«Peut-on convaincre autrui qu`une œuvre d`art est belle ?» Repères

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«Peut-on convaincre autrui qu`une œuvre d`art est belle ?» Repères
Lycée franco-mexicain
Cours Olivier Verdun
L'ART
«Peut-on convaincre autrui qu'une œuvre d'art est belle ?»
Repères : « Persuader / Convaincre »
INTRODUCTION
I)
Compréhension du sujet
1° Que signifie le verbe pouvoir («peut-on») de l'intitulé du sujet ?
A-t-on la capacité, les moyens – intellectuels, culturels, pédagogiques, linguistiques, affectifs, etc. ?
Est-il légitime, souhaitable, raisonnable...?
2° Qu'est-ce que convaincre ? Comment s'y prend-on généralement pour convaincre
quelqu'un de quelque chose ?
Transmettre une idée, un point de vue, au moyen d'arguments ou de preuves, surmonter un
désaccord ou une différence de vues en produisant l'adhésion, la croyance. Amener quelqu'un à
reconnaître la vérité d'une proposition ou d'un fait. Dans convaincre, il y a « vaincre », vaincre une
résistance, un désaccord, une opposition, un malentendu....Par l'argumentation, la démonstration, le
raisonnement, l'exemple, la persuasion.
3° Distinguer : «convaincre» et «persuader» (cf. repères du programme)
La conviction repose, en principe, sur une argumentation rationnelle. Elle consiste à dévoiler la
vérité de la proposition concernée, afin que l'interlocuteur puisse en prendre conscience par lui-même.
L'argumentation est le procédé par lequel une proposition donnée est démontrée ou réfutée sur la base
d'affirmations considérées comme valables et liées entre elles par des rapports logiques.
La persuasion est l'acte par lequel quelqu'un est conduit à penser, à vouloir ou à faire quelque chose.
Adhésion obtenue par le biais de l'émotion, alors que la conviction est obtenue par l'argumentation.
L'acte de persuader peut utiliser des moyens peu honnêtes et aboutir à l'erreur (mensonge,
manipulation...). Exemple de la rhétorique qui produit l'adhésion non par le contenu objectif de son
discours mais par le seul talent du rhéteur. En ce sens, la persuasion peut être une technique de
manipulation des esprits qui ne peut pas amener à la vérité.
On oppose généralement la persuasion à la conviction comme la sensibilité à la raison, l'erreur à la
vérité. Or la différence n'est pas aussi marquée qu'il y paraît. La persuasion et la conviction impliquent
l'une et l'autre une certaine adhésion intellectuelle ou sentimentale à ce qui est leur objet; les deux sont
obtenues par un procédé volontaire. Toute conviction implique une relation de confiance entre les
interlocuteurs et l'utilisation d'une formulation séduisante de la thèse que l'on veut voir admise : pour
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convaincre, il faut être convaincant ! Le terme de conviction indique une adhésion totale de la personne
et non une simple acceptation de la personne, ce qui suppose qu'on utilise émotions et passions. On
peut être intimement convaincu de quelque chose sans pouvoir le prouver (je suis convaincu de son
innocence mais je ne peux pas le prouver, pourrait dire un avocat).
4° Qu'entend-on par «œuvre d'art» ?
Création originale d'un artiste qui témoigne d'un style, d'un talent, d'un génie et qui suscite une
émotion esthétique.
5° Quand on prétend qu'une œuvre d'art (une musique, un tableau, un poème, un film...) est
belle, que veut-on signifier ?
La beauté est la qualité d'une chose que l'on contemple, qui éveille un plaisir particulier, le plaisir
esthétique. Ce qui est agréable à voir, à entendre, à comprendre en soi-même, indépendamment de
quelque utilité ou intérêt que ce soit.
6° Reformulez le sujet en faisant apparaître le sens de chacun des termes.
Est-il possible et légitime d'amener autrui à reconnaître que telle œuvre d'art est digne d'être admirée
et qu'elle éveille un plaisir esthétique ?
II) Problématisation du sujet et introduction
1° Pourquoi ne pourrait-on pas convaincre autrui qu'une œuvre d'art est belle ? Qu'y a-t-il
d'apparemment incompatible entre l'idée de beauté artistique et celle de conviction ? (préjugé
visé par le sujet)
La beauté est sentie, sensible, non rationnelle, elle n'est pas produite par un raisonnement; elle fait
l'objet d'un plaisir et ne peut être prouvée. Il est difficile de donner les raisons pour lesquelles on trouve
une chose belle. Les goûts et les couleurs ne se discutent pas; vouloir convaincre autrui que telle œuvre
d'art est belle, ce serait lui imposer notre goût, faire preuve d'intolérance, voire d'autoritarisme. Je vais à
une exposition de Gérard Garouste que j'apprécie tout particulièrement et souhaite faire partager mon
enthousiasme à un ami. Mon ami prétend, au contraire, que les tableaux de Gérard Garouste ne le
touchent pas, voire qu'il ne les aime carrément pas. Je cherche alors, par toutes sortes d'arguments, à
justifier mon goût et à convaincre mon ami qu'il se trompe. Au final, chacun campe sur ses positions et
je suis bien obligé d'admettre mon impuissance à partager mon sentiment. La beauté d'une œuvre d'art
est relative à la sensibilité de chacun et semble par conséquent ne pas pouvoir être prouvée au moyen
d'arguments rationnels.
2° Dans quels domaines peut-on, au contraire, facilement convaincre autrui de quelque chose?
