La résonance des discours et pratiques de la « pacification » en Irak
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La résonance des discours et pratiques de la « pacification » en Irak
La résonance des discours et pratiques de la « pacification » en Irak intervention lors du colloque « administration et pacification coloniale XIX-XXème siècles » organisé par l’IRSEM, l’IHTP et l’ISAD, Ecole Militaire (24 mars 2012) S. Taillat (CREC-St Cyr) Le temps de l’occupation américaine en Irak a semblé ravivé le souvenir d’autres conflits. Aussi bien par le contexte du monde arabo-musulman que par la description des tactiques et des stratégies adoptées, cette période s’apparente fortement aux épisodes des guerres de décolonisation ou bien de la conquête coloniale. Tant pour les Américains que pour certains acteurs irakiens, la mobilisation de ces souvenirs a semblé pertinente dans l’objectif de mobiliser les audiences locales, nationales ou internationales1. Dans un registre plus instrumental, l’appui sur l’analogie coloniale a également servi dans le long processus de refonte doctrinale et d’adaptation tactique que les forces armées américaines ont alors connu2. Pour autant, dans quelle mesure peut-on qualifier de « coloniales » les pratiques américaines en Irak ? Bien entendu, il n’existe pas de projet colonial américain dans ce dernier pays (même si l’intervention s’inscrit dans une logique impériale). De ce fait, la qualification renvoie davantage à l’analogie historique, en référence à des périodes précises (conquête coloniale ou guerres de décolonisation) et dans un contexte stratégique particulier (celui des guerres qui opposent les armées occidentales à des adversaires dont elles ne reconnaissent pas la légitimité du recours à la force). Ainsi, l’analogie historique a contribué tout autant à forger les représentations et les récits concernant la présence militaire américaine en Irak qu’à modeler les tactiques et les stratégies employées par les acteurs sur place. Ce point n’est pas sans poser plusieurs problèmes. En premier lieu parce que l’analogie, en tant que discours interprétant le contexte, a donné lieu à de vifs débats et s’est heurtée à de nombreuses contestations. Comment en effet accepter le qualificatif de « colonial » lorsque le terme même est disqualifié ? Il ne s’agit pas 1 Ainsi, un groupe d’insurgés nationalistes s’est baptisé « Brigade de la Révolution de 1920 » en référence au soulèvement contre les Britanniques. Ces derniers se sont également appuyés sur leur « expertise » acquise lors du conflit contre l’IRA en Irlande du Nord pour gérer leur zone d’occupation et influencer certaines pratiques américaines. La référence à la « longue guerre » en Ulster a bien été un outil de légitimation pour les Britanniques, masquant dans le même mouvement l’absence de stratégie claire dans le Sud irakien. 2 Comme le montrent les références appuyées aux expériences de la Malaisie ou de l’Algérie (et, dans une mesure moindre, au Vietnam). seulement ici d’une question éthique, ou d’un jugement de valeur, mais bien de prendre en compte deux aspects. A l’échelle systémique, la colonisation ou l’occupation d’un Etat par les forces armées d’un autre n’est plus admis que sous certaines conditions (dans le cas des DOM-TOM par exemple ou dans le cadre d’interventions ayant reçu un mandat de l’ONU) 3. Cet aspect normatif de la société international est complété par un second : la capacité à faire prévaloir un récit contre un autre révèle également la nature politique de la lutte menée en Irak. En ce sens, la difficulté à faire accepter la présence de ses forces armées démontre aussi bien l’intériorisation de la norme de la souveraineté par les populations locales (sous la forme d’un refus, voire d’un rejet, de nature « nationaliste ») que les limites de la puissance américaine à faire prévaloir son interprétation et sa narration. En second lieu, le recours à l’analogie afin de modeler le comportement stratégique renvoie au lien entre discours et pratiques. Dans quelle mesure les premiers modèlent-ils les secondes ? S’agit-il d’une causalité immédiate ou bien les discours servent-ils de filtres interprétatifs à travers lesquelles les acteurs locaux décident de leurs comportements ? Bien plus, cet appel à l’Histoire afin d’en exhumer de « bonnes pratiques » ou des « enseignements » reproductibles en pose le problème de la pertinence stratégique. Dans quelle mesure le contexte doit-il être pris en compte par les acteurs politico-militaires pour élaborer leurs choix ? Est-il possible même de s’appuyer sur les « leçons » de l’Histoire pour construire un corpus doctrinal de « contre-insurrection » ? En retour, quelles leçons tirer des tentatives de « stabilisation » de l’Irak par les Américains ? Cet article postule donc qu’il existe un écho des discours et pratiques coloniales au sein des discours et pratiques américaines en et sur l’Irak. Il entend donc questionner cette résonnance en trois temps. D’abord en en examinant les modalités discursives et pratiques. Puis en tentant de comprendre le retour de références coloniales implicites ou explicites au sujet de l’Irak. Enfin, en posant le problème de leur pertinence stratégique. La « pacification » : une référence tactique, stratégique et politique 3 Pour autant, cette norme n’est ni unitaire dans l’interprétation qu’en font les acteurs, ni incontestée. En témoignent les cas d’occupation militaire acceptée de facto (Chypre) ou les divergences sur la souveraineté entre les « Occidentaux » et les puissances émergentes. Bien que le terme de « pacification » ne soit pas employé par les Américains, il convient de s’intéresser à la manière dont la période à laquelle il se rapporte a pu jouer dans les logiques de la guerre américaine en Irak. Par logique, nous entendons bien évidemment le rapport entre fins et moyens dans l’articulation stratégique, mais également la construction des enjeux et leurs rapport à cette dernière, ainsi que le processus politique qui en est à l’origine. Sur le plan