Opeth et Anathema assument

Transcription

Opeth et Anathema assument
SAMEDI 28 FÉVRIER 2015 LE JOURNAL DU JURA
RIFFS HIFI 27
ÉVOLUTION De l’obscurité du doom-death aux sommets du prog
Opeth et Anathema assument
LAURENT KLEISL
Une voix caverneuse, d’outretombe, un râle guttural. Un frisson glacial qui remonte la colonne vertébrale. Et un riff lourd,
sombre, qui sature l’atmosphère
de ses maléfices. L’Apocalypse
n’est pas loin. Les années 90 sont
encore jeunes. A peine découvrent-elles le doom-death, petit
frère dépressif et névrosé du metal. La mort, la pourriture de
l’âme, la putréfaction de l’enveloppe charnelle dans un concert
de douleurs, autant de thèmes divertissants liés par le même malêtre.
Fondé à Liverpool dans les dernières heures des «eighties»,
Anathemafaitdecepaysagemorbide son quotidien. Son premier
EP, «Pentecost III» (1995) marque la joyeuse cohorte des dévots
du doom-death. Plus au nord, à
Stockholm, Mikael Åkerfeldt
fonde Opeth dans un état d’esprit
similaire. La même année, ces
Suédois publient «Orchid», leur
premier jet.
2015. Un autre temps. Anathema et Opeth sévissent toujours.
Les spécialistes du genre s’accordent sur un point: les deux groupes nés des entrailles malodorantes du metal trônent désormais au
sommetdelachaîne.Ilsdominent
leur nouvelle famille, celle du rock
progressif.
Le point de non-retour
Dès ses premières productions,
malgrésonattirancepourlabrutalité ténébreuse d’un doom-death
mâtiné de black metal, Opeth n’a
jamais caché son attirance pour le
rock à tiroirs des années 70, celui
dePinkFloydetdeKingCrimson.
En moins de cinq ans, les Scandinaves passent des tournées en
première partie de Morbid Angel
et Cradle of Filth, les maîtres de
l’extrême, au studio avec Steven
Wilson, grand tripoteur de sons,
50 ans de carrière et ils y vont encore dard-dard
Parce qu’ils ne sont ni Anglais ni Américains, l’exploit est peu commun. Oui,
cela fait déjà 50 ans que les Scorpions, groupe teutonique s’il est, écument
la planète rock. Reconnus sur les cinq continents – une performance
rarement égalée dans le milieu –, ils avaient pourtant décidé de faire une
tournée d’adieux. Vu son succès, ces vieux baroudeurs ont choisi de
remettre ça. Sur la route comme sur disque, puisqu’ils viennent de
commettre un nouvel album. Certes, «Return to forever» (distribution Sony
Music) ne révolutionnera pas le genre. Pas grave! A l’image d’AC/DC et
Status Quo, on ne demande surtout pas à Scorpions d’évoluer. Mais bien
de nous fourguer encore ces ballades sirupeuses qui plaisent tant à nos
compagnes, ainsi que ce hard répétitif pas trop méchant. Et puis, quand on
a atteint des sommets vertigineux avec «Still loving you» et «Wind of
change», on ne peut que redescendre la colline, comme on dit chez nous.
Cela dit, «Retour to forever» enchantera chaque fan de Meine, Schenker &
Co. C’est comme avec Knorr ou Maggi: on sait toujours ce qu’on a! PABR
JOHNNY ROTTEN
La rage est toujours son énergie!
Mikael Åkerfeldt et la joyeuse équipe d’Opeth: une certaine image du bonheur.
génie ignoré de notre époque
dont le quatrième album solo
«Hand. Cannot. Erase.» vient de
sortir.
Steven Wilson impose sa patte
sonore à Mikael Åkerfeldt. La
mues’opèreendouceur,aufild’albums qui gomment avec assurance les racines du mal, jusqu’à
atteindre une forme très élaborée
en 2011 avec «Heritage» et une
certaine idée de la perfection en
2014. Hommage moderne et génial au prog des «seventies»,
«Pale Communion» tape dans le
chef-d’œuvre.
«Ces deux albums sont dans la
même lignée tout en retrouvant un
peu nos racines», confiait Mikael
Åkerfeldt il y a quelques mois. «Il
n’y a pas de voix death, pas de grosses guitares saturées, mais cela reste
Opeth. Le plus souvent, ce qui me
touche dans les critiques, c’est que
certaines personnes pensent mieux
savoir que moi comment Opeth doit
sonner. Nous ne sommes pas une
formule mathématique, je fais la
musique comme je la ressens. Au final,jepensequelesfanslecomprennent.» Discrètement, le point de
non-retour est franchi en 2012,
lorsque le brave Mikael prête sa
voixà«StormCorrosion»,unprojet conjoint mené avec Mister
Wilson.
