Maroc Hebdo International
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Son cheminement dans les dédales de la politique, son intégrité et son engagement pour la moralisation de la vie publique expliquent le choix de Abdeslam Aboudrar comme Homme de l’année 2012. Prévenir, réduire, endiguer, voire éradiquer la corruption, cela ressemble à une gageure; tellement le mal que l’on veut guérir est installé, ancré, répandu, pratiquement métastasé. Le pari paraît impossible au point que les sourires en coin fleurissent, sur un air entendu. Les moins incrédules, dans un sursaut d’indulgence magnanime, estiment qu’il s’agit, au mieux, d’une opération de communication à usage de consommation interne et de messagerie externe. Pour limiter les effets ravageurs de ce scepticisme ambiant, une institution a été créée en 2008, l’Instance centrale de prévention de la corruption (ICPC). À sa tête, un homme au parcours singulier, Abdeslam Aboudrar. Envers et contre tout, lui croit que la corruption n’est pas une fatalité imparable; une infection incurable. Pour faire face, il suffit de solliciter et d’activer les réflexes de résistance du corps social. M. Aboudrar est, certes, un idéaliste, mais beaucoup moins naïf que l’on pourrait croire. Il est, en fait, un rationaliste solidement appuyé sur une bonne dose de pragmatisme. Son cheminement dans les dédales de la politique et les cursus du savoir plaident dans ce sens. C’est pour toutes ces raisons que le choix de la rédaction de Maroc Hebdo s’est porté sur lui pour être l’Homme de l’année 2012. Abdeslam Aboudrar est un technocrate mordu de politique, depuis sa prime jeunesse. Issu d’une famille originaire du Souss ayant émigré à Salé, où il est né en 1950, il intègre, après le bac, le lycée Lyautey pour la préparation aux grandes écoles. Puis, il rejoint, en 1970, la prestigieuse filière des Ponts et Chaussées, à Paris. Il est donc sur une trajectoire porteuse, qualifiée, à juste titre, d’excellence. Il aurait pu s’en contenter. Ce n’était pas son choix. Seulement voilà, nous sommes dans la décennie de tous les risques. Engagement d’opposition Le Maroc connaît un bouillonnement politique sans précédent. L’opposition, civile et militaire, fait feu de tous bois sur le pouvoir central. La crispation, à couper au couteau, n’a d’égal que la férocité de la répression. Le jeune étudiant Aboudrar ne peut rester indifférent aux échos parisiens de la lutte politique, tantôt sourde, tantôt bruyante, engagée au Maroc. Il est séduit par la mouvance de la gauche extrême; du reste, extrêmement active dans les milieux universitaires ici comme ailleurs. Il fait un bref passage par le groupe Ilal Amam, avant de s’en éloigner. Son orientation, un peu trop radicale, ne convenait certainement pas à la représentation qu’il se fait d’un engagement d’opposition. Une impression qui se confirmera avec l’avènement, sur l’espace national et régional, de l’affaire du Sahara marocain. Aboudrar est, néanmoins, décidé à accompagner l’animation politique des Marocains de l’étranger. Il se rapproche du mouvement du 23-Mars, et y reste pendant tout son séjour en France. Une école de sublimation Il s’est fait, évidemment, remarquer et ficher par les services de sécurité marocains. Le retour au pays, après l’obtention du diplôme, en 1973, s’annonce, pour le moins, compliqué. Au Maroc, effectivement, l’organisation illégale 23-Mars est harcelée par la police. La plupart de ses dirigeants et militants sont arrêtés ou contraints à l’exil. Suivant les conseils de ses amis, Aboudrar fait le mort; une année bissextile de jachère politique. Cela n’a pas suffi à le faire oublier. Les services se sont rappelés à son bon souvenir. Il est arrêté le 5 novembre 1974 et conduit au sinistre commissariat de Derb Moulay Cherif, à Casablanca. Un passage obligé pour les opposants et la marque de fabrique des années de plomb. Il y restera jusqu’au 22 août 1975. À son procès, en janvier 1977, il est condamné à cinq ans de réclusion et transféré à la prison centrale de Kénitra. Le statut de prisonnier politique n’existant pas, malgré les multiples grèves de la faim, la situation dans les pénitenciers est indexée sur l’atmosphère politique à l’extérieur. Soit on serre les vis, soit on allège le traitement. À l’occasion d’une dispersion des détenus, pour raison disciplinaire, Aboudrar a eu droit à Aïn Ali Moumen, près de Settat, une prison agricole où les conditions d’incarcération sont relativement moins pénibles. Il parle même «d’une grande joie de vivre». Pour lui, la prison «est une école de sublimation». Entre prisonniers, les débats politiques et idéologiques battent leur plein. Les informations de l’extérieur sont passées au crible. Les dogmes et les certitudes vacillent. La liberté prend un autre goût; l’action politique à l’air libre, aussi. Comme quasiment tous ses compagnons d’infortune, Aboudrar lit beaucoup. Les classiques, les