Après l`activité professionnelle, retraite ou re

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Après l`activité professionnelle, retraite ou re
Après l’activité professionnelle, retraite ou re-traitement ?
Aline Chamahian*
Nos sociétés tendent à penser la formation qui s’inscrit dans la dernière phase du cours de la vie en des
termes largement opposés. Soit la formation est présentée comme un enjeu potentiel du maintien en emploi
des « seniors », elle est ici sollicitée dans sa dimension professionnalisante et intégratrice au monde du
travail et à l’entreprise. Soit elle représente une façon d’occuper le temps libre de la retraite – on parle alors
de « seniors étudiants », ces « étudiants aux cheveux gris » que l’on voit revenir sur « les bancs de l’école ».
La formation permet alors d’occuper intelligemment le temps de retraite, assimilée à un loisir intellectuel qui
prend parfois la forme d’une « revanche ».
Ce flou sur ce que recouvre la catégorie « senior » est assez problématique (Caradec 2005), car dans les
deux cas nous n’interrogeons pas les mêmes réalités. Les « seniors » seraient-ils ces « travailleurs
vieillissants » qui en raison de leur âge vivent une « précarisation de la fin de carrière » (Guillemard 2006)
ou au contraire, ces « jeunes retraités » possédant encore de nombreuses ressources pour investir
dynamiquement et culturellement la vie de la cité (Haicault 1998) ?
Ces deux conceptions tendent à révéler une vision dichotomique de la réalité sociale où la formation
prendrait des dimensions différentes, selon qu’elle se situe dans la sphère professionnelle ou de retraite. Or,
avec le développement des sorties progressives d’activités, les frontières entre les temps de travail, de
chômage, d’invalidité, de retraite et de vieillesse se brouillent ayant pour effet d’araser les seuils d’âge
(Guillemard 2006).
Dans ce contexte, il nous paraît nécessaire de dépasser cette vision dichotomique du rôle de la formation
pour les personnes vieillissantes et d’adopter une posture plus nuancée et moins tranchée.
En effet, s’il est aujourd’hui admis que la formation professionnelle continue est un complément
indispensable à la formation initiale, dans le déroulement de « carrières » professionnelles, il semble que les
besoins de formation soient également bien réels dans la phase de transition entre vie active et retraite et
qu’ils soient encore liés à des projets de vie « active ». Cependant, ces retours en formation se distinguent de
la formation professionnelle continue en ce qu’ils présentent la spécificité d’être conduits individuellement
et qu’ils sont « extrinsèques » à l’activité professionnelle exercée. Il existe trois cas typiques pour lesquels on
peut parler de « formation extrinsèque » : lorsque le retour en formation s’effectue au cours de l’activité
professionnelle mais qu’il ne vise pas l’acquisition de compétences spécifiques pour évoluer au sein de
celle-ci (notamment par une augmentation de son niveau de qualification), lorsqu’il s’effectue dans le cadre
d’une sortie anticipée du marché du travail qui conduit à la retraite ou enfin, lorsque le retour en formation
s’opère au moment de la retraite. Les travaux de P. Santelmann tendent à souligner ce processus selon
lequel plus on avance en âge et plus les besoins de formation sont extrinsèques au travail (2004). Mais nous
pouvons d’emblée préciser que s’ils sont extrinsèques à l’activité professionnelle – c'est-à-dire généralement
qu’ils visent l’épanouissement personnel et le plaisir d’apprendre – ils peuvent également être le vecteur de
reconversions sociale et professionnelle.
La recherche que nous sommes en train de conduire sur les formes d’engagement dans les études au
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moment du passage à la retraite nous a permis de dégager ces trois dimensions de l’activité éducative. En
effet, si la majorité des individus qui se situent dans cette période de transition vers la retraite investissent la
formation pour eux-mêmes, dans une perspective ludique et qui renvoie au « plaisir d'apprendre », certains
le font soit pour être utiles socialement (dans les milieux associatifs, politiques, etc.), soit pour entrer dans
une véritable « 2e carrière » (Gaullier 1988). Les données tirées de l’enquête « Formation Continue 2000 »
permettent de confirmer ce constat, puisqu’elles montrent que 90 % des formations suivies par les retraités
*
Aline Chamahian, Université Lille 3, allocataire-monitrice, doctorante au Gracc, [email protected].
Nous avons réalisé 80 entretiens avec des étudiants qui devaient être en retraite au moment de l’enquête et avoir une
expérience de formation d’au moins deux ans. Nous les avons rencontré au sein de plusieurs structures : l’Université Lille 3,
l’Université Tous Ages de Lyon (structure universitaire), l’Université du Temps Libre de Lille et l’Université de Nice Inter-Ages.
Ces deux dernières structures étant liées par convention avec les universités des villes où elles sont localisées.
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sont à buts culturel, sportif et personnel ; 2,5 % visent des fonctions associatives ou syndicales et 1,6 %
visent l’obtention d’un diplôme ou une qualification reconnue.
Ce sont précisément ces situations de reconversions sociale et professionnelle que nous souhaitons
interroger dans cet article. Ce travail s’appuie sur une analyse approfondie d’une dizaine d’entretiens de
type semi-directif réalisés avec des individus qui sont passés par une formation diplômante pour s'engager
socialement ou professionnellement, au moment de leur sortie d’activité. Ce sous-échantillon nous a semblé
en effet particulièrement représentatif des « parcours atypiques » des retraités rencontrés, et au sein
desquels, le retour en formation diplômante a été central. Ces enquêtés étaient inscrits dans deux structures
éducatives : l’Université Lille 3 et l’Université Tous Âges de Lyon, qui présente la spécificité d’être un
service général de l’Université Lyon 2. Ce statut juridique particulier lui a donné la possibilité de proposer
des formations diplômantes, dont le Diplôme universitaire de tutorat social (DUTS) entre 2003 et 2005.
