Benoît BERNARD

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Benoît BERNARD
VERS DE NOUVELLES FORMES D’EFFICACITE POUR L’ETAT : LE CAS DES INDICATEURS
Il est aujourd’hui banal d’affirmer le caractère flexible et fragmenté de l’action
publique (Duran, 1999). Celle-ci se caractérise par une multiplication des groupes
d’acteurs intervenant dans l’élaboration et la mise en œuvre des politiques publiques, la
transversalité des problèmes, l’enchevêtrement des échelles territoriales et l’extension de
la négociation. La résolution des problèmes concernant la chose publique se fait, en
corollaire, plus incertaine, plus dépendante des contraintes des acteurs de l’action
publique : celle-ci doit aujourd’hui se faire gestion de ces interdépendances. Or les
techniques traditionnelles d’administration publique – allocation de ressources financières,
production de règles techniques et de procédures administratives, fournitures de biens et
de services – ne suffisent plus et apparaissent dès lors des instruments incitatifs,
communicationnels ou normalisés (Lascoumes et Le Galès, 2004).
En droite ligne des principes du « Nouveau Management Public » (Osborne et Gaebler,
1982 ; Hood, 1991), les indicateurs1 et autres instruments de mesure deviennent des pièces
maîtresses de l’action de l’Etat. En dépit des mises en garde sur le contexte de leur
construction (Salais, 2006 ; Carter, 1989), sur le rôle des facteurs politiques et culturels
affectant l’implémentation d’indicateurs (de Lancer Julnes et Holzer, 2001) ou encore sur
leurs effets pervers (Lorrain, 2006 ; Knoepfel et Varone, 1999), ces outils sont en effet de
plus en plus convoqués pour assigner des objectifs, pour comparer et évaluer les
performances. La volonté de gérer par les chiffres (Power, 1997), de mesurer les activités
se diffuse, en effet, au sein de champs diversifiés – environnement, justice, social,
enseignement… – et auprès d’acteurs appartenant à des niveaux institutionnels ou
organisationnels multiples. Le secteur public devient ainsi un monde de mesures. Le débat
s’installe entre les pour et les contre l’introduction de la performance (Noordegraaf et
Abma, 2003) mais force est de constater que la plupart des réformes dans ce secteur sont
fortement orientées vers la mise en place d’indicateurs (Pollit et Bouckaert, 2000).
Autrement dit, on attend de l’Etat et ses organisations qu’ils atteignent des objectifs fixés
ex-ante.
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Par indicateur, on entend un construit technique et social reliant de façon chiffrée un certain nombre de
variables issues d’entités administratives centrales ou locales et destinées à instruire les dimensions
évaluative, décisionnelle et de contrôle propres à la gestion publique.
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Ainsi l’Etat se veut aujourd’hui piloté dans l’optique de l’atteinte d’objectifs (outputs et
outcomes) et pense son efficacité à travers le prisme de sa performance. L’efficacité
comprise dans le sens du succès d’une action orientée vers un but n’est pourtant pas chose
neuve. Déjà la bureaucratie wébérienne, fondée sur une rationalité instrumentale et
l’impersonnalité des règles, était présentée comme un système professionnel (un savoir
technique), fiable (par la régularité des règles) et performant (par l’adéquation finsmoyens). Si elle est adaptée à un environnement stable où les attentes des citoyens sont
identifiées, l’organisation bureaucratique n’est toutefois pas adaptée à la multiplication des
interdépendances propres à l’action publique contemporaine. L’Etat est dès lors en
recherche de nouveaux modes d’action et de nouvelles formes d’efficacité. L’utilisation
d’indicateurs soulève ainsi leur capacité à rénover l’action publique.
Notre démarche consiste donc en l’analyse de l’itinéraire de trois mesures élaborées
non pas par le haut, par une administration centrale, mais de manière décentralisée au sein
de trois administrations locales. Dans le cadre du domaine observé – la gestion des forêts
publiques en Belgique, en France et au Luxembourg – les objectifs de durabilité se
dirigent, en effet, vers une attention accrue à une série d’indicateurs (FAO, 2001 ; Revue
Forestière Française, 2004) mais, dans le même temps, on observe l’émergence
d’indicateurs construits au sein même des unités de base de la gestion forestière (Bernard,
2006). Ces indicateurs, nous les qualifierons d’émergents dans le sens où il n’y a pas
d’intention organisationnelle mais plutôt un processus résultant des interactions entre
acteurs, des comportements ou des évènements (Mintzberg et Waters, 1985). Les
indicateurs ne sont donc pas ici analysés comme des objets prescrits par les autorités
centrales dans un but de vérification ou d’homogénéisation des pratiques. Au contraire,
l’apparition de ces indicateurs émergents, construits par les acteurs locaux, remet en
question le caractère néo-taylorien supposé des outils de gestion et nuance l’objectif de
contrôle sous-jacent aux indicateurs (Hoggett, 1996).