discursif, il convient en premier lieu de donner les principaux éléments qui constituent aux yeux des Américains l’héritage de la « pacification ». Identifiée d’abord aux expériences dans la lutte contre les insurrections aux Philippines (1898-1902) et dans les Caraïbes (1915-1932), celle-ci est ensuite rattachée aux expériences narrées par Gallieni et Lyautey au Tonkin, à Madagascar et au Maroc. Il s’agit d’un récit stratégique englobant censé rendre compte de longues campagnes couronnées de succès lors de la conquête coloniale. Ces récits sont organisés autour de deux axes : l’unité d’effort entre actions civiles et militaires, et l’utilisation mesurée de la force. De ce fait, l’insistance sur la « pacification » minore l’usage effectif de la violence en insistant sur les effets des mesures politico-militaires4. Sans compter qu’elle s’accompagne d’une approche culturaliste qui simultanément catégorise les populations tout en accentuant leur caractère exotique5. En d’autres termes, cette analogie ne prends pas en compte les effets réels de ces campagnes, qui ont visé à construire un ordre social et politique favorable à la « mission civilisatrice » et qui s’appuient sur la supériorité morale (perçue comme raciale) y compris dans l’utilisation de la force armée pour soumettre des populations. Autour de ce récit peut s’élaborer d’abord la justification de la présence et des opérations militaires en Irak. En effet, il est possible ainsi de justifier la tension entre l’idéal « éclairé » présidant à celles-ci (construire un Irak démocratique, permettre la tenue des élections, empêcher la radicalisation religieuse, s’interposer entre les factions dans la guerre civile, stabiliser la situation sécuritaire et politique, bâtir des institutions solides) et la brutalité effective dans l’usage de la coercition. Celle-ci s’observe d’ailleurs dans le cas des opérations militaires (notamment lors de la reconquête des bastions de l’insurrection après le 4 Bruno C. Reis, « The Myth of British Minimum Force in Counterinsurgency Campaign during Decolonisation », Journal of Strategic Studies, vol.34, n°2, juin 2011, pp.245-279. 5 Alex Marshall, « Imperial Nostalgia, the liberal lie, and the perils of postmodern counterinsurgency », Small Wars & Insurgencies, vol. 21, n°2, juin 2010, pp.233-258. soulèvement général de 2004 ou lors du « sursaut » de 2007-2008) mais également lors des patrouilles, de la tenue de points de contrôle ou de la marche des convois. Les combattants « irréguliers » n’en sont donc pas les seules cibles, mais aussi les civils, qu’il s’agisse d’individus isolés victimes de « dommages collatéraux » ou de communautés entières soumises à la coercition. L’action militaire est pourtant présentée comme « pacificatrice » dans son objectif mais aussi, dans une moindre mesure, dans ses moyens (lorsque sont mises en avant les modalités civiles ou civilo-militaires de l’action des forces armées). Il faut ajouter enfin qu’à la cohérence entre les moyens et les voies, s’ajoute celle des fins. En effet, l’objectif militaire de la « pacification » (à savoir le maintien ou l’imposition de l’ordre et de la paix) correspond aux buts de guerre fixés par les administrations successives (établissement d’un Irak démocratique puis construction des conditions préalables à un retrait). Car le récit sur la pacification informe également le contenu de la doctrine militaire américaine de « contre-insurrection » (COIN) et la manière dont celle-ci est présentée aux audiences domestique et internationale. Théoriquement inspirée par le contexte des guerres de décolonisation et la vision maoïste de l’insurrection héritée des penseurs français de la « guerre révolutionnaire », la doctrine de COIN « centrée sur la population » n’en reprend pas moins les impératifs d’une force minimale (ou au moins sélective) et d’une administration civile aux mains des militaires. Principes dont on peut tracer l’expression première dans les écrits de Lyautey, que ce soit à son sujet ou à celui de Gallieni. Surtout, la version officielle de cette doctrine, incarnée par l’édition publique du FM 3-24, inscrit dans l’opinion américaine le caractère « bienveillant » de la contre-insurrection. En tant qu’elle se démarquerait des précédents des guerres de décolonisations, la version américaine serait compatible avec le respect des Droits de l’Homme dont elle ferait un impératif stratégique6. Elle emprunterait davantage à l’esprit de Lyautey qu’à la lettre de Galula. Il n’est pas possible dans cet article de discuter cette croyance en détail, mais qu’il suffise de dire que ces prétentions ressortent d’une idéalisation forcée de la doctrine et des pratiques. Enfin, la pacification apparaîtrait comme plus pertinente dans le cadre de la réflexion doctrinale. Au sein des débats qui ont suivi la publication du FM 3-24 en décembre 2006, de nombreuses voix académiques se sont élevées, notamment parmi les jeunes chercheurs, pour dénoncer l’erreur historique consistant à comparer l’Irak avec la Malaisie, le Kenya ou 6 Il est intéressant de noter le revirement de certaines voix hostiles à la contre-insurrection. Voir Michael McClintock, « Counterinsurgency’s civilian center of gravity : Human Rights as a Strategic imperative in Counterinsurgency », Counterinsurgency and Human Rights, Projects of the Means of Intervention Workshop Papers volume 5, Harvard Carr Center for Human Rights Policy, octobre 2008, pp.30-48. l’Algérie7. Au contraire, il serait plus pertinent à leurs yeux de rapprocher le contexte de la présence américaine en Irak de celui de la mise en place des administrations coloniales, du fait de la coexistence des opérations militaires et des actions administratives8. Pour autant, la diversité des situations historiques est telle que leur généralisation excessive en vient à écraser à la fois la perception du passé et la compréhension du présent. L’examen empirique des pratiques militaires en Irak est plus probant pour démontrer l’existence d’un écho colonial remontant au temps de la « pacification ». Nous proposons d’analyser trois procédés : celui des « ethnologues embarqués », celui des supplétifs « tribaux » et celui de la « tâche d’huile ». Chacun d’entre eux a fait l’objet d’une analogie avec la période de conquête coloniale et on peut donc postuler une répétition consciente de la part des acteurs militaires et politiques. C’est directement le cas pour l’utilisation d’ethnologues ou de spécialistes régionaux intégrés aux équipes de Terrain Humain à partir de 2007. En premier lieu car l’ethnologie a partie liée avec le temps de la conquête coloniale : la discipline scientifique est non seulement née durant cette période du fait de l’impératif de catégoriser et de classer les populations soumises ou à soumettre, mais elle a également jouée un rôle lors de nombreux conflits de décolonisation. D’ailleurs, la création du Humain Terrain System par le Pentagone est directement inspirée du programme analogue mis en place au Vietnam à partir de 19679. En second lieu parce que l’objectif recherché est similaire : il s’agit d’élucider l’organisation sociale et politique locale et de fournir une assistance « culturelle » et politique aux officiers engagés dans la collecte du renseignement et la reconstruction de la gouvernance en Irak. Une autre motivation, implicite, consiste à se servir de ces spécialistes afin de coopter des individus susceptibles de maintenir ou de reconstruire l’ordre politique et social au niveau local. En d’autres termes, le savoir scientifique est mis au service du principe selon lequel il faut « diviser pour mieux régner » tout autant qu’il est censé adapter l’universalisme « occidental » aux réalités locales. Outre la réorganisation administrative à la base de la 7 Sur la Malaisie, Karl Hack, « The Malayan Emergency as Counterinsurgency Paradigm », Journal of Strategic Studies, vol.32, n°3, septembre 2009, pp.383-414. 8 Christian Tripodi, « Enlightned Pacification : Imperial Precedents for Current Stabilisation Operations », Defence Studies, vol.10, n°1, mai 2010, pp.40-74. 9 Un bon résumé en français est celui de Georges-Henri Bricet des Vallons, « Anthropologie et contreinsurrection. L’Human Terrain System et les faux-semblants de la guerre culturelle américaine » in GeorgesHenri Bricet des Vallons (dir.), Faut-il brûler la contre-insurrection ?, Paris : Choiseul, 2010, pp.63-110. pacification, on retrouve donc l’ingénierie sociale et politique qui fonde l’ordre colonial, et notamment en ce qui concerne l’impératif de « contrôle indirect ». Le recrutement de supplétifs locaux pour assurer les tâches du maintien de l’ordre ou de la répression est plus indirectement lié à la période coloniale. On retrouve certes les problèmes d’effectifs nécessaires au contrôle politique d’une région donnée. Ainsi, les milices des « Fils de l’Irak » ont été recrutées en masse à partir de l’été 2007 afin de fournir les troupes nécessaires à la transition entre les opérations de conquête proprement dites et la prise en main par les institutions sécuritaires irakiennes. D’autre part, ces milices ont, selon le discours américain, permis la réintégration de communautés marginalisées par l’ordre politique du nouvel Irak, et notamment les Arabes Sunnites. Enfin, ce procédé répond également à l’impératif de connaissance locale, permettant une meilleure collecte du renseignement et, en théorie, une meilleure acceptation de la présence étrangère par les populations locales. Néanmoins, l’analogie ne peut aller plus loin. Premièrement parce qu’il s’est agit d’un effort secondaire par rapport à la création et à la formation des institutions sécuritaires irakiennes. La « Réforme du Secteur de la Sécurité » a en effet constitué l’axe majeur de la stratégie américaine. Mais surtout parce qu’il n’a jamais été question de pérenniser les « Fils de l’Irak », jugés dangereux par le gouvernement irakien10. Il s’est davantage s’agit d’un expédient que d’une stratégie visant, sur le long terme, à disposer d’unités supplétives. Les milices devaient d’ailleurs être désarmées et/ou intégrées dans les unités officielles de police au terme de leur contrat avec les officiers américains. Ce point montre combien le contexte stratégique a compté davantage que la simple répétition de « recettes » historiques. Certains officiers et analystes américains ont pu comparer la stratégie militaire du « sursaut » à la « tâche d’huile ». Progressant selon une logique zonale, les opérations décidées par le général Raymond Odierno en 2007 font effectivement penser à la méthode de conquête et d’administration progressive de Gallieni et de son prédécesseur Pennequin 11. D’autre part, le procédé tactique du quadrillage des villes et des régions périurbaines de Bagdad reprend les méthodes de contrôle de population élaborées dans la tradition coloniale. Cependant, l’analogie s’arrête là. En effet, les objectifs militaires du commandement 10 Pour des raisons qui ne sont pas seulement liées à la monopolisation des moyens légitimes de coercition, mais également à la « communautarisation » de la politique irakienne (les milices étant réputées Sunnites alors que le gouvernement est considérée comme Chiite). 