Mauvaises Herbes, Heloise GUILLOTEAU

Transcription

Mauvaises Herbes, Heloise GUILLOTEAU
Mauvaises herbes
Primitive. C'est le premier mot qui lui vient à l'esprit quand il la regarde.
Adam ne sait pas vraiment pourquoi il garde cette Mira planta chez lui. Elle ne s'accorde
certainement pas à son appartement. Et il n'a jamais eu la main verte. Pourtant, la Mira planta
persiste à exister, d'autant plus qu'il ne l'arrose jamais. Elle s'acharne à grandir au fil des jours,
prenant désormais une place conséquente dans le salon. Elle a décidé d'onduler au gré d'un vent
invisible, et de s'accrocher aux poutres métalliques du plafond, et de s'enrouler autour de l'unique
fenêtre de la pièce, et de diffuser une senteur ensorcelante qui lui rappelle la forêt de son enfance,
avant qu'elle ne soit rasée au profit d'un parc immobilier. Vision absurde de la nature sur fond
d'usine. Certes, ses couleurs sont agréables – des pétales d'un joli dégradé de bleu pétrole qui
ressortent joliment sur des pistils pourpres et de larges feuilles vertes, mais il aimerait savoir le
pourquoi de son existence. Elle lui rappelle les plantes préhistoriques qu'on voit parfois dans les
manuels, démesurément gigantesques et bariolées. Grotesques. Enfin, la plante habille son
appartement et Skippy, son chien, a l'air de l'apprécier. Alors elle restera accrochée en guirlande
autour de sa fenêtre pour quelques semaines encore. Jusqu'à ce qu'il décide qu'elle a fait son temps.
Au moment de leur conjuration, Internet s'était emparé du phénomène et avait harcelé les
botanistes de la planète pour obtenir des réponses. D'aucuns se bornèrent à répondre que les
résultats d'analyse n'étaient pas concluants et que les instruments dysfonctionnaient en présence des
plantes. Personne ne connaissait leur origine. Elles étaient apparues un beau jour, sans prévenir. Les
enfants les trouvaient jolies, les adultes se voyaient perplexes et les scientifiques ne fournissaient
aucune réponse claire. Parées de couleurs attrayantes, de reflets chatoyants, mais drapées d'une
certaine douceur, ces plantes inconnues avaient poussé sur chaque recoin du globe, en plus grand
nombre dans certains pays que dans d'autres.
Secrète. C'est le premier mot qui lui vient à l'esprit quand il la regarde.
Mateo fait attention à ne pas renverser l'arrosoir. S'il mouille le tapis, sa mère découvrira alors qu'il
cache une Mira planta sous son lit. Et si elle comprend qu'il utilise de l'eau sans sa permission, il le
paiera cher. L'été est infernal, cette année. Il range sa chambre correctement depuis des semaines
pour qu'elle ne vienne pas fouiller. Ses parents ont peur de ces nouvelles plantes. Les voisins en ont
une qui poussent sur un mur de leur maison et il y a maintenant une barrière presque aussi haute que
le grand palmier de la rue. Il ne faut pas que les plantes arrivent chez nous, l'a prévenu sa mère.
Mais elle sent si bon ; elle lui rappelle les tartes que lui faisait sa nounou quand il était petit. Elle lui
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racontait souvent des histoires sur des arbres qui marchaient et des femmes vivants au fond des
océans. Ses parents lui avaient demandé d'arrêter, elle avait refusé et Adam n'avait plus mangé de
tartes. Et puis la Mira planta sent bon la pomme et la cannelle. Il n'y a rien de mal à l'arroser,
surtout que sa copine Ana en a une aussi chez elle. Il s'agenouille, pousse doucement son lit pour
accéder au cœur de la plante. Il guette les bruits de la maison en arrosant les tiges vertes. Les fleurs
violettes aux pistils noires ondulent de délice et Adam sourit. L'arrosoir vide, il remet son lit en
place et repart mettre l'outil à sa place, heureux que sa plante le soit.
Leur apparition avait soulevé une avalanche de questions – d'où viennent-elles, venimeuses
ou vénéneuses, parasites ou simples ornements ? – mais aussi une vague de peur. Certains s'étaient
décidés à les brûler et s'étaient retrouvés à vivre dans une odeur pestilentielle après cet acte de
destruction. Les scientifiques avaient conclu à un mécanisme de défense, comme les moufettes qui
diffusent une odeur atroce pour décourager les prédateurs. Suite à cet événement, la plupart des
états acceptèrent d'exister en accord avec ces mystérieuses plantes, et la vie reprit son cours.
Alarmante. C'est le premier mot qui lui vient à l'esprit quand elle la regarde.
