Toute croyance est-elle contraire à la raison - Izi-Bac

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Toute croyance est-elle contraire à la raison - Izi-Bac
Toute croyance est-elle contraire à la raison ?
La croyance semble être subjective et incertaine. Croire n'est pas savoir. La croyance est donc sans fondement, sans
justification rationnelle. Elle peut renvoyer à la crédulité, à la naïveté ou bien à l’arbitraire de la superstition ou pire
encore à l’aveuglement du fanatisme. La croyance est un manque de raison soit une violence exercée sur la raison.
Dans tous les cas, la croyance et la raison semble contradictoires.
Cependant, les croyances sont de natures diverses. Certaines sont détruites par la raison et d'autres résistent à la
raison. Cela signifie-t-il que la croyance est toujours irrationnelle ? Ne peut-on pas penser un lien qui réunit
croyance et raison ? Peut-on raisonner ou agir sans croire ? N’y a-t-il pas des domaines qui échappe à la rationalité
et où la croyance a sa place ? Comment la croyance peut-elle être sans raison, voire aller contre la raison et en même
temps une nécessité vitale, spirituelle, indispensable et donc parfaitement raisonnable ? En quoi la croyance n’estelle pas l’ennemie de la raison ? Quels sont les limites justifiables, acceptables de la croyance ?
La croyance et la raison s’opposent. Chercher à rendre raison, c’est chercher à savoir ce qui fonde, ce qui justifie nos
connaissances et nos actes. La raison s’exprime aussi bien dans la science que dans la morale. La raison est la
faculté de fonder des lois universelles, des lois qui valent toujours et pour tous. Or la croyance n’est qu’opinion
spontanée, subjective. On ne sait pas si elle est vraie ou fausse. Une opinion, c'est ce que je crois être vrai, ce dont je
suis persuadé, sans être capable d'en apporter la preuve. Je peux toujours me tromper. La croyance est donc
l’opinion qui affirme quelque chose sans savoir. On attend donc de l’homme qu’il examine la croyance par sa
pensée, par sa réflexion, qu'il fonde ses connaissances et ses actions, sans quoi l'arbitraire le domine. L'homme doit
donc s'efforcer de rationaliser la croyance, c'est-à-dire de la faire disparaître par l'examen des raisons.
L’opinion peut donner lieu à des préjugés (comme les préjugés racistes) qui exprime des peurs, des passions. La
croyance, irrationnelle, nous plonge dans l’illusion et l’aliénation. Le préjugé le plus enraciné en l'homme est celui
de la liberté qui empêche précisément les hommes se libérer vraiment dans l'expérience de la nécessité et de la
raison. « La plupart semblent croire qu'ils sont libres dans la mesure ou il leur est permis d'obéir à leurs penchants et
qu'ils abandonnent de leur indépendance dans la mesure où ils sont tenus de vivre selon la prescription de la loi
divine. La moralité donc, et la religion, et, sans restriction, tout ce qui se rapporte à la force d'âme, ils les prennent
pour des fardeaux qu'ils espèrent déposer après la mort, pour recevoir le prix de la servitude. » affirme Spinoza. La
croyance peut prendre l’apparence de la superstition qui consiste de façon irrationnelle à lire dans la nature des
signes, des évènements futurs, des signes efficaces qui ont des effets réels. La croyance peut enfin prendre la forme
de la crédulité. Je crois naïvement ou aveuglément à des choses que je n’ai jamais vues ou à des individus qui me
persuadent par des mots et seulement des mots. Le ressort d’un pouvoir qui s’oppose à l’autorité de la raison, c’est
principalement la peur, la crainte. Le pouvoir a intérêt à une forme de croyance. C’est l’opinion et sa manipulation
qui constitue la servitude des hommes. Croire, c’est ainsi être manipulé par les autres, et donc perdre perdre sa
liberté. La croyance est donc synonyme de soumission et de passivité. Il n'y a d'existence libre que par l'exigence de
raison.
La croyance ne repose ni sur des preuves ni sur des arguments rationnels. Il faut donc s’en méfier. Et pourtant, tout
dans l’existence humaine est-il susceptible de rationalité ?
Dans notre expérience quotidienne, l’action repose sur la croyance. Hume explique que croire, c’est toujours
s’attendre, anticiper quelque chose. La la tendance à affirmer quelque chose à quoi on s'attend. Dans l’action, je ne
suis sûr de rien. Mais il y a des croyances plus rationnelles que les autres parce qu'elles sont plus probables. La
croyance est une attente, une confiance basée sur l’expérience, sur ce qui arrive ordinairement sur ce qui a lieu
souvent. La croyance es le résultat de l'habitude. La croyance est l’anticipation de l’avenir en fonction du passé. Il
est donc parfaitement raisonnable de croire, sans quoi je ne pourrais ni vivre ni agir. On pourrait même même
soutenir que tout est croyance et que le savoir rationnel est la croyance la plus probable et donc la plus universelle.
Dans la science, on part de croyances, d'hypothèses non démontrées, on postule des principes. Dans la science
expérimentale, on exprime des hypothèses, des conjectures que l’on cherche à vérifier par expérimentation. La
croyance est ainsi le point de départ nécessaire de la connaissance, que la raison cherche à vérifier. Mais cette
croyance s'inscrit dans une démarche scientifique qui interprète théoriquement la nature. Il ne s'agit pas des
croyances naturelles précipitées, réactions immédiates qui font obstacles au savoir. « La science dans son besoin
d’achèvement comme dans son principe s’oppose absolument à l’opinion. S’il lui arrive sur un point particulier de
légitimer l’opinion, c’est pour d’autres raisons que celles qui fondent l’opinion ; de sorte que l’opinion a, en droit,
toujours tort » affirme Bachelard dans La formation de l'esprit scientifique. La science, qui cherche les lois
nécessaires de la nature, n'a même de sens que si on croit également que la nature se prête au déterminisme, c’est-àdire aux mêmes causes, aux mêmes effets.
Enfin, la raison doit elle-même faire l’objet d’une croyance. L’exigence morale, qui fonde notre humanité, qui nous
distingue des animaux, n’est pas démontrable scientifiquement. Il faut nécessairement croire que l'humanité peut se
conduire moralement et donc en la liberté humaine. En philosophie même, l'effort pour se libérer de nos opinions
peut-il dépasser la conviction ? Produire des jugements philosophiques, c'est faire en sorte que nos croyances
reposent le plus possibles sur des fondements objectifs, sur des raisonnements, sans jamais pouvoir démontrer au
sens propre du terme comme on peut le faire en géométrie. Entre la persuasion et la démonstration, il y a ainsi place
pour la conviction, qui suppose de croire en la raison.
Mais qu'en est-il de la foi, de la croyance religieuse ? Tout d’abord, la croyance en Dieu n’est pas un savoir. Le
sentiment de l’existence de Dieu est un sentiment subjectif qui peut être fort mais qui manque de raison, de preuve.
Nous n'avons nulle preuve de l'existence de Dieu. Aucune idée de Dieu ne pourra jamais correspondre à une
expérience sensible. Cette croyance peut même être dangereuse si elle s'appuie sur la superstition, si elle conduit au
fanatisme. Rien n’est plus dangereux que croire que l’on a raison.
Pourtant, Marx explique la croyance religieuse par des causes sociales. Croire en Dieu n’est pas absurde. La religion
est une illusion qui vise à rassurer l’homme. Elle est la conséquence des rapports sociaux d'exploitation. Il s'agit de
la projection des idéaux humains dans un monde imaginaire. La vérité de la religion, c'est la dénonciation de la
misère et la souffrance ici-bas. « La religion est le soupir de la créature opprimée, la chaleur d’un monde sans cœur,
comme elle est l’esprit de conditions sociales d’où l’esprit est exclu. Elle est l’opium du peuple » affirme Marx.
Mais la croyance religieuse reste insuffisante et aliénante. Elle relève de l'idéologie et contribue à maintenir les
rapports sociaux d'exploitation. En même temps qu'elle lui permet de supporter son aliénation, elle l'endort et ne
l'encourage pas à lutter pour se libérer de l'oppression.
Cela suffit-il pour rejeter la foi hors de la raison ? Kant va jusqu'à soutenir l'idée que si la foi et la religion ne sont
pas nécessaires pour fonder mes devoirs moraux et mon humanité, la foi donne du courage, aide l’homme en lui
donnant espoir d’un monde meilleur, d’une justice divine. La religion n’est donc pas contraire à la raison. C'est
parce que l'homme est raisonnable qu'il peut être religieux. Croire en Dieu, c’est croire que la justice s’accomplira,
c’est croire dans l’ordre juste du monde. Dieu correspond à l’objet même de l’action morale qui est la justice, la
connexion de la vertu et du bonheur. Croire en Dieu, c’est croire que l’action morale a un sens, c’est postuler le sens
de l’usage pratique de la raison. Cette foi est une foi de la raison pratique. La foi pratique de la raison se confond
avec la foi dans l’action. La raison pratique montre que l’idée absolue de justice est déjà dans l’homme. On peut
croire au Dieu de la raison pratique (fait universel de la justice) sans pour autant croire aux dogmes historiques de la
religion. La religion est expressive, c’est la forme la plus achevée de la croyance en soi qui accompagne toute
volonté. Croire dans la volonté de notre action est la clef de notre existence. Toute action raisonnable implique une
croyance.
Certes, rendre raison est une exigence digne de l'esprit humain qui ne peut se contenter de simples croyances, mais
l'homme ne peut pas se passer de croire. Il existe même de multiples formes de croyance. Certaines peuvent être
dangereuses. Toutefois, la plus part de ces croyances peuvent être sans danger, parce que l’on peut leur trouver une
raison. Toutes les croyances n'ont pas la même valeur. L’enjeu consiste donc à connaître les limites de nos
croyances.
Peut-il exister des désirs naturels ?
Le désir est une mouvement, une tension, qui nous pousse vers un objet, quelque chose qui procure une satisfaction.
Il vise à combler un manque. Il semble qu'il y ait une contradiction entre "désirs" et "naturels" car les désirs sont
différents des besoins qui sont strictement naturels. Les besoins relèvent du corporel, du vital, du nécessaire. Les
désirs sont plutôt spirituels, personnels et contingents. Ce sont des constructions psychologique et sociale. Si un
désir manifeste un choix libre entre plusieurs possibles, il semble culturel, artificiel.
Mais tous les désirs sont-ils artificiels voire imaginaires ? Est-ce que les désirs nous coupent de toute réalité ? Ne
peut-on pas dire que certains désirs humains sont naturels ? Qu'ils sont au principe de la distinction entre l'homme et
l'animal ?
Si au contraire les désirs n'ont rien de naturels, s'il n'y a pas de norme naturelle alors ils risquent d'être artificiels,
imaginaires, de n'être que des fantasmes impossibles à réaliser. Comment donc penser l'existence de désirs naturels ?
Quel sens cela peut-il avoir ? Comment donc justifier des désirs proprement humains, de vrais désirs conformes à la
raison ?
En quoi consistent les désirs naturels ? Epicure affirme que certains désirs sont naturels et nécessaires pour vivre et
être heureux. « Parmi les désirs nécessaires, les uns le sont pour le bonheur, d’autres pour le calme du corps,
d’autres enfin simplement pour le fait de vivre. En effet, une vision claire de ces différents désirs permet à chaque
fois de choisir ou de refuser quelque chose, en fonction de ce qu’il contribue ou non à la santé du corps et à la
sérénité de l’âme, puisque ce sont ces deux éléments qui constituent la vie heureuse dans sa perfection » affirment
Epicure dans sa Lettre à Ménécée. Ces désirs ont des tendances à chercher, à désirer, ce qui procure un plaisir
simple, élémentaire, suffisant ? Manger à sa faim, avoir des amis et faire de la philosophie par exemple. Comprendre
que la mort n'est rien pour nous nous délivre de la crainte de la mort. Ils sont naturels au sens où on ne peut pas s'en
passer. Ils concernent la satisfaction du corps mais aussi de l'âme, empêchent les souffrances.