Cet article se structure de la manière suivante. Suite à la description de notre approche
d’analyse des indicateurs et à un bref état de lieux de la gestion des forêts publiques, nous
tenterons de montrer en quoi ils peuvent être qualifiés d’émergents. Il s’agira donc de
dégager les moments forts de la construction d’un indicateur dans les trois études de cas
proposées. Nous nous attacherons, ensuite, à dégager le rôle de trois formes d’indicateurs
selon la typologie de Carter et al. (1992) : un indicateur prescriptif – un objectif à atteindre
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– un indicateur descriptif – enregistrant le changement – et un indicateur proscriptif – une
limite à ne pas dépasser.
1. Méthodologie : comment appréhender les indicateurs ?
Cet article est issu d’une recherche doctorale analysant six unités de gestion sur base
d’observations non participantes et de campagnes d’entretiens semi-directifs (n=155)2.
Ces entretiens ont permis de comprendre les pratiques et les modes de relations, de
discriminer ce qui est négocié ou pas, de diagnostiquer les moments forts de la régulation.
Trois unités de base – deux cantonnements et un groupe technique3 –, appartenant à trois
administrations forestières4 ont fait l’objet d’une observation. Pour comprendre le
fonctionnement des unités de base, nous avons utilisé l’approche de « l’action organisée »
(Crozier et Friedberg, 1977 ; Friedberg, 1993). Ce type d’analyse, basée sur les microrégulations au sein d’un système relationnel, se concentre sur les phénomènes
d’interdépendance entre acteurs, sur les contextes dans lesquels ces derniers évoluent et
sur les moments forts qui permettent de mettre en lumière les mécanismes fondamentaux
de régulation. Cette lecture fait intervenir conjointement les acteurs et les systèmes qui les
entourent, les premiers jouant sur les seconds pour accomplir leurs objectifs.
Qu’ils soient considérés comme des outils de signification pour l’action (Lorino,
1995), de changement (David, 1998) ou de domination (Maugeri, 2001 ; Courpasson,
1997 ; Bachet, 1995 ; Ogien, 1995), les indicateurs ne sont pas des instruments neutres.
Les chiffres ne sont pas que de simples outils au service des volontés gestionnaires, ils
sont l’objet d’une série de négociation, de compromis, de traduction et de calculs
conduisant à une mesure (Desrosières, 1993). Autrement dit, les indicateurs construisent
une réalité sociale (Berger et Luckmann, 1986) en fonction d’intérêts et de valeurs propres
à un ou plusieurs acteurs collectifs. Ils sont donc l’expression de stratégies d’acteurs et
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Auprès de forestiers de tous grades, d’environnementalistes, de chasseurs, d’élus, etc. Pour des raisons de
clarté, seules trois de nos études de cas sont présentées dans cet article.
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Le plus petit découpage de la gestion forestière est le triage, territoire de 500 à 800 hectares. On trouve à la
leur tête, un garde ou un agent forestier. Les triages sont par ailleurs regroupés. Soit en cantonnement dans
les cas belge et luxembourgeois (dix à douze triages) où un ingénieur des Eaux et Forêts assure la direction.
Soit en groupe technique dans le cas français (quatre à six triages), dirigé par un technicien forestier. Dans le
cas de l’ONF, nos observations ont été réalisées avant une réforme réaménageant en profondeur
l’organigramme.
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La Division Nature et Forêt de la Région Wallonne (DNF, Belgique), l’Office National des Forêts (ONF,
France) et l’administration des Eaux et Forêts Luxembourgeoise (EFL, Grand-duché de Luxembourg).
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constituent des outils puissants dans les rapports de force. Produisant et reproduisant une
vision légitime de l’organisation (Bloomfield et Vurdubakis, 1997), les indicateurs sont au
centre des négociations et des jeux de pouvoir (Boussard, 2001).
Les indicateurs ont aussi cette caractéristique d’offrir une prise sur l’action collective
(Porter, 1986). Ils se font alors conventions ou « investissements de forme » selon
l’expression de Thévenot (1985). Grâce à la mise en place de normes stabilisant les jeux
et augmentant la prédictibilité des états à venir, ces investissements de forme permettent
aux acteurs de réduire l’incertitude liée à leurs situations d’interaction. Autrement dit, un
aménagement de l’environnement organisationnel par des investissements de forme
permet aux acteurs de prendre appui sur des lois, des règles, des mesures et donc aussi sur
des indicateurs, en d’autres mots, sur un ensemble de « points saillants » partagés. Cette
idée de « points saillants », suggérée par Schelling (1986), pour appréhender les équilibres
de coordination ouvre la question des repères susceptibles d’étayer des jugements en
l’absence d’un monde communément identifié. Ils sont ainsi l’expression d’un cadre de
référence légitime qui fonde une conduite comme étant raisonnable, normale, sinon
impérative.
