La névralgie du trijumeau

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La névralgie du trijumeau
Pratique quotidienne · formation complémentaire
La névralgie
du trijumeau
Ses implications en médecine dentaire
Revue clinique et thérapeutique
Les douleurs de la mâchoire, qu’elles soient continues
ou intermittentes, conduisent le patient, dans la
majorité des cas, chez le
médecin-dentiste. Son diagnostic doit être posé précocement et ses pièges
seront passés en revue; un
plan thérapeutique pourra
alors être proposé. La pathophysiologie de cette affection, dont la fréquence
augmente avec l’âge (près
de 300 nouveaux cas chaque année en Suisse), sera
brièvement discutée.
Jean Siegfried
Klinik Im Park, Zurich
Mots-clés: névralgie du trijumeau, douleurs faciales,
antiépileptiques, neurochirurgie
Adresse pour la correspondance:
Prof. D r Jean Siegfried, Neurochirurgie FMH
Klinik Im Park, Seestr. 220, CH-8027 Zurich
(Bibliographie voir texte allemand, page 1079)
Introduction
La névralgie du trijumeau (névralgie essentielle du trijumeau,
tic douloureux) est caractérisée par de violentes douleurs se manifestant sous forme de décharges électriques dans tout ou partie d’un côté de la face, le plus souvent dans la mâchoire. Les
manifestations cliniques sont suffisamment classiques pour que
le diagnostic soit aussitôt posé et conduise à une thérapie adéquate. Toutefois, le délai entre la première manifestation et le
diagnostic correct varie entre quelques mois et 27 ans, dans
notre expérience personnelle reposant sur 2200 cas opérés de
1972 à 1999. Cinquante pour cent de nos patients ont subi une
extraction dentaire inutile, et 58% se sont soumis sans succès à
un traitement d’acupuncture (GARVAN & SIEGFRIED 1983). Ces
observations nous ont incités à porter ce problème à l’attention
de tous ceux qui sont confrontés médicalement à ces douleurs
spécifiques et à les passer en revue. Notre but est d’éviter à de
nombreux patients un tourisme médico-dentaire et paramédical coûteux et inefficace.
Diagnostic
Les manifestations cliniques de la névralgie du trijumeau ont
été parfaitement bien décrites par John Locke en 1677 et sa des-
cription, après plus de 300 ans, est restée précise (STOOKEY &
RANSONOFF 1959). L’apparition de douleurs abruptes, d’une à
quelques secondes, en éclair, en décharge électrique, en coup de
poignard oriente sur le diagnostic. Ces attaques douloureuses
peuvent très souvent être provoquées par un stimulus cutané de
la face ou de la cavité orale du côté affecté. Parler, manger, se
brosser les dents, se raser, se laver, téléphoner ou se moucher
provoque très fréquemment une décharge douloureuse. L’effleurement d’une région précise de l’hémiface chez un malade
donné (l’aile du nez, les sourcils, l’angle de la bouche, ...) est
souvent rapporté, et cette région porte alors le nom de zone gâchette. Il n’est pas rare de voir des patients négliger leur hygiène élémentaire pour éviter la mise en jeu d’une attaque douloureuse: l’aile du nez est couverte d’une saleté évocatrice, les dents
ne sont pas nettoyées. Etant donné la difficulté de manger, certains patients perdent du poids, jusqu’à 30 kg dans un cas personnel. Les hommes peuvent se laisser pousser la moustache
pour épargner la zone gâchette.
La douleur est limitée à la distribution anatomique du nerf trijumeau et ne traverse pas la ligne médiane. Seul 1% des cas peut
éventuellement développer un désordre bilatéralement. Le décours clinique est caractérisé par des rémissions spontanées
plus ou moins longues et des exacerbations, mais avec la progression de l’affection, les rémissions seront plus courtes et les
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exacerbations plus violentes. L’analyse de notre série montre
que 53% des patients souffrant de névralgie du trijumeau présentent au début de leur longue souffrance des rémissions
spontanées variant de 1 à 36 mois, souvent mises sur le compte
d’un traitement paramédical inefficace (SIEGFRIED & VAN LOVEREN 1986).
