Pour Matilda / Nouvelle / didier Zuili / Tous Droits réservés / 2014

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Pour Matilda / Nouvelle / didier Zuili / Tous Droits réservés / 2014
A l’instant même de notre disparition, les photos sur lesquelles
nous sommes ou celles que nous avons prises, les souvenirs, les
phrases, les films, les objets qui nous appartenaient, les lieux
où nous sommes passés, les baisers que nous avons donnés,
l’ensemble des traces physiques ou émotionnelles que nous
laissons, prennent avec la mort, toujours un autre visage.
La mort donne du mystère à tout.
POUR MATILDA
Une nouvelle de Didier Zuili
Varsovie
2008
Le voyage en train pour Varsovie a duré plus de sept heures.
Le notaire m’a montré trois énormes sacs en toile vieillie,
contenant tout un lot de documents administratifs qui lui
appartenait ? Le reste est resté dans sa maison.
Dans un Polonais parfait que j’ai eu parfois un peu de mal à
comprendre, il m’a dit que ces documents étaient maintenant à
moi.
J’ai signé un nombre impressionnant de papiers, puis il m’a
remis les clefs de sa mason. Devant ma difficulté à comprendre
certaines de ses explications trop techniques, l’assesseur du
notaire m’a expliqué dans un excellent français / il me dit qu’il
adore Paris et ajoute qu’il y a fait une partie de ses études /
que tous les frais de succession ont été réglés par Mr Léon
Maltos bien longtemps avant sa mort.
En disparaissant ainsi, l’oncle Léon m’en avait fait une bien
belle. C’est honteux de se laisser baiser comme ça par la mort.
Faut-il n’avoir aucun orgueil, pour accepter de rouler un patin
à cette raclure.
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Comment parler avec toi, maintenant. Comment te parler ?
Comment pourras-tu savoir ce que je vis…savoir que je pense à
toi. Le pont final vient de s’écrire sur ton livre… et tout ce qui
suit n’est que littérature.
J’ai laissé les sacs, en expliquant que je repasserais les prendre
avant mon départ pour Marseille.
- Quand ?. M’ont-ils demandé.
Je me suis senti tellement paumé. J’ai marché dans la ville,
marché. Je suis passé devant la synagogue de la rue
Prengrhallefe. Etre à Varsovie, et passer devant une
synagogue… c’est toujours un peu plus émouvant qu’ailleurs…
Sur le trottoir de cette rue Prengrhallefe, j’ai marché avec un
terrible poids sur les épaules, j’ai repensé aux dessins
d’Auschwitz de David Olère.
Je me suis rendu à l’appartement de mon oncle, seul point de
repère dans cette grande ville inconnue.
J’ai eu du mal à trouver les bonnes clefs, à cause de mes yeux
embués sans doute, ou du froid. Dès la porte ouverte, je suis
allé dans la chambre qui était la mienne, lorsque je venais
passer mes vacances chez lui. Cela faisait combien d’années
que je n’étais venu lui rendre visite ?
A part quelques petites choses bien précises, je suis incapable
de dire ce que j’ai fait pendant toutes ces années. On mène
vraiment une vie de con.
Dans le grenier, mon lit, mon petit lit était encore là, avec sa
couverture bariolée en laine tricotée. Je me suis allongé dessus
avec précaution, de peur qu’il n’explose sous mon poids. Pardessus la rambarde du lit, les jambes dépassaient d’un bon
mètre. Peu importe, personne ne saurait jamais, cet instant !
Léon, parti, je devenais le dernier rempart contre l’oubli et si je
crevais ici, qui se souviendrait de lui ?
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A l’annonce de la mort de l’oncle Léon, j’ai été inondé de tant
de souvenirs que je me suis mis à pleurer comme un môme.
Le message téléphonique du préposé de la morgue était
laconique :
- Monsieur Léon Maltos, a succombé à une attaque cérébrale
dans sa 88 huitième année.
On ne leur demande pas de grands sentiments, mais, au moins,
qu’ils nous fassent croire qu’ils ont, un tout petit peu de
chagrin
L’idée que les hommes ne pleurent pas est une invention d’un
autre siècle dans lequel je ne me reconnais assurément pas. Cet
après-midi-là, j’étais seul et j’ai laissé couler le flot interrompu
de mes larmes sans avoir de comptes à rendre à personne.
