 Cette conférence explore les affinités profondes qui lient l’architecture à son rares – et par la décohabitation (divorces et garde alternée des enfants). milieu physique, naturel et humain. Comment considérer l’architecture comme Le sentiment d’appropriation de sa maison (pour y avoir travaillé soi-même) passe au se- une partie du monde vivant qui doit «apporter à la terre plus qu’on ne lui prend» ? cond plan, l’idée primordiale étant que son Comment innover en construisant moins ? Comment utiliser l’architecture, toujours habitation a besoin d’évoluer en fonction de «consommatrice» d’énergie et de paysage, à bon escient et en toute connaissance son mode de vie, ce que ne permet pas un lo- de cause, lorsque les autres registres d’action ont été épuisés ? Comment penser les gement collectif. relations significatives de tout petits objets à de très grands espaces ? Telles sont L’environnement Le deuxième terme émergent est l’environne- les questions qui seront abordées et développées au travers des projets de l’agence ment, une préoccupation qui n’est pas encore INCA, Innovation, Création & Architecture : des projets d’aménagement et de mise massive comme pour le garage, par exemple. en valeur de grands sites tels que Lascaux, Rocamadour, la Baie de Paulilles, qui Certains habitants de maisons individuelles souhaitent y intégrer des éléments répondant s’intéressent aux relations fécondes entre l’architecture, les sites, les paysages, le à une notion de développement durable (pan- patrimoine, l’histoire et les territoires. neaux solaires, isolation, pompes à chaleur, éoliennes, nouveaux matériaux de construction, etc.). De telles opérations sont beaucoup plus Préambule sont conçus par une équipe pluridisciplinaire, faciles à réaliser dans une maison individuelle «Les meilleurs m² sont ceux que l’on ne construit avec qui nous avons toujours grand plaisir à que dans un logement collectif déjà ancien. pas.» Une telle profession de foi peut appa- travailler et échanger. raître complètement contradictoire pour un Je mentionnerai également la sensibilité à architecte, dont la vocation consiste à bâtir et l’architecture, acquise au travers d’opérations Comment faire évoluer la demande d’habitat construire. Il ne faut pas y voir de ma part cy- sur des sites patrimoniaux ou de grande qua- pour mieux répondre aux attentes des Fran- nisme ou misérabilisme. La question n’est pas lité paysagère. La création de l’agence Inca çais ? En synthèse, si les Français sont atta- tant l’absence de construction, mais de s’in- coïncide avec le début des opérations «Grand chés à la maison individuelle, c’est en raison terroger sur le sens de la construction. Il s’agit site» d’aménagement de sites classés et proté- des éléments de confort qu’elle leur procure davantage d’une vision de l’architecture, que gés. La question à l’époque était la suivante : (garage, placards, accès à la nature sensible, l’agence Inca assume depuis plus d’une quin- est-il possible de concevoir un aménagement etc.). Pourquoi ne pas réintégrer ce type d’ha- zaine d’années. C’est une manière de consi- contemporain pour des sites historiques ou bitat dans les centres-villes ou à proximité de dérer l’architecture, perçue comme systémati- patrimoniaux, extrêmement forts ? Que pou- ces derniers ? Certains habitants pourraient quement en relation avec quelque chose, que vons-nous apporter, avec notre sensibilité ainsi ne plus contribuer à l’étalement urbain, ce soit le paysage, l’environnement, l’histoire, des XXe-XXIe siècle, à ces sites, où les généra- et trouveraient une offre correspondant à leur le patrimoine, etc. Tel est d’ailleurs l’esprit qui tions précédentes n’ont pas hésité à créer de demande. nous a guidés pour la réalisation du schéma véritables monuments d’architecture ? Notre Sur les 54 % de maisons individuelles en France directeur du Grand site de Carcassonne, par sensibilité s’est développée au travers de pro- (par rapport aux logements collectifs), 12 % exemple. Comment se confronte notre regard jets très différents. Nous travaillons ainsi sur seulement concernent des habitations indivi- d’architecte à des sites qui dégagent une forte du «très grand», tel le plan d’interprétation du duelles groupées et 42 % des habitations indi- puissance architecturale, historique, patrimo- Rhône, qui s’étend sur 530 km de long du Lac viduelles diffuses. Nous voyons là un gisement niale et économique ? Quelle stratégie adopter Léman jusqu’à la Méditerranée, ou les Opé- relativement important et des possibilités pour pour travailler sur ces sites ? rations Grands sites, qui s’inscrivent toujours des modes d’habitat individuels offrant des Tous les projets qui vous seront présentés ont dans un large territoire. Nous développons densités convenables. Il serait finalement rela- fait l’objet d’une réflexion collective. En effet, le également une seconde mission au sein de tivement facile de réintégrer en centre-ville une travail sur des sites de grande envergure et de l’agence visant plus spécifiquement les équi- Gilles Marty offre assez proche de ce que l’on peut trouver qualité suppose la constitution et le dévelop- pements associés, c’est-à-dire les centres d’in- est architecte, directeur et en zone périurbaine ■ pement d’un réseau de paysagistes, de spécia- terprétation, les musées, etc. fondateur de l’agence INCA et listes de l’environnement, du patrimoine, de la Je vous présenterai donc à la fois une manière enseignant à l’École nationale scénographie, etc. Ainsi, ces projets ne sont pas de voir, de comprendre, d’aménager et de pro- supérieure d’architecture de uniquement des projets d’architectes, mais ils grammer des sites, mais aussi les architectures Grenoble. Conclusion b i b l i o g r a p h i e Yves Chalas, La mobilité qui fait la ville, Lyon, CERTU, 2008. La ville émergente, La Tour d’Aigues, L’Aube, 1997. L’invention de la ville, Paris, Anthropos-Economica, 2000. Villes contemporaines, Paris, Cercle d’Art, 2001. L’imaginaire aménageur en mutation, Paris, L’Harmattan, 2004. L’Isle d’Abeau, de la ville nouvelle à la ville contemporaine, Paris, La Documentation française, 2005. Comment les acteurs s’arrangent-ils avec l’incertitude ? Paris, Archives contemporaines , 2009. 214 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 215 a h i t e c t u r e | u r b a n i s m e | h a b i t a associées, d’où l’idée que «les meilleurs m² sont Il écrit : «Il faut donner à la terre plus qu’on ne savoir comment faire de l’architecture avec lui-même des propositions d’aménagements. ceux que l’on ne construit pas.». Celle-ci pourrait lui prend». Cela m’évoque un projet de grande des moyens non architecturaux. Selon Price : Il est intéressant de voir que, vingt à trente ans se résumer simplement : À qui s’adresse-t-on ? ampleur à Abu Dhabi qui comportait plusieurs «Chaque fois que nous arrivons à résoudre des plus tard, de grands projets d’aménagement Quelle que soit l’échelle de construction envi- îles autonomes, censées être à la fois des lieux questions architecturales avec des moyens non de territoires, comme dans la Ruhr, détournent sagée, parvenons-nous à bien comprendre un de vie, de tourisme et de relogement des per- architecturaux, c’est autant de gagné pour l’ar- d’anciens sites à des fins de réhabilitation et de site, son histoire, son patrimoine, la manière sonnes menacées par la montée des eaux. chitecture. ». En se penchant sur l’histoire de réappropriation. Ils les transforment en lieux dont il s’est créé ? Est-il possible de le gérer par Nous voyons aujourd’hui fleurir des projets l’architecture, nous voyons bien que les grands d’accueil d’activités artistiques ou de loisirs. des moyens non architecturaux ? L’architecte étonnants, visant une autonomie totale, pour architectes modernes ont emprunté des idées Essentiellement préoccupé par l’utilité et l’ef- n’a pas pour seule vocation de couler du béton. lesquels sont mis en avant les concepts d’éner- à d’autres secteurs. Price incitait, en son temps, ficacité sociale de l’architecture, il a procédé à Je ferai le parallèle avec une stratégie d’acu- gie zéro, voire positive, le recyclage de l’eau, le à faire confiance à la technologie et à explorer une remise en cause systématique et logique puncture : peut-être avons-nous besoin de recours à l’énergie solaire, etc. Robert Harrison toutes sortes de voies possibles pour réali- des fondements de l’architecture. Formidable connaître le fonctionnement général du corps considère que nous sommes arrivés au bout ser de l’architecture sans nécessairement en inventeur, il est un des précurseurs des grands d’un site ou d’un territoire, afin de donner du de l’exploitation de la terre. Comme si toutes faire. Et ce, par le biais de l’architecture mobile, concepts de l’architecture contemporaine. sens à l’architecture. Et donc, construire très les ressources de la terre étaient aujourd’hui temporaire, évènementielle, etc. Il a réalisé L’unique projet construit par Price est un centre peu. mobilisables, comme si les biens que la terre plusieurs grands projets amusants, comme le social en banlieue de Londres. Uniquement Nous travaillons sur de grandes opérations, nous prodigue étaient infiniment exploitables Thinkbelt Potteries, un campus réalisé sur un constitué de matériaux industriels, il illustre mais aussi sur de toutes petites choses. Par par notre société industrielle et capitaliste. territoire minier abandonné qu’il a recyclé en parfaitement la notion de détournement. Price d’exemple, l’agence Inca a lancé et dévelop- J’appelle cela la «frénésie moderne». Elle re- université. Les silos sont devenus des salles de évoquait également l’obsolescence program- pé un projet de structures mobiles pour les lève davantage d’un fantasme de l’autonomie cours, par exemple. Il s’agissait à l’époque d’un mée de l’architecture. Il indiquait la période de archéologues. L’aventure a duré deux ans. Il de l’architecte. A contrario la phrase de Robert projet complètement scandaleux. Il était im- vie des bâtiments qu’il concevait. Il prévoyait s’agissait de réaliser des structures à la fois ou- Harrison : «Il faut donner à la terre plus qu’on ne pensable de loger une université à la pointe du pour le centre social une durée de vie de trente tils de travail pour les archéologues, mobiles lui prend», nous invite à considérer d’emblée savoir dans une friche industrielle. Autre grand à quarante ans. Peu avant son décès, dans les d’un site à un autre, et lieux d’accueil et de que ce que nous construisons et réalisons s’ins- projet, sans doute le plus connu, le Fun Palace années 2000, l’Office du patrimoine anglais dé- médiation pour le public. Nous avons réalisé crit dans un monde vivant, où il faut privilégier ou palais de l’amusement. Il a choisi de récu- cida de classer le bâtiment, devenu une icône plusieurs prototypes qui ont abouti aux Archéo des relations intelligentes à l’environnement. pérer une structure industrielle, avec toutes des années 1960. L’architecte ne l’a pas enten- sortes de containers, mobiles à volonté grâce à du ainsi, car il avait prévu sa destruction dès sa La seconde manière de comprendre cette un système de ponts roulants et d’escalators. conception. phrase est de l’entendre comme radicale et Price exploitera toutes les possibilités offertes Sept manières de comprendre la phrase innovante. Je me réfère à l’un des maîtres de par le temps : mobilité, adaptabilité, flexibilité, Troisième manière de comprendre cette «Les meilleurs m² sont ceux l’architecture, Cedric Price, architecte anglais évolutivité... Son projet du parc d’amusement phrase : l’angle écologique et politique. Je fais Structures. D’une surface de 90 m², elles se montent en moins d’une heure. 216 r c que l’on ne construit pas» des années 1960, à l’humour féroce totalement Fun Palace à Londres, consiste en une structure appel à un paysagiste américain, Richard Haag, Je vais vous exposer les principes qui animent iconoclaste et provocateur. Lorsqu’un couple métallique qui supporte une «machine interac- dont les projets, bien que peu nombreux, sont notre agence. Chacun de nos projets (le Grand venait lui demander de concevoir sa maison, tive», constituée d’équipements techniques et fondateurs et ont marqué les générations de site de Rocamadour, l’entrée du pont du Gard, il lui posait cette question : «Ne préférez-vous ludiques, qui visent à créer un espace en per- paysagistes. Le projet d’aménagement de le musée de la Paléontologie à Villers-Sur-Mer, pas divorcer ?», lui expliquant qu’au final, une pétuel renouvellement. Ce projet est considéré jardins Bloedel Reserve sur une île proche de la valorisation des sites miniers de Haute- séparation serait beaucoup plus économique comme le prototype de Beaubourg. De là est né Vancouver illustre la notion de «faire avec». Marne, etc.), constitue une sorte de dosage et consommerait moins de paysage ! C’est un un courant de pensée fondé sur l’idée d’appro- Comment un projet se situe d’emblée dans particulier de ces sept principes. Pour chacun personnage étonnant de l’histoire de l’archi- priation, de transformation, d’adaptabilité et une dynamique historique, végétale, environ- d’eux, je mettrai un personnage en avant, et tecture. Il a réalisé peu de projets, tous très de flexibilité, une nouvelle manière de conce- nementale. Il a détourné toute une structure pas nécessairement un architecte. décriés mais révélateurs d’une pensée parti- voir l’architecture. Le Fun Palace fit également paysagère pour en faire autre chose. Il a créé culièrement novatrice. D’une certaine manière, scandale, mais Cedric Price persista. Il propo- une série de jardins de mousse en repiquant Je citerai en premier lieu le paysagiste Robert les grands architectes contemporains, tel Rem sa aux États-Unis le projet Generator, véritable des milliers de plants. Il a mis en valeur une Harrison. Écrivain et directeur du départe- Koolhaas, qui travaillent aujourd’hui sur les adaptation de la cybernétique à l’architecture. ancienne piscine, simplement en la clôturant ment de littérature française à l’université de grands territoires, ne font que réinterpréter les Cet étonnant ensemble, jamais concrétisé, au- d’une haie et la rebaptisa «Miroir du ciel». Avec Stanford, il est l’auteur d’un très bel ouvrage concepts et les idées de Cedric Price. Il disait : rait été composé de différents modules mobiles de l’imagination, il est possible de transformer mêlant philosophie et jardins. Il explique com- «Personne ne devrait être intéressé par le design au gré des besoins des utilisateurs grâce à des l’existant en poésie. ment l’activité de jardinage a toujours été liée à d’un pont, mais se préoccuper plutôt de la ma- grues contrôlées par un système informatique. une certaine manière de vivre pour les hommes nière de passer de l’autre côté». Il s’agit là d’une Price aurait également calculé une combinai- La quatrième manière de comprendre la et de concevoir leur relation à l’environnement. idée intéressante, d’où découle la question de son «ennui», l’ordinateur central pouvant faire phrase fait appel aux termes «poétique et holis- 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d t | j a r d i n 217 a 218 r c h i t e c t u r e | u r b a n i s m e | h a b i t a tique» et au personnage emblématique Richard Gilles Deleuze. Ce philosophe avait développé férence Andrea Palladio, célèbre architecte vision. Lorsque Seagram inaugura et commer- Long, dont les interventions sont extrêmement la vision quelque peu paradoxale, selon la- du XVIe siècle, dont l’œuvre la plus célèbre cialisa le bâtiment, elle loua les m² disponibles délicates et minimales. Pourtant, elles nous quelle les nomades ne bougent pas. Lorsque est la Villa Rotonda. À une époque où Venise, cinq fois plus cher qu’ailleurs à New York, et ce, parlent et nous révèlent toute la dimension les populations humaines se déplacent en rai- concurrencée par les grands ports du nord de grâce à la généreuse place publique offerte aux d’un site. Elles peuvent nous parler de géolo- son de conditions difficiles, les nomades, eux, l’Europe, s’interroge sur la conquête de ses habitants. Le Seagram Building était l’endroit gie, de géographie, d’histoire, de matières, etc. s’accrochent à leur territoire. Ils développent terres intérieures, Palladio inventa une struc- où il fallait être. Seagram est ainsi largement Avec des choses délicates ou éphémères, il fait une ingénierie incroyable en lien avec leur terri- ture magnifique : le palais aristocratique ru- rentré dans ses frais pour cette opération. ressortir les qualités intangibles et souterraines toire, afin de pouvoir se déplacer toujours dans ral. Une réalisation combinant villa d’apparat, On dit souvent que Mies proposait toujours les d’un lieu. Il organise d’ailleurs des marches et les mêmes espaces. et outil de gestion agricole du territoire. Cette mêmes bâtiments, quel que soit le lieu. C’est balades de nuit et peut faire dix allers - retours Pour avoir travaillé sur des architectures tem- architecture devint une icône classique et complètement faux. J’ai vu dans les archives de sur un site sans éclairage. Il note ce qu’il ressent poraires et mobiles, je considère que si elles Palladio l’un des maîtres de la composition Mies des centaines de maquettes permettant au cours de son cheminement à l’aveugle. Pe- paraissent ridicules ou simples, elles recèlent architecturale autonome. Ses œuvres sont de déterminer, pour ses projets, une alchimie tit à petit, il acquiert une connaissance fine une grande sophistication, liées aux probléma- de pures merveilles d’architecture, avec des entre l’ombre et la lumière, la rue, etc. À la suite des lieux. C’est une belle idée. Richard Long a tiques matérielles. L’absence de bois dans les moyens extrêmement réduits. Toute l’organi- de la réalisation du Seagram Building, le code réalisé en Angleterre quatre marches sur quatre prairies, par exemple, a abouti à l’invention des sation intérieure, axée sur la symétrie, se tour- d’urbanisme de New York accorda d’ailleurs lieux de dimensions différentes. tipis. Les Indiens ont conçu des structures mo- nait vers l’exploitation agricole. Chaque point une dérogation de hauteur aux constructions, Je prendrai également l’exemple de Luis biles en peaux d’animaux, transportables par trouve son contrepoint avec un élément de sous réserve de libérer un espace public au Barragan. Il a développé la notion d’incorpora- les femmes. Ils ont développé une ingénierie paysage. C’est précisément ce qui m’intéresse pied des bâtiments. L’initiative donna lieu à la tion au travers de ses architectures. Il conçoit technique qui leur a permis d’utiliser au mieux dans ces architectures : comment réaliser une réalisation de tous les buildings suivants. Il est son travail comme une volonté de libérer de les ressources à leur disposition. Rémi de structure extrêmement puissante au sein d’une donc intéressant de voir comment les m² que l’énergie, afin de ressentir une fraternité avec Cronenbourg décrit fort bien dans son ouvrage échelle de grande ampleur, en lien avec un l’on ne construit pas, donnent une grande va- l’ensemble du voisinage terrestre, et d’être en sur l’histoire de l’architecture mobile et trans- paysage, un territoire. Les jardins classiques ou leur à ceux que l’on construit ! contact avec des éléments très éloignés, qui portable comment celle-ci reflète une efficaci- baroques s’insèrent dans un système de com- nous dépassent, tel le cosmos. té sociale, symbolique et cosmologique. Une position sophistiqué où chaque chose répond Cette dimension revêt une importance fon- yourte ou un tipi sont organisés en fonction des à une autre. damentale dans nos travaux sur les grands vents dominants, de la course du soleil, etc. À sites de patrimoine. Ceux-ci nous tendent un l’intérieur, aucune cloison n’est nécessaire, La dernière manière de considérer la phrase ment. Le premier terme à mentionner est l’in- piège, sachant que nous avons tendance à chacun sachant où se situer dans la tente selon est l’angle économique, avec Mies van der novation. En effet, tout architecte a vocation à porter notre attention sur ce que nous voyons. sa hiérarchie sociale. Cette organisation revêt Rohe. Architecte d’origine allemande, il a com- changer les choses et à s’interroger sur les dif- Or, ce que nous voyons n’est que le reflet de également un aspect cosmologique. Chaque muniqué autour de l’idée «less is more». Il est férentes manières d’innover. quelque chose de beaucoup plus vaste. Je dis élément utilisé évoque un univers : animalier le champion de la réduction des moyens archi- souvent qu’un grand site reflète 5 % de visible avec les peaux, végétal avec le bois, le feu, la tecturaux. Le pavillon de Barcelone est l’une de Le Grand Site de Rocamadour et 95 % d’invisible. Par exemple, que compre- pierre, etc. Lorsque nous plantons un parasol, ses plus belles œuvres, avec la séparation des Nous travaillons sur le projet depuis six ans nons-nous d’une abbaye cistercienne ? Nous nous faisons déjà de l’architecture, tout comme porteurs des cloisons. Pour avoir travaillé sur dans le cadre d’une Opération Grand site. Ce voyons des cloîtres, mais comprenons-nous les Indiens ! Nous choisissons un endroit enso- ses réalisations, je me suis aperçu qu’il s’agis- site de renommée nationale et internationale l’organisation ayant abouti à cette construc- leillé, face à un joli paysage de préférence, en sait, en fait, de bidouillage. Certains poteaux du est très fréquenté. Il se dénature de plus en tion ? Comprenons-nous la conquête du terri- tenant compte des vents dominants, etc. Nous pavillon ne portent pas grand-chose et d’autres plus. Les services de l’État, la municipalité, le toire associée ? Les matières utilisées, le choix sommes toujours en relation avec le temps, la sont cachés dans les cloisons. L’élément le plus Conseil général et le Conseil régional ont donc de ce lieu, etc. ? C’est ce que j’appelle les 95 % durée d’installation. intéressant chez Mies n’est pas donc «less», décidé de fixer un schéma directeur pour les d’invisible. Je dis souvent à mes clients que Autre notion intéressante dans l’architecture mais plutôt «more». Pour le Seagram Building, quinze prochaines années, concernant le patri- notre intérêt ne porte pas sur ce que nous mobile : le détournement. Les souks maro- situé sur la 5e avenue à New York et comman- moine, le tourisme, les équipements d’accueil voyons, mais que nous entendons donner du cains, par exemple, montrent qu’avec une dé à Mies au cours des années 1950, il a conçu et la gestion du territoire. sens à ce que nous ne voyons pas. La question simple couverture, l’espace public se mélange une sorte de monolithe noir, mis en valeur par Dans le cadre d’une Opération Grand Site, il est alors de le rendre visible. à l’espace privé. On ne fait plus la différence une grande place publique urbaine. Une pre- existe une notion selon laquelle l’économie Cinquième manière de considérer «Les meil- entre la rue et un café, une échoppe ; de petits mière version, fondée sur une structure mé- d’un site est souvent prédatrice vis-à-vis du leurs m² sont ceux que l’on ne construit pas», gestes permettent de créer des sensations et tallique apparente, fut rejetée par la direction territoire. la manière ingénieuse et ludique, avec l’archi- des rencontres. de Seagram qui souhaitait un bâtiment plus Savez-vous pourquoi il n’y a pas de charcute- tecture légère et temporaire, en référence aux Sixième manière de considérer la phrase : classique, utilisant la totalité de l’espace dis- rie à Rocamadour? On raconte que ce sont les Archéo structures. J’ai choisi le personnage de l’angle architectural et territorial, avec en ré- ponible. Mies parvint finalement à imposer sa restaurateurs locaux qui empêchent les char- 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d t | j a r d i n Philosophie et projets de l’agence INCA Ces projets et réalisations mettent en pratique les différents principes évoqués précédem- 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 219 a r c h i t e c t u r e | u r n i s m e | h a b i t a cutiers de s’installer, craignant un manque à avons ainsi présenté notre projet au travers du mé «l’Empreinte». Nous savions que le site était gagner si les visiteurs avaient la possibilité de site internet à mettre en place, avec des on- pénalisé par des conditions d’accueil déplo- pique-niquer. Donc Rocamadour, qui compte glets de présentation des lieux, de réservation rables et l’absence d’équipement aux normes. 