Par opposition, il y a des désirs vains et artificiels qui restent impossibles à satisfaire, qui nous procurent des plaisirs
instables, qui ne suffisent jamais. Le désir de pouvoir, de richesse, d'honneur, de gloire est une course sans fin vers
l'inaccessible, qui donne lieu à des souffrances terribles, à des contradictions, car on n'a jamais assez de richesse, de
pouvoir. Ce sont nos passions, des fuites aveugles dans l'imaginaire. C'est pourquoi Descartes affirme « qu'il vaut
mieux changer ses désirs plutôt que l'ordre du monde ». Il faut régler nos désirs sur ce que nous pouvons obtenir,
vivre conformément à la nature. C'est la sagesse même.
On peut même soutenir avec Platon que le désir naturel à l'homme, qui accomplit l'excellence, l'essence de l'homme
est le désir de vérité. La philosophie comme recherche de la sagesse, de vérité, comme exercice de la raison
nécessaire, libère l'homme de toutes les illusions et injustices.
Mais en quoi le désir a-t-il par lui-même une valeur ? N'a t-on pas alors jusqu'ici tendance à confondre désirs et
besoins ? Ou bien à privilégier un désir de raison, de vérité qui n'aurait aucune dimension sensible, charnelle,
concrète ?
Plus que des désirs naturels qui portent sur des objets naturels, limités, mesurés, il faut dire au contraire que le désir
en lui-même est une force qui meut l'homme, l'anime et qui constitue donc sa nature. Le désir relève de la nature de
l'homme. Le désir est le terme qui indique la tension propre à l'existence humaine, située entre la matière et l'esprit,
le corps et l'âme et la prétention de l'homme à toujours se dépasser.
Hobbes affirme que le désir témoigne d'une insatisfaction, d'une inquiétude fondamentale en l'homme qui le met en
mouvement, qui le fait agir ou penser, c'est-à-dire changer et évoluer. Le désir témoigne de l'existence humaine qui
ne cesse d'être au-delà d'elle-même. « Le désir est l'essence même de l'homme c'est-à-dire l'effort par lequel
l'homme tend à persévérer dans son être. C'est pourquoi le désir qui provient de la joie est favorisé ou augmenté par
cette passion même. » (Spinoza) En ce sens Spinoza affirme qu'il n'y a pas de bons et de mauvais, de vrais et de faux
désirs définis selon leur objet naturel ou artificiel, mais que le désir est une force qui nous pousse à devenir nousmême et à interpréter, à valoriser l'objet du désir. Le désir c'est le mouvement même qui valorise son objet ou le réel,
désirer c'est valoriser le réel, donner de la valeur aux choses. Le désir développe le monde de l'imagination qui est
un monde humain pas animal. Désirer c'est chercher à agir sur la réalité, à l'accorder à mon humanité.
On peut même soutenir avec Rousseau que la force, l'intensité du désir est proprement imaginaire. Désirer c'est
imaginer et prendre plaisir à imaginer. « Malheur à qui n'a plus rien à désirer ! il perd pour ainsi dire tout ce qu'il
possède. On jouit moins de ce qu'on obtient que de ce qu'on espère, et l'on n'est heureux qu'avant d'être heureux. En
effet, l'homme avide et borné, fait pour tout vouloir et peu obtenir, a reçu du ciel une force consolante qui rapproche
de lui tout ce qu'il désire, qui le soumet à son imagination, qui le lui rend présent et sensible, qui le lui livre en
quelque sorte, et pour lui rendre cette imaginaire propriété plus douce, le modifie au gré de sa passion. » affirme
Rousseau dans la Nouvelle Héloïse. On est plus heureux quand on désire que quand on a ce qu'on désire. Le désir
est en un sens poétique, il enchante, enflamme, fait rêver. C'est par excellence le cas du désir amoureux. Dès que le
désir est comblé, on se rend compte que le réel n'est pas à la hauteur du désir. Le paradoxe, c'est si le désir ne rejoint
pas la réalité, il n'est plus qu'illusion. La tension du désir doit se maintenir entre l'illusion et la possession. Le désir
amoureux par exemple dépend d'une alchimie ou d'un miracle permanent, d'une rencontre créatrice et renouvelée
entre deux désirs.
Cependant si le désir semble naturel à l'homme, quel en est l'objet le plus adéquat qui fait vivre, qui intensifie le
désir plutôt qu'il ne l'affaiblit et qui ne le détruit ? Quel est cet obscur objet du désir ? Le désir porte ainsi sur un
autre désir, il veut être prolongé, reconnu comme désir. Le désir est humain quand il se prend lui-même pour objet,
lorsque le désir se désire lui-même. Ce que je désire fondamentalement c'est être reconnu par l'autre pour prendre
conscience de moi. Le propre du désir humain n'est pas le besoin qui se contente de peu, naturel, il n'est pas non plus
un désir passionnel, autoritaire, irrépressible et dangereux, illimité qui cherche à avoir toujours plus ou à dominer
l'autre. Il est au contraire désir de reconnaissance. Je désire être désiré, reconnu.
René Girard a souligné en quoi le désir est mimétique. Je désire ce que les autres désirent, convoitent et être reconnu
comme quelqu'un de supérieur, qui domine et qui peut faire ce qui lui plait. Seul l'autre peut, en s'inclinant devant
moi, reconnaître ma liberté comme pouvoir de faire ce qui me plait. Cette logique de rivalité du désir aboutit à
l'esclavage.
Hegel affirme que le maître désire être reconnu comme un être libre, au-dessus de la sphère des besoins, de la vie
animale, naturelle. Au-dessus de la simple survie. C'est la reconnaissance de ma liberté comme pouvoir sur l'autre,
de dominer l'autre, d'être reconnu par l'autre comme son maître. L'esclavage est une première étape dans la
reconnaissance de soi car le maître qui fait ce qui lui plaît prend ses désirs pour la réalité, vit dans l'illusion et reste
esclave de ses désirs, aveuglé par ses passions. L'esclave au contraire travaille pour satisfaire les désirs de son maître
et ainsi prend la mesure du réel en agissant véritablement, en se libérant. Il se libère par l'épreuve du réel, dans la
connaissance et l'action. La véritable reconnaissance suppose donc l'égalité entre deux consciences libres, deux
personnes qui partagent leurs désirs et leur existence. L'essence du désir est donc politique, elle suppose des citoyens
qui forment un monde commun.Le véritable désir de reconnaissance est donc désir d'une liberté commune
Le désir propre à l'homme, le plus élevé est désir d'être reconnu comme sujet et citoyen ; c'est-à-dire comme
personne, comme sujet de droit définit par la loi devant laquelle tous son égaux. Le désir se réfléchit, se construit
dans le droit.
Si le désir est propre à l'homme, il constitue une dimension fondamentale de notre existence humaine, de notre
humanité. Ce n'est pas tant en fonction de la valeur de son objet, qui serait bonne ou mauvaise en soi, qu'en fonction
de sa structure, de sa tension qui pousse l'homme à devenir lui-même. Voilà pourquoi le désir humain cherche à être
reconnu comme tel par un autre désir. D'abord sous une forme inégale dans un rapport de maître à esclave, de
dominant à dominé, ensuite dans une forme égale, commune, dans une reconnaissance mutuelle de l'autre, de son
désir, de façon sensible avec l'amour, de façon rationnelle avec la politique ou l'Etat. Au fond le désir vraiment
humain qui développe la nature propre à l'homme est le désir d'une liberté qui se partage et qui s'enrichit
indéfiniment. Au sens où tout ce qui est humain relance notre désir d'humanité et son partage. L'essence humaine du
désir c'est de reconnaître l'autre comme mon semblable, comme un alter ego et en ce sens le désir est mouvement
même de ma liberté. Le désir est libération. Il est humain sans être, ni naturel, ni arbitraire. C'est la raison même qui
justifie notre humanité. L'humanité est naturellement désir.
Avons-nous le devoir de chercher la vérité ?
Il semble que l'homme ait toujours été à la recherche de la vérité. La science ou la philosophie constituent des
activités de la raison par lesquelles l'homme s'interroge sur le monde et sur soi même. En ce sens, le recherche de la
vérité élève l'homme et constitue un devoir fondamental. Connaître la vérité semble au au principe de l'existence
humaine et la rechercher une nécessité morale absolue.
Cependant, la recherche de la vérité constitue-t-elle un devoir ou n'est elle qu'un désir qui correspond à des intérêts ?
Pourquoi chercher la vérité ? N'est ce pas d'abord parce qu'elle est utile ? La recherche de la vérité semble donc
dépendre d'intérêts vitaux ou sociaux. Cela suppose que la vérité puisse être nuisible et dangereuse et que l'homme
n'est pas toujours le devoir de la chercher. La vérité est-elle la plus haute valeur de notre humanité ? Cette valeur
n'entre-t-elle pas en contradiction avec la morale ? Est-ce un désir utile ou un devoir moral ?
La vérité s'oppose d'abord à l'opinion. L'homme doit chercher la vérité, c'est à dire penser et exercer sa raison.
L'homme ne peut pas se contenter de croire, il doit exiger le savoir. La recherche de la vérité est un devoir pour
dépasser l'ignorance, l'erreur ou l'illusion. Mais cette curiosité scientifique ou philosophique, n'est-elle pas seulement
un désir propre à l'homme ? En quoi est-ce un devoir ?
La recherche de la vérité garantit notre liberté. Celle-ci repose sur la recherche de la vérité. L'homme ne peut vivre
seulement dans l'opinion, c'est à dire dans l'incertitude et dans la servitude. Comme l'explique Platon dans l'allégorie
de la Caverne, tant que les hommes ne cherchent pas la vérité et n'ont que des opinions, ils peuvent être manipulés.
Dans la société des opinions, règne le pouvoir des Sophistes qui peuvent manipuler les hommes en les persuadant.
La persuasion est l'opération par laquelle je fais adhérer l'autre à mon opinion par toute sorte de ruses, sans donner
de raison. Convaincre, au contraire, c'est chercher la vérité en argumentant, en raisonnant et donc c'est être à égalité
avec l'autre, partager la recherche commune de la vérité. Nous sommes à égalité devant le vrai. La recherche de la
vérité correspond donc à une exigence de justice.
La recherche de la vérité apparaît davantage comme le principe même de la morale. Les hommes doivent condamner
le mensonge qui consiste à dire le faux en sachant à autrui comme violence faite à autrui. Mentir, c’est abuser autrui,
le réduire au rang de moyen au service de mes intérêts. On ne ment que dans la mesure où l’on peut se jouer de la
bonne foi des autres. Or, en tant qu’êtres moraux, nous ne devons pas nous traiter seulement comme des moyens au
service d’un intérêt et manquer au respect de notre dignité morale. Nous nous devons la vérité, dont dépend notre
liberté. Tout homme est une personne, une fin en soi. Les hommes se doivent la vérité, ils doivent se la dire les uns
aux autres et donc la chercher. S'ils n'ont pas le devoir de chercher la vérité alors les hommes se laissent aller à leurs
intérêts particuliers et se considèrent seulement comme des moyens les uns pour les autres. Seule la recherche de la
vérité fonde notre dignité de personne, notre communauté d'hommes raisonnables. L'exigence de vérité nous délivre
de la tyrannie des intérêts égoïstes.
Cependant, ne peut-on pas penser que la vérité ne nous apporte pas le bonheur, que le devoir de la chercher est
insensé ? Le devoir de chercher la vérité n'est-il pas un péché d'orgueil ?