Celui de la science. Ce que Kant appelle le jugement de connaissance. Quand je dis : « cette fleur
est une rose », « deux et deux font quatre », il s'agit d'un jugement de connaissance, car il y a des
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critères, des propriétés objectives qui permettent d'identifier la fleur comme étant une rose (elle a des
pétales, des épines, une odeur particulière, etc.). Il n'est pas difficile d'obtenir l'assentiment d'autrui, il
est possible de prouver à autrui la justesse de mon jugement en explicitant les critères objectifs.
3° Pourtant, ne cherche-t-on pas, de fait, à convaincre autrui qu'on a raison de trouver beau
un morceau de musique ? Comment s'y prend-on ? (critique du préjugé)
En effet, le jugement de goût que l'on porte sur une œuvre prétend à l'universalité : lorsque l'on
trouve une œuvre d'art belle, on ne peut s'empêcher de vouloir que chacun la reconnaisse comme telle:
on cherche alors spontanément à convaincre autrui de porter sur elle le même jugement.
4° A-t-on raison de le faire ?
Oui, on peut et on doit discuter des œuvres et donc tenter de convaincre autrui. Si l'on doit
convaincre autrui qu'une œuvre d'art est belle comme tentent de le faire les critiques d'art, c'est qu'une
œuvre d'art dont on ne discuterait pas n'en serait pas une. Le jugement à son endroit est constitutif de la
vie de l'œuvre elle-même. L’artiste crée une œuvre qui s’adresse à un public, lequel reçoit l'œuvre tout
autant qu’il la construit. Il y a à la fois un mouvement de réceptivité et de participation. La
contemplation esthétique exige une activité créatrice de la part du spectateur.
5° On est donc en présence d'au moins deux réponses possibles à la question posée. Formulez
le problème philosophique sous la forme d'une alternative (« ou ») en faisant apparaître ces deux
thèses. (Formulation du problème philosophique).
La beauté d'une œuvre d'art est-elle communicable ou bien n'est-elle qu'une affaire subjective ?
Est-elle une qualité objective de la chose que l'on peut communiquer par preuves ou bien, comme on le
croit spontanément, est-elle seulement une affaire de goût personnel ? Si le beau est subjectif, s'il est
affaire de goût, comment expliquer alors l'existence de consensus autour des grandes œuvres ? Y a-t-il,
dès lors, des critères du beau ?
6. Comment dépasser cette opposition entre les deux thèses afin de répondre clairement à la
question posée ? (résolution du problème, annonce de la 3e partie du développement).
La perception de la beauté peut être éprouvée par tous les hommes et, cependant, elle ne se
communique par preuves. Non seulement on peut convaincre autrui qu'une œuvre d'art est belle, mais
on doit tenter de le faire, faute de quoi l'œuvre d'art ne saurait nous parler.
I) LA SUBJECTIVITÉ DU BEAU
On ne peut pas convaincre autrui qu'une œuvre d'art est belle précisément parce que le beau est
subjectif, qu'il est affaire éminemment subjective. Chacun possède son propre goût. Des goûts et des
couleurs on ne discute pas, en sorte qu'on ne saurait prétendre à obtenir l'adhésion d'autrui quant à la
beauté d'une œuvre.
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A) L'ESTHÉTIQUE DU SENTIMENT
Pour convaincre autrui qu'une œuvre d'art est belle, il faudrait lui permettre d'en juger au moyen
d'une règle ou de critères. Or le goût apparaît comme l’expression intime de notre caractère, de sorte
que le goût à proprement parler n’existe pas : il y a mon goût et rien d'autre ! La beauté n'est pas dans
la chose, mais en moi, c'est-à-dire dans l'effet agréable qu'a la contemplation de la chose sur moi. Dans
ces conditions, l'objet qui est perçu devient secondaire et les raisons pour lesquelles un être est affecté
par telle ou telle chose sont à chercher et à trouver non dans la chose, mais dans celui qui est affecté,
son histoire, son état psychologique, son état de santé, son éducation…
Par le goût s’affirme la liberté personnelle – valeur essentielle de la modernité. D’où la répugnance,
au nom du respect et de la liberté d’autrui, à juger négativement le goût de l’autre sous le prétexte qu’il
n’est pas le nôtre. Tout ce que je trouve beau, c'est tout ce qui me procure du plaisir ou une satisfaction
du seul fait de regarder ou d'entendre quelque chose. Affirmer que l'on ne peut pas convaincre autrui
qu'une œuvre d'art est belle, c'est donc, de ce point de vue, faire preuve de tolérance, de respect.
Dire qu'une chose est belle serait alors un abus de langage : elle n'est ni belle, ni laide : elle n'est
l'une ou l'autre que pour quelqu'un et non en elle-même. On devrait dire que la chose plaît, qu'elle
procure une satisfaction, qu'on le trouve belle, disant par là que ce propos n'engage que nous et ne dit
rien de la chose.
Les seuls critères d’évaluation des objets artistiques sont simplement subjectifs, de sorte qu’il faut
renoncer à distinguer un roman de la collection Harlequin et Recherche du temps perdu de Marcel
Proust; l’affirmation de la supériorité artistique de l’un sur l’autre n’engage que moi, elle ne peut
s’appuyer véritablement sur des différences objectives. A chacun son goût, je peux préférer le bleu au
vert, le piano à la guitare, tel musicien à tel autre. On aime ou on n’aime pas. Un objet n'est donc beau
que pour moi.
Le sens de la beauté, qui plus est, est fonction de la culture à laquelle on appartient : on peut
apprécier Rodin et les sonates de Schuman, tout en restant insensible à la beauté d'une sculpture inuit
ou d'un raga indien. L'unanimité dont la beauté tend à faire l'objet n'est qu'une unanimité culturelle et
ne relève aucunement d'un accord universel, sans compter que les canons de beauté varient selon les
modes et les époques.