630 habitants et accueille plus d’un million de de gîtes, de boutique en ligne, d’informations Il s’agissait donc d’un plan paysager, reprodui- visiteurs par an, n’a aucun commerce en hiver utiles, etc. Sur cette base, nous avons expliqué sant à grande échelle des gravures d’animaux et oblige, par ce fait, les habitants à se rendre à nos clients que s’ils parvenaient à créer ce de la grotte originale. Il permet d’organiser les à vingt kilomètres pour faire leurs courses. La site, ils auraient déjà accompli la moitié du tra- parcours, de canaliser les flux et de préparer richesse d’un site n’implique donc pas forcé- vail. La concrétisation du site supposait en effet la visite du fac-similé. En terme d’architecture, ment celle de son territoire... de structurer le projet à l’échelle du territoire nous sommes restés dans l’idée de l’univers L’une des premières missions à remplir, au titre et, en conséquence, de construire beaucoup animalier en développant des structures extrê- de notre intervention, consiste à replacer la moins que prévu. Au final, les clients ont adoré mement minimales de petits pavillons réver- notoriété du site au service d’un projet de ter- notre idée. Nous avons mis six ans à la leur faire sibles en bois. Nous avons obtenu un permis de née par 80 000 visiteurs. Ils viennent admirer le ritoire. comprendre car elle allait à l’encontre des no- construire au bout d’un an, notre projet ayant panorama des falaises crées par la Rouvre. La Pour ce site de pèlerinage, il convenait d’avoir tions habituelles d’investissement, d’aménage- suscité l’adhésion des décideurs. A cette occa- commande portait sur un centre d’interpréta- une vision innovante. Nous avons donc ex- ment du site et du patrimoine. sion, j’ai beaucoup appris en termes de qualité, tion, au sein d’un paysage fabuleux et très inté- pliqué au client que nous n’allions pas régler Les clients souhaitaient la réalisation d’un de réversibilité, de fondations superficielles, ressant sur le plan géologique, de la biodiver- les problèmes de parking ou d’accueil pour grand centre d’interprétation de 5 000 m² en car il s’agissait de notre premier projet sur un sité animale, etc., L’objectif était de sensibiliser le moment, mais nous projeter dans dix ans. haut de la corniche de Rocamadour, pour six site Unesco. Nous avons travaillé avec trois bu- les touristes et d’expliquer ce lieu. Nous avons Après examen des tendances du tourisme, millions d’euros. Nous leur avons expliqué reaux d’études pour arriver à calculer les struc- détourné le programme du concours, qui posi- nous avons soumis l’idée de parc nomade, en qu’une telle structure n’était pas nécessaire, tures à triple courbure. Au final, nous sommes tionnait les bâtiments à distance du site, pour lien avec l’histoire de Rocamadour. En effet, de car les visiteurs ne se rendent pas sur un grand parvenus à réaliser des aménagements qui, je nous mettre en limite classée, en utilisant un tout temps, Rocamadour a été un lieu de pèle- site pour s’enfermer dans un centre d’interpré- le pense, s’intègrent assez bien dans le site. Sur boisement à proximité des falaises. Nous avons rinage, de nomadisme et de migrations. Nous tation. En outre, la corniche constitue de fait un le plan économique, nous avons également conçu un bâtiment dans la continuité du pay- avons fait le pari que, dans dix ans, les visiteurs espace d’interprétation à ciel ouvert, de 1,5 km, conçu, sur la base de l’univers animalier, l’amé- sage comme un filtre, au travers duquel le vi- viendront passer plusieurs jours à Rocamadour à aménager. Il était donc préférable de réin- nagement de la boutique qui participait pour 3 siteur se sentirait déjà dans l’environnement sans prendre leur voiture, à l’instar de ce qui se jecter les six millions d’euros sur cet espace, % au chiffre d’affaires du site y contribue désor- de la Roche. Nous avons développé une archi- fait en Écosse ou en Irlande. Nous avons privi- en créant des liens paysagers avec le plateau, mais pour 35 %. tecture en bois, avec un travail sur différentes légié un aménagement qui, sans surcharger le en sortant les voitures et les parkings de proxi- site, permettrait de développer l’idée selon la- mité pour offrir de belles promenades. Je tra- La Roche d’Oëtre paysagère avec les falaises. Pour l’intérieur, quelle il sera possible de venir à Rocamadour, vaille aujourd’hui avec un paysagiste, Philippe Le troisième terme est l’incorporation ou com- nous avons défini des espaces ouverts et en- passer une journée de balade, partir à cheval, Deniau. Sur le budget de six millions, quatre ment, par le biais de l’architecture, nous pou- cadrés par des piliers de bois, sous des ver- réserver une nuit dans un gîte, repartir le len- millions sont consacrés au paysage. Nous en- vons aller chercher des éléments appartenant rières, plutôt que des murs et des cloisons. En demain pour une excursion en canoë dans le visageons la réalisation de petits belvédères et au paysage et à la nature, matérielle et imma- regardant le bâtiment dans la profondeur, on a Lot, etc. L’objectif était ici de faire du site le de petites unités d’interprétation qui viendront térielle. Je vais illustrer mon propos avec le l’impression d’être dans la forêt. L’architecture cœur d’un projet territorial. Nous avons donc se loger aux endroits stratégiques. Ainsi, pour projet d’un site naturel classé en Normandie : est entièrement bioclimatique, avec une venti- conçu le projet de Grand Site à l’échelle du illustrer cette notion d’innovation, nous avons la Roche d’Oëtre. Il est fréquenté chaque an- lation naturelle et de nombreuses entrées de parc naturel régional, sur la base de la notion utilisé un media, internet, pour amener à com- de nomadisme. Nous avons rédigé une charte prendre une vision et s’accorder au préalable selon laquelle aucune nouvelle construction sur un projet. La Roche d’Oëtre : une façade imitant la lisière boisée existante. Projet d’aménagement du site de Lascaux avons choisi une stratégie complètement différente, en proposant un bâtiment en forme de connexions à créer depuis la gare, etc. Il s’agis- Un bon projet doit toujours raconter une his- plaque d’ardoise. Mon associé, qui a travaillé sait donc d’un projet capillaire, irriguant d’un toire. L’un des premiers projets que nous avons sur le projet durant un an, avait une plaque seul coup le territoire. C’est cette idée inno- réalisé est l’aménagement du site de Lascaux d’ardoise sur son bureau afin de comprendre vante qui nous fait gagner. Nous avons choisi (300 000 visiteurs par an). Aucun permis de sa structure, ses strates. de ne pas faire de plan d’aménagement, ce qui construire n’avait été accordé depuis quinze Autre projet, dans les Hautes-Alpes, un centre était un peu audacieux, mais de réaliser le site ans et les éventuels travaux étaient envisagés dédié aux sciences physiques et astrophy- internet de Rocamadour dans cinq ans. Nous de nuit. Nous avons proposé un projet dénom- siques à Aspres-sur-Buech. Nous sommes c u l t u r e a r d i n Lascaux : le pavillon d’accueil se loge dans une structure textile. Et d’autres… Le deuxième terme à retenir est la narration. d e j Pour le Musée de l’ardoise de Morzine, nous de chemins à restaurer ou à développer, les a n s | lumière. été réhabilité. Nous avons calculé le nombre 1 0 t essences, dans une perspective de continuité ne serait lancée tant que l’existant n’aurait pas 220 b a p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 221 a r c h i t e c t u r e | u r b a n i s m e | h a b i t a t | j a r d i n partis sur l’idée d’une architecture de lumière, avec une structure alternant le monde intérieur de la science et le monde extérieur de la nature, où les visiteurs puissent être en contact avec le paysage. Autre exemple intéressant, le projet d’écolodges pour l’île de la Réunion, au sein d’une forêt tropicale. Nous avons choisi une architecture ouverte et en harmonie avec le site. On retrouve la notion d’incorporation au travers de petites structures s’insérant dans une plus large échelle. La baie de Paulilles Le quatrième terme que j’utiliserai est celui de soustraction. Ne pas faire, c’est déjà beaucoup... J’illustrerai cette notion par le projet de la baie de Paulilles, site classé dans le cadre naturel des Albères qui accueillit la première dynamiterie d’Alfred Nobel. Pour cet ancien site industriel, propriété du Conservatoire du littoral, nous avons présenté un concept très simple, dénommé «L’avenir d’une mémoire». Il se fonde sur la valeur affective de ce lieu pour les catalans et sur la mise en valeur du littoral. Nous avons travaillé avec des paysagistes autour de l’idée que chaque réalisation devait partir du passé pour délivrer un message d’avenir. Nous avons détruit soixante-dix bâtiments sur le site et restauré dix, dont le château d’eau. Au fur et à mesure de l’avancée du projet, nous avons compris qu’il était possible de faire renaître ce lieu par le paysage. Plutôt que de concevoir des architectures, nous avons fait en sorte que les bâtiments aient du sens par rapport au paysage environnant. Nous avons rebaptisé une ancienne fabrique de caoutchouc Paulilles, la vigie, belvédère sur le site «Longue vue», car elle ouvre la vue sur la pinède et le littoral. Pour la «Maison de site», l’accueil, nous avons reproduit des fresques évoquant le patrimoine industriel à sa grande époque. Tous les éléments du projet architectural et paysager sont conçus comme une mise en valeur du patrimoine industriel. Enfin, l’ancien château d’eau et son réservoir ont été transformés en un lieu d’observation du site. Auparavant insignifiant, il se situe désormais dans une composition paysagère et une perspective du littoral. Il devient un lieu de grande importance sur le site. À travers ce projet d’ensemble, nous avons réalisé un important travail d’adéquation entre architecture, paysage, matériaux... assuré par une cheminée et le mobilier d’ins- expérience incroyable, au cours de laquelle Ce site reflète une dimension qui m’est chère : piration domestique. Cette notion d’appropria- j’avais l’impression, tel un entomologiste ou la notion d’interprétation. Nous avons travaillé tion est très importante pour nous. Un projet un botaniste du XVIIIe siècle, de découvrir des sur des notions de découverte curieuse et intui- doit fonctionner pour 10, 100 ou 1 000 per- sites protégés, d’une splendeur incroyable, tive où chaque chose, que l’on vienne pour une sonnes. Nous pensons qu’avec une petite ar- parfois dégradés. J’ai ainsi travaillé à partir de heure ou l’après-midi, fait l’objet d’un message chitecture, il est possible de capter différentes mon carnet de dessin avec les différents res- par le biais d’une empreinte, d’une maquette, dimensions, par la narration et l’interprétation. ponsables afin de revaloriser le paysage. Nous d’un objet. L’objectif est de s’adresser à tout Enfin, je terminerai en évoquant le terme de avons noué un dialogue au travers de ces des- le monde. In fine, le seul bâtiment neuf conçu dissolution, c’est-à-dire la quasi-disparition de sins. J’ai pris conscience de l’importance de la par notre agence est le pavillon d’accueil, pour l’architecture. Je prendrai pour exemple le tra- mémoire pour les Algériens, mais aussi le po- lequel nous avons volontairement organisé les vail réalisé sur les cinq premiers sites du littoral tentiel paysager à restaurer, plutôt que d’amé- flux de visiteurs à l’extérieur, les agents d’ac- algérien dans le cadre de la politique de pré- nager. Petit à petit, nous avons développé une cueil venant à leur rencontre. servation et de valorisation développée par le logique de travail, non plus sur l’architecture ministère de l’Environnement et du Tourisme. À et la construction, mais sur l’adéquation entre l’occasion de ma première visite, j’ai vécu une les attentes du client, le paysage existant, les Fontainebleau : une architecture en dialogue avec la forêt protégée. Centre d’éco-tourisme 222 1 0 a n s d e c u l t u r e À La Réunion, les écolodges de la forêt de Bélouve en forêt de Fontainebleau possibilités de restauration des vestiges. J’ai Pour le terme d’appropriation, j’ai choisi un alors écrit le scénario du site en dix dessins, projet sur lequel nous travaillons et «transpi- dix étapes : la découverte, la plongée, les oi- rons» actuellement : la conception d’un centre seaux, etc. En travaillant avec des environ- d’éco-tourisme en forêt de Fontainebleau, nementalistes et d’autres spécialistes, nous dans les gorges de Franchard, le site le plus avons choisi de renforcer certaines transitions fréquenté de cette célèbre forêt classée. L’en- paysagères, restaurer certains périmètres, etc. jeu était de trouver comment réaliser un bâti- À partir d’un certain moment, les choses nous ment de 150 m² susceptible d’accueillir 300 000 apparaissaient tellement intéressantes et par- visiteurs. Nous avons proposé au client un es- lantes qu’il convenait de les laisser s’exprimer pace narratif, l’idée d’un salon dans la forêt, où elles-mêmes. Pour conclure mon intervention, les personnes se sentiraient chez elles. Nous je citerai une phrase de Marcel Proust : «Le plus avons développé une architecture réversible en beau voyage de découvertes ne consiste pas à bois, avec des formes souples et douces, un es- chercher de nouveaux paysages mais à voir avec pace d’accueil sans borne, le personnel venant de nouveaux yeux». C’est là, je trouve, une belle à la rencontre des visiteurs. Le chauffage serait définition de l’architecture ■ p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d Fontainebleau : l’espace d’accueil comme un salon dans la forêt. 223 Paul Virilio, penser la vitesse é c h a n g e s a v e c l e p u b l i c 13 janvier 2011 En une heure trente, le film «Paul Virilio, penser la vitesse» passe notre époque Quelles sont les missions du designer de l’envi- des appuis indispensables sur les projets. ronnement ? C’est la raison pour laquelle je considère tous J’ai découvert durant mes études d’architecte les projets de l’agence comme des co-produc- plus lucides et les plus tranchants, sur les conséquences politiques liées aux à l’étranger, le département du design de l’en- tions. Nous ne savons pas travailler seuls. Nous vironnement à l’université de Montréal. Ce fut sommes malheureux si nous sommes seuls. révolutions technologiques. Exemples à l’appui (la tragédie du 11 septembre, une révélation pour moi. J’y ai vu une ouverture sur le gril de la pensée de Paul Virilio, l’un des esprits contemporains les l’ouragan Katrina, etc.), l’auteur de L’insécurité du territoire et de Cybermonde, et une effervescence passionnantes. Certains Comment faites-vous passer l’idée selon la- la politique du pire démontre avec conviction que tous les champs ou presque dessinaient un grand projet urbain, d’autres quelle «Les meilleurs m² sont ceux que l’on des parcs, des stations de métro, etc. J’ai alors ne construit pas» auprès des architectes et du de l’activité humaine sont désormais placés sous le régime quasi dictatorial de compris qu’en travaillant avec ces personnes, grand public ? la vitesse. De grands experts comme Jeremy Rifkin, Walter Bender, Muhammad il était possible de mobiliser de larges moyens Cette idée passe très bien, en tout cas auprès Yunus, Hubert Védrine, Jacques Attali, ou encore le dessinateur Enki Bilal et pour traiter les sujets qu’on nous confie. J’en des maîtres d’ouvrage avec qui nous travail- ai retenu aussi la grande sensibilité des Améri- lons, peut-être du fait des sites sur lesquels l’architecte Jean Nouvel, étayent ou contredisent son discours. Accessible sur cains au paysage, notamment des Québécois. nous intervenons. Voici quelques années, je le fond, surprenant dans la forme, ce film prend le temps de réfléchir à notre Nous avons de nombreux partenaires au Qué- devais user d’une grande force de conviction bec, avec qui nous avons travaillé sur la notion pour faire passer une conception minimale au- environnement et au sens des choses. Un exercice salutaire quand les repères se d’interprétation. Ils ont une certaine avance sur près du client. Désormais, nous sommes tous nous dans ce domaine, car ils n’ont pas de mu- dans ce cadre de pensée et dans une volonté sée, de collections, de sites, etc. C’est d’ailleurs d’optimisation. La crise aidant, nous sommes Échanges autour du film la raison pour laquelle ils se sont posés depuis beaucoup plus sensibles aux questions du fort longtemps la question de l’interprétation, territoire, etc. Pour le grand public, c’est par «Paul Virilio, penser la vitesse» c’est-à-dire comment rendre sensible un site le biais de conférences, d’expositions ou d’un et l’expliquer, sans forcément disposer d’objets livre en préparation que j’essaye de faire com- anciens. C’est ce qui explique la présence d’un prendre mon idée, par des moyens simples, designer environnemental au sein de l’agence. des exemples, des références historiques, etc. Lorsque nous travaillons sur un projet, nous S’agissant de mes confrères, j’ai constaté, lors travaillons à la fois sur un territoire, un site avec d’une exposition à Grenoble, qu’un véritable les paysagistes et les environnementalistes, le débat pouvait s’instaurer. Ces échanges ont été design, la scénographie, la muséographie, etc. très intéressants. Nous avons une approche holistique, avec plus ou moins de bonheur suivant les projets… Est-ce que vous voyez cette idée gagner du terrain petit à petit ? Comment travaillez-vous avec les architectes du Oui, j’en suis persuadé. Pour prendre l’exemple patrimoine sur des grands sites ? de Gilles Clément et des paysagistes, un chan- Nous travaillons avec Régis Nebout, architecte gement de mentalité s’est opéré au profit du patrimoine, notamment sur Rocamadour, d’une pensée écologique et socio-dynamique. les jardins archéologiques d’Eauze dans le Ce type d’évolution touche notre métier. Je le Gers, etc. C’est pour nous un apport essentiel note déjà auprès des mes étudiants, qui sont car il porte un regard savant sur un patrimoine. extrêmement curieux de ces idées. Ils sont is- Cela nous permet de revenir à une dimension sus d’une culture de réseaux, d’image, associa- historique et de dérouler un parcours depuis la tive, etc. C’est une philosophie assez différente. création du site, son évolution, jusqu’à ce jour. Je suis donc confiant. Nous avons assisté à une Au début, j’avais quelques appréhensions en mutation importante. Il y a dix ans, il aurait été particulier lors de la réalisation du projet de impossible de réaliser un site comme Rocama- Lascaux. Néanmoins, au fil des années, j’ai dour. beaucoup appris de ces spécialistes. Ils sont 224 Stéphane Paoli dérobent. de Stéphane Paoli Ce film est une tentative de faire un état des lieux de ce que nous sommes, nous humains, collectivement, en ce début de XXIe siècle. Il est le premier d’un triptyque et traite de la vitesse1. La question qui se pose à nous désormais est celle de la confrontation des humains avec les machines. Les machines ont une capacité jusqu’ici inconnue dans l’histoire humaine, d’accélérer tous les process : l’information et le transport de l’information. Et pas seulement celle que vous lisez dans les journaux ou écoutez à la radio ou à la télévision, mais l’information économique. On a vu les effets que la Le second film traitera de la mémoire. Celle que vitesse pouvait entraîner dans la sphère écono- nous stockons désormais dans des disques mique. Ces outils que nous utilisons accélèrent durs. Le fait de déléguer notre mémoire à des de plus en plus et ne cesseront plus d’accélérer. machines pose des questions, à l’Histoire - Cette accélération de l’histoire nous met dans avec un H majuscule - mais pas seulement. une situation extrêmement complexe, parce Une question qui n’a pas encore été posée est nous n’avons pas encore (et peut-être ne l’au- celle de l’oubli, car la machine n’oublie pas ! rons-nous jamais), la capacité d’analyser les Or, l’histoire de l’humanité est nécessairement choses à la vitesse de la machine. une histoire de l’oubli. La diplomatie est une Stéphane Paoli Il n’existe plus aujourd’hui un seul cerveau hu- histoire de l’oubli. Sans l’oubli, beaucoup de Journaliste salué et reconnu pour main capable de gérer l’économie en temps choses deviennent impossibles. Et puisque son professionnalisme et son réel. Seuls les algorithmes peuvent le faire, et les machines n’oublient pas, qui décidera de exigence, Stéphane Paoli est l’une encore, ils rencontrent parfois des difficultés de ce qui doit être oublié ? Au nom de quoi ? La des grandes voix de France Inter calcul. mémoire devient déjà une question politique. depuis 1994. 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 225 a r c h i t e c t u r e | u r b a n i s m e | h a b i t a t | j a r d i n é c h a n g e s a v e c l e p u b l i c Le troisième film ou niveau de tentative de des- 2000 pouvait être interprété par les ordinateurs d’une extrême complexité. Le temps dont nous La simplification est-elle possible ? cription du monde dans lequel nous sommes, comme un passage à l’an 1000. Le bug n’a pas avons besoin pour comprendre disparaît. Nous Il n’y a rien de plus difficile que la simplification. sera le chaos, au sens physicien du terme. Au- eu lieu. En revanche, ce qui est plus fréquent, voilà confrontés à un paysage mondial sidérant La matière première du XXIe siècle ce n’est pas jourd’hui, quel que soit le fait, où qu’il inter- c’est l’utilisation par certains de cette mise en sans avoir même le temps de simplement nous le pétrole, c’est l’information. Il y aura de plus vienne, dès qu’il existe, il entre en interaction réseau planétaire avec des conséquences dra- demander : «Qu’est-ce que cela veut dire ? Que en plus d’informations, de métiers créés autour avec beaucoup d’autres choses. Et ce, avec ou matiques. À l’exemple de la paralysie de l’Esto- sommes-nous en train de faire ?» du transport de l’information. Alors comment à cause des technologies comme internet et nie qui a eu lieu il y a deux ans. En quelques Ce décalage entre ce que nous faisons et ces simplifier cela ? De mon point de vue, il n’y a pas la mise en réseau. Par exemple, WikiLeaks. Ce minutes seulement, un pays tout entier s’est outils que nous fabriquons pose question. Ils d’autre moyen que de temporiser, de remettre n’est pas simplement un transport d’images retrouvé dans l’incapacité de fonctionner : plus nous regardent et interrogent notre humanité. des séquences d’analyse dans tous les raison- ultra-rapide, une ouverture de l’information d’aéroports, plus de gares, plus d’hôpitaux, La posture ontologique confrontée à la struc- nements. à des champs qui nous étaient jusqu’alors plus de feux rouges, plus de distributeurs auto- ture strictement mécanique, électronique, interdits comme la diplomatie, la politique matiques de billets, plus rien... technologique. On n’a jamais connu dans L’enjeu de la réception l’histoire de l’homme un rendez-vous de cette Il y a un mot magnifique qui est celui de ré- Autour des propos de Jeremy Rifkin nature. Même si Virilio a pu vous paraître ca- ception. Je suis laïc militant, je le précise, mais voir comment nous allons pouvoir gérer cette interviewé dans le film tastrophiste, l’immense générosité de la prise ce mot est utilisé par l’Église. La réception du image du monde qui est une accélération. On Il y a des choses très intéressantes dans les pa- de risques de ses interrogations me rend cet Concile de Trente, qui a été le dernier grand peut tout savoir ou presque tout, tout de suite roles de Jeremy Rifkin. Tout d’abord, lorsqu’il homme sympathique. Même s’il pousse le rai- concile ayant précédé Vatican II, a duré cinq ou presque. Et disparaît alors la séquence de fait référence aux différentes révolutions indus- sonnement aux limites de ce qu’il peut être. Le siècles. Pendant cinq siècles des hommes se réflexion qui nous permet de comprendre. trielles. Elles ont été chacune des marqueurs de trou noir est, Dieu merci, improbable, mais il sont rassemblés pour réfléchir au sens, faire Si nous n’apprenons pas à vivre dans un monde l’accélération de l’histoire. Lors de la première n’est pas absolument impensable. C’est pour une analyse critique du Concile de Trente, une où les événements interagissent de manière révolution industrielle au XIX siècle, l’unité de cela que Virilio s’engouffre dans cette brèche et décantation, une quête de sens, une instru- tellement improbable, alors il y a beaucoup temps était la minute. Pour la deuxième ré- tire cette théorie de l’accident intégral. Un peu mentalisation politique aussi, comme toujours. à craindre. Avec le risque de voir intervenir la volution industrielle, c’était la seconde. Nous seul contre tous ■ De cinq siècles pour la réception du Concile de tentation de déléguer la gestion de ce monde sommes dans la troisième révolution indus- Trente nous passons à la réception Google. A à des machines. Elles seront peut-être plus per- trielle, les unités de référence sont la nanose- l’instant où vous posez une question, vous cli- formantes, mais il y aura un effacement de l’on- conde et la picoseconde. La différence avec les quez et Google vous répond instantanément. tologique, un recul de l’humain et des enjeux unités précédentes est que la nanoseconde et Mais ce n’est pas vrai, ce n’est pas possible. de l’humanité. Il ne s’agit pas d’être pessimiste, la picoseconde ne sont plus concevables par Même si Google dispose d’une masse immense bien au contraire. un esprit humain. Nous sommes désormais de données qu’aucun cerveau humain ne peut régis par des unités de mesure que notre cer- traiter aussi vite, Google ne prendra jamais le secrète, etc. C’est une image du monde tel qu’il fonctionne désormais. Et c’est à nous de e La théorie de l’accident intégral veau ne peut pas envisager. Nous avons bas- temps de réinscrire un fait dans un continuum. Paul Virilio est une figure hors du commun, un culé dans une abstraction absolue. Et c’est Il faut s’emparer de l’enjeu de cette réception. penseur original et très attachant. Il passe pour intéressant de voir que ce passage s’opère pré- Il ne faut pas repousser le progrès, mais face un pessimiste désespéré. Ce qu’il n’est absolu- cisément au moment où nous entrons dans un à cette vitesse du progrès, nous nous devons ment pas. C’est un très grand croyant. C’est son temps qui est une vraie révolution culturelle. de défendre notre propre humanité. Nous affaire, mais sa foi est une forme d’espérance C’est pour cela qu’il y a une tentative de com- sommes les héritiers d’un temps où la pensée permanente pour lui. Il libère quelque chose paraison avec le Quattrocento et la perspective de l’homme était synchronisée au pas du che- qui relève de cette sérénité d’une inscription dans la peinture. C’est la pensée du monde en val. La picoseconde ou la nanoseconde nous dans l’éternel. Il dit des choses qui dérangent profondeur, là où on le pensait à plat. C’est une met hors de notre humanité et risque de don- beaucoup. Par exemple, quand on invente façon de considérer le monde et donc l’autre, ner raison à Kubrick dans le final de son film l’avion, on invente le crash. Quand on invente dans une géométrie différente. 2001, l’Odyssée de l’espace : le temps arrivera où il faudra débrancher l’ordinateur sinon c’est lui le bateau, on invente le naufrage. L’invention 226 de cette mise en réseau est peut-être ce que Aujourd’hui, le saut technologique est sans qui nous débranchera... Paul Virilio appelle l’accident intégral. On en a commune mesure avec ce qu’a été le Quat- Aujourd’hui, on voit les enjeux qui se posent eu quelques préfigurations. Souvenez-vous du trocento. Nous basculons dans un univers vir- lorsque l’on doit prendre une décision techno- bug de l’an 2000. Tout le monde craignait que tuel multidimensionnel. Mécaniquement, cela logique. A l’exemple d’un pilote d’avion qui se la planète soit paralysée simplement parce nous emmène dans une pensée complexe au trouve dans une situation critique. Qui prend la qu’un petit calcul informatique n’avait pas été sens où Edgar Morin l’entend, où tout bouge décision de remettre l’avion dans une forme de prévu dans les machines. Le passage à l’an en même temps. La grille de lecture devient stabilité ? Est-ce le pilote qui prend le manche 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 227 é c h a n g e s a v e c l e pour essayer de redresser l’appareil ou ap- Jusque-là, la monnaie de référence est la livre que ceux qui sont à l’échelon le plus bas ? N’y Dans cette église, Virilio et Parent ont réussi puie-t-il sur des boutons pour déclencher des Sterling, avec la banque d’Angleterre, première a-t-il pas des systèmes à rééquilibrer, en remet- quelque chose qui n’est pas loin d’une sym- process électroniques pour tenter de remettre banque centrale au monde. Avec la révolution tant de la durée dans le protocole ? phonie de Mahler ou d’un concerto de Mozart. l’avion en bonne position ? industrielle du XIXe siècle, les Américains ar- Je pense que la racine de cette accélération est Il y a là quelque chose de plus, qui relève de Je suis moi-même confronté à cette problé- rivent. Après la guerre de 1914, c’est le dollar mécaniquement liée à la vitesse de l’économie l’indicible. C’est un lieu qui nous dépasse. matique au quotidien dans mon métier de qui prend le pas sur la livre Sterling. La guerre et de la finance. journaliste. Quand je suis en studio avec un a été un incroyable accélérateur de la mise en Certains lieux sont sidérants. Lorsque nous Virilio est pessimiste. Il y aura bien une échappa- écran d’ordinateur en face de moi où défilent place de nouveaux systèmes de production. sommes arrivés au CERN pour filmer le colli- toire. Qu’en pensez-vous ? en continu les dépêches du monde entier. Et il À partir du moment où cette machine écono- sionneur de hadrons, nous étions dans un lieu Vous avez raison, il faut être optimiste. A l’in- faudrait que je sois capable d’expliquer à la se- mique décolle, elle va petit à petit secréter sa incroyable. Avec une machine ronde énorme, verse de vous, je ne pense pas que Virilio soit conde ce qui se passe ? C’est impossible ! Il n’y propre règle du jeu. Et la seule règle du jeu de trois fois la taille de Notre-Dame, à cent mètres pessimiste, même s’il a des propos alarmistes a pas un seul journaliste au monde qui peut le l’économie, c’est sa rentabilité. On l’a vu dans de profondeur. J’ai vu un homme sortir d’un en- et catastrophistes. C’est là que Jean Nouvel a faire. Il faut accepter de dire : «Je ne comprends le film, on passe alors d’une économie inscrite chevêtrement de câbles comme s’il sortait de la raison, il a une certaine forme de coquetterie, pas ce qui se passe, on en reparle demain ma- dans un processus lent (tout chef d’entreprise forêt vierge. Il y a une telle densité de câbles et ça le fait rire d’être l’imprécateur. Il a besoin de tin.» Il y a de notre part à nous, hommes et sait qu’investir pour son entreprise est un l’on se dit alors qu’un seul bug là-dedans pour- petites béquilles pour tenir sa posture philoso- femmes de communication, une grande fragi- temps long, un pari sur la durée) pour arriver rait faire sauter Genève ! On imagine que l’en- phique et la solitude dans laquelle elle le place. lité. On n’a pas pris le temps de se demander insidieusement au champ de la finance. Et droit est secret. Mais non ! Tout ce qui se passe Je suis comme vous, je veux croire en l’Homme. si, face à ces outils, nous étions réellement en c’est là que les accidents arrivent, parce que ici est en accès libre sur internet. «En tant que Ce n’est pas la première fois que l’humanité situation de les maîtriser. la finance, c’est la spéculation, des bulles suc- chercheurs, la seule chose qui nous intéresse et est confrontée à des