LA CUISINE Un concentré d`émotion
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LA CUISINE Un concentré d`émotion
Psycho la Cuisine Un concentré d’émotion « Cuisiner ? Je déteste ça ! J’ai toujours vu ma mère uniquement préoccupée par l’idée de faire manger toute la famille, deux fois par jour, sept jours sur sept. Un véritable esclavage… Chez moi, c’est surgelés et traiteur, même quand je reçois », revendique Élisabeth, 52 ans. Pourquoi est-ce un bonheur pour certaines, une corvée pour d’autres ? « Les mères qui parlaient de cuisine du matin au soir s’y sentaient souvent enfermées, et du coup, voulaient y enfermer les autres. Il n’est pas étonnant que leurs filles s’en soient éloignées : qui voudrait s’identifier à une victime ? », interroge la psychothérapeute Isabelle Fillozat (1). Quant à la mère de Catherine, même si c’était avec humour, elle avait coutume de soupirer : « Moi, je n’ai pas besoin d’une cuisine intégrée, je suis intégrée dans ma cuisine ! » Et nous sommes nombreuses, de la génération post-Mai 68, à considérer la cuisine comme un facteur d’aliénation de la femme. « Quand je pense qu’on traitait Nougaro de facho parce qu’il chantait “Rien n’est plus beau que les mains d’une femme dans la farine !” », se souvient Laurence en riant. Parfois, ce sont nos mères elles-mêmes qui nous en ont fait sortir, comme en témoigne Nancy, 47 ans. « J’ai été élevée par une mère juive séfarade qui, comme beaucoup, ne voulait pas que ses filles cuisinent. cordon-bleu ou adepte des plats tout prêts ? Plaisir ou corvée ? Échange, partage, transmission ou rejet, Notre rapport à la cuisine en dit long sur notre rapport à nous-même et à autrui. Décryptage avec la psychothérapeute Isabelle FillIozat. Par Bernadette Costa-Prades Photos Steeve Luncker / VU Elle nous a poussées à faire des études, aspirait à ce que nous ayons une vie plus intéressante que la sienne. Résultat, aujourd’hui, je ne sais pas cuisiner… » D’autres mères encore ont fait de la cuisine leur domaine personnel : pas question de venir empiéter sur leur territoire ! « Ma mère était une excellente cuisinière, mais au lieu de nous apprendre ses recettes, sous prétexte qu’on était dans ses pattes, elle nous chassait d’un “Allez ouste, dehors !”», regrette Inès. Et ces mères-là sont assez nombreuses… « Pour beaucoup de femmes ne travaillant pas, la cuisine était leur seule valorisation, elles n’étaient pas prêtes à lâcher ce pouvoir », explique Isabelle Fillozat. Comme la belle-mère de Blanche-Neige, elles voulaient rester les seules reines des casseroles. Liliane se souvient encore de la réaction de la sienne, lors de sa première tentative : « Je devais avoir 8 ans et j’étais très fière du gâteau au yaourt que j’avais appris à faire en colonie de vacances. Mais au dessert, ma mère a soufflé à mes tantes, venues dîner chez nous : “Ne vous inquiétez pas, j’en ai fait un autre.” J’ai mis des années à surmonter ce camouflet ! » Pour aimer cuisiner, encore faut-il en avoir reçu la permission, ou pouvoir oser la rivalité… 98 FemmeMajuscule ✽ j u i l l e t - a o û t 2013 ✦ N o15 Pasta Pour beaucoup de femmes ne travaillant pas, la cuisine était leur seule valorisation. Elles n’étaient pas prêtes à lâcher ce pouvoir Les photographies de Steeve Luncker sont extraites de Pasta – Recettes et secrets de femmes italiennes. Le principe du livre ? « Un pays, des femmes, des tranches de vie, des recettes. » Le photographe a suivi 15 femmes, au marché, dans leur cuisine, à table… Chacune a livré sa recette de pâtes. À la fois livre de cuisine et photoreportage, Pasta a été commandé et édité par le fabricant de batteries de cuisine Lagostina. Publié en 2009, il est malheureusement épuisé. Mais nous sommes heureux de vous en livrer quelques images. www.lagostina.fr Psycho souvent en préparant le repas côte à côte. L’intime se confie toujours mieux quand chacun a les mains occupées », constate Isabelle Fillozat. Autre atout ? Cuisiner nous donne l’occasion d’exercer toute notre créativité, et nous avons vu combien elle est précieuse ! [Femme Majuscule no14]. « En mitonnant nos plats, nous découvrons nos propres goûts, nous partons à l’aventure. Mais pour cela, il ne faut pas avoir peur d’essayer, de tester des variantes, de nouvelles épices, ne pas craindre de se tromper aussi. Cuisiner, c’est échouer beaucoup, et on ne compte plus les délicieuses recettes dues à des erreurs, à commencer par la tarte Tatin ! », encourage notre spécialiste. Laissons donc tomber la pression qui accompagne la cuisine aujourd’hui où se multiplient les émissions sur le sujet : si c’est