B) JUGEMENT DE CONNAISSANCE ET JUGEMENT ESTHÉTIQUE
Nous sentons bien qu'une œuvre est belle, nous ne saurions dire pourquoi ni susciter par preuves un
tel sentiment à autrui. La beauté s'éprouve mais ne se prouve pas. La perception de la beauté ne dépend,
dès lors, ni d'une connaissance antérieure (on peut être saisi par la beauté d'une œuvre ou d'un
paysage que l'on voit pour la première fois), ni d'un effort intellectuel.
Kant, dans La Critique de la faculté de juger (paragraphe 1), montre que le beau n'est pas une
propriété qui appartient objectivement à la chose qualifiée de belle, mais la beauté renvoie au sentiment
de plaisir : est beau ce qui me plaît. La beauté n'est pas dans la chose, mais dans le regard que nous
portons sur elle. Kant est ainsi amené à faire une distinction entre le jugement de connaissance et le
jugement esthétique.
Quand je dis : « cette fleur est une rose », il s'agit d'un jugement de connaissance, car il y a des
critères, des propriétés objectives qui permettent d'identifier la fleur comme étant une rose (elle a des
pétales, des épines, etc.). Il n'est pas difficile, ici, d'obtenir l'assentiment d'autrui. Le jugement de
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connaissance est un jugement déterminant, car il est déterminé par des critères, par un concept de ce
que doit être l'objet pour qu'il puisse être ce qu'il est. On part du général pour aller au particulier. Il est
dès lors possible de prouver à autrui la justesse de mon jugement.
Lorsque je dis : « cette rose est belle », il s'agit d'un jugement esthétique : il n'est pas possible de
s'appuyer sur un concept objectif pour prouver la beauté de cette rose; quand je dis que la rose est belle,
je fais référence au plaisir subjectif que j'éprouve dans la contemplation dans la rose, sentiment qui,
comme tel, n'est pas communicable par des preuves, c'est-à-dire des raisons explicatives. Le jugement
esthétique est un jugement réfléchissant : nous partons du particulier pour prétendre, sans justification,
à l'universalité, à l'inverse du jugement de connaissance. Il s'agit d'un jugement singulier : c'est cette
rose-ci qui est belle (toutes les roses ne sont pas forcément belles), alors que pour un jugement de
connaissance, ce sont tous les exemplaires d'une classe d'objets identifiables par certaines propriétés
communes qui peuvent être subsumés sous le concept qui rend possible l'identification de ceux-ci.
Si on ne peut pas convaincre autrui qu'une œuvre d'art est belle, cela est dû à la nature du jugement
esthétique : l’expérience esthétique n’est pas objective, puisque dire d’un objet qu’il est beau n’est pas
équivalent à affirmer qu’il est rouge ou bleu; le beau est ce qui plaît (il procure du plaisir et se
reconnaît à cela) sans concept (il ne suppose aucune connaissance de l'objet, de son essence, et
n'apprend rien sur lui non plus).
C) LES IMPASSES DE LA CONCEPTION SUBJECTIVISTE DU BEAU
Si le jugement esthétique n'est que relatif à un sujet, à une culture ou époque, il est dès lors
impossible de définir des critères de la beauté. La possibilité même de communiquer l'expérience
esthétique est, du coup, impossible, puisqu'il n'y a pas de critères objectifs. Le goût est donc ineffable.
Le sujet est incapable de sortir de lui-même. Or nous soupçonnons bien que certaines œuvres sont
formellement plus accomplies, sensuellement plus troublantes que d’autres, même si nous ne savons
pas toujours justifier nos évaluations. Si le goût est une affaire purement subjective, comment se fait-il
que toutes les œuvres n’ont pas d’égales chances d’être appréciées et qu'il y ait consensus sur la beauté
d'une œuvre d'art ou même de la nature ? Rien à voir avec la mode ou avec le snobisme comme on le
croit naïvement : c’est l’histoire qui se charge de faire le tri !
Nombreux sont ceux, en effet, qui aiment les beaux paysages, les œuvres de Shakespeare, la
musique de Mozart ou de Bach, etc. Comment se fait-il que l'histoire nous ait légué des œuvres qui sont
considérées comme des chefs-d’œuvre ? Le consensus est autour des grandes œuvres d'art, aussi fort et
aussi large, voire davantage, que dans le domaine des sciences. Il y a moins de désaccord sur la
grandeur d'Homère que sur la validité de la physique de Descartes ou de Galilée.
Le relativisme qui consiste à prétendre que «tout se vaut» est non seulement malhonnête, paresseux,
mais dangereux : il facilite la diffusion d’œuvres médiocres, diffusion qui porte préjudice aux œuvres
de meilleure qualité et qui, au bout du compte, risque de favoriser la dégradation du goût du public.
TRANSITION :
Peut-on convaincre autrui qu'une œuvre d'art est belle ? La réponse est, en une première approche,
négative : la beauté d'une œuvre d'art dépend d'une perception singulière dont on ne peut rendre compte
dans un discours argumenté et démonstratif. La beauté semble donc incommunicable; elle s'éprouve,
mais ne se prouve pas. Pourtant, force est de constater qu'on discute, de fait, des goûts et des couleurs,
en matière artistique notamment. Il existe des critiques d'art dont le métier est bien de convaincre autrui
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qu'une œuvre d'art est belle. Il semble donc que la beauté soit communicable et qu'on puisse, au moins
en partie, convaincre celui qui ne partage pas notre sentiment. Est-ce à dire qu'il y a des critères
objectifs du beau ?
II) L'OBJECTIVITÉ DU BEAU
Si l'on peut convaincre autrui qu'une œuvre d'art est belle, c'est précisément parce que le beau est
objectif et que les critères qui le définissent ne dépendent pas d'une appréciation personnelle. Dans
cette optique, la beauté peut et doit faire l'objet d'un accord entre les hommes.