Certes, Epicure, par exemple, soutient que la recherche de la vérité est un devoir pour le sage qui veut être heureux,
il n'y a pas de morale sans connaissance physique. Savoir que la mort n'est rien, qu'elle ne correspond à aucune
expérience sensible permet de combattre l'imagination qui trouble mon existence et me fait souffrir, de dépasser les
craintes insensées de la mort. La vie est tout. Il n'y a rien à espérer ou à craindre après la vie. La mort n'est pas une
autre façon de vivre. La mort relève du néant. Le bonheur n'est pas une promesse. Il consiste dans le plaisir d'exister,
ici et maintenant.
Mais faut-il toujours préférer la vérité à l'illusion ? La vérité n'est-elle pas nuisible à l'homme, dans la mesure où
affronter la vérité est difficile voire insupportable ? La vérité, difficile à entendre, dérange. Elle nous fait peur et
nous empêche de vivre. L'illusion, réconfortante et protectrice, nous délivre et nous permet de faire face à la vie.
C'est ainsi que Freud explique que l'illusion religieuse aide les hommes à vivre en les protégeant de leur angoisse.
Dieu constitue un père de substitution qui vient au secours d'hommes abandonnés. Il exprime un désir infantile, un
besoin de protection.
Mais le besoin d'illusion reste obscur. « Vous dites que l'homme ne saurait absolument pas se passer de la
consolation que lui apporte l'illusion religieuse, que, sans elle, il ne supporterait pas le poids de la vie, la réalité
cruelle. Oui, cela est vrai de l'homme à qui vous avez instillé dès l'enfance le doux (ou doux et amer) poison. Mais
de l'autre, qui a été élevé dans la sobriété ? Peut-être celui qui ne souffre d'aucune névrose n'a-t-il pas besoin
d'ivresse pour étourdir celle-ci » affirme Freud dans L'avenir d'une illusion. L'illusion ne saurait nous protéger
durablement du réel, dont la connaissance reste nécessaire. S'enfermer dans une bulle ne peut qu'entraîner tôt ou tard
les pires déceptions.
Mais pourquoi chercher la vérité ? Que vaut la volonté de vérité ? Celle-ci ne peut elle pas ne pas être évaluée ? Ne
peut-on pas supposer qu'il y a un excès de savoir ?
La recherche de la vérité suppose de croire à la vérité, c'est à dire à la correspondance parfaite avec la réalité, c'es- àdire à l'être. Nietzsche peut ainsi affirmer que l'exigence de vérité est mensongère. « Mais si le monde n’en devait
être qu’un changeant et fugitif et qu’il dût avoir son essence dans ce qu’il y a de plus fugitif parmi tout ce qui
s’évanouit et tout ce qui est instable, alors la vérité dans le sens de ce qui est fermement établi ne serait que fixation
pure de ce qui en soi devient, et cette fixation par rapport à ce qui devient ne s’y conformerait pas, mais la
déformerait. Le vrai en tant que correcte et juste, ne se dirigerait justement pas d’après le devenir. La vérité serait
alors non-rectitude, erreur - une « illusion » quoique nécessaire peut-être » (Nietzsche). La vérité présuppose l'ordre
du monde. Elle suppose un objet et un sujet stables. Elle procède d'une simplification et donc d'une falsification du
monde. Or la réalité n'est-elle pas devenir, hasard, chaos ? La vérité absolue n'existe pas, la vérité n'est qu'une fiction
qui permet la vie en commun, qui aide les homes à vivre. C'est une illusion qui nous est peut être la plus utile mais
qui ne saurait pour cette raison constituer un devoir absolu. Le monde est d'abord le produit de la volonté, de nos
choix de valeurs. Nous avons certes besoin de vérité mais nous avons aussi besoin d'illusion.
L'art par exemple constitue une illusion qui permet à l'homme de ne pas mourir de la vérité, de pouvoir affronter les
apparences et d'éprouver son pouvoir de création, sa volonté créatrice singulière de valeurs. Il n'y a pas d'humanité
sans création de valeurs, sans expérience singulière. L'illusion artistique réconcilie l'homme avec le monde, les
apparences, c'est à dire avec sa nature sensible, son pouvoir de créer des valeurs. L'humanité ne peut se contenter de
vérités communes qui se retournent contre la vie, contre la puissance d'affirmer des valeurs. La vérité, en effet,
s'impose comme une valeur commune, figée, morte à laquelle plus personne ne croit ou de façon hypocrite et sans
volonté. Elle procède de la peur de l'inconstance, de l'instabilité, face à l'aventure incertaine de la création des
valeurs qui fait l'histoire de l'homme.
Le devoir de chercher la vérité peut ainsi nous apparaître comme cruel car l'homme finit par découvrir que la vérité
est sans fondement dans l'être. Il ne peut donc s'agir d'une part que d'une leçon de sagesse qui doit s'accompagner
d'une part du devoir de douter, d'examiner sans cesse nos idées et nos connaissances. On ne peut en effet jamais
posséder la vérité. Celle-ci repose toujours sur des interprétations, sur des perspectives singulières et non un devoir
universel. D'autre part, si on peut bien dire que l'homme doit chercher la vérité parce qu'il est un être de raison,
l'homme a autant le devoir de dire la vérité quand il la connait que le droit de chercher la vérité, c'est-à-dire de se
donner les moyens de pouvoir la faire apparaître contre tout intérêt, tout rapport de forces qui tend à la dissimuler et
de lutter politiquement contre toutes les menaces, toutes les censures qui l'en empêchent.
Serions-nous plus libre sans Etat ?
Il semble que l'Etat constitue une contrainte qui diminue notre liberté. Sans l'Etat, la liberté serait impossible car les
hommes vivraient dans un état de nature, ne comptant que sur leur propre force pour exercer leur liberté et se
protéger. Notre liberté serait sans cesse menacée et donc fragile. Il n'y a donc de liberté que dans le cadre d'un Etat
qui exprime l'intérêt général et qui dispose de la force permettant de régir la coexistence des libertés par des lois. La
contrepartie de notre liberté serait ainsi une moindre liberté, puisque l'Etat se manifeste en contrariant nos désirs.
Cependant, beaucoup pensent que l'Etat reste un mal nécessaire et que moins il y a d'Etat, plus nous sommes libres.
L'Etat ne serait ainsi q'u artifice fixant les limites entre les libertés individuelles qui tendent à empiéter les unes sur
les autres. Le rôle de l'Etat serait ainsi seulement d'empêcher les individus de se causer du tort. Mais faut-il se
contenter d'une relation extérieure entre l'Etat et la liberté ? L'Etat n'a-t-il qu'un rôle d'arbitre des libertés ? N'est-il
qu'un moindre mal ? N'y-t-il pas une relation plus profonde entre Etat et liberté ?
Une liberté sans Etat est une liberté sans loi. C'est une liberté naturelle, strictement individuelle, celle de tout faire
avec le minimum de contraintes, qui finit par se détruire elle-même en opposant les hommes entre eux. « Quand
chacun fait ce qui lui plaît, on fait souvent ce qui déplaît à d'autres, et cela ne s'appelle pas un état libre. La liberté
consiste moins à faire sa volonté qu'à n'être pas soumis à celle d'autrui; elle consiste encore à ne pas soumettre la
volonté d'autrui à la nôtre (...) Dans la liberté commune, nul n'a le droit de faire ce que la liberté d'un autre lui
interdit, et la vraie liberté n'est jamais destructrice d'elle-même. Ainsi la liberté sans la justice est une véritable
contradiction » affirme Rousseau dans le Contrat social. Elle équivaut à la domination du fort sur le faible, du riche
sur le pauvre. La liberté n'est plus que le privilège des plus forts qui peuvent imposer leur bon plaisir aux plus
faibles. Ne reste pour les plus faibles, bientôt privés de tout et totalement démunis, que l'obéissance au plus forts,
c'est-à-dire l'esclavage.
L'Etat doit donc, en tant qu'institution politique, disposer d'une force supérieure aux individus qui lui permet de faire
appliquer des lois qui limitent les libertés individuelles. Les lois communes ne semblent pas ainsi l'expression des
libertés individuelles, c'est-à-dire, des désirs propres aux individus. Les lois sont l'oeuvre de la majorité et peuvent
s'opposer aux désirs minoritaires. Elles correspondent donc à des intérêts temporaires. L'Etat doit nécessairement
être au-dessus des individus qui doivent lui obéir. Il n'y a pas d'Etat sans recours à la violence pour faire appliquer la
loi. C'est ainsi, selon la formule de Max Weber, que l'Etat détient le monopole de la violence légitime.
Pire, l'Etat, selon Marx, peut apparaître comme un appareil idéologique qui exerce une domination au service des
intérêts de la classe bourgeoise. L'Etat est une structure hypocrite, illusoire, qui prive le peuple de liberté en
prétendant agir de façon universelle. C'est une machine d'oppression qui reproduit les rapports de production
capitalistes. L’Etat est né de la division des classes, de leur lutte, du désir d’une classe de dominer et d’exploiter une
autre. L'Etat bourgeois est en apparence démocratique, fondé sur la représentation du peuple et le suffrage universel,
mais le peuple se tient toujours plus éloigné de la vie politique. Il n'y aurait donc de liberté que dans le recul voire
dans la suppression de l'Etat comme pouvoir indépendant.
Mais sans Etat, il faudrait donc supposer que les individus parviennent, eux même, à s'organiser, à se respecter, pour
maintenir la paix et l'ordre. Cela n'est possible que dans de petites structures primitives communautaires et
traditionnelles où les individus n'ont, en réalité, aucune liberté. Les sociétés traditionnelles, en effet, assignent les
individus à des places, à des statuts que ceux-ci ne choisissent pas. Les individus ne peuvent s'épanouir
indépendamment d'un ordre social qui leur est imposé.
Nous avons donc besoin de l'Etat si nous ne voulons pas la liberté des individus. Sans l'Etat, les individus ne
pourraient régler leurs conflits et s'en remettraient au plus fort. L'absence d'Etat c'est le règne de la force, c'est à dire
la guerre perpétuelle. Hobbes soutient que les individus sont par nature égaux mus par leurs intérêts et leurs passions
et qu'ils tendent à s'affronter les uns, les autres. Les hommes sont des ennemis et des rivaux. Seule la force
supérieure de l'Etat peut maintenir l'ordre social et permettre la coexistence des libertés. Mais il faudrait alors réduire
l'intervention de l'Etat au minimum.
L'Etat semble donc nécessaire comme autorité exerçant le minimum de contrainte sur les individus, il devrait donc
se résumer à laisser libre les individus de faire ce qu'ils veulent pourvu qu'ils ne se nuisent pas les uns aux autres,
qu'ils ne se fassent aucun tort. L'Etat minimal doit alors consister en un pouvoir fort, capable de se faire obéir et de
maintenir l'ordre. Les fonctions indispensables de l'Etat sont donc les fonctions régaliennes, la police, l'armée, la
justice. « La seule façon d'ériger un tel pouvoir commun, apte à défendre les gens de l'attaque des étrangers, et des
torts qu'ils pourraient se faire les uns aux autres, et ainsi à les protéger de telle sorte que par leur industrie et par les
productions de la terre, ils puissent se nourrir et vivre satisfaits, c'est de confier tout leur pouvoir et toute leur force à
un seul homme, ou à une seule assemblée, qui puisse réduire toutes leurs volontés, par la règle de la majorité, en une
seule volonté » affirme Hobbes dans le Leviathan. Dans ce cadre, où l'Etat n'intervient presque pas, les individus
sont le plus libre possible de s'épanouir par leurs seuls désirs et leurs seules forces. L'Etat n'a pas à s'immiscer dans
la vie privée des individus, à leur faire renoncer à leurs désir mais seulement à l'usage de la force. C'est ainsi que la
vie sociale et économique est au maximum préservée de l'Etat et que les hommes sont les plus libres.
