Jadis, la Saint-Paul - Témoignages
Transcription
Jadis, la Saint-Paul - Témoignages
Jadis, la Saint-Paul - Témoignages P aul de Geiger institua lors de son directorat une fête propre à la faïencerie et qui se déroulait chaque année le 29 juin, jour de la Saints Pierre et Paul. Cette fête devait rendre hommage à Paul Utzschneider, mais elle était dans le même temps la fête patronale du directeur de la faïencerie. Elle avait également un caractère religieux : l’Institution Saint Paul faisait ce jour-là célébrer une messe à l’église du Sacré-Coeur à la mémoire du “fondateur” de l’usine (c’est ainsi que l’on caractérisait Paul Utzschneider qui n’avait pourtant pas fondé l’usine mais en avait repris la direction en 1799) et des défunts faïenciers. Cette journée était chômée semble-t-il jusqu’à la mort de Paul de Geiger. Par la suite, la nouvelle direction perpétua la tradition mais organisait les festivités le dimanche. Le jour de la Saint Paul, la direction remettait officiellement les médailles du travail aux ouvriers et employés qui étaient présents à l’usine depuis plus de vingt-cinq ans. A cette cérémonie, qui se déroulait dans la cour de l’usine étaient conviés également les meilleures ouvrières de l’atelier de peinture, ainsi que les habitants de la cité qui possédaient le plus beau jardin. Ces personnes se voyaient alors remettre une prime, mais n’étaient pas conviées au banquet qui faisait suite à la cérémonie, banquet réservé uniquement aux cadres, employés et médaillés. La journée se terminait par un grand bal qui se déroulait au Casino. Ce bal semble avoir été pendant longtemps l’événement annuel le plus important pour le personnel de la faïencerie. Pourtant, là encore, les ouvriers n’étaient pas conviés ; l’entrée au bal ne se faisait que sur invitation, et restait réservé aux catégories supérieures. Remise de médailles lors de la Saint-Paul 1892 Cette fête consacrait donc visiblement les classes “méritantes” de la manufacture, signifiant implicitement à l’ensemble du personnel que la fidélité et la bonne conduite au travail comme dans le privé était toujours récompensées. Le directeur tenait là le rôle du père juste, officialisant le bon exemple à suivre. Ce n’était pas tant le faïencier qui était fêté durant cette journée, en dépit de la signification officielle des festivités, mais plutôt l’employé modèle, et il est fort probable que cet déséquilibre entre les exclus et les acclamés ait eu pour objectif, entre autres, de provoquer un esprit de compétition au sein des ateliers. R.E., employé, fils d’employé, reste vague au sujet de la différence que l’on marquait ainsi entre les catégories du personne : « Souvent, y avait quand même eu, j’veux pas dire des frictions, mais y avait un discrédit envers les employés. Ça, faut pas se leurrer. Y a quand même eu certaines jalousies. » Ce dernier se souvient de l’événement alors que la famille Cazal était à la tête de l’usine : « Moi je l’ai connue étant gosse. Y avait tout d’abord la remise - avant la fête - donc il y avait monsieur Burg qui passait dans toute la cité, dans toutes les maisons pour regarder l’entretien des potagers, des petits jardinets, et il notait. Les médaillés étaient invités à la fête de la remise des médailles. Ça se passait toujours dans la cour, devant les grands bureaux et avant la guerre y avait que les médaillés qui étaient invités au déjeuner, ainsi que les chefs d’atelier. Mais pas les employés inférieurs. […] Alors ce qui était beau, avant la guerre, c’est que le soir il y avait vraiment un très beau bal. Y a aucune personne féminine qui n’allait pas en robe longue. Les hommes partaient avec la queue de pie ; c’était vraiment très huppé. Et puis, le soir c’était une cérémonie quand ma mère s’habillait, mettait ses boucles d’oreilles - elle mettait pas souvent les boucles d’oreilles, je vois encore mon père qui essayait avec une aiguille de repercer