A) BEAUTÉ ET PERFECTION
Le Beau est indissociable de la réalité qualifiée de belle (elle est dans cette chose); la beauté du
paysage est dans le paysage; la beauté d’une femme est inséparable de cette femme. Cette beautéréalité semble consister en des qualités de proportion, en une harmonie de la forme. Dans l’Antiquité
grecque, le terme Cosmos désignait la belle parure, la coiffe des femmes, l’univers en tant
qu’harmonieux et ordonné, de sorte que la beauté est la visibilité de l’ordre. Un temple, une statue
étaient conçus comme beaux dès lors qu’ils manifestaient l’objective harmonie du cosmos.
Les Grecs englobaient dans le Beau les autres grandes valeurs, morales, du Bien, et logiques, du
Vrai. On retrouve cette conception dans notre vocabulaire usuel : d’une jolie femme, on dit qu’elle est
«bien» ou «pas mal», et l’on dira plus volontiers «c’est bien» à propos d’un livre ou d’un film
appréciés, que «c’est beau». L'idée du Beau est donc associée à celle d'un ordre objectif où règne la
mesure et la proportion. C'est en ce sens, par exemple, que Socrate interpelle Gorgias : «Tu peux, à ton
choix, envisager l'exemple des peintres, celui des architectes, des constructeurs de bateau, de tous les
autres professionnels...: chacun d'eux se propose un certain ordre (cosmos) quand il met à sa place
chacune des choses qu'il a à placer, et il contraint l'une à être ce qui convient à l'autre, à s'ajuster à elle
jusqu'à ce que l'ensemble constitue une œuvre qui réalise un ordre et un arrangement » (Platon,
Gorgias).
L'œuvre d'art exprime donc moins l'inspiration subjective de l'artiste que l'ordre cosmique qu'il saisit
en modeste intercesseur entre les hommes et les dieux. En ce sens, il importe peu de connaître
l'identité de l'artiste derrière les chats en bronze que nous pouvons admirer dans les salles
d'égyptologie : l'essentiel est qu'il s'agissait d'un animal sacré, incarnant des symboles cosmiques ou
religieux transcendant l'humanité.
B) L'ESTHÉTIQUE CLASSIQUE
Pour le classicisme français (seconde moitié du XVIIe siècle jusqu'à la fin du XVIIIe siècle) le
jugement esthétique est objectif et ressemble à une proposition mathématique. La beauté est une
représentation sensible de la vérité. Or la vérité est universelle. Le beau peut donc nous rassembler. Le
jugement de goût s'apparente alors étroitement à un jugement de connaissance.
L'art découvre ses règles en observant la nature, en dégageant ce qui, dans la nature, apparaît
conforme aux lois de la raison. La nature comporte un ordre, elle n'est pas celle que nous percevons par
les sens, mais celle que nous saisissons par un effort de l'intelligence. Le peintre, l'architecte, le
sculpteur rendent visibles l'ordonnance invisible de la nature à travers les lois de la perspective, l'étude
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des proportions, l'observation du corps humain (cf. Léonard de Vinci).Le génie classique n'est donc pas
celui qui invente, mais qui dévoile et découvre.
C'est ce que montre Boileau dans son Art poétique : « Rien n'est beau que le vrai / le vrai seul est
aimable / il doit régner partout / et même dans la fable ».
De même le musicien Jean-Philippe Rameau fonde sa musique sur les mathématiques. Il élabore une
théorie de l'harmonie structurée par des règles analogues à celles de la géométrie ou de l'arithmétique.
En littérature (Molière, La Bruyère, Racine, Corneille...), c'est le régulier, la régularité, qui rendent
possible l'imitation du modèle naturel (dans l'art moderne, au contraire, le critère du naturel est la
libération à l'égard des règles). Ces règles s'organisent autour de deux pôles : la vraisemblance et la
bienséance. La vraisemblance a pour but la ressemblance entre la chose imitée et celle qui imite.
Dans le domaine théâtral, la vraisemblance s'appuie sur trois principaux piliers, la règle des trois
unités : l'unité d'action, qui évite que le spectateur tombe dans la confusion; l'unité de temps, qui
s'efforce de faire se rapprocher le temps de la représentation et le temps de l'action réelle (24 heures);
l'unité de lieu, qui épargne les changements de décor. Cette règle des trois unités est circonscrite par la
bienséance, qui dépend du public dont elle recouvre les valeurs, les goûts, les habitudes mentales, etc.
La bienséance vient limiter l'invention par le respect des convenances, de ce qui ne choque pas.
L'œuvre parvient ainsi au naturel en unissant le vraisemblable et la bienséance.
L'archétype de cette vision classique, rationaliste de la nature, à laquelle s'opposera le romantisme
en privilégiant le sentiment sur la raison, nous est donné par les «jardins à la française» dont l'idéal
repose sur l'idée qu'il faut, pour atteindre la nature de la nature, user de l'artifice en la géométrisant.
C'est par la mathématique qu'on saisit la vérité du réel («La nature est écrite en langage
mathématique», disait Galilée). Le «jardin à la française» est, en effet, un jardin travaillé, dessiné,
calculé, artificiel, qui porte à son apogée l'art de l'ordre et de la symétrie. Un art majeur voulu par le
Roi Soleil et mis en pratique par un jardinier d'exception : André Le Notre. Avec le couronnement de
Louis XIV et ses rêves de magnificence, le jardin revêt un enjeu politique : il marque la grandeur et la
maîtrise du monarque. Le désordre de la nature se doit d'être dompté pour laisser la place à la symétrie,
à l'ordre et à la perspective. Les découvertes récentes de l'optique impulsent une vision architecturale
de la nature. Ce que l'on admire donc, dans le «jardin à la française», ce n'est pas la nature sauvage, la
nature naturelle, mais la nature cultivée, dressée, policée, humanisée.