Mais si l'intervention de l'Etat se réduit au minimum, si les Hommes sont libres dans le silence des lois et en
l'absence de l'Etat, ne sont-ils pas alors abandonnés à eux-mêmes, à toutes les inégalités, à toutes les injustices ? La
vie sociale et économique n'engendre-t-elle pas sa propre violence ? La réussite économique reste, en effet, aléatoire
et profite seulement à quelques uns. Cela justifie-t-il que la plupart vivent dans la misère et dans l'indignité ? Il
apparaît donc nécessaire que l'Etat se souci non seulement de sécurité mais aussi de justice. La loi doit donc être non
pas seulement une limite mais une règle qui fonde la liberté. Les hommes ne sont pas libres les uns contre les autres,
dans la guerre pour satisfaire leurs désirs égoïstes mais, au contraire, dans une communauté véritable où chacun peut
satisfaire ses droits élémentaires et mener une vie digne et respectable. C'est ainsi que l'Etat doit se soucier de justice
sociale, de l'accès à l'éducation et à la santé pour tous. Il n'y a de liberté véritable que dans une communauté de droit
et non de désir, que là où les désirs sont limités par le respect des droits fondamentaux de la personne humaine. La
conception libérale de l'Etat, celle d'un Etat fort et minimal, empêche les hommes de fonder une liberté qui permet à
chacun de satisfaire ses besoin et de développer son humanité. L'Etat, par exemple, doit veiller à la redistribution des
richesses sociales et corriger les inégalités économiques.
Mais instaurer l'égalité socio-économique, concrète, matérielle, ne va pas sans risque. L'égalité semble être une
menace réelle pour la liberté. Jusqu'où l'imposer ? Si elle ne dépend pas d'une loi formelle, n'est-elle pas condamnée
à relever de l'arbitraire ? A force de ne tolérer aucune inégalité, on a vu des Etats se pervertir en dictature et exiger
toujours davantage l'égalité au prix de violences inacceptables sur les libertés humaines fondamentales, des Etats
policiers oppresser et réprimer les peuples. C'est ainsi que la règle finit par être une contrainte insupportable lorsque
l'individu est réduit à se conformer à une norme sociale arbitraire, dans l'homogénéisation des modes de vie,
lorsqu'on ne le laisse pas, selon l'ordre des choses, libre de se développer selon ses efforts et ses mérites. L'Etat
finirait par déterminer le bonheur des individus, à s'immiscer de façon totalitaire dans leur vie privée. Les hommes
seraient effectivement égaux, mais victime d'un conformisme qui les maintiendrait dans la passivité, ils ne
chercheraient plus à se dépasser en entreprenant et en recherchant leur intérêt particulier. Les individus seraient ainsi
sacrifiés. Ce qui n'exclut même pas que certains privilégiés en profitent. L'Etat écraserait ainsi toute liberté
individuelle.
Nous devons donc penser que la liberté n'est à pas à penser contre l'Etat mais qu'elle n'est pas entièrement
déterminée par l'Etat. La loi reste une détermination formelle de la liberté, ce qui n'exclut pas le respect des droits de
l'homme et du citoyen et ce qui suppose que l'éducation des hommes à la liberté et à la raison soit au cœur d'un Etat
de droit. L'Etat doit même contribuer à libérer les hommes de leur leur ignorance par l'instruction. L'école est donc
ainsi au cœur d'un Etat de droit, respectueux de la liberté humaine.
Travailler est-ce seulement être utile ?
Travailler est l'activité par laquelle l'homme peut satisfaire ses besoins naturels. En ce sens, il s'agit d'une nécessité
vitale par laquelle l'homme conserve et reproduit sa vie. Mais ce faisant, le travail permet à l'homme de transformer
la nature, c'est-à-dire de construire un monde qui évolue et où l'homme peut accroître son confort et devenir moins
dépendant de la nature. Ainsi ce qui se joue dans le travail, c'est le devenir même de l'homme dans la culture.
Mais quel est le sens de cette culture ? Si travailler, c'est produire des richesses qui sont utiles au développement des
sociétés, qui rendent la vie meilleure, le développement du travail et du commerce, par lesquels les hommes sont
interdépendants et se rendent service, l'homme n'est-il pas nécessairement prisonnier des rapports sociaux de
production qui font que les travailleurs développent des relations inégales, la plupart considérés comme de simples
moyens de production ? Le travail est-il une activité seulement tournée vers la reproduction naturelle de la vie ou
l'accroissement des richesses sociales ? N'y a-t-il pas plus profondément dans le travail une dimension de réalisation
de soi ? Travailler, est-ce un moyen ou une fin ? Cela est-il utile ou cela a-t-il du sens ? Comment le travail peut-il
ne pas se réduire à une activité seulement utile, donc servile et indigne sans pour autant n'être qu'un loisir ou un jeu ?
L'homme travaille pour garantir sa propre survie. Une nécessité naturelle lui impose de développer une activité
intelligente et technique par laquelle il peut modifier la nature et produire ce qui lui est utile pour satisfaire ses
besoins. L'utilité est alors une nécessité vitale qui correspond à la condition humaine. « Le surplomb de la mort se
faisant plus redoutable dans la proportion où les subsistances nécessaires deviennent plus difficiles d’accès, le
travail, inversement, doit croître en intensité et utiliser tous les moyens de se rendre plus prolifique. Ainsi ce qui
rend l’économie possible, et nécessaire, c’est une perpétuelle et fondamentale situation de rareté : en face d’une
nature qui par elle-même est inerte et, sauf pour une part minuscule, stérile, l’homme risque sa vie » (Foucault, Les
mots et les choses, VIII). Le travail est alors d'abord considéré avant tout comme une activité utile. Travailler, c'est
transformer la nature pour produire notre existence. Le travail est en effet un moyen qui permet à la fois la
satisfaction vitale de nos besoins mais aussi le développement des sociétés. Il rend nos conditions de vie meilleures.
En effet, le travail est ce par quoi l'homme se développe en société conformément à la culture. Le travail est
nécessairement au principe de la culture, par laquelle l'homme dépasse la nature et la condition animale. Le travail
est l'activité par laquelle l'homme dépasse la nature, s'en écarte et s'en protège. L'homme peut ainsi vivre de façon
plus confortable, plus durable et plus saine. Le travail permet de d'élever les conditions de vie. Le travail permet aux
hommes d'échapper à l'instant et à l'urgence de la nature. C'est seulement par le travail que l'homme ne repart jamais
de zéro et a une histoire. Chaque étape de l'humanité bénéficie du travail de la précédente.
Travailler, en effet, c'est développer toutes les techniques qui permettent de rendre le travail plus efficace. La
maîtrise de ces techniques conduit les hommes à se spécialiser et à exercer des métiers spécifiques. Chaque
travailleur accompli une seule et unique activité. Travailler c'est être maître de sa production et se spécialiser dans
un métier. L'homme ne peut bien faire une chose que s'il ne fait qu'une seule chose, que s'il n'est pas en même temps
architecte et notaire. L'homme est donc dans la nécessité d'échanger avec les autres les produits de son travail. Le
travail se conçoit donc selon la perspective d'une utilité commune. Chacun produit toujours plus que ce dont il a
besoin. Le commerce est ainsi ce par quoi nous échangeons avec les autres selon une utilité réciproque ce qui permet
de satisfaire nos besoins et nos désirs. Travailler c'est donc rendre service et être utile aux autres. Le travail relève de
la loi de l'offre et de la demande et permet aux hommes de satisfaire des intérêts communs.
Pourtant, le travail apparaît aussi comme une activité par laquelle l'individu cherche à se satisfaire au détriment des
autres individus et à se faire reconnaître socialement dans le statut qu'il a acquis grâce à son travail. Le travail
permet à l'individu d'acquérir un statut social par lequel il existe aux yeux des autres. Le travail est ainsi une
production de richesses qui divise la société et qui engendre des inégalités sociales. En ce sens, chacun travaille pour
son intérêt particulier et non pour l'utilité commune. Travailler c'est d'abord et c'est surtout être utile à soi-même. Ce
qui est utile à soi est inutile aux autres. Pire, la course vers la richesse de certains risque d'appauvrir les autres.
Et pourtant, comme l'on remarqué les théoriciens du libéralisme économique, il semble que la poursuite de l'intérêt
privé ait lieu au bénéfice de l'intérêt commun et qu'ainsi l'utilité des un fasse l'utilité des autres. Travailler c'est
produire la société de l'intérêt bien compris de l'utilité commune. Tout producteur a besoin d'un acheteur.
Cependant, n'est-il pas réducteur d'envisager le travail du seul point de vue de l'utilité ? Si travailler est seulement
chercher l'utile, le rentable, alors le travail devient une activité servile et indigne de l'homme. Le travail n'est il qu'un
pur moyen au services de fins sociales ou économiques ou permet il de mettre en œuvre notre liberté morale ou
politique ? L'utilité suffit elle a définir le travail ? Travailler de façon seulement utile, n'est ce pas travailler de façon
inhumaine ?
Marx a souligné que le développement capitaliste du travail tend à déposséder le travailleur de sa force de travail
pour l'exploiter. « L'ouvrier s'appauvrit d'autant plus qu'il produit plus de richesse, que sa production croît en
puissance et en volume. L'ouvrier devient une marchandise. Plus le monde des choses augmente en valeur, plus le
monde des hommes se dévalorise ; l'un est en raison directe de l'autre. Le travail ne produit pas seulement des
marchandises ; il se produit lui-même et produit l'ouvrier comme une marchandise dans la mesure même où il
produit des marchandises en général. » (Marx, Manuscrits de 1844). Le prolétaire est ainsi utile au bourgeois
capitaliste qui se sert de lui comme d'un instrument lui permettant de maximiser son profit. Le travailleur peut-il
alors être réduit à une chose utile, corvéable à merci, jetable, au mépris de toute dignité et de tout droit ?
Dès lors, pas plus qu'aucun homme, le travailleur ne doit être considéré seulement comme un moyen utile mais
toujours en même temps comme une fin. Il doit être respecté comme une personne morale. Le droit du travail vise
ainsi à faire respecter les droits de la personne au travail.
Travailler c'est pourtant plus qu'être utile à soi ou aux autres. C'est davantage qu'acquérir son indépendance et se
mettre au service de la collectivité. Ce qui est en jeu dans le travail, c'est aussi la réalisation de soi, c'est-à-dire, la
mise en œuvre d'une volonté par laquelle je m'oppose au réel pour l'humaniser. L'homme au travail se fait à
l'épreuve du réel. L'homme réalise ainsi sa liberté par le travail qui apparaît comme une obligation morale car il
permet de renoncer aux plaisirs inconstants. Le travail est développement des facultés humaines, du corps et de
l'intelligence. Travailler, c’est se sentir capable, se réaliser activement, s’accomplir soi-même en apprenant un
métier et se rendre ainsi maître des choses et de soi. Renforcer sa liberté en disciplinant ses désirs et en développant
ses facultés. Par le travail, je deviens maître de mes désirs, je leur donne une forme collective et durable.
Hegel a montré dans la Phénoménologie de l'Esprit que l'esclave est l'homme qui travaille au service du maître et se
libère par le travail. En effet, le maître, qui ne fait que ce qui lui plaît prend ses désirs pour la réalité et finit par
vouloir l'impossible. Il vit en dehors du réel, dans l'imaginaire. Le travail est la seule manière par laquelle l'homme
peut se faire lui-même, renoncer à l'immédiateté et à la facilité du désir pour se réaliser dans une volonté forte
faisant du monde son œuvre. L’esclave se détache de son rapport immédiat au sensible, de l'emprise de ses désirs.
Le maître est l’homme dont la satisfaction de son désir ne coûte rien. Le maître est comme un tyran. Il ne fait pas de
différence entre le rêve et la réalité. Sa volonté est colérique, impatiente de commander aux choses et aux hommes.