Aveu de sincérité
Pour Anathema, l’évolution est
une révolution. Après leur première sortie en 1995, Darren
White, chanteur à l’organe guttural, quitte le groupe, laissant la baguette aux frères Daniel et Vincent Cavanagh. Abandonnant le
metal au profit de compositions
atmosphériques, d’une mélancolie à foutre le cafard à Kevin
Schläpfer, les productions d’Anathema atteignent l’éternité avec
les sorties de «Weather Systems»
en 2012 et, l’année dernière, de
«Distant Satellites».
Le doom-death des débuts est
mortdesabellemort.«Quandjerepense à nos deux premiers albums...
DR
Je n’écoutais vraiment pas ce style de
musique», a un jour confié le
chanteur Vincent Cavanagh.
«J’écoutaisdesgroupesplusanciens,
les Pink Floyd, les Beatles. Je ne sais
même pas pourquoi je jouais ce style
de musique. Mais ça me plaisait, je
suppose que c’était un bon moyen
d’évacuer toute notre énergie
bouillonnante. Aujourd’hui, j’ai l’impression qu’on est vraiment plus
honnête dans notre façon de jouer,
elle nous montre tels que nous sommes véritablement.»
Cordes et harmonies vocales
ont éradiqué les riffs neurasthéniques. Steven Wilson, toujours lui,
n’est pas loin. En 2008, le Britanniqueavaitachevéleprocessusde
transformation du groupe en assurant la production de «We’re
here because we’re here» pour
Kscope, le label post-prog par excellence.
Anathema et Opeth ont vogué
jusqu’àunailleursquileursemble
meilleur. Qui sait, Britney Spears,
un jour... BOB DYLAN Il reprend 10 standards du plus grand chanteur de tous les temps
Quand la pire voix honore The Voice...
C’est le disque le plus inattendu
de ce siècle et même du précédent! En termes moins nébuleux,
pour donner dans le caricatural,
quandBobDylandécidedeconsacrer un album à Frank Sinatra en
reprenant dix de ses standards,
c’est littéralement le pire chanteur de tous les temps qui rend
hommage au meilleur. Certes, les
aficionados du Zim hurleront à
l’injustice. Car si little big Bob
chante un tant soit peu faux, il
n’enpossèdepasmoinsuntimbre
original et unique. Mais les précités admettront cependant avec
nousettouslesrockers–deBono
à Chrissie Hynde qui ont chanté
en duo avec lui – que Sinatra est
The Voice, tout simplement.
Certes encore, Bob Dylan s’affirme peut-être comme le plus
grandauteur-compositeurdetous
les temps. Avant John Lennon,
Paul McCartney, Ray Davies et
Pete Townshend. Frank Sinatra,
lui, n’est qu’un interprète. Mais
quel interprète! Quel directeur et
perfectionniste intransigeant!
Même quand il est accompagné
SCORPIONS
Frankie et Bob: aux antipodes l’un de l’autre, vraiment? DR
par le grand orchestre de Count
Basie pour se produire à Sing
Sing, c’est lui qui commande.
Dylan, lui, n’a jamais eu recours
aux big bands. Mais bien à cet orchestre légendaire que fut The
Band. Avec lui, c’est toujours
basse, guitare, batterie et claviers.
Point barre. Tel est le cas sur
«Shadowsinthenight»(distribution Sony Music), son ultime ga-
lette, sur laquelle il reprend donc
dix standards de Frankie. Pas forcément les plus connus, parce
que peut-être hors d’atteinte pour
lui. A la première écoute, malgré
un style aux antipodes de celui de
Sinatra, on a quand même pu
identifier «Autumn leaves» (en
français «Les feuilles mortes») et
«That lucky old sun». Pour le
reste, le traitement est tel qu’une
chatte sinatresque n’y retrouvera
évidemment pas ses petits.
Pourtant, cet album est adulé
par la presse spécialisée. De RollingStoneà Rock & Folk,on salue
presqueunerenaissanceduZimà
73 ans. Autre surprise, le maître
chante quasi juste. Et face à cet
empereur de la diction qu’était
Frankie,ils’estvisiblementdonné
une peine folle pour rendre son
américain à lui compréhensible.
Mais de l’esprit big band, crooneretgershwiniendeSinatra,Mr.
Tambourine man n’a quasiment
rien retenu, histoire de mieux
transformerlesstandardsqueThe
Voice affectionnait en hymnes
blues-folk qui constituent sa carte
de visite depuis les débuts. A tel
point que Woody Guthrie et Bob
Seger n’auraient rien trouvé à redire à cette œuvre. Oui, un disque
attachant,envoûtantetsombreàla
fois. Reste néanmoins à asséner
cette vérité: si «Shadows in the
night» attirera sûrement des fans
de Dylan vers l’œuvre de Sinatra,
l’inverse est peu probable...
