Migrance 25 - Revues Plurielles
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migrance37_interieur2_# Migrance 25 08/02/12 12:04 Page47 Le rôle des femmes dans le cinéma des réalisatrices d’origine maghrébine en France Carrie Tarr Professeur émérite, Kingston University, Royaume-Uni L es films de fiction réalisés par les réalisateurs diasporiques, ou d’origine migrante, se distinguent, selon Hamid Naficy, par l’inscription de la « (dé) territorialisation biographique, sociale et cinématographique » 1 de leurs auteurs, à travers et leur mode de production et leurs stratégies textuelles. On peut s’attendre donc à ce que les films de fiction réalisés par les femmes diasporiques se distinguent par une perspective féminine, voire féministe ou « queer », et contestent ainsi « la centralité de la narrative [hommehomme ou père-fils] comme premier trope dans la figuration de la diaspora » 2. En comparant les films de fiction réalisés en France par des réalisatrices d’origine maghrébine (arabe ou berbère) 3, je cherche à déterminer dans quelle mesure leurs narrations s’inspirent des rapports femme-femme ou mère-fille pour examiner le rôle des femmes immigrées et diasporiques dans la société française et la façon dont cellesci négocient leurs identités doubles, hybrides ou transnationales. Comment leurs films abordent-ils les structures patriarcales traditionnelles de parenté et de communauté dans les cultures nationales et diasporiques ? Comment réagissent-ils à l’interdit concernant le port du voile (et maintenant du niqab) qui qualifie la 1. Naficy Hamid, An Accented Cinema : Exilic and Diasporic Filmmaking, Princeton, Princeton University Press, 2001, p4. 2. Voir Gopinath Gayatri, Impossible Desires : Queer Diasporas and South Asian Public Cultures, Durham et Londres, Duke University Press, 2005, p.5, où il s’agit de la diaspora issue de l’Asie du Sud. 3. Cette étude exclut les films de femmes d’origine maghrébine pied-noir et/ou juive, telles Karin Albou, Dominique Cabrera, Nicole Garcia, Charlotte Silvera, ainsi que ceux des femmes maghrébines travaillant en France mais tournant dans les pays du Maghreb, telles Laïla Marrakchi et Djamila Sahraoui. 47 migrance37_interieur2_# Migrance 25 08/02/12 12:04 Page48 MIGRANCE 37 Films de fiction et téléfilms de réalisatrices d’origine maghrébine en France 1996 Souviens-toi de moi (Zaïda Ghorab-Volta) 1997 Sous les pieds des femmes (Rachida Krim) 1998 Laisse un peu d’amour (Zaïda Ghorab-Volta) 2001 Inch’Allah dimanche (Yamina Benguigui) 2001 Origine contrôlée (Zakia Tahiri, avec Ahmed Bouchaâla) 2002 Jeunesse dorée (Zaïda Ghorab-Volta) 2003 Un fils (Amal Bedjaoui) 2005 Gladys (Zaïda Ghorab-Volta) 2005 Permis d’aimer (Rachida Krim) 2005 Rue des Figuiers (Yasmina Yahiaoui) 2006 Pour l’amour de Dieu (Zakia Tahiri, avec Ahmed Bouchaâla) 2007 Belleville Tour (Zakia Tahiri, avec Ahmed Bouchaâla) 2008 Aïcha (Yamina Benguigui) 2008 Française (Souad El-Bouhati, France/Maroc) 2008 Des Poupées et des anges (Nora Hamdi) 2010 Pas si simple (Rachida Krim) 2010 Number One (Zakia Tahiri, Maroc) 2011 Aïcha, job à tout prix (Yamina Benguigui) femme voilée arabo-musulmane comme ennemie de la République ? Est-ce qu’ils représentent « l’hétérogénéité des cultures et expériences du vécu » 4 des femmes d’origine maghrébine en France ? Pour répondre à ces questions, je vais passer en revue les productions des sept réalisatrices d’origine maghrébine que j’ai repérées (quinze longs et trois moyens métrages de fiction), pour terminer avec les films les plus populaires du corpus, les téléfilms de Yamina Benguigui et Rachida Krim. Le petit nombre de films de réalisatrices d’origine maghrébine au grand écran est en soi assez consternant, surtout par rapport au nombre de longs métrages de fiction 4. Raissiguier Catherine, « Troubling Mothers : Immigrant Women from Africa in France », in Jenda : A Journal of Culture and African Women Studies no 4, http://www.africaknowledgeproject.org/index.php/je nda/article/view/87, 2003. 