11 Kimberly Kagan, The Surge. A Military History, New-York: Encounters Books, 2009. américain en Irak ne consistent pas à occuper progressivement des zones données. Contrairement à la rhétorique communément admise sur la séquence « conquérir-tenirreconstruire-transférer », la réalité empirique montre que, étant donné les faibles effectifs dont il disposait, le général Odierno a choisi une stratégie de bouclage de Bagdad et d’interdiction de ses « ceintures », avant de conquérir les zones sanctuaires de l’insurrection d’Al Qaeda en Irak12. Les opérations civilo-militaires menées simultanément ou juste après les actions militaires proprement dites n’ont pas visé la reconstruction des régions « libérées ». Elles s’apparentent plutôt à des tentatives de légitimation de la présence militaire américaine, mais surtout à une présence qui permet une meilleure collecte et une meilleure utilisation du renseignement au profit des unités chargées ensuite de tuer ou capturer les leaders insurgés. En d’autres termes, le fait de se référer à la « tâche d’huile » relève plutôt de l’interprétation analogique de la stratégie adoptée plutôt que de son analyse. Les résonances « coloniales » existent donc bien en Irak, mais elles demeurent limitées et servent essentiellement de références légitimatrices ou explicatives à la présence militaire américaine et aux objectifs qu’elle est censée servir13. Continuités et discontinuités : Les résonances sont davantage un écho de la période de la conquête qu’une réplication pure et simple. En effet, le discours sur les aspects « coloniaux » de l’action américaine en Irak est davantage normatif qu’analytique ou descriptif. Il ne s’applique qu’à des phénomènes et non à des dynamiques profondes. Il convient donc de restituer celles-ci pour en comprendre les causes. Nous postulons ici l’existence de deux processus interconnectés. En premier lieu, un processus politique lié à la désignation des enjeux de la présence militaire en Irak. Il met en jeu la diversité des acteurs bureaucratiques qui entrent en compte dans le processus de prise de décision. En second lieu, un processus que l’on peut analyser sociologiquement et qui met en rapport la construction des représentations collectives avec l’interprétation et l’adaptation au contexte. 12 Stéphane Taillat, « ‘Chaos, Réveil et Sursaut’, Succès et limites de la stratégie du ‘surge’ en Irak (2007-2009), Etude de l’IRSEM, n°7. 13 Ces références sont destinées aussi bien aux audiences domestiques ou internationales qu’aux militaires euxmêmes, puisqu’elles donnent du sens à leurs actions et les inscrivent dans une approche rationnelle et fournissent ainsi des prescriptions. Au sein des forces armées américaines, l’épisode irakien a été l’occasion d’un règlement de comptes entre services. Celui-ci a consisté à tenter, pour les Marines et l’Army, de renverser le rapport de forces (notamment financier) vis-à-vis de l’Air Force. Au sein même de l’Army, la place, le rôle et le statut des Forces Spéciales ont été redéfinis. En effet, les forces armées américaines ne sont pas sans expériences coloniales. Certes, la culture politique dominante aux Etats-Unis a longtemps refusé de voir en cet Etat une puissance colonisatrice à l’instar des puissances européennes, notamment sous l’impulsion des présidents Wilson et Roosevelt. Pourtant, on ne peut oublier que l’Army et les Marines ont bien été employés dans des contextes d’imposition ou de maintien d’un ordre politique interne favorable aux Etats-Unis. Aux Philippines, les insurrections successives (nationalistes, ethniques ou pro-communistes) ont bien été réprimées au sein d’un territoire qui est resté dépendant des Etats-Unis jusqu’en 1946 (et même au-delà). Les Marines surtout ont servi de troupes expéditionnaires dans les Caraïbes et en Amérique Centrale au nom de l’application du corollaire Roosevelt à la Doctrine Monroe (1904). Servant comme administrateurs, policiers, conseillers techniques et forces militaires, les unités du Corps des Marines ont acquis une expérience solide codifiée en 1935 dans le Small Wars Manual14. Pourtant, la Seconde Guerre Mondiale et la guerre froide ont mis ces expériences collectives et ces traditions sous le boisseau. Très tôt dans le conflit irakien, les Marines ont « redécouvert » ce savoir-faire, d’abord parce que leurs unités ont été engagés dans l’administration locale dès l’été 2003, ensuite sous l’impulsion des officiers généraux de l’institution qui ont appuyé la relecture et la réécriture du manuel. En ce qui concerne l’Army, le processus a été plus long. Si un manuel provisoire est bien publié en octobre 2004 pour pallier l’absence d’une doctrine adéquate, il est nécessaire d’attendre 2005 –avec une directive du Pentagone et la nomination du général Petraeus à la tête de la Doctrine- pour que débute un processus de refonte doctrinale. Celui-ci aboutit à l’été 2006 par la publication d’une première version du FM 324. Ces deux dynamiques internes aux services terrestres s’inscrivent dans une volonté de marginaliser l’Air Force en contestant sa pertinence tactique et stratégique sur le théâtre irakien. Plus largement, il s’agit de remettre en cause l’édifice doctrinal et intellectuel de la « Révolution dans les Affaires Militaires » qui mettait en avant, à travers la technologisation des forces, le rôle de l’arme aérienne. S’appuyant sur les concepts de « sensibilité culturelle » et sur les enseignements des conflits coloniaux et post-coloniaux, l’Army et les Marines se 14 Keith B. Bickel, Mars Learning. The Marine Corps’ Development of Small Wars Doctrine. 1915-1940, Boulder: Westview Press, 2001. sont présentés comme incontournables dans les conflits actuels, demandant hausse des effectifs et une plus grande part des budgets. Toutefois, si un petit nombre d’officiers est véritablement convaincu par la « contre-insurrection », les dirigeants militaires y voient surtout un prétexte. Ainsi, le Commandant du Corps des Marines James Conway n’a cessé de répéter que la véritable mission de son institution était l’intervention amphibie, faisant de la contre-insurrection une compétence annexe dans laquelle les Marines étaient spécialisés. De la même manière, les dirigeants de l’Army ont mis en avant de couteux programmes d’acquisition d’armement peu en rapport avec le contexte irakien. D’autre part, l’expérience irakienne s’inscrit dans une tension renouvelée entre pouvoir politique et pouvoir militaire concernant l’usage de la force dans la politique étrangère américaine. En effet, les attentats du 11 Septembre et le lancement de la « guerre à la terreur » ont permis de réconcilier les objectifs « transformationnels » de Donald Rumsfeld et les revendications des dirigeants militaires à conserver leurs effectifs et leurs programmes d’acquisition. De plus, les tensions ont été mises en sommeil par la direction autoritaire du Secrétaire à la Défense, persuadé