révolutions culturelles Chaque matin vous allez écouter la radio, on va cessives. Ceux qui ont inventé l’économie mo- de savoir comment cela marche, il n’y a pas de et technologiques. Quand je regarde mon pe- vous parler de la Tunisie, de l’Algérie mais on ne derne, les Américains, vont petit à petit passer secret», nous a-t-on dit. Tout est transparent. tit-fils, je vois un mutant. C’est une génération vous dira jamais qu’il va falloir beaucoup plus d’un système économique qui s’appuyait sur le Ouvert à tous ! C’est un bel exemple de simplifi- qui a un rapport au réel et au virtuel qui me de temps pour comprendre réellement ce qui produit industriel et le travail, à la spéculation. cation, mais elle est très complexe car pour en laisse sans voix. Je ne sais pas le suivre sur ce est en train de se passer. On a tort de ne pas L’économie américaine ne fonctionne plus que arriver là, il a fallu passer par-delà les enjeux de terrain. Mais c’est normal, je ne suis déjà plus vous le dire. de bulle en bulle. Certaines scènes sont tour- recherche, les egos de chercheurs, etc. Peut- dans son monde à lui. La réponse, ce n’est pas Mais c’est aussi le résultat de l’image du monde nées à Wall Street. J’y étais et j’avais en face de être que ce type de simplification nous permet- moi qui vais l’avoir, ni Virilio, mais c’est la gé- L’Université du Désastre, Galilée, 2007. telle qu’elle s’impose à nous aujourd’hui : moi un responsable de la première place finan- tra de mieux comprendre le monde dans lequel nération des enfants qui, aujourd’hui, ont entre vitesse, rentabilité immédiate, retour sur inves- cière mondiale. Je lui ai dit : «Mais comment nous vivons aujourd’hui. huit et douze ans. Le grand accélérateur, Galilée, «Espace critique», 2010. tissement, la technologie coûte cher, bataille faites-vous ? On va droit dans le mur». Il m’a ré- de l’audience, etc. On est comme les médecins pondu : «Oui, c’est vrai, ça ne va pas fort, mais on A propos de la sémiologie de l’espace de Molière : c’est l’image de notre vanité collec- va faire comme on a toujours fait. On va sortir de De Rosnay est filmé dans le lieu où il travaille, tive. Le problème est que cela ne veut pas dire la bulle et accepter une fois de plus de faire du c’est-à-dire à la Cité des Sciences à Paris. Son grand-chose. On est dans cette vrille complexe. déficit pour relancer la machine. Cela va repartir bureau est devant la grande sphère. Je n’ai pas C’est à ce sujet que Virilio, tel un guetteur nous et on fera à nouveau une bulle». C’était en 2008. choisi cette sémiologie. Ni pour Jeremy Rifkin, met en garde, je trouve que c’est un homme «Et quelle sera la prochaine bulle ?» lui ai-je de- que l’on voit dans son bureau incroyable au mi- qu’il faut entendre. mandé. «Probablement les terres agricoles». Et lieu d’un bazar inouï avec un téléphone datant bien, on y est en effet, regardez la spéculation de Mathusalem. L’église2 que l’on voit dans le Que fait-on de tout cela ? Quels sont les outils sur les matières premières. On n’est plus dans film m’a beaucoup troublée. J’ai eu un senti- pour reprendre la main ? le temps long, on est dans le temps immédiat. ment de spiritualité, de calme et d’harmonie Parmi les nombreuses réponses proposées, Au fond, pour répondre à votre interrogation, la en y entrant, alors que l’on est dans un bloc l’une apparaît en filigrane dans le film. Si l’on première question à se poser n’est-elle pas de de béton. J’aime beaucoup les églises et les cherche les racines de l’accélération, on les changer de modèle dans une société où la ren- monastères. J’ai visité l’abbaye de Cîteaux et trouve dans la révolution industrielle qui com- tabilité impose la disparition du temps ? Peut- il m’a semblé que c’était le MIT3 du bas Moyen mence au XIX siècle. Elle nous entraîne vers être que la première réponse serait politique. Âge. Les moines de Cîteaux lisent et écrivent. des modes de production différents, c’est le Mais le G20 et le G8 vont-ils vraiment se poser la Pendant que certains commencent à écrire, fordisme et la possibilité pour chaque paysan question de la régulation, de la redistribution, le soft, d’autres montent les murs, le hard. Ils américain d’avoir une voiture pour aller dans de l’équité ? Est-il normal que dans une en- iront ensuite ensemencer toute l’Europe de son champ. C’est la mise en place d’un système treprise des hommes et des femmes gagnent leurs connaissances. La comparaison n’est pas économique qui portera l’essor des États-Unis. deux cents, trois cents, quatre cents fois plus absurde. e 228 p u b l i c b i b l i o g r a p h i e Paul Virilio, Vitesse et Politique, Galilée, 1977. La Bombe informatique : essai sur les conséquences du développement de l’informatique, Galilée, 1998. Ville Panique : ailleurs commence ici. éd Galilée, 2003. (1) Paul Virilio, penser la vitesse, réalisé par Stéphane Paoli, 2009, DVD Arte Éditions, 90mn. (2) Sainte-Bernadette du Banlay, conçue par Paul Virilio et Claude Parent. (3) Massachusetts Institute of Technology, célèbre université américaine de l’état du Massachusetts, près de Boston. 229 Les conséquences de la mondialisation sur l’aménagement du cadre bâti et l’identité des sociétés humaines Françoise Choay b i b l i o g r a p h i e L’Urbanisme, utopies ou réalités Ni plans, ni images pour comprendre l’invention de l’urbanisme, mais simplement les textes fondateurs. C’est ainsi que Françoise Choay présente trente-sept auteurs (européens, américains et russes) dont les écrits, publiés depuis la révolution industrielle, ont participé à faire entrer l’urbanisme dans l’histoire des idées. Cette anthologie est aussi une interprétation de l’histoire dans laquelle l’auteur discerne deux périodes et deux modèles : le pré-urbanisme des penseurs politiques sociaux (Ruskin, Marx, etc.) et l’urbanisme des praticiens (Garnier, Sitte, etc.) ; le culturalisme passéiste et le progressisme, tourné vers l’avenir. L’Urbanisme, utopies ou réalité, Seuil, «Points Essais», 1979. 10 février 2011 Françoise Choay est la grande théoricienne de l’urbanisme, en France. Historienne militante des théories de l’aménagement spatial et de l’urbanisme, son ouvrage Pour une anthropologie de l’espace, lui a valu le Prix du livre d’architecture de l’Académie d’architecture en 2007. Depuis longtemps, elle s’est penchée sur la question du patrimoine bâti. Elle cherche désormais à évaluer les incidences de la révolution électronique et de la mondialisation sur l’espèce humaine et son destin. Dans cette optique, elle abordera en particulier la question des territoires et de leurs spécificités, dans l’esprit de son livre La terre qui meurt. Commençons par définir le contenu du En effet, les humains sont des êtres vivants qui, ne saurait être autre chose que la coalition, à concept de mondialisation. L’ensemble de la comme tous les animaux et végétaux, sont in- l’échelle mondiale, de cultures préservant cha- planète parle aujourd’hui de globalization. dissociables d’un contexte climatique et géolo- cune son originalité.» Ce terme a été lancé par le canadien Marshall gique. Ils sont en outre dotés d’une spécificité, Il n’est donc pas surprenant que cet article ait McLuhan pour définir ce qu’il appelle le village la fonction symbolique représentée par le lan- été écrit pour dénoncer la politique culturelle global, autrement dit l’avènement de l’ère élec- gage articulé. de l’Unesco qui allait s’approprier les théories tronique qui, selon lui, permet l’unification de Les travaux des anthropologues ont mis en d’André Malraux, lancer la conception de pa- toutes les cultures du globe terrestre. Il s’agit là, évidence deux particularités de cette fonction trimoine mondial et lui conférer sa valeur éco- en effet, d’une révolution culturelle sans précé- symbolique. nomique. (Je rappelle, pour symbole de cette dent depuis la sédentarisation de notre espèce Premièrement, celle-ci ne peut s’exercer que marchandisation, que l’Unesco a reçu en 2008 à l’âge néolithique. par la médiation d’artefacts matériels. En ef- le Grand prix international de l’industrie touris- Cependant, je préfère pour ma part une termi- fet, la parole est volatile. Tandis que je vous tique.) nologie plus précise et épistémologiquement parle, mes mots s’envolent. Vous les compre- Mais il est temps de conclure positivement. incontestable, c’est-à-dire non inféodée à une nez, certes, sur le moment. Mais, s’ils ne sont Autrement dit, quelles mesures prendre au- idéologie. Tout d’abord, je qualifie ladite ré- pas fixés matériellement, mon discours sera jourd’hui pour éviter la robotisation des Françoise Choay volution d’électro-télématique, adjectif qui me voué à l’anéantissement. Les humains, sans cultures en conservant leur identité ? Le pro- est titulaire d’une thèse de permet d’y intégrer les réseaux matériels des exception, c’est là un «universel culturel », ne blème, comme celui des langues, réside dans Doctorat d’État dirigée par André nouvelles voies de communication promues peuvent survivre que grâce à ces supports de la conciliation et le respect simultané de la Chastel, soutenue en 1978 et par l’urbanisme de branchement. la mémoire sociétale, dont la diversité s’étend conservation du passé et de l’innovation. Un publiée aux éditions du Seuil Ensuite, je refuse de désigner par le substantif de la pierre levée au livre en passant par les sta- troisième terme s’impose alors : l’élimination en 1980 sous le titre La règle de technologie (dont l’étymologie laisse croire tues totémiques, les tombeaux, les temples, les de l’héritage périmé. et le modèle, sur la théorie de à une science) l’instrument purement tech- églises, etc. De ce véritable combat pour la vie, Nîmes, forte l’architecture et de l’urbanisme, nique qui permet la communication instanta- Deuxièmement, les cultures humaines pro- de son précieux legs de la romanité, nous offre (rééditée en 1996). Elle a enseigné née par ordinateur, radio, téléphone portable gressent en se différenciant les unes des un cas paradigmatique ■ à Paris-VIII, à Louvain-la-Neuve, etc., dont il n’est pas question de contester la autres. La différence est une marque d’identi- au Politenico de Milan, à l’École valeur pratique, instrumentale. té. Claude Lévi-Strauss l’a démontré en termes de Chaillot et aux États-Unis (MIT, Dès lors, quelles conséquences attribuer à la inoubliables, dès 1952, dans son article Race Ce texte est une synthèse Princeton, Cornell). Par ailleurs pseudo technologie qui semble aujourd’hui et histoire dont je citerai seulement les lignes rédigée par Françoise Choay critique d’art et directrice de régner sans partage sur notre planète entière ? finales : «Il n’y a pas, il ne peut y avoir, une ci- collection au Seuil, elle a reçu pour Réponse : le suicide de notre espèce au profit vilisation mondiale au sens absolu que l’on son œuvre le premier Grand Prix d’un monde virtuel qui l’éloigne chaque jour donne à ce terme, puisque la civilisation im- national du livre d’architecture davantage de l’espace et du temps réels, en plique la coexistence de cultures offrant entre en 1981 et le Grand Prix national d’autres mots, de sa congénitale insertion dans elles le maximum de diversité, et consiste même la durée et dans l’espace physique. en cette coexistence. La civilisation mondiale du patrimoine en 1995. 230 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d L’Allégorie du patrimoine Conserver et protéger le patrimoine architectural et urbain est devenu aujourd’hui une pratique universelle. Françoise Choay restitue dans cet ouvrage l’invention des notions occidentales de monument et de patrimoine historiques. Sur les traces d’André Chastel (La Notion de patrimoine), à qui est dédié ce livre, l’auteur enquête sur l’histoire de ces notions depuis les Humanistes jusqu’à l’âge de l’industrie. Une étude menée sur près de cinq siècles pour comprendre le passage du culte des monuments au culte du patrimoine. L’Allégorie du patrimoine, Paris, Seuil, 1992, réédité en 1996. Dictionnaire de l’urbanisme et de l’aménagement Qu’est-ce que l’urbanisme et pourquoi un dictionnaire de l’urbanisme et de l’aménagement ? «L’urbanisme n’est-il pas à la fois théorie et pratique, solidaire du projet de société dans son institution imaginaire comme dans ses institutions réelles, tributaire de savoirs multiples, scientifiques ou non, de savoir-faire, traditionnels ou novateurs, de coutumes et d’habitudes ?» s’interroge Françoise Choay. L’aménagement est une discipline de l’espace, ou des espaces, car on peut disposer avec ordre à l’échelle du territoire, voire de la planète, comme à celle de la plus petite unité physique... L’aménagement est donc inséparable de l’histoire, du patrimoine comme de la prospective. «L’aménageur ne peut être inculte, il doit être imaginatif» précise Pierre Merlin. Interventions volontaires de l’homme sur son environnement, l’urbanisme comme l’aménagement, sont des disciplines nécessitant une praxis plurielle, une action au cœur de laquelle se retrouvent les pratiques des architectes, des élus et responsables administratifs, mais aussi des juristes, des historiens et des citoyens. Autant dire que plusieurs disciplines sont associées dans ce «champ de faction humaine, pluridisciplinaire par essence, ancré à la fois dans le passé, le présent et l’avenir.» Un dictionnaire s’avère in- dispensable pour ordonner et donner un sens aux mots et concepts utilisés. La quatrième édition entièrement revue et augmentée, propose une information professionnelle replacée dans une perspective transdisciplinaire, doublée d’une présentation des problématiques actuelles. Dictionnaire de l’urbanisme et de l’aménagement, avec Pierre Merlin, PUF, Quadrige Dicos Poche, 1989, 4ème édition 2010. Pour une anthropologie de l’espace Dans cet ouvrage, Françoise Choay livre une anthologie d’articles novateurs et fondamentaux sur les figures multiples de la spatialisation et de son histoire : architecture, urbanisme, aménagement, protection du patrimoine, modalités selon lesquelles les sociétés humaines construisent et vivent leur environnement spatial. Ces articles, écrits au fil des vingt dernières années, découvrent progressivement un propre de l’homme, la compétence d’édifier, et les enjeux majeurs dont cette compétence est dépositaire à l’heure de la mondialisation. Pour une anthropologie de l’espace, Paris, Seuil, 2006. Le patrimoine en questions. Anthologie pour un combat Cette anthologie engagée regroupe les documents essentiels qui, du XIIe au XXe siècle, nous permettent de comprendre comment a émergé et s’est développé le souci de la préservation des édifices ; mais surtout les confusions et les amalgames dangereux qui sont attachés à la notion de patrimoine, omniprésente aujourd’hui. Françoise Choay désigne le combat qu’il faut mener, en cette époque de mondialisation, contre tout ce qui tend à transformer notre cadre bâti en simple objet de profit, ou de musée. Le patrimoine en questions. Anthologie pour un combat Paris, Seuil, 2009. La Terre qui meurt Quel avenir pour le territoire alors que son aménagement n’est plus considéré comme le socle de nos sociétés ? Cri d’alarme fondé sur une réflexion qui demeure à la pointe de l’actualité, La Terre qui meurt, concerne chacun d’entre nous. Du tissu serré d’où émergent les cathédrales gothiques, des percées haussmanniennes aux villes nouvelles, puis aux agglomérations proliférantes d’aujourd’hui, Françoise Choay pointe à chaque occasion comment les mentalités, les savoirs techniques et les pratiques économiques ont marqué la ville et l’urbain. Face aux effets normatifs de la mondialisation et à la marchandisation du patrimoine, elle appelle à retrouver le contact perdu avec la Terre. La Terre qui meurt, Paris, Fayard, 2011. 231 a r c h i t e c t u r e | u r b a n i s m e | h a b i t a t | j a r d i n Où vont les villes ? Olivier Mongin 15 mars 2012 Comment dissocier aujourd’hui une réflexion sur la ville dans l’Hexagone ou en Europe d’une prise en considération de ce qu’il faut bien appeler la Une ville, c’est donc un espace qui peut mar- banisation que l’État est obligé de contrôler mondialisation urbaine ? quer des limites de manière à intégrer politi- l’identité urbaine. quement ceux qui veulent y habiter. Nous sommes donc face à plusieurs paradoxes. Une ville classique, c’est pour l’écrivain Julien L’expérience urbaine européenne n’est pas for- ou internes, mais re-territorialiser la question urbaine, refaire de la ville à l’heure Gracq dans son ouvrage La forme d’une ville, un cément celle de l’avenir du monde. Faut-il alors de ce qu’on appelle l’urbain généralisé, l’urbain diffus ou même l’après-ville. grand roman républicain, l’espace d’intégra- renoncer à l’expérience urbaine des villes euro- tion politique par excellence. Et c’est selon lui péennes ? Tel est le défi contemporain : non pas sauver la ville face aux pressions externes Pour donner sens à toutes ces questions, elles seront abordées par des exemples par l’école, par le lycée que s’effectue l’intégra- en Europe, Chine ou Amérique latine. La mondialisation urbaine : tion. Une ville, c’est un centre, une périphérie, un monde de flux immatériels avec un jeu permanent entre les deux. Préambule Elle dit les choses très clairement : aujourd’hui A l’heure de la globalisation et de la mondia- nous ne sommes plus dans un monde de la lisation, une question se pose : comment ville, nous sommes dans un monde de l’après- faire la ville ? A partir d’exemples en Chine, en ville. Il existe donc un vocabulaire post-urbain Amérique latine, aux quatre coins du monde, qui donne l’impression que la ville a disparu. je vous propose de découvrir ce qui se fait ailleurs. Je vous parlerai donc de la mondialisa- L’expérience urbaine européenne tion urbaine et de ses tendances lourdes en Dans mon livre, La condition urbaine, la ville précisant d’emblée que nous vivons dans un à l’heure de la mondialisation , j’ai essayé de monde local avec ses problèmes propres, aux- montrer l’état de la mondialisation urbaine et quels viennent s’articuler ceux du monde glo- la manière dont l’expérience urbaine s’exprime. bal. S’il existe des tendances lourdes qui sont D’un côté, il y a la mondialisation urbaine et effectives, il n’y a pourtant que des cas singu- de l’autre côté, une crise de l’expérience ur- liers. baine qui survit cependant, dans le contexte 2 de la ville européenne et de villes historiques Une question de vocabulaire comme Bologne ou Nîmes. Les limites qui sont donc administratives et On peut faire un premier constat : la mondiali- urbaines relèvent également de l’imaginaire et sation n’est pas qu’un problème économique. du mental. Il n’y a pas de ville au monde qui ne Si le phénomène le plus percutant est celui de raconte pas un récit, même s’il se mélange avec l’urbanisation et de la métropolisation, nous dit d’autres récits de villes. Car toutes les villes un rapport de la DATAR (Délégation interminis- s’entrelacent entre elles, ce que montre Italo térielle à l’aménagement du territoire et à l’at- Calvino dans Les villes invisibles. tractivité régionale), la question des nouvelles technologies est centrale. Nous ne sommes La problématique centrale de la limite pas encore sortis du monde industriel que déjà Le problème de la limite est donc au centre de nous sommes portés par les nouvelles tech- la réflexion. Il touche les acteurs politiques, il nologies. Cela n’est pas sans poser un certain nous touche tous, avec cette question : quelles nombre de questions par rapport à l’espace. sont les limites de l’espace où j’habite ? Le pro- Les flux sont à la fois immatériels et matériels. blème de la limite est à l’origine des débats sur La manière dont s’organise le virtuel, c’est au- les collectivités territoriales, la ré-aggloméra- jourd’hui la manière dont les territoires sont tion, les métropoles. en train de s’organiser à l’échelle mondiale. Le Où commence la ville ? Où se termine-t-elle ? monde virtuel est un monde liquide, sans limites, Dans l’urbain généralisé, celui de l’après-ville, il maritime, anglo-saxon. De nombreux cher- n’y a justement plus d’entrée ni de sortie. Nous cheurs représentent le monde d’aujourd’hui avons un bel exemple avec le film américain comme un monde liquide. Je rappelle au pas- Collateral de Michael Mann : on ne sait jamais sage que 90 % du commerce mondial est mari- quand on entre, ni quand on sort de la ville de time, sans obstacles physiques, sans frontières Los Angeles. ni murs. Le monde virtuel contemporain est un Je vous parle de l’après-ville et de l’urbain gé- monde de flux et de liquidité. C’est un monde néralisé mais du côté d’ONU-Habitat - le pro- de navigateurs et d’internautes où l’on ren- gramme des Nations unies qui réfléchit au de- contre des pirates. venir de la ville à l’échelle mondiale - on nous Le monde entier est pris dans cet univers puis- dit que le XXIe siècle sera le siècle des villes. La sant de flux immatériels, qui est de plus en plus Je commencerai par évoquer les problèmes de Bologne est toujours montrée comme le site vocabulaire. Non pas pour jouer avec la séman- parfait d’une ville historique qui a réussi à re- tique, mais parce que ce qui me frappe le plus, coudre sa périphérie et son centre historique. en discutant avec les urbanistes et les archi- C’est d’ailleurs à propos de Bologne qu’on a tectes, c’est que le langage part dans tous les parlé de «nouvelle culture urbaine ». sens. Il est technique, juridique et très normé Mais une question se pose : peut-on accepter, puisqu’il y a des codes. Cette question du voca- ici, l’idée que nous sommes dans un monde bulaire me semble importante. Je citerai Cerdà de l’après-ville ? Cela peut en choquer beau- qui a écrit le premier manuel d’urbanisme ap- coup. La question est plutôt de se demander Olivier Mongin pliqué à Barcelone en 1857 qui commence par comment refaire de la ville, c’est-à-dire de Philosophe et essayiste, il dirige un glossaire. Un glossaire, histoire de savoir de l’expérience urbaine (du corps, de la scène, de depuis 1989 la revue Esprit, qui quoi l’on parle. David Mangin, auteur d’un livre l’espace public) dans un monde de l’après-ville. question de l’urbanisation galopante conjugue rapide car la question de la vitesse est centrale. joue un rôle considérable dans intéressant sur l’urbanisme contemporain : La toujours l’ambiguïté urbain-urbanité. Mais ce monde des flux immatériels peut aider la vie intellectuelle française et ville franchisée1, qui décrit l’urbanisme sectori- Qu’est-ce qu’une ville pour un Européen ? C’est un problème fondamental à l’échelle à comprendre la réorganisation des territoires. européenne. sé et sécuritaire, à l’échelle hexagonale et mon- C’est d’abord une ville médiévale, c’est l’éman- mondiale, pourtant, bizarrement, on nous Celle-ci est analogue à la manière dont fonc- Éditeur, vice-président du diale, commence lui aussi par un glossaire. On cipation communale, c’est le dé-assujettisse- donne comme modèle la ville harmonieuse tionne aujourd’hui la société en réseaux. Cela pourrait en citer beaucoup d’autres... ment. chinoise. Le modèle s’est très bien vendu. remet en cause des points extrêmement impor- Il faut donc avant tout se poser ces questions : Si l’expérience urbaine est politique d’entrée Mais il faut savoir que c’est l’État qui contrôle tants, surtout en France : le rapport centre-péri- comment parle-t-on et de quoi parle-t-on ? de jeu, elle s’articule au commerce et à l’univer- là-bas, qu’il existe une carte d’identité urbaine phérie a cessé d’être le plus déterminant, nous revue Urbanisme, il enseigne Je vais me simplifier la tâche en évoquant sité. Ce n’est pas un hasard si aujourd’hui, via le en Chine, c’est-à-dire que tout le monde ne sommes entrés dans une société horizontale également à l’École nationale du Françoise Choay, grande historienne de l’urba- projet du Grand Paris, on redécouvre le rôle de devient pas urbain en quittant simplement sa et non plus verticale, dans une société de flux, paysage de Versailles. nisme, venue l’année dernière à cette tribune. l’université dans les grandes métropoles. campagne. Il existe une telle pression de l’ur- maritime, liquide. Aujourd’hui, les questions syndicat de la presse culturelle et scientifique, membre du comité de rédaction de la 232 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 233 a h i t e c t u r e u | r b a n i s m e | h a b i t a décisives se situent autour des questions des problème : que faire d’une forêt aujourd’hui n’importe où, ni n’importe comment, nous dit Des villes à plusieurs vitesses connexions et de la vitesse. Il faut considérer dans un espace urbain qui s’est constitué au Lévi-Strauss. Habiter, cela a une signification Comment le problème de la vitesse se pose-t-il ? que les connexions et les connecteurs - c’est- départ contre une forêt ? fondamentale : la question de l’habiter ne se Il existe plusieurs types de vitesse. La plus im- à-dire ce qui accompagne la mobilité, les gares, Il suffit de voir comment la forêt amazonienne réduit pas à la question du logement, de mon portante est la vitesse bateau. C’est elle qui fait les aéroports, etc. - sont à plusieurs vitesses. Le est au centre des débats en Amérique du sud. intérieur. Il n’y a pas d’humain sans possibilité le plus gros travail, grâce au container. Il joue territorial s’organise de plus en plus autour des Est-ce un bien commun mondial ? Appar- de s’extérioriser et de participer à un monde un rôle central. Il est multimodal. Il passe du connexions ; et le matériel et l’immatériel fonc- tient-elle aux tribus qui l’ont habitée et qui y commun. bateau au camion ou au train. Il glisse d’une vi- tionnent de plus en plus en parallèle. vivent toujours ou à l’État brésilien ? Notons au passage que la France possède une partie Un urbain généralisé vulnérable à l’échelle trument du flux tendu et du stock zéro, la règle de cette forêt en Guyane (qui signifie nulle part mondiale. La vitesse de l’urbanisation dominante du monde actuel. La première ville de la mondialisation urbaine en langage indien). Aujourd’hui, les règles de La question centrale est celle de la vitesse de de containers est une petite île émergente, Sin- Un phénomène planétaire et endogène : c’est l’ONF sont telles qu’elles interdisent aux Guya- l’urbanisation. Prenons l’exemple de la ville gapour. Elle est le plus grand port-container et la première caractéristique de la mondialisa- nais toute création d’entreprise dans la forêt. chinoise de Chongqing au-dessus du barrage le plus grand chantier naval au monde. C’est là des Trois Gorges, qui compte 35 millions d’habi- que tout se passe. Parmi les villes-ports émer- par exemple ne croissent plus en fonction de L’urbain généralisé tants, bâtie en vingt-cinq ans. Des bâtiments s’af- gentes, on trouve aussi le port de Tanger Med, l’exode rural, mais en raison de la croissance de Si nous acceptons ce constat d’urbain géné- faissent déjà un peu, la construction urbaine y qui se développe massivement dans l’axe du la population urbaine. ralisé, il va donc falloir reconquérir de la cam- est fragile. Ce sont les Chinois qui s’occupent de Proche-Orient, contrairement à Marseille. Un monde interconnecté et mis en réseau. C’est pagne et de la forêt, reconquérir des paysages l’urbanisation à Tlemcen en Algérie par exemple, Je rappelle au passage que nous sommes dans l’exemple de Nouakchott où l’axe autoroutier qui ont été urbanisés à outrance, déforestés, c’est une catastrophe. C’est cela aussi la mondia- un monde catholique, le monde du solide, de qui se met en place entre le Maroc et le sud désertifiés. Ce sont là des questions globalisées lisation, un deal : on vous donne du pétrole et l’intérieur, de l’État, qui n’est pas celui d’un Sahara est en train de réorganiser tout le rap- car elles concernent l’ensemble du monde. vous faites en échange du béton, des autoroutes monde maritime et de ports. Michelet décrit port au désert dans la région. L’urbain généralisé est donc planétaire. et des constructions. Je ne fais pas du tout de très bien dans La Mer4, le combat entre la ville Mais dire qu’il y a interconnexion ne veut pas On l’oublie un peu ici, dans un pays à État l’anti-chinoiserie mais simplement je pose le de la Rochelle, protestante et maritime, ville de dire que tout l’espace est occupé, construit ; fort. Nous ne sommes pas un pays de villes. problème de la construction, qui nous ramène à départ vers le Nouveau monde et celle de Ro- cela signifie que l’espace est quadrillé de la Fernand Braudel distinguait en Europe les Nîmes et à Bologne : cela prend du temps et cela chefort, une ville de l’intérieur, la ville de Riche- même manière que l’espace américain était pays à régime-Ville, comme l’Italie, et les pays doit tenir longtemps, c’est cela le durable ! lieu et de l’État. quadrillé par la grille de Jefferson dès l’origine. à régime-État, comme la France. Dans tous Lévi-Strauss est à São Paulo en 1935. La ville Doit-on alors développer une culture mari- Autre grande tendance : un urbain diffus et acos- les débats sur les collectivités territoriales au- compte deux millions d’habitants, contre vingt- time ? Dans cette question, le débat sur le lit- mique. Pour le géographe Augustin Berque, fils jourd’hui, il est question de rééquilibrage État/ deux aujourd’hui. Il y a encore des vaches dans toral est central. Quelle peut être la place d’une du grand anthropologue Jacques Berque, l’ur- villes, sachant que l’État, on l’a vu avec le débat la rue. Il dit que cela va beaucoup trop vite, ville comme Nîmes dans un espace entre les bain diffus ne peut plus faire monde car il ne sur le Grand Paris, n’est pas prêt à disparaître que cela ne tiendra pas. Il met là l’accent sur la Cévennes et la mer ? L’enjeu est de créer une suscite plus une expérience urbaine. de la circulation... Nous sommes dans un pays question décisive qui est la vitesse de l’urbani- spécificité, surtout dans le contexte de mobilité La mondialisation urbaine casse le rapport que où l’État est fort et contrôle assez bien son ur- sation. Les Chinois l’ont bien compris puisqu’ils résidentielle attendue dans la région. nous avions au monde urbain. banisme, peut-être trop. Voyez le pamphlet contrôlent l’accès à la citoyenneté urbaine. Si la vitesse maritime est la plus importante, Comment l’expérience urbaine européenne de l’architecte Ricciotti HQE , que tous les Alors, défendons la ville européenne me di- elle n’est pas la plus rapide. C’est bien enten- a-t-elle pu faire monde, se demande-t-il ? étudiants adorent. Il montre à quel point il est rez-vous, elle a pris son temps. On le voit bien du la vitesse avion, mais inutile d’insister car Le monde urbain a fait monde par rapport à la devenu impossible pour un architecte de tra- ici dans les murs de Nîmes, il y a des strates, elle est très claire. Attardons-nous plutôt sur campagne comme la campagne l’avait fait avec vailler compte tenu de toutes les normes qui lui du palimpseste, de l’histoire qui se raconte. la vitesse train. Aujourd’hui, c’est la vitesse TGV la forêt. La campagne s’est conçue par rapport sont imposées. Nous aimons ces couches historiques. C’est qui s’est imposée et le train à grande vitesse aux limites de la forêt. Selon la conception de Mais l’urbain généralisé est aussi de plus en vrai, mais il y a ce mouvement en marche. La ressemble plus à un habitacle d’avion qu’aux l’homo urbanus chère à Jacques Le Goff, au plus informel. Cela veut dire qu’il n’est pas sou- rupture anthropologique s’est opérée très rapi- trains à compartiments d’antan. Par exemple, Moyen Âge, l’espace urbain ne s’oppose pas à mis partout à des politiques urbaines comme dement à l’échelle globale. 