Notre propos s’organisera en trois parties. Dans la première, nous montrerons que ces « parcours
atypiques » de retour en formation diplômante au moment du passage à la retraite sont des parcours
majoritairement féminins qui prennent leur sens à travers l’analyse des trajectoires de vie des enquêtés et
des sphères qui les composent (familiale, scolaire et professionnelle). Nous travaillerons également les
sorties d’activités sur lesquelles débouchent ces trajectoires.
À partir de la présentation de ces trajectoires et des sorties d’activité qui les caractérisent, nous présenterons
dans un deuxième temps les trois logiques du retour en formation dans cette phase de l’existence.
Enfin, à partir de ces analyses nous dégagerons les types de trajectoires que ces retours en formation
extrinsèque contribuent à définir. Nous reviendrons ainsi sur le rôle de la formation diplômante dans la
redéfinition de ce temps de retraite, vécu comme un temps de re-traitement de ses acquis, de son
expérience et de soi et non comme un temps de repos et de retrait.
1. Trajectoires de vie féminines comme ouverture sur la formation diplômante
dans le temps de retraite
L’hypothèse probable selon laquelle « la réorganisation du parcours à la retraite prend sens par rapport à la
trajectoire biographique antérieure et se réalise en continuité, à distance ou en rupture avec les espaces
d’identification précédents » (Guichard-Claudic et al. 2001, pp. 81-82) constitue ici le point de départ de
cette étude, tout en prenant en considération le caractère sexué de ces trajectoires. En effet, la constitution
du sous-échantillon à partir duquel nous avons produit nos analyses, nous a permis de constater que les
retours en formation extrinsèque, au sortir de l’activité professionnelle, étaient généralement féminins2.
Les individus que nous avons rencontrés sont nés entre 1940 et 1949, ils appartiennent à ces cohortes qui,
depuis les années 2000, franchissent le pas de la retraite (Viriot-Durandal 2003, p. 189). Ils présentent
également la spécificité d’avoir des trajectoires de vie dont le déroulement s’est effectué dans un contexte
économique et social particulièrement favorable – celui des Trente Glorieuses – rendant possible la
construction de trajectoires dites ascendantes.
1.1. Des trajectoires par défaut
L’orientation par défaut de ces trajectoires se situe généralement dès les premiers choix en matière de
scolarité. Ces enquêtées caractérisent le déroulement de leur scolarité comme un véritable « parcours du
combattant ». Issues de milieux populaires, les études jusqu’au bac ou dans l’enseignement supérieur
n’étaient généralement pas projetées par leurs parents, qui souhaitaient qu’elles contribuent à la vie
familiale financièrement ou en se mariant.
La trajectoire de Colette (63 ans) rend compte d’un véritable « parcours scolaire contrarié » qui a abouti à
une orientation professionnelle non souhaitée au départ : « je voulais continuer mes études pour devenir
euh… professeur de sciences naturelles, c’était précis hein ! [...] mes parents n’ont pas voulu [...] Alors là, à
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De manière générale, nous avons constaté que les femmes sont plus concernées que les hommes par la formation dans le
temps de retraite. Quelles que soient les structures éducatives d’inscription, elles représentent entre 60 % et 70 % de la
population des étudiants retraités.
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l’issue, après mon bac, j’avais plus d’autres solutions que de quand même réussir le concours d’entrée à
l’école normale. » À la sortie de l’école normale, elle enseigne un an dans un collège – elle aurait souhaité y
rester pour y faire carrière, car elle enseignait précisément les sciences naturelles et le français – mais elle se
voit à nouveau obligée pour des raisons familiales de passer le CAP pour entrer dans l’enseignement
élémentaire, où elle restera près de 20 ans, avant de passer le concours pour entrer dans l’enseignement
spécialisé.
Sa trajectoire est marquée par plusieurs moments de rupture qu’elle a à chaque fois négociés, pour leur
donner du sens, tant au niveau de son parcours de formation que dans la vie professionnelle.
La trajectoire de Shirley (62 ans) rend compte des mêmes difficultés pour accéder au bac, elle a pour autant
pu réaliser des études supérieures en sciences physiques, en finançant elle-même ses études. C’est dans le
cadre de cette activité salariée qu’elle se découvre une vocation pour la psychologie. Son propos révèle à
quel point son orientation paraissait « irréversible » et que ce projet de formation, pour devenir
psychologue, ne pouvait être satisfait alors : « j’ai découvert psycho quand j’étais en maîtrise de physique,
j’étais pionne dans un lycée et y’avait un autre pion qui faisait psycho et quand je regardais ce qu’il faisait,
je me disais “c’est ça que je veux faire !”. Seulement j’ai jamais osé dire à mes parents “voilà, je suis en
maîtrise de physique, mais je veux plus faire ça, je veux faire psycho”. » Elle souligne la frustration
éprouvée, tout au long de sa carrière professionnelle en tant qu’enseignante de physique, par cette mauvaise
orientation de départ, sur laquelle elle n’a pu revenir que bien plus tard, précisément par l’entrée en
formation extrinsèque.