de pouvoir mettre en œuvre sa « vision » à travers l’invasion de l’Irak. La contre-insurrection a donc eu un effet d’aubaine pour la génération d’officiers supérieurs issue de la guerre, appuyée par certains officiers généraux. Cette coalition a remis en cause l’attitude des dirigeants militaires vis-à-vis du pouvoir politique. Leur vision, baptisée « McMasterisme » en hommage à l’officier vainqueur de Tal Afar en 2005, s’est appuyée sur les prescriptions et les origines intellectuelles de la doctrine pour contester l’inertie supposée des décideurs militaires15. De plus, ces officiers ont cru trouver dans la guerre menée en Irak la confirmation de leur vocation politique. Celle-ci leur est d’abord apparue évidente à l’échelon tactique du fait de la nécessité d’allier actions de force et actions civilo-militaires. La mission, d’abord imposée par le contexte puis standardisée par la stratégie du « sursaut », a été la première étape vers une revendication plus ample. Ainsi, prenant prétexte de la nécessité de l’unité de commandement sur le terrain, mais aussi de leur expertise supposée dans les conflits contemporains, certains officiers généraux n’ont pas hésité à influer sur le processus de prise de décision stratégique. Cela a été le cas de la coalition regroupée autour du général Jack Keane pour obtenir l’escalade en Irak et la nomination de David Petraeus. La configuration, quoique plus conflictuelle, s’est répétée avec la coalition de l’Amiral Mullen, du Secrétaire Gates et des généraux Petraeus et McChrystal 15 Peter D. Feaver, « The Right to be Right: Civil-Military Relations and the Iraq Surge Decision », International Security, vol.35, n°4, printemps 2011, pp.87-125. pour réclamer un nouveau « sursaut » en Afghanistan lors de la révision stratégique de 200916. Pour ces officiers et leurs alliés analystes ou bureaucrates, l’origine coloniale de la contreinsurrection, même implicite, est un argument pour demander davantage d’autonomie dans le processus décisionnel voire, pour les plus décidés, une primauté de la voix des militaires dans la gestion des conflits contemporains. On pourrait ajouter que, à l’instar de leurs prédécesseurs de l’époque coloniale, ces officiers adoptent une vision plus radicale et plus guerrière de leur rôle. Or, ce radicalisme professionnel admet plus difficilement la subordination de la sphère militaire et l’immixtion de pouvoir politique en son sein. Le résultat est une accentuation de la tendance à discuter des moyens au détriment d’une réflexion sur les fins17. Enfin, l’accent mis sur la nouvelle doctrine de « contre-insurrection » et ses origines prétendument coloniales a permis de traiter l’interprétation du passé, et notamment l’ombre portée du Vietnam et des opérations de « basse intensité » des années 1980. En effet, la persistance des savoirs et savoir-faire hérités de la période coloniale est indubitable. Si leur transmission a parfois pris des chemins de traverse, c’est essentiellement en raison d’une marginalisation institutionnelle. Ainsi, les Forces Spéciales de l’Army (les « bérets verts ») ont longtemps conservé les procédés hérités des guerres de décolonisation, notamment provenant de l’expérience française en Indochine et en Algérie. En revanche, le débat sur la réactualisation des héritages coloniaux n’est pas neuf : le terme même de « contreinsurrection » ainsi que les premières quêtes d’enseignements historiques datent de la guerre du Vietnam18. Lors de ce conflit, les Américains ont tenté de mettre en œuvre une action de pacification empruntant autant aux expériences contemporaines qu’à la période de la conquête coloniale. Le retrait des troupes a entraîné une forte réaction au sein de l’Army pour marginaliser toute doctrine qui nécessiterait un engagement de long terme au sein des populations. Ce refus de l’interventionnisme explique que, lors des années 1980, la nécessité d’animer des luttes de guérilla ou de contre-guérilla ait échu aux Forces Spéciales. Renommées « opérations de basse intensité », ces actions militaires ont essentiellement consisté en la formation de forces militaires ou paramilitaires dans le cadre de guerres civiles, notamment en Amérique Latine. La révélation d’abus commis par ces groupes au Salvador a 16 Bob Woodward, Les guerres d’Obama, Paris : Denoël, 2011. Un processus à mettre en lien avec l’extension du champs baptisé « opératif » : Hew Strachan, « Strategy or Alibi ? Obama, McChrystal and the Operational Level of War », Survival, vol.52, n°5, octobre-novembre 2010, pp.157-182. 18 David H. Ucko, The New Counterinsurgency Era : Tranforming the US Military for Modern Wars, Washington, DC. : Georgetown University Press, 2009. 17 entaché le bilan des Forces Spéciales. En première analyse, la « redécouverte » de ces savoirs et savoir-faire semble accompagner une réhabilitation de ces campagnes militaires. En réalité, tant le Vietnam que le Salvador sont marginalisés dans les écrits officiels, au profit des références à la Malaisie, à l’Algérie ou à la conquête coloniale. En revanche, on constate un débat croissant entre historiens universitaires et amateurs (dont de nombreux officiers) pour relire le conflit vietnamien19. Il s’agit essentiellement de mettre en avant le travail des Forces Spéciales antérieurement à l’escalade de 1964 ou, par contrepoint de la stratégie du général Westmoreland, de mettre en valeur le bilan du général Abrams, censé avoir appliqué les « principes » de la contre-insurrection. A travers ces débats, il s’agit bien d’oublier le traumatisme du Vietnam et de donner à l’Army une orientation culturelle qui lui permettrait d’affronter à l’avenir des conflits similaires à celui de l’Irak. La référence aux conquêtes coloniales et notamment à leurs succès et à leur innocuité s’inscrit ainsi dans une lutte politique entre officiers. Néanmoins, au terme de l’engagement américain en Irak, la pression du pouvoir politique a permis à la faction hostile à la contre-insurrection de maintenir intacte la culture dominante en vigueur au sein de