8 % de l’humanité la gare de Shanghai réalisée par l’architecte la campagne mais à la forêt (celle de Michelet nous le sommes ici. Une ville comme Le Caire, est urbaine au début du XX siècle, aujourd’hui, français Jean-Marie Duthilleul (longtemps res- et de la Sorcière). c’est 70 % d’informel. plus 60 % et en 2050 on passera à 70%. ponsable des gares pour la SNCF) est une gare Les limites ont donc été très fortement paysa- Cela pose aussi un problème central, anthro- Ce différentiel historique et géographique est aéroport. Comme la gare TGV est le modèle qui gères. Dans la ville d’Arras par exemple, l’ar- pologique, celui de l’habiter. Dans une urbani- très intéressant et nous fait comprendre que s’impose, les autres gares disparaissent. Les mée libère aujourd’hui une friche de 75 ha, sation galopante, aujourd’hui la grande majo- la mondialisation, c’est le fait que tous ces pro- chiffres de la SNCF sont explicites. On comptait avec de beaux bâtiments Renaissance et plus rité de l’espace urbain est inhabitable, au sens blèmes soient globalisés. En même temps, on 60 000 km de voies ferrées en 1930, contre 32 de 50 ha de forêt. Le maire est confronté à ce anthropologique du terme. On n’habite pas ne vit pas partout à la même vitesse. 000 à ce jour, les voies TGV incluses. 1 0 a n s d e c u l t u r e 3 p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d t | j a r d i n tesse à l’autre. Il fonctionne partout, il est l’ins- Les grandes caractéristiques tion urbaine. Les grandes villes brésiliennes 234 r c e 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 235 a h i t e c t u r e | u r b a n i s m e | h a b i t a Les grands scénarios La ville globale a désigné ensuite les villes constructions américaines sont plus aléa- que j’ai déjà citée. Elle a un récit historique très Nous ne pouvons pas nous contenter de dire émergentes, comme Singapour, qui sont de- toires, plus fragiles, parce qu’on part de l’idée fort. Mais a-t-elle la capacité de ne pas se lais- qu’il y a d’un côté l’urbain généralisé avec ses venues les villes référentielles. Aujourd’hui, que l’on va se déplacer et qu’on ne prête pas ser marginaliser ? Sa faiblesse réside peut-être dérives urbaines, de São Paulo à Kinshasa, que il existe aussi de toutes petites villes globales tant que cela attention à la construction. On dans sa trop grande assurance de survivre dans c’est invivable et peut-être inhabitable ; et de émergentes. Buenos Aires par exemple. Elle cite souvent l’exemple de Los Angeles, à tort la durée. Dans le monde d’aujourd’hui, elle a l’autre côté, nos villes européennes qu’il faut a été l’une des grandes villes industrielles de je pense, comme l’exemple de la ville nomade besoin de se greffer sur d’autres entités. C’est préserver parce qu’elles ont pris le temps de se l’entre-deux-guerres outre-Atlantique. Une ville avec l’urban sprawl, l’étalement, très différent le débat des agglos, du rapport à la Région, du faire, qu’elles sont durables. Il faut tenir compte assez européenne dont on disait qu’elle était à du mitage à la française. La ville nomade se rôle de l’État. aussi de la problématique de la vitesse et de la la fois Rome, Londres et Paris. Grâce aux docks caractérise par sa capacité à se déplacer dans limite. Les connexions et la mondialisation des industriels du nouveau quartier de Puerto Ma- les territoires, en construisant une ville en plein L’imaginaire urbain diverses routes virtuelles et réelles constituent dero, elle regroupe tous les éléments évoqués désert comme Las Vegas. Le problème est que Toute ville a besoin de récit. Prenons l’exemple aussi le monde d’aujourd’hui. Derrière la ques- précédemment. la ville nomade peut se fragmenter très faci- de Kinshasa. Ici, c’est l’envers du récit de Bo- tion «Où vont les villes ?», il y a toujours un pro- Un autre type de ville globale, très émergent lement. Los Angeles connaît un processus de logne ou de Nîmes. C’est une ville où l’on n’a jet urbain, la question de l’imaginaire et celle aujourd’hui, est ce que j’appelle la ville vitrine, désincorporation : il est politiquement possible même pas un abri, un logement. Un anthropo- de la gouvernance, car la ville, c’est aussi une la ville branchée, à l’exemple de Dubaï. Sans de se constituer en corps référendaire, de dé- logue belge a écrit un livre magnifique, Kinsha- organisation politique. trop caricaturer, on peut dire que c’est une ville cider de se dissocier de la ville et de créer sa sa : les récits de la ville invisible5, où il montre Plusieurs scénarios sont mis en avant et cer- qui n’existe qu’en se branchant sur l’extérieur. propre unité urbaine de résidents. que la ville survit uniquement grâce à la capaci- tains peuvent se passer près de chez nous. Elle n’a rien à voir avec les habitants de la ville. L’autre type de ville nomade, c’est la ville té des habitants à s’inventer des histoires. C’est Quand on se branche, on se déconnecte de pieuvre, la ville monde comme Kinshasa. Ce une ville productrice de récits où il n’y a pas ceux qui habitent la ville. Cela vaut à peu près ne sont pas des villes qui se déplacent, ce sont de gouvernance. Pour mieux appréhender ce Le scénario de la ville globale Agglomération, métropole... De quoi parle-t-on ? pour toutes les villes globales. des villes qui attirent, très magnétiques, où l’on qu’est un imaginaire urbain, on peut lire le livre Difficile de s’y retrouver. Tout le monde fait Le paradoxe est que partout où l’on a de la vient s’installer. Elles se plient et se déplient, d’un historien consacré à la ville de Mazagão6 métropole : l’agglomération, la communauté matière première, on trouve des villes globales avec un phénomène de villagisation qui se dé- qui a été fondée au XVe siècle par les Portugais d’agglo, deux communes qui se réunissent... émergentes. C’est le cas des républiques d’Asie veloppe à l’intérieur de la ville, toujours dans au Maroc. Subissant les coups des Bédouins, J’exagère volontairement mais la métropolisa- centrale, avec la ville d’Astana par exemple. Elle cette idée d’illimitation, contrairement à la les habitants ont décidé de partir, la ville a été tion n’est plus l’indice d’une réalité cohérente. est en train de constituer une petite ville glo- Chine. mise sur un bateau avec quelques habitants et Commençons par la ville globale. La ville glo- bale, avec des tours qui veulent dépasser celles bale s’articule au réseau interconnecté des de Dubaï ! autres villes globales. Cela ne veut pas dire que c’est une cité virtuelle, cela veut dire qu’elle a arrêts à Lisbonne et Belém. Chaque année, on La ville branchée, la ville de la réussite se donne Ils sont maintenant assez connus. D’un côté on fête la refondation de la ville. C’est un exemple une image captatrice et de carte postale. Elle trouve la ville hors les murs, la favela, avec des de l’imaginaire urbain qui est un imaginaire les éléments permettant de se brancher aux ré- est dans l’illimitation puisqu’elle rassemble exemples très contradictoires et tous les scéna- du déplacement. Chez les Grecs, au départ, la seaux de la réussite. toutes les connexions, tout en étant coupée de rios possibles. Ce n’est pas l’exclusivité de São ville n’est marquée nulle part, la polis n’a pas Dans un premier temps, la ville globale concer- son environnement. Elle est radicalement dé- Paulo ou de Rio de Janeiro ; à Barcelone, sur de balise, elle n’a aucune limite administrative, nait de très grandes villes, en terme quantitatif contextualisée. Dubaï, c’est un grand aéroport, les collines, il existe aujourd’hui deux favelas c’est du mental, en tout cas jusqu’à la réforme et non les villes émergentes, c’est-à-dire Tokyo, un grand port, un grand hôtel, etc. C’est fasci- issues de l’immigration bolivienne. Ce sont des de Clisthène. New York, Paris, etc. Le projet du Grand Paris nant cette ville hyperbranchée entre l’eau et le villes hors-la-loi qui produisent leur propre sé- d’ailleurs n’a été que de faire de Paris une ville désert, où limitation et illimitation vont de pair. curité. globale à nouveau déterminante. Cette notion de limitation-illimitation est très De l’autre côté, on trouve la ville sécurisée de l’urbanisation aujourd’hui Je précise qu’il ne s’agit pas pour Paris par importante et donne lieu à deux types d’urba- sur le modèle américain de la gated commu- Tous ces scénarios urbains évoqués se re- exemple, de la ville centre mais de Paris région, nisation : la ville nomade et la ville historique. nity, la ville grillagée. Avec l’exemple de Lyon trouvent un peu partout : un peu de ville glo- Confluence où la plupart des immeubles ré- bale, un peu de ville récit, de ville en suspens, Les villes nomades sidentiels sont grillagés, ce qui n’était pas né- un peu de ville sécurisée.... S’imposent trois C’est important de le préciser afin qu’il n’y ait pas C’est par exemple la ville nomade américaine cessairement prévu à l’origine. Ou aussi à São tendances lourdes en même temps que des d’ambiguïté sur les chiffres et pour savoir de quoi avec une urbanisation et la grille orthogonale Paulo avec les Condominiums où l’on peut singularités. nous parlons. On parle de ville globale quand il de Jefferson. La ville se déplace très rapide- vivre dans un immeuble, une unité urbaine, qui Première tendance : les flux sont plus forts que y a la présence d’une bourse, la finance donc, le ment car l’habitant américain est très mo- livre tous les services, faisant ainsi l’économie les lieux. siège des multinationales, des universités d’élites bile, il a une culture de migrant et se déplace d’avoir à pénétrer dans la ville. Les villes au Moyen Âge, certes, faisaient ré- et les services indispensables. Avec la nécessaire très facilement, contrairement au Français. L’autre modèle de la limitation, c’est la ville seaux mais elles tenaient le commerce et ne présence d’immigrés pour assurer ces services. Cela explique d’ailleurs que bien souvent les historique. On revient en Europe, avec Bologne subissaient pas la pression de l’extérieur. Au- a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d | j a r d i n Les tendances lourdes tants, et pas les 102 km2 de la ville capitale centre. 1 0 t déplacée au fin fond de l’Amazonie, avec des Les scénarios de la limitation de la ville métropole et ses douze millions d’habi- 236 r c 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 237 a h i t e c t u r e | u r b a n i s m e | h a b i t a jourd’hui, la situation est bien différente. Nous pourquoi le débat autour des gares est fonda- la solidarité tout d’abord. Rappelons que pour Il ne s’agit pas de faire l’éloge de l’hypermobi- sommes dans le réseau des villes, les flux ma- mental. Cerdà, l’urbanisme n’est rien d’autre que l’État lité mais de trouver des types de mobilité qui tériels et immatériels et les connexions (gare, Troisième notion : le milieu. L’espace vide, la Providence et la mutualisation des services. permettent de s’inscrire dans des territoires où aéroport, etc.) sont plus forts que les lieux. Le rue, la place... Tout ce qui a fait nos villes de- Second domaine où la décélération est in- nous sommes nécessairement mobiles. problème alors est de savoir comment re-terri- puis l’agora des Grecs. C’est peut-être la place dispensable : la compétence et le savoir. À Il faut également prendre en compte la ques- torialiser dans ce contexte. Tahir que tout le monde cherche à s’approprier, l’origine, nos villes ont été faites par les uni- tion de l’habitat mobile. On est de plus en plus Deuxième grande tendance lourde : la ville sé- les révolutionnaires, les salafistes et les Frères versitaires, les bourgeois commerçants et les mis en mouvement, c’est le ressort de notre curisée. musulmans. C’est une bagarre pour l’espace et moines. condition d’homme spatial. La mobilité dans le La mixité perd du terrain sur la ville de la frag- le rapport à l’espace est une question centrale. À Bogota, où le contexte est particulièrement logement est importante aussi. On a reproché difficile, ce sont d’ailleurs les universités qui à M. Delanoë, le maire de Paris, de ne pas avoir portent le projet urbain. anticipé la sociologie des femmes célibataires mentation et du repli sur soi, de l’entre soi. La troisième grande tendance : le public perd 238 r c La métropole, une question omniprésente du terrain face au privé. Comment va-t-on ré-agglomérer des territoires On assiste à la privatisation de l’urbain. L’es- dans un ensemble donné ? Vitesses et mobilités dans cette optique. L’affectivité est aussi de pace public n’a plus le même rôle qu’il pouvait Pour répondre à cette question, je vais évoquer Cette thématique de la décélération, de la pa- plus en plus mobile, et forcément cela a des avoir lorsqu’il était l’espace physique de la dé- les ressorts de la mobilité, de l’image et des es- cification est particulièrement intéressante. impacts sur le logement. libération. paces publics. Elle nous situe entre le local et le global qui, Avec le Grand Paris, on a aussi redécouvert l’im- De ces grandes tendances, on peut retenir trois L’intérêt de l’architecture et de l’urbanisme ré- toujours, sont articulés. Un courant important portance de l’université et le problème du lo- notions intéressantes. side dans les pratiques urbaines qu’ils rendent à Turin, les territorialistes italiens, valorisent ce gement étudiant. La mairie de Paris vient d’ail- Nous avons aujourd’hui des non lieux, des lieux possibles. qu’ils appellent la mondialisation par le bas. leurs de lancer une grande étude sur la place complètement enclavés, hors-jeu, ou des lieux Or, ce que l’on constate aujourd’hui, à l’échelle Oui, nous sommes dans les flux, mais pour les de l’université à Paris. Elle propose de refaire le volontairement hors-jeu comme ceux des pi- française, c’est que les pratiques des gens sont capter, il faut re-territorialiser. Mais avec quels Grand Quartier Latin. Or ce GQL n’est plus habi- rates de la toile, à l’exemple de WikiLeaks, des très décalées par rapport aux formes de terri- types de territoires, sachant que les habitants té par des étudiants. Il n’y a que des touristes et non lieux réels et des non lieux virtuels. toire qu’on leur propose, ne serait-ce que pour sont de plus en plus mobiles ? des boutiques LVMH. Il y a certes des étudiants Pourtant, il est facile de désenclaver. Comme la question de la mobilité. Aujourd’hui, les questions centrales sont celles qui viennent à la Sorbonne, mais ils ont tous cela s’est passé à Medellin, la grande ville Il ne faut pas oublier nos classiques. Françoise des mobilités : ce qui implique le transport, été dégagés du quartier en ce qui concerne le considérée un temps comme mafieuse, où le Choay a beaucoup travaillé sur Alberti, qui mais aussi le travail, les loisirs, le résidentiel. logement. Il faut donc engager une réflexion quartier de San Antonio a été désenclavé en reste la bible pour les architectes. Il a vécu au L’INSEE en 2005 a indiqué qu’en Région Bre- métropolitaine, d’autant plus qu’il y a des uni- quelques jours grâce à la mise en place d’un XVIe siècle et a édicté trois principes toujours tagne comme ici en Languedoc-Roussillon, il versités hors les murs de Paris. Metrocable. d’actualité sur l’art d’édifier . La construction y aura la plus forte mobilité résidentielle. Com- Il y a énormément d’enclaves. La limite revient doit durer le plus longtemps possible et res- ment anticiper cela ? en force, mais elle est séparatrice et non plus pecter la nature environnante pour préserver La question de la mobilité est décisive dans Le problème de l’image est fondamental. La intégrative. la santé des personnes qui y habitent. C’est la un monde urbain à plusieurs vitesses. Jacques ville, c’est l’épreuve du corps, de la scène. Il n’y L’urbain est devenu acosmique, il ne fait plus necessitas : le respect de la santé, de la nature Donzelot, le sociologue, a travaillé sur la notion a pas de ville sans mise en scène et capacité de monde selon le géographe Augustin Berque. Il et des lois physiques. Si un urbaniste respecte de ville à plusieurs vitesses8. se théâtraliser. La grande expérience urbaine, faut donc recomposer à partir de l’urbain géné- ce principe, c’est déjà bien. Second principe, la Il dégage le groupe des habitants hyper mo- au sortir du village, c’est la capacité de rendre ralisé des espaces qui fassent sens. commoditas : construire pour les gens qui vont biles, du transit permanent et de l’hyper possible de l’anonymat qui fonde les espaces Il faut reconquérir de la ville, de l’expérience ur- y habiter. Troisième règle : la voluptas, la beau- connexion. Ils habitent partout et nulle part, ils publics urbains, comme l’a dit Julien Gracq. baine, de la campagne, de la forêt mais aussi té. Tout est dit ! ont un studio à peu près partout. Ce sont les Il n’y a pas de ville sans imaginaire. Qu’est- du désert. Ce dernier n’est pas un espace vide : Salmona, le grand architecte de Bogota, a d’ail- financiers et les gens de la mode par exemple. ce qu’un récit métropolitain qui engage des il est habité par les hommes du désert, les no- leurs appliqué les principes d’Alberti. Second type de mobilité : la mobilité contrainte échelles très différenciées ? Il existe beaucoup mades. Un nomade, c’est celui qui a la parfaite La réflexion actuelle autour des métropoles du périurbain qui nécessite de recourir à la voi- d’outils pour étudier cela. D’abord il faut écou- maîtrise des lieux par lesquels il passe. Il sait appelle plusieurs questions. En préambule, ture. ter les gens. Il n’y a pas qu’à Kinshasa que les constamment où il met les pieds. je citerai Pierre Veltz, responsable du pôle de Et enfin, l’immobilité, le fait d’être enclavé et habitants ont des choses à raconter. Mais il faut Autre notion importante : l’hyper-lieu, avec ses Paris-Saclay, le grand spécialiste des territoires assigné à résidence. Sans caricaturer, on pense faire en sorte que les gens puissent raconter connexions et ses connexions aux transports, en France. Pourquoi aujourd’hui a-t-on besoin aux cités de la région parisienne. J’aime beau- cette histoire. Il y a aussi l’ensemble du prisme c’est aussi la ville branchée déjà évoquée. Au- de métropoles ? Les flux économico-finan- coup l’analyse de l’architecte Henri Gaudin sur artistique : les romans, le cinéma, la musique jourd’hui, ce sont les connexions et les trans- ciers sont très rapides. On a besoin d’espaces les enfants des cités, dont on dit qu’ils sont etc. Aujourd’hui, une ville se capte à la vidéo ports qui organisent le territoire. En France, urbains territoriaux qui décélèrent. Deux do- dans l’escalier, ni dedans ni dehors, ni dans et au cinéma par de grands cinéastes urbains c’est le TGV qui a réorganisé les territoires. C’est maines au moins exigent l’accalmie. Celui de l’espace privé, ni dans l’espace public. comme Jim Jarmusch ou Aki Kaurismaki avec 1 0 a n s 7 d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d t | j a r d i n et donc de ne pas avoir repensé le logement 1 0 a n s d e La ville, c’est aussi l’image c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 239 a r c h i t e c t u r e | u r b a n i s m e | h a b i t a t | a r d i n la ville du Havre. Les villes aujourd’hui ont leurs par exemple, que l’on voit comme une plage paces publics. Il faut sortir de la vision unique- tituer des limites dans un urbain généralisé. propres critères et leurs agences de notation, alors que c’est une ville mal habitable. Les fa- ment centrée sur les transports. Pour le Grand Michel Corajoud dit d’ailleurs que l’on n’a pas comme pour l’économie. Richard Florida, par velas s’installent sur des mornes, des collines Paris, plusieurs grandes institutions publiques besoin de monument. Le seul monument, c’est exemple, a établi les critères de la ville créa- verticales et glissantes. Il ne suffit pas que cela comme les Hôpitaux de Paris ou les universi- le respect de la terre et de la nature. tive . Beaucoup de mairies métropolitaines soit beau pour que cela soit habitable. tés, qui n’étaient pas prises en compte, se sont Je ferai à cette occasion une dernière remarque sont dans le combat pour les critères. Avec par- Le débat du paysage est omniprésent et les invitées dans le débat car elles participent à sur la patrimonialisation qui risque de devenir fois un conflit entre l’image carte postale faite à approches ne sont pas partout les mêmes. En l’animation de l’espace public. Le problème est une dérive chez nous. Le risque est de dériver des fins touristiques et l’image de la ville portée France, le paysage est enseigné à Marseille et toujours la question de l’accès. A Lille-Flandre, vers une patrimonialisation tous azimuts, chez par ses habitants. à Versailles. Le jardin, le paysage référentiel à la sortie de la gare, on peut accéder directe- nous comme ailleurs. Elle intervient souvent là La direction culturelle de la Ville de Paris, par dans notre conception, c’est l’organisation du ment à l’hôpital Saint-Vincent de Paul. L’archi- où il y a une connexion très forte, qui décontex- exemple, a une vision très touristique, contrai- pouvoir. Comme le jardin de Versailles, il est à tecte a fait une rue traversante, car le quartier tualise. Le littoral sud-américain par exemple, rement à Barcelone qui ne fait rien pour attirer la fois très ordonné, très rationnel et labyrin- était enclavé. Cela a changé les rapports entre avec Salvador de Bahia, Recife, Valparaiso au les touristes qui, de toute façon, viendront voir thique. En Suisse, la conception du paysage est les gens sains et les malades : les gens passent Chili... On déconnecte ces lieux pour en faire un les œuvres de Gaudi et le musée Picasso. différente : c’est l’espace public. Un architecte maintenant par l’hôpital. Un geste simple pour patrimoine mondial de l’humanité. Là où l’on Quelle capacité avons-nous de faire remonter qui fait autre chose qu’une maison privée doit l’architecte qui a pourtant transformé totale- ne sait plus construire, on ne sait plus être ur- les récits des habitants sur leur propre ville et recourir à un paysagiste pour travailler. Le pay- ment le rapport des habitants à leur environne- bain, alors on patrimonialise pour compenser. de nourrir l’imaginaire ? Le petit livre remar- sagiste est le responsable de l’espace public. Le ment proche. Quelles seraient les limites d’une reconfigura- quable Les Mauvestis, de Frédéric Vallabrègue10, paysage est la question. Pour revenir au Metrocable de Medellin, le tra- tion territoriale, les limites qui toucheraient les 9 qui se passe dans un quartier nord de Marseille, 240 j vail n’est pas arrivé dans le quartier désenclavé, questions imaginaire/grand paysage ? Com- montre très bien comment les mômes ont un La question centrale de l’espace public mais en haut, une bibliothèque a été installée. ment un projet urbain peut-il proposer cela ? langage vestimentaire, comment ils parlent Cette problématique de l’espace public est Le quartier est aussi culturel que les autres. Il y Il n’y a pas d’un côté, les Européens cultivant entre eux et se racontent, ce qu’ils ont dans mieux ressentie en Amérique latine qu’ici, où avait là une nécessité de répondre à l’urgence. leur durée historique heureuse et de l’autre, un la tête. La ville, c’est un mental. Il n’y a pas l’on confond souvent espace public et services Comment ? En refaisant de l’espace public. monde en voie de dérive urbaine. de ville qui n’ait pas un mental. Comment ré- publics. On oublie que le service public a des Pour finir, je citerai à nouveau Augustin Berque : Les questions de connexion/enclave et de la pondre à l’image vitrine, à la ville créative, avec critères très précis : les agents, la mission et refaire de l’espace public, c’est s’inscrire dans re-territorialisation sont des questions parta- ses propres critères ? Je fais partie de ceux qui l’accès. À Bogota, grâce à l’architecte Salmona, la rareté, reprendre les questions de la terre fi- gées par tout le monde avec des intensités dif- pensent que la ville doit retrouver des limites l’espace public est le préalable. Avec en prio- nie, de la terre unique. C’est aussi reprendre la férentes. C’est déjà intéressant de partager ces mentales, celles d’un grand paysage, d’un site. rité l’accès qui est donné avant même le type question de l’agriculture et de la forêt. Dans un réflexions et ces expériences ■ de bâtiment. Prenons l’exemple d’une grande contexte différent. On va être amené à ré-ins- Limite et paysage bibliothèque à Bogota. Elle a été réalisée il y a Le grand paysage fait remonter la sensibili- vingt-cinq ans en pleine ville. Elle s’est inscrite té d’un territoire. Les questions de la limite dans l’espace public, autonome, avec autour et du paysage sont souvent mieux posées à le paysage des Andes. Le maire avait demandé l’étranger. Recife a un estuaire comme la ville à Salmona à l’époque, de réaliser une biblio- de Nantes. Le problème de son maire est de thèque pour des gens qui ne savent pas lire. (2) Mongin, Olivier Vers une troisième ville ? Olivier Mongin, Hachette, Questions de société, 1996. capter cet estuaire pour essayer de créer une C’est la question la plus intéressante : la ques- (3) Ricciotti, Rudy, HQE, Al Dante, 2009. limite. Un paysage est une limite poreuse, pas tion du public qui doit accéder à un espace 4) Michelet, Jules, La mer, Hachette, 1861. administrative. D’ailleurs, pour le grand pay- public. sagiste français Michel Corajoud comme pour Pour l’espace public, il faudrait éviter que le dé- Lévi-Strauss, la limite du paysage se fait par le bat ne porte que sur les connexions et les trans- lever et le coucher du soleil. ports, mais faire en sorte qu’il pose d’autres Dans quel type de paysage commun sommes- questions. Que met-on dans un espace public nous inscrits ? Avec quelle sensibilité ? On comme une gare ? À Brasilia par exemple, la aborde ici la question centrale du contexte. Il gare propose des offres multiples qui ne sont est essentiel de re-contextualiser. Quel est le pas simplement commerciales, mais égale- contexte d’une métropole ? Pour le savoir, il ment sociales - avec la présence de la sécurité faut tenir compte du récit des habitants. sociale - et des offres culturelles, avec une bi- Ces questions se posent à peu près partout. Il bliothèque notamment. (9) Florida, Richard, The Rise of the Creative Class. And How It’s Transforming Work, Leisure and Everyday Life, Basic Books, 2002. y a des sites impossibles à vivre. Rio de Janeiro, Le problème ensuite est de décliner les es- (10) Valabrègue, Frédéric, Les Mauvestis, POL, 2005. 