La trajectoire de Clotilde (61 ans) est typique de ces orientations non choisies pour lesquelles c’est la
formation continue qui permet de connaître une ascension sociale. Issue d’une famille modeste et migrante,
elle ne s’est pas vraiment interrogée sur son parcours scolaire, estimant que le plus important était de gagner
rapidement sa vie, elle passe un CAP de comptabilité : « Non je ne l’ai pas choisi, disons que je l’ai choisi
en fonction de ce qu’il y avait. À l’époque, en sortant de l’école primaire, je pouvais faire ce CAP
comptable, ça m’a plu quand je l’ai fait, ce qui m’a moins plu, c’est quand je suis rentrée au rectorat [...] je
me suis dit “mais je ne vais pas faire des feuilles de paye pendant 35 ans ?”. » Au cours des années 1970,
après dix années passées dans la comptabilité, elle profite de la loi sur la formation professionnelle continue
pour obtenir une équivalence du bac et passer le concours d’assistante sociale. Ce besoin de formation
professionnelle témoigne de « l’ambition d’une promotion sociale » qui vise à réparer cette orientation par
défaut et à intégrer un univers professionnel au sein duquel elle a connu une carrière professionnelle
valorisante, dans le secteur du social (Dubar 1990).
Si les trajectoires de Colette et Clotilde n’ont pas été véritablement voulues au départ, c’est par le biais de la
formation professionnelle continue qu’elles ont pu investir leur activité professionnelle de façon
satisfaisante. En ce sens, elles ont toutes deux assez mal vécu leur sortie d’activité, car elles auraient
souhaité ne pas arrêter brutalement et passer par un mi-temps. Colette a ainsi pris sa retraite à 50 ans et
Clotilde est sortie de son activité professionnelle par un congé de fin d’activité. Elles soulignent toutes les
deux le sentiment d’avoir encore des choses à faire dans leur milieu professionnel. Shirley a vécu de façon
totalement inverse sa sortie d’activité, l’âge de 60 ans représentait pour elle la possibilité d’avoir une année
de libre – par le passage en retraite – pour terminer sa formation de psychologue et se reconvertir. Nous
verrons dans la suite de l’analyse, que ce sont ces trajectoires « contrariées », par défaut ou « non choisies »
associées aux types de sorties d’activité vécues qui donnent du sens à l’entrée en formation extrinsèque,
notamment, ici, pour « achever » ce « parcours du combattant ».
1.2. Être une femme et faire « carrière »
Certaines enquêtées rencontrées ont eu un rapport plus positif à leur trajectoire de formation, estimant que
l’accès au bac était déjà une grande « promotion » leur permettant de sortir de leur condition sociale
d’origine : « je viens d’un milieu très défavorisé donc il était nécessaire que je m’arrête au bac, et pour moi
c’était déjà un miracle que j’aille jusqu’au bac. Donc j’ai eu vraiment à choisir mon travail [...] donc avec
un bac, plus des stages, je suis rentrée dans l’informatique et je n’en suis jamais sortie jusqu’à ma retraite en
2003 » (Solange, 64 ans). Ce rapport positif n’excluait pas une orientation peu réfléchie, étant « bonne
élève », Solange a continué ses études mais elle ne savait pas véritablement quoi faire avec ce diplôme. Elle
n’avait pas de projet professionnel clairement défini, mais le bac s’est présenté à elle comme une réelle
« opportunité » pour faire « carrière » dans un domaine qui était alors en pleine expansion et grâce auquel
elle est sortie de sa condition sociale d’origine : « j’ai eu entre parenthèses un petit passage bourgeois dans
ma vie, à partir du moment où je gagnais beaucoup d’argent, donc j’ai eu un moment où j’ai pris cet
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ascenseur social. » Elle justifie ainsi cette « carrière » réussie, non pas par ses compétences, mais par « le fait
d’une mobilité structurelle qui aurait permis aux enfants de milieux populaires de se qualifier à travers
l’évolution générale des emplois » (Guichard-Claudic et al. 2001, pp. 85-86). C’est la même trajectoire qu’a
connu Anna (64 ans), qui après un bac scientifique est entrée comme technicienne dans une entreprise de
télécommunications.
Ces deux enquêtées ont connu par ailleurs des sorties d’activité réfléchies et choisies, il s’agissait pour elles
de « laisser la place aux jeunes » comme l’explique Solange et, pourrait-on dire de « savoir partir » pour
investir des activités qui ne pouvaient l’être jusque-là. C’est en ce sens qu’il nous semble que ces carrières
professionnelles ascendantes ont un effet positif sur le retour en formation extrinsèque, car elles n’ont pas
permis à ces femmes de faire autre chose en dehors de leur travail : entrer dans une « vie d’aide » pour
Solange, suscitée par sa réussite professionnelle et sociale, renouer avec ses racines pour Anna.
1.3. Des carrières professionnelles interrompues
D’autres formes de trajectoires se caractérisent plus particulièrement par leur aspect discontinu ou leur
interruption anticipée. Même si elles sont également ascendantes, en ce qu’elles permettent d’atteindre un
statut social supérieur à celui d’origine, elles ne sont pas vraiment vécues comme des carrières
professionnelles réussies et valorisantes. Elles ont notamment pour effet de faire passer la vie familiale avant
la vie professionnelle.