Au total, le jugement de goût est réduit à un jugement logique et l'art à une science. L'important est
de savoir si l'œuvre d'art est bien faite, si elle est ou non conforme aux règles de l'art. Le beau est
identifié à la perfection. L'esthétique classique fait perdre ce qu'il y a précisément de toujours
discutable dans l'espace du goût : on ne discute pas d'une proposition mathématique, on s'efforce d'en
comprendre la démonstration et, si éventuellement on la communique à un ami, c'est pour la lui
apprendre, mais non pas pour recueillir son avis.
C) ART ET GRAND ART
Cette idée que le jugement esthétique se fonde sur une objectivité du beau se retrouve lorsque nous
faisons la différence entre art et grand art. En effet, qu’est-ce qui permet à un musée de ne garder que
les meilleurs objets artistiques, à savoir les œuvres d’art ?
Dire d’un objet qu’il est une œuvre d’art, c’est affirmer, en premier lieu, qu’il est digne d’être
admiré et conservé (ce qui n’est pas le cas, par exemple, de la peinture d’un peintre du dimanche). Mais
quels sont les critères de cette évaluation ? Les musées des Beaux-Arts ont justement pour tâche
d’opérer une séparation objective entre des objets artistiques que l’on a sélectionnés et les autres. Ce
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qui présuppose l’objectivité d’une telle évaluation. Que se passe-t-il alors lorsque nous reconnaissons
à un objet artistique le statut d’œuvre d’art ? Nous y reconnaissons un chef-d’œuvre. Qu’est-ce qu’un
chef-d’œuvre ?
La sélection des chefs-d’œuvre n’est pas subjective car il est facile de montrer la supériorité
objective d’une œuvre sur tel ou tel objet artistique. Comparons un best-seller de la collection
Harlequin avec un classique quelconque de la littérature (Proust, Camus, etc.). On peut considérer la
richesse du langage, la virtuosité formelle, l’originalité et la convergence de l’intention esthétique. La
production des best-sellers est soumise à une intention commerciale qui recherche des produits
accessibles au plus grand nombre et parfaitement standardisés.
Prenons l’exemple d’une grande voix, celle de Billie Holiday. A quoi la reconnaît-on ? A sa grande
richesse matérielle (tessiture ample, force remarquable, large éventail des nuances expressives), ce qui
peut s’évaluer objectivement. Cela ne suffit pourtant pas. Il faut encore une virtuosité formelle. Il faut
encore être original, c’est-à-dire inventif, posséder un timbre spécifique, un style technique, etc. Il faut
être capable de faire converger cette richesse matérielle, cette virtuosité, cette originalité dans une
intention interprétative unifiée, c’est-à-dire de faire des choix cohérents. Il faut aussi, et surtout, que
l'œuvre d'art soit exemplaire, qu'elle nous fasse réfléchir à quelque chose que, sans elle, nous n'aurions
pas perçu. Une œuvre nous aide à mieux comprendre le réel et certaines le font mieux que d’autres.
Combien plus riches sont les romans de Proust, les opéras de Mozart, les chansons de Billie Holiday
sur l’amour que les romans de quai de gare, les chansons mièvres de Céline Dion. Certaines œuvres
donnent davantage à penser et à sentir que d’autres, de sorte que certaines productions de l’art sont bien
supérieures à d’autres, et ce en raison de leur plus grande complexité ou densité.
Comme il y a des obstacles épistémologiques en science qui empêchent l’esprit d’accéder à la vérité,
il y a des obstacles esthétiques qui empêchent la sensibilité d’accéder à la beauté: l’ignorance est le
principal de ces obstacles. Pour qu’un goût soit l’expression d’une liberté personnelle, il faudrait qu’il
soit l’expression d’un choix: en l’occurrence, on aime non pas ce qu’on veut, mais ce qu’on peut; le
choix a déjà été fait à la place du sujet (stéréotypes, préjugés, etc.). En sorte que si on n’aime pas
spontanément les grandes œuvres d'art, celles de l'art contemporain en particulier, c'est parce que l’art
est difficile, déroutant, inquiétant parfois.
TRANSITION :
On peut donc communiquer à autrui notre goût pour une œuvre d'art, tenter de lui faire part des
raisons et des sentiments qui nous la font trouver belle, puisqu'on on peut expliquer ce qui fait la beauté
d'une œuvre : il existe des critères objectifs que la raison de tout individu se doit d'appréhender. La
connaissance des canons de beauté et l'exposé de nos arguments sont susceptibles d'amener autrui à
adhérer à notre point de vue. Convaincre autrui qu'une œuvre d'art est belle est l'objet de la critique
d'art. Or on ne cherche à convaincre autrui que parce que la beauté ne va pas de soi pour tous. Même si
la beauté s'impose à nous, elle ne fait pas, de fait, l'unanimité. Comment, dès lors, comprendre le
paradoxe du jugement esthétique qui semble à la fois subjectif et universel ?
III) L'UNIVERSALITÉ SUBJECTIVE DU JUGEMENT ESTHÉTIQUE
La perception de la beauté peut être éprouvée par tous les hommes, quoiqu'elle ne se communique
pas par preuves. Non seulement on peut convaincre autrui qu'une œuvre d'art est belle, mais on doit
tenter de le faire, faute de quoi l'œuvre d'art ne saurait nous parler. Le verbe pouvoir de l'intitulé du
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sujet revêt ici une seconde acception : on passe de la possibilité réelle à la légitimité.