Ainsi, entre une capacité à voiler les rapports de domination et une capacité à offrir
aux acteurs une prise sur l’action collective, les indicateurs doivent se lire à travers leur
double nature. Celle-ci se donne d’ailleurs à lire dans l’opposition théorique de deux des
principaux auteurs pionniers en la matière : M. Berry (1983) et J-C. Moisdon (1997).
Quand le premier voit dans un indicateur une source de contraintes à contourner pour
rendre l’outil efficace, le second considère un indicateur comme une aide à l’action et à
l’apprentissage organisationnel.
2. Un groupe professionnel en mutation
2.1. Les forestiers sortent du bois
Les bois et forêts sont soumis depuis longtemps à la souveraineté de « l’Etat
forestier » (Buttoud, 1984). Pour remplir sa mission de gestion, ce dernier a constitué un
appareil fondé sur la maîtrise d’une technique et sur l’étanchéité du corps aux apports
extérieurs. Le monopole des compétences sylvicoles attribué au corps forestier a fait de la
forêt un objet de gestion isolé, marqué par une idéologie productiviste et rétive à toute
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insertion de la société civile. Toutefois, cette profession « fermée », selon les termes de
Segrestin (1985), tend aujourd’hui à s’ouvrir à de nouveaux acteurs (environnementalistes,
promeneurs…), de nouvelles idées (gestion durable, gestion patrimoniale…) et de
nouveaux métiers (conservation de la nature, tourisme, eau…). Parfois mis sur la sellette
quant à la qualité de leur travail, souvent sous le feu de demandes difficilement
conciliables, les forestiers sont amenés à réévaluer leurs pratiques de gestion.
« Il y a eu une révolution terrible. Les forestiers ont subi un choc culturel : il y a
dix ans, on abattait les bois morts. Les gardes me disent : « quand un inspecteur
venait, il faisait marquer un bois mort, ça ne faisait pas propre. Aujourd’hui, c’est le
contraire ». On a été formé à planter de l’épicéa et à drainer les zones humides et on
fait tout à fait l’inverse aujourd’hui » (Chef de cantonnement, cas belge).
2.2. Des critères de performance revus et corrigés
La forêt n’est plus uniquement productrice, elle est aujourd’hui multifonctionnelle
(production, environnement, usages récréatifs...). Les fonctionnaires forestiers sont ainsi
amenés, parfois avec réticence, à adopter de nouvelles méthodes, de nouvelles pratiques et
de nouvelles relations. Les pratiques et les modes de relations sont ainsi plongés dans un
contexte de changement. Les administrations territoriales apparaissent d’autant plus
pertinentes lorsqu’elles montrent, démontrent, et rendent compte de leurs contributions à
satisfaire les attentes des différents partenaires. A ce premier constat en répond un
second : alors que les indicateurs de bonne gestion sous-jacents aux modèles théoriques
sylvicoles étaient fondés sur une fonction de production – cubage, productivité, prix de
vente… –, les indicateurs de performance légitimes sont aujourd’hui basés sur des critères
multifonctionnels : écologique, économique, socio-culturel.
« A l’époque, c’était plus clair de travailler, il fallait une forêt rentable, sur le long
terme. Aujourd’hui, on est confronté à des acteurs qui n’ont aucun intérêt
économique » (Ingénieur forestier, Direction centrale, cas luxembourgeois).
3. Les indicateurs émergents : des instruments de gestion construits localement
3.1. Le cas luxembourgeois : affirmer une gestion convertie
Le cantonnement de la Moselle luxembourgeoise se compose de forêts exploitables
mais pourtant très peu dédiées à la production : les pratiques sylvicoles sont orientées vers
la sélection d’arbres d’excellence dans un but de conservation de la nature.
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Ainsi, les propriétaires communaux ne recherchent pas tant les revenus forestiers mais
privilégient des aspects socialement valorisés tels que l’écologie ou le tourisme vert. Les
forestiers sont très à l’écoute des exigences sociales relayées par les communes. Ils se
définissent d’ailleurs comme les garants des biotopes. La fonction de conservation
s’impose ainsi comme un pivot des choix de gestion : de préoccupations principalement
sylvicoles, les forestiers passent à des préoccupations de conservation de la nature. On
peut parler d’une gestion convertie.
Les forestiers s’investissent donc dans la conservation de la nature. Or ils gardent
l’image, négative, de productiviste auprès des populations locales (usagers divers,
groupements environnementalistes, presse locale). Leur objectif premier est de remédier à
cette image qu’ils considèrent révolue et qui limite leur rôle à la stricte gestion des forêts.
L’heure est celle de se montrer compétent dans la gestion des espaces naturels (les forêts,
les cours d’eaux, les réserves naturelles, etc.), d’une part et compétitif face aux bureaux
d’études privés, d’autre part. Les forestiers ne sont pas à proprement parler en conflit avec
les usagers mais sont, par contre, en recherche de reconnaissance. Les forestiers veulent
ainsi se rendre visibles et convaincre les usagers de leurs qualités de gestionnaire.