Le déroulement de la carrière professionnelle de Janine (professeur de philosophie dans le secondaire,
67 ans) a en effet été marqué par une interruption de 17 ans entre le début de son activité – à l’issue de ses
études – et sa reprise à 41 ans. Elle a fait le choix de faire passer sa vie familiale avant sa vie professionnelle
en suivant son conjoint dans ses déplacements professionnels, et en s’occupant de l’éducation de leurs
enfants. Son activité professionnelle a pourtant été librement choisie à partir d’une orientation scolaire non
contrariée et encouragée par ses parents. Pour autant, lorsqu’elle évoque cette interruption de carrière, elle
souligne que c’était un sacrifice « normal » pour les femmes de sa génération : « Disons, une carrière
intéressante mais peu gratifiante. Voilà, ça je pense que c’est quand même quelque chose à dire pour les
gens de ma génération, voilà [...] C’est une question de génération, d’éducation, un petit peu de tradition
aussi, c’était la femme qui s’arrêtait. » Elle évalue également ce retour à l’activité de manière tout à fait
positive (Guichard-Claudic et al. 2001, p. 83), évoquant sa sortie d’activité, 10 ans après, comme une
épreuve. C’est en effet, en raison du décès de l’un de ses enfants qu’elle décide de prendre un mi-temps puis
de se mettre en invalidité. Ce dispositif de sortie d’activité ayant pour effet de lui faire vivre une « retraite
couperet » (Guillemard 1993, p. 24), car elle ne pourra plus revenir à l’enseignement : « J’ai pris ma retraite
un petit peu forcée en l’an 2000 [...] quand on est en invalidité, on est mis à la retraite d’office à 60 ans,
donc j’ai pris ma retraite. »
Ces dispositifs de sortie anticipée d’activité – assurance invalidité ou chômage – ont également marqué la
trajectoire du seul homme que nous avons rencontré. Ingénieur en BTP, il est passé par la formation
extrinsèque en vue de se reconvertir socialement. Sa trajectoire se situe pleinement dans celles des carrières
professionnelles interrompues. Licencié de son entreprise à 58 ans, il avait le sentiment de pouvoir encore
travailler jusqu’à 65 ans. Il a fait en ce sens l’expérience d’un « départ “couperet” et de l’impossibilité de
rester sur le marché du travail » (Guillemard 1993, p. 24) : « J’ai travaillé 37,5 ans et je me suis fait foutre à
la porte [...] parce qu’à 58 ans, on jette beaucoup de monde à la porte, et j’ai fait parti de ces gens là »
(Simon, 63 ans). Il a tenté pendant plusieurs mois de retrouver un emploi, en vain, considérant que sa
situation de chômeur n’était pas normale, mais étant conscient qu’il ne pourrait plus investir une activité
professionnelle, il s’engage dans le monde associatif. C’est dans ce cadre qu’il ressent le besoin d’investir
une formation.
La trajectoire professionnelle de Myriam (57 ans) – dans l’industrie pharmaceutique – a été marquée par
plusieurs changements de postes au cours desquels elle a compris qu’elle ne pourrait pas faire « carrière »,
notamment parce qu’elle était une femme : « je partais carriériste et je me suis aperçue à 32 ans que c’était
pas ça. » Sans chercher à évoluer professionnellement, elle s’est tournée vers la sphère familiale. À la suite
de plusieurs mutations au niveau de la même entreprise, qui se sont cumulées avec les problèmes de santé
de l’une de ses filles, elle a commencé à se désengager professionnellement et à investir parallèlement la
formation extrinsèque, en histoire de l’art, à Lille 3. À la suite de sa dernière mutation, elle arrête son activité
par un congé de fin d’activité.
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Ces trajectoires ont toutes abouti à des sorties d’activité non anticipées qu’elles aient été imposées, choisies
librement ou par défaut.
Cette analyse nous permet de souligner que l’histoire familiale, l’orientation scolaire et la carrière
professionnelle constituent des éléments essentiels, à prendre en considération, pour comprendre comment
se négocient les sorties d’activité. En ce sens, que ces trajectoires aient été orientées par défaut, aient permis
de connaître une véritable carrière professionnelle ou au contraire qu’elles aient été marquées par « une
identification faible avec le métier exercé et la place occupée ou des difficultés de fin de carrière »
(Guichard-Claudic et al. 2001, p. 87), elles aboutissent et se confondent dans trois types de sorties
d’activité : une sortie librement choisie, une sortie choisie par défaut et une sortie imposée – cette dernière
caractérisant la trajectoire masculine. C’est à partir de ce premier éclairage que nous pouvons comprendre
le sens des retours en formation dans cette période de transition vie active-retraite.
2. Formation diplômante et reconversion au sortir de l’activité
Les types de trajectoires précédemment dégagées, ainsi que les sorties d’activités qui les caractérisent, nous
ont permis de construire les trois logiques à l’œuvre dans le retour en formation au moment du passage à la
retraite, qui nous permettent de saisir le sens de cette reprise d’étude : « aller jusqu’au bout » de l’activité
professionnelle, « être qualifié » dans de nouveaux domaines d’activités ou encore « s’ouvrir » sur de
nouvelles sphères d’activités.
2.1. « Aller jusqu’au bout »
Le retour à la formation diplômante permet ici de poursuivre l’activité professionnelle – qui a été arrêtée à
défaut de pouvoir continuer – par une autre approche. C’est donc « aller au bout » de la démarche entamée
dans le cadre professionnel pour mieux la comprendre et mener à son terme un ensemble d’actions dans un
cadre moins contraignant.