PIERRE-ALAIN BRENZIKOFER
Les Sex Pistols! Ça vous rappelle quelque chose? En 1977, leur unique
album, «Never mind the bollocks, here’s the Sex Pistols» faisait figure de
plus grand tsunami à s’être abattu sur l’Angleterre depuis la perte de
l’Empire. Avec des brûlots comme «Anarchy in the UK» et «God save the
Queen»... the fascist regime, le groupe de Johnny Rotten interpelle jusqu’à
la Chambre des Lords, où on n’exige rien de moins que sa destruction
sous peine de voir le pays imploser. Les Sex Pistols? L’exorcisme de ces
années de frustration qui nous avaient fait subir ces groupes pompeuxpompiers, style Genesis, Emerson Lake & Palmer, Yes, et on en oublie. Oui,
le retour à une simplicité quasi bâtarde, à des textes forts et revendicatifs.
Après les géants historiques (Kinks, Stones, Who), le dernier grand gang de
rock anglais dans toute l’acception du terme, n’en déplaise aux bibleux de
U2 et aux branleurs d’Oasis. Aujourd’hui, les Pistols n’existent plus, mais
Johnny Rotten, leur chanteur-imprécateur, ne s’est pas vraiment calmé. Il a
fondé Public Image Ltd, fait de la télé réalité, nagé avec les requins. Il vient
surtout de publier «La rage est mon énergie», chez Seuil. Des mémoires à
son image: déjantées, allumées, rebelles, mais cohérentes. PABR
DEMIS ROUSSOS
En sa mémoire, on a (re)découvert «666»
Il faudra bien l’admettre un jour: à côté de «A whiter shade of pale», de
Procol Harum, «I want to live», d’Aphrodite’s Child, demeure le morceau le
plus dansant, le plus sauvage, le plus prog de l’histoire du rock. Le plus
parfait, presque. A l’époque, le regretté Demis Roussos était le chanteur du
groupe. En son honneur, on a réécouté le double album «666», œuvre à la
fois baroque, symphonique, prémonitoire et évidemment apocalyptique. Il
préfigure la carrière future du compositeur Vangelis, pendant que Roussos
se contente de quelques chants et des parties de basse. Sa seconde
carrière pouvait commencer. Celle qui nous intéresse moins, mais n’enlève
rien à son immense talent de vocaliste. Les voies du rock sont
impénétrables. Mais les grandes voix resteront... PABR
LA PLAYLIST DE...
Marcello Previtali
[email protected]
JEAN-LOUIS AUBERT «Aubert chante Houellebecq ou les Parages
du vide» (2014). Impossible de passer à côté de Houellebecq depuis
la sortie de son dernier brûlot, «Soumission». Ceux qui ne l’aiment pas
et ne veulent pas le lire ont l’occasion de découvrir l’autre visage du
personnage à travers les musiques de Jean-Louis Aubert. L’auteur des
«Particules élémentaires» associé au rocker de «La Bombe humaine»:
une association étonnante qui n’avait rien d’évident. Et pourtant,
l’écrivain a apprécié, le musicien a respecté et moi, j’ai aimé.
PFM «Per un amico» (1972). L’Italie a aussi eu son leader dans le
rock progressif avec Premiata Forneria Marconi, ou plus simplement
PFM. Un band qui a connu ses plus grands succès à l’étranger.
Formé en 1970, les Transalpins ont souvent été comparés à Jethro
Tull, King Crimson ou encore Emerson Lake & Palmer. Dix-sept
albums à leur actif avec des influences classiques, jazz et rock pour
un résultat original et réussi, qui sera la véritable marque de fabrique
de PFM au sein du mouvement progressif. Et en plus avec la plupart
des textes interprétés dans la très chantante langue de Dante.
BLACK SABBATH «Paranoïd» (1970). C’est concis, brut, lourd et
porté par un riff simple, mais ô combien efficace. Emmenés par le
pitre de Birmingham Ozzy Osbourne, «Les Beatles du heavy metal»
à la réputation malsaine hurlent la noirceur et la solitude d’un
homme. «Paranoïd», c’est tout simplement la naissance du heavy
metal et de tous ses (trop) nombreux futurs dérivés comme le
thrash metal, le stoner rock ou encore le black metal.
GÉRALD DE PALMAS «De Palmas» (2013). Un rocker modeste et
discret (oui, ça existe). A chaque fois qu’il sort un CD, c’est un bol de
rock frais, qui fait du bien. Comme pour le tout simplement nommé
«De Palmas», le dernier opus en date. Onze morceaux qui
swinguent à souhait. A déguster à tout moment et partout, en
voiture notamment. Et ce n’est pas péjoratif. Bien au contraire.