J’ai regardé la ville qui s’étalait sous mes yeux. J’avais le
sentiment d’être dans un avion et de pouvoir communiquer aux
êtres dont je voyais les maisons et les immeubles. Je suis sorti
vers 18 heures.
En cette période de l’année, le ciel était déjà terriblement triste.
Un terrible vent d’hiver balayait les rues et glaçait
l’atmosphère d’un froid sec et perçant. Mais ce froid était
assurément doux au regard de celui qui devait maintenant
envelopper son corps. L’épais froid des frigos que seul les
glaçons supportent.
Le temps que je n’avais pas passé avec lui de son vivant me
remontrait à la gueule, c’est certain.. Comme la poussière sous
les meubles, au moindre coup de vent, ils prennent possession
de l’espace.
Dans l’armoire de la cuisine, j’ai découvert des cartons jaunis
contenant des blocs des feuilles attachées par de la vieille ficelle.
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J’en ai pris un au hasard. Les vingt premières feuilles étaient
blanches. Les pages suivantes étaient noircies avec urgence. J’ai
reconnu son écriture, ferme, énergique, déstructurée. Je
reconnais sa typo entre mille.
Je me suis mis à lire à voix haute.
Ma voix en cet instant est devenu son testament. JE LIS :
- « L’année 1973 fut marquée par un événement qui devait
bouleverser nos vies et marquer à tout jamais la conscience de
tous les êtres épris de liberté et de justice.
Dans les premiers jours de septembre 1973, le 11 septembre
exactement, une junte militaire renversait le gouvernement
démocratique du président Salvador Allende. L’armée du
Général P. envahit la capitale de Santiago et le Chili s'installait
dans une longue période de dictature, d’arrestations, de tortures,
d’assassinats.
Personne n’a oublié ces massacres qui décimèrent notre peuple.
Pour ma part, je me suis mis à revivre le jour ou j’ai appris que
les mères de la Place de Mai se relayaient avec la constance des
vestales pour conserver allumer cette volonté de feu : Savoir.
Savoir ce qu’étaient devenus leurs filles, leurs fils, leurs mères,
leurs pères, leur grand-père, leur grand-mère, leurs cœurs, leurs
corps, leurs âmes, leurs espoirs. Leur arracher la vérité !
Elle s’appelle Matilda. Elle est le symbole de toutes ces femmes »
Moi
C’est donc à « ça », que mon oncle passait sa vie : à écrire ses
souvenirs du Chili ?
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- « Depuis le cachot où nous nous trouvons, nous avons su, l’année
dernière, je ne sais par quel merveilleux miracle que vous étiez
nombreuses chaque semaine, mères d’enfants disparus, chaque
semaine, mères qui venez réclamer des comptes. Vous veniez sur
cette place pour hurler la force de votre amour et même si vos cris,
vos pleurs, votre courage ne traverse pas les murs de notre prison,
nous vous avons entendu.…..Vous étiez là pour hurler à la face du
monde, que la force des armes jamais ne pourraient tuer la force de
vos larmes. Je te sais parmi elle, je te sais criant plus fort que tes
amies, je te sais, au-devant de toutes, solidaires, indomptables, sur
les traces de ton grand-père, socialiste de la première heures. Tu
aimais à nous répéter : « Mes enfants, les présidents s’essuient le
cul comme nous ! N’ayez jamais peur de personne »!
Et les dictateurs, ont-ils quelqu’un qui les nettoie ? Sans doute oui,
des milliers de lèches-culs ! (Le mot n’est-il pas bien trouver ?)
Ces dirigeants de multinationales.
L'Unité populaire était resté là, tel un fœtus noyé dans le formol,
noir, comme un rêve inachevé. Ce rêve prenait la couleur des
cendres, embaumé dans ce feu qui avait sans doute, lui aussi, la
prétention de brûler mille ans. Les flammes qui sortaient de leurs
mitraillettes et de leurs canons respiraient l’amour de l’uniforme,
l’amidon, les corps rigides, la posture des regards méprisant pour
tous ceux qui triment et qui ne possèdent pour faire avancer leur
vie que leur courage (ou la folie de se laisser exploiter).