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d (1) Mangin, David, La ville franchisée, Formes et structures de la ville contemporaine, Éditions de La Villette, 2004. (5) De Boeck Filip, Plissart, Marie-Françoise, Kinshasa : les récits de la ville invisible, La Renaissance du Livre, Bruxelles, 2005. (6) Vidal, Laurent, Mazagão, La ville qui traversa l’Atlantique, Flammarion, Paris, 2005. 1 0 a n s d e c u l t u r e (7) Alberti, Leon-Battista, L’Art d’édifier, Seuil, «Sources du savoir», 2004. b i b l i o g r a p h i e (8) Donzelot, Jacques, La ville à trois vitesses, Éditions de La Villette, 2009. Olivier Monginv La condition urbaine, la ville à l’heure de la mondialisation, Seuil, 2005 ; rééd. coll. poche Points Seuil, 2007 p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d Vers une troisième ville ? Hachette, «Questions de société», 1996 241 a L’œuvre de François Morellet dans l’espace public r c h i t e c t u r e | u r b a n i s m e | h a b i t a superposition, hasard, interférence et fragmen- l’espace public. On analysera une intervention tation».12 François Morellet jouit d’une forte éphémère et d’autres réalisations pérennes. t | j a r d i n réputation internationale. Artiste important en Christian Skimao 26 avril 2012 L’application rigoureuse des notions de géométrie et des mathématiques Trames 3°- 87°- 93°- 183° blic, il est très connu en Allemagne, multipliant au Plateau La Reynie (1971)15. les commandes privées et publiques dans de La première intervention se nomme Trames nombreux pays européens. 3°- 87°- 93°- 183°. Elle a été réalisée en 1971 à la apporte au fil des années une approche spatiale qui place François Morellet Il s’est également beaucoup intéressé au dia- demande du Centre national d’art contempo- d’emblée du côté des grands artistes de l’art minimal et conceptuel. Il s’est logue ou plutôt à la confrontation entre archi- rain (CNAC) et consiste à peindre des murs pi- tecture et art. Il a réalisé plus d’une centaine gnons – 24 m (hauteur maximum) x 45 m – qui de projets dans l’espace public au travers se situent au Plateau La Reynie, à l’angle des centaine de projets dans l’espace public au travers d’une réflexion portant sur la d’une réflexion portant sur la notion de «dé- rues Quincampoix et Aubry-le-Boucher, à Paris. «désintégration architecturale», c’est-à-dire essayer de trouver un autre rythme sintégration» architecturale. Il en donne une Il s’agit d’un travail de type trames de couleur définition dans une lettre adressée à un jeune rouge qui se recoupent sur un fond bleu, les architecte le 22 mars 1977 : «C’est-à-dire trouver, couleurs de la ville de Paris. Cette approche de rythmes. De cette confrontation naît une œuvre spécifique et singulière marquée par exemple, un autre rythme que celui de l’ar- Morellet avec les trames montre le système en par une tension nouvelle. Au travers de quelques réalisations emblématiques chitecture et jouer avec les interférences de ces action : il s’agit d’un croisement orthogonal (à deux rythmes. L’indication de mon rythme (c’est- angle droit) de plusieurs réseaux de parallèles, à-dire d’un espace régulier répété) peut être le premier étant disposé à 3° puis une deu- matérialisé par une bande peinte, un piquet, xième grille identique à la première bascule à un volume simple, etc. Je vois ces interventions 87° et ainsi de suite pour les autres, soit 93° et après la construction architecturale, c’est-à-dire 183°. Partant de façon aléatoire d’un angle don- beaucoup intéressé au dialogue entre l’art et l’architecture. Il a réalisé plus d’une que celui de l’architecture tout en jouant avec les interférences entre ces deux des années 1970 à aujourd’hui, nous verrons comment fonctionne ce processus et comment ses œuvres parviennent à s’inscrire ou non dans l’univers quotidien de chaque spectateur pas intégrées dans la construction. Elles peuvent né, l’artiste assure une neutralité à l’ensemble Préambule être plus ou moins discrètes suivant le lieu.»13 Et de l’œuvre qui continue tout naturellement sur François Morellet est né en 1926 à Cholet. Il se enfin de conclure avec un humour qui n’appar- sa lancée sans aucune intervention subjective. situe au confluent de diverses références allant tient qu’à lui : «Elles ne plaisent pas aux archi- Ce système se retrouve dès 1958 chez Morellet des entrelacs de l’Alhambra de Grenade aux tectes en général (j’en ai fait l’expérience) parce dans ses toiles. Il y a donc transposition dudit mouvements abstraits. Après une courte pé- qu’elles semblent ignorer leurs esthétiques ou système avec un changement d’échelle impor- riode figurative, il arrive à l’abstraction grâce à les structures de leurs constructions. C’est nor- tant et en tenant compte des caractéristiques l’influence de Pierre Dmitrienko.1 Admirateur mal puisque l’œuvre même consiste en un com- du lieu. Dans un entretien avec Serge Lemoine, de l’Art concret , il se réfère à Piet Mondrian bat de deux structures, la leur et la mienne.» 14 Morellet explique : «Ces murs-pignons forment et à Théo van Doesburg4 avant d’évoluer vers Les mathématiques, le jeu ainsi que l’humour un angle, ont de grandes échancrures et sont des problématiques systématiques proches ont une part essentielle dans son approche ar- bien loin des carrés ou rectangles réguliers des de celles de Max Bill.5 Grâce à la fréquentation tistique. La conceptualisation ne se trouve ja- toiles d’artistes. J’ai appliqué là un de mes prin- de Victor Vasarely et au travers des recherches mais figée dans une posture hautaine mais se cipes favoris (qui a été favori, en fait, après ce du GRAV (Groupe de recherche d’art visuel) en trouve toujours au service d’un esprit amusant mur) : tracer mes trames de parallèles, les yeux compagnie de Julio Le Parc, Horacio Garcia et amusé. fermés, les laissant se casser dans les trous, se Rossi, Francisco Sobrino, Joël Stein, Yvaral ain- De cette confrontation naît une œuvre spéci- gonfler sur les bosses, dévier dans les angles. Et, 2 3 6 Christian Skimao si que François et Vera Molnar, de 1961 à 1968, fique et singulière marquée par une tension bien sûr, ce sont ces cassures, ces déformations Artension, Al Dante, Artjonction il va clarifier ses relations avec le cinétisme et nouvelle. Nous verrons dans une première qui font l’intérêt de l’œuvre même.»16 l’Association internationale Le Journal, Performarts et dans l’Op art. L’importance de la mise en place d’un partie au travers de quelques réalisations dans L’œuvre a disparu par la suite, recouverte en des critiques d’art, Christian les webzines Unanima et Artcom. système pour réaliser ses œuvres lui permet l’espace public des années 1970 à aujourd’hui 1976, puis un nouvel immeuble a été construit Skimao est né en à Mulhouse et Il s’occupe du blog Le Chat d’éliminer toute conception idéaliste dans sa comment fonctionne ce processus ; dans une sur l’espace vacant. En 1977, Morellet écri- vit depuis 1979 en Languedoc- Messager des Arts. Il est l’auteur pratique.8 seconde partie, nous nous intéresserons en vait, prônant un détachement (une désinvol- Roussillon. Il intervient dans de de plusieurs essais, dont Michel L’application rigoureuse des notions de géo- détail à une réalisation spécifique sise à Mont- ture ?) qui n’est pas feint mais qui témoigne au nombreux domaines allant de Butor, qui êtes-vous ? (publié à métrie et des mathématiques apporte au fil pellier, «Le grand M», de son érection en 1986 à contraire d’une grande sérénité vis-à-vis de son conférences à l’enseignement La Manufacture en 1988) avec des années une approche spatiale qui le place sa réhabilitation en 2000. Tout au long de ces travail et de sa réception : «Mon mur près du pla- (histoire et marché de l’art) en B. Teulon-Nouailles, et Claude d’emblée du côté des artistes de l’Art minimal9 deux analyses, nous nous poserons la question teau Beaubourg vient d’être enfin repeint et j’en passant par la presse spécialisée Viallat (aux éditions Demaistre). et de l’Art conceptuel. A partir des années de savoir si ses œuvres parviennent à s’inscrire suis très heureux.»17 et la publication de plus d’une Il participe à la rédaction et la 1970 commence une approche qui opte pour le ou non dans l’univers quotidien de chaque Prolongation d’une trame de parallèles orthogo- centaine de catalogues, dont gestion du site internet consacré dépouillement et la mise en relation de formes spectateur. nales (indiquée sur le sol) sur les murs formant celui des expositions de François à Daniel Dezeuze. simples avec leur situation dans l’espace. Tra- Morellet à Montpellier en Docteur ès-Lettres, il poursuit un vaillant dès lors sur l’idée centrale de less is De quelques réalisations au Centre Culturel de Compiègne (1978-1979) 2001. Il écrit dans des revues travail de recherche universitaire more («moins est plus») énoncée par Mies van dans l’espace public Il s’agit cette fois d’une réalisation pérenne spécialisées comme Pictura sur les relations entre écriture der Rohe , il recherche une neutralité active Examinons par ordre chronologique un certain concernant un bâtiment à caractère culturel Magazine, L’Art Vivant, Kanal, et peinture. au travers de cinq principes : «juxtaposition, nombre de réalisations de l’artiste situées dans dans le cadre du 1% de la commande d’État. Critique d’art, membre de 242 France, quelque peu méconnu du grand pu- 1 0 a n s d e c u l t u r e 7 10 11 p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d (avec ces parallèles) des angles de 22,5° et 11,2° 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 243 a r c h i t e c t u | u r b a n i s m e | h a b i t a Les architectes se nomment Jean-Marie Char- L’Angle DRAC à Nantes (1987) entre «Défense» et «défonce». Enfin en argot, le chaque baie et oculus. L’emploi du procédé pentier, Oliver Brière, et Jean-Michel Grouard. L’œuvre a été réalisée pour le bâtiment de la Di- terme «se défoncer» définit l’utilisation de pro- de grilles géométriques superposées rappelle Morellet utilise ici aussi le principe des trames rection régionale des affaires culturelles (DRAC) duits stupéfiants dans le but d’aboutir à un état celui des «Trames» et s’inscrit donc pleinement mais dans le cadre d’un projet devant s’inscrire à Nantes dans le cadre d’une commande pu- second, «être stone». Le basculement qui doit dans sa démarche. Les travaux préparatoires dans la durée. La peinture se trouve remplacée blique. Elle se compose de tubes de néon (gaz choquer l’œil et pourrait donner l’idée d’un ont été effectués sur calque, puis un démon- par des carreaux de céramique industrielle, de coloré) de couleur rouge et de matériel élec- tsunami virtuel fonctionne en contrepoint de la tage suivi d’un remontage des vitraux a été couleur rouge et bleue pour les murs, brune trique pour une taille de 10 m x 10 m (angle verticalité des tours environnantes. Une sorte réalisé avec la complicité de Bruno Loire. Dans pour le sol, opposés à un revêtement de car- droit). Toujours fidèle au principe de la lutte de vision où le monde se renverse, impossible leur configuration finale ils rappellent aussi les reaux blancs. La taille des murs va de 3,50 à entre l’architecture et sa réalisation, Morellet à percevoir dans un état normal. L’artiste ex- orbites des planètes. Dans un entretien avec 4,20 m x 150 m. Les murs extérieurs forment des propose donc une structure lumineuse qui plique d’abord le contexte général parisien à Marie-Laure Bernadac, l’artiste déclare avec angles assez inattendus qui incitent l’artiste à transperce le bâtiment comme une ligne brisée propos de sa réalisation : «Il s’agit d’une réac- sa malice légendaire : «Mon argument de vente mettre en place une confrontation active : «Sur ou un éclair. Partant d’une forme géométrique tion au triomphalisme local. Je ne partage pas pour convaincre les architectes, argument que le sol, j’ai dessiné des trames orthogonales et minimale, il joue sur le support de la construc- ce penchant français sans complexe pour les j’aurais bien sûr utilisé avec Lefuel est le suivant : parallèles orientées de façon à ce qu’elles ne tion qui se compose d’une composition cu- grandes perspectives et les arcs de triomphe. vous architectes, vous pouvez, comme moi je forment jamais d’angle droit avec les murs. bique en étages avec des carreaux blancs pour On avait déjà en ligne, deux arcs de triomphe et l’espère, vous faire plaisir tout seul, mais pour Sur les murs j’ai fait grimper les lignes du sol le revêtement ainsi que d’une importante par- l’obélisque, il a fallu que l’on rajoute à un bout vous faire rire il faudra vous faire chatouiller par d’après le système très simple du «mur abattu». tie vitrée. L’effet optique fonctionne à plein à la une pyramide et à l’autre un arc de triomphe.» quelqu’un d’autre, donc, si vous voulez au moins Et grâce à la relative complexité du bâtiment j’ai tombée du jour et la nuit, provoquant l’atten- Visiblement, pour lui, il ne s’agit à aucun mo- faire sourire votre architecture, appelez-moi.»26 eu un vrai feu d’artifice : mes lignes s’envolaient tion du passant et offrant une modification de ment de s’accommoder de l’environnement La controverse ne se trouve jamais éloignée à gauche, à droite suivant quatre angles diffé- la vision du lieu. L’artiste a souvent utilisé les ambiant et de s’inscrire dans une volonté mo- des projets de l’artiste et crée une dynamique 24 rents mais jamais verticalement.» L’ensemble néons dans ses réalisations depuis 1962-1963 numentale censée flatter le goût du Prince, propice à l’invention. La discrétion reste à crée un effet faussement aléatoire où les lignes et on ne peut s’empêcher de penser à Dan Fla- fut-il républicain : «J’ai alors imaginé une œuvre l’ordre du jour pour lui dans ce genre d’inter- partent en apparence dans des sens non régis vin dans une démarche différente. Laissons la qui puisse paraître dérisoire : une structure de vention : «... J’espère bien avoir introduit un dé- par une règle donnée, proche de l’expression- parole à l’artiste qui explique : «Ce bâtiment est grosses poutres d’acier qui, à l’origine, aurait sordre discret et absurde qui pourra faire sourire nisme abstrait ; à ce sujet, Morellet prend les fait d’une succession de volumes cubiques, qui encadré les arêtes du bâtiment, mais qui, à la des visiteurs dans mon genre, tout en ne sautant travaux de Franz Kline comme référence avec donnent de grandes marches, avec une multi- suite d’un séisme, aurait basculé, défonçant le pas aux yeux de tous les autres, au risque de ses grands coups de brosse sur la toile qui se tude d’angles droits. J’en ai ajouté un autre en sol creux et les fragiles bureaux qu’elle était cen- les faire trébucher dans l’escalier.» Enfin au ni- croisent de façon plus ou moins spontanée. néons, je l’ai mis en biais et me suis arrangé pour sée protéger.»25 veau du titre, la réalisation, nommée «un décor Pourtant, lorsque le spectateur ou l’usager qu’il transperce l’architecture : il passe devant Serge Lemoine a évoqué «un spectacle d’une pour le palais»27 sur le carton d’invitation, fonc- s’approche, il comprend la règle du jeu et ses un mur, puis devant les vitres, ensuite à l’inté- grande brutalité» à propos de La Défonce. tionne sur un jeu de mots qu’affectionne tant conséquences. rieur du vitrage, change de direction et ressort L’idée majeure se trouvant alors dans la mise Morellet : «avoir l’esprit d’escalier» ou «l’esprit L’artiste ne cache rien de sa démarche, elle à l’air libre plus haut sur la façade vitrée qu’il en scène d’une confrontation à l’architecture de l’escalier» signifie «avoir un esprit de répartie fonctionne suivant des règles établies par lui a transpercée de nouveau. Cette idée n’a pas qui passe par une dramatisation de l’action mais qui se manifeste trop tard». L’analyse nous en respectant un développement de type ma- beaucoup plu aux architectes.»21 artistique. Cette théâtralité présente ici trouve montre que le physique (Lefuel) rencontre le thématique qui à l’arrivée aboutit à une œuvre Au fil du temps, l’œuvre a acquis une grande sans doute ses racines dans la volonté d’agir langage (Diderot et Rousseau font allusion à d’art. En ce qui concerne la dynamique entre- importance à Nantes et dans les milieux cultu- sur la conscience même du regardeur, comme cette expression), le tout donnant le concep- tenue avec l’architecture, il affirme avec ma- rels et institutionnels puisque la lettre bimen- au temps du GRAV mais avec des moyens dif- tuel (Morellet). lice : «Si l’œuvre peut être intéressante, ce n’est suelle d’information de la DRAC Pays de la Loire férents. pas à cause du système ou de l’architecture se nomme «Angle DRAC».22 18 La Défonce au siège du FNAC Vitraux décalés dans l’escalier Lefuel, L’origine de la commande l’architecture. Mes lignes cassent l’architecture, à La Défense à Paris (1991) aile Richelieu, Cette œuvre monumentale achevée en 1986 est l’architecture casse mes lignes. C’est un combat Morellet a imaginé une structure en métal peint au Musée du Louvre à Paris (2010) inaugurée le 15 novembre de la même année. loyal !»19 de 27m x 12m x 7m pour le Fonds national La présence de François Morellet peut paraître Elle résulte d’une commande passée à l’ar- Le Centre culturel, aujourd’hui Espace Jean d’art contemporain (FNAC) qui allait se trouver de prime abord surprenante au Louvre. Il s’agit tiste par la Ville de Montpellier en accord avec Legendre, comprend deux salles de spectacle construit en 1991 sur et sous l’esplanade de d’une commande effectuée par ce musée en le Centre national des arts plastiques (CNAP). et des espaces d’exposition permanents ; il se La Défense à Paris. L’ensemble forme un pa- partenariat avec le CNAP bénéficiant du mécé- Le but : «Créer un signal symbolisant la ville de trouve place Briet Daubigny à Compiègne. Une rallélépipède incliné et à moitié enfoui dans le nat de GDF SUEZ et du soutien du Cercle des Montpellier, visible depuis une longue distance autre réalisation fonctionnant sur le même sol. Il faut noter que les locaux de stockage se Jeunes Mécènes du Louvre. L’escalier Lefuel, du pour les visiteurs venant de Béziers. Donner un principe, mais à l’intérieur du bâtiment, a été trouvent enterrés et invisibles et que seule une nom de l’architecte qui l’a construit entre 1852 intérêt aux autres points de vue situé autour du réalisée en 1981-1982 à la Direction régionale petite partie du bâtiment émerge. Le nom de et 1858, se nommait d’abord l’escalier de la Bi- cercle.»28 Elle se situe avenue de Toulouse, sur des télécommunications de Dijon et se nomme l’œuvre repose comme souvent chez l’artiste bliothèque. On le qualifiera de grand, imposant l’ancien rond-point de la Croix d’Argent, rebap- Prolongation d’une trame de parallèles ortho- sur un jeu de mots à entrées multiples : d’une et d’une grande blancheur. Se penchant sur le tisé Flandres-Dunkerque, à la sortie de la ville de gonales (indiquée sur le sol) sur les murs for- part, la volonté de traverser le sol et une partie projet à partir de 2009, Morellet a choisi un des- Montpellier, suivant le tracé de la RN 113 condui- mant (avec ces parallèles) des angles de 30°, 45°, des bureaux se trouve dans le verbe défoncer, sin inversé de la grille existante qui se super- sant vers Béziers et Toulouse. François Morellet 60°, 90° et sur un mur en arc de cercle.20 d’autre part le glissement sémantique opère pose et se mélange à l’ancien découpage pour travaille sur la signalétique de deux angles ai- a n s d e c u l t u r e 23 p a r t a g é e a v e c l e c a u e | j a r d i n le grand M de Montpellier de la bataille qui se passe entre le système et 1 0 t Analyse d’un exemple précis : L’esprit d’escalier pris indépendamment : c’est à cause du heurt, 244 r e d u g a r d 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 245 a r c h i t e c t u r e | u r b a n i m e | h a b i t a t | j a r d i n gus, respectant les impératifs liés à des figures La réception de l’œuvre et sa réhabilitation dur avec le nom des deux créateurs permet de dénomination s’utilise surtout pour les artistes simples mais très caractéristiques et «il sera as- À partir de la fin 1986 commence une étrange repérer l’œuvre et de l’attribuer. Mais en fin de du Land Art depuis la fin des années 1960. Ri- sisté par M. Christophe Morellet, co-auteur qui in- période, qualifiable de non-réception de la compte, l’esprit général de l’œuvre demeure in- chard Serra, grand artiste américain précise sa tervient notamment en tant que correspondant, part du public montpelliérain qui, mal informé tact tout en retrouvant une nouvelle jeunesse. position : «Les sculptures conçues pour un lieu sur place.» Dès le départ, on se trouve en pré- sur cette création et son rôle fortement sym- François Morellet a par ailleurs bénéficié d’une s’élaborent avec les composantes de l’environ- sence d’un tandem d’acteurs, tant du côté artis- bolique, ne saisit pas véritablement les enjeux double exposition au Musée Fabre («Discrète- nement d’un espace donné. L’échelle, les dimen- tique que du côté politique. L’œuvre en question de cette commande qui devait ancrer la ville ment») et au Carré Sainte-Anne («Carrément»), sions et l’emplacement des pièces en extérieur répond à une nécessité locale (un aménage- dans une contemporanéité vis-à-vis des arts à Montpellier en 2001. Un catalogue a paru dépendent de la topographie, qu’il s’agisse ment circulatoire) mais aussi nationale (la cau- plastiques. L’œuvre a été maintenue en état couvrant les deux manifestations tout en n’ou- d’une ville, d’un paysage ou d’un ensemble tion du CNAP) et internationale (le rayonnement de fonctionnement de 1986 à 1993, puis toute bliant pas le grand M, ce qui a permis d’établir architectural. L’œuvre devient partie du site 29 lié au choix de l’artiste). À l’époque Montpellier une série d’incidents allant de courses de vé- un premier texte critique sur cette première et restructure son organisation aussi bien sur ne possède aucune œuvre d’importance en art hicules type 4x4 sur le rond-point, tirs au fusil commande publique.38 On peut depuis évo- le plan de la conception que de la perception. contemporain dans l’espace public. de chasse sur les néons, vandalismes de tous quer une nouvelle réception de l’œuvre tant Mes œuvres ne décorent, n’illustrent ou ne dé- ordres, intempéries, etc., ont conduit à une au niveau de la reconnaissance du site par les peignent jamais un lieu.»43 Pour le grand M, on Analyse de l’œuvre et de ses composants forte dégradation de l’ensemble. Le fait de Montpelliérains qu’au niveau usuel ; ainsi est peut discerner une similitude d’attitude mais En ce qui concerne ces derniers, l’un des angles n’avoir pas assez communiqué sur cette réali- apparue la dénomination de «Rond-point du tempérée par l’aspect de commande et des se trouve composé de troncs d’arbres brisés, sation, de n’avoir publié ni plaquette informa- grand M», qui a tendance à remplacer celle de contraintes liées à cette dernière. Néanmoins l’autre de tubes inox : «Ils peuvent être vus comme tive ni document à vocation touristique ont «Flandres-Dunkerque» dans le langage courant dans ce cas et reprenant la dernière phrase de un agrandissement microscopique de fibres artifi- conduit à la pire des attitudes, l’indifférence. et sur internet (par exemple, la pharmacie du Serra, cette œuvre ne décore pas le lieu, ne l’il- cielles et naturelles. Ils peuvent aussi représenter Heureusement, le lancement de la première «Grand M»39 dont l’adresse utilisée est «Rond- lustre pas et ne le dépeint pas. Morellet joue à 35 la technologie et la nature.» L’artiste précise : ligne de tramway à Montpellier en 2000 accom- Point du Grand M»). La prémonitoire phrase de la fois sur une vision classique de la sculpture «L’angle en tubes d’acier inoxydable est pour pagnée d’une commande publique de cinq Morellet finirait-elle alors par prendre tout son mais dynamisée par un effet optique et les moi l’image de la technologie de pointe (en in- œuvres à cinq artistes contemporains (Chen sens : «J’ai voulu, il y a quinze ans, rendre un contraintes liées au lieu et à la dimension sym- formatique, semi-conducteur, chirurgie,…)».31 Et Zen avec Constellation humaine ; Alain Jacquet hommage à ce grand «M» bleu qui, pour beau- bolique du projet. La partie paysagère confiée «L’angle en troncs d’arbres, représente la nature avec Hommage à Confucius ; Allan McCollum coup de Montpelliérains, a remplacé le blason à Christophe Morellet acquiert une grande im- organisée (jardins, promenades, esplanades) et le avec Allégories ; Sarkis avec Le Voyage ; Ludger traditionnel.»40 portance, créant un nouvel espace de percep- 30 plus ancien jardin des plantes.» Gerdes avec L’Arène) a relancé l’attention sur Chaque faisceau mesure 15 mètres, se trouve le grand M : «Avec la réalisation de la première à 33 mètres l’un de l’autre et à 33 mètres de la route. «De nuit, des tubes d’Argon bleus sou- 32 Des notions applicables à l’œuvre : zonnée et les pins de Leyland). Les conditions ligne du tramway et l’édification de cinq œuvres environnement, in situ, installation de l’in situ se trouvent donc remplies. d’art sur son itinéraire, nous ne pouvions accep- On peut également envisager une approche de Troisièmement, l’installation : elle «suppose lignent les fibres des faisceaux. Ces tubes trans- ter que cette œuvre majeure d’entrée de ville cette réalisation monumentale au travers de une réflexion sur les rapports susceptibles de parents sont invisibles le jour.» Fonctionnant demeure en l’état actuel, c’est pourquoi, nous notions théoriques cardinales de l’art contem- s’instaurer entre plusieurs œuvres, selon la ma- sur le principe d’un automobiliste entrant ou avons prévu la remise en service de celle-ci peu porain. Nous en avons retenu trois qui peuvent nière dont l’artiste détermine leur situation en sortant de Montpellier, l’œuvre fonctionne sur de temps après l’inauguration du tramway, soit éclairer cette œuvre d’un jour nouveau : l’envi- fonction de la structure architecturale destinée une illusion optique permettant de superposer le 14 juillet 2000.» Le grand M a donc fait l’ob- ronnement, l’in situ et l’installation. à les accueillir.»44 Les deux faisceaux entrent en à une distance donnée les deux angles aigus jet d’une campagne de réhabilitation en 1999- Premièrement, l’environnement : «Les premiers relation avec l’ancien tracé central de la RN 113 afin de reconstituer visuellement la lettre «M». 