Les moments de négociation dans le jeu des interactions médecin
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Les moments de négociation dans le jeu des interactions médecin
Les moments de négociation dans le jeu des interactions médecin-patient en consultation médicale Roxane ROCA1 Jean-Paul GENOLINI2 Gérard NEYRAND3 Cette recherche s’inscrit dans le cadre d’un projet interdisciplinaire (Rapports Intermède, mai 2008 ; mars 2011) qui analyse les interactions médecin-patient en médecine générale, sous l’angle de la production ou non d’inégalités sociales de santé chez une population atteinte de maladies métaboliques chroniques. La présente intervention se focalise sur les stratégies de négociation des acteurs (médecin généraliste et patient) autour des habitudes de vie et du médicament. Elle explore les relations entre les deux protagonistes et tente de saisir les stratégies de négociation qui traversent les échanges, à travers une analyse microsociologique des interactions. Le cadrage théorique et méthodologique repose sur une approche interactionniste couplée aux observations ethnographiques de 55 consultations médicales de suivi de maladie chronique métabolique auprès de 11 médecins généralistes installés en cabinet médical de ville. Dans le contexte de primauté des maladies aigues, la relation médecin-malade est historiquement présentée comme une relation asymétrique et consensuelle (Parsons, 1951) où le médecin est actif et le malade passif. L’avènement des maladies chroniques, le vieillissement de la population, les progrès thérapeutiques couplée aux mutations sociologiques (association de patients, informations médicales sur internet, féminisation de la profession de médecine générale, orientation préventive, réforme du médecin traitant, évolution de la démographie médicale) contribuent à faire évoluer la relation médecin-malade au profit d’une plus grande autonomie et responsabilité du patient, le rendant acteur de sa prise en charge et l’impliquant davantage dans la décision médicale, les choix thérapeutiques et les prescriptions. Outre les modèles (paternaliste, informatif, interprétatif, délibératif : Emanuel & Emanuel, 1992) où l’un des protagonistes est passif, la notion de négociation permet d’envisager la rencontre médecin-malade comme ouverte, le discours de chacun pouvant influencer le déroulement de la consultation et les choix alternatifs qui en découlent. Le patient n’est plus réduit à l’état d’impuissance et d’ignorance mais il possède une grande marge de manœuvre et profite de chaque opportunité qui lui est offerte pour négocier dans le cabinet médical. Selon le modèle de l’ordre négocié (Corbin & Strauss, 1985), la négociation repose sur 3 caractéristiques : l’ordre qui se met en place entre les deux acteurs n’est jamais définitif et peut être selon le contexte de l’interaction renégocié, les éléments se constituent au cours du processus de négociation et ne sont pas prédéterminées, le temps permet un processus d’apprentissage pouvant faire passer un patient « soumis » au départ à un usager du système de soins autonome dans un second temps. Le modèle du « partenariat » et de la décision partagée apporte un éclairage sur les dynamiques de négociation en jeu dans le colloque médecin-patient. 1 Chargée de recherche en sociologie de la santé, Université Toulouse III. Maître de conférences en sociologie du sport, Université de Toulouse III. 3 Professeur, Université de Toulouse III. 2 1 Nos résultats attestent d’une pluralité de relation médecin-patient et d’une diversité de moments de négociation au sein des consultations observées. Les moments de négociation peuvent traduire une logique de « réparation immédiate » (Rosman, 2010) de la part du médecin ou du patient (« Docteur, pour guérir il me faut des antibiotiques »4), une logique de « restriction » de la part d’un des protagonistes (« Docteur, je préfère d’abord faire des efforts au niveau alimentaire, et si ça ne marche pas, je prendrais un traitement »), ou toute autre forme négociée, allant du choix concernant la forme du médicament (pilule, sirop, comprimé effervescent), au patient qui délègue au médecin la prise d’un rendez-vous chez le spécialiste. Ce travail se focalise sur ces choix délibérés que font médecin et patient lorsque la décision thérapeutique oscille entre une prescription médicamenteuse ou un changement autour des habitudes de vie. Ce travail a permis de mettre en évidence différentes stratégies initiées par l’un ou l’autre des acteurs qui peuvent favoriser certaines négociations des conduites d’hygiène en consultation ou au contraire mettre en échec certaines situations de communication autour de ces habitudes de vie. Parmi les stratégies initiées par le médecin généraliste, ce dernier peut « médicaliser les styles de vie » ou encore « culturaliser les restrictions » (Génolini, Roca, Rolland & Membrado, 2011). En s’appuyant sur la médicalisation croissante des problèmes sociaux tels que le surpoids et l’obésité, la consommation d’alcool, etc., où des infractions à l’ordre moral sont repensées en termes de maladie et de santé, le médecin appréhende le mode de vie du patient sous l’angle d’une déviance à l’égard des normes et recommandations d’hygiène. Il passe un interrogatoire précis et le plus exhaustif possible sur les habitudes alimentaires du patient, pointe du doigt les écarts et construit du risque afin de favoriser l’efficacité de son discours autour des recommandations hygiéniques. Cette médicalisation culturelle, analysée comme l’injonction fait à l’individu de prendre en charge sa propre santé, est tout autant impulsée par les usagers que par les professionnels de santé ou les industriels de l’agroalimentaire dans la médicalisation de l’alimentation. Outre la mise en risque des conduites ou la pondération