L’indicateur clé n’est plus en conséquence lié à la production forestière mais à la mise en
place d’une sylviculture ciblée sur la biodiversité : 10 % de la surface boisée sont
désormais consacrés au chêne.
Un indicateur prescriptif : un pourcentage de chêne sous les projecteurs
Les forestiers ont ainsi d’autant plus posé le constat de leur distance avec les usagers
que ceux-ci se sont intéressés à la gestion des espaces naturels. La conservation de la
nature et la biodiversité s’inscrivent dès lors prioritairement sur l’agenda local. Dans le cas
de la Moselle, on peut dégager une étape clé dans l’émergence de l’indicateur. Il faut en
effet relater l’expérience traumatisante qu’ont connue les forestiers : un article de presse,
incriminant non seulement le travail sylvicole des forestiers mais aussi leur probité, a
laissé comme un goût amer au sein de la profession. Avant l’article, les forestiers avaient
encore le sentiment de pouvoir fonctionner avec leurs propres règles. L’après article a
provoqué une phase de réflexion sur les erreurs commises. L’idée qu’il est indispensable
de montrer l’étendue des activités forestières – accueil du public, gestion de la
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biodiversité, de l’arbre urbain – fait son chemin et, aux yeux des forestiers, c’est grâce aux
médias qu’ils pourront s’adresser au plus grand nombre.
La première question est de savoir pourquoi le chêne a été mobilisé comme fer de
lance. Sur ces sols, le hêtre domine les autres essences et interdit par conséquent toute
diversité. Seule une essence dite de lumière, telle que le chêne, est en mesure d’engendrer
une structure végétale riche : le chêne devient dès lors condition sine qua non de la
biodiversité. Cette essence est placée au centre des préoccupations mais pourquoi 10 % de
la surface boisée du cantonnement ? Pourquoi limiter ce pourcentage à 10 % ? En réalité,
les limites dans sa construction et son application ne sont pas uniquement fixées par des
critères sylvicoles : des contraintes de budget, de ressources humaines et de logistique se
mêlent à l’enjeu de diversité biologique.
« 10 % de la surface, cela correspond plus ou moins à 1 000 hectares. Si l’on
traduit cela en m³, on atteint quelques 400 000 m³ de bois à abattre. C’est déjà un
gros volume à abattre et à vendre. Il faut aussi les entretenir ces 10 %, il faut
réduire la part du charme, du hêtre, il faut regarnir quelque fois donc c’est
illusoire de vouloir plus que cela. Si on veut fournir à la commune un rendement,
surveiller les dépenses, les étaler, on ne peut pas faire plus » (Chef de
cantonnement).
Après avoir évalué l’intérêt du chêne, décidé du pourcentage, il reste aux forestiers à
s’assurer de l’impact de leur indicateur sur les populations locales. Ce sont les jeunes
générations qui sont visées : l’organisation d’évènements devient une activité légitime
dans l’emploi du temps des forestiers.
« On tient des stands dans des foires locales, on invite les gens pour leur
montrer ce que l’on fait en forêt. Par exemple, le mois prochain, on a 500 élèves
en forêt pour leur expliquer notre travail sur le chêne. Je vais travailler un mois
là-dessus. On a invité les journalistes aussi, la télévision » (Chef de
cantonnement).
3.2. Le cas français : stabiliser une gestion partagée
Suite au déclin de l’industrie textile, cette région des Vosges s’est essentiellement
repliée sur ses activités touristiques. C’est aussi la richesse biologique des sommets qui la
caractérise. Une réserve naturelle, au sein même du groupe technique mais gérée par des
fonctionnaires n’appartenant pas à l’ONF, témoigne d’ailleurs de l’intérêt de ces zones
pour la protection de la faune et de la flore. Les forestiers et les gestionnaires de cette
réserve partagent la volonté de gérer leur territoire sur base multifonctionnelle, i.e. en
recherchant l’intégration des variables économiques, écologiques et culturelles.
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Toutefois, derrière cette intention commune, les équilibres entre ces variables sont
difficiles à trouver et les conflits apparaissent. Les forestiers sont tenus d’assurer un
certain niveau de production tandis que les gestionnaires de la réserve se passent de cet
impératif. Inversement, les gestionnaires de la réserve sont chargés d’améliorer la qualité
des milieux alors qu’il ne s’agit pas d’une priorité pour les forestiers. Si le principe de
multifonctionnalité est partagé, les moyens pour l’atteindre restent des sujets de discorde.
Et pourtant,… il leur faut coopérer ! D’une part, parce que chacun peut faciliter le
travail de l’autre : par exemple, les forestiers peuvent ou non laisser des arbres morts,
facteurs de biodiversité pour la réserve tandis que celle-ci peut accepter ou refuser l’accès
à une route forestière indispensable à l’abattage des bois. D’autre part, en vertu de la
politique nationale de l’ONF, les groupes techniques doivent se montrer compétents dans
la gestion de l’environnement et occuper ce nouveau marché (parcs naturels, rivières…).