Colette a vécu sa sortie d’activité difficilement, précisément car elle avait le sentiment de ne pas avoir tout
mis en œuvre pour aider les élèves scolarisés dans l’enseignement spécialisé. Son inscription en sciences de
l’éducation à Lille 3 devient alors pour elle, à la fois le moyen d’entrer à l’université – qu’elle n’avait pas pu
connaître par sa trajectoire contrariée – et de comprendre théoriquement les difficultés que rencontraient ses
élèves : « C’était vraiment le fait de suivre les cours, d’apprendre, et d’essayer de comprendre pourquoi mes
gamins n’arrivaient pas à écrire, j’ai toujours ça au fond de la tête. » Ce retour en formation vise une
continuité avec son activité professionnelle antérieure : « Les sciences de l’éducation euh… je ne coupais
pas les ponts avec mes racines professionnelles, j’allais continuer à travailler pour aller jusqu’au bout de
mes idées, à savoir pourquoi ces gamins ont des difficultés en écriture. »
Dans le cas de Clotilde, le retour en formation lui a permis de revenir à son activité professionnelle
différemment, et de « faire le point » sur son parcours. Ce diplôme l’a fait passer du « professionnellement
actif » au « socialement engagé » dans le monde du travail social : « J’aurais quitté le milieu professionnel
pour repartir comme ça sur la vie associative, j’étais essoufflée, je crois que j’en pouvais plus. Le fait d’être
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passé par le DUTS, j’ai l’impression d’avoir réinvesti. » Elle était directrice de CCAS et le DUTS lui a permis
d’aller au bout de sa pratique, sans les contraintes professionnelles : « Non, j’ai pas arrêté ! Je me suis
libérée de ce qui m’enquiquinait, de ce qui était devenu pénible, mais j’ai pas arrêté, j’ai gardé ce qui me
faisait plaisir. »
L’idée de s’accomplir individuellement en se donnant les moyens d’aller plus loin dans la démarche
professionnelle antérieure caractérise cette logique. En ce sens, si cette formation peut s’étaler longuement
dans le temps de retraite, elle se veut malgré tout à « durée déterminée », permettant l’ouverture sur des
reconversions sociale et professionnelle.
Ce retour en formation a en effet permis à Colette de passer une thèse sur « l’écriture des enfants en
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SEGPA » . L’entrée en thèse marque le début de sa reconversion professionnelle par son statut de chargée de
cours et son appartenance à un laboratoire de recherche. Sa soutenance lui permet d’investir ainsi une
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Elle a été directrice de plusieurs Centres communaux d’action sociale.
Section d’enseignement général et professionnel adapté.
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nouvelle activité professionnelle, celle d’enseignant-chercheur. Spécialisée sur les questions de didactique
du français, elle pousse jusqu’au bout le sens de sa reprise d’étude dans la reconversion : « J’avais aussi un
message à faire passer, c’est pas innocent que je travaille sur les élèves de SEGPA. [...] j’avais des choses à
faire passer au niveau des élèves de SEGPA, qu’on ne connaît pas. » D’un autre côté, Clotilde « se maintient
dans l’esprit de son ancien emploi » en étant impliquée dans le milieu associatif, la mutualité, en étant
déléguée départemental de l’Éducation nationale (DDEN), mais aussi en étant membre de jurys dans le
cadre des formations de travailleurs sociaux.
Dans cette logique, l’obtention du diplôme permet de cautionner la reconversion professionnelle ou sociale.
Il atteste d’un renouvellement de compétences dans des domaines déjà bien connus.
2.2. « Être qualifié »
Cette logique se caractérise par une volonté de compléter un parcours scolaire et professionnel
particulièrement marqué par sa dimension technique et/ou scientifique, et de pouvoir investir un autre
domaine – soit professionnel, soit dans le milieu associatif et social – avec des outils et une pratique à
maîtriser.
C’est cette logique qui donne du sens à la reprise d’études de Shirley, qui débute alors qu’elle était
enseignante en sciences physiques. Son engagement en formation était clairement motivé par son désir de
devenir psychologue, c’est en ce sens qu’elle interrompt son inscription en thèse lorsqu’elle s’aperçoit que
le diplôme de docteur en psychologie ne lui permettrait pas d’exercer en libéral, et qu’il lui fallait un
master 2 professionnel. Son passage à la retraite constitue ainsi le moyen de finir cette formation qui
nécessitait une année de disponibilité pour faire le stage pratique de master 2 : « Donc à 60 ans, comme
j’avais 40 ans de mon temps légal de travail, j’ai pu prendre ma retraite de l’enseignement et j’ai postulé
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pour le DESS » . Ce retour en formation vise ainsi une qualification de type professionnalisante dans un
domaine d’activité totalement différent de celui précédemment investi. De ce point de vue, son passage à la
retraite ne constitue pas la fin de sa trajectoire, mais bien une ouverture pour se reconvertir
professionnellement.
Cette recherche de qualification passe donc précisément par l’acquisition du diplôme, garant des
compétences et attribuant un statut reconnu. De ce point de vue, la formation extrinsèque est
nécessairement à « durée déterminée » jusqu’à l’obtention du diplôme.
Dans la même perspective, Solange et Simon se sont inscrits au DUTS pour acquérir des compétences et
mener à bien leur projet de reconversion sociale. La carrière professionnelle de Solange – marquée par une
forte ascension sociale et économique – l’a incitée à passer, au moment de sa retraite, d’une vie active
professionnellement à une « vie d’aide ». Impliquée dans l’aide auprès de familles de sans-papiers et sans
logements, le DUTS lui a apporté des connaissances et compétences qu’elle ne possédait pas. Par ailleurs,
dans son expérience, l’obtention du DUTS, comme attestation de ses compétences et de son statut, était
particulièrement importante pour sa pratique quotidienne, car il lui a donné une certaine « reconnaissance
sociale » : « J’attendais une crédibilité [...] Dans un tas d’administrations, quand on va faire des papiers, des
choses comme ça, on accompagne la famille, ça me permet de dire que je suis médiatrice, c’est une carte
de visite pour moi. » Cette reconnaissance lui permet de se présenter, non pas en tant que retraitée qui est
engagée socialement, mais comme personne qualifiée pour investir ces actions auprès des services
administratifs, des travailleurs sociaux et des associations : « Ça leur donne une idée de vous qui est
différente de celle de madame X qui grenouille là-dedans quoi [...] là, j’ai un statut. »
C’est aussi cette acquisition de compétences, dans un domaine largement différent du domaine technique
qui lui était familier, que recherche Simon pour contribuer à la réinsertion de chômeurs dans une
association : « Très vite je me suis rendu compte que… euh, y me manquait plein de choses, parce que moi
j’ai eu une formation technique, il me manquait plein de choses pour aider les chômeurs. » Son engagement
dans le DUTS se justifie ainsi par l’utilité que peut représenter ce diplôme pour sa reconversion sociale –
dans le cadre de la gestion d’associations et du suivi psychologique des chômeurs. Il est aussi garant d’un
certain « professionnalisme » : « Mais c’est un vrai travail, c’est un vrai travail ! [...] Ce n’est pas un métier,
mais il faut quand même faire ça avec un minimum de professionnalisme quoi ! [...] C’est un travail quand
même, on est tous bénévoles, mais on a des capacités professionnelles. »
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Diplôme d’études supérieures spécialisées qui correspondait au master 2 professionnel avant la réforme LMD (licencemaster-doctorat).