L'esclave prend conscience de son esprit. Travailler, agir, c’est exercer une vraie maîtrise, une puissance sur les
choses et se libérer.
« Par le travail, le soi fait de ses propres déterminations les formes des choses, et se regarde comme objectif dans
son travail. Le renoncement à la volonté arbitraire inessentielle constitue le moment de la véritable obéissance »
(Hegel, Propédeutique philosophique). Le travail n'est donc pas ainsi seulement un moyen mais aussi une fin.
L'homme ne travaille pas seulement par besoin ou par intérêt mais aussi par devoir. On doit donc penser l'utilité
morale du travail.
Il ne s'agit pas tant de savoir si le travail est utile que de savoir si le travailleur est seulement utile. Le travail n'est
pas seulement une question d'habileté, d'efficacité technique, mais aussi une question d'épanouissement et
d'excellence humaine. Le travail est ainsi souvent pris dans la contradiction d'être une force sociale libératrice et de
dépendre souvent de la possession même des moyens de travailler, d'avoir une finalité universelle et d'être soumis à
des intérêts économiques. Il appartient donc aux hommes de toujours lutter pour arracher le sens à l'utilité du travail.
Que gagne-t-on en travaillant ?
Il semble que nous ne gagnions rien à travailler dans la mesure où le travail nous apparaît comme une activité
laborieuse et pénible qui nous est imposée par la nature pour notre propre survie. Travailler c'est ainsi seulement être
contraint à satisfaire ses besoins pour reproduire sa vie. C'est pourquoi dans le récit de la Genèse,le travail a pu être
considéré comme une malédiction, punissant les premiers hommes d'avoir péché.
Cependant, le travail n'a-t-il qu'une finalité naturelle ? Ne nous permet-il pas de choisir notre vie et de satisfaire nos
désirs, c'est-à-dire d'être heureux ? Mais alors, ce n'est qu'après avoir travaillé et, non pendant le travail, que je suis
satisfait. Le travail apparaît ainsi comme une privation qui me permet ensuite de jouir d'une certaine situation de
confort ou de richesse. Mais le gain peut-il être propre au travail lui- même ? Lui est-il seulement extérieur ou peutil lui être intérieur ? Comment penser que le travail puisse être un gain et non un perte, c'est à dire une privation et
une souffrance ? L'homme n'aurait-il qu'à perdre en travaillant ? Pourquoi travailler ?
On dit souvent que l'homme travaille pour gagner sa vie. Le travail est l'activité par laquelle l'homme peut vaincre
l'hostilité de la nature et son propre dénuement. L'homme est un être faible naturellement qui ne peut survivre qu'en
travaillant, c'est à dire en modifiant la nature conformément à ses intérêts. Le travail est donc une nécessité vitale où
l'homme ne gagne rien véritablement sauf de conserver sa vie. Pire, le travail s'accompagne de souffrance. « Le
surplomb de la mort se faisant plus redoutable dans la proportion où les subsistances nécessaires deviennent plus
difficiles d’accès, le travail, inversement, doit croître en intensité et utiliser tous les moyens de se rendre plus
prolifique. Ainsi ce qui rend l’économie possible, et nécessaire, c’est une perpétuelle et fondamentale situation de
rareté : en face d’une nature qui par elle-même est inerte et, sauf pour une part minuscule, stérile, l’homme risque sa
vie » (Foucault, Les mots et les choses). Le travail suppose une fatigue corporelle et nerveuse qui conduit encore
beaucoup d'hommes à se tuer à la tâche. Le travail est vécu comme un fardeau, une pure contrainte.
C'est la raison pour laquelle le travail était méprisé dans l'Antiquité. Aristote soutient ainsi l'idée que le travail relève
de la poiesis, du faire et non de la praxis, du perfectionnement de soi. Le travail est tourné vers les satisfactions
corporelles, il nous permet seulement de subsister. Ce n'est qu'un moyen en vue de fins supérieures. Il ne produit que
les conditions matérielles qui permette à l'homme de développer ensuite son esprit dans la vie éthique ou politique.
Le travail est donc une activité basse, servile, qui rapproche l'homme de l'animal. L'homme n'accomplit pas son
excellence en travaillant. Seul le loisir, par opposition au négoce, aux affaires, permet à l'homme de devenir
pleinement lui-même, de se soucier de l'organisation de la communauté politique et du bien vivre ensemble.
Les progrès du machinisme ont d'ailleurs permis d'épargner aux hommes les souffrances du travail mais ils ne
permettent pas de penser un intérêt spécifique au travail. Les machines semblent supposer que le travail n'a pas de
valeur et qu'il faut, dès que possible, en décharger l'homme. Le travail apparaît donc bien comme un fardeau nuisible
à l'homme et celui-ci doit tout faire pour s'en passer. L’homme travaillerait ainsi pour inventer des machines qui
travailleront à sa place et qui lui permettent de faire autre chose, d’avoir du loisir, du temps libre, de s’exercer à l’art
ou à la politique. Le travail est une servitude. Tout se passe comme si le sens de la vie était en dehors du travail.
Il n'empêche que le travail semble avoir acquis dans l'histoire de l'humanité une valeur. Alors que dans l'antiquité
était reconnu comme une activité indigne de l'homme libre, relevant de la seule nécessité naturelle, seulement bonne
pour les esclaves, le travail apparaît aujourd'hui ce par quoi l'individu se réalise et devient lui même en produisant
des richesses sociales dont tous peuvent profiter. Travailler, c'est ainsi unir ses forces avec les autres, partager ses
connaissances et échanger les produits de son travail. Le travail a ainsi une dimension sociale et est l'activité par
laquelle se développent les sociétés. Voltaire affirme que « le travail éloigne de nous trois grands mots : l’ennui, le
vice et le besoin ». C'est par le travail que les individus s'épanouissent.
Le paradoxe c'est que le travail acquiert une valeur en même temps que la naissance du capitalisme va accroître
l'aliénation des travailleurs. Le travail considéré du point de vue du gain économique va prendre des formes de
domination et d'exploitation des travailleurs soumis à la pure logique de l'efficacité, de la rentabilité et de la
performance. Comme l'a expliqué Marx, la plupart des travailleurs sont dépossédés de leur travail, de leur
intelligence, de la vision d'ensemble et du résultat de ce qu'ils font. « L'ouvrier s'appauvrit d'autant plus qu'il produit
plus de richesse, que sa production croît en puissance et en volume. L'ouvrier devient une marchandise. Plus le
monde des choses augmente en valeur, plus le monde des hommes se dévalorise ; l'un est en raison directe de l'autre.
Le travail ne produit pas seulement des marchandises ; il se produit lui-même et produit l'ouvrier comme une
marchandise dans la mesure même où il produit des marchandises en général. » (Marx, Manuscrits de 1844). Le
travail à la chaîne est ainsi effectué en pure perte et permet seulement au prolétaire de conserver sa vie et de
reproduire sa force de travail. Le prolétaire exploité travaille en pure perte.
Nietzsche va même jusqu'à affirmer que la société y gagne l'ordre et la sécurité. « Au fond, on sent aujourd’hui, à la
vue du travail – on vise toujours sous ce nom le dur labeur du matin au soir – qu’un tel travail constitue la meilleure
des polices, qu’il tient chacun en bride et s’entend à entraver puissamment le développement de la raison, des désirs,
du goût et de l’indépendance. » (Nietzsche, Aurore). Le travail épuisant a ainsi une fonction presque policière en
tant qu'il consiste à épuiser et à abêtir les hommes, à les rendre incapables de violence mais aussi de penser, de sens
critique, les empêchant de troubler l'ordre social. Le travail détourne ainsi la force des individus au profit de la
société.
Ceux qui profiteraient ainsi de l'organisation capitaliste du travail gagnerait ainsi à exploiter le travail des autres et à
les neutraliser. Ils ne travailleraient que par appât du gain, que par intérêt financier. Mais alors travailler toujours
davantage pour gagner toujours plus d'argent, c'est n'être qu'un simple agent économique et se taire devant les
injustices et rester indifférent aux autres. C'est n'être préoccupé que par ses désirs et s'affirmer déterminé par eux
comme individu égoïste dans le marché concurrentiel du travail. C'est vivre replié sur soi-même.
Cependant, peut-on réduire la valeur humaine du travail aux formes aliénantes et intéressées du travail ? Le travail
n'est-il pas une activité par laquelle l'homme devient lui même, par laquelle il cultive son humanité ?
Dans le travail, l'homme se réalise soi-même, prend conscience de sa liberté, met en œuvre sa volonté. L'homme au
travail se fait à l'épreuve du réel. L'homme réalise ainsi sa liberté par le travail qui apparaît comme une obligation
morale car il permet de renoncer aux plaisirs inconstants. Le travail est développement des facultés humaines, du
corps et de l'intelligence. Travailler, c’est se sentir capable, se réaliser activement, s’accomplir soi-même en
apprenant un métier et se rendre ainsi maître des choses et de soi. Renforcer sa liberté en disciplinant ses désirs et en
développant ses facultés. Par le travail, je deviens maître de mes désirs, je leur donne une forme collective et
durable.
Hegel a montré dans la Phénoménologie de l'Esprit que l'esclave est l'homme qui travaille au service du maître et se
libère par le travail. En effet, le maître, qui ne fait que ce qui lui plaît prend ses désirs pour la réalité et finit par
vouloir l'impossible. Il vit en dehors du réel, dans l'imaginaire. Le travail est la seule manière par laquelle l'homme
peut se faire lui-même, renoncer à l'immédiateté et à la facilité du désir pour se réaliser dans une volonté forte
faisant du monde son œuvre. L’esclave se détache de son rapport immédiat au sensible, de l'emprise de ses désirs.
Le maître est l’homme dont la satisfaction de son désir ne coûte rien. Le maître est comme un tyran. Il ne fait pas de
différence entre le rêve et la réalité. Sa volonté est colérique, impatiente de commander aux choses et aux hommes.
L'esclave prend conscience de son esprit. Travailler, agir, c’est exercer une vraie maîtrise, une puissance sur les
choses et se libérer.
« Par le travail, le soi fait de ses propres déterminations les formes des choses, et se regarde comme objectif dans
son travail. Le renoncement à la volonté arbitraire inessentielle constitue le moment de la véritable obéissance. »
(Hegel, Propédeutique philosophique). Le travail n'est donc pas ainsi seulement un moyen mais aussi une fin.
L'homme ne travaille pas seulement par besoin ou par intérêt mais aussi par devoir.
Travailler, ce n'est donc pas seulement une activité subalterne qui consiste à subsister, à produire des biens de
consommation nécessaires à la reproduction de nos forces biologiques et donc rester soumis à la nécessité de la
nature. C'est au contraire produire les biens utiles à notre insertion dans un monde. Le travail est ce par quoi
l'homme développe son histoire, habite le monde. Ce que l'homme gagne donc en travaillant n'est pas de l'ordre du
quantitatif (appât du gain ou gain de productivité) mais de l'ordre du qualitatif.
# Texte de Berkeley.
« En morale, les règles éternelles d’action ont la même vérité immuable et universelle que les propositions en
géométrie. Ni les unes ni les autres ne dépendent des circonstances, ni des accidents, car elles sont vraies en tout
temps et en tout lieu, sans limitation ni exception. « Tu ne dois pas résister au pouvoir civil suprême » est une règle
qui n’est pas moins constante ni invariable pour tracer la conduite d’un sujet à l’égard du gouvernement, que «
multiplie la hauteur par la moitié de la base » pour mesurer la surface d’un triangle. Et de même qu’on ne jugerait
pas que cette règle mathématique perd de son universalité, parce qu’elle ne permet pas la mesure exacte d’un champ
qui n’est pas exactement un triangle, de même on ne doit pas juger comme un argument contraire à l’universalité de
la règle qui prescrit l’obéissance passive, le fait qu’elle ne touche pas la conduite d’un homme toutes les fois qu’un
gouvernement est renversé ou que le pouvoir suprême est disputé.