l’institution militaire. L’apparition de l’insurrection et sa généralisation en Irak a généré une demande d’adaptation pour les unités déployées. En grande partie, la contre-insurrection effectivement pratiquée en Irak est issue de la standardisation horizontale de pratiques transmises par les officiers successivement déployés. On ne peut cependant pas postuler qu’elle est entièrement le fruit d’une adaptation fonctionnelle au contexte. En termes de connaissance du terrain et de l’ennemi, ces processus de transmission horizontaux ont été primordiaux. Mais la manière d’interpréter ce contexte et les mesures à adopter procède d’autres dynamiques. En premier lieu car les procédés tactiques dépendent aussi de la stratégie mise en œuvre, elle-même dépendante des objectifs fixés à Washington. Mais surtout parce que ces interprétations sont largement issues de représentations collectives. Celles qui proviennent des retours d’expérience des unités ne nous intéressent pas dans le cadre de cet article. En revanche, s’intéresser aux représentations collectives issues des discours doctrinaux et politiques est plus pertinent, car on y constate davantage de références à la pacification coloniale. Ces références sont le plus souvent implicites, mais procèdent toutes d’une vision du MoyenOrient et de ce type de conflit héritée des temps coloniaux. Il en est ainsi d’une certaine vision « orientaliste » de la société et de l’individu arabe (au sens d’Edward Saïd). Son expression 19 Voir notamment les travaux amplement discutés au sein de la communauté de Défense de Mark Moyar. Mark Moyar, Triumph Forsaken : The Vietnam War 1954-1965, Cambridge : Cambridge University Press, 2006. est multiforme, mais on constate qu’elle a pu jouer un rôle au niveau des relations interpersonnelles mais aussi sur le plan stratégique. Le scandale d’Abu Ghraib, la croyance souvent évoquée dans la « logique de la force », les préjugés sur les motivations des insurgés, la volonté de mettre en œuvre une stratégie tribale : tous ces points évoquent le lien entre des représentations collectives et des raisonnements stratégiques. Il est à noter d’ailleurs que les références au passé colonial, ou les préjugés issus de cette période, ne concernent pas que les militaires et les hommes politiques américains. Les insurgés eux-mêmes font amplement appel au souvenir du soulèvement de 1920 contre les Britanniques. Ces représentations collectives proviennent d’abord des discours politiques. Il peut s’agir de la manière dont sont reçus dans les premiers temps les déclarations de décideurs sur la « guerre à la terreur ». La croyance dans le lien mécanique entre radicalisme religieux et terrorisme alimente en partie les préjugés sur les motivations de l’insurrection, mais aussi sur ceux de leurs partisans au sein de la population. La dépolitisation de l’insurrection qui en découle prévient toute tentative de chercher à comprendre au mieux les dynamiques locales. Dans certains cas, comme pour le discours « ethniciste » sur la société irakienne, la projection des représentations aboutit à une prophétie auto-réalisatrice, fragmentant la société et facilitant la polarisation de la scène politique irakienne. La persistance à ne voir en Irak qu’une « nation inachevée » est elle-même héritée de l’administration britannique : refusant de reconnaître l’existence d’un sentiment national, les discours et les pratiques américaines conduisent à la guerre civile de 2006. Le discours tribal qui anime les officiers américains déployés en Irak relève des mêmes logiques : prétendant comprendre la société irakienne, il en essentialise les catégories et génère de nouvelles forces politiques et paramilitaires propres à accentuer le chaos. Ce discours se situe à l’articulation entre les représentations nées de la parole des hommes politiques et celles qui procèdent de la doctrine. Celle-ci insiste en effet, dans ses aspects formels et informels (débats connexes), sur les références coloniales. Prenant le passé comme réservoir de « bonnes pratiques », la doctrine égalise et sort de leur contexte les situations auxquelles elle se réfère. Ainsi, l’analyste et ancien des Forces Spéciales Kalev Sepp mène une enquête quantitative sur les guerres de « contre-insurrection » ayant eu lieu dans les deux cents dernières années20. Reprises dans les débats doctrinaux, ses conclusions aboutissent à mettre en valeur la période de la conquête coloniale sur le plan des résultats obtenus, 20 Kalev Sepp, « Best Practices in Counterinsurgency », Military Review, mai-juin 2005. indépendamment des différences de contexte. Nulle analogie correcte ici, dans le sens où les similarités de structures entre les situations sont réduites à leur plus simple expression : la contre-insurrection. Le lien entre ces représentations et les pratiques n’est pas seulement indirect. Rien ne prouve en effet que les débats et documents doctrinaux aient été lus par les officiers déployés durant le « sursaut ». En revanche, à la généralisation des procédés et des tactiques s’adjoint le rôle direct joué par l’équipe de David Petraeus pour socialiser les troupes aux principes de la contre-insurrection et donc aux savoirs et savoir-faire hérités de la période coloniale. C’est le cas notamment avec David Kilcullen qui, outre ses enquêtes de terrain, parcourt les unités pour assurer une unité d’effort et de compréhension. De plus, David Kilcullen, dont le crédo tient dans l’adaptation des principes au contexte local, ne cesse d’affiner ses observations et les principes stratégiques ou tactiques qu’il en tire21. Il est à noter que ce cas est important car, docteur en anthropologie et fin connaisseur des « classiques » de la contre-insurrection (de Caldwell à Galula), Kilcullen est particulièrement au fait de la sédimentation progressive de l’héritage de la « pacification ». Enfin, la théorie de la victoire qui sous-tend la doctrine de contre-insurrection s’appuie également sur un héritage colonial ou immédiatement postcolonial. Postulant qu’il s’agit de