Les doigts sur les gâchettes battaient la mesure d’une nouvelle
valse aérienne de la finance. Au lendemain de ce coup d’état,
comme par un grand et beau miracle, les grands mouvements des
capitaux donnèrent le la, pour que renaissent les bénéfices des
grandes compagnies minières internationales, les soirées
mondaines remplies de paillettes et de diamants.
La logique de leur vision de l’histoire était simple : Il leur fallait
arrêter les mouvements de nos corps et de nos esprits pour que les
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capitaux puissent se mouvoir en paix. Au lendemain du coup
d’envoi de ce cauchemar, la bourse mondiale battait son plein. Le
cours du nickel et du cuivre remontait pour le plus grand bonheur
des compagnies américaines, arbitres qui tiraient depuis le début
les ficelles de ce terrible jeu de massacre. Les petites classes
applaudissaient, certaines que le match terminé, elles auraient le
droit de baiser les pieds du libérateur, qu’elles pourraient, à leur
tour, elles aussi, se lancer dans le grand marché et gagner des
milliards de pesos.
Au soir du 11 septembre, le Palais de la Moneda, criblé de balles,
bombardé, ravagé par le feu n’était plus qu’un carcasse éventrée et
calcinée.
Quelques années plus tard, l’américain H.K proche ami du général
P. reçut-il le prix Nobel de la paix pour avoir été le premier à
donner devant les photographes du monde entier la première
poignée de mains à ce nouvel adolphe.
Ils sont venus me chercher au matin, le 13 septembre 1970. Je me
sens tellement sale dès que je parle d’eux J’ai le sentiment que rien
au monde ne pourrait me laver jamais de cette lèpre.
Le temps ne peut flétrir le souvenir ? Le temps peut-il
flétrir le souvenir ?
Je me souviens si bien de toi. De ton visage, de tes yeux, de ta
façon de porter ton verre de thé à tes lèvres, de tes mains. Je me
souviens si bien de toi. Des milliers d’images, de sons, d’odeurs.
Tous ces souvenirs sont aussi solides que le marbre.
Matilda la douce, Matilda, ma mère, mon amour. Nous avons
continué à parler toi et moi. Nos esprits n’ont jamais été séparés.
Le pire sans doute est pour moi de n’avoir jamais pu te donner des
nouvelles.
Je sais le tourment dans lequel cela doit te mettre.
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Lorsque que j’ai été arrêté, j’ai pensé à toi, ma mère, puis j’ai
pensé à mes amis, ensuite j’ai pensé à moi, puis à ma femme, puis
à ma famille, à mon fils, puis de nouveau à toi ma mère. Ensuite,
j’ai pensé au peuple. Nous avancions unis, sans armes. Notre force
étant dans nos mains unies. J’aime les sourires mêlés de fierté que
nous nous lancions quand un militaire bien qu’armé reculait de
peur face à la masse humaine que nous représentions alors. Me
sont revenus en mémoire, vos visages, votre volonté de fer, nos
poings levés, vos pieds parfois dénudés, nos cris de lutte, nos repas
sur le pouce à dix dans une pièce, la dureté de votre labeur, pour
quelques malheureux pesos, ce prix que vous deviez payer pour
essayer de rester la carcasse d’un homme. Mes amis, vos regards et
des centaines de moments de cette vie, m’ont hanté, des nuits et
des nuits.
José, je t’aime, pour cette foi qui te faisait oublier le danger,
Manuela, je t’aime pour tes discours plein d’enthousiasme et de
lucidité. Je t’aime Ramon, pour ce simple baiser que tu as porté au
front de ta fille, alors que les manifestations faisaient rage et que ce
matin-là, nous étions partis pour peut-être ne jamais revenir. Je
t’aime, Dilia, pour l’amour que tu mérites et que la vie ne t’a pas
donné.
Où êtes-vous maintenant ? Qu’ont-ils fait de vous ? Félipe, Tia
Maria, Constanza, Roberto, Miguel, Antonio, Pablo, Guadalupe. Je
vous aime.
Où êtes-vous maintenant ?
Si un jour, si un jour le monde se met à nous entendre… je
reviendrais sur terre, pour vivre cet instant-là, ne serait-ce qu’une
minute. Je reviendrais sur terre, pour goûter à ce fruit délicieux des
humains débarrassés de la peur. En aurons-nous le temps ?