l’oreille. Et cette tradition elle s’est reconduite après la guerre : M. Cazal faisait la même chose. La seule chose qui manquait après la guerre c’étaient les réjouissances pour les enfants. Le parc du Casino, c’était une grande fête enfantine, avec mât de cocagne, la course en sac… » Les bijoux, la tenue vestimentaire, l’image de ce bal vient par ailleurs contrecarrer l’image de la faïencerie - lieu de travail, où la poussière, les travaux salissants, les corps habillés de simples sous-vêtements, parfois à moitié dénudés, la proximité entre hommes et femmes dans certains ateliers, s’était vue dotée d’une réputation à caractère licencieux par la population, réputation qui restait encore vivace lors des dernières années. « Je me rappelle, quand je fréquentais mon mari, quand ma belle-soeur a su que je travaillais aux faïenceries, qu’est ce qu’elle avait pas entendu ! J’étais une mauvaise fille, hein ! Je n’ai jamais su pourquoi. » (Mme S., peintre) « Un jour, y en a une qui m’a dit : “Ben oui, c’est normal, t’as travaillé suffisamment longtemps au bordel.”. Alors je lui répondu : “Appelle ça comme tu voudras, n’empêche qu’on était bien au bordel !” J’avais pas raison ? On gagnait notre croûte, c’est tout. » (Mme B. peintre) Ainsi, cette fête maintenait à la fois un esprit de famille, d’appartenance à un groupe en célébrant chaque année le “fondateur” de ce groupe avec une mise en apogée des valeurs prônées par le courant paternaliste ; mais elle peut être appréhendée également comme l’inversion du quotidien de l’usine. La Saint Paul s’est déroulée de manière quasiment identique de la fin du XIXe siècle aux années soixante. Après l’incendie du Casino, le bal fut supprimé, et la remise des médailles s’effectua - et s’effectue encore - à dates variables, en fonction des disponibilités. Après quelques années, cette cérémonie se trouva d’ailleurs de plus en plus espacée en raison de la baisse du nombre d’ouvriers - dont beaucoup quittaient la faïencerie pour de nouvelles entreprises qui s’implantaient dans la région - du départ en retraite de l’ancienne génération, et par conséquent du manque de candidats ayant passé suffisamment d’années à l’usine. La Saint Paul n’est plus fêtée par les faïenciers depuis l’arrivée du nouveau directeur qui n’a pas souhaité perpétuer cette politique identitaire qui s’effilochait déjà depuis la reprise de l’usine par le jeune Alain Cazal. « Ça ne correspondait plus à rien. On peut dire qu’en 1974, c’était l’apogée de l’usine. On peut dire que ça a commencé après la mort de M. Cazal. Lui, c’était encore l’ancienne tradition. Y avait la fête de Noël pour les enfants : terminé, plus rien. Les enfants recevaient encore les colis, encore aujourd’hui. Même pour les vieux. Sauf que les colis n’étaient plus distribués en public. Parce que quand il y avait la fête de Noël, la salle du Casino était pleine ; il y avait quatre cents, cinq cents personnes qui étaient là. Deux cents personnes qui recevaient un colis, une centaine d’enfants qui recevaient un jouet, hein. Ça tenait au fond à une personne. Et je pense aussi que après le décès de Mme Cazal, il y a eu aussi une cassure. Comme Mme Cazal c’était une personne qui était très sociale, très proche du personnel…» La Saint Paul a été réhabilitée il y a quelques années et se fête encore à ce jour mais la signification de ces festivités n’est plus la même. Elles sont en effet à présent organisées par la ville et se déroulent dans les rues de Sarreguemines et non plus au Casino. La Saint Paul donne lieu à des “manifestations culturelles” qui ne sont plus en rapport avec le monde de la faïencerie, si ce n’est une exposition de pièces de faïence organisée à l’intérieur d’un restaurant local, ou certaines initiatives du musée... HOFFMANN D., Ethnologie d’une industrie d’art : la faïencerie à Sarreguemines, Mémoire de DEA, Université des Sciences Humaines de Strasbourg, 1997, 135 p.