grand chef ou rien, gageons que ce sera rien… Enfin, et ce n’est pas une de ses moindres qualités, si la cuisine nourrit le corps, elle nourrit aussi la relation ! Nous offrons un cadeau de choix à ceux que nous aimons, en passant du temps à imaginer un repas, à le préparer, à bien le présenter… « Quand je vois mes amis se régaler de mon sauté de veau, cela me fait chaud au cœur. Cuisiner est un plaisir que j’ai découvert depuis peu, mais plus je cuisine, plus j’aime ça ! », clame Sophie avec enthousiasme. On s’y met ? ✦ Les femmes mélangent souvent la relation qu’elles avaient avec leur mère et leur aptitude ou leur goût pour la cuisine Même si aujourd’hui, de plus en plus d’hommes se mettent aux fourneaux, la cuisine a longtemps été exclusivement l’affaire des femmes, et donc des mères et des grands-mères, entraînant une confusion néfaste. « Les femmes mélangent souvent la relation qu’elles avaient avec leur mère et leur aptitude ou leur goût pour la cuisine. En rejetant cette activité, elles pensent mettre une distance avec elle, alors qu’elles ne font que maintenir son pouvoir, tout en se privant au passage d’un éventuel plaisir », constate Isabelle Fillozat. Notre goût pour la cuisine se forgeant dans l’enfance, il est bon de se poser quelques questions pour faire le point sur notre histoire plus ou moins passionnée avec les fourneaux : qu’évoque la cuisine pour nous ? Quelle image en conservons-nous ? Quels permissions ou interdits avons-nous reçus dans notre enfance ? Peut-être a-t-il fallu une génération sacrifiée ? Anouk, 16 ans, la fille de Nancy, se tourne naturellement vers cette grand-mère séfarade qui chassait ses filles de la cuisine : « Elle me donne volontiers ses recettes et moi, contrairement à ma mère, j’aime beaucoup cuisiner, inventer des Son copain est un fin cuisinier, et ils adorent tous les deux se faire des petits plats. plats. » Quant à Laurence, elle se met C’est devenu un jeu entre nous : quand ils viennent dîner, en tant qu’élève, j’essaie enfin aux fourneaux avec l’aide… de sa d’impressionner mes maîtres », raconte-t‑elle en souriant. Réjouissons-nous effecfille ! « Cela fait rire autour de moi, mais tivement : ne nous ayant pas vues attachées à nos fourneaux, nos filles, comme nos c’est Anna qui me donne des recettes. fils, n’ont pas cette vision d’une cuisine aliénante. Il n’est pas question ici de vouloir convaincre celles qui préfèrent d’autres activités, ni de les culpabiliser de ne pas aimer mettre la main à la pâte, mais juste de passer en revue les plaisirs que procure la préparation de bons petits plats pour soi et pour les autres. Et l’été est vraiment un moment propice. Tout commence par aller faire un tour au marché pour choisir de bons produits : à l’heure où la nourriture est l’objet de mille suspicions, cuisiner nous permet de reprendre la main sur ce que nous mangeons, de savoir ce que nous mettons dans nos assiettes ! Et puis, loin de nous reléguer au fond de la cuisine, la préparation de grandes salades ou d’une ratatouille est l’occasion de passer du temps ensemble, d’échanger mille confidences sous le figuier ou sur la terrasse en épluchant les légumes. « Ce n’est pas forcément à table, les yeux dans les yeux, que l’on se parle vraiment, mais bien 100 FemmeMajuscule ✽ j u i l l e t - a o û t 2013 ✦ N o15 Quelques conseils pour s’y (re)mettre ✖ Demandez une recette à chacune de vos copines. Offrez-vous un joli cahier pour les répertorier et donnezleur le nom de vos amies : ce sera le poulet coco d’Anne, le clafoutis de Sylvie, la tarte normande de Tania… Encore une fois, la cuisine, c’est d’abord du lien. ✖ Offrez-vous de bons ustensiles. Rien de plus décourageant que d’utiliser un couteau qui ne coupe pas, une poêle qui attache ou de ne pas avoir le bon moule pour faire un cake. Et pensez aux hachoirs, mixers, batteurs, qui facilitent les tâches que certaines jugent ingrates. Ne vous en privez pas. ✖ Allez sur les sites de cuisine. Il existe de nombreux sites et blogs tenus par des cordons-bleus qui ont à cœur de nous faire partager leur passion. Très communicatif… ✖ Inscrivez-vous à un stage. Vous avez peur de vous lancer seule ? Des cours sont organisés pour apprendre à cuisiner en groupe. Et contrairement à ce que l’on croit, ils ne sont pas réservés aux cuisinières chevronnées. ✖ Découvrez de nouvelles saveurs. Pourquoi ne pas allier cuisine et voyage ? On peut apprendre à cuisiner des tajines au Maroc, des légumes farcis en Toscane, du couscous en Tunisie… Une agréable façon de rencontrer les femmes du pays. 1. Auteure de Bien dans sa cuisine, JC Lattès.