2000 avec des variations quant à la version environnements datent de la fin des années ainsi qu’avec la zone paysagère mise en place. Il s’agit ici de l’utilisation d’un procédé illusion- originelle : les néons ont été remplacés par une 1950. Il s’agit d’œuvres tridimensionnelles qui L’événement actif fonctionne de jour et de nuit niste classique mais qui trouve aussi ses racines fibre optique diffusante de nouvelle génération impliquent une appréhension mouvante de la (éclairage) avec la participation du conduc- dans l’Op art. Les deux jambes séparées de la créant un effet de lumière veloutée durant la part du spectateur correspondant à une forme teur qui passe. Si la notion d’interactivité lettre retrouvent une unité temporaire dans nuit ; une barrière de rochers situé de part et de participation.» Cette définition s’adresse fonctionne à plein, jouant avec un formalisme l’œil du conducteur créant ainsi un choc visuel d’autre de l’ancienne route centrale, dont les directement à l’automobiliste qui pénètre, non certain, on pourrait aussi penser que cette sta- qui rappelle soudain le lieu où il arrive ou celui restes d’asphalte ont été retirés, en interdit l’ac- pas dans le rond-point, mais circule autour. La tuaire monumentale semble plus proche d’un qu’il quitte, Montpellier, avec l’emploi d’une cès. On pourra bien sûr regretter au niveau vi- zone active se situe au moment où opère le classicisme postmoderne que d’une installa- synecdoque. D’autres éléments interviennent suel cette nouvelle barrière rocheuse qui pour- choc visuel qui consiste à la reconstitution de tion stricto sensu. également : d’abord le tracé de l’ancienne route rait briser l’axe mental de projection sous les la lettre «M». La fonction mouvante demeure N’oublions cependant pas la référence perma- au niveau du rond-point se trouve conservé avec deux angles, mais la sécurité prime dans l’es- ici essentielle, avant ce moment l’œuvre ne nente de l’artiste à l’art minimal et conceptuel des débris d’asphalte laissés en vrac ; ensuite pace public. D’autres matériaux ont retrouvé fonctionne pas véritablement, après c’est trop qui irrigue l’ensemble de ses travaux. C’est l’aménagement d’un espace paysager réalisé par une nouvelle jeunesse grâce à leur remplace- tard. Dans le cas d’un piéton, le cheminement dans ce cadre très ouvert et très complexe, au Christophe Morellet34 qui se compose d’un côté ment et à diverses opérations de réhabilitation. sera plus long et l’effet de recomposition moins croisement de ces diverses notions que prend d’un plan gazonné et de l’autre d’une rangée de L’emplacement lié à la sortie de ville devient évident. place la réflexion artistique de Morellet, à la fois cyprès de Leyland d’une hauteur de 2,50 m à 6,25 inexact, cette dernière ayant tendance à se Deuxièmement l’in situ : une «œuvre réalisée sur pragmatique, ludique et toujours inattendue, m, car les deux plans qui encadrent la structure trouver plus éloignée, puisque le rond-point place en fonction de l’espace qui lui est imparti, en dehors des classifications trop restrictives. possèdent deux inclinaisons différentes. Ces se trouve désormais dans un espace fortement afin qu’il existe une interaction de l’œuvre sur le arbres créent aussi une séquence dynamique urbanisé lié à la construction de nombreux milieu et réciproquement. Mais in situ ne signi- lorsque l’on prend cette voie circulaire. nouveaux bâtiments. La pose d’une plaque en fie pas obligatoirement environnement.»42 Cette 1 0 a n s d e c u l t u r e 37 p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d «Le grand M» , plan serré, Entrée vers Montpellier en 2012 tion qui n’existait pas auparavant (la zone ga- 36 33 246 s 1 0 a n s 41 d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 247 a «Le grand M» , plan serré, Entrée vers Montpellier en 2012 Conclusion porain facilite grandement la connivence avec Tout au long de sa carrière, François Morellet a le public. Ainsi, pour le Louvre, il n’y a eu au- conservé une étonnante distance avec la lour- cune contestation en raison de la remise en deur du monde. Sa légèreté, influencée indirec- cause discrète mais ferme voulue par l’artiste tement par Alphonse Allais45, lui a permis d’en dans son rapport au monument. Les œuvres faire un antidote face au monde de l’art et à de grande taille posent souvent de grands pro- son esprit de sérieux. Si dans ses relations avec blèmes en raison même de leur forte visibilité. l’architecture il a prôné cette notion de «désin- À Montpellier, cette œuvre signalétique si forte, tégration architecturale», c’est dans le but de ne le grand M, demeure un hommage sincère où pas mettre son art simplement au service des la lutte ne se déroulait pas contre l’architec- architectes mais de s’en affranchir pour affir- ture urbaine (encore que les panneaux publici- mer une primauté créatrice : «Beaucoup d’ar- taires et l’éclairage entourant le rond-point ont chitectes sont très sympathiques et intéressants. fait l’objet d’une surveillance attentive), mais Mais ils n’ont absolument pas et heureusement, contre une certaine indifférence, prélude à les mêmes préoccupations que les artistes. Sauf l’oubli. Il n’en est heureusement rien et, depuis s’ils font une architecture utopique (qu’ils ne 2000, les automobilistes, spectateurs pressés, peuvent pas construire) ou si les artistes sont des ont intégré cette œuvre symbolique dans leur décorateurs.» mémoire. Comme on a pu le voir dans la première partie Finalement, le spectateur se trouve confronté avec les divers exemples analysés, la réception à sa propre liberté d’appréciation, le fameux du travail artistique finit par s’effectuer en fonc- «j’aime, je n’aime pas» utilisé par Roland Bar- tion du temps qui passe. Si l’on met de côté thes. Fidèle à ses principes, François Morellet les œuvres éphémères comme La Reynie, on reprend la métaphore de l’auberge espagnole constate que le Centre culturel de Compiègne mais en la transformant de façon malicieuse fonctionne bien et qu’il a été adopté par ses uti- en pique-nique : «Je sais que ce que je fais est lisateurs. Pour Nantes, l’angle lumineux DRAC a destiné à des gens qui me ressemblent. Des gens fini par devenir une signalétique forte ainsi que qui déballeront leur pique-nique sur les empla- le parallélépipède du FNAC à Paris. Le temps cements vides que j’ai préparés pour eux…».47 qui passe allège le choc premier et une fami- On ne peut dès lors que souhaiter bon appétit liarité toujours plus grande avec l’art contem- à tous les «pique-niqueurs» du monde ■ 46 248 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d r c h i t e c t u r e | u r b a n (1) Pierre Dmitrienko (1925-1974), artiste français d’origine russe. (2) L’Art concret prône l’autonomie de l’œuvre en tant qu’objet offert à une contemplation strictement visuelle. (3) Pieter Cornelis Mondriaan dit Piet Mondrian (1872-1944), artiste hollandais, est un des pionniers de l’abstraction. (4) Christian Emil Marie Küpper dit Theo van Doesburg (1883-1931), artiste néerlandais, architecte et théoricien. Fondateur de la revue De Stijl. (5) Max Bill (1908-1944), artiste, théoricien et architecte suisse. (6) Győző Vásárhelyi dit Victor Vasarely (1908-1997), artiste hongrois devenu français, est l’un des fondateurs de l’art optique. (7) Optical art (Op art) : le terme apparaît dans la revue Time en 1964. Il s’agit d’un art qui produit chez le spectateur une réponse optique physiologique et psychologique. (8) «Morellet François» in L’art du XXe siècle, Paris, Larousse, p. 587-588. (9) Minimal art : le terme est utilisé la première fois par Richard Wollheim dans la revue Arts magazine en 1965. L’œuvre doit se concentrer sur sa propre réalité. Ainsi le contenu d’une sculpture est la sculpture elle-même. (10) Conceptual art : l’artiste Harry Flint utilise cette dénomination pour la première fois en 1961 et Sol Le Lewitt la reprend en 1967. La réflexion ne doit plus porter sur la réalisation de l’objet d’art, mais sur l’objet de l’art lui-même, tout en privilégiant le discours. (11) Ludwig Mies dit Ludwig Mies van der Rohe (18861969), architecte et théoricien allemand, ancien directeur du Bauhaus à Dessau et Berlin, réfugié aux États-Unis après 1938. (12) François Morellet, Mais comment taire mes commentaires, Paris, École nationale supérieure des beaux-arts, 1999, p. 59. (13) Idem, p. 65-66. (14) Ibid., p. 66. (15) Pour davantage de précisions voir l’ouvrage de Serge Lemoine, François Morellet, Paris, Flammarion, 1996, p. 136-137. (16) «Commentaires » in François Morellet Désintégrations architecturales, Musée Savoisien de Chambéry et Musée d’Angers, 1982, p. 43. (17) Mais comment taire mes commentaires, op.cit., p. 65. (18) Désintégrations architecturales, op. cit., p. 58. Pour davantage de précisions sur cette réalisation voir les pages 58-59 de cet ouvrage. (19) Ibid., p. 58. (20) François Morellet, Sur commande. Calais, Galerie de l’Ancienne Poste, Centre de développement culturel, 1988, p. 11. (21) François Morellet, op.cit., p.152. Pour davantage de précisions sur cette réalisation voir les pages 152-153 de cet ouvrage. (22) http://www.culturecommunication.gouv.fr/Regions/ Drac-Pays-de-la-Loire/ (23) Créé en 1878, le Bureau des travaux d’art devient le FNAC en 1976. Il stocke et conserve les œuvres d’artistes français et étrangers sur 4 500 m² ; il ne se visite pas. (24) François Morellet, op.cit., p.162. Pour davantage de précisions sur cette réalisation voir les pages 162-163 de cet ouvrage. (25) Ibid., p.162. 1 0 a n s d e c u l t u r e i s m e | h a b i t a t | j a r d i n (26) «L’esprit d’escalier» in François Morellet L’esprit d’escalier (ouvrage sous la direction de Marie-Laure Bernadac). Paris, Editions du Regard / Musée du Louvre, 2010, p. 26. Pour en savoir davantage, on pourra consulter cet ouvrage qui offre un point de vue historique sur l’escalier Lefuel, un résumé de la carrière de l’artiste, un entretien (voir supra) et de très belles photographies. (27) Au niveau de la terminologie utilisée existe toujours une confrontation, voilée certes, entre l’immuable (Le Louvre) et l’éphémère (Morellet). (28) François Morellet, Projet pour un rond-point à l’entrée de Montpellier, Cholet, document de travail, 1985-86, une page. (29) Convention d’étude, réalisation et cession de droits afférents à une œuvre artistique entre la Ville de Montpellier représentée par son Député-Maire Georges Frêche et François Morellet. Elle se trouve enregistrée au Bureau du courrier de la Préfecture de l’Hérault à Montpellier, le 2 mai 1986. 2 pages. (30) Projet pour un rond-point à l’entrée de Montpellier, op.cit. (31) Note de François Morellet, Le grand «M », 4 septembre 2000, une page. (32) Ibid. (33) La partie pour le tout : soit M pour la dénomination de toute la ville de Montpellier. (34) Christophe Morellet a travaillé longtemps sur la notion de paysage avant d’abandonner (temporairement ?) le domaine de la création artistique. Un petit catalogue réalisé en 1993 lors d’une exposition personnelle au château de Taurines en Aveyron, avec un entretien réalisé par mes soins qui donne une idée de ses recherches à l’époque. (35) Des réalisations similaires et leur réception, mais hélas pas le grand M, ont été analysées par Nathalie Heinich dans son ouvrage L’art contemporain exposé aux rejets. Etudes de cas. Nîmes, Éditions Jacqueline Chambon, 1998. (36) Pour en savoir davantage on peut consulter le site web du Ministère la Culture et de la Communication : http://www.culture.fr/ (37) Lettre de M. Claude Cougnenc, secrétaire général de la Ville de Montpellier, avril 2006, 2 pages. (38) Christian Skimao, Carrément-discrètement-le grand M, Montpellier, Ville de Montpellier, 2001. (39) http://pharmacie-du-grand-m.com/ (40) Note de François Morellet, Le grand «M », op.cit. (41) Jean-Yves Bosseur, Vocabulaire des arts plastiques du XXe siècle, Paris, Minerve, 1998, p. 82. (42) «Lexique» in Groupes, mouvements, tendances de l’art contemporain depuis 1945, Paris, École nationale supérieure des Beaux-Arts, 1989, p. 164. (43) Richard Serra, «Texte de la conférence de Yale» (1990) in Art en théorie, Paris, Hazan, 1997, p. 1227. Première parution en anglais chez Blackwell Publishers (Oxford) en 1992. (44) Vocabulaire des arts plastiques du XXe siècle, op. cit., p. 113. (45) Entretien de Christian Besson avec l’artiste, «Entretien avec François Morellet» in François Morellet, Paris, Éditions du Centre Pompidou, 1986, p. 114. (46) François Morellet, Mais comment taire mes commentaires, op.cit., p. 65. (47) Ibid., p. 64. p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 249 h a b i t a t Rémy Kerténian Habiter Marseille au XIXe siècle : trois types d’habitat bourgeois dans la seconde moitié du siècle Alexandre Cheval La décoration intérieure des demeures nîmoises au XVIIe siècle Pascal Trarieux Une maison nîmoise au XVIe siècle. Architecture et décor Thierry Paquot Habiter Gérard Monnier Le Corbusier et Jean Nouvel, francs-tireurs de l’habitat Hubert Nyssen La maison commence par le toit Luc Antoine La Maison-Miroir ou le Feng-Shui à l’occidentale 251 a r c h i t e c t u r e | u r b a n i s m e | h a b i t a t | j a r d i n Habiter Marseille au XIXe siècle : trois types d’habitat bourgeois dans la seconde moitié du siècle Rémy Kerténian 11 janvier 2005 glement de voirie de 1859, codifiant hauteur, cessible, certains modèles, de par les difficul- décrochement, inclinaison des toitures... lui tés techniques de leur réalisation, restent très même inspiré du règlement parisien de 1848. onéreux et réservés à une clientèle d’élite. Les triomphante. Croissance urbaine, afflux de population, dynamisme de L’élévation comprend cinq travées et six ni- murs du vestibule sont ici recouverts d’un pa- l’armement, de la banque et du haut négoce, politique de grands travaux : veaux sur basses offices. Les deux travées des pier gaufré ivoire rechampi d’or, imitant le stuc extrémités reçoivent un traitement particulier et orné d’une frise de paons à son sommet. Ce en avant-corps de très faible saillie, marquant papier peint, du type Anaglypta, fut créé par Dans ce cadre renouvelé, l’élite bourgeoise locale, forte de moyens accrus, plus nettement les deux entrées de l’im- le peintre illustrateur anglais Georges-Charles entend asseoir sa puissance reconquise par le choix de résidences, dignes reflets meuble. Chaque niveau reçoit également un Haïté, en 1901. Le motif d’entrelacs stylisés et décor différent : rampes en ferronnerie conti- répétés est le résultat du renouveau des arts nue au premier étage, frontons triangulaires au décoratifs amorcé en Angleterre dès les années premier, semi-circulaires au second. Ce type de 1850 autour de la personnalité de William Mor- décor, inspiré des immeubles des grands bou- ris et du mouvement Arts & Crafts. La France, levards haussmanniens de la capitale, est diffu- avec le courant Art Nouveau, intégrera pro- sé à Marseille sur les grands chantiers de la rue gressivement ces données. En choisissant ce Impériale (actuelle rue de la République), de la papier peint, Jean-Marie Chambon se montre rue Noailles (Canebière prolongée) ou du pa- à la pointe du goût de son époque alors que lais préfectoral. Toutes les références ornemen- Marseille ne succombera que très rarement tales y sont permises. Ici, c’est la Renaissance aux charmes du Modern Style. Dans le fumoir, française qui sert de source décorative. l’ambiance est toute autre. Ici, le décor est Pour la distribution intérieure, il faut coller aux comme il se doit orientalisant et les papiers codes sociaux du temps. Dans la partie hôtel peints imitent les cuirs de Cordoue avec des particulier, on entre par un premier vestibule, motifs d’entrelacs, inspirés de l’orfèvrerie niel- permettant de se détacher du mouvement de lée persane. Ces modèles façon cuir, d’une vir- la rue, avant d’accéder au second vestibule tuosité étourdissante, furent présentés pour la distribuant les pièces de réception (grand sa- première fois à l’exposition universelle de 1867 lon, salle à manger, petit salon et fumoir). Là, par la manufacture Balin. On l’aura compris, de deux escaliers, l’un d’honneur, conduisant aux telles traces de décor sont exceptionnelles, de appartements privés de l’étage, l’autre dissi- par la fragilité même des matériaux. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, Marseille apparaît comme une ville la cité phocéenne se transforme et se modernise. de sa réussite. Chacun se doit de posséder hôtel particulier en ville, villa dans la périphérie ou bastide dans le terroir. À Marseille, c’est entre Préfecture et palais de justice, rue Grignan et Prado, Allées de Meilhan et palais Longchamp que vont se déployer les fastes de la bonne société. Les goûts du temps sont à l’éclectisme, au luxe cossu et capiteux, parfaitement adaptés à un système social fait de représentation mondaine et d’intimité familiale. Le choix des trois demeures étudiées est repré- auprès de la municipalité un lot de terrains sentatif de cet attrait historiciste et des modes sur la plus prestigieuse promenade de la ville, de vie du temps. Par leurs types différents (un le cours Bonaparte (actuel cours Pierre Puget), hôtel-immeuble, un hôtel particulier et une face au palais de justice récemment élevé, afin villa) et leurs dates de construction, s’éche- d’y faire construire l’immeuble. Pour lui, il est lonnant sur une dizaine d’années entre 1861 question d’investissement immobilier et en et 1872, elles permettent de dresser un por- 1868 il revend l’immeuble, avec la plus-value trait de l’architecture domestique bourgeoise que l’on imagine aisément, au riche entrepre- à Marseille dans la seconde moitié du second neur de travaux publics Jean-Elie Dussaud. Empire. Pour ce dernier, un logement sur le cours Bo- Rémy Kerténian naparte est une consécration. Pourtant, il pré- Historien d’art de formation, L’hôtel-immeuble Chambon fère louer l’ensemble et ne s’y installe qu’en (29-31 cours Pierre Puget) 1885. Dès lors, il habite au 31 et loge les bu- des programmations de la Le 29-31 cours Pierre Puget est un hôtel parti- reaux de sa compagnie au 29. À sa mort, l’im- Direction des affaires culturelles culier-immeuble de rapport comprenant deux meuble est acquis par un parent par alliance, de Toulon. Il enseigne l’histoire et types d’habitat. Le 31, de deux niveaux, sur l’armateur Jean-Marie Chambon, qui modifie le la sociologie de la mode à l’IUT basses offices, s’apparente à un hôtel particu- décor intérieur. d’Aix-en-Provence et l’histoire de lier, alors que les autres niveaux, accessibles L’immeuble, mitoyen des deux côtés, offre l’art à l’École supérieure d’art de par le 29, comportent un appartement par sa façade principale sur le cours alors que Toulon-Provence – Méditerranée. étage, avec les combles destinés au logement les communs, situés à l’arrière de la parcelle Commissaire de nombreuses des domestiques. Sa construction remonte donnent sur la rue de l’Arsenal (actuellement expositions sur les arts de la à 1864, l’architecte reste inconnu. Nous lui Roux de Brignoles). Peu pratique, leur accès mode, la photographie et l’art conservons le vocable de Chambon car les se fait pour les voitures en faisant le tour du contemporain, il est également traces les plus précieuses de décor intérieur pâté d’immeubles. Ce principe, développé sur l’auteur de plusieurs ouvrages datent de la période d’occupation de la partie le Cours d’Aix-en-Provence au XVIIe siècle reste et d’articles pour des catalogues hôtel particulier par cette famille d’armateurs, une référence pour les architectes locaux deux entre 1899 et 1906. siècles plus tard. En revanche, le parti pris sty- contemporain et le patrimoine Mais, en 1864, c’est le négociant et banquier listique de la façade se fait l’écho des modèles marseillais. Jacques Paulin Henri Audibert qui acquiert contemporains parisiens et est assujetti au rè- Rémy Kerténian est responsable d’exposition sur la mode, l’art 252 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d mulé et desservant les basses offices, animent l’espace avec une somptueuse rampe de fonte L’hôtel Armand (11, rue Lafon) en motif de crosse d’évêque. C’est dans les A deux pas de la Préfecture, l’hôtel Armand reste espaces de réception que sont conservées les le plus beau témoignage d’hôtel particulier de plus belles traces du décor intérieur. la période et montre à un haut degré l’envie Selon l’habitude du temps, chaque pièce reçoit de la grande bourgeoisie de se rapprocher du un décor particulier, s’adaptant à la fonction mode de vie aristocratique. L’hôtel particulier des lieux. Pour les salons, on préférera rappe- reste le type d’habitat urbain le plus presti- ler par exemple les styles Louis XV et Louis XVI, gieux. Pour autant, l’héritage des demeures ur- remis au goût du jour par les publications des baines aristocratiques des XVIIe et XVIIIe siècles frères Goncourt comme par la passion de l’im- doit désormais allier à l’orgueil d’une position pératrice Eugénie pour Marie-Antoinette et son sociale la notion de confort et d’intimité dont époque. le bourgeois du XIXe siècle ne saurait se priver. Sur les murs de la cage d’escalier et dans le fu- Comme pour l’hôtel Chambon, l’architecte moir, on trouve un ensemble exceptionnel de reste inconnu. Cependant la qualité et l’origi- papiers peints, des toutes premières années nalité du programme sont la marque d’un ar- du XXe siècle, posés durant l’occupation de chitecte de talent à la hauteur des ambitions et l’immeuble par la famille Chambon. Si la pro- de la culture de son commanditaire. L’hôtel est duction de papiers peints se fait en série depuis construit en 1872 sur l’emplacement de celui les années 1840 et est donc devenue plus ac- que le marquis de Cipières avait élevé en 1775, 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 253 a r c h i t e c t u r e | u r b a n 254 s m e | h a b i t a t La référence aux demeures urbaines des comme à l’habitude historiciste. Si le vaste hall, Plage, son accès avait été aménagé au bout de grands patriciens banquiers de la Renaissance jouant la polychromie des marbres, évoque la la petite avenue de Marveyre en perspective du italienne est évidemment toute indiquée pour grandeur du style Louis XIV, l’enfilade de récep- Prado. Une entrée secondaire ouvre sur la rue un personnage comme Amédée Armand. Ce tion reprend toutes les délicatesses des styles du commandant Rolland. Darier dut acquérir grand bourgeois se positionne en digne héritier Louis XV et Louis XVI. Cette atmosphère dite trois propriétés à vocation agricole pour amé- de ces mécènes éclatants. A l’hôtel Armand la tous les Louis est le cadre privilégié des récep- nager cette vaste demeure et un jardin digne référence va même plus loin. Tout comme au tions, bals, dîners, concerts... que se doit de d’elle. Par la construction de son imposante vil- Palais Médicis, le rez-de-chaussée est occupé donner l’un des plus importants personnages la proche de la très élégante avenue du Prado, par les bureaux de la société et l’étage noble est de la cité. Emile Darier entend bien montrer au monde sa cochère on accède à un vaste vestibule ouvrant La Villa Marveyre Marveyre sera l’un des plus prestigieux lieux de sur le grand escalier d’honneur. Cet escalier de C’est avec le second Empire que se développe la vie mondaine marseillaise dans la seconde style Louis XVI conduit à la pièce maîtresse et à Marseille un type nouveau de résidence bour- moitié du XIXe siècle. La liste des bals, des dî- centrale du bâtiment : le grand hall – salle de geoise, la villa. Forte de sa tradition bastidaire ners, des grands concerts, opéras et pièces de bal. Ce dernier s’élevant sur trois niveaux afin structurant son terroir depuis le XV siècle et théâtre qui y furent donnés est interminable. de recevoir un éclairage zénithal, grâce à une par sa situation géographique en bord de mer, Darier choisit pour l’emplacement de la villa verrière, est au centre de la parcelle et orga- Marseille accueille avec un certain bonheur ce le point le plus haut de la propriété. Ceci per- nise toute la distribution. Il donne au sud, côté nouveau type d’architecture domestique. Les met évidemment de mieux jouir du site, mais rue, sur une enfilade comprenant grand sa- bastides renonçant de plus en plus à leur vo- également de découvrir progressivement la lon, salle à manger et petit salon, et au nord, cation agricole pour devenir des lieux entière- villa au détour du chemin qui serpente dans par l’un des plus importants notables de la sur le cabinet de travail et le fumoir-billard. Un ment dévolus à la plaisance se rapprocheront le parc depuis l’entrée principale. Ce parti pris place, industriel, banquier, armateur, président somptueux escalier de bois, inspiré des galions de l’idéal de la villa rendant plus floues les dé- est exactement celui que choisit, par exemple, de la très puissante chambre de commerce et baroques et véritable parure de la pièce, donne e finitions. François Loyer définit la villa au XIX au même moment, vers 1860, l’armateur Eu- grand collectionneur, Amédée Armand. A sa accès à la galerie de circulation du deuxième siècle comme «le modèle le plus éloigné de l’im- gène Pastré pour la construction de son châ- mort en 1881, c’est sa sœur, puis son neveu le étage desservant de part et d’autre, les appar- meuble - le plus suburbain dans son dessin – [...] teau, par l’architecte parisien Jean Danjoy, comte Albert Armand qui lui succèdent dans la tements de monsieur et la chapelle au nord, dans son sens exact de villa à l’italienne : un dans la campagne familiale de Montredon. fastueuse demeure comme à la tête de ses ac- ceux de madame au sud. Des escaliers de ser- cube posé dans un espace de verdure». Pour Orientée nord-sud, la Villa Marveyre, de plan tivités industrielles. vices assurent, en angle de parcelle, des circu- Marseille, cette définition peut évidemment massé, est un quadrilatère complété au sud, L’hôtel Armand, mitoyen des deux côtés, oc- lations verticales des sous-sols à l’attique. s’appliquer aussi à la bastide. Cependant, la vers le parc, par deux avant-corps latéraux, peu cupe une vaste parcelle de 21 mètres en ali- La présence de ce grand hall est exceptionnelle villa est ici liée au développement de la villé- saillants, en retour d’équerre, encadrant la ter- gnement sur la rue Lafon, sur près de 30 mètres à Marseille. Ce type de distribution est remis à giature hivernale sur la Côte d’Azur et la Riviera rasse. Un autre avant-corps marque l’emplace- de profondeur. Il s’élève sur quatre niveaux l’honneur sous le second Empire au château italienne, elle possède l’avantage d’être beau- ment de la salle à manger sur la façade ouest. au dessus de basses offices. On accède à une de Ferrières, construit par Joseph Paxton pour coup moins éloignée du centre-ville que la Le bâtiment est élevé d’un étage sur entresol cour arrière (remises, écuries, lavoir) par une James de Rothschild. Paxton avait d’ailleurs bastide, reléguée dans le terroir. Ainsi, les villas partiel (aux angles nord-est et nord-ouest), rez- porte cochère à l’angle sud-ouest du bâtiment. expérimenté cette solution en Angleterre dès marseillaises sont généralement construites de-chaussée surhaussé sur sous-sol. L’étage L’entrée décentrée permet de ne pas couper 1850 au château de Mentmore pour le frère de en bordure de la promenade du Prado, dans le est surmonté de combles partiellement amé- les espaces du rez-de-chaussée. L’élévation James, Mayer de Rothschild. Paxton lui-même quartier Saint-Giniez et sur la Corniche. La Villa nagés. L’élévation de la façade d’entrée, au est directement inspirée des palais de la Re- avait adapté, en le recouvrant d’une verrière, le Marveyre, qui fut édifiée sous le second Em- nord, est d’une austérité monumentale. Sur naissance italienne. Tout comme au Palais cortile des palais italiens de la première Renais- pire, entre Prado et Corniche, reste un des pre- cinq niveaux et divisé en cinq travées, le traite- Médicis, élevé par Michelozzo à Florence en sance, transformé dès le XVIe siècle en grand sa- miers et plus beaux exemples de villa de cette ment opte pour un parti horizontal, accentuant 1444, le parti général est horizontal. Chaque lon central, comme on le voit chez Palladio à époque. Et si le parc a disparu, si l’intérieur de à la vue l’ampleur de la façade. Plusieurs élé- niveau, traité différemment, est séparé par une la célèbre villa Rotonda, en 1569, à Vicence. La la villa fut complètement mutilé par des amé- ments concourent à cette impression : le décor corniche régnante tandis qu’une corniche à France du XVII siècle intègrera cette innovation nagements peu respectueux, les vestiges de sa en bossage continu, la corniche régnante, peu forte volumétrie, sur une rangée de modillons du salon à l’italienne. Pensons, par exemple, à splendeur et les archives conservées sont suffi- volumétrique, séparant rez-de-chaussée et carrés, termine l’élévation. Le décor du rez-de- Vaux-le-Vicomte. Au XVIIIe siècle, Ledoux à l’hô- sants pour justifier une étude du bâtiment. entresol de l’étage noble, l’étage des combles chaussée aux larges bossages en table s’allège tel de Montmorency et en 1839, Duban dans le L’actuel Parc Marveyre constitue l’ancienne simplement décoré de tableautins et d’oculi, jusqu’à l’attique, donnant un effet ascension- grand salon du château de Dampierre, repren- propriété de 5,2 hectares appartenant, à par- enfin la forte corniche de couronnement. Pour nel compensant le parti général du traitement dront le principe. tir de 1861, à Emile Darier, grand négociant et équilibrer ce parti pris, chaque travée est mar- par niveau. Dans les salles de réception, le décor se veut industriel. Située dans l’actuel quartier de La quée par de hautes fenêtres en tabernacles. 