48 100 % ou majoritairement français réalisés par des femmes en France : 33 en 2006, 49 en 2007, 42 en 2008, 48 en 2009 5, dont seulement deux de femmes d’origine maghrébine en 2008, c’est-à-dire deux sur 176 pour la période 2006 à 2009. La plupart (onze) des dix-huit films du corpus (Fig. 1) sont effectivement centrés sur des histoires d’une ou de plusieurs femmes et privilégient la subjectivité et la fonction narrative de femmes d’origine maghrébine : huit traitent du rôle et de l’identité des femmes par rapport à la famille et la communauté diasporiques d’une part, la société française de l’autre ; deux se posent la question du rôle des femmes dans le passé, au moment de la guerre d’Algérie ou de l’immigration familiale ; une traite des femmes au Maroc à l’heure actuelle. Quant aux 5. Voir L’Annuel du Cinéma, Paris, Les Fiches du Cinéma, 2006, 2007, 2008, 2009. migrance37_interieur2_# Migrance 25 08/02/12 12:04 Page49 LE RÔLE DES FEMMES DANS LE CINÉMA DES RÉALISATRICES D’ORIGINE MAGHRÉBINE EN FRANCE autres, trois traitent des femmes françaises « de souche » plutôt que celles de la diaspora et quatre se focalisent sur les hommes d’origine maghrébine plutôt que les femmes. Ce n’est qu’en 1996 qu’un film de femme, en l’occurrence le moyen métrage Souviens-toi de moi de Zaïda Ghorab-Volta, a pu voir le jour, malgré la contribution dans les années 80 au mouvement beur et dans le domaine du court métrage et du documentaire des femmes d’origine maghrébine. Avec les courts métrages C’est Madame la France que tu préfères ? (1981) et Le Départ du père (1983), Farida Belghoul avait soulevé d’un point de vue féminin le problème de l’identité de la « deuxième génération » en France, tiraillée entre deux cultures. Entretemps, les productions cinématographiques réalisées non seulement par des Franco-français mais aussi par des hommes d’origine maghrébine, ont eu tendance à occulter ou à marginaliser le rôle des femmes ou bien de se servir de stéréotypes tels la mère immigrée traditionnelle et superstitieuse ou la « beurette » sexy, studieuse ou voilée, normalement victime soit de l’intégrisme islamique, soit des traditions arabo-berbères patriarcales, dont elle a besoin d’être « sauvée » pour intégrer la société française. Souviens-toi de moi de Zaïda Ghorab-Volta (née à Clichy, le quinzième enfant de parents immigrés) a mis neuf ans à voir le jour, faute de financement (il a été refusé par la Commission du CNC des avances sur recettes). Le film traite de l’identité et des rapports interpersonnels problématiques et ambivalents d’une jeune femme indépendante d’esprit, qui habite dans sa famille en banlieue mais travaille en ville à un boulot minable. Aliénée de ses parents immigrés et peu satisfaite de sa relation amoureuse avec un Français « de souche », Mimouna, entourée de ses copines franco-françaises, finit par accepter son identité biculturelle après un séjour chaleureux en Algérie chez ses cousines. Ghorab-Volta offre une vision féminisée de la culture de la banlieue beaucoup plus complexe et plurielle que celle envisagée dans les films de banlieue les plus connus de l’époque, en évitant les tropes de la délinquance et de la violence. Dans ses deux longs métrages, Laisse un peu d’amour (Arte, 1998) et Jeunesse dorée (2002), désireuse de ne pas être piégée par l’étiquette « d’origine », elle se penche sur les problèmes de femmes de la banlieue de la classe ouvrière qui ne sont pas d’origine maghrébine. Mais cette stratégie ne lui a pas permis de faire carrière de réalisatrice dans le long métrage par la suite 6. Les deux premières femmes à réaliser un long métrage de fiction sont Rachida Krim et Yamina Benguigui, dont le premier film privilégie la subjectivité d’une femme algérienne immigrée de la première génération. Inspirées par l’histoire de leur propre mère et celle d’autres femmes de la même génération de femmes immigrées, elles expriment la reconnaissance de la part des jeunes femmes d’origine maghrébine non seulement du rôle des femmes dans l’immigration mais aussi de l’importance de la transmission mère-fille de cette expérience. Les deux réalisatrices se sont dirigées ensuite vers la télévision pour continuer à tourner des films de fiction, en l’occurrence des films focalisés plutôt sur le rôle des