du danger perçu, le médecin peut intégrer dans sa démarche éducative, la culture du patient et adapter les conseils en fonction de sa connaissance de l’environnement socioculturel et des ressources familiales, professionnelles du patient. On parle ici de « culturalisation des restrictions » (Génolini & Al., 2011). Parmi les négociations, certaines n’aboutissent pas sur un consensus ou débouchent sur un conflit. Elles peuvent être initiées par le patient, ce dernier peut « brouiller les pistes » ou encore « s’affirmer dans la dénégation du risque » (Génolini & Al., 2011). Autrement dit, il s’agit pour le patient de jouer sur la rhétorique du contre-pied en exagérant certaines consommations ou comportements préventifs (activité physique, consommation de fruits et légumes) et en atténuant d’autres consommations sujettes à discussion (alcool, tabac, consommation de sucre, etc.). Le patient peut également « s’affirmer dans la dénégation du risque » en mettant en avant une résistance au changement face à la sollicitation du médecin vis-à-vis de ses habitudes de vie, de ses pratiques physiques et alimentaires. Conscient que la négociation avec ce type de patient est perdue d’avance et que son emprise reste faible, le médecin peut jouer sur la provocation en utilisant des métaphores ironiques ou la dérision. Les recommandations hygiéno-diététiques ont une logique différente de la logique médicale utilisée dans le traitement des maladies aigues5 qui fait appel essentiellement à 4 Cet exemple traduit la récente instrumentation du pouvoir de prescription du médecin généraliste où ce dernier devient fournisseur de santé et ou le patient prend la place du consommateur de soins, dans une relation consumériste dominante. 5 Plainte du patient, description des symptômes, diagnostic posé, traitement médicamenteux prescrit, observance du traitement, guérison. 2 l’expertise médicale mais pas uniquement puisqu’elle demande aussi au patient de jouer le rôle en observant les doses prescrites, en fournissant les bons renseignements lors de l’examen ou l’auscultation. Les conseils éducatifs prennent place dans le contexte des maladies chroniques où les habitudes de vie conditionnent une meilleure santé ou une stabilisation de l’état de santé, et ne sont efficaces que si le patient intervient activement dans le changement de son mode de vie et prend en charge sa santé. Il s’agit ici d’une autre forme d’implication qui est demandée ici au patient, il doit montrer non plus simplement une capacité d’écoute mais de contrôle de soi et de ses pulsions. Particulièrement du rapport au plaisir (alimentation) et au déplaisir (effort physique…). La prévention la plus difficile à mettre en œuvre est sans doute celle qui implique des changements comportementaux du patient (Neyrand, 2004). Face à l’introduction des conseils d’hygiène de vie en consultation, les médecins s’investissent de manière différenciée, certains s’engagent dans des formations d’éducation à la santé alors que d’autres minimisent et s’investissent peu dans leur rôle éducatif et préventif. Le travail relationnel entre médecin et patient, qu’il soit d’avantage orienté vers l’écoute clinique et thérapeutique ou au contraire centré sur les habitudes de vie et l’éducation à la santé, conditionne les échanges et les communications. Le contexte d’interactions (Goffman, 1974) (au sens des ressources mobilisées par les acteurs) semble être le plus probant pour tenter d’expliquer l’origine des différentiations éducatives retrouvées dans l’analyse des consultations et les stratégies de négociations initiées par le médecin ou le patient. Références bibliographiques Bloy G. & Schweyer F-X., 2010, Singuliers généralistes. Sociologie de la médecine générale. EHESP. Corbin J. & Strauss A., 1985, Managing chronic illness at home : three lines of work, Qualitative sociology, 8 (3), pp. 224-27. Emanuel EJ. & Emanuel LL., 1992, Four models of the physician-patient relationship. JAMA 1992;267(16):2221-6. Génolini JP., Roca R., Rolland Ch. & Membrado M., Sous presse 2011, « L’éducation » du patient en médecine générale : une activité périphérique ou spécifique de la relation de soin ?, Revue Sciences Sociales et Santé. Goffman E., 1974, Les rites d’interaction, Paris, Minuit, p 43- 85, La tenue et la déférence. Membrado M., Sous presse 2011, La confiance et les enjeux de la reconnaissance : l’exemple de l’interaction médecin-patient en médecine générale, Rev Fr Sociologie. Neyrand G., 2004, « La dynamique d’un réseau de prévention psychique précoce : Résistances et perspectives », Revue Française des Affaires Sociales, n°1, p103-125. Parsons T., 1951, The Social System. Glencoe, IL: Free Press. Rapports Intermède, Interactions médecin-patient en médecine générale et inégalités sociales de santé. Analyses interdisciplinaires. Rapports de recherche, Appel à Projets : Services de santé: Mai 2008 ; Mars 2011 ; Financement : Dress-Mire, DGS, InVS, INCa, CANAM ; Resp. scientifique : Lang T. Roca R., Neyrand G., Génolini JP., Prévention en médecine générale: Le travail de diffusion et de réception des normes hygiéno-diététiques en consultation, Revue Française des Affaires Sociales (Soumis). Roca R., Mémoire de recherche Master 2 Sport Motricité Santé Société, 2008, Education thérapeutique et observance hygiéno-diététique chez les patients à haut risque cardiovasculaire, Université Toulouse. Roca R., Mémoire de recherche Master 1, 2007, Trajectoires de vie, de santé et aspects psychosociologiques chez les femmes obèses et en surpoids, Université Toulouse. 3 Rosman S., 2010, Les pratiques de prescription des médecins généralistes. Une étude sociologique comparative entre la France et les Pays-Bas. In G. Bloy, F.X. Schweyer (Eds.) Singuliers généralistes : sociologie de la médecine générale, EHESP, 117-131. 4