Il doit y avoir un triangle et vous devez vous servir de vos sens pour le connaître, avant qu’il y ait lieu d’appliquer
votre règle mathématique. Et il doit y avoir un gouvernement civil, et vous devez savoir entre quelles mains il se
trouve, avant qu’intervienne le précepte moral. Mais, quand nous savons où est certainement le pouvoir suprême,
nous ne devons pas plus douter que nous devons nous y soumettre, que nous ne douterions du procédé pour mesurer
une figure que nous savons être un triangle. »
Berkeley, De l'obéissance passive.
Ce texte de Berkeley traite de la morale. Qu'est-ce qui fonde les conduites humaines, l'obéissance que les hommes
doivent aux lois morales et politiques ? Comment penser le pouvoir de ces lois ? Peut-on les comparer aux lois de la
géométrie ?
Berkeley soutient la thèse selon laquelle il faut se soumettre aux lois dans le domaine moral et politique exactement
comme nous nous soumettons aux raisonnements dans le domaine mathématique. La justice relève entièrement de la
raison. Mais cela ne signifie pas que nous n'avons pas à tenir compte de nos sens. Dès lors, comment peut-on fonder
en raison l'obéissance aux lois si cette obéissance dépend de la certitude sensible et sans la réduire à une contrainte
illégitime ? Si nous n'obéissons pas de façon passive, sans discussion, y a-t-il encore autorité morale et politique ?
Mais si nous obéissons de façon passive, sans discussion, ne perdons-nous pas toute liberté ?
D'abord, les hommes doivent obéir de façon aussi absolue aux règles morales qu'aux propositions de la géométrie,
parce qu'elles sont toutes deux des vérités éternelles et nécessaires. Ensuite, l'obéissance à ces vérités idéales et
abstraites ne peut être remise en cause par l'expérience de la désobéissance. Enfin, il suffit de sentir le pouvoir d'une
règle et de l'identifier pour s'y conformer.
Berkeley entend d'abord justifier notre obéissance dans le domaine morale ou politique en comparant les règles qui
régissent nos conduites aux règles mathématiques. En effet, les vérités mathématiques sont des vérités démontrées
qui ne changent pas avec le temps, qui restent éternellement vraies. Ce sont des vérités nécessaires et universelles.
Les objets mathématiques sont des idées abstraites, définies avant toute démonstration. Le théorème de Pythagore,
par exemple, suit les lois du raisonnement, c'est-à-dire les règles de la raison. Tout homme doué de raison ne peut
que reconnaître ces vérités, sous peine de se contredire. La reconnaissance de la vérité mathématique ne dépend pas
du libre choix, du bon plaisir des individus mais d'une nécessité de raison que nul ne peut légitimement contester.
Mais se soumettre à la vérité n'est pas une contrainte. Elle me libère au contraire de toute croyance infondée, de tout
arbitraire.
De même, s'agissant de nos conduites, il existe selon Berkeley des règles nécessaires et universelles qui fondent
l'ordre social. Berkeley met en œuvre un raisonnement analogique selon lequel la règle qui permet de construire un
triangle est aussi éternelle que la règle qui permet de tracer nos conduites. Berkeley énonce un principe qui constitue
une règle éternelle de nos actions dans le domaine politique (« Tu ne dois pas résister au pouvoir civil suprême »).
La loi morale ou politique est donc considérée comme une loi de nature, instituée par Dieu, par un sage créateur,
puisqu'elle permet aux hommes de vivre ensemble selon la paix commune. Ne pas se soumettre à cette loi, c'est ne
pas suivre sa raison, qui commande de faire ce qui nous est le plus utile, c'est se condamner à retourner à l'état de
nature, au chaos des libertés individuelles, anarchiques. C'est aussi pourquoi il ne saurait être question d'envisager
que le pouvoir politique puisse se diviser ou être limité. Il n'y a de pouvoir qu'absolu. Toute désobéissance civile est
donc logiquement impensable. La forme même de la loi relève de l'éternité. La loi est au-dessus des circonstances
temporelles qui font que le pouvoir change de mains dans l'histoire. La loi incarne la raison et le bien commun. Il n'y
a donc pas à imaginer de façon arbitraire quel pourrait bien être un bien commun en dehors de la loi, que la loi serait
incapable d'incarner. La loi dépasse même telle ou telle décision injuste qui pourrait être prise par le souverain. Il
est donc important de souligner que la thèse de Berkeley n'implique pas l'absence de soupçon à l'égard des décisions
du souverain.
C'est pourquoi Berkeley affirme ensuite que la règle mathématique reste universelle même dans le cas où elle n'est
pas parfaitement adaptée à la réalité. Les théorèmes géométriques valables pour le triangle valent même pour les
triangles imparfait comme ceux qu'on trace au tableau. Les hommes usent des règles mathématiques pour se repérer
dans la réalité comme les premiers géomètres égyptiens qui cherchaient à mesurer les terrains agricoles recouverts
par les crues du Nil. La réalité n'est pas parfaitement mathématique mais elle ne peut contester la nécessité de la
règle mathématique. De même, si dans l'expérience particulière il arrive que des individus disputent ou renversent
un gouvernement, cela ne contredit pas la nécessité de l'obéissance au gouvernement, le fait ne fait pas droit. Un
gouvernement ne peut pas être plus ou moins juste. L'obéissance que les sujets doivent au gouvernement doit être
absolue, sans limite, sans restriction, aucun cas particulier ne peut justifier une désobéissance. L'obéissance ne peut
être relative car il n'y a pas de pouvoir suprême relatif, qui serait plus ou moins un pouvoir selon des circonstances
changeantes. Un gouvernement n'a de sens que si le peuple ne lui résiste jamais, sinon il s'effondre en perdant toute
efficacité, toute autorité.
Cependant, Berkeley use du vocabulaire du devoir ou de la prescription, c'est-à-dire de l'obligation morale. Cela
signifie que l'homme est un être libre qui doit se conformer à ce que la raison lui commande et qu'il peut ne pas le
faire. Peut-on considérer comme équivalentes les règles mathématiques et les règles morales ? Celles qui valent pour
des figures et celles qui valent pour des hommes ? La nécessité est-elle la même ? Un gouvernement n'est-il pas
toujours un pouvoir humain susceptible de passion et pas seulement de raison ? Le pouvoir n'est-il pas parfois
arbitraire ? Berkeley semble donc confondre le domaine de l'être et celui de la valeur. Autant les mathématiques sont
une affaire de pure raison, puisqu'on y part de principes indiscutables et admis par tous, autant la politique ne se
réduit pas à la raison et doit faire place à la liberté humaine, c'est-à-dire à la discussion, au débat public. En matière
morale ou politique, personne ne peut a priori s'autoriser d'une vérité qu'il serait le seul à détenir. Un gouvernement
peut être injuste. Comment donc justifier une obéissance passive et absolue à un gouvernement injuste ? L'obligation
d'obéir de façon passive et absolue au gouvernement n'est-elle pas une contrainte illégitime et idéologique qui
condamne toute liberté du peuple ? Peut-on formaliser le domaine politique avec quelques axiomes indiscutables ?
Le domaine de la vérité doit donc être distinguer du domaine de la valeur.
Quelle est la signification du modèle mathématique pour la morale et la politique ? Justifier l'obéissance passive et
absolue des sujets au gouvernement sans laquelle toute société se réduit au désordre voire au chaos, n'est-ce pas faire
reposer l'autorité politique sur une norme sacrée et indiscutable ?
Certes, il est bon de ne pas trop raisonner et de se perdre dans des considérations abstraites et arbitraires pour fonder
l'obéissance sur la justice. C'est pourquoi Berkeley affirme que de même que nous devons faire confiance à nos sens,
à nos perceptions sensibles pour connaître et identifier les réalités mathématiques, nous devons aussi faire confiance
à nos sens pour identifier le gouvernement, la présence d'un pouvoir exécutif capable de prendre des décisions pour
la communauté. Il suffit de sentir qu'un gouvernement existe, de savoir où il se trouve pour que nous devions lui
obéir.
L'obéissance au gouvernement doit donc précéder toute réflexion sur la justice du pouvoir. Elle fonde absolument
l'ordre social. Mais Berkeley n'explique pas ici si cette obéissance passive et absolue est une fin ou bien simplement
un moyen de garantir le cadre d'un vie politique où les sujets sont aussi des citoyens capables de réfléchir sur la
justice dans la communauté et celle du gouvernement. Séparer l'idée d'obéissance au gouvernement et toute
réflexion sur sa légitimité n'est-ce pas justifier la domination des sujets par un gouvernement tyrannique ?
L'obéissance qui garantit l'ordre et la sécurité de tous est-elle la finalité de la communauté politique ? Peut-on faire
de la politique une science qui soumettrait les passions humaines à un ordre nécessaire voire à des décisions prises
par des experts négligeant la participation active du peuple ? L'enjeu de la politique n'est-il pas d'éduquer les sujets
pour en faire des citoyens capables de raison et de délibérer sur le juste et l'injuste dans la société ? Une société
n'est-elle qu'une fourmilière où chacun est assigné à une place déterminée dans un ordre immuable ?
N'est-ce pas se tromper quant à la finalité de la politique ? En effet, la politique ne se réduit pas à l'efficacité d'un
pouvoir dont la mission serait seulement d'imposer l'universel de la loi au particulier à tout prix, de maintenir l'ordre
et la paix sociale sans respect des citoyens et sujets. Non seulement l'exigence de sécurité ne tarde jamais à n'être
qu'obtenue que par la force, qu'au prix de la liberté, du respect de la liberté, mais en outre il est à douter que cela soit
efficace et que cela n'entraîne pas tôt ou tard une désobéissance qui sera d'autant plus violente que les citoyens
auront été réprimés.
Le texte de Berkeley entend faire reposer le pouvoir politique sur l'obéissance passive des hommes. Mais cela
semble les considérer davantage comme sujets que comme citoyens en niant que les hommes, parce qu'ils sont des
êtres libres raisonnables, doivent se soumettre aux lois plus par respect que par stricte nécessité. Si l'obéissance à la
loi est au fondement de l'autorité de l'Etat, il semblerait judicieux de penser qu'un Etat de droit a davantage besoin
d'une obéissance active, qui engage la participation des citoyens dans le débat public voire dans le pouvoir de
législation même.
# Texte de Spinoza.
« La fin de l’Etat n’est pas de faire passer les hommes de la condition d’êtres raisonnables à celle de bêtes brutes ou
d’automates, mais au contraire il est institué pour que leur âme et leur corps s’acquittent en sûreté de toutes leurs
fonctions, pour qu’eux-mêmes usent d’une raison libre, pour qu’ils ne luttent point de haine, de colère ou de ruse,
pour qu’ils se supportent sans malveillance les uns les autres. La fin de l’Etat est donc en réalité la liberté.
[Et], pour former l’Etat, une seule chose est nécessaire : que tout le pouvoir de décréter appartienne soit à tous
collectivement,soit à quelques-uns, soit à un seul. Puisque, en effet, le libre jugement des hommes est extrêmement
divers, que chacun pense être seul à tout savoir et qu’il est impossible que tous opinent pareillement et parlent d’une
seule bouche, ils ne pourraient vivre en paix si l’individu n’avait renoncé à son droit d’agir suivant le seul décret de
sa pensée.