Dans ma cellule, je m’endormais épuisé, au souvenir d’un chant de
libérté qui terminait, par : jamas sera vencido.
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Les intérêts des uns et des autres gouvernent le monde. Cette
immense souffrance que je n’accepte pas et qui s’attache au mot
vivre. Je refuse ! C’est la vie ! Quelle farce Madame ! Monsieur !
La vie dans son ignominie, dans son tragique, dans sa
prodigieuse….Le mal est attaché au mot vivre. Enfin tu regardes,
enfin tu es. Tant pis si c’est horrible. Accepte pour être plus fort.
Comment négocier avec toutes nos conquêtes des royaumes de
l’enfance, leur maudit goutte à goutte de briseurs de rêves. Je suis
enfermé depuis trois jours, dans un cachot de dix mètres carré.
Sans manger et sans boire, mais ce n’est pas la faim qui me
tenaille. Une seule pensée me tiraille et s’engouffre dans mon
esprit sans que je ne puisse rien faire d’autre que subir sa folle
présence. « Pourvu qu’ils ne détruisent pas mon corps ».
Que peut un homme nu contre dix hommes armés ?
Ce sentiment d’impuissance pourrait me rendre fou. Ils pourraient
le faire et ils ne le font pas ! et je me mets à remercier mes
bourreaux : Merci à mes bourreaux ! Mes bourreaux pourraient à
tout moment, user de leur force et de leur nombre pour
m’immobiliser, m’arracher un œil, une oreille, me couper la
langue. Ils pourraient me couper une jambe, altérer l’intégrité de la
masse de mon corps et ils ne l’ont pas fait. Merci à mes bourreaux
de leur infini clémence.
Ils ont du respect pour l’ordre et n’ont pas reçu cet ordre. Merci à
ceux qui n’ont pas donné cet ordre. Et je me mets à rire en mon for
intérieur de ce cri que je lance : Gloire au Général !
Qu’ils puissent s’attaquer à une partie de mon corps est devenu
mon unique terreur. Chaque fois que la porte de ma cellule s’ouvre,
je pense que l’heure est venu de me séparer, non pas de la vie, cela
ne me fait pas peur, mais d’une partie de mon corps. Une fois, il
s’agît d’une main, une autre fois, je regarde mes pieds pour la
dernière fois. Une autre, de ma main gauche, je masse ma main
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droite et je me mets à lui parler. Parce qu’elle m’a permis d’écrire,
de dessiner, je lui dis à quel point, elle a été, avec tant et tant
d’intelligence, le divin messager de mon esprit, de mes sentiments,
de mes rêves, de mes désirs. Comment elle a su à travers mes
dessins, par le biais de toutes ces traces posées sur le papier,
transmettre aux autres mes mondes. Je la remercie de m’avoir aidé
pendant tant et tant d’années à : tenir une brosse à dents, un volant
de voiture, d’avoir su donner autant de caresses, d’avoir su en
recevoir, je la remercie, d’avoir su me donner du plaisir pendant les
années de solitude. Je la remercie d’avoir porter des valises,
d’avoir pu appuyer sur le bouton de l’ascenseur, de m’avoir aider à
m’agripper à la paroi d’un toit ou encore de me permettre de me
gratter la peau ou le nez. Enfin je la remercie d’avoir su lever le
poing avec tant de fierté. Merci à cette main, que je vois pour la
dernière fois.
Et je m’endormais épuisé. Me revenait en mémoire l’image de la
main gonflée du général mexicain Alvaro Obregon qui dormait
depuis la fin de la révolution mexicaine dans un bocal de formol.
Est-ce ainsi que les corps finissent ?
Au bout de trois mois les interrogatoires ont cessé et mon corps est
toujours intact.
A l’extérieur, les cris qui résonnaient dans les longs couloirs se
faisaient plus rare. Plus rares aussi les bribes de paroles de mes
amis qu me parvenaient à travers les épaisses parois des murs.
Je n’ai trahi aucun frère.
N’ont-ils pas vu que ce qu’ils cherchent est dans nos âmes ?
Je devais être considéré comme un prisonnier de seconde zone, j’ai
été peu torturé.
Je n’ai donné aucun nom !