Ainsi, la nécessité d’intégrer les objectifs de développement touristique, de protection de
l’environnement et d’exploitation forestière entraîne régulièrement des conflits de gestion
entre les forestiers et la réserve. Ces conflits ont été particulièrement aigus puisqu’ils ont
dépassé le cadre local pour impliquer la Direction générale de l’ONF, le Ministère de
l’Environnement – dont dépendent les gestionnaires de la réserve – ainsi que la Préfecture.
Amenés à organiser la multifonctionnalité des espaces naturels, les forestiers doivent
prendre en compte leur concurrent mais comment négocier avec les gestionnaires de la
réserve. Se dégage dans ce cas une gestion partagée : les forestiers et les gestionnaires de
la réserve s’acceptent mutuellement craignant d’être mis sous tutelle. Dans cet esprit, les
protagonistes considèrent le nombre de tétras – un type de coq de bruyère protégé –
comme l’indicateur principal de multifonctionnalité.
Un indicateur descriptif : les gestionnaires de la réserve manœuvrent avec précaution
Animal-symbole des Vosges, le tétras est le fer de lance des gestionnaires de la réserve
naturelle. Créée pour augmenter les populations de tétras, cette réserve joue, en effet, sa
légitimité et son financement sur sa capacité à assurer la reproduction de cet animal. Les
gestionnaires de la réserve ont donc élaboré un indicateur leur permettant d’observer
l’évolution du nombre de tétras par place de chant (son espace d’alimentation et de
reproduction).
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Proposé au départ par les gestionnaires de la réserve, l’indicateur a été, au fil du temps,
rejeté, adopté et enfin adapté : le sens que les acteurs lui ont porté a donc évolué au gré du
déroulement de l’action.
Dans un premier temps, l’indicateur fut refusé par les forestiers, selon les termes d’un
de ces derniers : « c’était mal vu de s’occuper du tétras. Les forestiers qui s’en occupaient
étaient considérés comme des traîtres » (Agent technique). Pour comprendre pourquoi les
forestiers ont adopté cet indicateur étranger à leurs critères de performance, mentionnons
deux évènements qui ont marqué la vie sociale de la situation vosgienne. D’une part, les
tempêtes de 1999 ont abattu une quantité non négligeable d’arbres que les forestiers ont
choisis d’exploiter sans considérations pour les objectifs de biodiversité de la réserve.
D’autre part, à la suite d’une réforme organisationnelle imposée par l’Etat en échange d’un
refinancement de l’ONF, le niveau de productivité a été augmenté. L’économique a donc
pris la mesure de l’écologique et du culturel. Or les deux groupes étant contraints de
coopérer, l’indicateur du nombre tétras par place de chant s’est imposé comme un moyen
d’évaluation commun.
Toutefois, fait surprenant, les gestionnaires de la réserve mettent en doute la pertinence
de l’indicateur et le manipulent maintenant avec précaution. Leurs contraintes ont en effet
évoluées. Le nombre de tétras par place de chant étant descendu progressivement de dix à
trois unités, la qualité de leur gestion risque d’être mise en cause.
« Pour nous ou pour les forestiers, c’est un indicateur mais il est pris avec
beaucoup de précaution. Vu la fragilité de la population, il est difficile d’évoquer
un chiffre qui traduirait l’évolution du statut de l’espèce. Si on observe
constamment une baisse du nombre de tétras, les forestiers risquent d’y voir
comme une fatalité : ils ne feraient plus aucun effort s’ils considèrent qu’il n’y pas
de résultats. On prend donc beaucoup de précautions, on n’accorde plus la même
importance à cet indicateur » (Gestionnaire de la réserve).
La portée de cet indicateur est ainsi relativisée par les gestionnaires de la réserve qui en
étaient, pourtant, les premiers défenseurs. La crainte principale de ces gestionnaires tient
dans un désinvestissement des forestiers. Ces derniers, considérant que les efforts déjà
consentis restent improductifs, pourraient renoncer à s’intéresser au tétras. Ainsi, face à un
regain de productivisme et à la chute des populations, les gestionnaires de la réserve
minimisent l’importance de cet indicateur.
« Le constat est qu’on n’arrive plus à mettre en place une gestion favorable à
l’espèce. On est passé de dix à trois tétras. Il y a des efforts mais pas
d’augmentation des populations : en conséquence, il faut diminuer l’importance
de cet indicateur » (Gestionnaire de la réserve).
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3.3. Le cas belge : contre une gestion figée
Le cantonnement des Ardennes belges mérite le qualificatif de traditionnel. Tout
d’abord parce que la priorité y est accordée à la production de bois et à la chasse, ensuite
parce que les rapports de force se jouent de longue date entre trois acteurs : les forestiers,
les chasseurs et l’élu. Les objectifs de chacun sont bien connus de ces protagonistes. Alors
que les forestiers ont pour vocation de maintenir une régularité dans la production de bois,
les chasseurs exigent des forêts giboyeuses. Toutefois, ces objectifs entrent en
contradiction : des forêts riches en gibier entraînent inévitablement des dégâts sur les
arbres (frottements, abroutissements, etc.) et empêchent les prévisions de productivité des
forestiers. Quant à l’élu, les revenus issus des forêts sont primordiaux pour la santé
financière de sa commune. Le prix du bois étant à la baisse, l’élu se tourne vers des
chasseurs qu’il considère comme des pourvoyeurs réguliers de rentrées financières.