A) LE BEAU ET L'AGRÉABLE
Le lieu commun qui consiste à dire : « Chacun possède son propre goût », « Des goûts et des
couleurs on ne discute pas », confond le Beau et l'agréable.
Dans le cas de l'agréable (« ça me plaît »), la satisfaction est relative à moi : c'est un plaisir sensuel
qui reste lié à une inclination particulière de ma sensibilité. Il n'implique pas une réelle ouverture sur
autrui, puisqu'on ne peut pas imposer à autrui qu'il partage mes goûts sensuels. Kant donne l'exemple
d'une pelouse de couleur verte. La vue de cette pelouse verte peut m'être agréable, si j'ai une inclination
pour le vert. L'agréable est une satisfaction dite pathologique : elle est liée à notre corps, à nos
appétits, nos penchants, notre sensibilité; ce qui est agréable est ce qui nous met en appétit, nous excite,
réveille notre désir, autant de chose liées à notre corps, à ses besoins autant qu'à ses désirs; la simple
idée ou l'image ou la perception d'un éclair au chocolat ne peut être agréable que si cette représentation
éveille ou s'accompagne d'un désir et par conséquent que s'il est de l'ordre du possible de manger
l'éclair au chocolat. Si ce n'est en aucune manière possible, cette représentation n'est pas agréable, mais
pénible puisque mon désir sera frustré.
Si je déclare « belle » la pelouse, le jugement ne se fonde plus sur la matérialité de la sensation, mais
sur la forme de la représentation. Dans la peinture, par exemple, la matière renvoie à la couleur ellemême, ou au son pour la musique. Pour la forme de la représentation, c'est le contraste des couleurs, le
rythme des sons, leur succession, qui fait l'harmonie plus ou moins grande. L'agréable ne renvoie qu'à
la matière de la sensation éprouvée, à l'attrait qu'exerce cette sensation sur nous; le jugement esthétique
ne porte que sur la seule forme de la représentation, il est indépendant de l'intérêt ou de l'attrait éprouvé
pour la matière de la sensation.
Le jugement esthétique renvoie à une satisfaction désintéressée : le sujet qui contemple la beauté
ne retire aucun profit, il reste indifférent à l'existence ou non de ce qui est représenté. La satisfaction
que procure le beau est dite contemplative : j'ai du plaisir à regarder sans que ce plaisir soit en aucune
manière lié à un désir de possession ou de consommation. Si, par exemple, je désire des raisins et que
ces raisins n'existent pas, mon désir sera frustré. Lorsqu'il s 'agit de la représentation de ces raisins sur
une toile (pour une nature morte), peu m'importe que ces raisons existent ou non.
En ce sens, l'art n'est pas sans rapport avec la morale, parce que la moralité requiert de nous ce
désintéressement. Agir moralement, ce n'est pas agir par intérêt, mais par pur respect pour la loi
morale. La réceptivité que l'homme éprouve devant la beauté est le signe de ma vocation morale de
l'homme, le signe qu'il est capable d'une certaine gratuité. Il y a quelque chose de commun entre
l'attrait pour la beauté et la destination morale de l'homme. Le beau est le « symbole de la moralité ».
Ainsi le sentiment de beauté, bien qu'il soit subjectif, apparaît-il comme s'il émanait de l'objet. Je
prétends que tous doivent trouver cet objet beau, que le plaisir qu'il me procure est universel et
nécessaire. Si personne n'aura l'idée de vouloir convaincre autrui d'aimer les épinards s'il les exècre, je
ne peux en revanche pas dire qu'un objet est beau pour moi : c'est l'œuvre qui me paraît belle. Affirmer
qu'une chose est belle, c'est exiger l'adhésion d'autrui; non pas contraindre autrui à adhérer à mon
jugement, mais essayer de lui faire goûter le plaisir que je ressens lorsque j'écoute Billie Holiday.
Le plaisir esthétique n'est donc pas uniquement individuel et incommunicable comme l'est le plaisir
sensuel (si personne n'aura l'idée de vouloir convaincre autrui d'aimer les carottes s'il les a en horreur;
on ne saurait se résoudre à le voir indifférent à l'œuvre de Basquiat). Tout jugement esthétique, bien que
subjectif et particulier, prétend donc à l'universalité car il naît d'une contemplation et d'un plaisir
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désintéressé, non de la satisfaction d'un appétit.
L’idée que le beau est l’objet d’une satisfaction désintéressée nous conduit à affirmer, avec Kant,
que le jugement entre dans l’expérience esthétique («je ne trouve pas ça beau») : non seulement je
peux dire «ça ne me plaît pas», «je n’éprouve aucun plaisir», mais encore «je juge que ça n’est pas
beau» et «je ne comprends pas que vous trouviez ça beau». Le mot goût est du reste inapproprié pour
traduire le jugement et l’expérience esthétiques. Dans le goût proprement dit, il y a consommation d’un
objet par un sujet. Or l’expérience esthétique inverse le rapport de l’objet et du sujet : ce n’est plus
l’objet qui entre dans le sujet mais le sujet qui se fond dans l’objet. Le mot de ravissement ou de
contemplation est plus adéquat : être ravi, c’est être emporté, enlevé, arraché à la banalité de la vie
quotidienne. De même, les termes de sentiment ou d’émotion esthétiques ne sont pas non plus très
pertinents : le sentiment et l’émotion sont purement singuliers, alors que face à la grande œuvre on est
comme hors de soi. On éprouve parfois une telle expérience de décentrement dans l’amour et le
mysticisme.