femmes de la deuxième génération (voir ci-après). Rachida Krim (née à Alès en 1956) a débuté par un court métrage sur un mariage arrangé en Algérie, El Fatha (1992). Avec Sous les pieds des femmes (1997), elle se focalise sur une femme mariée, Aya, qui habite dans le Midi avec son mari, près de la famille mixte de sa fille et petitefille. Aya se met à se remémorer son rôle de militante FLN (Front de libération nationale) en 6. Zaïda Ghorab-Volta, « The Experience of a MaghrebiFrench Filmmaker : The case of Zaïda Ghorab-Volta », in Beur is Beautiful : A Retrospective of Maghrebi-French Filmmaking, Supplement to Cineaste, Vol. XXXIII, No. 1, 2007. 49 migrance37_interieur2_# Migrance 25 08/02/12 12:04 Page50 MIGRANCE 37 France au moment de la guerre d’Algérie lors de la visite inattendue d’Amin, son ancien amant et chef de cellule FLN. Mère de deux enfants, les futurs « beurs », elle a été prête à les abandonner, à porter les armes et à commettre un assassinat (pour lequel elle a été emprisonnée) dans la lutte pour l’indépendance. Mais quand elle découvre que son amant ne veut pas abandonner ses attitudes patriarcales, elle se rebelle contre lui, et à la fin de la guerre choisit de rester en France avec sa famille. Leur rencontre quarante ans plus tard lui permet de lui dire dans le temps présent comment il s’est trompé de chemin, un message qu’il accepte en admettant que « sous les pieds des femmes » se trouve « la vérité ». Ce drame féministe propose donc une version de l’histoire de la guerre d’Algérie vue par une femme immigrée qui encourage une critique non seulement de la France coloniale et son traitement brutal des Maghrébins en France, mais aussi de la politique du FLN et de l’Algérie indépendante qui a refusé l’indépendance aux femmes. En même temps, il souligne l’enracinement en France de trois générations de femmes d’origine immigrée. Le premier long métrage de fiction de Yamina Benguigui propose aussi une version de l’histoire vue par une femme immigrée d’origine maghrébine, en l’occurrence le moment du regroupement familial des années 1970 en France. Benguigui (née à Lille en 1957) était déjà connue pour ses films documentaires Femmes d’Islam (1994) et Mémoires d’immigrés : l’héritage maghrébin (1997). Dans Inch’Allah dimanche elle se focalise sur Zouina, une jeune mère algérienne, qui est obligée de quitter son pays pour rejoindre son mari dans la ville de Saint-Quentin dans le Nord de la France (ville où Benguigui elle-même a grandi). Abusée par son mari autoritaire mais peu sûr de lui, et par sa belle-mère traditionaliste, Zouina se rebelle en quittant secrètement la maison le dimanche à la recherche d’une autre femme algérienne avec qui partager ses peines. En même temps, elle se 50 met à apprendre le français à la radio et à se faire des amies parmi les femmes qu’elle rencontre dans la ville. Quand elle trouve sa compatriote, elle découvre que celle-ci n’est pas prête à s’adapter à la vie en France. Obligée donc d’assumer toute seule la responsabilité de son rôle d’immigrée mère de famille, Zouina fait face à son mari qui lui concède le droit d’emmener les enfants (les futurs « beurs ») à l’école, ce qui met en déroute la belle-mère et signale l’engagement du film sur l’intégration en France. Comme Sous les pieds des femmes, ce film, récompensé de plus de 27 prix internationaux, construit le portrait d’une femme maghrébine forte, intelligente, sympathique et déterminée, qui refuse d’être une victime et forge son propre chemin vers l’intégration entre la tradition et la modernité. En même temps il rompt le silence de la culture dominante française envers l’histoire des femmes dans l’immigration, comme Krim le fait par rapport à la Guerre d’Algérie. Zakia Tahiri (actrice franco-marocaine, née en 1963 à Lille) est la quatrième réalisatrice d’origine maghrébine à avoir tourné plus d’un film en France. Avec son mari Ahmed Bouchaâla elle a coréalisé trois longs métrages qui se focalisent surtout sur le sort de personnages masculins dans une France multiculturelle. Origine contrôlée (2001), une comédie burlesque, met en question l’identité d’un Français « de