Parfois depuis une géole lointaine, j’entendais encore quelques
phrases, casi inaudibles, aussi brèves que les réponses. Ces
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discussions même morcelées nourrissaient l’attente de mes
journées, la matière de mes journées à venir.
J’ai compris à quel point, l’imaginaire savait se nourrir de peu,
comment il nous sauvait des plaies et des manques inhérents à cette
nouvelle vie. et sans cette capacité à imaginer, je serais devenu fou.
Même si ma pensée ne bouge pas les pierres, ne change pas le
cœur de certains hommes, ne déplacent pas les objets du monde, ne
peut arracher la vérité, même si mon esprit, ne peut supprimer de
barbelés qui nous encerclent, de ceux qui ont la haine du monde,
dans une cellule de 10 mètres carrés, l’esprit qui vagabonde est la
plus belle des inventions.
Transformer la matière même de la vie, par la pensée est devenu un
bonheur dont jamais je ne me lasse, c’est mon luxe absolu. Rêver
le monde et ma vie est un bonheur dont jamais je ne me lasse.
Matilda, l’immensité du monde n’est rien, tant mon amour pour toi
est grand. Tu es le symbole de toutes nos luttes de tous nos amours.
Tu es mon permis de résistance.
Je t’imagine dans ta cuisine. La lumière vient de la fenêtre de la
cour de l’immeuble.
Lundi, Tu sors la pancarte de ton placard et tu vas rejoindre tes
amies, tes sœurs sur la place. Vous montrez le chemin. Vous
réclamez des réponses, à l’innommable. Vous refusez d’accepter
que nous sommes morts au monde. Vous refusez d’accepter que
nous puissions n’être plus. Matilda, si tu savais mon vide intérieur,
ma fatigue.
Je continue à dessiner le monde pour ne pas l’oublier, pour ne pas
le perdre, pour conserver ma dignité, je réivente chaque soir, à
l’heure du « couvre feu », la vie, nos souvenirs, nos futurs, nos
espoirs. Seul dans ma cellule, oh ma maltilda, si seulement je
pouvais te dire,
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Le géolier qui me livre chaque matin, mon peu de nourriture, est
un ami de mon oncle, Il m’apporte chaque jour des morceaux de
papier, parce que je le lui demande. Peu à peu je prends la mesure
de mon oisiveté. Toute ce temps perdu à vivre… et pourtant je vis.
J’ai commencé à dessiner, j’ai commencé des dizaines de films,
écrit des dizaines de débuts.
Comme si le temps devait me manquer. Aucun n’aboutit jamais.
N’existent que des bribes.
Certains de mes scénarios commencent ainsi : « Le 11 septembre,
Matilda…».
Un autre débute ainsi : « En mémoire de matilda… » un autre
encore : « Il a vécu une retraite heureuse…. . J’écrivais les
premières séquences en pensant que cela m’aiderait à construire
une histoire. Les principaux séquences étaient tour à tour : « Rien
qu’une journée en prison », « la valse des capitaux », « comment
berner le peuple », « la démocratie dépend-elle de frais de
publicité », « les diables », « nos souvenirs de vacances », « la
belle et la bête », « la vie réiventée », « les directeurs de la
prison », « la visite des cadres ».
Non, en fait, parmi tous mes débuts de film, mon
favori commence ainsi :
SEQUENCE 1 – INTERIEUR JOUR.
MATILDA
Matilda a accroché son tablier au vieux clou
contre le flanc de l’épaisse armoire de bois de la
cuisine. Les arrondis du tissu se tendent et se figent
dans les replis du temps. Ils ont éteint à tout jamais, les
courbes de la toile.
Le solide tablier pend maintenant telle une dépouille.
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Matilda ne se préoccupe plus de savoir si le tablier était beau avant
avec ses longues traînées rouges et ses carreaux, blancs.
Elle laisse filer un peu d’eau, sur ses belles mains de vieille
femme.
L’esprit perdu dans des pensées sans contour, elle s’approche de la
fenêtre à pas lent. On aurait pu dire : Matilda s’est une fois encore
approché de la fenêtre.
Devant elle, l’immense paroi de la Cordillère fait office de
réflecteur. Des tonnes de lumière enveloppent son corps frêle. Elle
pourrait presque disparaître tant elle ne vit que dans l’espoir.
