Histoire ordinaire d`un professeur sans grade
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Histoire ordinaire d`un professeur sans grade
Page 1/7 Journal d’hospitalisation Je ne sais pas combien de temps j’ai dormi. Ni quel jour nous sommes. Réveil au milieu de la nuit. Je ressens une brûlure au bas du dos : c’est la douleur qui a dû me réveiller. J’ai dû gémir ; une voix de femme assez rude : « Dormez, ne vous agitez pas ! »… Nouvelle période de sommeil… … C’est le matin. Je vois, assez mal. Mais je ne me souviens de rien, je n’ai aune image de ce qui s’est passé pendant les heures qui précèdent, les jours peut-être, en dehors de mes brefs moments de réveil. Une infirmière, devant moi. Elle me parle. « Vous êtes à l’hôpital. Vous avez fait une chute de vélo… Mais tout va bien : vous n’avez rien de grave. Il faut que vous restiez couché sur le dos. Le professeur va passer, il vous expliquera. » J’essaie de renouer le fil de mon histoire depuis ce matin où j’ai enfourché mon vélo pour un exercice salutaire, avant les épreuves éprouvantes du baccalauréat côté examinateur. Je parviens à retrouver une scène, la dernière avant la chute. Je tourne à gauche après la fin de la voie le long de la Moselle, puis j’aborde la côte qui monte vers la forêt à la sortie de Chaudeney sur Moselle. A cet endroit je croise deux jeunes femmes qui courent sur le côté gauche de la route, je les salue d’un signe de la main dans un geste de complicité sportive. Puis, plus rien. Je ne saurai donc jamais ce qui m’est arrivé. Peut-être ai-je heurté un chat en pleine vitesse ? Je me souviens que, quelques jours auparavant, j’avais eu une conversation avec Josette, pendant le repas au restaurant du lycée. Je lui disais mon goût pour les descentes rapides et elle m’avait mis en garde : « Méfie-toi des chats qui traversent la route au dernier moment ! » Alors est-ce un chat ?… Depuis le lit où je suis allongé sur le dos, je fixe le plafond blanc recouvert de plaques de Pvc. C’est curieux : leurs lignes parallèles semblent se dédoubler et se rapprocher. Interrogation interrompue par l’entrée bruyante du staff médical, un petit homme en tête, autour de qui les autres se pressent. Il parle sur un ton énergique. « Alors voilà le cycliste. Bon. Vous ne vous en tirez pas trop mal… On vous a dit qu’il faudra rester immobile, sur le dos, pendant quelque temps, pour éviter tout déplacement de la vertèbre brisée... Bon. Voilà le programme : pendant quelques jours, immobilité absolue. Puis on prendra vos mesures et on vous fabriquera un élégant corset que vous porterez d’abord nuit et jour. Ensuite, si tout va bien, vous pourrez recommencer à marcher avec deux béquilles… et le corset bien entendu. » Je l’écoute en buvant ses paroles comme un écolier studieux déterminé à réussir son Page 2/7 examen. Je serai un patient exemplaire. Puis, lorsqu’il a achevé les explications qu’il juge nécessaires pour mon bon rétablissement, je lui parle de mon problème de vision double. « C’est fréquent après un trauma crânien, me répond-il. C’est une diplopie : les champs des deux yeux ne se superposent pas complètement. Mais ça va durer ? Non, probablement. Mais il faut d’abord s’occuper des autres bobos. » Fin de la visite. Le staff s’éclipse, sauf un homme qui s’approche de moi. Visage rond, cheveux très courts, la quarantaine. Il me parle sur un ton plus chaleureux que le patron. « Je suis le docteur Maynard, l’adjoint du professeur. C’est moi qui ai opéré votre clavicule. Comme on vous l’a dit, vous n’avez rien de grave mais il y a pas mal de petites réparations à faire. Il faudra aussi un certain temps pour ressouder les os. Mais rassurez vous, tout ira bien, nous prendrons soin de vous. Pour commencer vous allez avoir la visite du kiné qui vous fera faire tous les jours quelques mouvements des bras et des jambes : il ne faut pas que vous vous ankylosiez et vous devez conserver un maximum de masse musculaire pour votre future rééducation. Vous verrez, nous allons faire du bon travail ensemble. » Le docteur Maynard m’inspire beaucoup de confiance. Mais la perspective de rester alité des jours entiers ne me réjouit guère. Jeudi 14 juin (ou vendredi 15 ?) Première visite du kiné. C’est un homme très sympathique. Il me confirme « que je n’ai aucune atteinte neurologique ». Je lui réponds que je le savais pour avoir entendu à plusieurs reprises les mots « pas de