C’est donc seulement au droit d’agir par son propre décret qu’il a renoncé, non au droit de raisonner et de juger ; par
suite nul à la vérité ne peut, sans danger pour le droit du souverain, agir contre son décret, mais il peut avec une
entière liberté opiner et juger et en conséquence aussi parler, pourvu qu’il n’aille pas au-delà de la simple parole ou
de l’enseignement, et qu’il défende son opinion par la raison seule, non par la ruse, la colère ou la haine. »
SPINOZA, Traité théologico-politique
Ce texte de Spinoza traite de la politique. Quelle est la fin de l'Etat ? Quelle est la raison qui fonde un pouvoir
politique ? Quel est le rapport de l'Etat et de la liberté ? L'Etat nous prive-t-il de liberté ou bien nous la protège-t-il ?
Spinoza soutient la thèse selon laquelle l'Etat a pour fin de respecter la nature raisonnable de l'homme et donc de
protéger sa liberté. Mais cela ne signifie pas que chacun peut agir comme bon lui semble. Dès lors, comment l'Etat
peut-il nous empêcher chacun de faire ce qui lui plaît sans constituer une contrainte qui soumet absolument les
individus, qui réduit le peuple à l'état de troupeau, en exigeant une obéissance passive et mécanique ? Si on
considère les hommes comme raisonnables, l'Etat ne devient-il pas superflu ? Mais si les hommes sont violents par
nature, l'Etat ne doit-il pas lui-même être violent pour les empêcher de se détruire ?
D'abord, l'Etat ne vise pas à soumettre les individus à tout prix. Il est au service de la raison et garantit la liberté des
individus. Ensuite, l'Etat suppose un pouvoir législatif qu'il faille absolument respecter, quelques soient les
personnes à qui il est attribué. Enfin, cela implique que les individus renoncent à leur droit d'agir comme bon leur
semble, mais pas à leur liberté de pensée et d'expression.
Spinoza cherche d'abord à définir la finalité de l'Etat, la raison d'être de l'Etat. Il ne s'agit pas d'abrutir les hommes,
c'est à dire de leur faire changer de condition, d'état en les rendant moins raisonnables qu'ils ne le sont voir en leur
privant de leur capacité de raison. Il ne s'agit donc pas pour l'Etat d'assoir son autorité à n'importe quel prix en
sacrifiant la raison de l'homme, en réduisant les hommes à des animaux ou à des automates dont on aurait pas besoin
qu'il pensent. Il n'a d'Etat qui est du sens qu'au service de l'homme et pour l'homme. La fin de l'Etat est au contraire.
Si un Etat est créé, voulu par les hommes, c'est pour que les hommes puissent devenir pleinement eux même,
s'accomplir et cultiver leur excellence humaine en développant toutes leurs fonctions physiques et morales. L'Etat ne
doit donc viser que la condition qui permet cet accomplissement et ce moyen c'est la sureté, ce n'est qu'un moyen.
La fin de l'Etat est le moyen nécessaire au développement de l'homme. La finalité de l'Etat est donc, contrairement à
ce que certains peuvent croire, non pas la sureté ou la sécurité mais la liberté. Ce n'est pas l'ordre et la paix mais le
plein épanouissement des hommes raisonnables, capables de penser, de participer à la vie politique et de donner sens
à l'Etat, à la communauté politique. Le maintien de l'ordre n'est qu'un moyen. Si l'Etat doit faire en sorte que les
individus ne se livrent pas aveuglement à leurs passions, n'en soient pas les esclaves, ne se nuisent pas les uns aux
autres en se causant du tort, éviter cela ne suffit pas. Ce qui est digne de l'Etat c'est de viser la liberté et la garantir
par la liberté. Il s'agit donc de protéger la liberté et non de la nier. L'Etat ne doit pas seulement être fort mais aussi
libéral.
Etre libre, ce n'est donc pas faire ce qui nous plaît mais user de sa raison et obéir à la loi. La liberté n'est pas dans la
conscience illusoire d'agir sans être déterminé par rien, mais de connaître la nécessité de la raison. C'est seulement
en obéissant à la raison commune que nous renonçons à être esclave de nos passions individuelles. La loi n'a donc
pas besoin d'être tyrannique et de s'imposer par la répression. Cela signifierait que les hommes sont incapables
d'écouter leur raison et de se libérer de leurs passions. Pire, ce serait alimenter un rapport de force entre l'Etat et les
citoyens, encourager les passions sans qu'on puisse jamais s'empêcher de redouter un débordement de violence et
une remise en cause radicale de l'Etat.
Spinoza indique ensuite ce qui est nécessaire pour former un Etat. Le pouvoir législatif doit appartenir une fois pour
toute, de façon bien définie, « soit à tous collectivement, soit à quelques uns soit à un seul ». Savoir qui a le droit de
légiférer est au fond sans importance. La seule chose qui est nécessaire, c'est que le pouvoir soit reconnu, déterminé
à l'avance, qu'on sache à qui il appartient. Pourquoi ? Parce que les hommes étant tous capables de penser, de former
des opinions et donc il y a une diversité irréductible d'opinions parmi eux. Il s'en suivrait des tensions, des luttes si
les hommes ne renonçaient pas à leur « droit d'agir suivant le seul décret de sa pensée ». En effet, puisque les
hommes ne sont jamais entièrement d'accord, puisqu'il semble même que souvent certains pensent avoir raison seul
contre tous, si les individus pouvaient traduire dans leurs actes leur pensée, aller au bout de leur pensée, il n'y aurait
aucun accord politique possible.
Ce n'est pas parce que la liberté de penser doit être garantie que la communauté politique doit se retrouver dissoute
dans la multitude des opinions et se révéler impuissante. Ce n'est pas non plus parce que les hommes disposent d'une
raison qu'ils sont tous capables de bien penser et de déterminer ce qui est raisonnable pour la communauté, de penser
ce qui est conforme à l'utilité commune. Il suffit donc de la loi, de son caractère commun et raisonnable. Elle vaut
infiniment mieux que les changements arbitraires de ceux qui batailleraient pour le pouvoir législatif et décider des
lois. L'ordre de la loi est en ce sens une nécessité absolue.
Les citoyens doivent donc une obéissance absolue à l'Etat, aux lois qui émanent de sa puissance souveraine.
L'obéissance n'est pas une fin en soi mais la condition d'une union utile à tous. Il n'y a pas d'Etat sans le transfert
absolu de la puissance de l'individu à la société, sans que les puissances naturelles des individus soient réunies,
mises en commun. L’union des hommes, leur obéissance à une loi commune, leur soumission à l'Etat leur donne
plus de droit et de puissance. On ne peut vivre convenablement, dans la tranquillité et dans la moralité que s’il y a un
pouvoir souverain. Les hommes ne peuvent pas vivre sans une loi commune. Il est donc au fond assez indifférent
que l'Etat soit monarchique, aristocratique ou démocratique, pourvu que l'obéissance à la puissance souveraine soit
absolue.
Mais pour résoudre la contradiction entre la liberté des citoyens et l'Etat, il faut donc distinguer ce qui est de l'ordre
de la pensée et ce qui est de l'ordre de l'action. Spinoza va donc opérer une distinction fondamentale pour penser la
société politique entre la liberté de penser et la liberté d'agir, distinction qui est au fondement de la liberté de
tolérance et qui commande que dans un Etat moderne, un Etat de droit, nul ne soit inquiété pour ses opinions.
Si l'homme doit renoncer à son droit d'agir par son propre décret, c'est-à-dire à agir suivant ses propres opinions, s'il
doit renoncer à sa liberté naturelle, individuelle, pour obéir à une loi commune et ainsi conserver la puissance de
l'Etat. Mais il ne doit jamais se débarrasser de son droit de raisonner et de juger c'est-à-dire de sa liberté de penser.
Celle-ci est sacrée. C'est pourquoi personne ne peut désobéir à la loi, ce qui compromettrait l'existence de l'Etat et
l'ordre politique mais chacun conserve une liberté totale de penser. Mais cette liberté de penser n'est pas seulement
intérieure, ce n'est seulement celle que chacun peut garder pour lui même en sa conscience.
Mais comment différencier la liberté de parler et la liberté d'agir ? La liberté de parler n'est-elle pas déjà une manière
d'agir, de persuader les autres ? La seule liberté de parole légitime c'est donc celle qui se réduit à l'usage de la simple
parole ou de l'enseignement qui cherche à instruire de la vérité par la seule raison. Seule peut être justifiée une
parole qui suit la raison, qui obéit à l'exigence de la raison et non aux passions. Voilà dans quelle mesure l'Etat peut
tolérer la liberté d'expression dans la communauté.
La liberté de penser n’est ainsi jamais dangereuse. C’est ôter cette liberté de penser qui est dangereux. D’une part
c’est méconnaître la nature humaine. Les hommes ne supportent pas qu’on déclare criminelles les opinions qu’ils
croient vraies. Les meilleurs citoyens sont transformés en rebelles. D’autre part, les meilleurs citoyens qui auraient
pu donner leur avis sont freinés pour améliorer les lois. Spinoza pense ici le problème de la puissance de l’Etat.
L’Etat a le droit, a la puissance d’interdire la liberté de penser. Plein d’Etats pratiquent la censure. Mais le problème
est de savoir si l’Etat qui interdit aux citoyens la liberté de penser est un Etat puissant. Il se pense alors comme un
Etat absolu. Il réduit la puissance au pouvoir. Plus l’Etat pratique l’interdit, plus il se retire de puissance, plus il
limite son propre droit. Plus l’Etat interdit de droits naturels à l’individu, plus il y a des risques de désobéissance.
Retirer la liberté de penser aux citoyens, c’ est en faire des rebelles. Il faut que l’Etat interdise le minimum de droits
naturels. La monarchie absolue est l’Etat le plus faible. La démocratie est l’Etat le plus fort, mais à condition que
l'obéissance à la loi reste absolue. Que faire si les lois sont absurdes ? Spinoza reconnaît l'avantage de la démocratie
dans la mesure où les lois proviennent du plus grand nombre et rien n'est moins probable que le grande nombre
puisse de beaucoup se tromper.
C'est pourquoi Spinoza peut affirmer dans le Traité politique que « L'expérience paraît enseigner que dans l'intérêt
de la paix et de la concorde, il convient que tout le pouvoir appartienne à un seul. (…) Mais si la paix doit porter le
nom de servitude, de barbarie et de solitude, il n'est rien de si lamentable que la paix. Entre les parents et les enfants,
il y a certes plus de querelles et des discussions plus âpres qu'entre maîtres et esclaves, et cependant il n'est pas de
l'intérêt de la famille ni de son gouvernement que l'autorité paternelle se transforme en droit de propriété et de
domination et que les enfants soient tels que des esclaves. C'est donc la servitude, non la paix, qui demande que tout
le pouvoir soit aux mains d'un seul : (...) la paix ne consiste pas dans l'absence de guerre, mais dans l'union des
âmes, c'est-à-dire dans la concorde. »
Dans ce texte, Spinoza pense donc la difficulté même de la politique, c'est-à-dire le cercle entre les citoyens et l'Etat.
La raison des citoyens est présupposée par celle de l'Etat et inversement. Toute la question est de savoir comment les
hommes accèdent-ils à la raison et que est le rôle de l'Etat sur ce point. Spinoza répond qu'il n'y a d'Etat qu'autant
que celui-ci laisse les citoyens libres de penser, de s'exprimer et donc de s'engager dans la vie publique. Seul le débat
public est garant d'un Etat libre et l'Etat doit tout faire pour l'encourager sous peine d'être lui-même contesté et de ne
plus pouvoir asseoir sa véritable autorité.
# Texte de Rousseau.
« On façonne les plantes par la culture, et les hommes par l’éducation. Si l’homme naissait grand et fort, sa taille et
sa force lui seraient inutiles jusqu’à ce qu’il eût appris à s’en servir ; elles lui seraient préjudiciables, en empêchant
les autres de songer à l’assister ; et, abandonné à lui-même, il mourrait de misère avant d’avoir connu ses besoins.
On se plaint de l’état de l’enfance ; on ne voit pas que la race humaine eût péri, si l’homme n’eût commencé par être
enfant.