L’incidence de la névralgie du trijumeau a été évaluée à 1 cas sur
une population de 25 000 personnes, ce qui donne 4 cas par
100 000 habitants par année (YOSHIMASU et coll. 1982).
En 1983, nous avons analysé une série de 963 patients qui nous
ont été adressés pour traitement neurochirurgical de douleurs
faciales («névralgies du trijumeau») (SIEGFRIED 1983). Dans ce
groupe, 770 patients souffraient de névralgie du trijumeau typique (tic douloureux), 114 de douleurs faciales atypiques, et 79
de névralgie de trijumeau symptomatique. Ces derniers cas
peuvent être dus à une lésion organique comprenant des tumeurs ou des malformations vasculaires et à la sclérose en
plaques. A l’exception de la sclérose en plaques où la névralgie
du trijumeau est 300 fois plus fréquente que dans la population
en général et où l’examen neurologique du nerf trijumeau ne
montre généralement aucun déficit (aucune diminution clinique de la sensibilité et réflexe cornéen intact), les causes
symptomatiques mettent en évidence une altération clinique du
nerf trijumeau. Cette absence d’atteinte neurologique du nerf
trijumeau dans la névralgie typique montre à quel point seule
l’anamnèse permet un diagnostic. Dans le doute, une résonance magnétique sera demandée pour exclure un processus envahissant de la fosse postérieure ou de la fosse moyenne. Dans
cette série de 1983, l’âge moyen du patient était de 63 ans avec
des extrêmes de 21 et 93 ans; en considérant le tic douloureux
seulement, l’âge variait de 43 à 93 ans avec une légère prédilection pour la femme (58%) et une atteinte plus fréquente dans
l’hémiface droite (61%), surtout dans la branche maxillaire (V2).
Les douleurs atypiques du visage touchent en majorité la femme (63%).
Traitement
1. Traitement dentaire
Un traitement dentaire n’a aucune influence durable sur la névralgie du trijumeau, la cause résidant ailleurs (voir étiopathogénie). Dans une série consécutive de 1000 premiers cas, nous
avons compté un total de 380 dents extraites en première intention, en une ou plusieurs séances. Nous apprenions parfois, lors
de l’interrogatoire du patient, que le côté atteint par la névralgie
avait perdu plusieurs dents!
2. Traitement médical
Le traitement de la névralgie du trijumeau doit débuter avec la
carbamazépine (Tegréol), un antiépileptique. Environ 90% des
patients ont une réponse favorable et rapide à ce produit, ce qui
quelquefois peut confirmer un diagnostic encore incertain. La
carbamazépine a montré sa capacité à supprimer la transmission synastique dans des coupes hippocampiques chez le rat
(HOOD et coll. 1983). Son mécanisme d’action dans la névralgie
du trijumeau pourrait être similaire. Le dosage du Tegréol débutera avec 3200 mg par jour et peut éventuellement être
augmenté jusqu’à la disparition des attaques douloureuses ou
jusqu’à l’apparition des effets secondaires. Dans une série
consécutive de 140 patients traités à la carbamazépine, 21% recevaient moins de 1000 mg par jour malgré l’absence d’effets
secondaires et un contrôle insuffisant des attaques douloureuses (SIEGFRIED & VAN LOVEREN 1986). Sur l’ensemble du grou-
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pe, 69% se plaignaient d’effets secondaires sous forme de vertiges, de fatigue et de gêne gastro-intestinale, effets dépendant
de la dose qui était toutefois efficace. Une réduction même modérée, diminuant ou supprimant les effets secondaires, était accompagnée de reprise des attaques douloureuses. Un seul cas
de leucopénie a été observé. Dans la littérature, l’incidence d’effets secondaires idiosyncrasiques tels que rougeurs de la peau,
leucopénie, thrombocytopénie et altération de la fonction hépatique a été rapportée dans 5 à 19% des cas (ROCKLIFF & DAVIS
1966). Une corrélation entre le taux sérique de carbamazépine et
le contrôle de la douleur n’a pu être mise en évidence. Ainsi la
dose doit être empiriquement augmentée jusqu’à un contrôle
adéquat de la douleur. Le taux de morbidité d’un traitement
prolongé (arbitrairement défini comme dépassant 3000 comprimés de n’importe quel médicament) peut être supérieur à la
morbidité d’un traitement neurochirurgical, ce qui sert d’indication à une consultation neurochirurgicale. De plus, tout patient
insuffisamment contrôlé sous carbamazépine ou chez lequel la
qualité de vie est perturbée par les effets secondaires est un candidat potentiel à une intervention neurochirurgicale. D’autres
antiépileptiques peuvent toutefois aussi être essayés. D’une
manière générale, le quart des patients souffrant de névralgie du
trijumeau typique auront un contrôle parfait de la douleur et
peu ou pas d’effets secondaires à long terme.