B) L'EXISTENCE D'UN SENS COMMUN
Le plaisir esthétique est donc porteur d'universalité, c'est-à-dire de la possibilité d'un accord entre
tous les sujets. Il se caractérise justement, à la différence de l'agréable, par sa communicabilité. Il doit
pouvoir être partagé par tous, même s'il se fonde sur un simple sentiment subjectif de plaisir. Ce que je
trouve beau, j'estime que d'autres devraient aussi le trouver beau, alors même qu'il n'y a pas de critères
objectifs pour fonder ce jugement. Il s'agit donc d'une universalité de droit, une universalité idéale en
quelque sorte, et non de fait.
Kant conclut qu’en matière de goût, on peut discuter, mais non disputer la beauté d'une œuvre d'art.
Il reprend l’antique opposition entre la discussion – conflit d’opinions sans issue – et la dispute –
conflit de pensées où la preuve est possible. On discute, de fait, beaucoup en art.
D'où vient, dans ce cas, cette universelle capacité des hommes à apprécier la beauté, s'ils ne peuvent
se convaincre et se persuader mutuellement de ce qui est beau et de ce qui ne l'est pas ? Par quoi la
perception de la beauté se communique-t-elle, si ce n'est par des preuves ? Le jugement esthétique
dépend de ce que Kant nomme le «sens commun» : il existe une sensibilité universelle, une manière de
sentir commune, une nature humaine universelle donc, qui résulte de la capacité de tout homme à
éprouver un plaisir esthétique en partage avec d'autres. C'est en raison de cette universelle aptitude à
porter un jugement de goût qu'il est à la fois vain et tentant de chercher à convaincre autrui de la beauté
d'une œuvre qui le laisse indifférent. S'il est tout à fait impossible de démontrer la validité de nos
jugements esthétiques, il est néanmoins légitime d'en discuter, dans l'espoir, fût-il souvent voué à
l'échec, de faire partager une expérience dont nous pensons spontanément que, pour être individuelle,
elle ne doit pas être étrangère à autrui en tant qu'il est un autre homme.
La "preuve" de cette thèse se trouve dans notre vie quotidienne: le fait même que nous entreprenions
de discuter du goût, et que souvent le désaccord entraîne un véritable dialogue. C'est bien la preuve
que nous jugeons le jugement de goût communicable, même si cette communicabilité n'est pas fondée
sur des concepts scientifiques, et que la communication qu'elle induit ne peut jamais être garantie. Kant
affirme, dans Critique de la faculté de juger, que «là où il est permis de discuter, on doit avoir l'espoir
de s'accorder», donc de transcender la sphère de la conscience individuelle.
La culture permet évidemment d'actualiser le sens du goût; elle l'affine par l'éducation; la
fréquentation, la familiarité avec les œuvres d'art permet d'affiner le sens du goût : le bon goût c'est la
capacité de juger pour soi et pour tous. Si aucun homme n'est privé de sensibilité esthétique, l'ampleur,
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la finesse du goût sont largement dépendantes de notre éducation et de notre milieu d'origine. On aura
davantage de goût si l'on a vécu dans un environnement approprié, multiplier nos expériences
sensorielles. Le détour par des univers étrangers, le dépaysement intellectuel et esthétique, la curiosité
constituent des gages d'ouverture à l'altérité. Si vous n'avez jamais bu que du Coca-Cola, il est difficile
d'être en mesure d'apprécier un grand cru. Il en est du goût du beau ce qu'il en est du goût des sens qui
doivent être éduqués. La vraie culture n'est pas snobisme, mais effort pour dépasser sa culture
particulière et pour rejoindre l'humanité de l'homme : les grandes œuvres parlent à tous ! Le
jugement de goût fait signe vers une communication intersubjective, un élargissement de la
subjectivité.
Le bon goût n'est donc pas le goût chic, snob, ostentatoire, le goût qui s'affiche.
L'instrumentalisation du goût est au contraire le témoignage d'un déficit de goût. Flaubert se moque du
conformisme savant sous les traits de Bouvard et Pécuchet. Chez Proust, ce sont les Verdurin qui
recherchent la reconnaissance de ceux qu'ils s'épuisent à imiter. Le mauvais goût, c'est le kitch, le goût
standardisé, stéréotypé, le goût facile qui entretient la paresse et la mauvaise foi, l'incapacité de
hiérarchiser les œuvres d'art, de reconnaître le génie.
C) GOUT ET DISTINCTION SOCIALE
Contre Kant, Pierre Bourdieu, dans La Distinction, montre néanmoins que le goût en matière
esthétique est fonction de la classe sociale à laquelle on appartient et non d'une nature humaine
universelle. Les goûts sont en grande partie déterminés par notre appartenance culturelle. En affichant
telle ou telle préférence esthétique, nous croyons manifester notre liberté alors que nous sommes
formatés à notre insu par des stéréotypes sociaux.
Bourdieu s'efforce de faire une « sociologie des pratiques culturelles » pour essayer de comprendre
pourquoi le goût esthétique varie d'une classe sociale à une autre. Trois types de goût se distinguent : le
goût considéré comme légitime, représenté par les œuvres d'art les plus reconnues, et goûté par les
classes sociales dotées d'un fort capital scolaire; le goût moyen est celui où se côtoient les œuvres
mineures et les arts majeurs; le goût populaire est constitué principalement d'œuvres légères
divulguées par une production de masse industrielle.
Autour du goût qualifié de légitime se retrouve une noblesse culturelle dotée d'un fort capital
scolaire. Le goût cultivé se manifeste d'abord comme un goût pur au sens kantien, dégagé de toute
référence à la fonction de l'œuvre, d'où le rôle accordé au musée : c'est seulement dans un musée que
l'œuvre peut être exposée indépendamment du contexte utilitaire (exemple de l'urinoir de Duchamp). Il
s'agit d'apprendre à regarder l'objet en dehors de sa fonction. Ce qui compte ici c'est le regard que l'on
porte sur l'œuvre. Pour l'esthétique cultivée, le regard porté sur l'objet doit être gratuit et désintéressé.