Ainsi, les revenus cynégétiques – se rapportant à la chasse – prennent une importance
capitale. En corollaire, les chasseurs se voient privilégiés par l’élu. Leurs attentes de forêts
giboyeuses sont rencontrées et cela d’autant plus qu’ils contribuent à dynamiser
l’économie locale (vente d’aliments, surveillance, hôtellerie…). Sans parler d’une forêt
sous la coupe des chasseurs, les rapports de force tournent souvent à leur avantage sans
que les forestiers puissent faire usage de leur expertise. Celle-ci est d’ailleurs fortement en
danger : la priorité aux forêts riches en gibier a pour conséquence d’augmenter de plus
belle les dégâts des cervidés. Dans ce contexte, les prévisions des forestiers sur l’arrivée à
maturité des arbres sont mises en péril. Les forestiers dépendent ainsi d’une meilleure
gestion des cervidés par les chasseurs pour atteindre leur objectif de productivité. Contre
cette gestion figée autour de l’alliance entre l’élu et les chasseurs et étouffant leur action,
les forestiers invoquent alors avec ferveur un indicateur de densité de gibier.
Un indicateur proscriptif : la densité de gibier par hectare quitte son inertie
Cet indicateur va devenir un élément central du triangle relationnel. Toutefois, avant
d’être mobilisé, cet indicateur provenant de l’arsenal classique des Eaux et Forêts fut
pendant longtemps délaissé par les forestiers. Enseigné dans les formations forestières,
renseigné par l’administration centrale comme un outil de gestion pertinent, la mesure de
densité de gibier restait à l’état de veille. Comment cet indicateur a-t-il quitté son inertie ?
Pourquoi les forestiers se le sont-ils réappropriés ?
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Un premier élément de réponse se trouve dans le contexte d’action des forestiers. La fin
des contrats de gré à gré dans le cadre des locations des chasses, entre l’élu et un chasseur,
a marqué l’émergence de cet indicateur. La remise d’une location de chasse entre l’élu et
un chasseur se déroulait, en effet, lors d’une rencontre à huis clos où les modalités
d’entente restaient confidentielles (cahier des charges informel, suivi des plans de tirs,
responsabilité en cas de dégâts de gibier, etc.). Suite à la prise de fonction d’un nouveau
conseil communal, l’élu n’a pu maintenir ces négociations bilatérales : l’adjudication
devenue publique, les arrangements de l’élu avec les chasseurs ne sont plus
reproductibles. Le gré à gré permettait non seulement d’accorder à un chasseur le droit de
chasse sur un territoire mais aussi d’accepter des pratiques illégales telles que les
nourrissages ou la pose de clôtures. Avec la fin du gré à gré, les forestiers reviennent dans
la négociation et plafonnent la population de cervidés. Comment ont-ils déterminé ce
nombre ? Pourquoi 25 cervidés ?
A la suite de la réintroduction de cet indicateur, les forestiers mettent sur le tapis des
questions cynégétiques auparavant peu débattues et c’est le système de relations de
pouvoir qui est bouleversé. Néanmoins, s’ils reprennent la main, les forestiers sont en
recherche d’équilibre avec leurs partenaires. Les attentes des chasseurs sont intégrées dans
le choix du nombre maximal de cervidés.
« Décider de descendre à 15 cervidés aux 1 000 hectares, ce n’est pas
raisonnable. On est conscient que les chasses où on observe 15 bêtes aux 1 000 ha
ne se louent pas à bon prix. On a conscience que le gibier fait partie de la forêt et
de l’économie rurale. C’est un apport financier pour une région, il y a des
hôteliers qui vivent de çà, des marchands d’aliments. On prend ces éléments là en
compte pour l’indicateur de densité de gibier » (Chef de cantonnement).
Les forestiers, conscients de l’importance de la chasse, limitent donc leur norme à 25
cervidés. Au-dessus, leurs propres attentes – la prévisibilité de la production – seraient en
péril ; en dessous, ce sont celles de l’élu et des chasseurs – des forêts giboyeuses – qui
seraient oubliées. Enfin, après avoir élaboré leur ratio, les forestiers ont trouvé les moyens
de le faire respecter. Ce nombre de 25 cervidés va pouvoir être contrôlé grâce à une
nouvelle technique de comptage.