3. Traitement neurochirurgical
Une grande variété d’approches neurochirurgicales, passant des
méthodes très invasives à d’autres moins invasives, voire non
invasives peut être proposée au patient mal contrôlé médicalement ou seulement au prix d’effets secondaires pénibles.
Décompression microvasculaire
Méthode la plus invasive, à ciel ouvert, développée par GARDNER
& MICKLOS il y a 40 ans (1959) renouvelant les observations
faites en 1934 déjà par DANDY, cette technique a acquis une popularité rapide dès 1976 à la suite de la théorie de compression
neurovasculaire (JANETTA 1976) comme origine de la névralgie
du trijumeau. Par une craniectomie sous-occipitale/rétro-mastoïdienne, la racine sensitive du nerf trijumeau est repérée dans
la fosse postérieure. Une légère rétraction médiane du cervelet
permet l’exposition de la racine du trijumeau à son entrée dans
le pons. La compression nerveuse est généralement causée par
une branche de l’artère cérébelleuse supérieure et occasionnellement par des structures veineuses. Si les veines peuvent être
sacrifiées, l’artère comprimant le nerf doit être disséquée et séparée du nerf par interposition de matériel approprié.
Le taux de récidive de la névralgie du trijumeau après décompression microvasculaire est comparable à celui des autres
techniques de neurochirurgie et proche de 20%. L’avantage de
cette technique est la préservation de la sensibilité. Les complications sont rares mais graves: perte de l’audition, ataxie.
Thermocoagulation contrôlée du ganglion
de Gasser
Par cette approche mini-invasive une électrode est introduite
par voie percutanée parabuccalement par le trou ovale dans le
ganglion de Gasser. Une courte anesthésie intraveineuse de
quelques minutes est auparavant appliquée, puis la position de
l’électrode contrôlée radiologiquement et physiologiquement
par stimulation électrique évoquant des paresthésies dans l’une
ou l’autre branche du trijumeau; la coopération du patient est
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pour ce faire nécessaire. Un thermoélément est introduit dans
l’électrode et des coagulations successives, à des températures
de 50 à 70 °C pendant 1 minute chaque fois sous courte anesthésie suivie de contrôle de la sensibilité, permettent d’obtenir
une diminution, puis une perte de la sensibilité douloureuse
(hypalgésie/analgésie) avec un minimum de changement de la
sensibilité tactile (hypesthésie) dans la branche trijéminale atteinte. Cet effet est réalisé par la destruction progressive des petites fibres peu ou pas myélinisées (A delta et C) porteuses de la
sensibilité douloureuse; les fibres A alpha et béta conduisant la
sensibilité tactile ne devraient être que peu atteintes.
Cette technique imaginée par SWEET en 1965 a été introduite en
Suisse en 1972 et jusqu’à maintenant nous l’avons appliquée
plus de 2200 fois. Postopératoirement, une disparition des attaques douloureuses est obtenue dans 98% des cas; dans 2%
restant, l’analgésie est insuffisante et l’opération est répétée
dans les 2 jours suivants. A très long terme, le succès persiste
dans 83% des cas (SIEGFRIED, 1981). Une réopération est possible et chez tous ceux qui s’y sont décidés, les attaques douloureuses ont de nouveau disparu.