conquérir la population sur laquelle s’appuie l’insurgé, la doctrine propose simultanément de l’en exclure et de convaincre celle-là. Sur ce dernier point, la théorie s’appuie directement sur les présupposés issus des thèses développementalistes des années 1960, qui mettent le progrès au cœur de leurs préoccupations et rejettent les structures traditionnelles comme sources de désordre ou de déstabilisation. En d’autres termes, pour atténuer l’effet de rejet suscité par la présence étrangère, il suffirait d’apporter les bienfaits matériels de la civilisation occidentale. Si l’on enlève les progrès moraux, nous ne sommes plus très loin de la thèse de la « mission civilisatrice ». Ces présupposés sont d’ailleurs renforcés par la sociologie des « nouvelles guerres » des années 1990, qui insistent sur le caractère économique ou social des soulèvements armés et marginalisent les motivations politiques. Fort de ces principes, la théorie américaine de la contre-insurrection prétend traiter le problème à base de reconstruction économique et de meilleure gouvernance. Il ne faudrait cependant pas en conclure que ces représentations collectives sont unifiées et cohérentes. On le voit par exemple lorsque l’impératif d’apporter le progrès se heurte à la nécessité de s’appuyer sur les élites locales (ou que l’on pense telles) pour acquérir du renseignement et chasser les insurgés. 21 David Kilcullen, « Dinosaurs vs. Mammals : Insurgent and Counterinsurgent Adaptation in Iraq, 2007 », présentation devant le groupe « insurrection » de la RAND, 8 mai 2008 Pertinence stratégique de l’analogie coloniale : La résonance des expériences coloniales en Irak a bien des effets concrets sur les individus et la société irakiens. Procédant de causes internes aux acteurs américains, les pratiques de contre-insurrection ont également un effet stratégique qu’il s’agit de questionner. Premièrement en examinant ces effets en termes de forces et de faiblesses. Ensuite, en montrant combien l’analogie peut être trompeuse et produire des effets contre-productifs en termes stratégiques. Les forces et les faiblesses de l’approche américaine en Irak sont étroitement liées à la configuration stratégique de toute pacification. Au point de départ de celle-ci se rencontrent deux considérations sur le contexte conflictuel. La première concerne le caractère invasif de la présence militaire : celle-ci est en effet chargée de l’occupation et du contrôle d’un territoire extérieur. La difficulté réside donc à la fois dans la mise en place d’un ordre politique légitime (contrôle direct ou indirect) et dans la distance identitaire entre locaux et forces étrangères. Ces deux éléments sont susceptibles de renforcer le rejet ou la résistance de certains segments de la société locale, générant insurrection et soulèvement. La deuxième caractéristique de la configuration stratégique en pacification tient au caractère irrégulier des combattants locaux. Il ne s’agit pas là d’un terme descriptif mais bien normatif : « l’irrégularité » vient de deux aspects de ces éléments armés combattants les forces étrangères (et parfois se combattant entre eux). Leurs procédés et tactiques sont considérés comme contraires au droit de la guerre (guérilla, terrorisme). De plus, ils ne sont pas représentés par une organisation perçue comme « légitime ». De ce fait, on observe une tendance à criminaliser ce type d’adversaire de la part du « pacificateur » qui considérera donc qu’il mène des opérations de police plutôt que des opérations militaires. La « pacification » va donc nécessiter la coercition mais aussi la cooptation de certains segments de la population contre d’autres22. Les atouts de la contre-insurrection américaine en Irak reposent sur ces deux modalités de la domination. La logique de celles-ci s’appuie sur la 22 Antonio Giustozzi, The Art of Coercion, New-York: Columbia University Press, 2011. relation qu’entretiennent la contrainte et le consentement : si la première est nécessaire afin de modeler un contexte favorable à la constitution des identités du « dominé », un effet de seuil dans le second est nécessaire pour que la contrainte ne soit pas contre-productive. La coercition permet d’atteindre cet effet de seuil si son usage est sélectif et s’inscrit dans une logique de pacification au sens que lui donne Norbert Elias comme étant la complexification et la généralisation des chaînes d’interdépendance au niveau local et national. C’est pourquoi l’atout majeur de l’action militaire américaine en Irak repose sur trois éléments interconnectés. Il s’agit de la réforme du secteur de la sécurité en premier lieu. Des mécanismes d’utilisation de l’argent à des fins tactiques d’autre part. De la mise en œuvre de capacités de coercition de plus en plus sélectives enfin. En ce sens, la définition progressive d’une stratégie adéquate en Irak démontre que les « leçons » de la période coloniale ont bien été tirées : en quelque sorte, le double processus d’adaptation tactique et doctrinal a compilé l’ensemble des savoirs et savoir-faire du passé. Mais en même temps, cette récitation « scolaire », bien qu’elle n’ait pas manqué parfois d’originalité, n’a pas réussi à produire les effets stratégiques voulus, au moins pour ce qui concerne l’Irak. On peut donc dire que la résonance coloniale n’a pas été source de succès pour autant. En effet, l’analogie est trompeuse. Tout d’abord parce que, en tant que référence, elle s’appuie sur une lecture unique de l’Histoire. En effet, les sources consultées reposent sur une vulgate popularisée par les acteurs coloniaux eux-mêmes. Les exemples historiques retenus, comme l’Algérie ou la Malaisie, ne sont pas réellement examinés de manière exhaustive. Cela génère un certain nombre de croyances, comme celle du succès de la campagne « cœurs et esprits » de Templer en Malaisie, ou comme l’opposition supposée entre victoire militaire et défaite politique en Algérie. Concernant l’œuvre de Lyautey et Gallieni, cela occulte notamment le rôle effectif de la coercition dans le succès de