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2.3. « S’ouvrir »
Dans cette dernière logique, le retour en formation diplômante vise à s’ouvrir sur de nouveaux horizons, de
nouvelles perspectives de vie, à partir de l’activité éducative et des acquis qu’elle apporte. La formation
permet ainsi d’investir de façon plus approfondie et sérieuse des activités laissées en suspens ou abordées
dans le cadre des loisirs hors temps de travail.
Myriam a toujours été passionnée d’histoire de l’art, d’architecture, et a souvent voyagé, visité des musées.
Son désengagement professionnel et la maladie de sa fille l’ont conduit à s’inscrire par le télé-enseignement
à Lille 3, alors qu’elle était encore en activité : « Je me suis dit, on lit des choses, on les oublie, c’est pas une
façon de travailler et quand j’ai vu que y’avait ce site universitaire, je me suis dit bon, ça mange pas de pain,
je vais voir comment on travaille à l’université. » Cet engagement en formation extrinsèque constitue pour
elle une nouvelle période, où la formation est vécue comme une sorte de « revanche sur la vie », lui
permettant de dépasser ses difficultés professionnelles et familiales – notamment en arrêtant son activité
professionnelle pour investir « à plein temps » les études : « Je me suis inscrite en me disant on verra bien, et
puis bon y’a pas d’enjeux. Et quand on m’a proposé de renvoyer des devoirs, j’ai commencé à mordre à
l’hameçon, comme j’avais de supers notes, je me suis dit “bon, c’est génial !”[...]. Enfin bon, et puis après
on met le doigt dans l’engrenage. » Elle a ainsi développé un rapport plus « sérieux » à la formation
aboutissant à un nouveau projet, marquant la reconversion sociale : partager ses connaissances en histoire
de l’art, en présentant des conférences dans les maisons de retraite, dans le monde associatif ou encore en
organisant des visites : « Mon histoire de l’art [...] c’est quelque chose que j’ai envie de partager. » Elle a
ainsi commencé à diffuser ses connaissances et envisage de passer le concours de guide conférencier pour
investir pleinement, et de manière utile ses acquis, entrant ainsi dans une démarche de
« professionnalisation du temps libre » (Gaullier 1988).
C’est la même expérience que fait Anna, son entrée en retraite lui permettant de revenir à ses origines
familiales par l’apprentissage du hongrois. Alors que son engagement en formation visait précisément à
apprendre le hongrois – elle mettra d’ailleurs tout en œuvre pour pratiquer cette langue (université d’été à
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Debrecen, cours par correspondance, concours de traduction en plus du DUFL à Lille 3) – aujourd’hui, elle
cherche à se maintenir en formation à Lille 3, par le statut d’auditeur libre, pour continuer à entretenir sa
pratique de la langue. Si c’est un rapport identitaire à la formation qui a motivé sa reprise d’études, au
moment de sa retraite, elle cherche aujourd’hui à conserver une certaine pratique de la langue qui passe par
l’investissement d’activités d’utilité sociale. Elle est en effet interprète dans le cadre de voyages en Hongrie,
traductrice au consulat de Hongrie à Lille et enfin, elle enseigne le hongrois dans une association. En ce
sens, malgré son maintien en formation, elle cherche aujourd’hui à être utile socialement par la pratique de
la langue : « Ben disons que je ne peux plus dire maintenant que c’est un apprentissage, je peux dire que
c’est une mise en pratique, et que pour moi c’est quand même un aboutissement, je suis arrivée dans un
certain sens à ce que je souhaitais, parler, me rendre utile, renouer des relations. »
L’originalité de cette logique de formation – dont rendent compte les expériences d’Anna et de Myriam – est
qu’elle ne se limite pas à l’épanouissement personnel et au plaisir d’apprendre, il s’agit également d’investir
ses acquis pour être utile socialement. Et c’est précisément en raison du recouvrement de ces deux
dimensions – se former pour le plaisir et pour être utile – que cette formation se veut à « durée
indéterminée » se confondant alors avec le temps de retraite.
3. Types de trajectoires et formes de « re-traitement »
À partir de l’analyse des trajectoires de vie de ces enquêtés, des types de sorties d’activité vécus et des
logiques de retour en formation dégagées, il nous est à présent possible de construire les trois types de
trajectoires que caractérisent les reconversions (professionnelle ou sociale) par la formation diplômante au
sortir de l’activité professionnelle (cf. tableau ci-après). Et ainsi, d’apporter un nouvel éclairage sur la
complexité des formes de passage à la retraite, qui ne se veulent plus linéaires.
Parmi les travaux qui se sont intéressés au rôle du passage à la retraite sur la structuration des temporalités
vécues, il se dégage généralement deux types de temporalités. Soit la retraite marque une rupture temporelle
par l’entrée dans une nouvelle vie permettant de réaliser les projets ou les activités repoussées faute de
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Diplôme universitaire de formation en langues.