Hawa observe un de ces plantes conquérir les immeubles de sa ville et comprend que le temps est
compté. Quand la nature reprend ses droits, l'homme doit apprendre qu'il ne survivra pas. Sa voisine
est enchantée, elle pense que cela redonne de la couleur à leurs journées, surtout que l'air est
souvent couleur sable ici. Mais Hawa n'est pas du même avis. Elle regarde impuissante les Mirae
plantae s'enrouler, s'entortiller dans leur quotidien. Son grand-père n'a jamais voulu venir vivre en
ville, n'a jamais voulu perdre la connexion avec la savane. La vie y est plus dure mais il sait où s'en
tenir, il sait qui fait les règles du jeu. Une année déjà que les Mirae plantae sont apparues de nulle
part, et les gens ont relâché leur vigilance. Ils marchent, pressés, aveugles, inconscients. Hawa a
probablement tort, mais ses entrailles lui crient de fuir, fuir loin d'ici. Une fleur effleure ses cheveux
– orange feu aux longs pistils gris, une caresse agressive. Hawa frissonne et s'empêche de courir
jusqu'à chez elle. À l'abri derrière sa porte, elle décide alors qu'une visite chez son grand-père
s'impose, loin de la ville et loin des Mirae plantae. Peut-être que le mauvais pressentiment qui la
suit depuis leur apparition fanera de lui-même.
Les premières preuves avaient fait leur apparition, timidement. Peu de gens pensaient que
des végétaux pouvaient être responsables. Mais quand une vidéo commença à circuler, montrant
une Mira planta en train d'étouffer une femme d'affaires en tailleur élégant, les questions ont refait
surface en force. Et lorsque le flot de vidéos est devenu tsunami, il était déjà trop tard. Installées
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dans chaque recoin du globe, dans chaque dédale, dans chaque bâtiment, les plantes ont commencé
à désherber. Couper les connexions téléphoniques et internet, plus de moyen de communication
entre les gens. Interdire l'accès aux routes, aux ports, aux commerces, plus de possibilité de se
nourrir et de survivre. Puis envahir franchement les habitations, plus de porte de secours pour
s'enfuir.
Sauvages. C'est le premier mot qui leur vient à l'esprit quand ils les regardent.
Hawa n'arrive pas à joindre son grand-père, pas plus qu'elle n'a de connexion internet. Les dernières
nouvelles qu'elle a reçu de lui n'étaient pas rassurantes, mais beaucoup moins effrayantes que celles
de la ville. Elle sait bien qu'elle aurait dû partir plus tôt mais le travail l'a retenue. Elle jette un
regard à la fenêtre et s'aperçoit que les Mirae plantae se balancent sur les fils électriques. Elles
rampent rapidement, suspendues dans les airs et Hawa se précipite pour faire un sac et partir loin
d'ici. Elle dévale les escaliers et démarre sa voiture, le diable aux trousses. Des sirènes retentissent
de toute part et les gens se précipitent dans les rues. Dans son rétroviseur, des flammes orangées
dansent au loin et elle sent les prémices d'une odeur pestilentielle arriver à ses narines. Le feu ne les
sauvera pas de cette invasion, pas plus que la fuite ; Hawa le sait bien. Elle aurait dû s'échapper bien
avant, mais elle a peut-être encore du temps.
Ses parents chuchotent dans la cuisine, où les placards sont presque vides. Mateo les écoute parler
et s'inquiète. L'eau coule toujours alors il peut continuer à arroser sa plante, mais sa mère envisage
de partir pour des zones libres tenues, par les gangs locaux. Il ne veut pas abandonner sa fleur, il
l'aime beaucoup, quoiqu'en disent les autres. Ana aussi en a une, de la même couleur, et il ne lui est
jamais rien arrivé. Il va pour tout avouer à ses parents lorsqu'une liane s'enroule autour de sa
cheville et l'immobilise. La tige sort de la cuisine où les chuchotements sont devenus silence. Un
coup est frappé à la porte et Mateo va ouvrir. Le monde est devenu vert en quelques heures,
parsemé d'éclats de couleur chatoyantes. Ana est là, une liane à la cheville, la main tendue. Il la
prend.
Désormais, elle envahit tout l'appartement. Adam voudrait partir, mais la Mirae planta bloque
l'accès à la porte. Il n'y a plus de trafic dans les rues, ce qui est étrange pour une aussi grande ville.
Il n'a jamais connu un tel silence, à dire vrai. Prudemment, il glisse vers la fenêtre, espère que la
Mira planta le laissera regarder. Il atteint la vitre sans encombre et observe, abasourdi, des voitures
abandonnées par centaines sur la route. Il n'arrive pas à distinguer l'asphalte tellement de plantes
recouvrent la chaussée. Qu'il lève la tête ou baisse les yeux, Adam ne voit que du vert et des
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couleurs enchanteresses tout autour. Mais il n'entend plus un bruit, si ce n'est un occasionnel cri. Il
s'adosse au mur et, impuissant, suit du regard la Mira planta ramper silencieusement vers lui. Elle
lui rappelle les plantes préhistoriques qu'on voit parfois dans les manuels, démesurément
gigantesques et bariolées. Grotesques. Et il se demande pourquoi les dinosaures se sont vraiment
éteints.
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