1 0 a n s d e c u l t u r e e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d | j a r d i n fulgurante réussite sociale. D’ailleurs, la Villa dévolu aux grands appartements. De la porte Anonyme, Grand hall-salle de bal de l’Hôtel Armand, circa 1900 i e 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d Anonyme, Grand salon de la Villa Marveyre, 1894 255 a 256 r c h i t e c t u r e | u r b a n i s m e | h a b i t a t | j a r d i n Afin de garantir cet équilibre, les ouvertures de chaussée. De l’antichambre, on peut gagner la française, dans l’angle nord-ouest de la pièce manque d’eau, qui sera comblé par l’arrivée l’entresol sont intégrées dans le chambranle salle à manger et le petit salon à l’ouest et le formant un pan coupé, est recouverte de boise- du canal de Marseille, peut expliquer ce retard, des fenêtres du rez-de-chaussée. Seule une tra- grand salon dans l’axe de l’entrée, qui s’ouvre ries. Le manteau de la cheminée est orné d’une mais c’est un peu simple car même en bordure verse indique les différents niveaux. Autre élé- par trois grandes portes-fenêtres sur la ter- niche ovale abritant un buste de Minerve, co- de l’Huveaune les parcs paysagés ne s’étaient ment de verticalité, chaque extrémité de la fa- rasse et le parc. Le grand salon occupe un vo- pie d’un antique. Les murs sont recouverts de pas développés. Une des premières grandes ré- çade est ornée de pilastres jumelés superposés lume considérable sur une surface de plus de toiles marouflées imitant des tapisseries. Les alisations d’envergure à ce niveau fut entreprise d’ordre toscan, tout comme la travée centrale 107 m , il donnait accès au grand escalier, au bordures sont larges et ornées de grotesques par le négociant David Cohen de Léon, pour sa elle-même encadrée de pilastres superposés fumoir-bibliothèque, à l’est. Pour préserver avec cartouches imitant le stuc de style belli- bastide de Maison Blanche (actuelle mairie de même ordre. Côté jardin, la façade est plus l’harmonie des proportions, le grand salon fontain, masques énigmatiques de sphinges des IXe et Xe arrondissements) par l’architecte animée grâce aux deux avant-corps latéraux en est aussi la pièce la plus haute de la villa. Sans et guirlandes de citrons et de fleurs au naturel. ingénieur paysagiste François Duvilliers, entre pans coupés. La terrasse, se terminant par une s’élever sur deux niveaux comme une pièce à Ce qui frappe ici, c’est évidemment la surabon- 1853 et 1857. Le parc de Maison Blanche fera balustrade en pierre ouvragée, est encadrée l’italienne, il mord légèrement sur le premier dance de capitons, de tentures et de passe- date et à sa suite, toute la bonne bourgeoisie de deux volées de marches courbes formant étage. Grand salon, fumoir, petit salon et salle à menteries envahissant tous les meubles et por- de la ville voudra avoir son parc paysagé. Autre un fer à cheval permettant de gagner le parc. manger formaient une double enfilade côté jar- tières dans le goût tapissier développé depuis grand exemple de jardin paysagé, autour de Mais ici, l’élément de décor le plus charmant din et en retour côté ouest. Cette majestueuse le règne de Louis-Philippe. La salle à manger 1860, avec l’ingénieur Gassend. Directeur de la est constitué par la frise de rinceaux, qui, au disposition en enfilade pour les appartements ne conserve à l’heure actuelle de son décor voirie, il aménage le grand parc à l’anglaise de niveau des combles, encadre les oculi. Elle est de réception, dans la tradition du XVII siècle, que la somptueuse cheminée de marbre vert. Borély, sur les anciens domaines agricoles de la ornée de putti engainés dans le réseau végétal est encore souvent pratiquée dans la seconde Elle est surmontée d’un trumeau de glace dont propriété appartenant désormais à la ville. et court également sur les façades est et ouest. moitié du XIXe siècle. De ces espaces dévolus à le cadre est du même marbre. Le manteau de La réalisation du parc de Marveyre s’inscrit donc Le parti architectural est ici directement inspi- la réception, on accède au premier étage, ré- la cheminée possède un rétrécissement ébrasé dans un contexte propice auquel il faut ajouter ré de la Renaissance italienne et plus particu- servé aux appartements privés, par un escalier imitant le bronze doré, assorti aux bronzes du la passion botanique du commanditaire. Et si lièrement de la Rome du début du XVIe siècle. d’honneur, en bois, à vis suspendu. Cet escalier cartel signés Barbedienne. Ce cartel est orné on garde encore un potager et un verger, le parc La référence à la Farnesina, villa suburbaine reçoit un éclairage zénithal grâce à une verrière de ravissantes guirlandes de fruits et légumes de Marveyre allie aux grands principes du jardin construite par Baldassare Peruzzi pour le ban- en coupole. La distribution du premier étage rappelant la vocation du lieu. D’une grande paysagé, le goût pour l’acclimatation avec les quier Agostino Chigi entre 1509 et 1511, est évi- est plus délicate à restituer en raison des mal- délicatesse, on remarque un petit mascaron grandes serres pour la collection d’orchidées, dente. Le plan, la sobriété des élévations, les pi- heureuses modifications apportées dans les copié sur le visage de la Diane d’Anet, célèbre les plantes exotiques venues des quatre coins lastres d’ordre toscan, les baies rectangulaires années 1960. Les circulations verticales sont sculpture entrée au Louvre en 1823. Le reste du de l’empire colonial. Le parc de la villa, au- et le seul élément de décor apporté par la frise, également assurées par deux escaliers de ser- décor, mis à part les lambris d’appui identiques jourd’hui définitivement mutilé, ne pourra re- tout à Marveyre rappelle la célèbre villa ro- vice tournants à volées droites, desservant l’en- à ceux du grand salon, a disparu. Du petit salon trouver sa splendeur, mais son évocation reste maine. Là encore, aucun document d’archives semble des niveaux des sous-sols aux combles. Louis XVI, comme du fumoir orientalisant, il ne nécessaire pour comprendre l’environnement en notre possession n’a permis d’établir le nom Le sous-sol était évidemment dévolu à l’office, reste rien. initial de la villa. de l’architecte de la villa bien qu’une tradition la cuisine, la cave et la réserve. Le parc de Marveyre, aujourd’hui loti par de Ce qui peut surprendre dans le décor de Mar- familiale, fort plausible, attribue le chantier à Si, à l’heure actuelle, les éléments de décor nombreuses villas, a complètement disparu. veyre, c’est l’absence d’une quelconque évo- Samuel Darier, cousin germain du commandi- encore visibles sont peu nombreux, on a la Seuls quelques arbres séculaires rappellent cation bucolique que l’on attendrait d’une taire, architecte et élève de Jean-Marc Vaucher, chance de posséder un album de photogra- encore que le créateur de cette villa a résolu le demeure quasi campagnarde. Ce type de dé- lui même architecte de la Maison de l’Empe- phies, prises en 1894, restituant une partie de problème difficile de se donner presque dans coration, historiciste et sans particularismes reur pour la Résidence impériale de Marseille, la décoration des pièces de réception du rez- la ville l’illusion de la pleine campagne. En ef- locaux, se retrouve d’ailleurs dans les deux le palais du Pharo, entre 1852 et 1861. de-chaussée. Une des premières constatations fet, Emile Darier est un passionné de botanique précédents programmes étudiés. Il est le par- La distribution intérieure n’a rien d’original et se que l’on peut faire, c’est l’aspect sombre et cos- et son jardin paysagé, de cinq hectares, fut l’un fait reflet de l’internationalisation du goût dans conforme aux manières d’habiter de la grande su du décor inspiré de la Renaissance française des plus beaux de Marseille. Des grilles s’ou- cette seconde moitié du XIXe siècle. Éclectisme bourgeoisie du second Empire. Les plans ac- de la seconde moitié du XVIe siècle. En faveur vrant sur le boulevard Marveyre on accédait et exotisme règnent dans les intérieurs de cette tuels, s’ils tiennent compte des modifications depuis les années 1830, ce style continue à par des allées, aux courbes gracieuses et aux grande bourgeoisie que l’on retrouve de Paris apportées par l’aménagement en bureaux, per- faire l’unanimité sous le second Empire. On le points de vue choisis, jusqu’à la villa. à Marseille, de Bordeaux à Strasbourg, mais mettent de restituer en partie quelques pièces retrouve chez James de Rothschild au château À Marseille et dans la région, le goût pour les jar- également de Londres à Rome, de New York ainsi que certaines circulations horizontales. de Ferrières ou chez la marquise de Païva dans dins paysagés à l’anglaise s’impose finalement à Saint-Pétersbourg. Une bourgeoisie triom- De l’entrée, élevée de plusieurs marches, on son hôtel des Champs-Elysées. Les boiseries assez tard. Si le marquis d’Albertas est pionnier phante, sûre d’elle, égrenant en tous lieux du pénètre dans un vestibule donnant accès à foncées dominent le décor : parquet marque- en ce domaine avec son parc dans la vallée de globe ses manières de vivre sans jamais rien une antichambre qui ordonne la distribution té, lambris d’appui assez haut, chambranles Saint-Pons à Gémenos dès les années 1770, il changer à ses habitudes ■ des pièces de réception occupant le rez-de- des portes et fenêtres. Même la cheminée à la apparaît comme un cas isolé. Evidemment, le 1 0 a n s d e c u l t u r e 2 e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d b i b l i o g r a p h i e Caty, Roland, Richard, Eliane, Echinard, Pierre, Marseille, Les patrons du Second Empire, Paris, Picard / Édition Cenomane, 1999. Daly, César, L’Architecture privée au XIXe siècle sous Napoléon III, 3 tomes, Paris, A. Florel et Cie, 1864. 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Marseille au XIXe siècle, rêves et triomphes, catalogue de l’exposition de la Vieille Charité, Musées de Marseille/R.M.N., 1991. 257 a r c h i t e c t u r e | u r b a n i s m e | h a b i t a t | j a r d i n La décoration intérieure des demeures nîmoises au XVIIe siècle Alexandre Cheval 8 février 2005 La décoration des demeures nîmoises au XVIIe siècle est présentée à partir de documents d’archives. Plusieurs exemples précis permettent d’aborder le mobilier, les peintures, les tapisseries, etc., d’intérieurs bourgeois rapport avec leur rang social. D’après Emma- sées dans les inventaires de la région nîmoise nuel Coquery, ceux-ci portaient une attention se trouvent majoritairement dans la salle ou particulière aux bordures2. la cuisine. Certes, nous ne pouvons affirmer protestants et catholiques. avec certitude que nous avons affaire à la Les décorations des armoires languedociennes salle à manger, au sens où nous employons sont organisées selon les mêmes principes que aujourd’hui ce terme, puisque nous n’avons ja- sur les tapisseries. Ainsi, elles se composent mais retrouvé cette dénomination. Pendant la d’une ou plusieurs scènes centrales figura- journée, les tables disparaissent sous de lourds tives basées sur une certaine narration, parfois tapis, et les chaises sont parfois alignées le long animées de jeux d’enfants, encadrées de guir- À partir du XVe siècle, on cherche à faire dispa- sont tout aussi modestes : table et tabourets raître l’apparence de forteresse liée à l’habitat des murs. landes de fruits, de frises d’animaux fantas- de facture simple, sans doute en essences peu du Moyen Âge. On subit alors directement l’in- Nous notons, en effet, à Nîmes, comme dans le tiques ou de chasses, rappelant les bordures nobles (sapin, saule). Sur une autre estampe, et fluence des traités d’architecture, comme celui reste du royaume, un goût prononcé pour cou- des tapisseries. Celles-ci remplissent donc un même si la scène se déroule dans un salon un d’Andrea Palladio (1508-1580) qui reprend les vrir de tapis les surfaces planes des meubles, rôle unificateur des différentes pièces tissées, peu désordonné, où les vierges se livrent à la principes évoqués par Vitruve. Les intérieurs armoires et tables tout particulièrement. Le ca- mais assurent aussi une certaine cohésion or- frivolité, on retrouve une cheminée sculptée à sont divisés selon une distribution étudiée, les binet est la pièce la plus intime de la demeure. nementale et un lien évident avec les montants droite (estampe tirée de l’ouvrage de Bosse de pièces ont une fonction précise. Au cours du Lieu de travail, on s’y retirait pour écrire, faire ornés de guirlandes de fruits des meubles. Mal- 1633 d’après les compositions de Barbet), les XVIIe siècle, la France ravit à l’Italie la supréma- ses comptes ou pour y ranger ses objets de va- heureusement, nous n’avons jamais trouvé de chaises ornées de tapisseries, les miroirs aux tie dans le domaine de la décoration intérieure. leur. Cette pièce reflétait les goûts du proprié- descriptif de bordures de tapisseries dans les cadres sculptés et les tentures aux murs. Sur taire et se présentait donc sous la forme d’une inventaires après décès, ni même dans le seul d’autres estampes, ce sont des lits à colonnes, La distribution intérieure des maisons nîmoises bibliothèque ou un lieu de conservation de col- prix-fait retrouvé, baillé par Jean Jacques de les armoires recouvertes d’une draperie. reprend désormais les schémas établis dès la lections de médailles ou d’estampes. Reynaud le 23 mars 1678 au marchand tapis- A Nîmes, les façades des demeures peuvent siècle. Le cabinet, Dans tous les cas, elle était le témoignage de la sier d’Aubusson Jean de Lachaud. La tapisserie être ornées de superbes ornements à l’exemple apparu au milieu du siècle, est une nouvelle vie intellectuelle. Il ne semble pas qu’à Nîmes, est ornée de «l’histoire des Femmes fortes»3. des termes encore visibles au n° 2 du Plan de pièce qui complète, dans les demeures des le cabinet ait eu une décoration spécifique. Les quatre types de tapisseries les plus décrits l’Aspic. Ces sculptures ont peut-être été réa- notables, le noyau primitif composé de la salle, On retrouve le même type de tapisseries et de à Nîmes sont ceux en cuir, de Bergame, d’Au- lisées par Philippe Mauric, sculpteur formé à de la chambre et, parfois, d’une garde-robe. Il meubles, même si certains pouvaient être or- vergne et des Flandres. Elles étaient tendues l’arsenal de Toulon, qui fondera une dynastie semble toutefois qu’à Nîmes, on ne fasse pas nés de quelques tableaux, plus nombreux que sur des tringles en fer ou en bois et suspen- d’artistes importante dans la cité puisque ses la distinction entre cette dernière et le cabinet. dans la salle ou la chambre. dues à l’aide de clous. Il semble que la plu- fils Jean et Joseph, respectivement architecte On retrouve d’ailleurs cette analogie dans les Les sols du rez-de-chaussée ne sont jamais part étaient accrochées à la suite les unes des et doreur, seront très actifs dans la première meubles nommés ainsi. L’organisation inté- moitié du XVIIIe siècle et que sa fille épousera décrits, mais il est possible qu’ils aient été en autres, rarement dimensionnées aux murs, car rieure tient compte de la séparation du corps le sculpteur et peintre Florent Natoire. De cette carreaux de terre ou en plancher de bois. Ceux achetées toutes faites à des manufactures. Les de logis principal et des communs. Certaines union naîtra l’un des plus importants peintres des étages supérieurs étaient en très forte ma- tapisseries de Bergame, grossières, faites de pièces ont de vastes proportions aux plafonds français du XVIIIe siècle, Charles-Joseph Natoire jorité constitués de planchers de sapin, maté- laine, de soie, de coton, de chanvre, de poils de élevés. (1700-1777). riau isolant. chèvre ou de bœuf, étaient produites à l’origine Le mobilier suit naturellement la tendance Cette façade est la plus belle qui nous soit par- Les tentures murales assuraient, pendant tout dans la ville de Bergame en Italie4. venue. Elle montre la qualité ornementale qui le XVIIe siècle nîmois, l’homogénéité de la dé- Ce n’est qu’à la fin du XVIe siècle qu’elles firent orchestrée en architecture. Les formes sy- pouvait exister dans la ville à cette époque. coration de la demeure, tout en garantissant leur apparition en France. Les centres de pro- métriquement ordonnancées, les motifs dé- Nous retrouvons les colonnes inspirées de une isolation thermique basée sur le principe duction les plus importants sont ceux de Rouen coratifs, tout concourt à reproduire, à une et d’Elbeuf. L’expression «tapisserie de Rouen» échelle réduite, les leçons de ces traités d’ar- l’antique, les rinceaux de végétaux, etc. À l’in- du vide sanitaire. Nous ne retrouvons en réa- térieur des demeures nîmoises, la chambre lité que peu de cheminées dans les intérieurs, devenant alors synonyme de «tapisserie de Ber- chitecture. Les estampes d’Abraham Bosse game». En point de Hongrie, à grandes barres (1602/1604-1676) reflètent bien les scènes de était, semble-t-il, l’une des pièces principales la plupart étant dans une chambre ou dans de la maison nîmoise. Elle accueillait ce lit de la salle. chargées de fleurs et d’oiseaux, ou imitant le la vie domestique de ses contemporains. Elles point de Chine ou les écailles de poissons, ces ne nous montrent pas uniquement de riches forme cubique parfois richement orné de tex- L’usage de la tapisserie était donc très répandu tiles colorés. Nous n’avons pas, en revanche, dans la cité romaine et apportait une harmo- tapisseries, très fréquemment inventoriées, intérieurs, même si ce sont ceux que nous al- font partie des modèles les plus communs que lons surtout aborder aujourd’hui. Lazare gît le sentiment qu’il était habituel d’y dresser les nie colorée très recherchée dans les intérieurs. Alexandre Cheval tables comme cela semble être le cas dans la En effet, parmi les arts du décor, elle restait le l’on puisse retrouver même chez des personnes dans une masure sur un lit de paille, veillé par peu aisées. Les villes de Strasbourg et de Tou- est docteur en histoire de l’art une femme en haillons. Les autres meubles capitale1. symbole d’un certain goût du faste. Les commanditaires souhaitaient surtout des pièces en louse en fabriquèrent, mais leurs modèles seconde moitié du XVIe 258 En effet, les plus grandes d’entre elles recen- 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d Ornements de façade à Nîmes, Plan de l’Aspic Façade de la demeure rue Saint Castor à Nîmes 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 259 a h i t e c t u r e | u r b a n i s m e | h a b i t a t étaient moins recherchés. Celles à «verdures», liser ces six pièces de verdure. Ces tapisseries située dans la rue Sabaterie (actuelle rue des il reçoit 30 livres pour avoir peint les portraits originaires d’Auvergne ou de Flandre, sont plus prenaient appui sur des lambris composés de Tondeurs). Il verse la somme de 369 livres au des consuls «et autres peintures». Jean Gom- délicatement ornées et d’une meilleure qua- panneaux horizontaux et verticaux. Ces orne- menuisier Antoine Bertrand, qui y fabriqua meau est actif jusque dans le premier quart du lité. Elles reprennent des motifs végétaux de ments de bois étaient très prisés à Nîmes, aussi des planchers, des croisées, six placards, dont XVIIIe siècle.14 diverses tonalités ; on retrouve ainsi souvent la bien chez les particuliers que dans les décors un de noyer «avec figures et ornements dans qualification de «feuilles mortes» pour certaines de bâtiments religieux. Deux types existaient sa chambre du fond»12. Souhaitant décorer Autre notable de la ville ayant les moyens de d’entre elles. alors : le lambris à la française et le lambris dit ces plafonds, il baille à cette fin un prix-fait au faire décorer sa demeure, le 24 mai 1666, le Les tapisseries de cuir sont surtout présentes de hauteur. Le premier, parfois richement mou- maître-peintre et vitrier nîmois François Gom- marchand bourgeois François Cambon verse, chez les notables les plus argentés. Parfois do- luré voire sculpté, s’interrompait au tiers ou aux meau le 18 mars 1654 pour «peindre a lhuille en divers paiements, 600 livres aux maîtres rées, elles arborent un riche aspect, quelques deux tiers des murs alors que le second couvrait le plafond de gip de la chambre haute du coing peintres de Montpellier Jacques Bedes et Jean fois légèrement gaufré. Dans son dictionnaire la totalité du mur. Nous n’avons jamais retrouvé de la maison [...]. Il sera paint a compartiment et Baumes, pour des peintures «aux huiles de noix (1680), Richelet précise que les tapisseries d’Es- ce type de qualification dans les actes nîmois, les compartiments remplis de grisaille cirage et couleur de cire», réalisées aux planchers, portes pagne sont les plus estimées «& celles de Hol- mais il est presque certain que ce sont sous ces camaïeu comme aussy la frise de la largeur dun et fenêtres de sa maison édifiée de neuf à la lande après.5» deux formes décoratives que devaient se pré- pied de roy de mesme fasson et colleur comme rue de la Lombardie, proche de celle des Car- La tapisserie reste un élément décoratif im- senter les lambris de la région. La plupart de aussy a paindre la cheminée de lad chambre dinaux et du greffier Donzel15. L’utilisation de portant dans les intérieurs nîmois et certaines ceux fabriqués à Nîmes étaient de forme simple, a lhuille darchitecture de grizaille et au milieu l’huile de noix est recommandée dans divers pièces commandées par les notables de la sans décoration sculptée. Jamais évoqués dans dicelle un cartouche et au dedans dud cartouche traités techniques de l’époque. Le sieur Watin ville sont de grandes et belles pièces. Jean de les inventaires après décès, puisqu’on indique une bataille de cavalerie et infanterie le tout au précise (1776), par exemple, que lorsque «on Langlade possédait une tapisserie d’Auvergne uniquement les «objets mobiles». naturel et avec que colleurs propres pour diversi- veut broyer & détremper à l’huile des couleurs fier aud subject et le tout a lhuille comme aussy claires, telles que le blanc, le gris, etc. il faut se de neuf pièces dans sa salle représentant «Les femmes illustres» . On peut rapprocher ce Le tapis de Turquie est l’autre élément textile sera tenu de paindre de grizaille lespesseur du servir d’huile de noix ou d’œillet». Il indique, en thème de celui des Femmes fortes évoqué pré- très présent dans les demeures nîmoises. Ce dedans des deux croisieres de lad chambre a la outre, que cette huile est tout à fait adaptée cédemment. type d’ouvrage décorait toutes les demeures detrampe». Gommeau recevra 80 livres un an pour peindre les portes, les croisées et les vo- Dans le garde-meubles de noble François de du royaume, si bien que dès 1604, Henri IV, après «la perfection et la reception du travail»13. lets, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur.16 Rozel, seigneur de Sernas, conseiller du roi et pour concurrencer les importations, avait ac- François Gommeau est un peintre et vitrier Le 5 janvier 1666, Cambon verse 83 livres lieutenant principal de la Sénéchaussée de cueilli dans la Grande Galerie du Louvre le originaire de Beaune. C’est un artiste reconnu 10 sous au serrurier Benjamin, 1386 livres le Nîmes, mort à Paris le 20 décembre 1672, on tapissier Pierre Dupont (vers 1570-1640), afin à Nîmes. Nous avons, en effet, découvert bon 20 août 1666, au menuisier Jacques Desbois trouve mentionnée la présence d’«une tapisserie qu’il perfectionne la technique des tapis10. nombre de quittances le concernant dans les en paiement de tous les travaux de menuise- de verdure d’Auvergne en six pièces de moyenne Malheureusement très peu décrites dans les in- comptes de la ville. Il a, en outre, travaillé avec rie, 120 livres le 6 novembre 1666, à l’architecte valleur sur laquelle le sieur de Sernas a dit avoir ventaires nîmois, ces pièces avaient les mêmes un certain Pierre Briot, «maistre paintre de Pa- de Nîmes Gabriel Dardailhon et 139 livres le a prandre deux cents livres ou environ quil avoit fonctions que les tapisseries : elles étaient à la ris», les deux artistes se déclarant «quittes de 20 septembre 1669 au serrurier Maurice Sollier. payé à Friquet tainturier de ceste ville comme fois d’efficaces isolants thermiques sur des sols toutes les affaires quils ont ensemble» en 1679. On n’hésitait pas à dépenser de fortes sommes remissionnaire de Pericou marchand tapissier froids, en particulier pour les rez-de-chaussée, Dans le premier tiers du XVII siècle, deux Briot d’argent pour la décoration de sa demeure17. lequel avoit vendu lad tapisserie aud feu sieur de et permettaient une unité ornementale. sont actifs à Paris : Guillaume et Isaac. Le pre- Ces plafonds de couleurs, sans doute ornés de 6 Rozel père dudict sieur de Sernas» . Il doit s’agir e mier est peintre et le second graveur. Peut-être motifs végétaux ou d’ornements divers, partici- de Jean Parricourt, maître-tapissier de Felletin, La plupart des plafonds mentionnés dans les Pierre Briot est-il le descendant de l’un d’eux ? paient à l’harmonie générale avec les menuise- dans le diocèse de Limoges, qui est chargé éga- quittances et prix-faits sont «à la française». Son fils Jean Gommeau, peintre également, ries, les tapisseries, les différents textiles et les lement, le 20 janvier 1672, de réaliser la tapisse- Ce type de plafonds à poutres et solives appa- qui se forma dans l’atelier de François Jacques, meubles. On retrouve ainsi les camaïeux, les rie dans le chœur de la cathédrale pour laquelle rentes, disposées régulièrement, a peu été étu- sieur de Sainte Foy, peintre ordinaire du roi peintures en grisaille, qui décoraient aussi cer- Cohon, ancien évêque de Nîmes, légua au cha- dié. A Nîmes, certains étaient peints, soit de fa- de France, à partir du 9 mai 1664, à l’âge de tains meubles, comme les chaises de Louise de 7 pitre 3000 livres dans son testament. çon unie, soit présentant un décor ornemental. dix-sept ans ans, pour deux ans et au prix de Baudan, indiqué dans son inventaire après dé- Le 11 novembre 1673, Jean Parricourt re- Gilles Corrozet, dans ses Blasons domestiques, 100 livres, dont un tiers est versé le jour même. cès du 11 juillet 168918. Ces ornements concer- çoit donc du chapitre nîmois la somme de évoque en 1539 : «Chambre dorée, chambre François Jacques est un peintre actif à Nîmes naient tous types de clients qui en avaient les 2000 livres, pour reste et entier paiement des paincte, chambre de riches couleurs tainctes»11. dans la seconde moitié du siècle. Nous avons moyens. Ainsi, le 8 mai 1676, Isaac de Possac 3000 livres, prix de la dite tapisserie selon le Quelques exemples sont ainsi représentatifs du retrouvé plusieurs quittances dans les comptes demande à Jean Gommeau de peindre à prix-fait du 23 janvier 1672, reçu par le notaire type de décoration qu’on trouvait alors dans de la ville qui concernent surtout des paie- fresque, à la détrempe et à l’huile les portes, Privat (acte non trouvé). 