la conquête. En second lieu, l’appui sur cette analogie fait courir le risque d’oublier les différences de contexte. Si l’intérêt pour l’adaptation au contexte local est précoce, elle oscille entre de véritables relations interpersonnelles et une vision figée des structures politiques et sociales irakiennes. D’un côté, la pratique de rencontrer les élites locales (ou supposées telles) s’est répandue rapidement à partir de 2006. Boire le thé avec les cheiks et identifier les réseaux et structures tribales est entrée dans les procédures standards des officiers américains. De la même façon, l’insistance de David Kilcullen à s’appuyer sur les mécanismes traditionnels de gestion des conflits interpersonnels a permis à de nombreuses unités américaines de mettre en place des structures adéquates de compensation en cas de décès ou de destruction des biens. Néanmoins, les discours s’appuient encore sur une approche parfois caricaturale des concepts et structures locales. C’est le cas notamment avec la notion de tribus : déstructurées depuis longtemps, elles ne peuvent former le maillon indispensable à la reconstruction de la gouvernance au niveau local. Bien au contraire, les identités tribales sont plus souvent manipulées par des entrepreneurs politiques locaux pour asseoir leur influence ou négocier une aide financière ou militaire de la part de la Coalition. Enfin, si l’analyse du « terrain humain » est un élément central de la réflexion tactique américaine, elle donne souvent lieu à une approche ethnocentrique fondée sur le développement, la fourniture de services publics et l’organisation des quartiers à « l’occidentale ». La similarité de structure entre la situation coloniale et la situation irakienne contemporaine ne doit pas faire oublier non plus les différences de contexte historique. Les contraintes propres au système international sont essentielles. Alors qu’une conquête était encore acceptée au XIXème siècle à condition de postuler l’inégalité souveraine des populations, il n’est plus possible d’envisager l’occupation sur le temps long d’un territoire réputé souverain par une puissance étrangère. L’occupation américaine en Irak a d’ailleurs du prendre fin en décembre 2008 comme le stipulait la résolution de l’ONU donnant aux EtatsUnis le statut, et les devoirs incombant à la puissance occupante. Alors que l’on pouvait faire usage de la violence contre des groupes sociaux et politiques considérés comme sauvages du fait de l’éloignement du théâtre d’opérations, le contexte médiatique contemporain engendre rapidement des phénomènes d’identification aux victimes de dommages collatéraux. Le phénomène est même susceptible de s’élargir à l’ensemble de la population civile irakienne, générant une perception des Américains comme d’une force « occupante ». L’usage de la coercition est donc rendu de plus en plus délicat en raison du hiatus qui risque de surgir entre les discours sur ses motivations et ses effets réels en terme de violence. La question de la légitimité de la présence militaire et de l’usage de la force est donc centrale à l’époque contemporaine. Elle doit en effet prendre en compte les coûts politiques locaux en plus de ceux générés auprès de l’opinion domestique. Enfin, ce panorama ne serait pas complet si on négligeait de rappeler que la « pacification » s’est inscrite dans le temps long de l’établissement et de la gestion des empires coloniaux. En ce sens, si la réplication des moyens de la conquête coloniale est bien pertinente pour imposer la paix (c'est-à-dire en contribuant à la constitution d’un monopole des moyens de la coercition), il n’en est pas de même pour ses fins dès lors que le retrait des troupes intervenantes est l’objectif à court ou moyen terme. Peut-on pacifier au XXIème siècle ? Les enjeux de cette résonance coloniale ont fortement pesé sur l’évolution de la situation en Irak. Ainsi, la présence militaire américaine a-t-elle suscité des résistances puis une fragmentation et une polarisation accrues de la société irakienne. Si les succès tactiques du « sursaut » -fortement liés à la sédimentation des expériences coloniales- sont indéniables, il n’en est pas de même pour ses effets stratégiques en termes de « stabilisation ». En effet, ces succès s’inscrivent dans une configuration stratégique favorable, à savoir la multiplication des acteurs en lutte en Irak, et le désir de nombre d’entre eux d’instrumentaliser la puissance américaine à leur profit. Si les forces américaines ont su utiliser ce contexte afin de contribuer à l’établissement d’un ordre social et politique au niveau local, elles ont échoué à l’échelon de l’Irak. Cela est lié à deux facteurs. Le premier tient à l’abaissement des fins politiques poursuivies par les Américains en Irak dans la durée : non plus bâtir une démocratie, mais établir les conditions sécuritaires qui permettront un retrait honorable aux yeux de l’opinion domestique américaine à partir de 2007. Le second est le corollaire du premier : l’abaissement des objectifs politiques s’est accompagné d’une diminution des enjeux, afin de les mettre en adéquation avec une perception réaliste des intérêts américains en Irak. De ce fait, la réduction de l’implication directe des Américains sur la sécurité en Irak a empêché aussi bien l’aboutissement d’un accord politique entre les différentes factions irakiennes que l’établissement d’un monopole incontesté sur les moyens de la coercition. La « stabilisation » par le maintien de la paix s’est heurtée aux dilemmes contemporains de l’intervention extérieure : créer un ordre indigène imposé de l’extérieur, légitimer un gouvernement local par un contrôle international, poursuivre des objectifs locaux de long terme avec des impératifs domestiques de court terme. Ainsi, le refus nécessaire de la conquête coloniale par le contrôle direct de la société irakienne a remis en cause le fragile équilibre politique et sécuritaire acquis par le « sursaut ». Le retrait des troupes américaines en est donc bien la cause à la fois indirecte et directe.