souche » hétérosexuel, qui, déguisé en travesti pour une surprise-party, est pris par la police pour un travesti criminel algérien. Condamné à la déportation avec un jeune beur et un Algérien cherchant à changer de sexe, le point de vue du personnage central invite les spectateurs à partager la désorientation et les abus ressentis par les minorités ethniques et sexuelles en France, et montre que les étiquettes et les préjugés ne sont pas fiables. Le film suivant du couple, Pour l’amour de Dieu (Arte, 2006), traite du sujet tabou de la foi musulmane en France dans un drame qui suit la trajectoire de Kevin, jeune lycéen issu d’une migrance37_interieur2_# Migrance 25 08/02/12 12:04 Page51 LE RÔLE DES FEMMES DANS LE CINÉMA DES RÉALISATRICES D’ORIGINE MAGHRÉBINE EN FRANCE famille d’origine maghrébine intégrée et laïque. Kevin se lie d’amitié avec une fille de sa classe, Meriem, qui pratique l’islam et porte le voile en cachette. Mais tandis que Meriem finit par rejeter le voile, Kevin, devenu Mohamed et tombé sous l’influence d’un groupe de jeunes islamistes radicaux, s’éloigne de sa famille, et finit par contribuer à la mort de Meriem. Le film propose donc une représentation très critique d’un islam radical qui profite des difficultés d’adolescence d’un jeune homme vulnérable, et n’admet pas le port du voile comme véritable expression de foi. Leur troisième film, Belleville Tour (France 2, 2008), propose un portrait plus léger et consensuel de la société multiculturelle de Belleville. Ce n’est que dans Number One (2010), une production marocaine et le premier film qu’elle a écrit, produit et réalisé toute seule, que Tahiri traite de la différence sexuelle, mais au Maroc plutôt qu’en France. Comédie ouvertement féministe, Number One se focalise sur un homme marié très machiste, gérant d’une usine de confection, qui, grâce à une collègue française et aux machinations de sa femme, découvre les plaisirs de l’égalité entre les sexes. Seules Ghorab-Volta, Krim, Benguigui et Tahiri (avec Bouchaâla) ont tourné plus d’un long ou moyen métrage de fiction en France. Quatre femmes d’origine maghrébine en ont tourné un seul. Un fils (2003), moyen métrage d’Amal Bedjaoui (née à Alger, diplômée de l’IDHEC), traite d’une manière très sympathique du problème de l’homosexualité masculine dans la société traditionnelle maghrébine de l’immigration à travers les expériences de Sélim, jeune homme à la dérive qui se travestit et se prostitue. Sélim cache sa situation à son père, Omar, qui vit enfermé dans le deuil de sa femme, et meurt avant que le père ne se rende compte de son désespoir. Il s’agit donc d’un film non seulement sur la transgression sexuelle mais aussi sur l’écart entre les générations. Il est à noter que les réalisatrices d’origine maghré- bine ne traitent pas pour l’instant de l’homosexualité féminine 7. Yasmina Yahiaoui (née à Saint-Denis en 1964) a travaillé à la télévision pour Sucré-Salé et, plus tard, Saga-Cités, magazines qui privilégiaient directement les questions d’immigration et d’intégration, avant de tourner un premier long métrage, Rue des Figuiers (Arte, 2005), primé dans plusieurs festivals. Rue des Figuiers, avec un scénario de Soraya Nini, est une comédie jubilatoire, centrée non sur la banlieue mais sur une communauté maghrébine à Toulon (autrefois haut lieu du Front National) et ses rapports troubles avec le pays d’origine. L’espace de la rue est dominé par diverses femmes indépendantes, de différentes générations, qui ne se conforment pas aux rôles traditionnels de fille, de femme et de mère. En effet elles s’en prennent, surtout par la voix de la comédienne Biyouna, qui joue la tenancière du bar « breton », non seulement à l’intégriste du coin, mais aussi au coiffeur, Marfouz, qui accepte malgré lui un mariage arrangé, et fait venir la jeune mariée du bled pour se conformer aux vœux de sa famille. Avec l’ancienne amante de Marfouz, elles se mettent d’accord pour libérer la jeune femme voilée que Marfouz a enfermée. Le film, donc, montre que la libération des femmes maghrébines en France se fera par leurs propres moyens, sans l’intermédiaire des Français « de souche », mais aussi que l’intégration peut se faire sans l’abandon des éléments les plus enrichissants de leur culture d’origine qui constituent la trame du film (langage, musique, danse, nourriture, etc.). Souad El Bouhati (née en 1962, d’origine marocaine) a travaillé comme éducatrice sociale à Toulouse avant de réaliser, en 1999, son premier court métrage, Salam, qui raconte l’histoire d’un travailleur immigré en instance de 7. Voir par contre le rôle de Rachida Brakni dans La Surprise d’Alain Tasma (France 2, 2007). 