neuro… », pendant mon aveuglement provisoire. Comme annoncé il me fait faire quelques mouvements des bras et des jambes et m’annonce qu’il reviendra chaque jour pour des exercices d’entretien des muscles. Pendant qu’il s’affaire au-dessus de moi, nous bavardons et je découvre que c’est un copain d’un de mes anciens collègues. Leurs fils pratiquent le rugby dans la même équipe. J’attendrai sa venue tous les jours avec une impatience contenue. C’est une vertu qui s’acquiert plus facilement qu’on ne le croit. J’essaie aussi de m’habituer à l’idée qu’il faudra du temps pour reconstruire mon corps bien cassé : trauma crânien, clavicule gauche brisée, quelques côtes enfoncées, demi-bassin gauche cassé - sans déplacement, m’a dit le chirurgien qui a opéré mon épaule pendant mes heures d’inconscience – lésion cutanée dorsale – c’est ce qui sera le plus douloureux puisque je vais rester constamment sur le dos Page 3/7 pendant un mois – et, last but not least, fracture « arrière » de la douzième vertèbre dorsale (D 12 dans leur jargon). « Et si c’était devant, demandé-je au praticien ? – alors c’eût été une autre affaire, m’a-t-il répondu avec une grimace qui en disait long. » Par ailleurs il y a cette diplopie dont je me suis rendu compte à mon réveil lorsque, contemplant le plafond depuis ma position favorite, j’ai vu en double les lignes du lambris qui le recouvre. Samedi 16 Juin Ce soir mes élèves de secondes 5 partent pour une semaine à Bauduen, dans le Var, comme tous les mois de juin depuis trois ans. Ce voyage de découverte est le couronnement d’un projet pédagogique qui les a occupés tous les jeudis après-midi de l’année dans des ateliers de recherche documentaire, d’écriture, d’édition, d’expositions et de petites réalisations vidéo. Pour se payer un tel séjour, ils ont vendu les brochures qu’ils ont écrites et imprimées et des tonnes de nougat venu directement d’une fabrique de Montélimar. Depuis mon lit j’imagine la scène rituelle de ces départs : les voitures des parents qui s’alignent devant l’entrée du lycée, les valises qui s’amoncellent sur le trottoir, le bus qui arrive et les élèves qui se précipitent dès que la porte s’est ouverte, l’appel, le chargement des valises, les adieux émus des parents et enfin le démarrage en douceur du bus. Moi, comme je le ferai tous les soirs, j’écoute la cassette de Pat Metheney. Ou peut-être est-ce Jean Sébastien Bach. Je serre les dents Jeudi 28 juin Ce matin on a pris mes mesures pour la confection du corset que je devrai porter pendant 3 mois. Avec d’infinies précautions, mon kiné et un de ses collègues m’ont soulevé de mon lit, déposé sur un brancard et transporté jusqu’à la salle de soins. Puis l’orthopédiste a pris les moules de ma poitrine et de mon dos. Au moment où les kinés me retournaient pour me mettre sur le ventre, j’ai eu l’impression d’être précipité dans le vide. Ca n’a duré qu’un bref instant mais quelle sensation ! Lundi 2 Juillet On me conduit à travers une enfilade de couloirs et d’ascenseurs jusqu’au centre de radiographie. Rude épreuve ! Il faut attendre longtemps dans un passage sombre ; ni salle, ni couloir, une sorte de purgatoire où l’on a tout le temps de se faire mille idées noires. Et par dessus le marché il faut subir les téléfilms américains insipides de l’après-midi. Je peste contre cette dictature qui impose pareilles inepties à des gens sans défense, cloués sur leur chariot, dans l’angoisse interminable de l’examen Page 4/7 qui se fait attendre… J’ai de bons clichés, la consolidation a bien commencé, me dit-on. Qu’il fait bon dans sa chambre au retour. Mardi 3 juillet. Aujourd’hui est un grand jour : mon corset est arrivé. Ce matin, séance d’essayage. Le kiné n’a pas voulu manquer ce rendez-vous – nous sommes devenus presque amis. C’est lui qui me soulève, en prenant toujours de grandes précautions, pour me passer la partie dorsale. Puis, en soutenant fermement mon dos qui s’est calé dans sa coquille, il me fait asseoir au bord de mon lit, place l’avant contre ma poitrine et referme le corset en liant les attaches. Moment d’émotion ! Je suis un homme assis, bientôt un homme debout : il m’annonce que ce sera pour demain. Et en même temps il prend congé de moi. Il part en vacances. C’est un de ses collègues qui assure la relève, un homme très sympathique, me dit-il. Il me souhaite de savourer mes premiers pas demain, « avec votre volonté tout ira