229
temps », notamment dans les sphères sociales et familiales (Gestin 2003, p. 171). Soit la retraite marque une
continuité temporelle par l’investissement exclusif d’« activités hors travail professionnel pratiquées jusquelà » (ibid. p. 176).
Cependant, lorsque les sorties d’activité sont marquées par des retours en formation qui visent une
reconversion, il apparaît que ces deux temporalités prennent des contours différents. En effet, la trajectoire
« inachèvement » permet – par le retour en formation – de continuer à investir l’ancienne activité
professionnelle, alors que ce sont les trajectoires « bifurcation » et « découverte » qui marquent au contraire
une rupture avec la vie professionnelle antérieure.
Dans le cas d’un « inachèvement de la trajectoire », la formation diplômante constitue un moment de « retraitement de son expérience » dans le temps de retraite, dont l’objectif est de poursuivre par une autre
approche l’activité professionnelle antérieure. Cette trajectoire permet de rompre avec le stéréotype de
genre selon lequel les femmes dépassent le sentiment de rupture avec leur activité professionnelle, car elles
peuvent utiliser ce temps de la vie pour poursuivre leur investissement au sein de la sphère familiale et
privée. La forme de re-traitement qui caractérise cette trajectoire est celle qui renvoie à l’expérience
professionnelle : se redonner un « nouveau souffle », opérer un bilan de parcours, acquérir des clés
théoriques de compréhension de la pratique d’enseignement et réfléchir à la notion de transmission des
connaissances. Il s’agit de réinvestir différemment l’ancienne activité et de s’accomplir individuellement à
travers l’achèvement de son expérience professionnelle. Ici le temps de retraite est exclusivement consacré
aux activités qui caractérisent la reconversion, et les autres activités (ménages, activités culturelles et de
loisir) ne peuvent être vraiment investies, faute de temps. C’est ce que souligne Clotilde qui ne se sent pas
encore prête pour une « retraite loisir » : « Si y me vient une réunion du bureau de la mutuelle ou une
réunion de la DDEN, et ben ça prend le pas [...] Je suis pas sûre d’être mûre que pour mon bon plaisir. »
La formation diplômante qui, au sortir de l’activité, permet d’investir de nouveaux domaines professionnels
ou de nouvelles activités avec un certain professionnalisme, caractérise ce que nous appelons une
« bifurcation de la trajectoire ». Ici le temps de retraite permet d’opérer un « re-traitement de ses acquis et
compétences ». En ce sens, si cette trajectoire marque une rupture avec l’ancienne activité professionnelle,
elle rend compte d’une forte identification à la sphère professionnelle de manière générale. Il s’agit ainsi de
faire le métier désiré depuis plus de 40 ans, de dépasser un licenciement (mal vécu en raison de cette
identification) en devenant un vecteur de l’aide à l’insertion ou encore, de justifier l’entrée dans une « vie
d’aide » aux familles immigrées par le vécu d’une forte ascension sociale dans le cadre professionnel. La
forme de re-traitement qui caractérise cette trajectoire est donc celle qui consiste à acquérir des
compétences, rendant la formation essentielle pour opérer cette bifurcation. En ce sens, le temps de retraite
ne se confond pas non plus ici avec une « retraite loisir » ou « épanouissement » : « Je cherchais quelque
chose de bien plus constructif quoi, de plus efficace, de plus utilisable, pas seulement pour se faire plaisir »
explique Simon.
Enfin, la trajectoire qui consiste à découvrir de nouveaux domaines est marquée par des sorties d’activité
librement choisies, à partir desquelles la formation diplômante permet de « passer à autre chose », de
s’ouvrir à d’autres sphères d’activités peu ou mal investies, et/ou à la formation elle-même. Cette trajectoire
opère ainsi une véritable rupture avec l’activité professionnelle antérieure. Le temps de retraite devient avant
tout un temps de « re-traitement de soi » qui permet tout à la fois de se réaliser personnellement, de donner
du sens à sa vie, de renouer avec son passé et de se rendre utile. Le temps de retraite vécu ici confond alors
deux modèles de retraite : la « retraite loisir » et la « retraite utile », permettant ainsi de se redécouvrir de
manière authentique : « C’est une découverte de soi-même. Plus, je me suis découverte vraiment comme
j’étais, avec cette envie passionnée de découvrir plein de choses, de les partager. J’ai été noyée toute ma vie
avec ces idées : vous travaillez, vous avez vos enfants à élever, vous avez vos soucis matériels autour de
vous, et on oublie qui on est vraiment » (Myriam). Ce « re-traitement de soi » est d’autant plus
emblématique chez Anna, qui en se rendant utile par la pratique du hongrois, renoue en même temps avec
ses racines identitaires.