51 migrance37_interieur2_# Migrance 25 08/02/12 12:04 Page52 MIGRANCE 37 retour dans son pays. Française (2008), une coproduction franco-marocaine, se focalise sur Sofia, une petite fille de double appartenance, qui revendique ses origines marocaines mais, dès le retour au pays de ses parents immigrés, usés par la vie en France, s’affirme résolument française. Tout en aidant sa famille d’agriculteurs, elle cherche à réussir son bac et repartir en France, et finit par trouver un travail à Marrakech où elle peut utiliser son français. A cheval entre La France et le Maroc, Sofia a du mal à accepter les contraintes de la culture de ses parents et à trouver sa place et son identité dans le monde. Nora Hamdi (écrivaine née en 1968 à Argenteuil, de famille kabyle) s’est inspirée de son histoire personnelle de jeune fille d’origine maghrébine pour son premier film, Des Poupées et des anges (2008), adapté de son premier roman, qui revient sur la question de l’écart entre les générations dans une famille de banlieue. Il met en scène deux soeurs qui cherchent à s’échapper du joug paternel, Chirine, la « beurette » sexy qui faillit devenir prostituée avant de devenir mannequin, et Lya, la « beurette » studieuse qui essaie de s’en échapper par le « slam ». Avec sa représentation d’un père très violent, usé par sa vie d’ouvrier du bâtiment, et d’une mère victime passive de son agression, le film risque de renchérir les stéréotypes négatifs de la famille dysfonctionnelle d’origine maghrébine. Les derniers téléfilms de Krim et Benguigui, dont les premiers films avaient proposé des figures de femmes maghrébines d’une certaine complexité psychologique et narrative, mettent en scène aussi des figures de « beurette » assez stéréotypées. Ces films se focalisent sur une femme déchirée entre la loyauté envers sa famille et sa communauté, et le désir de vivre d’une manière qui va à l’encontre des attentes de celles-ci, que ce soit une veuve qui cherche à se marier avec un Français dans Permis d’aimer (France 2, 2005), une jeune femme qui refuse le 52 mariage arrangé dans Pas si simple (France 2, 2010), ou une jeune femme qui voudrait quitter la maison familiale pour vivre à son propre compte dans Aïcha (France 2, 2008) et Aïcha, job à tout prix (France 2, 2011). Ces films paraissent se conformer à la politique du PAPI (Plan d’Action Positif pour l’Intégration de France Télévisions), censée améliorer l’image des minorités visibles, puisqu’ils sont tournés par des femmes elles-mêmes d’origine maghrébine. Néanmoins, comme le film de Hamdi, leur représentation de la famille immigrée risque de renforcer des clichés négatifs sur les Français d’origine maghrébine. Permis d’aimer, coécrit avec Catherine Rambourg, se focalise sur Malika, veuve d’origine algérienne, qui a élevé sa fille unique Lila dans les principes de sa culture d’origine, notamment l’interdit des mariages mixtes. Mais Malika tombe amoureuse de Jean, cuisinier franco-français dans la cantine scolaire où elle travaille, et noue avec lui une relation secrète, tout en se sentant coupable. Cependant, quand sa fille, la « beurette » sexy, découvre la vérité, Malika, encouragée par sa sœur qui a dû quitter la famille pour se marier avec un Franco-français, finit par choisir de suivre son cœur, malgré l’hostilité de Lila, ses copines maghrébines et ses parents hypocrites, qui ont continué de voir sa sœur en secret. En fin de compte tout le monde accepte de fêter son mariage, même Lila et ses parents. Le film montre donc que, par l’action d’une femme déterminée, la communauté maghrébine peut changer d’attitude envers le