Juanito accourre, du haut de ses trois ans. Il tire sur ta robe et
réclame sa part du butin qui cuit dans le four ? Son innocence vient
te tirer de ta rêverie. Pendant qu’il mange de ton succulent gâteau
au chocolat, Il te parle. Il te dit des mots que j’entends résonner
fortement, il te dit :
- Non, non, Matilda ; ne disparaît pas !
Je rajoute avec lui, je t’en supplie Matilda, reste la mère, ma
mémoire ! Reste vivante ! Continue à faire de bons gâteaux à tes
petits enfants, ces chérubins qui ne connaissent de toi que les
sourires.
Ma Matilda, comment refaire à jamais la route en marche arrière et
rattraper un jour toutes ces journées, toutes ces heures, passées si
loin les uns des autres ?
Je suis certain que ma sœur vient te voir pour te demander conseils,
tu l’ennuies sans doute avec tes réponses, mais elle sait le privilège
qu’elle a de t’avoir encore à ses côtés.
Elle sait qu’il lui faut être avec toi, gentille pour deux ! Pour elle
et pour moi ! Moi qui ne rêverais que d’une chose, une seule,
prendre sa place parfois lorsque tu la serres dans tes bras, et que tu
luis dis que tu l’aimes.
Ma tentative de film, semble vouée à l’échec, Je m’arrête d’écrire.
Je suis condamné au morcellement, aux bribes.
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Un enfant dans les couloirs
Il y a dans la prison un enfant qui vient de temps en temps. Il doit
avoir 5/ 6 ns tout au plus. Il va pieds nus, mais ses vêtements sont
corrects. Je ne sais pourquoi, il est là. Qui l’autorise à venir dans
un lieu si loin de toute enfance ?
Il déambule dans les couloirs, seul. Souvent, au bout d’une ficelle
toute effilochée il traîne derrière lui, un maigre camion en bois, à
roulettes. Le roulement des vieilles roues résonnent dans le long
couloir de notre étage.
C’est par ce bruit, que nous savons que cet enfant est là.
L’autre jour, L’enfant est venu nous rejoindre dans l’atelier, de
travail. Il s’est assis sur une caisse en carton et nous a regarder
travailler sans un mot.
Personne ne faisait attention à lui. Comme s’il était transparent.
Lors de la pose. 5 minutes bienveillante de pose, je suis allé vers
lui, et lui ai tendu le dessin que j’avais fait pour lui. Il l’a mis dans
la poche, sans même le regarder. Il a tourné son visage en scrutant
partout, comme s’il avait peur d’avoir été surpris à me parler. Il a
ramassé la ficelle de son jouet, puis il est sorti, en courant, mu par
une peur, que je ne m’explique pas.
Pépé, a levé un œil par dessus sa machine à emboutir, et de son
index m’a fait signe que « non »… il a remué son doigt plusieurs
fois, pour me dire non.
Comme nous n’avons normalement pas le droit de quitter notre
poste de travail, je suis retourné derrière ma machine. Mais pépé,
toujours de la main, m’a fait comprendre que « non, ». Il ne fallait
pas parler à l’enfant ?
Le lendemain matin j’ai été convoqué, chez le directeur. Le dessin
que j’avais donné à l’enfant était sur son bureau.
Je me suis pris deux jours de mitard sans rien à manger pour avoir
quitter mon poste de travail.
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Le deuxième jour, j’ai vu deux grands yeux, à travers la grilles de
ma prison. C’était lui. Il avait un papier et un crayon et voulait que
je lui dessine un nouveau dessin.
Deux jours de trou par dessin !
Mon œuvre avance dans la souffrance ».
MOI
Je levais les yeux, et regardais mon image dans le miroir brisé de
l’immense armoire.
La lune éclairait vaguement mon image.
J’avais le sentiment que ma barbe était devenue bien longue.
Depuis combien de temps étais-je là, à lire ? Je ne le savais pas.
Autour de moi, il y avait tant de cartons remplis de textes, d’écrits
de carnets, ! Tant et tant !
J’avais faim.
Je me mis à rêver à une autre vie ! Celle-ci aurait été une
répétition et nous le droit ! Tous, nous les humains, nous aurions le
droit à une seconde chance.
Didier Zuili
Varsovie
2008.
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