230
TRAJECTOIRES DE VIE « ACTIVE » ET FORMES DE RE-TRAITEMENT
« Aller jusqu’au bout »
Sortie d’activité choisie
librement
Sortie d’activité choisie
par défaut
-
« Être qualifié »
Bifurcation de la
trajectoire
« re-traitement de ses
acquis et compétences »
Inachèvement de la
trajectoire
« re-traitement de son
expérience »
Sortie d’activité imposée
-
-
Bifurcation de la
trajectoire
« re-traitement de ses
acquis et compétences »
« S’ouvrir »
Découverte de nouveaux
possibles
« re-traitement de soi »
-
-
Si « devenir retraité(e), c’est d’abord se détacher de son travail, se reconstruire en dehors du travail »
(Guichard-Claudic 2001, p. 81), il apparaît que le retour à la formation au sortir de l’activité donne non
seulement un sens particulier à la trajectoire de vie, mais il permet également aux individus rencontrés
de « re-traiter » leur vie, donnant ainsi une autre consistance au temps de retraite. Dans cette perspective,
parler de « re-traitement » permet de souligner l’idée selon laquelle ces individus ne vivent pas le temps de
retraite de manière passive, comme dans le cas de la « retraite retrait » ou « retranchée » (Viriot-Durandal
2003). Ils investissent en effet le temps de retraite de manière « active », pour contribuer dynamiquement à
la vie de la cité. Mais il nous semble nécessaire d’aller plus loin dans l’interprétation de ces résultats, car ces
expériences de formation, aboutissant à des reconversions sociales et professionnelles, constituent un
véritable « re-traitement » dans le sens où ces individus n’ont pas le sentiment d’être entrés dans une
période de retraite. Pour Shirley, la retraite est « une période très active. Je n’avais pas du tout envie de
m’arrêter de travailler [...] Je ne me vois même pas arrêter de travailler à 70 ans [...] Pour moi la retraite
c’était “Ah ! Enfin faire le métier qui m’intéresse” ».
De même, ils ne s’identifient pas à des « retraités », soit en raison de leur nouveau statut professionnel, dans
le cas de Shirley et de Colette, soit en raison de leur reconversion sociale : « Je ne sais pas ce que ça veut
dire être retraitée, ça veut dire quoi ? » (Clotilde). D’où l’apparition de « situations hybrides » où ces retraités
sont aussi (et surtout) à nouveaux actifs professionnellement et socialement.
C’est de ce point de vue que le temps de retraite prend chez eux une nouvelle consistance, car ils se
considèrent toujours dans l’activité et non dans la retraite, nous aurions ainsi un temps de « re-traitement »,
comme si la « vraie retraite » allait arriver bien plus tard et constituerait une nouvelle reconversion vers un
temps pour soi, avant la « vraie vieillesse » : « Je me sens pas du tout dans la consommation, dans le… non !
Y faut que je fasse des choses. Je me sens pas retraitée c'est-à-dire euh… peut-être que quand je deviendrai
plus vieille entre parenthèses, j’aurai envie de prendre une retraite [...] de partir en retraite sur moi-même.
Mais là, le mot retraitée, pour moi non ! » (Solange).
Conclusion
Nous nous sommes attachée au cours de cette étude à rendre compte d’un phénomène tout à fait récent,
observé dans le cadre d’une recherche plus globale sur l’engagement dans les études au moment de la
retraite : celui du retour en formation diplômante au sortir de l’activité, dans le but d’une reconversion
sociale ou professionnelle.
À partir de la notion de formation extrinsèque, nous avons tenté de dépasser la vision selon laquelle
l’engagement en formation des personnes vieillissantes vise soit le maintien dans l’emploi, soit
l’épanouissement personnel. À côté de ces deux types de rapport à la formation, il en existe d’autres, qui
permettent aux individus se trouvant dans cette phase de transition vie active-retraite, d’opérer des
reconversions professionnelles ou sociales. Nous avons ainsi dégagé les trois types de trajectoires de vie
« active » que permettent ces retours en formation diplômante et les formes de re-traitement qui les
caractérisent.
Nous souhaiterions conclure l’analyse de ces « parcours atypiques » par une réflexion sur les enjeux du
retour à la formation à l’heure de la retraite pour la structuration des temps de la vie.
231
L’observation du déplacement des temps de formation à travers les âges de la vie a pour effet de modifier la
structuration ternaire et linéaire des parcours de vie et, en conséquence, de redéfinir le temps de retraite, qui
ne peut plus se limiter aux modèles de la retraite « loisir » et « utile ».
De manière générale, l’observation du déplacement de la temporalité éducative dans le temps de retraite,
constitue un nouvel indicateur des mutations à l’œuvre dans la structuration ternaire des parcours de vie. Il
révèle que les trajectoires ne sont plus linéaires, irréversibles et qu’elles ne sont plus découpées en trois
temps : formation, vie professionnelle, retraite. Nous assistons ainsi à un brouillage des repères temporels,
jusqu’ici bien marqués, car « les cycles de vie uniformes de même que les normes qui les accompagnaient
disparaissent de plus en plus et font place à des parcours de vie disparates. Les modèles deviennent de plus
en plus flous et variés, brouillant les anciennes significations données à l’âge » (Mercier 2000, p. 45).
C’est de ce point de vue que les trois trajectoires de vie « active » présentées constituent des « parcours
atypiques », en ce qu’elles sont réversibles et flexibles. Elles rendent compte du processus
d’individualisation à l’œuvre dans la structuration des parcours, au cours duquel l’âge – comme catégorie
normative orientant les pratiques – ne fonctionne plus : « L’idée d’un âge pour chaque chose tend à
disparaître ; émerge alors la possibilité d’un recommencement, d’un retour en arrière. On peut à tout âge
refaire sa vie. L’âge comme point de repère perd son sens, il n’est plus la référence permettant le
rassemblement autour de points communs et reconnus. Beaucoup plus que l’âge, c’est désormais
l’évènement vécu par la personne qui prend le relais » (Mercier 2003, p. 53).
Ce sont ces évènements vécus – qui ponctuent la trajectoire de vie à travers les différentes sphères qui la
composent – qui donnent du sens à la reprise d’études dans le temps de retraite. Dès lors, le concept de
« pluriactivité » prend de plus en plus de sens, et nous pouvons nous interroger pour savoir, dans quelle
mesure, nous ne serions pas en train d’entrer pleinement dans la logique de la « pluriactivité à tous âges »,
esquissée par X. Gaullier (2003, p. 81), à savoir celle « d’un plan de vie flexible fait d’alternance tout au
long de la vie entre travail, formation et loisirs ».
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