mariage mixte. Avec Pas si simple, Krim se focalise sur le rôle de la « beurette » sexy, dans un téléfilm qui a rassemblé 3.81 millions de téléspectateurs. Nadia, jeune fille d’origine marocaine bien intégrée en France mais rejetée par son amant français, se trouve contrainte par ses parents à accepter le mariage avec Samir, un Marocain, lors de leur voyage annuel au Maroc, apparemment pour qu’elle habite la maison qu’ils se migrance37_interieur2_# Migrance 25 08/02/12 12:04 Page53 LE RÔLE DES FEMMES DANS LE CINÉMA DES RÉALISATRICES D’ORIGINE MAGHRÉBINE EN FRANCE font construire là-bas. Incapable de s’adapter à sa vie de femme d’agriculteur marocain, Nadia rentre avec Samir à Paris, mais est rejetée par sa famille. C’est seulement après qu’elle l’a quittée que la famille se rattache à elle et dévoile ses propres secrets : le père, adultère, a envie de voyager autour de la France ; la mère, décidée à le quitter, va installer un salon de coiffure chez elle. Le film se termine, cependant, sur Nadia et Samir, divorcés, en train de s’embrasser, parce que Nadia pense pouvoir l’aimer pour de vrai, maintenant qu’ils sont libres (et qu’il est devenu artiste). Comme Permis d’aimer, le film cherche à bousculer l’ordre patriarcal représenté par la première génération d’immigrés pour permettre aux femmes ainsi qu’aux parents de vivre leur vie sans entrave. Mais il est difficile de pardonner aux parents la dureté de leur traitement initial de Nadia et leur changement d’attitude n’est guère crédible. Le téléfilm de Benguigui, Aïcha 8, dont le passage en prime time a battu les records d’audience de France 2 (plus de 5 millions de téléspectateurs), se focalise aussi sur une « beurette » sexy. Aïcha raconte sur un mode comique, qui frôle parfois le tragique, l’histoire d’une jeune femme d’origine algérienne qui cherche à s’échapper des pressions familiales en banlieue en allant vivre et travailler à Paris, de l’autre coté du « périph », mais qui n’y arrive pas, d’une part à cause des problèmes de famille, d’autre part parce que le bureau de son nouveau travail se trouve lui aussi à Bobigny. Aïcha est entourée par bon nombre de seconds rôles, parents, voisins et amis, ce qui permet à Benguigui de développer une variété de fils narratifs dont les plus extrêmes concernent la cousine suicidaire, enceinte d’un Noir, qui est mariée de force avec un homosexuel, et la sœur diplômée qui n’arrive pas à décrocher un stage 8. Le rôle d’Aïcha est joué non pas par une comédienne beur mais par Sofia Essaïdi, comédienne, chanteuse et danseuse franco-marocaine, et ex-star académicienne. et tombe amoureuse d’un islamiste radical qui divorce d’elle par texto. Du père autoritaire aux femmes hystériques, le film met en scène un ensemble de clichés sur la communauté maghrébine, de façon à susciter des critiques très négatives 9. Mais il le fait avec beaucoup de brio, surtout grâce aux rôles des femmes, et en fait, malgré la présence du jeune homme francofrançais qui s’intéresse à Aïcha, présente une figure de femme indépendante qui gère sa vie sans recours au scénario romantique. Il est évident que la plupart des films des réalisatrices d’origine maghrébine se servent d’un rôle de femme pour interpeller leur culture d’origine et leur place en France. Ils construisent des héroïnes ouvertes au monde moderne qui cherchent à se libérer du fardeau des traditions patriarcales tout en restant attachées à leurs racines. En général, elles y réussissent sans recourir à l’aide des Franco-français mais en encourageant un changement de mentalité de la part des hommes de leur communauté. Ces films, donc, privilégient le rôle de femmes d’origine maghrébine hybrides et indépendantes dans leurs représentations d’une France multiculturelle. Mais il faudrait d’autres voix de femmes d’origine maghrébine au cinéma français pour représenter de façon plus complexe et nuancée l’hétérogénéité de leur culture et leurs expériences du vécu en France. ■ 9. Voir par exemple Seiller Omar, « Aïcha sur France 2 : Yamina Benguigui a-t-elle rejoint Sarkozy » ? www.france-multiculturelle.org/plugins/content/content.php?content.57, 28 juin 2009. 53