8 260 r c la cité romaine. Le premier, du 7 janvier 1647, ments d’armoiries réalisées lors de venues de fenêtres et croisées de sa demeure du coin de Rozel a donc dû profiter de la présence du ta- décrit les travaux réalisés dans la demeure du personnages importants dans la ville. L’une Saint-Véran. L’ensemble devra être fait selon ce pissier dans la ville pour lui demander de réa- maître-pâtissier Jean Duplessis dit Langevin, d’elles précise toutefois que le 2 octobre 1666, qui fut fait chez l’avocat Guiraud, c’est-à-dire 1 0 a n s d e 9 c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d | j a r d i n 261 a Les plafonds décorés participent à l’harmonie générale des riches demeures. i t e c t u r e | u r b a n i s m e | h a b i t a t 1646. La dot se monte à la somme de 15000 a la naissance du platfond une frize dornements Les meubles de grand luxe, d’ébénisterie ou 300 livres pour ce travail.19 livres, dont une maison donnée par la famille percés a jour dune grandeur suffisante tout le- de marqueterie, somptueuse démonstration Le 4 novembre 1686, François et Jean Gommeau de la mariée, ainsi que 3000 livres de bijoux . quel sera boisé de quatre grandes poultres et de d’une réussite sociale, restaient bien entendu reçoivent de l’évêché de la ville 211 livres 14 sous Jacques de Boisson meurt en 1696 et son soliveaux geinés et listeaux necessaires».28 l’apanage de notables argentés. Cette nouvelle pour les peintures et «barboulhages» qu’ils petit-fils, Charles de Boisson, revend cette L’un des seuls exemples encore existant de technique pénétra à Paris par l’intermédiaire ont réalisés au nouveau palais épiscopal. Cela demeure l’année suivante à Pierre Sartre, se- ce type de plafond est celui de l’église de d’artisans venus d’Allemagne et des Pays-Bas. concerne le grand et le petit cabinet, l’em- crétaire du roi et receveur de gabelle du Lan- l’Hôtel-Dieu. Les premiers ébénistes se spécialisèrent dans brasure des fenêtres, le dessus des portes et guedoc pour 1 635 000 livres, d’après certains Les menuiseries étaient donc également peintes, la fabrication de cabinets. Nous avons déjà ex- «autres endroits ou la tapisserye ne garny pas». érudits locaux. de gris, de rouge ou couleur bois. Les portes in- pliqué que ce terme est employé dans la région Ils ont travaillé à l’huile et à la détrempe. Il reste En 1709, Sartre fait faillite, ayant un lourd passif térieures, en noyer, saule ou sapin, ne compor- nîmoise également pour désigner les armoires. aujourd’hui quelques traces de ces ornements de 6 000 000 livres ! Raymond Novy, receveur taient qu’un seul vantail, parfois animé de plu- Le cabinet, au sens strict et moderne du dans ce palais, devenu depuis 1920, le Musée des tailles de Nîmes, l’achète alors en 1713. sieurs panneaux. Leur couleur s’harmonisait avec terme, était fabriqué au XVIe siècle à l’étranger du Vieux Nîmes20. Malheureusement, clients L’ensemble est richement décoré de scènes les croisées, l’embrasure des fenêtres, voire sans et n’apparaît donc en France qu’au début du et artisans ne passent pas toujours devant un champêtres, et de diverses figures, dont ces doute les lambris. Certaines portes pouvaient XVIIe siècle. Ce meuble d’apparat, beaucoup notaire pour établir la commande de ce type portraits en médaillons des propriétaires sur être vitrées, à l’exemple de celles qui se trou- moins fonctionnel qu’une armoire, même à d’ouvrage. les solives et un soldat sur le revers de la porte vaient dans le palais épiscopal d’Uzès. Le 27 mai deux corps, avait surtout une fonction orne- Le plus bel exemple qui reste visible encore d’entrée. Les tableaux de paysages avaient sou- 1679, le peintre Jean Gommeau reçoit 316 livres mentale. Certains notables en possédaient. aujourd’hui est le cabinet du château de vent la préférence des notables nîmois, comme pour avoir réalisé tous les vitrages de ce palais, L’appellation «cabinet dallemagne» parfois Caveirac, à une dizaine de kilomètres à l’ouest ceux mentionnés chez le bourgeois Antoine dont les carreaux de Venise posés à la porte entre utilisée par les huissiers dans les différents in- de Nîmes. Restaurée il y a quelques années, Ginhoux lors de son inventaire après décès du une grande chambre et une petite antichambre.29 ventaires ne signifie en rien que ces meubles cette pièce d’environ 25 m est entièrement re- 9 avril 1665. Les portraits en médaillons ren- Les fenêtres pouvaient également êtres peintes étaient forcément originaires de ce pays. Les couverte de peintures sur les murs et le plafond voient directement au goût pour les médailles de scènes figuratives. Le 22 janvier 1653, modèles présents chez les Nîmois reprennent à la française. Nulle indication, ni prix-fait n’a antiques. Les représentations de soldats ne sont François Gommeau reçoit 13 livres 17 sous du en fait les caractéristiques stylistiques de ceux encore été découvert pour déterminer le ou les pas sans rappeler les cavaliers retrouvés parfois maître-tailleur d’habits Pierre Dardailhon pour du nord de l’Europe, proches de celui exposé auteurs (les Gommeau ?) de ces ornements et sur les panneaux d’armoires de la région. quatre vitres posées dans sa maison, dont deux dans la salle de l’audience publique du Palazzo leur commanditaire. Autre modèle de plafond, le type bâtard est éga- ovales décorées des figures de la Vierge et de Pitti de Florence.31 Jacques de Boissons acheta le château en lement très présent. C’est un plafond simple, Saint-Jean pour la première et d’une Vierge à A Nîmes, le poirier teinté est souvent préfé- 1653 pour 430 000 livres selon les services de dont les poutres et les solives, toujours visibles, l’enfant pour la seconde30. Les fenêtres, agran- ré à l’ébène, essence onéreuse. Nous savons 2 26 Portraits de l’un des seigneurs de Caveirac et de son épouse, dans le cabinet du château. 27 la DRAC. La chronologie des propriétaires de ne sont sans doute pas alignées et ordonnées dies à la période moderne, sont pourvues de vo- qu’à Nîmes, cette technique reste très peu ce lieu reste parfois assez difficile à établir : ain- avec grand soin. Son coût est moindre que son lets. Nous ne pouvons affirmer si ceux-ci étaient présente, à la fois dans le nombre d’objets et si, le 2 septembre 1659, c’est Jacques Boisson homologue à la française, c’est pourquoi il est intérieurs ou extérieurs, leur présence n’étant ja- dans le nombre d’ébénistes, même s’il faut gar- qui demande au charpentier Pierre Vignes de souvent présent chez les plus humbles. mais indiquée dans les inventaires. De plus, nous der à l’esprit que la dénomination même des reconstruire toute la charpente et quelques Les plafonds à voussures ont sans doute été n’avons jamais retrouvé la moindre mention de artisans n’est pas toujours très précise pour ce planchers de l’édifice.23 Mais c’est Henri de présents à Nîmes dans la seconde moitié du la fabrication de ces éléments dans les différents qui est de la diversité de leur activité. En outre, Montalieu qui passe commande à des menui- siècle, même si nous n’en avons trouvé aucune actes dépouillés. une certaine prudence doit être de mise étant siers pour la fabrication des portes intérieures mention dans les minutes notariales, hormis La recherche de cohérence décorative dans donné la piètre qualité des descriptifs des in- 22 Représentation de soldat, détail d’une porte peinte. le 4 novembre 1663. Le 8 octobre 1671, c’est les quatre plafonds «de forme imperialle», à l’ameublement est l’une des préoccupations ventaires dépouillés. Nous avons indiqué plu- à nouveau Jacques de Boisson qui baille un l’exemple du prix-fait du 11 novembre 1678, majeures du notable du XVIIe siècle. Certaines sieurs exemples de cabinets en ébène, preuve prix-fait à l’architecte Jacques Dardailhon pour baillé par les consuls nîmois aux architectes chaises non utilisées, par exemple, pouvaient que ce matériau était connu et apprécié des Nî- effectuer des travaux dans ce château25. Jacques Cubizol et Gabriel Dardailhon pour demeurer alignées le long d’un mur, formant mois. Corinne Potay avait trouvé, pour sa part, Étant donné le style des peintures, il est cer- qu’ils construisent, au prix de 132 livres, un pla- ainsi une sorte de bande décorative colorée : la un texte concernant un ébéniste : l’Italien sieur tain qu’elles furent réalisées à la demande de fond en impériale dans la chambre du conseil couleur de leurs garnitures étant associée à celle René s’installe à Nîmes pour y exercer cette l’un de ces deux seigneurs. Les portraits sur les de la maison consulaire de la ville, «fait en ova- du plafond et aux tapisseries. Le mobilier de profession en 1755.32 solives représentent donc l’un des deux et son lle au milieu fait dun cordon de feuilles de laurier base reste le même pendant les règnes de Louis Nous avons pu établir la présence d’au moins épouse. ou de chesne et a lendroit du ranflement de lad XIII et de Louis XIV : lits, tables, sièges, coffres et trois d’entre eux dans la cité au XVIIe siècle. Il imperialle sera fait une plate bande garnie dun armoires. Très souvent en noyer à Nîmes, ils se est donc plus que probable que ce ne sont pas Jacques de Boisson, fils de Jean, bourgeois, entrelas avec des rozes et au mitan de lad impe- différenciaient surtout par la richesse des étoffes uniquement François Landry, Michel Boissy et épouse Olympe de Fabrique, fille d’un conseil- rialle seront mizes les armes de la vile relevées qui les garnissaient ou par la présence de sculp- Michel Clissier, actifs, semble-t-il, à partir seule- ler du roi au présidial de Nîmes, le 4 octobre en la meilleure forme quil se pourra plus sera fait tures. ment de l’extrême fin du siècle, qui réalisèrent 24 262 h en blanc et couleur de cire. Gommeau recevra 21 Détails des peintures sur le plafond à la française du château de Caveirac. r c 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d | j a r d i n Plafond en impériale, l’un des rares exemples conservés est visible à l’église de l’Hôtel-Dieu. Les menuiseries sont peintes en gris, rouge ou couleur bois. 263 a tous ces meubles. D’autre part, il semble que nets peints en sapin.34 Le confort des planchers, cette activité ne fut pas non plus très courante moins froids que les sols en pierre, les tentures dans la cité romaine au XVIII siècle, puisque et les tapis qui ont aussi un rôle isothermique le 16 mars 1740, l’article 13 du règlement de sont des signes évidents de la recherche de plus la communauté des tourneurs, faiseurs de de confort. La décoration s’adapte également à chaises, vitriers et ébénistes de la ville, pré- celle-ci. Elle doit être plus «aérée» et colorée. cise que les menuisiers ne pourront travailler Les fenêtres sont larges, les décors plus «gais», aux mêmes ouvrages sauf pour leurs propres avec la profusion de jeux d’enfants ou de fleurs e h i t e c t u r e | u r b a n boutiques. Il est important toutefois de no- ou la présence de plus en plus fréquente de mi- ter que les ébénistes se sont regroupés avec roirs aux murs. Dès la seconde moitié du siècle, ces artisans plutôt qu’avec les menuisiers et le lit de repos est de plus en plus présent dans les charpentiers. Faut-il y voir une volonté évi- le cabinet, bientôt remplacé au XVIIIe siècle par dente de se détacher de l’artisanat mécanique le sofa ou le canapé, déjà présents dès la fin (les vitriers à Nîmes sont surtout des peintres) du XVIIe siècle.35 Les tables, recouvertes d’un ou s’agit-il d’éviter un rapport de force qui leur tapis pendant une assez longue période, se aurait été trop défavorable ? parent à la fin du siècle d’ouvrages marquetés. Le XVII siècle se caractérise par une quête d’un Les tables de jeux font également leur appari- confort de plus en plus raffiné pour qui en a tion, tout comme la commode, mais quelques les moyens. L’influence italienne importée par années plus tôt qu’on ne le pense habituelle- les artistes allait désormais se ressentir dans ment, puisque nous trouvons mention de ce les travaux des architectes français. Les distri- meuble à Nîmes, dès 1664.36 (1) Langeois, D., «Évolution du décor intérieur entre 1600 et 1660 », in Un temps d’exubérance, Paris, 2002, p. 119. butions intérieures, de plus en plus complexes Survivance d’habitudes itinérantes, le luxe dans les riches demeures, vont permettre le concerne, au début du siècle, les textiles. (2) Coquery, E., «La tapisserie et ses bordures», p. 149. développement de nouvelles pièces, dont le Ce n’est qu’à partir de la seconde moitié du cabinet semble le meilleur exemple à Nîmes. XVIIe siècle, que les plus beaux meubles sculp- L’art de vivre semble être une caractéristique tés se développent37 et que les menuiseries se présente dans tout le royaume. Le raffinement parent de couleurs, voire de scènes historiées. (5) Richelet, P., Dictionnaire françois contenant les mots et les choses..., Genève, 1680, p. 426. des manières s’accompagne, en effet, d’une at- Les literies sont tendues de brocart, de velours (6) Inventaire du 28 avril 1672, viguerie de Nîmes, 2 B 95. tention particulière accordée au cadre de vie. ou de cadis. L’association de coloris parfois Les modes sont diffusées rapidement par violents (violet et jaune par exemple), permet (7) Inventaire après décès du 7 janvier 1673, viguerie de Nîmes, 2 B 96. les livres, les gazettes, illustrées par des es- également au propriétaire d’affirmer sa réus- (8) G 1349. tampes, à l’image des scènes de vie intérieure site sociale, Nîmes étant surtout peuplée de d’Abraham Bosse que nous avons vu tout à bourgeois. (9) 2 E 42/25, fol. 418 v°. l’heure. A partir des années 1620, les ornema- On note donc quelques caractéristiques dé- nistes vont publier des recueils plus techniques coratives à Nîmes : les plafonds à voussure, qui s’adressent aux maîtres d’œuvre. 33 e 264 r c (3) E 36/764, fol. 205. (4) Coquery, E. «La tapisserie et ses bordures», op. cit., p. 122, note 27. i s m e h | a b i t a t (26) 2 E 39/96, fol. 57 v° (27) 2 E 36/1079, acte n° 1. (10) Mentionné par J. Vittet, «Les manufactures de tapis», in op. cit., p. 178. (28) E dépôt Nîmes, KK 22, acte n° 234 v°. Ce plafond a malheureusement disparu aujourd’hui. (29) 6 MI 458, fol. 445. (12) 2 E 39/87, fol. 388. prolifère. La décoration est orientée selon trois celui qui permet, à un moindre coût, une riche (31) Ebène et pierres dures, 260 x 137 x 93 cm, atelier d’Aubsbourg, 1628, inv. O.D.A, 1911, n° 1541. (13) 2 E 36/713, fol. 249 v°. principes : le souci d’harmonisation ornemen- ornementation. Ces plafonds d’une grande tale, la recherche d’un confort et surtout, sous- symétrie, dégagent une impression de force.38 jacente, la volonté d’afficher sa richesse et sa Les décorations intérieures des demeures nî- réussite. L’harmonie impose de concevoir les moises sont finalement assez proches de celles différents éléments du décor comme un tout. présentes dans tout le royaume. Le système (14) Fleury, M-A., Document du minutier central concernant les peintres, les sculpteurs..., Paris, 1969, p. 92-93. Voir aussi Potay, C., «Des artistes nîmois méconnus du XVIIe siècle : François et Jean Gommeau», in Lien des chercheurs cévenols, 1995, n° 100, p. 119- 123, 2 E 36/723, fol. 97 v° et E dépôt Nîmes, 2e cahier, acte n° 86. On cherche alors à donner une harmonie colo- décoratif des plafonds à la française est fondé (15) 2 E 36/754, fol.395. rée dans chaque pièce, les textiles des lits, des sur une grande unité d’ensemble, obtenue par chaises et des tentures sont donc de teintes as- une répétition des motifs peints et l’harmonie (16) Watin, L’art du peintre, doreur, vernisseur..., Liège 1776 (fac-similé, Paris, 1976), pp. 86, 95 et 97. sez proches. Les meubles peints sont aussi très des couleurs.39 Les érudits locaux et les archi- nombreux à Nîmes, et pas seulement chez les tectes nîmois possédaient la plupart des trai- catholiques : lors de son mariage, le marchand tés d’architecture de référence et il n’est donc (18) Viguerie de Nîmes, 2 B 112. «forbisseur» protestant Pierre Guillot reçoit guère étonnant qu’ils aient tenté d’appliquer (19) 2 E 37/213, fol. 176. 80 livres en meubles de maison, dont deux cabi- certaines formules à Nîmes ■ (20) 2 E 39/407, fol. 598. a v e c l e c a u e d u g a r d (17) 2 E 36/754, fol. 16 v°, 541 v° et 808 et 2 E 36/757, fol. 693. 1 0 a n s n (25) 2 E 36/759, fol. 608. En 1624, Antoine de Mautalieu est qualifié de co-seigneur de Caveirac. Peut-être que la cité est co-dirigée en quelque sorte encore quelques années plus tard ? Voir Y. Chassain, Inventaires des actes filiatifs, tome 1. sents encore ; le plafond à la française, est p a r t a g é e i (24) 2 E 37/225, fol.532 v°. Dans les années suivantes, ce genre d’ouvrage c u l t u r e r d (23) 2 E 36/747, fol. 568 v°. (30) 2 E 39/383, fol. 13. d e a (22) Jean-Louis Vayssettes et Bernard Sournia ont rédigé un panneau d’information pour les visiteurs de ce cabinet. par exemple, ne semblent pas être très pré- a n s j (21) Nous remercions M. Gérard Trauchessec de nous avoir donné accès à ce cabinet peint. (11) Corrozet, G., Les blasons domestiques, Paris, 1539 (réédition, Paris 1865), p. 15 v° 1 0 | d e (32) E dépôt Nîmes, FF 25, cité in C. Potay, L’architecture..., op. cit., tome 2, p. 131. (33) 4 E 304. (34) 2 E 37/214, fol. 408 v°. (35) Ces mots sont définis dans les dictionnaires de l’époque. (36) Saule, B., «Décoration et ameublement», in Dictionnaire du Grand Siècle, Paris, 1990, p.452. L’auteur précise que ce meuble apparaît vers 1695, alors que nous en avons découvert mention dès 1664. (37) La première mention d’armoire sculptée date de 1649, dans l’inventaire du baron d’Aubais. (38) Gady, A., «Poutres et solives...», op., cit., p. 13. (39) Ibid, p.15. c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 265 a r c h i t e c t u r e | u r b a n i s m e | h a b i t a t | j a r d i n Une maison nîmoise au XVIe siècle : Architecture et décor Pascal Trarieux 11 janvier 2006 La découverte d’un décor peint à l’intérieur d’un immeuble civil à Nîmes présente aujourd’hui un intérêt capital pour l’étude et la connaissance du Patrimoine. En effet, une découverte de ce genre est rarement signalée, et peu d’exemples de décors intérieurs sont connus dans le Secteur Sauvegardé. Plusieurs facteurs en sont la cause : les rénovations privées ne peuvent pas être suivies par les puisqu’il lègue en 1556 trois librairies à ses fils […] c’est celui qui trace les plans, le «pourtraict» (Nîmes, Uzès et Montpellier). La création de ou élévation, et fournit les devis.»5. l’Université des Arts attire les étudiants autour La force de la gravure représentant les taureaux de la chaire de Pierre Baduel et les libraires de l’Amphithéâtre consiste à les montrer de entrent rapidement en concurrence. profil et non de face (comme les bucranes) afin Revenons aux entablements : le parti décoratif de cerner l’aspect très graphique de ces figures. de chacun diffère radicalement : celui du pre- Cependant le manuscrit daté 1627 de Anne professionnels de la conservation du patrimoine, les artisans ne sont ni formés, mier traditionnellement dorique présente l’al- Rulman, conservé à la Bibliothèque nationale ni sensibilisés aux découvertes fortuites auxquelles on peut s’attendre dans ternance de triglyphes et de métopes, tandis de France, montre deux dessins de portes avec que celui du second présente une frise conti- cette représentation frontale de têtes de tau- nue de guirlandes et de mascarons ; éléments reaux. «C’est la façade d’un ancien temple des (décroûtage des enduits, démolition des cloisons) ne laissent pas place aux remarquables de cette façade puisque le raffi- païens qui a servi de demeure à l’Eglise Nostre techniques lentes et délicates des sondages et dégagements superficiels. nement et la multiplicité des motifs en font un Dame. Les deux testes de taureaux de marbre exemple unique en son genre à Nîmes. qui estaient à costé de la porte furent brisées le bâti ancien ; enfin les techniques de rénovation agressives et irrémédiables Seule l’application des mesures et méthodes établies pour l’archéologie, en 1611 lorsque le chapitre fit rebastir l’Eglise et adaptée au bâti moderne (c’est-à-dire autre qu’antique), permettrait de recenser des éléments qui après examen, puis étude scientifique, peuvent ne pas être gardés. Nous avons eu la chance dans le cas présent, que les propriétaires contactent spontanément les services concernés, et permettent le libre accès aux pièces en travaux. Cette situation encore trop exceptionnelle est à encourager. faire une belle entrée à la moderne. Et ceste exal- La particularité du décor de la frise dorique ré- tation de quleque paîen et le sacrifice par leurs side dans son alternance des triglyphes avec faicts en l’honneur des dieux a esté destruit tota- des rosaces et, soit des bucranes, soit des lement en ce monument de 1627», «Ceste porte protomés taurins2. Des entablements sur le est romaine et septentrionale, toute entière en- modèle d’Ecouen (portique de la chapelle par semble les deux testes de taureaux qui sont en Jean Bullant, sculptures sans doute par Jean pierre dure commune». Goujon) avec triglyphes, roses et bucranes sont On ne peut établir de lien direct entre ces re- plus courants, puisque diffusé en particulier présentations et certaines des métopes d’enta- par le Livre IV de Serlio, bien que peu repré- blement et l’on pourrait tenter une proposition sentés à Nîmes (un seul autre exemple sur une de datation d’après les représentations figu- Une architecture noble : la façade traduit en français dès 1545. Dans les provinces, porte rue de la Trésorerie). Le motif de proto- rées de Poldo l’année 1559 comme date post Nous sommes en présence d’un immeuble en des compositions savantes à base d’éléments mé taurin constitue une rareté qui a fait l’objet quem, et l’année mentionnée par Rulman 1611 mauvais état et dont les mutations de proprié- antiquisants attestent un souci de répondre au d’études, après que M. Lassalle dès 1971 ait mis comme date ante quem. té conduisent à un projet de restauration de nouvel état d’esprit. La présence de lucarnes en comparaison cette caractéristique propre Cependant plusieurs autres édifices de la ré- la façade, qui s’accompagne d’un chantier de à meneaux traitées à l’antique avec encadre- du théâtre antique d’Arles . gion présentent cette caractéristique. rénovation intérieure de la part des nouveaux ment dorique et frise à triglyphes et métopes Ce motif fait référence à Nîmes aux deux avant- On cite en référence le Duché d’Uzès datable propriétaires. à rosaces et bucranes alternés, servent de mo- corps de taureaux hissants sculptés en ronde de 1545-1550, par son attribution à Philibert Le premier examen en façade conduit notre dèles.1 bosse, ornant la travée de la porte principale Delorme, le beffroi de l’Hôtel de Ville d’Arles analyse sur les niveaux 1 et 2, d’une grande La façade de Nîmes se compose de deux baies de l’Amphithéâtre romain, mais aussi la Porte datant de 1547-1553 et la façade du 73 rue de qualité architecturale et décorative, le reste par étage, dont les probables meneaux et tra- Auguste (très érodés). L’esthétique de ce motif la République à Beaucaire. Bien sûr les spécia- ayant été trop endommagé (rez-de-chaussée verses manquent. L’ornementation correspond a été remarqué assez tôt et fixé par le dessin listes6 avancent comme modèle une reproduc- et niveau 3). au vocabulaire décoratif de l’architecture de qu’en a publié Jean Poldo d’Albenas dans son tion des motifs directement inspirés de l’enta- Ces niveaux sont conçus suivant les principes la Renaissance française : pilastres cannelés à ouvrage dont la première édition datée 1559 blement du Théâtre antique d’Arles, puisque de la travée rythmique établis à la Renaissance chapiteaux toscans au premier étage et ionique est immédiatement suivie d’une réimpression les modèles plus complets qu’aujourd’hui de pour la construction des châteaux, puis des en corne de bélier au second, ce qui prouve la en 1560, ce qui témoigne de son succès. Abon- décor sculptés d’époque romaine étaient en- hôtels particuliers, à l’imitation du vocabulaire culture de l’auteur de cet édifice, autant que damment illustré de planches en bois gravé, core visibles et transposables dans le nouveau architectural de l’Antiquité hérité du traité de la circulation en France des modèles, via les cet ouvrage montre l’art de bâtir des romains style architectural «renaissant». Vitruve «De Architectura» (Fontainebleau dès ouvrages abondamment illustrés de gravures en décortiquant les motifs des monuments de On notera l’habileté du sculpteur qui ne se 1527, Ancy-le-Franc vers 1546). La présence de (Serlio 1545, Vitruve 1547, Vignole 1562, Phili- Nîmes. Ce genre d’ouvrage illustré constitue un borne pas à copier le modèle mais l’intègre Benvenuto Cellini à la Cour avait révolutionné bert de L’Orme 1562, Du Cerceau 1576). Il est véritable répertoire de modèles, dont un habile dans sa composition, le faisant alterner plu- les arts vers 1540, mais l’arrivée de Sebastiano à noter que les débuts du développement de maître-maçon - même illettré - peut s’inspirer sieurs fois soit à l’identique, soit en contrepar- est conservateur Serlio marqua son influence : son Livre III, dé- librairies à Nîmes remonterait à 1532/1535 avec (et reproduire) : «le maître-maçon est à la fois tie puisqu’il ne s’agit pas d’un motif symétrique. du Patrimoine. dié à François Ier, sur les antiquités de Rome est un certain François Bernard ; débuts florissants architecte, entrepreneur, ouvrier et sculpteur L’animation qui résulte de ce jeu plastique Pascal Trarieux 266 La frise dorique 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 3 4 1 0 a n s d e c u l t u r e p a r t a g é e a v e c l e c a u e d u g a r d 267 a h i t e c t u r e | u r b a n i s m e h | a b i t a t confère à la façade son originalité et son unicité. Seconde Renaissance : baguettes (avec roses, ru- Le Baroque, pas plus que le Gothique ou l’Art Les peintures L’alternance des dix-neuf métopes se décom- bans, perles ?), entrelacs (roses et rubans ?), oves Nouveau n’ont laissé de traces marquantes Dans cette zone privilégiée de l’entrée dans pose de gauche à droite ainsi : rose-bucrane 1 (avec nervure, fleuronnée, avec dard ?), plas- dans la ville : trop éloignés des modèles «sacré» la salle noble de la maison, nous ne sommes (à bandeau) / rose-protomé 1 (modèle antique trons, chapelets (à grains, olives ou pastenotes ?), que représentent les monuments romains, ils plus surpris de trouver un décor peint, de textes à gauche) / rose-bucrane 1 / rose–protomé postes (fleuronnées ?), guillochis. ne semblent avoir inspiré ni architectes, ni dé- seuls du côté du palier, de texte accompagnant 1 à droite / rose+rose-protomé 2 à gauche / Il semblerait par ailleurs que la facture légère- corateurs, sculpteurs ou peintres. des cartouches ornés dans la pièce. rose–bucrane 2(classique) / rose-protomé 2 / ment différente dans le traitement des travées à droite / rose–bucrane 2 / rose-protomé 2 à gauche et droite ne se marque qu’au niveau des gauche. Les dix roses sont d’un dessin différent. Les deux types de bucranes et de protomés se restauratrice spécialisée, nous révélant que détails d’exécution mais de façon nette. La travée le décor intérieur ces peintures ont été réalisées à la détrempe gauche présente un décor de métopes peut- L’ensemble de la maison de la rue des Marchand sur un badigeon de chaux posé à même la répartissent à gauche pour les types 1 quelque être plus archaïque (bucranes 1 et protomés 1), a été beaucoup trop remanié au cours des pierre. Elles ont été trouvées sous des couches peu archaïques, et à droite pour les types 2, les oves des chapiteaux sont plus petites et les siècles pour que nous puissions avoir u