L’incidence des complications ou des effets secondaires est bien
connue. Une dysesthésie postopératoire est rapportée dans 75%
des cas; elle tombera à 25% après quelques mois et à long terme
ne sera gênante que dans 5% des cas. Une anesthésie ou hypesthésie douloureuse est mentionnée dans 8% des cas à court terme et dans 4% à long terme. Des troubles de la motilité oculaire se rencontrent à court terme dans 0,8% des cas et
disparaissent ou ont disparu jusqu’ici dans presque tous les cas
après quelques mois. Une kératite s’est développée dans 0,9%
des cas.
A côté de cette thermocoagulation contrôlée du ganglion de
Gasser par voie percutanée, sont apparues deux techniques qui
ont leurs adeptes et qui utilisent la même voie d’approche: la
neurolyse par glycerol du ganglion de Gasser et la compression par
ballonnet de ce ganglion.
Radiochirurgie par Gamma Knife
La radiochirurgie par Gamma Knife portant sur la zone d’entrée
du nerf trijumeau dans le tronc cérébral est une méthode nouvelle totalement non invasive. Après mise en place d’un cadre
stéréotaxique, une résonance magnétique sera effectuée et les
images transférées sur ordinateur. La portion du nerf à irradier
sera alors tridimensionnellement géométriquement définie. La
tête du patient toujours munie du cadre stéréotaxique sera alors
fixée dans un collimateur perforé de 201 trous par lesquels passeront 201 rayons Gamma, se concentrant exactement sur la zone à irradier. Il s’agit d’une irradiation unique dont les premiers
résultats sont très prometteurs. Toutefois, un seul Gamma Knife
existe actuellement en Suisse (Klinik Im Park, Zurich).
Etiopathogénie
Il n’y a, jusqu’à maintenant, aucune évidence directe absolument convaincante pour expliquer la névralgie essentielle du
trijumeau. Trois théories ont été avancées, chacune en rapport
avec l’un des segments du nerf trijumeau: périphérique, ganglionnaire et la portion préganglionnaire jusqu’au tronc cérébral
comprenant aussi les structures intratronculaires jusqu’au
noyau central du trijumeau. Des aires de démyélinisation segmentaire, des formations de microneurones dans les racines et
des vacuoles dans les neurones du ganglion ont été décrites
anatomopathologiquement. Dans la portion préganglionnaire,
la théorie de la compression mécanique du nerf par un vaisseau
sanguin, généralement une artère, a été largement acceptée
comme la seule cause de la névralgie. Les succès de la décompression microvasculaire plaident pour cette théorie, bien que
tous les aspects n’aient pas été complètement éclaircis, comme
l’élimination de la zone gâchette, l’effet comparable d’une compression du nerf à la microdécompression, et surtout la fréquence de la névralgie du nerf trijumeau dans la sclérose en plaques
sans la moindre compression vasculaire. Pour une origine dans
le noyau du trijumeau, pour laquelle on pourrait alors parler
d’épilepsie réflexe, les arguments d’une activité épileptique de
ce noyau lors d’enregistrement de l’attaque douloureuse ont été
avancés, ainsi que l’efficacité des antiépileptiques (surtout la
carbamazépine) dans son traitement médicamenteux. Enfin,
une prédisposition génétique est de plus en plus suggérée. Il apparaît aussi de plus en plus certain qu’aucune théorie unitaire
ne permettra de résoudre le problème étiopathogénique.
Conclusion
La névralgie essentielle du trijumeau doit être d’emblée distinguée d’une autre douleur de l’hémiface. Le caractère de douleurs
fulgurantes, de l’ordre de la seconde, dans un des territoires d’une
ou de deux branches du trijumeau, l’âge du patient, l’absence de
douleurs entre les crises douloureuses, la présence fréquente
d’une zone gâchette dont l’effleurement ou la mobilisation éveille
la douleur et la réponse au traitement médicamenteux à la carbamazépine permet d’orienter rapidement le diagnostic. Si un traitement médicamenteux bien conduit se révèle, avec le temps, insuffisant ou est accompagné d’effets secondaires, un traitement
neurochirurgical doit être envisagé, et les différentes approches
possibles devront être discutées avec le patient.
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