« On a des techniques plus fiables et... plus méchantes. Par exemple, on prend
la population d’une année précise, par exemple 1995. Ensuite, à partir de cette
année de référence, on identifie le nombre de faons tirés par année. En 1996, tous
les faons d’un an ; en 1997, ceux de deux ans et ainsi de suite. Toutefois, pour
analyser l’age, on n’a pas le choix, il faut faire des analyses de mâchoires. On
obtient en tout cas une estimation du nombre des naissances. Si on a une bonne
idée des naissances alors on peut calculer le nombre des parents.
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Là, l’approche mathématique devient très fine et l’étau se resserre. On connaît
alors avec précision les populations de gibier. Les chasseurs ne peuvent plus les
minimiser, ils sont coincés » (Chef de cantonnement).
4. Les indicateurs comme supports des dynamiques socio-gestionnaires
4.1. Le cas luxembourgeois : un support de communication
Derrière un indicateur, ce sont les ambitions d’un groupe professionnel qui sont
condensées. Grâce à cet indicateur on observe que, d’une part, leur ouverture vers
l’extérieur s’en voit renforcée et, d’autre part, leur rôle privilégié dans la gestion de la
biodiversité se stabilise. L’indicateur de pourcentage de plantation de chêne a eu en effet
pour fonction de faire passer des attentes écologiques et socioculturelles socialement
valorisées au sein des méthodes sylvicoles. Ainsi, les 10 % de surface boisée en chêne
sont un moyen d’atteindre son environnement organisationnel et de leur montrer un
savoir-faire : il y a travail de communication.
« Mon rôle c’est aussi de prendre en compte les aspects écologiques
demandés par la société et de s’ouvrir au grand public. Notre métier ce n’est plus
que la sylviculture » (Chef de cantonnement).
Dans ce cadre, les conflits entre forestiers et usagers semblent en grande partie résolus
sans vraiment avoir commencés. Toutefois, il convient de remarquer que cet indicateur
prescriptif ne constitue pas l’outil d’une co-gestion, dans le sens où les populations locales
auraient un droit de regard sur le bien fondé de ce pourcentage et d’éventuellement
proposer une alternative. Lors des rencontres entre forestiers et usagers, lors de foires
locales, d’évènements divers, l’indicateur n’est d’ailleurs pas présenté comme un
pourcentage négociable mais plutôt comme un objectif de gestion sous la responsabilité
exclusive des fonctionnaires forestiers.
4.2. Le cas français : un support d’interaction
Dans ce cas, sont encore visibles les échafaudages d’une nécessaire collaboration entre
forestiers et gestionnaires de la réserve. Le nombre de tétras par place de chant dépasse sa
fonction première d’enregistreur pour devenir le ciment d’une volonté de concertation
entre les deux groupes. Les discussions autour de l’indicateur du nombre de coq de
bruyère ne sont donc pas tant destinées à gérer un territoire et à prendre des décisions mais
plutôt à construire un espace de dialogue, parfois même minimal.
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« On a essayé de rentrer dans une dynamique où ce n’est pas une seule
personne qui décide et où l’autre applique. Il y a partage, avec les ambiguïtés que
cela implique. On est en bonne voie » (Gestionnaire de la réserve).
Entre la crainte des forestiers de se voir mis en procès sur leur gestion et la crainte des
gestionnaires de la réserve de voir la fin de l’attention portée au tétras, les deux groupes se
sont rencontrés à un point qu’ils jugent satisfaisant. Ainsi, cet indicateur, même malmené,
permet aux forestiers et aux gestionnaires de la réserve de maintenir un dialogue sur des
sujets ou les équilibres sont difficiles à trouver. De nombreuses questions débattues entre
les forestiers et les gestionnaires de la réserve restent ainsi sans réponses claires. Quelle
quantité de bois morts faut-il laisser ? A partir de quel diamètre les arbres sont-ils
exploitables ? Faut-il abattre 30 m³ tous les 8 ans ou 60 m³ tous les 16 ans ? Ces questions,
alimentant les rencontres entre les deux groupes, sont au centre des discussions entre
forestiers et gestionnaires de la réserve et sont dans la majorité des cas traitées à travers le
prisme du tétras.
4.3. Le cas belge : un support de régulation
Les forestiers ont ici forcé, à la régulière, une redistribution des cartes. Ils ont imposé
leur cadre d’analyse à des chasseurs avec lesquels ils n’avaient auparavant pas
l’opportunité de négocier. Dans le cadre, par exemple, des plans de tirs – la planification
du nombre de bêtes à abattre par location de chasse –, le fait d’invoquer un indicateur
proscriptif permet aux forestiers de clarifier la base de calcul et d’orienter les
négociations : les chasseurs doivent abattre un nombre précis de cervidés pour arriver au
nombre de 25 par 1 000 ha.
« Ce sont des valeurs de référence, tout le monde se réfère à cela. C’est une
valeur guide, c’est empirique au départ mais c’est basé sur une certaine
maîtrise » (Chef de cantonnement).