Distanciation à l'égard de la matérialité de l'œuvre. Ce qui intéresse l'esthétique cultivée, ce n'est pas un
plaisir lié à la narration, à la figuration, aux péripéties, mais c'est un plaisir lié à la pure jouissance de la
forme. Cet intérêt pour la forme implique une distanciation volontaire à l'égard de la vie, de la nécessité
matérielle, de la satisfaction des besoins.
On objectera bien sûr à Bourdieu que les bourgeois et les nantis n'ont pas l'apanage du goût. Ils
peuvent même atteindre des sommets dans le registre de la vulgarité. Voir, par exemple, l'usage qui est
fait des œuvres d'art par les nouveaux riches.
Le goût légitime s'oppose au goût populaire. Ce dernier privilégie la fonction, le contenu, sur la
forme : une photographie sera belle si elle représente un beau coucher de soleil, une belle femme, une
belle voiture. Dans la culture, la classe populaire recherche avant tout le divertissement, la récréation,
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le repos à l'égard de la contrainte du travail car il s'agit de se détourner de la dure réalité. Le goût
populaire cherche dans le regard porté sur l'œuvre une satisfaction matérielle, liée à l'agrément. Dans
un western, par exemple, le plaisir résidera dans l'histoire, le contenu, le scénario. Le goût légitime,
bourgeois en l'occurrence, recherche moins dans l'art et dans la culture un divertissement qu'une source
d'enrichissement intellectuel et spirituel.
Le goût légitime, selon Bourdieu, ne répond pas à des critères objectifs, mais seulement à une
volonté de différenciation et à une logique de distinction. En ce sens, les goûts sont aussi des dégoûts
puisqu'ils fonctionnent à la fois comme facteurs d'intégration, témoignant de l'appartenance à une
classe, mais aussi comme facteurs d'exclusion. Ainsi suffit-il qu'une pratique culturelle se démocratise
pour qu'elle soit aussitôt abandonnée par la classe sociale qui incarne le goût légitime (il s'agit avant
tout de se différencier de la classe populaire). Par exemple, la démocratisation du tennis dans les années
1980 s'est accompagnée d'un report des classes aisées vers le golf.
L'esthétique populaire est une esthétique anti-kantienne : elle prend la forme d'une esthétique de
l'agréable, du divertissement, ce qui explique pourquoi elle est déconcertée par l'art contemporain,
considéré comme réservé à quelques initiés qui seuls détiennent la clé de l'interprétation.
L'analyse de Bourdieu reconduit, on le voit, l'approche relativiste et laisse en suspens la question de
savoir ce qui fait la valeur intrinsèque de l'œuvre, ce qui permet de les hiérarchiser. Le bon goût n'est
pas tant ce qui permet de distinguer que l'aptitude à apprécier les œuvres d'art puisque tout ne se vaut
pas. Certes, les jugements de goût varient selon les époques, les cultures, les catégories sociales (cf. La
critique de Bourdieu). Mais il y aurait précipitation à en conclure que ces jugements de goût ne
reposent sur rien d’objectif, et que le premier venu est aussi bon juge qu’un autre. Chacun est
évidemment libre d’aimer ou de ne pas apprécier une œuvre. Il n’empêche qu’un amateur averti peut
mieux qu’un autre reconnaître en quoi la forme d’une œuvre innove, réussit à exprimer quelque chose
qu’aucune autre n’avait donné à ressentir avant elle. Dès lors, si le beau ne plaît pas, c’est souvent que
la capacité à le reconnaître a été négligée ou que les conditions de sa réceptivité ne sont pas réunies.
CONCLUSION GÉNÉRALE :
Au total, peut-on convaincre autrui qu'une œuvre d'art est belle ? A-t-on raison de vouloir
communiquer aux autres le sentiment de plaisir que l'on ressent lorsqu'on contemple un tableau,
regarde un film, écoute un morceau de musique ? La beauté est-elle seulement une affaire
d'appréciation subjective ou bien peut-elle faire l'objet d'un assentiment universel ? S'il est finalement
nécessaire et légitime de vouloir convaincre autrui qu'une œuvre d'art est belle, c'est précisément parce
que le jugement esthétique est éminemment paradoxal : à la différence de l'agréable qui enferme le
sujet dans sa singularité, le jugement esthétique prétend à l'universalité, malgré qu'il ne s'appuie pas sur
des concepts, mais sur une expérience de la beauté que les hommes ont précisément le pouvoir de
partager dans la contemplation esthétique, grâce à une aptitude commune à en juger. La beauté
s'éprouve, elle ne se prouve pas, ce qui permet de comprendre en quoi il est à la fois tentant et
assurément difficile de convaincre autrui qu'une œuvre à laquelle il est insensible est belle. Les œuvres
d'art ont le privilège insigne de produire un plaisir immédiatement communicable qui peut servir de
fondement à l'intersubjectivité d'une société. Si l'on doit convaincre autrui qu'une œuvre d'art est belle
comme tentent de le faire les critiques d'art, c'est qu'une œuvre d'art dont on ne discuterait pas n'en
serait pas une. Le jugement à son endroit est constitutif de la vie de l'œuvre elle-même. L’artiste crée
une œuvre qui s’adresse à un public, lequel reçoit l'œuvre tout autant qu’il la construit. Il y a à la fois
un mouvement de réceptivité et de participation. La contemplation esthétique exige une activité
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créatrice de la part du spectateur. Les œuvres d’art ne nous parlent que si notre sensibilité et notre
culture les forcent à parler. La contemplation et le plaisir esthétiques deviennent alors des recréations :
reconnaître la beauté, c’est en quelque sorte la reproduire !