Nous naissons faibles, nous avons besoin de force ; nous naissons dépourvus de tout, nous avons besoin d’assistance
; nous naissons stupides, nous avons besoin de jugement. Tout ce que nous n’avons pas- à notre naissance et dont
nous avons besoin étant grands, nous est donné par l’éducation.
Cette éducation nous vient de la nature, ou des hommes ou des choses. Le développement interne de nos facultés et
de nos organes est l’éducation de la nature ; l’usage qu’on nous apprend à faire de ce développement est l’éducation
des hommes ; et l’acquis de notre propre expérience sur les objets qui nous affectent est l’éducation des choses.
Chacun de nous est donc formé par trois sortes de maîtres. Le disciple dans lequel leurs diverses leçons se
contrarient est mal élevé, et ne sera jamais d’accord avec lui-même ; celui dans lequel elles tombent toutes sur les
mêmes points, et tendent aux mêmes fins, va seul à son but et vit conséquemment. Celui-là seul est bien élevé. »
ROUSSEAU, Émile
Ce texte de Rousseau traite de l'éducation. L'homme est l'être qui a besoin d'une éducation. Qu'est-ce qui fonde
l'éducation d'un homme ? Qu'est-ce qu'une bonne éducation ? En quoi consiste-t-elle ?
Rousseau soutient la thèse selon laquelle l'homme n'est pas lui-même par nature, mais par un processus d'éducation
qui relève de la culture. Mais cela ne signifie pas que l'homme est entièrement maître de l'éducation qu'il se donne.
Dès lors, comment l'homme peut-il se donner lui-même une éducation pour accéder à son humanité sans nier l'ordre
naturel et subir toutes sortes de manipulations artificielles et sociales ? Si l'éducation procède de la nature, change-telle encore quelque chose à ce qui est donné de façon naturelle ? Mais si l'éducation rompt brutalement avec la
nature, n'est-elle pas alors violente et arbitraire ?
D'abord, l'homme est l'être qui se transforme et devient lui-même en se donnant une éducation. Celle-ci ne lui vient
pas de l'extérieur. Ensuite, l'éducation, qui signifie que l'homme n'est rien par nature, est due à la faiblesse naturelle
de l'homme, qui a besoin des autres. Enfin, l'éducation est complexe : elle relève à la fois de la nature, des choses et
des hommes, trois maîtres qui doivent concourir à une bonne éducation.
Rousseau commence faire un parallèle entre l'éducation des hommes et la culture des plantes. De la même façon que
la culture façonne les plantes, c'est-à-dire, les aide à se développer, à croître, à actualiser leur forme, l'éducation aide
les hommes à cultiver leur nature, à les porter à leur excellence. L'éducation est ce par quoi l'homme devient luimême. Il n'y a ainsi pas rupture entre culture et nature. La culture des plantes relève de l'agriculture qui consiste à
développer les possibilités matérielles. Par opposition, l'éducation est une culture de l'esprit, une culture des facultés
proprement humaines. Elle élève l'homme à la conscience de son esprit et de son humanité. Dans un cas, il s'agit
d'une culture matérielle, dans l'autre, il s'agit d'une culture spirituelle. Il faut, dans les deux cas, une intervention
humaine. La spontanéité de la nature ne suffit pas. L'homme semble donc tout entier ce qu'il fait de lui-même.
L'homme est l'oeuvre de l'homme alors que les plantes ne se façonnent pas elle-même.
C'est pourquoi si l'homme était d'emblée physiquement, achevé, accompli, cela ne lui serait d'aucune utilité. Si
l'homme n'est ce qu'il est que par éducation ou par apprentissage, par acquisition, ses qualités naturelles n'auraient
aucun intérêt. L'usage dépend de l'apprentissage. Pire, elles seraient nuisibles car elles supprimeraient la nécessité de
l'éducation. Les autres hommes n'auraient ainsi pas l'idée d'éduquer, d'apprendre à l'homme de devenir lui même
pour s'accomplir alors il est déjà achevé, accompli. Les hommes n'ont l'idée d'éduquer, d'aider les hommes à se
développer que parce qu'ils ne sont rien naturellement, que parce qu'ils ne sont pas eux-mêmes naturellement. Toute
leur humanité vient de l'éducation et donc de la société, c'est-à-dire des autres. Un homme ne peut s'éduquer seul,
par lui-même, il dépend d'un processus de culture qui ne peut avoir lieu qu'en société. Ainsi, l'homme resterait isolé,
replié sur lui même sans le secours des autres, dans l'ignorance de ce dont il a besoin pour devenir lui-même.
L'homme sans éducation ne serait même pas capable de survivre. Voilà pourquoi l'enfance de l'homme est un état
nécessaire dont il n'y a pas lieu de se plaindre, comme si on aurait pu l'éviter, comme si on pouvait s'en passer,
comme s'il n'avait aucune justification. Sans cette faiblesse, cette insuffisance première, sans cet inachèvement
primordial, il n'existerait pas d'humanité.
Rousseau va alors expliquer qu'à notre naissance nous manquons de tout. Nous sommes dans un état d'impuissance,
de faiblesse. Mais cette faiblesse est paradoxalement une force. Rousseau retrouve ici la leçon de Platon examinant
le mythe du sophiste Protagoras. Selon Protagoras, l'homme n'est qu'un animal misérable, privé de toutes les faveurs
de la nature dont jouissent les autres animaux. L’homme est le plus mal loti des animaux, le moins pourvu, le moins
spécialisé. C’est un animal manqué, raté. L’homme est un animal abandonné par la nature, qui ne lui a pas donné
d’instinct. Mais considéré que la nature aurait du mieux faire les chose, cela signifie que la liberté et la raison
s'ajoute artificiellement à l'homme, c'est ne pas comprendre ce qui fait la spécificité humaine ! Voilà pourquoi
Platon nous fait comprendre que l’homme est le mieux organisé des animaux, le plus doué, le plus universel. La
nature a très sagement privé l’homme d’instinct. La nudité de l’homme est ce qui lui permet de devenir lui-même.
Elle force l’homme à sortir de sa torpeur animale, à faire preuve d’inventivité et à vivre avec ses semblables. Elle le
force à cultiver sa raison pour elle-même. La liberté et la raison sont ainsi la véritable destination de l’homme.
Tel est donc le sens de la faiblesse naturelle de l'homme. L'animal et d'emblée, parfait, il ne peut donc rien devenir.
Il n'a aucune liberté de se faire lui-même. Il reste toujours soumis à ses instincts. Aucun progrès ne lui est possible.
Ce qui nous distingue des animaux, c'est notre perfectibilité, notre capacité infinie à développer nos facultés. Cette
perfectibilité étant inséparable de la liberté et de la responsabilité humaine. Tout progrès humain reste ambigu.
L'homme est capable du vrai comme du faux, du bien comme du mal. Il est capable du pire comme du meilleur.
Nous avons ainsi besoin à la fois de force, c'est-à-dire de qualités physiques, d'accomplir notre corps et en même
temps, de jugement, c'est à dire de qualité morale, d'accomplir notre esprit. Le développement physique et moral de
notre humanité qui conditionne notre existence adulte dépend de l'éducation. Nous devons tout à l'éducation, c'est-àdire le développement de nos facultés. Un enfant sauvage par exemple, que l'on aurait retrouvé quelques années
après qu'il ait survécu en forêt sans l'aide d'autres hommes, ne disposerait d'aucune humanité. Il ne saurit par
exemple pas parler. On ne peut apprendre à parler seul, même si on en a la faculté naturelle. L'homme est un être en
devenir et donc social. Mais cela signifie-t-il que la société est le principe de ce devenir et de l'éducation humaine ?
Comment expliquer que l'éducation relève de l'homme, d'un artifice et non de la nature alors qu'elle ne peut avoir
pour principe la société et ses passions, ses règles arbitraires ?
Rousseau affirme de façon paradoxale que notre « éducation nous vient de la nature, ou des hommes ou des
choses ». Alors que l'éducation semble relever de l'intervention humaine, qu'elle suppose la coexistence des hommes
en société, ou du moins, d'une solidarité entre les générations, de la famille, Rousseau complexifie la la nature de
l'éducation. L'éducation est un processus qui comporte trois dimensions. L'éducation est un phénomène total, qui ne
se réduit pas à la seule intervention humaine. Encore faut-il trouver la règle, la norme, de cette intervention.
Rousseau va expliciter ces trois dimensions. D'abord, l'éducation de la nature consiste dans un développement
interne, c'est-à-dire dans une augmentation, dans une croissance inévitable de notre être. Croissance rendue possible
par la nature elle-même. L'homme ne peut être éduqué que parce que la nature le permet. L'homme ne peut marcher
ou parler que parce qu'il en est naturellement capable, corporellement et matériellement. Ensuite, l'éducation des
hommes consiste dans l'usage que les autres nous apprennent à faire de ce développement, c'est-à-dire par exemple
que l'école nous apprend à nous servir de la parole pour penser que nos parents nous apprennent à user de notre
corps, de nos jambes pour marcher. Le développement de nos facultés dépend d'une finalité humaine qui détermine
l'usage nos facultés, qui permet de les accomplir dans leur meilleur usage, c'est-à-dire de leur donner un sens. Enfin,
l'éducation des choses consiste dans l'acquisition d'une expérience propre, personnelle et pas seulement dans
l'apprentissage de l'usage, de l'utilité, de la finalité de nos facultés. L'éducation est, en partie, affaire d'expérience, de
tâtonnement, de répétitions qui nous permet sans cesse d'améliorer l'usage que nous faisons de nos facultés.
L'éducation par laquelle l'homme reçoit sa forme procède donc de trois sortes de maîtres. Chacun de nous est le
disciple de trois maîtres qui concourent à une éducation pleinement réussie. Une bonne éducation suppose
d'accorder, d'harmoniser la leçon de ces trois maîtres. Leur contradiction pervertit l'éducation, elle engendre un
homme lui-même rempli de contradictions. Voilà pourquoi Rousseau affirme aussi dans l'Emile, que l'enfant « ne
doit être ni bête ni homme, mais enfant ; il faut qu'il sente sa faiblesse et non qu'il en souffre ; il faut qu'il dépende et
non qu'il obéisse ; il faut qu'il demande et non qu'il commande. Il n'est soumis aux autres qu'à cause de ses besoins,
et parce qu'ils voient mieux que lui ce qui lui est utile, ce qui peut contribuer ou nuire à sa conservation. Nul n'a
droit, pas même le père, de commander à l'enfant ce qui ne lui est bon à rien ». L'éducation droit procéder de la
nécessité naturelle, que l'éducateur doit savoir retrouver pédagogiquement pour qu'elle guide l'enfant et qu'il fasse
son expérience. Tout l'art de l'éducateur est donc de disparaître. Voilà la subtilité et la complexité de l'art d'éduquer.
L’éducation est un art de prolonger et de retarder car il y a un moment pour apprendre toute chose. Chaque individu
singulier a une temporalité qui lui est propre.
L'éducation n'a donc pas à être en rupture avec notre nature. Elle doit permettre de la développer et de l'accomplir.
S'il faut certes que l'enfant apprenne à pouvoir résister à ses désirs ou du moins à accorder ses désirs avec ses
possibilités, l'éducation ne consiste pas en une discipline répressive, mais une volonté de maîtrise qui dépend de
l'amour de soi, donc des facultés naturelles par lesquelles l'homme s'estime lui-même et peut se contenter de ce dont
il a besoin. Plus profondément, Rousseau tente de prévenir toute perversion dans l'éducation qui la ferait dépendre
uniquement des hommes. Tout l'art de l'éducation est pour l'homme de savoir retrouver la nécessité de la nature, de
maîtriser les circonstances, de pouvoir la guider habilement en ajustant à l'âge de l'enfant ce que celui-ci doit
apprendre.