Il y a eu déplacement. D’une part, les négociations portent sur la distribution du
nombre de cervidés à abattre entre chasseurs. D’autre part, ces négociations se déroulent
essentiellement entre ces derniers, les forestiers se contentant de valider le nombre de
bêtes à abattre par location de chasse et à vérifier que l’ensemble ne dépasse pas 25
cervidés aux 1 000 hectares. Ainsi, avec l’indicateur, les forestiers ne passent plus par
l’élu pour arranger des compromis avec les chasseurs. Au contraire, leur voix devient
impérieuse, ils se repositionnent dans le triangle relationnel et rééquilibrent leur pouvoir
de négociation : il y a eu processus de régulation.
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Conclusion : indicateurs et efficacité de l’Etat, entre engagement et enfermement
Au terme de ce triple itinéraire d’indicateurs, divers constats peuvent être posés. Fait
frappant, les cibles à atteindre, ou à éviter, que sont ces indicateurs n’entraînent que peu
d’évolution au niveau des pratiques de gestion. Les forestiers luxembourgeois ne se
tournent pas vers une gestion plus participative ; les forestiers français et les gestionnaires
de la réserve ne trouvent pas d’équilibres de durabilité clairs ; et dans le même sens, les
forestiers belges ne révolutionnent ni leur sylviculture ni les comportements cynégétiques.
Dans ces trois cas, l’émergence d’un indicateur implique surtout une reprise en main
stratégique, une évolution des rapports de force à l’avantage des concepteurs de
l’indicateur ou des acteurs qui en ont la maîtrise. Ce constat initial doit toutefois
s’accompagner d’une attention à la forme de rationalité sous-jacente à l’émergence d’un
indicateur. Dépassant une rationalité instrumentale organisant les liens entre fins et
moyens, la mise en place d’un indicateur est sous-tendue par une rationalité procédurale :
les indicateurs sont construits dans l’action pour l’action. Orientés vers la négociation et
définis par leur caractère adaptable et révisable selon l’évolution des situations vécues, les
indicateurs observés entraînent donc un remodelage de l’action collective : les conflits
s’atténuent, les acteurs se découvrent des zones de négociation et trouvent les moyens de
leur coopération. Autrement dit, en offrant une opportunité relationnelle à des acteurs qui
se parlent peu, l’émergence d’un indicateur contribue à la mobilisation des acteurs dans
l’action collective. A coté des composants classiques de la performance, à savoir
l’économie, l’efficience et l’effectivité (Henkel, 1991), la performance de l’action
publique s’enrichit de la notion d’engagement.
Cette capacité à engager des gestionnaires publics dans une autre manière de coopérer
avec leur environnement organisationnel, en d’autres termes une forme d’efficacité
relationnelle, s’accompagne, en contrepartie, de limites sinon de risques qu’il nous faut
baliser. Si les indicateurs ouvrent de nouvelles opportunités à l’action publique, ils
limitent, dans le même temps, l’éventail des options.
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Derrière une volonté de réduire la complexité du réel, un indicateur émergent est
élaboré sur base d’un processus de problématisation : d’une part, il y a rencontre entre un
problème et une solution – par exemple, la surdensité de gibier doit être gérée par une
réduction du nombre de cervidés – mais, d’autre part, la solution est intégrée dans la
définition même du problème – c’est uniquement par la réduction des populations et non
pas, par exemple, en améliorant la qualité en nourriture des milieux que l’on diminuera les
dégâts de gibier. Un indicateur, c’est donc une définition de la situation, une construction
sociale de la réalité qui opère une réduction de l’information et des choix de gestion. Au
sein de nos trois terrains, d’autres indicateurs auraient ainsi pu voir le jour. D’autres
indicateurs peut être plus aptes à s’occuper des enjeux de durabilité mais qui auraient sans
doute montré le désavantage de remettre en cause plus radicalement des pratiques de
gestion. Un indicateur est, en effet, un outil de dissimulation. En faisant d’un indicateur un
label de gestion, ses concepteurs éludent nécessairement une autre manière de faire et de
voir, souvent dérangeante. Enfin, un indicateur, c’est choisir ses partenaires(-adversaires).
En délimitant le champ d’action de la mesure, on trace les frontières d’un système
relationnel spécifique, disqualifiant certains acteurs. Ainsi, l’émergence d’un indicateur est
synonyme d’enfermement : l’enfermement des acteurs de l’action publique dans un cadre
qu’ils n’ont pas toujours choisi et duquel ils ne peuvent que difficilement sortir.
En définitive, les indicateurs ont montré une utilité, certes limitée, quand des
gestionnaires sont amenés à évaluer, décider et contrôler mais surtout leur intérêt quand il
s’agit d’interagir, de communiquer et de réguler. Ces qualités quand il s’agit de gérer les
interdépendances de l’action publique ont toutefois un prix, non pas tant à payer mais à
éviter pour qu’engagement ne rime pas avec enfermement.
Décembre 2007,
Benoît BERNARD
Membre de l’Unité de Management public
Ecole Solvay (ULB)
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