essais, les ouvrages d’économie et d’Histoire du Maroc, tout y passe. Libéré le 3 décembre 1979, Aboudrar se dirige d’abord vers le privé, avant de réintégrer le ministère de l’Équipement, où il avait exercé pendant quelques mois à son retour de France. En fait, Mohamed Kabbaj, qui n’était alors que directeur des routes, voulait le rappeler dès sa sortie de prison. Driss Basri y a mis une condition, une lettre de repentir. Aboudrar refuse. Devenu ministre, Kabbaj le reprend et lui confie le département stratégique de l’ingénierie de haut niveau (barrages, ports, autoroutes…). Il y reste près de dix ans. Début 1998, il rentre à la CDG, dont il deviendra le numéro deux. Début 2008, S.M. Mohammed VI le nomme à la tête de l’Instance centrale de prévention de la corruption (ICPC). Implication totale L’homme qui voulait changer le monde a-t-il été changé par le monde? Pas vraiment. Aboudrar n’a jamais cessé de croire à la perfectibilité de la société et du comportement des personnes qui la composent. C’est sa motivation principale depuis qu’il dirige l’ICPC. Un travail de pionnier, car il fallait tout mettre en place: les textes de loi, les procédures, les structures et les hommes. Après quatre ans d’implication totale et d’efforts soutenus, le constat est négatif. Dans son rapport 2010-2011, présenté au Chef du gouvernement, le 5 octobre 2012, l’ICPC relève que le champ de la corruption a progressé au lieu de régresser. «Il est en passe de s’étendre à l’ensemble des domaines de la chose publique». Et ce, en dépit d’acquis appréciables, comme la nouvelle Constitution, qui a élevé l’ICPC au rang d’entité constitutionnelle; la loi sur la protection des témoins et la mise en place d’institutions dédiées à cet effet. Un état des lieux que les enquêtes et les chiffres du rapport corroborent. Il ressort que 79% des Marocains estiment que la corruption s’amplifie de jour en jour, et 34% des familles reconnaissent y avoir eu recours. L’ICPC a donc quelque raison de souligner que cette pratique est cautionnée par les citoyens. Autrement dit, le mal est profond. La corruption est entrée dans les mœurs, au point de devenir un réflexe conditionné. Pire, un trait de culture acquis. Bref, un problème de société. Abdeslam Aboudrar pointe des failles manifestes qui sont à l’origine de la pérennisation de ce phénomène et de son ancrage dans les esprits. Il déplore l’absence d’une stratégie à court, moyen et long termes qui définit, avec précision, les mécanismes à mettre en œuvre pour moraliser la vie publique. De même qu’il regrette le manque d’harmonisation du dispositif pénal et judiciaire avec les exigences de la lutte contre la corruption. Les lacunes de la loi rendent impossible l’engagement de procédures à l’encontre de responsables présumés corrompus. Ce qui signifie, dit-il, la porte ouverte à l’impunité, l’une des causes principales de toutes les malversations et les prévarications qui minent la gestion de la chose publique. Il en appelle au législateur pour qu’il accompagne les orientations de la nouvelle Constitution. Qualité de souveraineté Le président de l’ICPC semble avoir été entendu. Le projet de loi qui définit le statut de l’Instance apporte deux nouveautés de taille: un pouvoir d’autosaisine et des agents habilités à mener des enquêtes, au même titre que les policiers de la BNPJ. Ces deux mesures constituent une qualité de souveraineté dans la prise de décision. L’ICPC n’aura plus à rendre compte des circonstances d’exercice effectif de ses pouvoirs et prérogatives; ni au Parquet, ni à la police judiciaire. Conflit d’intérêts Ceci dit, il reste des points en suspens, qui ont suscité bien des controverses. L’un d’entre eux, et non des moindres, n’est autre que le conflit d’intérêts. Il s’agit des situations où un agent de l’État, quel que soit son grade, aurait des intérêts contradictoires avec son administration et dommageables pour le service public. Les 7 et 8 décembre 2012, l’ICPC a organisé, à Rabat, un séminaire international sur le sujet. Une occasion pour rappeler que la législation de la Fonction publique est on ne peut plus claire dans ce domaine. Mais ses dispositions, qui ont valeur de loi, ne sont pas appliquées. Apparemment, ce rappel n’a pas plu dans les sphères supérieures de l’autorité et de la représentation de l’État. Abdeslam Aboudrar considère que, dans ce type de cas, comme dans d’autres, il n’est question ni de séparation des pouvoirs, ni d’un quelconque blocage de la Constitution. Une volonté politique, ferme et déterminée, du gouvernement suffirait. L’Instance doit être prise au sérieux. C’est son souhait le plus cher. Comme quoi, la bataille contre la corruption n’est pas gagnée. Tant s’en faut. Elle a déjà toutes les peines du monde à commencer. Il faut juste faire confiance à Abdeslam Aboudrar pour que cette bataille se crédibilise dans les esprits et qu’elle prenne forme dans les faits.