bien, ajoute-t-il. » Je le crois. Mercredi 4 juillet Tout se passe comme annoncé. Le nouveau kiné est devant moi tout de suite après le petit-déjeuner et la toilette. Il tient en mains le corset auquel on a fait un petit ajustement après l’essai de la veille. Il me le passe et bientôt me voilà debout sur ma jambe droite, soutenu par une béquille glissée sous l’aisselle droite. Il m’explique le programme et le mode d’emploi de mon corps en réparation. Je vais marcher sans prendre appui à gauche pour ne pas déplacer le demi-bassin cassé de ce côté. Il faudra donc que je fasse porter tour le poids de mon corps sur le côté droit, en m’appuyant sur la béquille, quand je poserai le pied gauche au sol et soulèverai le droit pour avancer. « Une sorte de petit sautillement… vous verrez, vous apprendrez très vite et bientôt vous pourrez vous passer de moi, me dit-il pour m’encourager. » Les premiers pas sont difficiles. Nous quittons la chambre et empruntons avec une lenteur solennelle le couloir de l’étage. Je maîtrise assez vite le mouvement, ce qui me vaut les félicitations de mon guide. Après quelques déambulations, retour à la chambre. « Demain, me dit le kiné, vous monterez et descendrez un escalier. Vous verrez, tout se passera sans problème. » Sur ces paroles encourageantes, il m’apprend que je vais déménager. Il faut faire de la place en orthopédie, on me transfère en rhumato. Le hic c’est que je ne pourrai pas disposer tout de suite d’une chambre personnelle. « Mais ce ne sera l’affaire que de quelques jours », s‘empresse- Page 5/7 t-il d’ajouter devant ma mine déconfite. En route pour le 10ème étage. Je verrai Nancy d’en Haut. Ce sera épatant pour le feu d’artifice du 14 Juillet. Vendredi 6 juillet Mon séjour en chambre commune n’a duré que deux jours. On ne m’a pas dit grand chose au sujet de mon compagnon d’infortune. C’était un homme d’un certain âge, à demi conscient. J’ai cru comprendre qu’il avait subi un traumatisme grave en voulant démarrer sa tondeuse. Un effort violent qui lui aurait brisé la colonne vertébrale. Il gémissait une grande partie de la nuit, quand il ne ronflait pas sous l’effet des somnifères. Le deuxième jour j’ai reçu la visite d’une collègue, prof de Français comme moi, mais unique helléniste et latiniste du lycée, ce qui lui vaut un régime un peu particulier et des classes ne comptant que quelques élèves. Elle m’a longuement parlé de ses deux filles, gentilles mais pas faciles à « gérer », a-t-elle dit, de son ami qui vit à Lille et qu’elle va bientôt retrouver pour un mois de vacances. J’étais content de sa visite et en même temps pressé de la voir partir. Non pas que sa personne me déplaise : elle est simple, sympathique, pas du tout sophistiquée et fausse comme certaines de ses consœurs. Mais j’avais eu, juste avant qu’elle n’arrive, un petit accident d’urinoir qui me mettait très mal à l’aise - des choses qui arrivent quand on veut aller trop vite - et j’avais hâte que l’infirmière procédât au changement de literie que la situation rendait nécessaire. Quand ce moment arriva enfin, celle-ci sut trouver les mots gentils pour dissiper mon embarras et elle me confectionna un lit bien douillet, me manipulant avec douceur et habileté pendant l’opération de substitution des draps : du travail d’artiste. Dans la nuit qui suivit, elle fit un tour dans la chambre et, comme je ne dormais pas, elle me tint compagnie pendant un bon moment. Il n’y a pas meilleur remède à l’angoisse qui saisit le malade dans ses insomnies nocturnes. Néanmoins, je supporte mieux mon état dans la solitude relative d’une chambre particulière. Egoïsme régressif du malade ? Besoin d’isolement de la bête blessée ? Quoi qu’il en soit, j’apprécie mon nouveau domaine personnel qui s’étend désormais à une grande partie du couloir où je commence à déambuler, sous le regard attentif du kiné. Dimanche 15 juillet Hier soir j’ai assisté aux feux d’artifice du 14 juillet du haut de mon perchoir. Je ne suis resté que quelques minutes devant ma fenêtre panoramique, puis j’ai regagné mon lit et j’ai écouté quelques cassettes avant de m’endormir. Il a plu pendant tous ces jours de la fin juin mais il paraît que l’été arrive enfin. Ca tombe bien, je pars en Page 6/7 vacances. A Trois épis, au centre de réadaptation fonctionnelle de la Mgen. J’y resterai un mois. A mon retour il paraît que je remarcherai à peu près normalement. A suivre... Page 7/7